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CHEVALIERS DU BROUILLARD
PREMIÈRE ÉPOQUE
(1703)
JONATHAN WILD
CHAPITRE PREMIER
une vieille couchette cassée. Au pied de cette couchette, étaient rangés sur un
rayon, une couple de fioles vides, une cuvette et un pot à eau fêlés, unecruche
de terre brune sans anse, une petite cafetière en fer blanc sans bec, une sou-
coupe de terre rouge, un fragment de miroir et une bouteille étiquetée Bosa
Solis. Des pipes brisées ajoutaient à la malpropreté du sol ; si, toutefois, malpro-
preté n'est pas trop faible pour qualifier un amas d'immondices.
Sur un placard affiché au-dessus de la cheminée, on lisait : Les dernières
paroles et la dernière confession de TOM SHEPPARD, le fameux auteur des vols avec
effraction extérieure, qui subit son châtiment à Tyburn, le 25 février 1703. Ce
placard était enrichi d'une image, gravée sur bois, du malfaiteurau lieu de son
supplice. On avait mis en pendant, d'un côté, le portrait imprimé de la souve-
raine régnante, Anne, épingle sur le portrait de Guillaume III, dont le nez
aquilin, les yeux perçants et la chevelure abondante surmontaient le diadème
de la reine; de l'autre, une mauvaise gravure du chevalier de Saint-Georges,
ou Jacques III, comme l'appelait la lettre, semblait entacher quelque peu de
jacobitisme le maître de céans.
Sous ces estampes, un groupe de clous à cheval enfoncés dans le mur compo-
sait ces mots : Paul Graves, savetier; et plus bas, la phrase suivante écrite au
charbon, et accompagnée d'une pittoresque esquisse du malheureux oscillant à
une poutre, rappelaitle sort du pauvre diable : C'ait panda dan cet chambrepour
avoir émé la liloeur. Une chandelle d'un farthing ' brûlait dans le goulot d'une
bouteille et répandait sa faible lueur sur la table, beaucoup mieux pourvue de
comestibles qu'on n'eût pu s'y attendre, grâce à la prévoyante bonté de M. Wood.
— Vous avez là un bien triste logement,
madame Sheppard, dit ce dernier,
regardant autour de lui et présentant ses mains à la flamme avare.
— C'est vrai, monsieur; cependant il vaut mieux que la pierre froide et la
belle étoile.
— Naturellement. Tout est préférable à cela. Mais buvez donc une goutte
de vin, continua Wood emplissant une coupe de corne et la présentant à sa
compagne ; c'est du porto de choix, il vous fera du bien. Maintenant, asseyez-
vous, ma chère, et causons tranquillement. Il n'est de si pires choses qui ne
puissent s'arranger, croyez-moi, vos tourments touchent à leur fin.
— Puissiez-vous dire vrai,
monsieur, répondit M"'0 Sheppard, souriant
d'un air incrédule, j'ai eu ma bonne part de misère. Néanmoins, je n'attends
point de repos de ce côté-ci de la tombe.
— Quelle absurdité ! cria Wood, tant
qu'il y a vie, il y a espérance. Ne vous
découragez pas. D'ailleurs, continua-l-il, écartant les plis du châle qui enve-
loppait l'enfant, et faisant tomber la lumière sur ses traits paisibles et maladifs,
c'est pécher de gémir quand vous avez pour vous consoler un enfant pareil.
Que Dieu le protège! Il ressemble bien à son père... ; et tel père....
— Non, je ne
savais pas cela. C'est affreux! s'écria Wood. Mais quant aux
marques de cet enfant, comment pouvez-vous vous laisser abuser de la sorte,
Jeanne.
— Abusée ou non, le vieux Van m'a dit une chose qui s'est déjà
réalisée,
reprit mystérieusement Mme Sheppard.
— Qu'est-ce donc?
— Pour calmer, je présume, l'épouvante où ses paroles m'avaient jetée,
il
m'a affirmé que, avant l'expiration des vingt-quatre heures suivantes, l'enfant
trouverait un ami qui le soutiendrait dans la vie.
— Un ami n'est pas sitôt gagné "que perdu. Comment cela s'est-il
accompli,
Jeanne? -
— Je pensais que vous l'eussiez deviné , monsieur, repartit
timidement la
veuve..Après moi, je suis sûre que le petit Jack n'a qu'un ami en ce monde, et
c'est plus que je n'eusse osé dire hier. Mais, je ne vous ai pas tout appris. Van
m'a dit encore que mon fils sauverait la vie de son nouvel ami à l'heure de
leur rencontre. Je cherche en vain comment cela se fera.
— Quiconque jouira de son bon sens, le cherchera aussi, risposta
Wood. Il
n'est pas vraisemblable qu'un bambin de neuf mois me sauve la vie ; si c'est
moi qui dois être son ami, comme vous me paraissez vouloir l'insinuer,
Madame Sheppard. Du reste, je n'ai pas encore promis de le soutenir. Je ne ie
ferai que s'il se conduit en honnête garçon; notez bien cela. De tous les arts,
— et c'est ce que son père ne put jamais comprendre, quoique, pour lui rendre
justice, je doive avouer que c'était le plus habile ouvrier qui eût jamais manié
une scie et chassé un clou; — de tous les arts, l'art d'être honnête homme est
l'art suprême. Tant que votre fils observera ce précepte, je serai son ami.
— Je no désire rien de plus, monsieur, répondit doucement la veuve.
— 11 est un vieux proverbe qui dit, poursuivit Wood : « Mettez l'enfant d'un
autre dans votre sein, il vous percera le coude et s'échappera. » Il est vrai que
je n'y attache pas grande importance. Ceci lie doit s'entendre que d'un homme
qui épouse une veuve avec des charges, et je ne suis pas dans ce cas-là. Aussi,
ma chère, ai-je à vous faire une proposition au sujet de ce marmot. Je ne sais
si elle vous agréera; toutefois, mon intention est bonne, et j'ajoute que
vous la connaîtriez déjà depuis cinq minutes, si vous m'aviez fourni l'occasion
de vous en instruire.
— De quoi s'agit-il, monsieur? demanda M"10 Sheppard, un peu alarmée de
ce préambule.
— Patience, Jeanne! Plus on se presse, moins on avance ; et il vaut mieux
que le pied glisse que la. langue. Voici l'affaire. J'ai du goût pour votre petiot,
et, comme je n'ai pas d'enfants, sivousyconsentez, ainsi que M™0 Wood, —car
je ne lais rien sans consulter ma femme, —je l'emmène chez moi, je l'élève, et
je lui apprends mon. état de charpentier.
La veuve baissa la tête, et serra son. enfant plus fort sur sa poitrine.
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
—
Eh bien! reprit Wood d'un ton moitié plaisant, moitié sérieux est-ce
,
convenu?
— Je ne pourraisjamais m'en séparer, cria la veuve, fpndant en larmes. Oh!
non, je ne le pourrai pas.
— Enfin, j'ai trouvé le moyen de l'émouvoir, pensa le charpentier, ces
'.'
larmes lui feront du bien. Vous ne pouvez vous en séparer ! répéta-t-il à haute
voix. Sûrement vous ne voulez pas faire obstacle à son bonheur. Je serai pour
sorcier. .'-''.'
lui un second père, je vous le promets, et rappelez-vous les paroles du
En un inslaul, l.i voie fut remplie d'une foule île personnes des deux sexes. (Page 1G.)
Liv. 2.
10 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
mon pauvre Tom, tel que je le vis à Newgate, dans la salle de pierre, après
qu'on lui eut ôté ses fers, que lorsque d'une manière ou d'une autre, je viens à
bout de m'abrutir. Le lugubre glas de la cloche du Saint-Sépulcre résonne
toujours à mon oreille.
— Je m'étonne alors, dit Wood indiquant
l'affiche collée au-dessus de la
cheminée, que A-OUS vous plaisiez à garder sous vos yeux cette affreuse image.
faire ainsi; mais ne me questionnez pas à ce
— J'ai de bonnes raisons pour
sujet, monsieur, vous me rendriez folle, s'écria la veuve d'un air égaré.
— C'est bien! c'est bien! pour
changer de propos, permettez-moi de vous
conseiller de ne recourir, sous aucun prétexte, à l'usage des liqueurs fortes. Un
clou chasse l'autre, d'accord; mais le plus mauvais clou que vous puissiez
employer est un clou à cercueil, et la plus sûre route que vous puissiez suivre
pour arriver au cimetière est l'allée du genièvre.
— Qu'importe! si elle égaie le voyage et abrège la distance, repartit la
veuve, à laquelle ce reproche sembla donner une soudaine éloquence. Quand,
comme moi, on n'a jamais pu sortir des tristes et ténébreux sentiers de la vie,
la tombe est un refuge qu'il est doux d'atteindre plus tôt que plus tard. La
liqueur que je bois est un poison, c'est possible; elle peut me tuer, elle me tue
peut-être; mais le froid, la faim, la misère, mes propres pensées ne me tue-
raient-ils pas? Le genièvre est l'ami du pauvre, son unique dédommagement
du luxe du riche. Il le réconforte dans l'excès de son malheur. Qu'il soit traître,
qu'il lui réserve pour l'avenir de plus graud.es douleurs, je le crois; mais il
assure le bonheur présent et cela suffit. Lorsque je parcourais les rues,
errante et sans asile, injuriée dans toutes les maisons où je m'arrêtais pour
demander mon pain, battue sous toutes les portes où je cherchais un abri;
lorsque je me glissais dans une construction déserte, que j'étendais sur la pierre
mes membres fatigués, espérant en vain de m'y reposer; ou, pis encore, lorsque
rendue furieuse par la faim, je cédais à d'horribles tentations et gagnais un
repas de la seule façon qui fût en mon pouvoir, je sentais mon coeur meurtri
dans ma poitrine, alors je buvais. Aussitôt mes chagrins, ma misère, mon
opprobre étaient effacés. Les pensées, les sentiments, les visages, les lieux
d'autrefois se représentaient à ma mémoire : je me figurais être heureuse,
aussi heureuse que je le suis en ce moment, ajouta-t-elle, riant d'un rire con-
vulsif.
— Pauvre créature! dit Wood. Ponvcz-vous appeler bonheur une gaieté
qui tient du délire?
—•
C'est la seule à. laquelle je me sois abandonnée depuis bien des années,
reprit la veuve, recouvrant subitement son sang-froid. Je vous disais donc,
M. Wood, continua-l-elle d'une voix, sourde et le regardant d'un air sombre,
que le genièvre peut détruire le corps; cependant, tant que la pauvreté et
le vice existeront, tant qu'on sera maltraité, on boira du genièvre.
— Dieu m'en préserve! s'écria Wood avec ferveur; puis, comme pressé de
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CHAPITRE II
étaient occupées par ce qu'il y avait de plus infime dans les banqueroutiers,les
voleurs, les mendiants, et autres personnages exécrables et dégradés, qui se
réfugiaient là pour échapper à leurs créanciers, ou pour éviter le châtiment dû
à leurs délits. Car nous ferons observer que la Vieille-Monnaie présentait tou-
jours un-sûr asile au débiteur insolvable. Bien qu'une loi, faite sous GuillaumeIII,
eût aboli quelques-uns de ses privilèges d'inviolabilité, ce fut seulement vers le
milieu du règne de Georges Ior, que,, la nature criante du mal appelant impé-
rieusement un remède, un nouvel acte législatif de plus de portée lui enleva
définitivement ses franchises. Ce quartier du bourg de Southwark, par suite
de l'encouragement ainsi offert à l'improbité, et de la sécurité donnée au crime
était donc regardé, à l'époque des faits que nous allons rapporter, comme le
grand réceptacle du trop-plein des scélérats de la métropole. Il était peut-être
de quelques degrés plus bas que ne le sont de nos jours et le mauvais lieu qui
avoisine Saint-Gilles, elles horribles alentours de Saffrou-HiU. C'est cependant
sur l'emplacement des maisons sales et des cours boueuses dont nous avons
parlé, que s'élevait, il n'y a pas deux siècles, la somptueuse résidence de Charles
Brandon, le chevaleresque duc de Suffock, coeur ferme et plein d'honneur, dont
la mémoire ne rappelle que des actions loyales et valeureuses. Henri VIII,
beau-frère du duc, convertit plus tard Suffock-House, ainsi qu'on nommait le
palais de Brandon, en un hôtel de monnaies, qui laissa son nom au terrain sur
lequel il avait été bâti, après sa démolition et la translation des ateliers de mon-
nayage à la Tour.
Le domicile délabré de la veuve était le tableau réel de la misère et de la
désolation. Une partie du toit n'avait plus de tuiles, les cheminées vacillaient,
les murs faisaient le ventre et s'appuyaient sur des étais, les vitres de la plupart
des fenêtres étaient brisées et remplacées par du papier. Au rez-de-chaussée
les volets étaient fermés, ou, pour mieux dire cloués, et Paul Groves, le save-
tier que nous avons mentionné, avait eu l'ingénieuse idée de les recouvrir d'une
marqueterie de semelles, de vieux souliers, de clous à cheval et de morceaux
de cercles de fer.
C'est grâce à la fin prématurée du pauvre diable que M"10 Sheppard avait pu
prendre possession de ces lieux. Cédant à un accès de désespoir, il s'était tué
dans un moment d'ivresse, et lorsqu'on avait découvert son cadavre, au bout
d'un laps de plusieurs mois, l'impression produite par ce spectacle, les alarmes
occasionnées par la caducité du bâtiment, et surtout la terreur inspirée par les
bruits étranges et surnaturels qu'on y entendait pendant la nuit, et qu'on attri-
buait à l'esprit du suicidé, avaient promptementfait abandonner la place. Dès
qu'elle y fut installée, la veuve ne tarda pas à découvrir que le tapage redouté
provenait des gambades nocturnes d'une légion de rats.
Une étroite entrée., resserrée entre deux murs bas, communiquait avec la
voie publique ; et dan» ce passage, Wood et son petit fardeau se tenaient abrités
sous un apentis.
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M"'c Sheppard ne reparaissant pas aussi vite qu'il s'y était attendu, le char-
pentier commença de maugréer, et comme l'enfant était calme, il franchitl'en-
trée et s'en éloigna en droite ligne, jusqu'à ce qu'il lui fût possible d'observer
les fenêtres supérieures de la maison. Une faible lueur, contrariée par l'humide
atmosphère de la nuit froide et couverte, allait et venait dans la mansarde, et
se montrait tantôt par les déchirures du toit, tantôt par les crevasses du mur ou
les carreaux cassés du châssis. Il ne voyait point la figure de la veuve, mais il
entendait sa toux sèche et saccadée, et il allait lui crier de redescendre,
puisque, pensait-il, elle ne pouvait trouver la clef, lorsqu'il fut effrayé par un
son tel que celui que rendrait un coffre ou tout autre corps pesant tombant à
terre.
Avant que Wood eût eu le temps de rechercher la cause de ce bruit, son
attention fut détournée par un homme qui passait avec la rapidité d'une flèche,
mais qui, probablement arrêté dans sa marche par un obstacle, revintbrusque-
ment sur ses pas.
Hors d'haleine, le fugitif balbutia quelques mots inintelligibles, mit un
paquet sur les bras du charpentier, sans paraître remarquer la crainte qu'il
excitait dans le sein de ce personnage stupéfait, se dévêtit ensuite de son man-
teau qu'il lui jeta sur les épaules, tira son épée et sembla prêter l'oreille à
l'approche de ceux qui le poursuivaient.
La première frayeur un peu diminuée, Wood ne put s'empêcher d'examiner
l'inconnu avec un certain intérêt. A la fleur de son âge, il avait un extérieur
des plus charmants. Les nobles proportions de son corps n'étaient pas moins
remarquables que la beauté de ses traits ; et sa mise, quoique simple et sans
recherche, annonçait l'homme appartenant aux rangs élevés de la société.
D'une stature haute et imposante,l'expression de sa physionomie, un peu altérée
par la fatigue qu'il venait d'éprouver, était iière et résolue.
En ce moment, le petit Sheppard, auquel Wood avait rendu la respiration
par le déplacement du paquet de l'étranger, poussa un cri. Le jeune homme
tourna vivementla tête.
— Parle ciel ! s'écria-t-il, est-ce vous qui avez un enfant là?
— Oui, j'en ai un ; et il est heureux que vous ne l'ayez pas écrasé avec ce
maudit sac d'effets. Il y a des gens qui ne prennent garde à rien, répondit
aigrement Wood, qui, tout à fait rassuré par les intentions pacifiques de l'in-
connu à son égard, se risqua à exaler sa mauvaise humeur.
Cet enfant peut me sauver, murmura l'autre, comme frappé d'une idée su-
bite. L'expédient me fera gagner du temps. Habitez-vous cette maison?
— Pas précisément.
— N'importe! Puisqu'elle est ouverte, il n'est pas besoin de permission
pour y entrer. Ah ! fit-il, entendant des vociférations et des cris résonner à
peu de distance, il n'y a pas un moment à perdre. Rendez-moi ce précieux
fardeau. Si j'échappe, je vous récompenserai. Votre nom ?
u LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
1. Les agents de police, qui, eu Angleterre, n'ont pour arme f|u'un bâton gros et court.
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Liv. 3.
18 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
remis de son étourdissement, il lui arracha Jack, qu'il délivra du noeud coulant
et qu'il eut aussitôt la satisfaction d'entendre crier.
Au même instant, sir Cecil et les siens apparurent sur le seuil.
— Il s'est sauvé ! cria le chevalier, nous avons fouillé la maison sans dé-
couvrir sa trace.
— Arrière ! répondit Rowland. N'entendez-vous pas ce bruit? Les cris de
cet homme ont amené ici l'armée de piliers de prison et de coupe-jarrets qui
infeste la place. Si nous tombons entre leurs mains nous serons mis en pièces.
Davies ! continua-t-il, appelant son serviteur qui menaçait Wood d'une sévère
représaille, ne faites pas attention à cela. Si vous tenez à tous vos membres,
enfermons-nous dans cette maison, et emmenons cette femme qui pourra peut-
être nous fournir d'utiles renseignements.
Davies obéit à contre-coeur ; Mmo Sheppard ne fit pas de résistance.
Quelques secondes plus tard, la flamme des torches illuminait la rue, et un
vacarme infernal, auquel se mêlait le choc des armes et le son des cornes,
annonçait|l'arrivée du premier détachement des habitants delà Monnaie,Wood
s'élança à leur rencontre.
— Sauvé ! s'écria-t-il, agitant joyeusement son chapeau.
— Oui, oui, sauvé, mon coco !
— On les rossera, répondit la horde, aboyant, glapissant, sautant et hur-
lant autour du charpentier, comme une meute quand le piqucur commence de
battre le bois. Mais où sont les chiens qui guettent le gibier?
— Qui cela? demanda Wood.
— Les traqueurs ! les pousse-culs! les marchands de lacets (les sergents),
crièren%)lusieurs voix.
— Où sont-ils les chiens d'attache,? gronda un homme de grande taille, que
sa stature et ses anciennes occupations avaient fait surnommer le Long conduc-
teur de bestiaux du marché du bourg.
— Oui, où sont-ils les robaux (les sergents) que nous les altrimions
(prenions), répéta la foule en choeur, brandissant ses diverses armes et ses
torches.
M. Wood tremblait. Il sentait qu'il avait soulevé une tempête qu'il lui serait
difficile, sinon impossible, de calmer. Il ne savait que dire et que faire, et les
gestes menaçants, les regards furieux des brigands qui l'entouraient, contri-
buaient à l'intimider.
— Je ne vous comprends pas, messieurs, balbulia-t-ilenfin.
— Que dit-il ! tonna le long- conducteur de bestiaux.
— Qu'il ne jaspine pas aryt ichc, répondit une femme.
— Avez-vous bientôt fini avec vot'tintamare ! cria un jeune homme, que
Wood prit pour un mulâtre. V ous faites à ce pauv'pigeon une peur du diable.
Qu'y est-ce qu'il y a d'étonnant qu'il ne comprenne pas l'argot ? Modelez-vous
sur moi.
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 19
— Pas du fait de mes créanciers, répondit Wood appuyant sur ces mots.
— Veut-il se donner de l'air (échapper aux poursuites) et se mettre en riole?
Demandez-lui cela, cria Rlueskin.
— Vous entendez, dit Jonathan. Mon ami désire savoir si vous voulez payer
votre bienvenue comme membre de l'ancienne et respectable fraternité des
débiteurs.
— Je ne dois pas un farthing, et mon nom ne paraîtra jamais sur une liste
de coquins, répliqua Wood avec colère. Je ne vois pas pourquoi on m'obligerait
à payer pour avoir fait mon devoir. Je vous répète que cet enfant allait être
étranglé; le noeud coulant lui serrait la gorge quand j'ai appelé du secours. Je
savais qu'il était vain de crier au meurtre! dans la Monnaie, aussi j'ai eu
recours à ce stratagème.
— Il est fort ingénieux, monsieur, et vous fait honneur, répartit Jonathan,
réprimant un sourire. Toutefois, avant de vous aventurer si loin dans nos
domaines, il eut été prudent de songer aux moyens d'en sortir. Pour moi, je
n'en vois qu'un, c'est de nous payer nos honoraires. Ne vous flattez point de
vous servir, à l'ocasion, de nos excellents règlements, qui, ce me semble, vous
sont assez familiers; puis de les enfreindre impunément l'instant d'après. Vous
vous êtes posé en débiteur pour votre propre convenance, vous devez être con-
tent de conserver ce caractère pour la nôtre. Si vous n'avez pas été arrêté, vous
nous avez dérangés; or, rien de plus juste et de plus raisonnable que vous
nous payiez notre dérangement. Vous êtes dans l'aisance, vous en convenez
vous-même; car il est présumable qu'un homme qui ne doit rien, est dans une
position à pouvoir payer généreusement. Vous ne vous ressentirez donc pas de
la perte d'une bagatelle de dix guinées.
Quelque peu logiques et concluants que parussent à Wood ces arguments,
et quelque fût son dissentiment au sujet de la dernière supposition, il jugea
opportun de ne faire aucune objection, et l'orateur continua modestement au
bruit des applaudissementsunanimes de l'assemblée.
— J'excède peut-être mes pouvoirs en vous demandant cette modique
somme, et j'ignore si le maître de la Monnaie consentira à vous tenir quitte à
ce prix. Dans une minute, il sera ici ; vous connaîtrez ses intentions. Ne l'irri-
tez pas par un refus qui serait aussi inutile que fâcheux. Je vous assure qu'il a
une manière de procéder très-sommaire avec les récalcitrants. Je vous promets
d'employer tous mes efforts pour lui persuader de ratifier les conditions peu
rigoureuses que je vous ai faites.
<—
Ah! vous appelez dix guinées des conditions peu rigoureuses! cria
Wood. J'achèterais tout le terrain de la Monnaie avec une somme moindre que
celle-lè.
— Il en est plus d'un qui a été ben content de payer le double pour ôter sa
tête de dessous la pompe, dit aigrement Rlueskin.
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 21
-7- Que
monsieur délibère à son aise, reprit doucement Jonathan. Je serais
au désespoir de l'influencer dans un sens contraire à ses intérêts.
— Ah! pour ça,
moi aussi, ajouta Blueskin; mais s'il n'crache pas ses
potards (liards), il goûtera de Vaqua pompaginis, v'iàtout. Tiens! voyons donc
le môme qu'on voulait étrangler, conlinua-t-il en enlevant l'enfant des bras de
Wood. Mes étoiles! v'ià ti pas un joli moutard pour met'tout le monde en
branle.
•—
Faites de moi ce que vous voudrez, messieurs, s'écria le charpentier;
mais, pour l'amour de Dieu! ne maltraitez pas cet enfant! Rendez-le à sa mère.
—-
Quelle est sa mère? demanda précipitamment Jonathan. Apprenez-le moi
franehemenl, et parlez bas. Votre salut, celui du marmot, dépendent de votre
sincérité.
Pendant que Wood subissait ce nouvel interrogatoire, Rlueskin sentit une
petite main tremblante se poser sur la sienne. Il se retourna et vit une jeune
femme debout à son côté. Quelque grossières notions qu'eût le bandit sur la
beauté féminine, il ne put être insensible aux charmes de la belle créature qui
sollicitait son atlcntion. Le visage en partie caché par un loup, elle avait dérobé
sa taille sous une ample écharpe, et sa tête sous un large capuchon; nonobstant
ce déguisement, on devinait, à son port noble, qu'elle n'avait de commun avec
la foule qui l'entourait, que l'intérêt qu'elle prenait à son occupation présente.
— Voulez-vous gagner cette bourse? dit-elle d'une voix agitée.
— Je n'y vois pas d'empêchement, répondit Rlueskin. Combien qu'il y a
là-dedans?
— Elle contient de l'or, répliqua la dame. Et j'y joindrai cette bague.
— Que faut-il faire pour gagner cela? Couper une gorge... ou me jeter à
vos pieds, belle?
— Donnez-moi cet enfant, reprit la dame, surmontant avec peine le dégoût
que lui inspirait la familiarité du misérable.
— Compris! fit Rlueskin, clignant de l'oeil d'un air entendu. Approchez-vous
de crainte qu'on ne nous observe; n'ayez pas peur, je ne vous ferai pas de mal.
A présent, glissez-moila bourse dans la main. Bravo ! le plus habile deffmideur
(voleur) n'eût pas fait mieux. Maintenant la brocante... la bague, veux-je dire.
Je ne suis pas très-connaisseur, madame, mais je me fie à votre honneur, vous
ne voudriez pas me ficher du strass.
— C'est un diamant, dit la dame avec angoisse... l'enfant!
— Un diamant: tenez, voilà le môme, reprit-il en lui glissant adroitement
l'enfant sous son écharpe. Ainsi, c'est un diamant, continua-t-il, contemplant la
pierre dans le creux de sa main; il jette du feu comme vos prunelles. A propos,
ma mie! j'ai oublié de vous demander vot'nom... Enfer et démon... elle est
partie !
22 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
CHAPITRE III
LE MAITRE DE LA MONNAIE
bable gravité de l'individu n'eût exclu l'idée d'une mascarade. La face large et
usée, les yeux clignotants, la barbe épaisse et grisonnante, cet homme, marchant
côte à côte avec le gouverneur, ne disait mot et semblait absorbé dans les médi-
tations que lui inspirait sa pipe à large fourneau.
Derrière ces deux illustres personnages venait une troupe de robustes gail-
lards, porteurs de bâtons et de torches ; une cocarde blanche à leurs chapeaux
les distinguait de leurs compagnons : c'était la garde d'honneur du maître.
Jonathan s'approcha de ce dernier, sollicita une audience, et lui raconta,
sans préambule, les faits singuliers qu'il avait recueillis de la bouche de Wood,
n'omettant que certains détails insignifiants, qu'il jugea politique de taire.
Par exemple, il se garda bien d'insinuer la possibilité de se saisir de la personne
du fugitif; il affirma, au contraire, que le charpentier l'avait vu s'enfuir.
Le maître l'écouta jusqu'au bout avec une bienséante attention; ensuite il
hocha gravement la tête, appuya son pouce sur une des ailes de son nez, lui
imprima un mouvement de rotation significatif, et cligna de l'oeil à son flegma-
tique voisin. Celui-ci hocha la tête de la même manière, toussa comme peut seul
tousser un Hollandais, retira sa main du fourreau de sa pipe, la porta à son nez,
et accomplit exactement la même cérémonie mystérieuse que Baptiste Kettleby.
Interprétant ce muet échange d'opinions à sa manière, Jonathan se hasarda
à faire observer que le cas était, en effet, très-embarrassant, mais que si on
voulait le laisser faire, il pensait pouvoir en tirer parti, et se chargeait d'arran-
ger le tout à la pleine satisfaction du maître.
— Voui, Voui, maître de la Monnaie, dit le Hollandais, laizez l'avaire à
Jonadan; il arrangera barvaidement dout za. Redournons à not'vrandy et à
not'genièvre. Ze ne zont pas des gris d'alarmes, gomme vous voyez; il z'agit
d'une blaizanderie ; et z'ils édaient barvenus à tenir le bedid agneau de la veuve
Geppard, ils loui auraient rendu zervize, bouisqu'ils auraient zauvé le marmot
de la vièvre de ganvre dont zes derniers zours sont menazés et dont zon bauvre
hère est mort. Mou Diou! la bendaison gourt dans zertaines vamilles. Z'est héré-
ditaire gomme la gi... gu... gommend abelez-vous za... la goude, gomme la
goude; ah! ah! •
— Si l'enfant est destiné au gibet, Van Galgebrok, répondit le maître, riant
à son tour, il est certain qu'il ne sera jamais étouffé par la cravate d'un valet;
mais pour ce qui est de nous en retourner les mains vides, continua-t-il, chan-
geant de ton et prenant un air digne, cela ne se peut. Avec Raptiste Kettleby,
s'engager dans une affaire, c'est la conduire à bonne fin. D'ailleurs, la conclu-
sion de celle-ci me regarde seul. Les délégués ne doivent décider que des
offenses communes; il faut que les outrages des hommes de qualité soient jugés
par le maître en personne. Les excellents décrets de l'île de Rermuda, (quali-
fication donné à la Monnaie par ses occupants), sont catégoriques à cet égard;
je ne souffrirai pas qu'on les viole. Messieurs de la Monnaie, en avant! cria-t-il,
indiquant du bout de son rouleau la demeure de madame Sheppard.
24: LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
lui obéir, avait un instant expulsé tous ses camarades, et de nouveau barricadé
la porte, j'ai de la besogne pour vous.
— Proposez, répondit Blueskin, inclinant la tête.
arrestation,
— Réglez vos comptes avec le misérable qui a imaginé la fausse
et s'il ne sue pas ses rusquins (donne pas ses pièces d'argent) de bonne grâce,
faites-lui goûter de la pompe; allez!
— Il subira l'éprouve jusqu'au bout, dit Blueskin, riant
d'un rire féroce.
Nous le savonnerons avec do la boue, nous le raserons avec un rasoir rouillé, et
nous le tremperons dans Vaqua pompaginis. Maître, votre humble serviteur;
messieurs, votre très-obéissant valet.
Parvenu à se délivrer ainsi de Blueskin, Baptiste se tourna vers Rowland
et sir Cecil, qui se morfondaient d'impatience. Messieurs, la côte est belle, leur
dit-il, rien ne nous dérangera. Je suis entièrement à votre service.
LIV. A.
26 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
CHAPITRE IV
LE TOIT ET LA VEUVE
— Par le ciel! cria Darrell, c'est le pauvre diable que j'ai mis tout à l'heure
en si grand péril. Je suis la cause de ce méchant procédé.
— Certainement, répondit Jonathan. Mais cela lui servira de leçon pour
l'avenir, et lui prouvera que c'est folie de faire une bonne action.
Remarquant toutefois que son compagnon ne goûtait pas la plaisanterie, et
craignant que trop de sympathie pour la situation du charpentier ne lui fît com-
mettre une imprudence, Jonathan se laissa glisser par l'ouverture du toit dans
la mansarde. Darrell l'imita et refusa péremptoirement, quoique embarrassé,
l'aide que lui offrait le bandit. Lorsque tous deux furent débarqués sains et
saufs, ils traversèrent la chambre et descendirent un étage en silence. En ce
moment, une porte s'ouvrit, des lumières raj'onnèrent sur le mur, Rowland et
sir Cecil apparurent au pied de l'escalier.
Darrell s'arrêta et tira son épée.
— Vous m'avez trahi ! dit-il à Aroix basse. Vous recueillerez la récompense
de votre trahison.
— Pas de bruit! murmura Jonathan, sans se départir de son sang-froid; je
puis encore vous sauver. Et, tenez! ajoufa-t-il, voyant s'éloigner les lumières,
c'est une fausse alarme; il sont partis. Nous n'avons pas un moment à perdre,
cependant. Donnez-moi la main.
Il entraîna précipitamment Darrell jusqu'à l'étage inférieur, et entra dans
une petite chambre de derrière, dont il ferma la porte. Reprenant alors sa lan-
terne, il s'approcha de la fenêtre, tira le verrou qui retenait un fort volet de bois
ouvrant à l'intérieur, et démasqua un grillage. Cet obstacle qui semblaitexclure
la possibilité de sortir de ce côté, disparut promptement. Le bandit tira un nou-
veau verrou, décrocha une chaîne suspendue au montant du châssis, et poussa
au dehors le cadre de 1er. Les barres s'abaissèrent lentement et sans bruit de
toute la longueur de la chaîne.
— Vous êtes libre, dit-il. Ce grillage forme une échelle par laquelle vous
pouvez descendre en sûreté. C'est un certain Paul Groves, autrefois habitant de
cette maison, qui inventa la machine et m'en Hvra le secret. Il l'appelait son
appareil de sauvetage pour les incendies. Ah! ah! moi-même, j'en ai souvent
fait usage; mais je ne croyais pas le mettre à si bon profit. Maintenant, mon-
sieur, vous ai-je tenu parole?
— Oui, répondit Darrell. Voici ma bourse, et j'espère que vous me ferez con-
naître à qui je dois cet important service.
— Peu importe! repartit Jonathan, prenant l'argent. Je vous l'ai déjà dit,
j'ai peu de foi en la reconnaissance.
— Je ne sais pourquoi, soupira Darrell, un pressentiment inexplicable s'em
paro de moi. Je crains de courir à de plus grands dangers.
— Faites-en ce qu'il vous plaira, riposta en ricanant le bandit; à votre place
j'accepterais la chance d'un risque à venir et incertain, pour éviter un péril pré-
sent et certai n.
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 29
— Mon fils! mon fils! où est mon fils? s'écria madame Sheppard, accourant
d'une chambre voisine.
— Sang de ma vie ! jura Jonathan ; je suis joliment refait ici. Fou que je suis
d'avoir donné ma lanterne. Hola! des lumières ! des lumières !
— Où fuir? s'écria la dame épouvantée, pendant que le misérable descen-
dait en courant. S'ils me trouvent, ils me tueront comme ils auraient tué mon
mari et mon enfant. Oh! les forces m'abandonnent.
— Un peu de courage, madame, dit madame Sheppard entendant résonner
des voix furieuses; on vient!... sauvez-vous !... au toit! au toit!
— Non, répondit la dame. Je me souviens : cette chambre a une fenêtre de
derrière.
— Elle est fermée, objecta madame Sheppard.
— Elle est ouverte, répliqua l'étrangère, s'élançant par l'ouverture.
— Qu'est-elle donc devenue? tonna Jonathan, qui reparaissait au même
instant.
— Elle a monté l'escalier, répondit la veuve.
— Tu mens, coquine! cria le bandit, la repoussant brutalement. Ecoutez,
ajouta-t-il. Pardieu! le pied lui a manqué.
— Il y eut un moment de terrible silence, interrompu par de faibles gémis-
sements.
Sir Cecil entré dans la chambre avec Rowland et plusieurs autres, se pré-
cipita vers la fenêtre, une torche à la main. Il se retourna, la joue pâle, et fit
signe à Rowland d'approcher.
— Votre soeur est morte, lui dit-il à voix basse.
— Que son sang retombe sur sa propre tête, répondit Rowland d'un air
sombre. Que venait-elle faire ici?
— Elle n'a pu résister à la main du sort qui la poussait, reparfit tristement
sir Cecil.
— Allez! chargez-vous du corps, reprit Rowland, luttant pour vaincre son
émotion. Je vous rejoindrai tout à l'heure. Cet accident fortifie plutôt qu'il
n'ébranle mon projet. La tache de notre famille n'est qu'à demi effacée; j'ai juré
la mort de l'infâme et de son bâtard, je tiendrai mon serment. — Monsieur,
poursuivit-il, se tournant vers Jonathan, pendant que sir Cecil et ses serviteurs
obéissaient à ses ordres, vous savez, dites-vous, quelle route suit la personne
que nous cherchons?
— Oui, mais je ne donne pas d'informations gratis.
— Parlez donc! fit Rowland, lui tendant sa bourse.
— Vous le trouverez à Sainf-Saviour's stair, où son intention est
de passer
le fleuve. Ne tardez pas; il a cinq minutes d'avance sur vous, mais je lui ai
enseigné le plus long chemin! Rowland n'en entendit pas davantage, et dis-
parut.
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 31
~ Allons voir comment tout cela finira, dit Jonathan, enjambant la fenêtre
après le gentilhomme.Ronne nuit, maître!
Trois personnes seulement restèrent dans la chambre, le maître de la Mon-
naie, Van Galgebrok et madame Sheppard.
—
Mauvaise affaire, Van, fit Baptiste secouant longuement la tête.
— Voui, voui, maîdre, répondit
le Hollandais, secouant la tête à son tour,
drès-mauvaise.
de l'ami que nous avons par
— Que voulez-vous? ce sont les fermes soutiens
delà la mer, poursuivit Baptiste, clignant de l'oeil, nous devons étouffer cela du
mieux que nous pourrons.
— Voui, zabrebleu ! Je voudrais zependantqu'ils n'euzent bas gazé ma bibe.
— Jonathan Wild promet, reprit le maître; ce sera un grand homme. Sou-
venez-vous de cela; c'est moi, Baptiste Kettleby, qui vous le dis.
— Ze qui ne l'embêcheras bas d'êdre bendu, répliqua.le Hollandais. Zouve-
nez-vous de zela; z'est moi, Rykhart Van Galgebrok, qui vous le brédis. Abré-
zent, redournons à la Gross Govels, vinir not'vrands et not'vière, maîdre.
— Hélas ! murmura madame Sheppard, contente de leur départ et versant un
Ilot de larmes passionnées, si je n'étais mère, je voudrais à la place de cette
malheureuse dame.
CHAPITRE V
Enfin, séchant ses pleurs et posant doucement son enfant à terre, la veuve
s'agenouilla auprès.
— Ouvre mon coeur, père de
miséricorde! pria-t-ello humblement etlos yeux
baissés; remets-moi dans la voie droite. Si j'ai péché gravement, j'ai été cruel-
lement éprouvée. Epargne-moi quelque temps encore, Père! pour l'amour de
ce pauvre enfant,
Ses sanglots l'interrompirent.
— Pourtant, si ta volonté est de me reprendre, conlinua-t-elle dès que son
émotion le lui permit, si mon fils doit rester orphelin parmi les étrangers, fais
naître, je l'en supplie, des sentiments de mère dans un autre sein; accorde-lui
un ami qui me supplée et ne l'accable pas du poids de mon châtiment. Pitié
pour lui ! pitié pour moi ! ,
Mmo Sheppard se releva, ramassa l'enfant et se préparait à descendre, quand
la porte de la rue s'ouvrit et des pas lourds retentirent dans la maison.
— Holà ! la .veuve! cria une voix rude. Qù donc êtes-vous?
M'"° Sheppard ne répondit pas.
32 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
•—
J'ai quéque chose à vous dire, poursuivit la voix un peu radoucie; quéque
chose d'avantageux. Sortez donc de vot' cachette, vojrons! et donnez-moi à
souper, j'ai une faim d'enfer... M'entendez-vous? Ah ben ! c'est bon! si vous
ne voulez pas venir, je vas me servir tout seul, ajouta l'inconnu joignant évi-
demment l'action à la parole. Vous avez là un jambon diablement bon!... déli-
cieux pâté !... et, sur ma vie, v'ià une bouteille d'excellent canary ! Vous avez
été en bonne fortune ce soir, la veuve ! Je bois une rasade à vot' santé et vous
désire un mari meilleur que le premier. Ce sera vot' faute si vous ne concluez
pas un nouvel engagement avec un jeune homme plus convenable... A sa santé !...
Quoi! toujours silencieuse. Vous êtes la première veuve que je vois résister à
c't appât. Je vas essayer de l'effet que produiront sur vot' coeur de joyeux cou-
plets.
LE BOL DE'SAINT-GILLES1.
Sur l'emplacement de l'église de Saint-Gilles s'élevait jadis une léproserie aux porles de
laquelle on avait enchaîné un grand 3)ol de bois. Tous los pa'uv' diables qui passaient par là, se
rendant au gibet, buvaient de la bière double pour se redonner du courage et noyer toute
crainte dans une mer de. bonne liqueur. Car pour s'étourdir pendant le trajet de Londres à
Tyburn, rien do tel que dévider le bol de Saint-Gilles!
Maints voleurs de grands chemins vidèrent maintes rasade d'ale de Saint-Gilles ; mais un
jour la vieille léproserie s'écroula et le grand bol l'ut transféré <i la Couronne. C'est là, mainte-
nant, que le voleur boit de la bière double pour se redonner du courage et noyer-toute
crainte dans une mer de bonne liqueur. Car pour s'étourdir pendant le trajet de Londres à
Tyburn, rien de mieux que de vider le bol de Saint-Gilles!
Là, MULSACK et SwiFTNEc.K, deffardeurs de naissance; le vieux Moi! et Ton Cox levèrent une
dernière fois le coude ici-bas; là, RANDAL, SIIOHTKHet VIIITNEY ptianchèrent (burent), cl le joyeux
JACK JOYCIS lit ses adieux au pommard (à la bière). Un pot d'ale calme les terreurs du voleur
de grand chemin et l'aide à chanter gaiement les lugubres psaumes! Car pour s'étourdir pen-
dant le trajet de Londres à Tyburn, rien de mieux qiie de vider le bol de Saint-Gilles!
donc pas à la séduire. Veuve Sheppard, n'ayez pas peur, je vous dis! ce n'est
qu'un gentleman qui vient vous offrir sa main.
M"1C Sheppard, que l'espoir du départ de l'intrus dès qu'il aurait satisfait
son appétit, avait un peu consolé de la perte de ses provisions, fut on ne peut
plus malheureuse lorsqu'elle vit s'approcher une lumière et entendit des pas
dans l'escalier. Son premier mouvement fut de fuir vers la fenêtre; elle allait
s'échapper par cette issue au risque de partager le sort de l'infortunée damer
quand une personne qui montait l'échelle du dehors lui saisit le bras. Poussant
un faible cri, elle recula et fût tombée sans Blueskin, qui entrait en chancelant,
la chandelle d'une main et la bouteille de l'autre.
— Tiens! vous êtes donc là? s'écria le bandit tout joyeux. Je vous cherche
comme une épingle.
— Laissez-moi, je vous en prie, dit Mmc Sheppard; vous faites du mal à
mon fils.
LIV. U.
34 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
fait un faux pas en quittant vot'maison. Si je m'étais trouvé là, au lieu de Jona-
than Wild, cet accident n'aurait pas eu lieu.
On entendit au dehors un léger bruit.
—
Quoiqu'il y a ? s'éeria le bandit -regardant la fenêtre avec frayeur. Qui
est là ? Bah ! c'est le vent.
— C'est Jonathan Wild, reprit la veuve dans l'espoir de l'alarmer. Je vous
disais bien que je n'étais pas sans protection.
— Lui! il vous protège? fit malicieusement Blueskin. Vous n'avez pas au
monde de plus mortel ennemi que Jonathan Wild. Si vous avez lu les der-
nières paroles de vot'mari, vous devez savoir qu'il a attribué sa mort à Jona-
than, et ce n'est pas sans raison, j'en suis le témoin.
— Maudit! s'écria Mm° Sheppard, avec une violence qui fit trembler le
misérable, va ! ne me te tente pas !
— Je comprends ce que vous voulez dire, reprit Blueskin, lançant en l'air
un large couteau à gaine qu'il avait tiré de sa poche, et qu'il rattrapa adroite-
ment par le manche ; vous avez une dent contre Jonathan Wild, eh ben ! moi
aussi. Il a pendu vot'premier mari, je ferai en sorte qu'il ne pende pas le se-
cond. Mais, qu'il soit damné ! Parlons de choses plus agréables. Regardez cette
bague ; c'est un diamant, qui vaut une mine d'or. Il sera vot'anneau de ma-
riage. Regardez donc, je vous dis. Le nom de la dame est gravé dessous, mais
si petit, si petit, que je peux pas lire A L I v A - Aliva - T u E N — Trencher-Aliva
Trencher.
— Aliva Trenchard ! s'écria vivement M"10 Sheppard. Est-ce cela?
— Oui, oui ; maintenant je vois mieux, c'est Trenchard. Avez-vous entendu
ce nom quelque part ?
— Il me le semble ; il y a bien longtemps, dans mon enfance, répondit
Mmo Sheppard, passant sa main sur son front. Mais la mémoire me fait entière-
ment défaut, entièrement. Où puis-je l'avoir entendu ?
— Le diable le sait, repartit Blueskin. Peu importe! Cette bague est à vous
et vous êtes à moi. Tenez, passez-la à votre doigt.
M"10 Sheppard retira sa main et se roidit pour repousser les avances du
bandit.
— Mettez le gosselin par terre, rugit Blueskin d'un air féroce.
— Pitié ! cria la veuve, se débattant et tenant Jack à bras tendus, ayez
pitié de cette innocente créature.
L'enfant épouvanté joignit ses faibles cris à ceux de sa mère.
— Mettez-le par terre, tonna Blueskin, ou je fais un malheur.
— Jamais! répondit la veuve.
Proférant une terrible imprécation, le misérable prit le couteau entre ses
dents, et voulut sauter à la gorge delà pauvre femme, dont le bonnet tomba
dans la lutte. Il la saisit alors par les cheveux et la tînt avec force. Loin d'émou-
voir sa compassion, les cris perçants de la veuve ne firent qu'augmenter sa
36 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
furie. Il lui enfonça un .genou dans le côté, et, d'une main, l'attirait à lui, tandis
que de l'autre il cherchait son couteau. L'enfant était maintenant à sa portée;
encore une minute, il exécutait son funeste dessein, si derrière lui un bras ne
l'eût terrassé.
Quand Mm 0 Sheppard, renversée du même coup qui avait abattu son agres-
seur, releva la tête, elle vit Jonathan Wild agenouillé auprès du corps de
Blueskin. 11 examinaitattentivement la bague à la lumière.
Trenchard, murmurait-il, Aliva Trenchard ; ils avaient raison, quant au
nom. Eh bien! si elle survit à l'accident, comme l'élégant sir Cecil le croit pos-
sible, cette bague fera ma fortune en m'aidant à découvrir les principaux per-
sonnages intéressés dans cette étrange aventure.
— La pauvre dame vit-elle? demanda avec empressement Mme Sheppard.
— Sang de ma vie! s'écria Wild, serrant précipitamment la bague dans son
gilet, et ramassant le lourd pistolet d'arçon avec lequel il avait assommé
Blueskin, je vous croyais sans connaissance.
— Vit-elle? répéta la veuve.
— Qu'est-ce que cela vùus fait?
— Oh! rien, rien. Dites-moi seulement si son mari s'est sauvé.
— Son mari! reprit dédaigneusementJonathan. Un mari n'a point à craindre
les parents de sa femme. Son amant, Darrell, s'est embarqué sur la Tamise,
où, si le grain qui souffle comme le diable ne chavire pas son embarcation, il
court grand risque d'avoir la gorge coupée par ceux qui lui donnent la chasse.
J'ai été avec eux jusqu'au bord du neuve, et je les aurais suivis pour voir la fin
de fout cela, si les matelots n'avaient refusé de me prendre. Du reste, de la
manière dont les choses ont tourné, il est heureux que je sois revenu.
— Oui, en vérité, répondit M"10 Sheppard, très-heureux pour moi.
— Pouvvous ! s'écria Jonathan, ne vous flattez pas que je pense à vous.
Blueskin eût massacré vous et votre marmot que je n'eusse pas levé un doigt
pour l'en empêcher, s'il n'eût encouru mon déplaisir et s'il ne fût entré dans
mes plans d'intervenir. Je ne pardonne jamais une injure; votre mari a pu
vous le dire.
— En quoi vous avail-il offensé ? demandala veuve.
— Je vais vous l'apprendre. Deux fois il traversa mes projets. La première
je fermai les yeux; mais, la seconde, j'avais résolu de m'introduire par effrac-
tion dans la maison de son maître, le drôle qui vous a visité ce soir, Wood,
charpentier dans Wych-Sfreet, il me trahit. Je lui déclarai que je le conduirais
à la potence, j'ai tenu parole.
— Et pour cette action mauvaise, vous-mêmeirez un jour au gibet.
— Pas avant que je n'y aie conduit votre enfant, riposta Jonathan.
— Ah ! s'écria M'" 0 Sheppard, paralyséejpar cette menace.
— Si ce. marmot maladif devient homme, continua Jonathan, se relevant,
je le pendrai au même arbre que son père.
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 37
CHAPITRE VI
I. OUAG1C
traitement sévère qu'il avait subi pour continuer sa route à pied, Wood tâcha
de trouver une taverne où il pût se réchauffer et se reposer. Dans ce but, il
enfila, à gauche, une rue étroite et avisa bientôt un petit débit de bière, au-
dessus de la porte duquel pendait l'enseigne du Trompette Gallois.
— Servez-moi un verre de brandy, dit-il à l'hôte.
— Trop tard, monsieur, on va fermer, répondit d'un ton hargneux le
maître du Trompette, qui ne goûtait pas fort l'extérieur de son chaland.
— Morbleu! David Pugh, ne remettez-vous pas votre vieil ami et compa-
triote? s'écria le charpentier.
— Comment, Owen Wood, c'est vous? cria à son tour David avec étonne-
ment. Pourquoi diable êtes-vous si tard dehors? Et que vous est-il donc arrivé,
mon ami ? Je vous vois dans un piteux état.
— Donnez-moi d'abord du brandy, ensuite je vous conterai cela.
Holà! la femme! l'hôtesse! apporte-moi la bouteille sur la seconde plan-
. —
che, dans le coin du buffet, cria David. Tenez, monsieur Wood, conlinua-l-il,
emplissant un verre et le présentant au charpentier, voilà qui va vous ranimer.
N'ayez pas peur, avalez cela ! C'est venu de Nantes en droite ligne, et je le
conserve pour mon usage particulier, ajouta-t-il plus bas.
Après avoir bu, Wood se déclara, en effet, beaucoup mieux; il alla s'asseoir
au coin du feu et raconta brièvement à son ami les procèdes inhospitaliers
dont les messieurs de la Monnaie l'avaientrendu victime. M. Pugh, descendant
de Calwallader, ainsi que le charpentier, s'échauffa la bile à ce récit et laissa
échapper de violentes et sonores imprécations en langue galloise ; déjà même
il exprimait son envie d'attirer quelques-uns de ces brigands au Trompette,
lorsque M. Wood, l'interrompit et lui fit part de son intention de passer le
fleuve, afin d'éviter l'orage.
— L'orage! répéta l'hôte. Sacrebleu! je me doutais que nous aurions
quelque chose comme cela. Il y a une heure, quand j'ai regarde le baromètre,
il était plus bas que je ne me souviens de l'avoir vu.
— Ah! nous aurons du tintamare c'te nuit, l'hôte, pour sûr et certain, dit un
vieux loup de mer qui se chauffait, en fumant sa pipe.
« Le baromètre n'baisse point tant, voyez-vous, sans qu'il s'en suive un
ouragan ; j'ai souvent remarqué ça dans les Indes occidentales. D'ailleurs, il
s'est montré c'matin un'coupe de marsouins avec la marée et ils se sont promenés
toute la sainte journée sur la Tamise; au-dessus du pont de Londres. Ces
monstres-là sont toujours les avant-coureurs d'un orage.
— Alors, je me sauve, dit Wood.
— Il vous faut un bateau, Owen; le batelier qui dort sur ce banc vous
conduira aussi habilement et vivement que n'importe qui, Ben ! cria Pugh,
secouant un garçon à larges épaules, on a besoin d'un marinier.
— Présent! dit Ben, se levant brusquement. Pour où aller, maître?
demanda-t-il à Wood, en portant la main à son bonnet de laine.
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 39
— Arundel
Stairs, le point le plus rapproché de Wych-Street.
maître.
— Venez,
Wood prit congé de David Pugh, et se dirigea avec le marinier du côté de
Saint-Saviour'sStairs.
Plusieurs bateaux, amarrés à la rive, dansaient sur le courant impétueux
et semblaient impatients de leurs entraves. Le batelier sauta dans un d'eux,
aida M. Wood à s'y asseoir et poussa immédiatement au large. A peine avait-il
ajusté ses avirons, qu'on vit briller et s'avancer une lanterne, un cri se fit
entendre à peu. de distance, et, presque aussitôt, une personne accourut tout
essouflée sur le haut des marches.
— Ya-t-il un bateau là? demanda une voix que M. Wood crut reconnaître.
— Cherchez bien, monsieur, répondit Ben, sans cesser de nager à culer,
vous trouverez un batelier endormi sous sa banne dans une de ces embar-
cations.
— Ne pouvez-vous me prendre avec vous? demanda la voix ; je vous
récompenserai largement. J'ai ici un enfant que je veux emmener tout de suite
au delà du fleuve.
— Un enfant! pensa Wood. Ce doit être le fugitif Darrell. Arrêtez! cria-t-il
au batelier, je serais bien aise d'être utile à ce gentleman.
— Impossible, maître, repartit Ben ; la marée descend comme par une
écluse de moulin, et nous avons le vent debout. Le vieux loup de mer ne se
trompait pas ; nous essuierons une fameuse rafale avant d'avoir atteint l'autre
rive. Entendez-vouscrier les girouettes sur Winchester House? Tout à l'heure,
si ça continue, elles pleuvront sur nous. Ne tardons pas une minute, marchons !
Il plongea ses rames dans le courant et la barque s'écarta rapidement du
rivage.
Toutefois, l'inquiétude de M. Wood touchant le fugitif ne fut pas de longue
duré. Peu après, un autre marinier se préparait au départ et une seconde paire
d'avirons fendait le fleuve.
— Que je sois maudit si l'on ne jurerait pas que tout le monde se donne la
main pour traverser la Tamise par celle belle nuit. Y en a-t-il des courses, à
mesure qu'il vente plus fort! sur le haut des marches, v'ia toute une compagnie
qui demande des mariniers, et, par la messe! ils ont l'air ben plus pressés
qu'aucun de nous, s'écria Ben.
M. Wood se tourna vers la rive ; trois personnes, dont l'une portait une
torche, sautaient dans le plus grand des bateaux qui fussent à l'amarre.
Manoeuvré par deux rameurs agiles et lancé évidemment sur les traces du
fugitif, ce bateau brisait le courant et gagnait du terrain à vue d'oeil. Le char-
pentier s'appliquait à percer l'obscurité afin d'entrevoir l'esquif poursuivi;
mais il ne distinguait qu'une masse noire informe et, croyait-il, immobile à peu
de distance. Pourtant, aux regards exercés de Ben, les choses prenaient un
aspect tout différent; il devinait, à l'activité croissante du maniement des
40 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
rames, que le fugitif faisait des efforts inouïs pour échapper ; un instant, il
sembla prêt à aborder; puis, ce projet, probablement à cause du danger qu'il
offrait, fut abandonné ; mais pas assez tôt pour que les poursuivants ne prissent
avantage de ce moment d'hésitation, et, redoublant d'ardeur, n'amoindrissent
leur éloignement.. •
,
Ben épiait ces manoeuvres avec grand intérêt, et raidissait tous ses muscles
pour rester de l'avant sur les deux barques.
— Je suppose, monsieur, que ce sont des happe-chair qui ont une prise de
corps contre ce gentleman, dit-il à Wood.
— Je crains pis que cela, répondit le charpentier.
— Vous pensez donc que ce sont des racoleurs ?
— Je ne sais pas, repartit-il brusquement, et il fixa ses regards sur l'eau,
comme pour détourner forcément son attention de la scène qui se jouait non
loin de lui.
Mais celte nuit n'était pas favorable à la rêverie; c'était une nuit d'orage et
de terreur qui promettait, à chaque instant, de devenir plus orageuse et plus
terrible. Pas une barque sur le fleuve autre que celles mentionnées. Les
ténèbres.étaient presque palpables. Le veut, qui, jusque-là, avait souillé par
bouffées, s'était abattu tout à coup, et un calme de mort, plus effrayant que les
mugissements de la tempête, lui avait succédé.
Au sein de ce lugubre silence la détonation d'un pistolet fit tressaillir le
appréhensions.
...
charpentier; il leva la tête et vit un spectacle qui le remplit de nouvelles
par-dessus les bords de l'esquif, avait trouvé une tombe liquide, et le flot impé-
tueux l'avait emporté. Pendant que les deux ennemis redoublaient de fureur
l'un contre l'autre, les hommes du chevalier s'efforçaient de lutter contre la
force du courant et s'occupaient à maintenir stationnaires les deux barques
attachées ensemble. Grâce à cette circonstance, le bateau de M. Wood, poussé
par avirons et marée, dépassa le but qu'il voulait atteindre, et, avant qu'il pût
revenir sur ses pas, le combat était terminé. Darrell, plus fort que son antago-
niste, avait eu d'abord l'avantage. Ni l'un ni l'autre ne s'était servi de son épée.
Le bateau oscillait violemment sous les secousses qu'ils lui imprimaient,et, s'il
n'eût été lié à la barque voisine, il eût inévitablement chaviré. Cependant Row-
LIV. 6.
42 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
land se sentant faiblir sous le bras puissant de son adversaire, appela à l'aide le
second de ses serviteurs, porteur de la torche. Celui-ci, à la vue du danger qu'il
courait, saisit l'épée de son maître et la passa au travers du corps du fugitif;
une minute plus tard, il était confié aux vagues.
Quoique mortellement blessé, Darrell reparut sur-le-champ, et fit un effort
désespéré pour regagner le bateau.
— Mon fils! gémit-il faiblement.
— Tu fais bien de me le rappeler, répondit.Rowland, qui le regardait se
débattre avec un sourire de vengeance;Satisfaite.,j'avais oublié le maudit reje-
ton.,Tiens, le voilà! cria-t-il, ramassant l'enfant au fond de la nacelle et le jetant
à l'infortuné père.
Le pauvre petit tomba à peu de distance de Darrell, qui nagea de ce côté
et le saisit avant qu'il n'allât au fond. Au même instant, le bruit des rames lui
fit remarquer .la bateau de Wood remontant vers lui.
— Le voilà, batelier! s'écria le bienveillant charpentier; je le vois. Ramez
comme s'il s'agissait de votre A'ie.
— C'est lé meilleur moyen de le manquer, maître, répondit froidement Ben.
Restons tranquilles, la marée nous l'amènera assez tôt.
L'avis de Ben était judicieux. Porté par le courant, Darrell fut en .une
seconde près du bateau.
— Cramponnez-vous à l'aviron, lui cria le marinier.
— D'abord, prenez l'enfant, répondit le mourant, levant en l'air la petite
créature et se retenant mollement à Jaramêi
— Donnez-le moi, dit le charpentier; là, c'est bien. A présent, votre main.
— La force m'abandonne, reprit Darrell d'une Yoix étranglée; je no puis
monter dans ce bateau. Portez mon fils chez... il est... Oh! je succombe..,, por-
tez-le... portez-le...
—Où? demanda Wood...
.,.
Darrell essaya de répondre, mais il ne put que proférer une exclamation
inarticulée, ses muscles se détendirent, il disparut pour jamais.
Dans l'intervalle, Rowland, alarmé du bruit des voix, avait arraché la torche
des mains de son domestique, et, la penchant sur le bord de la barque, il avait
été témoin de l'incident que nous venons de décrire.
— Malédiction! s'écria-t-il, il y a un bateau dans nos eaux. On a secouru
l'enfant. Détachez la nacelle et. vite aux avirons! ferme!
Les mariniers obéirent promplement, mais les desseins de Rowland furent
déjoués d'une manière aussi imprévue qu'épouvantable.
Un calme plat, avons-nous dit. avait succédé à la tempête; mais, comme
Rowland s'élançait au gouvernail et donnait à ses hommes le signal de la chasse,
un grondement semblable à une volée de canon éclata sur leurs têtes, et, pour
la seconde fois, le vent impétueux rompit ses digues. La surface du flot, tout à
l'heure noire comme de l'encre, blanchit, siffla et bouillonna comme une
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 43
CHAPITRE VII
A l'époque de cette histoire, il n'y avait à Londres qu'un seul pont, beau-
coup plus remarquable que tous ceux que la métropole possède aujourd'hui.
Couverte de maisons d'un bout à l'autre, cette vénérable construction ressem-
blait à une rue traversant la Tamise. On eût dit Grace-Church street, avec ses
magasins et sa foule incessante de passagers s'étendant du Middlesex au bord
du Surrey. Il est vrai que les habitations étaient plus vieilles, les boutiquesplus
sombres et la voie plus étroite, mais le bruit, le mouvement, l'aspect étaient
les mêmes. Une porte cintrée, hérissée de pointes et garnie des têtes des traîtres
(selon la coutume d'alors), le terminait à ses deux extrémités. On y admirait
Nonesuch House — déjà presque en ruines — qui, autrefois rivalisait avec nos
palais, et la chapelle dédiée à saint-Thomas, sous laquelle une crypte curieuse,
construite au milieu des arches, servait de sépulture à Pierre, le chapelain de
Colechurch, qui commença le pont de pierre de Londres. Quant aux autres bâti-
ments, ils étaient contigus et l'on lirait un tel parti de chaque pouce do terrain,
qu'oïl avait ménagé un certain nombre de caves et même de pièces habitables
dans la forte maçonnerie des piliers.
L'ancien pont de Londres — le bisaïeul du pont actuel — était soutenu par
dix-neuf arches dont chacune « valait un rialto pour l'épaisseur et la hauteur ! »
Ces arches s'appuyaient sur d'énormes piliers, et les piliers sur des avant-
becs ou brise-glaces, espèces de jetées destinées à rompre l'impétuosité du cou-
rant.
Rappelé à lui-même par l'avertissement de Ben, le charpentier leva les yeux
et aperçut, dans l'obscurité, les sombres contours du pont, faiblement éclairés
par les nombreuses lumières qui brûlaient aux fenêtres des hautes maisons.
Soudain, ces lumières s'évanouirent à ses regards, et un choc épouvantable
ébranla tout le bateau. Wood se leva précipitamment; l'esquif venait de heurter
un des contre-forts du pont.
— Sautez ! cria le batelier d'une voix de tonnerre.
Wood obéit. La frayeur lui donna une vigueur inaccoutumée. Il s'élança
avec son petit fardeau dont il ne s'était pas séparé un instant, et retomba sain
et sauf sur l'avant-bec, de plus de deux pieds au-dessus du niveau de l'eau. Le
pauvre Ben n'eut pas un égal bonheur; comme il se préparait à suivre le char-
pentier, il y eut entre sa barque et celle contenant Rowland et ses hommes, les-
quels avaient toujours navigué dans les mêmes eaux, une collision si violente,
qu'il fut presque renversé cl manqua son élan. Vainement il s'accrocha à une
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 45
DEUXIEME EPOQUE
(1715)
THAMES DARREL
CHAPITRE PREMIER
1. APPRENTI PARESSEUX
Douze années se sont écoulées depuis les événements rapportés dans la pré-
cédente partie de cette histoire. La reine Anne gouvernait alors, nous sommes
à présent au commencement du règne de Georges Ier, et nous reprenons notre
récit aux premiers jours de juin 1715.
Par une après-midi de ce joli mois, il arriva que M. Wood, absent pour ses
affaires pendant une grande partie de la journée, revint — non sans dessein
peut-être — plus tôt qu'on ne l'attendait à sa demeure de Wych-Street, Drury-
Lane. Sur le point d'entrer, n'entendant chez lui aucun bruit qui annonçât le
travail, il commença de craindre qu'un apprenti, sur les habitudes laborieuses
duquel il avait conçu quelques doutes, ne négligeât sa besogne. Il s'arrêta un
instant pour écouter; comme le silence continuait, il souleva le loquet avec pré-
caution et se glissa dans la pièce, résolu à châtier le coupable si ses soupçons se
vérifiaient.
De même que tous les ateliers de ce genre, la chambre était pleine des outils,
des instruments et des matériaux propres à l'ancienne et honorable corporation
de la charpenterie. Plusieurs plans et figures au charbon couvraient les murs,
les intervalles étaient occupés par un calendrier de l'année courante, une bal-
^LESi* G'HEVAMERS
DU BROUILLARD 49
uv. 7.
so LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
GUIDE DE L'ENFANT VERS LA POTENCE. Un sale jeu de cartes épars dans la sciure,
sous l'établi, complétait ce tableau.
Près de la porte se dressait une pile de planches de sapin. M. Wood se cacha
derrière, afin d'épier sans vu, les faits et gestes du paresseux apprenti.
Monté sur un tabouret placé sur l'établi, ce dernier tournant le dos à la porte,
s'amusait à graver son nom sur une poutre au-dessus de sa tête.
La toilette des enfants de ce temps-là, ne différait pas beaucoup de celle des
hommes; notre jeune garçon portait une culotte de peluche noire et un gilet
de droguet gris, avec poches d'une longueur démesurée. C'était évidemment la
défroque d'une personne beaucoup plus vieille que lui. D'habit, pour le mo-
ment, il n'en avait point, trouvant plus commode,, et plus agréable de se livrer
à ses occupations en manches de chemises.'Toutefois, lorsque sa toilette était
complète, il en revêtait un à larges parements et à longues basques, qui avait
jadis appartenu à son maître.
En entrant, M. Wood n'avait pu éviter de faire un certain bruit, l'apprenti
tressaillit et tourna la tête. Son visage était celui d'un garçon vif et intelli-
gent, mais, pour ses treize ans environ, il avait la taille extrêmement grêle, et
la largeur de son costume le faisait encore paraître plus maigre qu'il n'était on
réalité. 11 semblait doué d'une ruse et d'une pénétration précoces el cacher un
jugement, d'homme sous le masque d'un enfant. Le regard qu'il jeta vers la
porte révélait singulièrement son caractère; c'était un mélange de crainte, d'ef-
fronterie et de révolution. La résolution triompha, il rit de ses alarmes.
Le seul trait de sa physionomie intéressante auquel il y eût véritablement à
redire étaitlahouchequi dit-on, trahit plus qu'aucun autre les instincts ; la sienne
dénotait une forte inclination pour les plaisirs grossiers. Ses yeux, quoique
grands, brillants et ombragés de longs cils, annonçaient, comme tous les yeux
noisette en général, une nature dissimulée. Le nez, légèrement déprimé, avait
les narines dilatées; le menton, étroit, était assez bien formé ; le front, large
et haut, possédait une flexibilité de muscles si extraordinaire qu'il élevait ses
sourcils à volonté jusqu'à ses beaux cheveux noirs, coupés ras pour lui per-
mettre de porter perruque à l'occasion.
Ne voyant personne derrière lui, l'enfant se convainquit qu'il n'avait rien
à redouter, il reprit sa tâche avec une nouvelle ardeur et entonna les couplets
suivants :
LA PIERRE DE NEWGATE.
Quand on emprisonna CLAUDE BU VAL à Newgate il grava son nom sur la pierre du cachol.
— Ali! dit le gafl've de garuciw (le gardien de la prison) qui regardait le mur endommagé,
vous avez gravé votre épitapkc, CLAUDK DU VAL, avec votre ciseau si lin, Ira la!
— Celte S ma nque de profondeur, murmura l'apprenti retouchant la lettre.
Là, elle est mieu:s maintenant.
Du VAL fut= pendu. Celui qui le remplaça inscrivit son nom sur la même pierre.
— Ali! ali! dit i<> gaffre do garache moirtrant nue joie diabolique, Ton WATÊUS, VOUS êtes
destiné à l'arbre tri] île! Avec votre ciseau si lin ! Ira la!
LES CHEVALIERS DU BRGU1LLARD 51
JACK SHEPPARD
— Ah! Jack!
lit M. Wood en secouant la tête, ce qu'on veut on le peut. Je
voudrais vous persuader d'imiter Thames Darrell.
lui le métier de charpen-
— Je puis me flatter de comprendre mieux que
tier, répondit Sheppard, ajustant adroitement la planche et maniant le rabot
avec un extrême dextérité.
— Peut-être, reprit Wood.
— Thames a toujours été votre favori.
différence entre vous et je n'en ferai
— Jusqu'à présent je n'ai fait aucune
jamais que vous ne m'y forciez.
— Vous m'avez constamment donné la besogne la
plus pénible; du reste,
je ne me plains pas, c'est de la peine que j'ai épargnée à Thames Darrell.
Jack, il le
— Et quand Thames Darrell pourra vous en épargner à son tour,
fera de grand coaur, répondit une douce voix. Qu'y a-t-il, père? demanda le
nouveau-venu s'adressant à Wood; est-ce que Jack vous a mécontenté? Eu ce
cas, oubliez sa faute, je suis sûr qu'il fera de son mieux pour vous satisfaire.
N'est-ce pas, Jack?
— Oh ! certainement, affirma Sheppard.
le char-
— Quant il tonne, le voleur devient honnête homme, murmura
pentier.
— Puis-je vous aider, Jack?
demanda Thames en ramassant un rabot.
— Non, non, laissez-le faire tout seul, s'écria
le maître; il a entrepris de
finir son travail pour six heures, je veux voir s'il sera exact.
— Ce sera difficile, père,
objecta Thames, permettez-moi de lui aider.
— Nullement, qu'il se
dépêche un peu. Il faut rattraper le temps perdu,
et vous, mon ami, je n'ai pas besoin do m'informer si vous avez fait votre tâche?
Thames détourna la tête à cette question qu'il sentait être encore un reproche
indirect pour son ami : celui-ci répondit à sa place :
— Darrell a eu fini sa tâche de
très-bonne heure, et celte caisse aurait été
terminée en même temps si j'avais écouté ses avis.
— Vous comptezbeaucoup sur votre
habileté,Jack, répondit Thames. Quand
je travaillerai aussi vite que vous je pourrai me permettre d'être paresseux. Re-
gardez donc, père, cette caisse ne croit-elle pas à vue d'oeil entre ses mains?
— Vous êtes un noble coeur, mon
petit ami, et selon toute vraisemblance
vous serez un fier homme, répondit Wood caressant la tôle de son fils adoptif
et le regardant avec orgueil et amour.
Des gens dans une position sociale très-supérieure à celle du digne char-
pentier eussent été, en effet, justement fier de Thames Darrell. Quoique plus
jeune de quelques mois que son compagnon Jack Sheppard, il était plus grand
de la moitié de la tête et bien plus robuste. Les deux amis formaient un con-
traste frappant; sur les traits ouverts de Darrell on lisait la franchise et l'hon-
neur, sur la physionomie de Jack, l'astuce et la fourberie. Jack avait le teint
d'un Egjqitien. Darrell était brillant et frais comme une rose ; la bouche de l'un
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 55
CHAPITRE II
TUAMES DARRELL
Il réussit assez liien à faire des recrues pour son corps. (Page 03).
s'agit de femmes, un mari sage devrait rendre son épouse la distributrice de
ses dons. Pour ma part, si j'étais encline à faire du bien à quelqu'un, ce no
serait toujours pas à celle Madeleine pleurnicheuse et hypocrite.
— Voilà pourquoi j'ai agi précisément sans votre consentement, c'est que je
savais vos dispositions à son égard, mon amour. Soyez sûre que je fais tout
pour le mieux; Mmo Sheppard est...,
— Je connais Mme Sheppard, monsieur; je connais son histoire. Vous avez
vos raisons, nul doute, pour élever son fils, votre fils, devrais-je dire peut-être,
M. Wood; mais, répondez-moi, ma maison doit-elle être le refuge de tous vos
enfants naturels.
— Vinny, dit Thames dont la joue ardente attestait l'effet produit sur lui par
cette insinuation, et s'adressant à une charmante petite fille d'environ douze
ans, voulez-vous m'aider à remettre mon habit? Ma place n'est pas ici.
Liv. 8.
58 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
Asseyez-vous, mon ami, asseyez-vous; reprit Mmo Wood d'un ioiï fort
—
fàdôùêi; ce' que je dis' dès enfants naturels ne s'applique pas à voiis; ajdttki-l-ellê
eîi lâiieânt un regard hîéprisant à son compagnon; je ne lui fêr'àls' pas l'honneur
de ijêffsër qu'il ptit être le père d'un pareil fils !
M; Wbod leva les iiïâïhs au ciel en signé dé iriitèt désespoir.
'" '— Owen, Owen, poursuivit M'"0 Wtiëti, s'rtffaissant sur une eliaigê et agitant
so'n' éventail avec fébrilité, voyez dans quelle excitation me fhèt ïtôtrë viôlëhëè!
et cela âti hlomèht ïnêmè où vous' savez que j'àttëïids la visite de M.- Knëëhohe
de ïëtëuFâë son vbjrage dé Manchester: Je ne voudrais pas pour toiii àù ittbride
qu'il rHë vît Bii ëët état; il iië voiis le pardonnerait £>61iit.
•^ Bâlîi iiàii! ma cîièrë,- M. Ëiiëëhb'në pïëiiû ihvàriablemenl; mon'parti; je
îië lui fëjir6ëne qu'une chose, c'est d'êli'ë papiste et jacobite.
plaindre aussi
— JftërJbite! répéta M™0 Wood, par nia foi! ne peut-il pas se
ïaisëffMnlërnënt que vous êtes hàhovieh et presbytérien? Tout cela, c'est affaire
a flpïliiëiï; Maintenant^ ihoh airii, ajotita-t-ëiië lo regard àtlendrij je Suis ëo'ïi-
tëiitë fié terminer notre tfùërelle, mais il faut que vous me pfditiettiëz de iië
jjliis' aller Voir cette prostituée à Willëstlëil: Ytîiii savez Oh ne petit s'ënip'êëhêr
à 6l;i:6 jâloûsë" même d'un indigne objet:
llëiirëiix uë conclure là paix à ces cohdiiiëiis, M. Wbod promit à sa- fëmhie
tout ce t[iï'é'iÎ6 Voûliitj s'avoùaiit à part lui néanmoins, que celui des tlëiix qui
avait sujet tf/êirë jaloux n'était pas ëëllë qui se plàigiîàît.
Et iëi qti'ëii ïiotis permette ùiië {leH le digrëssioii siïr' la singulière et iiiëom-
préliëiisiidë iiiftiiëiice que les fëiriitiës acariâtres exercent fréquëmiiiëht sur
iëiir§ seigneurs et rriàîtrë§:
Gêltë influence iië s'étend p'⧠seulement, ce semble; à la volonté du mari;
elle ë'éteiid encore â ses inclinations. Nous ne nous souvenons pas d'avoir ren-
contré illi seul individu notoirement connu pour subir lo joug de sa femme,
mécontent de son sort, et qui, loin d'en gémir ne se réjouît de sa servitude.
Comment expliquer cette conduite en apparence inexplicable? On a attribué
diverses causes à ce phénomène de la vie conjugale; la plus vraisemblable,
selon nous, c'est que les femmes impérieuses possèdent un charmesuffisamment
fort pour compenser l'irritant effet de leurs emportements; quelque qualité
secrète et attirante inconnue de tout le monde excepté de leur mari.
C'est vraisemblablement un charmé de cette nature que subissait le digne
charpentier. Le regard de sa compagne lui rendit inslàhlanéhient là gaîté, et
il se fût disputé avec quiconque eût entrepris de lui démontrer qu'il n'était pas
le plus heureux des hommes et que M11,c Wood n'était pas là meilleure des
femmes.
De peur qu'on ne le taxe d'une tendresse trop aveugle pour sa chère moitié,
nous devons dire que les attraits de cette dernière justifiaient, à un certain
point, lé dévouement qu'il lui témoignait. D'abord, elle avait sur son mari un
immense avantage; elle atteignait à peiiiè sa quarantième année, et bel âge à
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
toujours paru aux juges les plus compétents la plus séduisante comme la plus
critique époque de l'existence de la femme. M. Wood, au contraire, avait plus
de cinquante ans, ce qui n'a jamais été une recommandation auprès du beau
sexe. Eu.second lieu, elle pouvait réellement prétendre à la
beauté. Réputée
extrêmement jolie dans sa jeunesse, ses traits et sa personne s'épanouissaient
dans son âge mûr tout en conservant leurs agréments primitifs, et le charpen-
tier lui trouvait toujours l'oeil aussi brilllant, le teint aussi fleuri, la tournure
aussi charmante que lorsqu'il l'avait épousée, vingt ans auparavant.
Ce jour-là, elle attendait M. Rneebone et s'était parée avec plus de soin'et
de recherche que de coutume. Une robe de damas gorge de pigeon, fort décol-
letée par devant, dessinait admirablement les formes arrondies de sa taille; une
paire de souliers de cuir rouge à hauts talons serrait à point une cheville très-
fine et un tout petit pied. Un corsage lacé, retenu par des boucles en faux dia-
mants, lui servait à peuprès de ceinture; un collier de corail entourait son cou;
quelques mouches faisaient ressortir l'éclat de ses joues et do son menton. A la
nouvelle de l'accident de Thames, elle avait déposé sur une table ses gants do
chevreau rose garnis de dentelles et son énorme éventail, représentant la mort
et la métamorphose d'Actéon. Une grosse montre de chrysocale pendait à son
corsage par une multitude de petites chaînes d'acier. Un bonnet de mousseline
à barbes, orné de boulons d'or, surmontait sa chevelure relevée derrière en une
sorte de tampon, suivant la mode d'alors. Une écharpe de soie noire à falbalas
couvrait ses épaules, et un tablier de satin jaune doublé de mousseline blanche,
s'étalait sur sa robe gorge de pigeon.
Laissons-là tous ces atours et occupons-nous maintenant d'un couple plus
jeune et plus intéressant.
— Savez-vous que je suis tentée
de quereller Jack Sheppard qui a occa-
sionné votre blessure, disait à Thames la petite Winifrcd Wood, en lui aidant à
remettre son habit.
— Je ne vous crois pas
capable de quereller personne, Winny, et encore
moins Sheppard qui est mon ami. Mon bras va mieux, ec je vous ai déjà affirmé
que cet accident n'est pas arrivé par la faute de Jack.
— Il est
singulier qu'il vous plaise tant, cher Thames; vous ne vous res-
semblez pas du tout.
cela qu'il m'est sympathique. D'ailleurs, je vous
— C'est justement pour
assure, quoique vous en puissiez penser, que Jack est un. très-bon camarade.
— Allons! répondit-elle, il se peut que je sois injuste envers Jack
Shep-
pard ; je lâcherai de mieux le juger à l'avenir.
— Pour vous y encourager, je vous apprendrai qu'il n'est personne, pas
même sa mère, qu'il aime plus que vous.
— Qu'il aime plus que moi! répéta
Winifred en rougissant légèrement.
— Oui, Winny. Pauvre garçon! il se
berce parfois de l'espoir de vous épou-
ser, quand il sera grand.
60 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
— Thames !
— Ai-je dit quelque chose qui vous offense?
— Non; mais si vous ne voulez pas que je déteste Jack Sheppard positive-
ment, ne me reparlez jamais de cela.
— Alors, changeons d'entretien. Supposez que je sois obligé de vous quit-
ter.
Le regard de Winifred répondit qu'il lui était impossible de s'arrêter à celte
supposition.
• —
Vous n'avez attaché aucune importance à ce que ma mère a dit tout à
l'heure, n'est-ce pas? demanda-t-elle après un instant de silence; elle n'y pense
déjà plus.
— Oui, mais j'y pense, moi, Winny; je ne veux pas être un fardeau pour
ceux auprès desquels je ne puis invoquer que la compassion.
— Si vous parlez sérieusement, Thames, vous êtes fou; si vous plaisantez,
vous êtes cruel. Ma mère, j'en suis sûre, n'a pas eu l'intention de vous blesser,
elle vous chérit trop pour cela.
Thames essaya de répondre, la voix lui manqua.
— Bien! je vois que l'orage s'apaise, dit Winifred rayonnante.
— Vous vous trompez, Winny, rien n'ébranlera ma résolution; demain je
partirai.
— Ne le faites point sans consulter mon père... votre père, Thames, deman-
da-t-elle d'un ton suppliant. Promettez-le moi.
— Volontiers; je m'engage même à m'en remettre à sa décision.
— En ce cas, je suis tranquille.
— Je suis convaincu qu'il approuvera mon dessein, repartit Thames, et,
dans cette hypothèse, Winny, me promettez-vous que Jack Sheppard mo rem-
placera dans vos affections ?
— Jamais! s'écria la petite fille, jamais je n'aimerai personne comme je vous
aime.
— Excepté votre père.
Winifred allait répondre : non, mais elle se retint et murmura en rougis-
saut :
— Ne me contrariez pas sans cesse en me parlant de Jack Sheppard.
Toute cette conversation, ayant eu lieu à voix basse et à part, n'avait pas
été entendue de M. et do M'"" Wood, plongés de leur côté dans un petit tête-à-
tête conjugal. Cepeu.dantles derniers mois attirèrent l'attention de la femme du
charpentier.
— Que dites-vous: de Jack Sheppard? dcmanda-l-clle.
— Thames me faisait observer...
— Thames ! iuler-rompit M"'c Wood en regardant son mari avec colère; voilà
encore un exemple de votre entêtement et de votre mauvais goût? Qui, autre
que vous, se fût avisé de donner un pareil nom à cet enfant; c'est le nom d'un
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 61
CHAPITRE 1IJ
LL" JAC011ITE
CHAPITRÉ IV
lilueslvin.
uv. y.
66 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
— Miséricorde! vous
m'alarmez. Que sont-ils donc?
M. Kneebone prit un air mystérieux et approchant ses lèvres de l'oreille de
Mmc Wood :
CHAPITRE V
l'AUCOX ET lîUSAHl).
politiques de
— Pas de mon roi, riposta Wood. Je respecte les opinions
chacun et je désire qu'on respecte aussi les miennes.
— Eh, mon Dieu! que de bruit pour rien !
cria madame Wood. Je verrai qui
doit être obéi. Ruvez, Jack.
— Au roi Jacques III et à la perte de ses ennemis ! dit Sheppard en vidant
son verre.
Le charpentier se rassit au milieu des rires de la compagnie.
— Jack, dit Thames, vous méritez d'être
pendu comme rebelle à votre roi
et à votre maître légitime. Mais puisqu'on veut des toasts, ajouta-t-il en saisis-
sant un verre, écoulez! Au roi Georges Ier, à son long règne! A la perte du
prétendant et de ses adhérents!
— Bravo ! s'écria Wood, les larmes aux yeux.
— C'est le moutard qui doit essayer la carouble dans les serrantes (la clef
dans
les serrures), n'est-ce pas? murmura Smith à son complice en regardant Jack
Sheppard à la dérobée.
— Silence! répondit Jackson,, et ne vous troublez pas
la tronche (tête) en
pilanchant (buvant) davantage; vous avez besoin de toutes vos forces pour colle-
tiner (arrêter). Qu'y a-t-il, garçon? conlinua-l-il à voix haute, remarquant que
Sheppard tressaillait en le considérant. Est-ce la première fois que vous voyez
des gentilshommes n'avoir qu'une paire d'yeux à deux?
— Je désirerais vous dire un mot, maître, dit Sheppard en
s'approchant do
Wood.
— Pas une syllabe, répondit aigrement le charpentier. Allez à vos affaires,
— Thames ! implora Jack.
Darrell détourna la tête.
— Madame! poursuivitl'apprenti, s'adressant en dernier ressort à madame
Wood.
— Sortez sur-le champ, mauvais sujet! cria celle-ci, se levant avec violence
et frappant l'enfant au visage.
— Que je sois maudit, murmura Sheppard dont l'oeil étincela, si jamais
j'essaie encore d'être honnête.
— Ce
drôle est incorrigible, et c'est aujourd'hui seulement que j'ai décou-
vert. ..
— Quoi? demanda Jackson en dressant les oreilles.
— Père, ne parlez pas mal de lui derrière son dos, dit Darrell.
— Si j'étais votre père, mon jeune monsieur, je vous apprendrais à n'ouvrir
la bouche que lorsqu'on vous interroge, riposta le sous-officierfurieux de cette
interruption.
Un coup d'oeil de Wood arrêta la réplique de Thames sur ses lèvres.
— La réprimande est juste, reprit le charpentier. Débouchez-nous celle
bouteille cachetée de bleu, mon ami. Messieurs, un verre de brandy ne termi-
nera pas mal notre repas.
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 69
On se réjouit toujours du
— C'est certain! Rien ne m'a jamais tant égayé.
malheur des autres, jamais du sien propre. Les farceurs !... ils ont dû bien rire !
ah! ah!
— Ah! oui, ils ont ri, allez! Mais moi je ne riais pas, je vous en réponds,
et quoiqu'il y ait bien longtemps de cela, ma rancune est toujours aussi vive.
— C'est naturel! On ne pardonne point une injure.
Moi, jamais je ne par-
donne!... ah! ah!
— En vérité, M. Jackson, il me
semble que je vous ai déjà rencontré quelque
part; vos rires me rappellent un... un...
— Qui donc, monsieur? demanda Jackson, reprenant soudain son
sérieux.
•—Ne soyez point offensé, continua Wood sèchement, si je vous disque votre
voix, vos manières, et surtout votre extraordinaire hilarité me rappellent tout
à fait un des farceurs, comme vous les appelez, qui se rendirent coupables de
l'outrage dont je viens de vous entretenir.
— Qui voulez-vous désigner?
— Certain individu qui depuis cette époque s'est acquis une assez infamante
réputation .comme empoigneur de voleurs, et qui enfin, aujourd'hui, est voleur
lui-même.
— Son nom, monsieur, son nom?
— Jonathan Wild.
— Sang de ma vie! cria Jackson en se levant brusquement, je ne peux pas
entendre calomnier ainsi M. Wild que je crois le plus honnête homme du
royaume.
— Feu et furie! rugit Smith, brandissant en l'air la bouteille de brandy,
personne ne médira de M. Wild en ma présence.
— C'est le M'as droit de la communauté ! nous ne pouvons rien
faire sans
lui !
— Nous, répéta Wood, d'un ton
significatif.
— Tout honnête homme, monsieur.
— Hum! fit le charpentier.
— Je pense, dit Thames en riant, que M. Jackson qui tient en si haute
estime Jonathan Wild, ne se formaliserait pas si on lui disait qu'il lui res-
semble.
— Assurément non, mon jeune
monsieur, répondit Jackson en lançant un
regard haineux à Darrell; je ne pourrais qu'être flatté de ressembler à un gen-
tilhomme comme M. Wild, mais je ne puis supporter que la considération bien
méritée de mon ami soit qualifiée A'infamante réputation.
s'inferrompant par des
— Non, nous no pouvons supporter cela, dit en
hoquets, Smith presque incapable de se tenir sur ses jambes.
— Eh bien! messieurs, reprit Wood doucement,
puisque M. Wild est votre
ami, je regrette mes paroles, car je ne doute pas qu'il ne soit aussi honnête que
vous. »
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 71
— Et moi je donnerai l'éveil à Blueskin sur les desseins d'un traître, ajouta
Smith d'un ton provocateur.
— A mon avis, remarqua Kneebone, peu importe la manière dont la société
72 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
sera délivrée de ces deux misérables ; si Blueskin meurt par la corde et Jonathan
par le couteau, ils n'auront que le sort qu'ils méritent. Wild fut autrefois agent
du parti jacobite, puis il se laissa corromprepar la faction opposée et n'hésita
pas à abandonner et à trahir ceux qui l'avaient employé. Tout récemment, il
s'est fait l'instrument de Walpole et du comité secret. Plusieurs arrestations
importantes lui ont été confiées ; mais comme nous sommes avertis et armés,
nous avons constamment échappé à ses embûches, ah! ah!... Jonathan est un
garçon diablement habile, cependant il ne peut avoir les yeux partout, autre-
ment il eût été avec nous ce matin à la Monnaie, eh! monsieur Jackson.
— Sans doute, sans doute, répondit celui-ci.
— Malgré toute sa ruse, il peut trouver quelqu'un de sa force, continua
Kneebone en riant. Je lui ai tendu un piège.
— Prenez garde d'y tomber vous même, ricana Jackson.
— A votre place, dit Smith, j'appréhenderaisWild parce que c'est un ennemi
déclaré.
— A la vôtre, répondit le marchand; je l'appréhenderais doublement parce
qu'il fait profession d'être votre ami... Mais nous négligeons le punch; une
rasade, messieurs, au succès de notre entreprise!
— Au succès de noire entreprise, répétèrent les autres, d'un ton particulier.
— Oserai-je vous demander si vous n'avezjamais fait de recherches sur la
mystérieuse affaire dont vous nous parliez tout à l'heure? demanda Jackson en
se tournant vers le charpentier,
— Non, pas qui eussent un caractère décidé, répondit Wood d'assez mau-
vaise grâce. Je me suis souvent reproché de n'avoir pas poussé plus loin mes
investigations, quoique, après tout, elles eussent été infructueuses. Tous les
acteurs de ce drame ténébreux, ont péri.
— En êles-vous certain?
— Aussi certain qu'un être raisonnable peut l'être. J'ai vu tourbillonner
leur bateau, j'ai entendu le bruit de sa chute sous le pont. Si le principal insti-
gateur du crime que je rencontrai peu après sur la plate-forme et qui fut préci-
pité dans les flots furieux par la pluie de briques, a pu se sauver, son salut dût
être l'effet d'un miracle.
— Mais le vôtre ne fût-il pas miraculeux? reprit ironiquement Jackson. Que
feriez-vous s'il vivait?
— Tous mes efforts pour le livrer à la justice.
— Avez-vous quelque raison de supposer qu'il ait survécu à l'accident?
demanda vivement Thames.
Jackson sourit et affecta l'air d'un homme qui en sait plus long qu'il n'en
veut dire.
— J'ai fait une simple question, répondit-il, lorsqu'il eut bien joui de
l'anxiété de l'enfant.
L'espérance un instant allumée dans le -sein de Darrell s'éteignit subitement.
,.N-,VliES- CHEVALIERS DU BROUILLARD 73
Liv. 10.
74 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
Je vous engage, dans votre intérêt, à laisser les choses telles qu'elles; vous
n'avez rien à gagner, et toutes vos peines seraient en pure perte. Néanmoins,
si vous avez un désir particulier de faire pendre le gentilhomme qui trouva bon
de se faire justice par ses mains, comme je pense votre motif extrêmement
désintéressé et louable, proposez-moi des conditions acceptables et il n'est pas
impossible que vos voeux soient satisfaits.
— Je ne vois pas comment on
pourrait les réaliser, à moins que vous n'eus-
siez été présent à tout ce qui se passa à l'époque.
— Je ne suis pour rien dans cette affaire, répondit brusquementJackson; je
connais ceux qui y ont pris part, voilà tout, et je pourrais fournir des preuves,
si vous l'exigez.
— La meilleure preuve serait offerte par un
complice de l'assassin, dit
Thames, que les insinuations de Jackson sur sa parenté avait grandement
offensé.
—; Vous dévoileriez ce complice, M. Jackson? demanda Wood.
— Je le dévoilerai, moi, répliqua Thames.
— Alors, vous n'avez pas besoin de mes renseignements, riposta sévèrement
Jackson.
— Arrêtez! cria Wood. Je suis vraiment dans un grand embarras. Si réel-
lement vous êtes instruit de cette affaire.
— Nous en causerons demain, monsieur, dit Jackson lui coupant la parole.
Avec votre permission, je vais m'occuper pendant quelques minutes de notre
entretien.
— Comme il vous plaira, répondit Wood en se dirigeant vers la cheminée
an-dessus de laquelle il prit un bâton de constable, suspendu à un clou.
Jackson tira un carnet de sa poche, amincit lentementla pointe d'un crayon
et écrivit sur une feuille blanche. Poussé par un invincible sentiment de curio-
sité, Thames profila de ce moment pour~saisir le canif dont l'autre s'était servi
et en examiner le manche. Aussitôt sa physionomie changea. Il reposa le canif
sur la table et fixa un regard scrutateur et défiant sur Jackson qui continuait à
écrire sans rien remarquer autour de lui.
— Là, dit-il, fermant le carnet et se levant, c'est arrangé ! Demain à midi je
vous reverrai. Réfléchissez aux conditions, je me fais fort de trouver l'homme.
— Halte! s'écria le charpentier d'un ton d'aulorité,vnous ne nous séparerons
pas ainsi. Thames, fermez la porte. Maintenant, monsieur, je dois insister pour
obtenir une explicationsatisfaisante de vos mystérieuses allusions; si vous refu-
sez de souscrire à ma requête, en qualité de chef du district, je serai dans la
nécessité de vous faire arrêter.
Jackson accueillit celte menace avec un rire moqueur.
— Holà! cria-l-il en frappant sur l'épaule do Smith qui s'était endormi la
bouteille de brandy à la main, voici l'heure!
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 75
CHAPITRE VI
S'il est un être charmant par excellence, c'est une jolie fille de l'âge de Wini-
fred Wood. L'unique sentiment qu'éveille sa beauté est celui de l'admiration.
Comme le parfum qui s'exhale de la fleur, le charme de son innocence se
répand autour d'elle, purifie ses moindres pensées, ses moindres actions et lui
sert de talisman contre l'approche du mal.
Bien belle est la fille de douze ans! plus exquise que l'enfant et la femme,
entre lesquels elle tient le milieu.
Ne voulant pas assister à la scène des récriminations entre ses parents adop-
tifs, Thames saisit la première occasion pour se retirer au dernier étage de la
maison, dans une petite chambre où Jack et lui passaient ensemble leurs heures
de loisir. A sa grande surprise, il aperçut par la porte entre-bâillée Winifred
assise devant une petite table et occupée à dessiner sur une feuille de papier.
Ne l'entendant pas approcher, elle continua son travail sans lever la tète.
C'était un charmant spectacle que de suivre de l'oeil les mouvements agiles
de ses petits doigts, et, quoique la posture qu'elle avait prise ne fût pas favo-
rable au déploiement de sa taille si fine, il y avait un je ne sais quoi dans son
attitude et dans le feu de sa physionomie, colorée par les doux rayons du soleil
couchant, qui parut être la suprême beauté au jeune garçon.
Les traits réguliers et délicats de Winifred eussent été parfaits sans quelques
légères taches de petite vérole. Cet accident parfois épargne plus qu'il ne détruit
et communique une expression qu'on chercherait en vain sur un visage plus
lisse.
La chambre de jeu des jeunes garçons se distinguait — ainsi que toutes
celles destinées au même usage — par une absence complète d'ordre et de pro-
preté. Les objets étaient épars çà et là, pour être pris ou rejetés selon le caprice
du moment; la table boiteuse et les chaises aux dos rompus portaient les traces
de plus d'un combat. Tout, dans celte chambre, peignait la tournure d'esprit
des jeunes locataires.
Un bonnet de grenadier, un sabre rouillé, un fusil dépourvu de sa platine
et de sa baguette, un ceinturon et une giberne attestaient les goûts militaires
prononcés de Darrell. Sur une planche s'alignaient les Vies des hommes illustres
de PluLarque, qu'il paraissait avoir fréquemment consultées, tandis que la pous-
sière s'était amoncelée sur le Manuel du charpentier et sur le Traité de trigo-
nométrie. Au-dessous de ce rayon était collée la bonne vieille ballade de Saint-
Georges 'pour l'Angleterre el une chanson royaliste, fort en vogue à celle époque,
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 79
Liv. 11.
82 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
qui frappe le plus dur. Je vous jure. Thames, continua-t-il en se jetant négli-
gemment sur une chaise, que je donnerais ma main droite — et ce n'est pas
un mince sacrifice de la part d'un ouvrier charpentier — pour que celte petite
friponne fût la moitié aussi amoureuse de moi qu'elle l'est de vous.
— Il n'est pas vraisemblable que cela arrive jamais, si vous continuez à vous
conduire de la sorte.
— Que diable
vouliez-vous que je fisse? Que je m'en allasse? Il fallait me
faire un signe.
— Pour éviter une
querelle, trêve sur ce sujet, répondit Thames aigre-
ment.
— Qui redoute de se quereller? riposta Sheppard d'un air de défi.
—-
Jack, lui dit sévèrement son compagnon, ne me provoquez pas davan-
tage ou je vous flanque une volée.
— Nous serons deux pour jouer à ce jeu-là, mon fadar (élégant) répliqua
' Jack, se mettant en défense.
— Alors, garde à vous! cria Thames en fermant ses poings; mon bras droit
est encore bien roide, pourtant vous allez voir que je puis m'en servir.
L'apprenti n'était pas de taille à lutter avec son adversaire; s'il était plus
.
adroit, la force lui manquait. Au bout de quelques minutes il eut décidément
le dessous et un coup de poing bien appliqué l'étendit tout de son long sur le
plancher.
— Cela t'apprendra à être plus poli à l'avenir, dit Thames en tenant Jack-
sous son pied.
— Je n'ai pas eu l'intention de vous offenser, répliqua Sheppard ; mais,
écoutez donc! il n'est pas agréable de voir la fille qu'on aime dans les bras d'un
autre.
— Vous voulez une seconde roulée, à ce qu'il paraît, reprit Thames en fron-
çant le sourcil.
— Non pas. Je ne penserai plus à elle. Miséricorde! poursuivit-il en avisant
le dessin que Winifred, dans son trouble, avait oublié; est-ce elle qui a fait
cela?
— Oui; reconnaissez-vous
l'image de quelqu'un?
— Non, répondit Jack amèrement. C'est étrange! ajouta-t-il en se parlant à
lui-même; quelle frappante ressemblance !
— Il n'est pas étrange, fit observer Thames en riant, qu'un portrait res-
semble à la personne qu'on a voulu représenter.
— D'accord; mais ce qui est étrange c'est qu'il ressemble à quelqu'un qu'on
ne s'est pas proposé de faire. Ce portrait est exactement semblable à une minia-
ture que j'ai dans ma poche.
— Une miniature! De qui?
— Je ne sais pas, répondit Jack mystérieusement; néanmoins je soupçonne
fort qu'elle est de votre père.
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 83
— Nous vous attendons demain, ajouta M",u Wood, et, je vous en prie,
n'amenez personne avec vous, surtout un Jonathan Wild.
— Ne craignez
rien, repartit en riant M. Kneebone. Mais, à propos de
Jonathan, il faut veiller à la sûreté de Thames Darrell. et ne pas rire des menaces
du brigand; le coquin n'attendra pas à demain pour se mettre à l'oeuvre. Veil-
lez sur l'enfant.
— Vous entendez cela? murmura Jack.
— Oui, répondit Thames à voix basse, nous n'avons pas un moment à
perdre.
— Veillez sur vous-même, dit M. Wood, j'aurai soin de Thames. Un mau-
vais jour finit rarement bien. Bonne nuit! Dieu vous protège!
On échangea de cordiales poignées de main et l'on réitéra les excuses et
les protestations d'amitié des deux côtés; après quoi M. Kneebone se retira.
— Ainsi, vous me soupçonniez réellement? demanda Mmo Wood à son
mari d'un ton de reproche. Oh! les hommes! les hommes! une l'ois qu'ils ont
quelque chose dans la tête, rien ne pourrait l'eu faire sortir.
— Mais, mon amour, lui répondit son mari, les apparences, convenez-en,
étaient un peu contre vous. Enfin, puisque vous m'assurez que vous n'avez pas
écrit ces lettres, et que M. Kneebone m'affirme qu'il ne les a pas reçues, je ne
puis faire autrement que de vous croire. D'ailleurs, j'ai pour principe qu'un mari
ne doit ajouter foi qu'à la moitié de ce qu'il entend, et uniquement qu'à ce qu'il
voit.
— Excellente maxime! c'est la meilleure que vous ayez jamais énoncée.
— Je vais maintenant chercher Thames Darrell, poursuivit le charpentier.
— Il ne lui arrivera aucun mal, ne vous en occupez pas ! Venez avec moi au
parloir, je ne puis être loin de vous ce soir.
— Profitons du moment, s'écria Jack, comme la porte se refermait sur le
couple réconcilié.
Une douce pression sur le bras de Thames l'obligea à se retourner; c'était
Winifred.
— Où allez-vous? lui demanda-t-ellc.
— Je serai de retour tout à l'heure, répondit Darrell, éludant la question.
— Ne sortez pas, je vous en supplie, reprit-elle d'un accent de prière; vous
courez un danger. J'ai surpris ce que disait M. Kneebone.
— Mort et démon! quelle malencontreuse interruption! cria Jack impa-
tienté. Si vous flânez comme cela, le vieux Wood va nous attrapper.
— Ne faites pas un pas, ou je l'appelle! riposta Winifred. C'est vous, Jack,
qui induisez, mon frère à mal. Thames, la démarche que vous entreprenez no
peut être louable, autrement vous ne redouteriez pas d'en avertir mon père.
— Il vient! cria Jack en frappant du pied avec dépit. Encore une minute et
il sera trop tard.
— Vinny. il le faut! dit Thames en repoussant la jeune fille.
86 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
CHAPITRE VII
VllKHli ET SUCUH
CHAPITRE Y111
I.E «ÉNIE DU MAI,
Sir Rowland se promenait chez lui d'un pas rapide et agité. Ne concevant
pas que sa soeur jusque-là soumise à ses moindres volontés, exprimées ou
/^\\V-Ms,/C11EVALIERS
DU BR0UILLARD 89
Liv. L2.
90 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
En conséquence le vieux chevalier réduisit des deux tiers la pension qu'il avait
toujours accordée à son fils, et, sans nouveau motif, poussa les choses jusqu'à
faire un testament en faveur de sa fille Aliva, fiancée déjà à son cousin sir Cecil
Trafford.
— Après, monsieur, dit Trenchard qui respirait péniblement.
— En présence de cette situation,
Rowland fit ce qu'eût fait toute personne
sensée. Instruit de l'inflexibilité de son père, il s'ingénia à déjouer ses desseins
et imagina d'empêcher le mariage de sa soeur. Ses moyens furent si habiles
que sir Cecil ne cessa pas d'être son meilleur ami. Pendant deux ans, il se crut
assuré du succès et prit secrètement part à tous les complots jacobites dans les-
quels sir Cecil fut aussi gravement compromis. Enfin, il commençait à se relâ-
cher de sa surveillance sur Aliva, quand, en novembre 1703, son serviteur de
confiance, Davies, lui envoya l'avis, dans le comté de Lancastre, que sa soeur,
alors en visite à Londres, s'était mariée secrètement à un homme de qualité
dont on ne pouvait savoir le nom, et vivait retirée dans une simple demeure
du Borough, où elle avait donné naissance à un fils. Rowland eut bientôt formé
et exécuté ses plans; accompagné de sir Cecil, qui était toujours passionnément
épris d'Aliva et à qui il représentait qu'elle était tombée victime des artifices
d'un imposteur, il se mit en route pour la capitale. En y arrivant, leur premier
soin fut de rechercherDavies qui les conduisit à l'habitation solitaire de la dame,
située à l'extrémité de Saiul-George's Fields, dans la South-Warth. On refusa
de leur ouvrir la porte, ils l'enfoncèrenl. L'époux d'Aliva, qui se faisait appeler
Darrell, vint à leur rencontre l'épée à la main, et les tint quelques minutes en
respect; mais, poussé par les cris de sa femme, plus soucieuse de la vie de son
enfant que de la sienne propre, il le prit dans ses bras et s'évada par le der-
rière de sa maison.
« Rowland et ses compagnons
s'élancèrent à sa poursuite, ils suivirent sa
trace jusque dans la Monnaie, où, comme des limiers en défaut, ils perdirent la
piste de leur proie. Dans l'intervalle,-la dame était revenue de son évanouisse-
ment et les avait rejoints; mais, effrayée des menaces de ses parents, elle n'osa
se montrer à son mari qu'elle savait caché sur le toit même de la maison dans
l'intérieur de laquelle on le cherchait. Guidé par un individu qui connaissait
une issue dérobée, Darrell s'échappa. Avant de se séparer de son conducteur, il
lui laissa un gant qui a été précieusement conservé. Aliva se précipita pour
suivre son époux et fit une chute très-grave; sir Cecil l'emporta complètement
évanouie : on pensa qu'elle avait perdu la vie; cependant elle survécut à
l'accident, mais ne recouvra jamais la santé. Dirigée par le même individu
qui avait fait évader Darrell, Rowland, Davies et un second serviteur recom-
mencèrent à donner la chasse au fugitif. Poursuivants et poursuivis s'embar-
quèrent sur la Tamise. L'orage éclata sur eux avec fureur; mais, insouciant
des terreurs de cette nuit et du péril qui le menaçait, Rowland précipita dans les
flots le mari el l'enfant de sa soïiir. »
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 93
d'une liasse de papiers contenant toute la relation des événements que je vous
ai rappelés; passé un certain temps, si je ne reparais pas, ces documents seront
déposés entre les mains de l'autorité. Vous voyez que j'ai calculé mes chances.
— Vous avez oublié que vous êtes en mon pouvoir, riposta durement le che-
valier, et que tous vos alliés ne peuvent vous soustraire à mon ressentiment.
— Je puis du moins me protéger moi-même, Répliqua Wild avec un calme
provoquant; je suis réputé bon tireur aussi bien que lame passable et, si besoin
est, je vous fournirai la preuve de mon habileté. J'ai eu pas mal de rencontres
dans mon temps, et je m'en suis généralement tiré à mon honneur. Je porte
les marques de quelques-unes, ajouta-t-il, ôtant sa perruque et découvrant un
crâne nu, couvert de cicatrices et de plaques d'argent; cette blessure, dit-il en
indiquant du doigt la plus large balafre, me fut faite par le couteau de chasse
de Tom Thurland que j'appréhendais au corps pour le meurtre de madame
Knap. Ce morceau d'argent avec lequel on raccommoderait une cafetière, sert
à. boucher un trou de Will Collhurst qui avait volé M. ïlearl, dans Honnslow-
Heath; je m'assurai du gredin après qu'il m'eut blessé. Celte fracture est
l'oeuvre de Jack Perrot —• autrement dit Jack le Rémouleur — qui s'intro-
duisit avec effraction dans le palais épiscopal deNorwich. Jack était un scélérat
fort comique, il avait mi peu trop de goût pour le fin bourgogne et la femme
de charge favorite de Sa Grâce. L'évêque, afin de lui enseigner la discrétion
avec laquelle il convient de s'immiscer dans les affaires de l'Eglise, l'envoya
danser à Tyburn. Pas une égratignure qui n'ait son histoire. Le seul inconvé-
nient que me fasse éprouver ma caboche tailladée c'est que je ne supporte plus
la boisson; toutefois celte infirmité est partagée par beaucoup de têtes eii meil-
leur état que la mienne. Lally Welit, qui fut plus tard jugée pour vol dans les
magasins,s'arma contre moi d'un grand couteau de table, et quand je le lui eus
enlevé, la coquine me coupa deux doigts de la main gauche avec ses dents. Vous
voyez que je n'ai jamais hésité et que je n'hésiterai jamais à exposer ma vie:
ma professionm'a endurci.
Sur ce, il rajusta tranquillement sa -perruque.
monsieur Wild? demanda
— Qu'espérez-vous gagner de 'cette entrevue,
Trenchard, comme s'il eût pris une soudaine résolution.
— Ah! nous parlons enfin
d'affaires, repartit Jonathan en se frottant les
mains tout joyeux. Voici mes conditions, sir Rowland, ajouta-t-il, tirant une
feuille de papier de sa poche et la mettant sous les yeux du chevalier.
— Mille livres ! fit
Trenchard d'un air sombre ; c'est payer bien cher un se-
cret, quand on peut s'assurer un silence...
tète, riposta Jonathan en fronçant
— Que vous achèteriez au prix de votre
les sourcils. Sir Rowland, sije voulais, je vous écraserais d'un mot. Vous m'ap-
partenez. Votre nom et la fatale épithète de dangereux... qui y est attachée sont
en première ligne sur la liste des mécontents que le Comité secret a saisie.
J'ai contre vous un mandat d'arrêt signé de M. Walpole.
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 95
soir, j'ai pensé que vous seriez bien aise de le voir. En outre, il est.singulier,
cet enfant; à toutes mes questions il a refusé de répondre, disant que c'est à" Sa
Seigneurie elle-même qu'il veut parler. Je n'ai pas jugé à propos dele renvoyer
sans vous prévenir dé cette circonstance. '
• - —^
Vous avez eu raison. -
.
! :—'Où'esWlîdemauda Jonathan.
-'.-••'
" — DansTe vestibule.
— Seul?-
;
• v •' - '_ :.::'.'.
compagnons'qui l'attend la
:..'
juste-
— Non, monsieur; il a un de ses à .porte,
ment celui qui a fermé la boîte à.bijoux de Sa Seigneurie.
— Des bijoux! s'écria Jonathan/Ah!j'y suis. Les
doigts de Jack Sheppard
sont des gluaux. Quelque chose vous a-t-il manqué,sirRowland,aprèsle départ
de ce garçon? •''• '
gaillards apparaîtront. Ne vous effrayez pas de leurs manières; ils sont capables
d'être hargneux avec les étrangers, mais cela ne dure pas. L'homme à la barbe
rouge se chargera de votre prisonnier; l'autre ira chercher une voiture le plus
promplement possible.
— Pour qui? monsieur, demanda Chaream.r
— Pour moi son maître, Jonathan Wild.
— Vous êtes Jonathan Wild? cria le serviteur effaré.
— Oui; que mon nom ne vous épouvante pas. C'est étrange ! dit l'empol-
gneur de voleurs en souriant avec complaisance, tout le monde tremble en
Ventendant prononcer. Obéissez pron;mtenïenf^e.t vous n'avez rien à craindre.
Laissez supposer à l'enfant que vousoïllez l'intrôilu'ire auprès de lady Trafford ;
vous me comprenez. ! f£ 1 * [ 1 ' 's: \
(
Liv. 13.
98 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
CHAPITRE IX
fripon ! Confessez votre culpabilité; sir Rowland peut encore vous sauver de la
potence.
— Je n'ai rien à confesser, repartit
Thames hardiment : je n'ai pas commis
d'action mauvaise. Etes-vous mon accusateur?
— Oui. Qu'avez-vous à alléguer pour votre
défense?
— Que votre inculpation est sciemment
fausse et malicieuse.
— Est-ce tout? Venez, que je vous
fouille, mon jouvenceau.
— Vous ne me toucherez pas, s'écria Thames, et
s'échappant des mains de
Charcam, il se jeta aux pieds de Trenchard. Ecoutez-moi, sir Rowland! dit-il.
Je suis innocent. Je n'ai rien volé. Cet homme, ce Jonathan Wild, que j'ai vu
pour la première fois, il y aune heure, dans Wych Street, est, je ne sais pour-
quoi, mon ennemi. Il a juré de me perdre!
— Bah! fil Jonathan. Vous n'ajouterez pas foi à une pareille absurdité, sir
Rowland !
— Si vous êtes innocent, mon enfant, vous
n'avez rien à craindre, dit le
chevalier, contenant son émotion. Mais que veniez-vous faire ici?
— Excusez-moi, sir Rowland, je ne puis répondre à cette question. C'est à
lady Trafford que je voulais parler.
— Etes-vous instruit que je suis le frère de Sa
Seigneurie? Elle ne me
cache rien.
—Je vous crois, répondit Darrell embarrassé ; cependant je suis forcé de me
taire.
— Votre refus ne
plaide pas en votre faveur, repartit sévèrement Tren-
chard.
— Consent-il à être fouillé? reprit Jonathan.
— Non. L'on ne me traitera pas comme un criminel, s'écria Thames.
— L'on vous traitera selon vos mérites, répondit malicieusement Wild, qui,
en dépit de sa résistance, plongea ses mains dans les poches de l'.enfanl, et il en
sortit la miniature. Où avez-vous eu cela? demanda-t-il grandement surpris du
résultat de son procédé.
Darrell ne répondit pas.
— Nous trouverons bien le moyen de vous ouvrir les lèvres, dit Jonathan.
Amenez-moi son camarade, ordonna-t-il bas à Charcam : je vais prendre soin
de celui-ci, et cette fois ne négligez pas mes instructions. Vous reconnaissez
que ce portrait est la propriété de lady Trafford? poursuivit-il, lançant un re-
gard d'intelligence au chevalier.
— Certainement! répliqua Trenchard. Ah! lit-il, tressaillant soudain, quand
son l'égard rencontra la miniature. Comment avez-vous cet objet en votre pos-
session ?
— Répondez donc, voleur! cria Wild, frappant violemment Darrell de son
bâton d'argent.
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD •101
— Je ne veux pas,
répondit Thames d'une voix ferme, et votre brutalité ne
sera de nul effet sur moi.
— Nous verrons,
repartit Jonathan, le frappant plus fort.
— Finissez ! dit Trenchard d'un ton d'autorité. Savez-vous de qui est ce
portrait? demanda-t-il à l'enfant.
— Non, dit Thames, retenant ses larmes. Pourtant, je pense que c'est celui
de mon père.
—-
En vérité ! vit-il votre père.
— Il fut assassiné que j'étais encore au berceau.
— Qui vous a dit que ceci fut son portrait?
— Mon coeur, qui me dit aussi que je suis maintenant en face de son
meurtrier.
— Naturellement, repartit Jonathan; c'est moi... un empoigneur de voleurs
est toujours un meurtrier aux yeux d'un voleur. Si votre père vous ressemblait
en quelque manière, mon blanc-bec, je regrette que vos soupçons soient mal
fondés. Néanmoins, je puis vous certifier que j'aurai le plaisir de pendre le fils
de votre père; et le fils de votre père n'est pas à cent mille de vous en ce
moment... ah ! ah!
Comme il achevait ces mots, entrèrent Charcam et un nain juif, misérable-
ment vêtu d'une blouse de serge brune. Jack Sheppard marchait entre eux.
Derrière, une foule de domestiques attirés par la nouvelle du vol, lambinaient
à la porte, retenus par la curiosité.
Jack promena un rapide regard autour de lui ; à la vue de Thames sous la
garde de Jonathan, il devina tout, et compritparfaitement l'oeillade que le ban-
dit lui lança à la dérobée.
— Procédons
vivement, dit Trenchard à voix basse.
— Votre nom? commença
Wild, interpellant l'audacieux, qui le considérait
avec le plus grand calme.
— Jack
Sheppard, répondit l'apprenti.
—
Reconnaissez-vous ce portrait? ajouta Jonathan, lui présentant la minia-
ture et lui faisant un nouveau signe d'intelligence.
— Oui.
— Pouvez-vous nous
apprendre d'où il vient?
— Oui.
Établissez les faits.
—
— Il vient de la boîte à bijoux de
lady Trafford.
Un murmure d'étonnement s'éleva dans l'assemblée.
— Vous dites que cette miniature a été volée dansla boite à bijoux de lady
Trafford ; reprit Jonathan, par qui?
— Par Thames Darrell.
— Jack! s'écria Thames indigné.
Mais Sheppard n'écouta pas celle exclamation.
Un chuchotement circula parmi les domesti ques : quelques-uns — spécia-
lement les femmes — se penchèrent en avant pour regarder le coupable.
— Silence ! vociféra Charcam, appuyant énergiquement sur la dernière
syllabe.
— Etiez-vous présent au vol? demanda encore Jonathan
— Oui.
—Vous le jureriez?
— Je le jure! répondit Sheppard.
— Menteur!
s'écria Thames.
— Assez !
reprit Wild triomphant. Eloignez les domestiques,monsieur Char-
cam. Ils en ont suffisamment entendu à mon gré, murmura-t-il. Il est mainte-
nant trop tard pour les conduire devant un magistrat, sir Rowland ; donc, avec
votre permission, je les logerai cette nuit dans le violon de Saint-Gilles. Jack
Sheppard, vous n'avez rien à craindre, puisque vous êtes devenu témoin contre
votre complice. Demain, vous comparaîtrez devant le juge Walters, qui écoutera
votre déposition, et je ne doute pas que Thames Darrell ne soit envoyé en pri-
son. A présent, en cage, mon petit canari. Avant de partir, je vais vous accom-
moder d'une paire de manchettes.
Et il passa les menottes à son captif.
— Je suis innocent! cria Thames,
fondant en larmes. Je n'ai pas commis
ce vol. J'ai quitté Wych Street tout à l'heure. Envoyez chercher M. Wood, et
vous verrez que je dis la vérité.
— Restez en paix ! mon garçon,
cela vaudra mieux, dit Wild d'un ton
menaçant.
ainsi condamné ! cria Thames.
— Lady Trafford ne m'eût pas
— Qu'on l'emmène ! tonna
Rowland avec humeur.
— Restez en bas avec les prisonniers, Nab,
ordonna Jonathan au nain juif
Je vous rejoins dans une minute.
Le mécréant barbu saisit Jack par le milieudu corps, Thames , par la nuque,
et s'éloigna, comme l'ogre des contes des fées, un enfant sous chaque bras;
Charcam fermaitla marche.
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 103
CHAPITRE X
-MEUE ET l'ILS
blement de ses lèvres démentait ses paroles. L'histoire de sa mort était donc
fausse ? Je le savais, du reste. J'étais sûre que vous n'aviez pas eu le courage de
massacrer un enfant... un innocent enfant, Dieu vous fasse miséricorde !
— Qu'il vous entende ! repartit Trenchard, se signant dévotement. Mais mon
crime n'est pas moins grand parce que votre enfant a échappé. Cette main avait
consommé sa perte, lorsqu'une autre s'étendit pour le sauver, Il fut retiré de sa
tombe liquide par un honnête artisan, qui depuis l'éleva comme son fils.
— Dieu le bénisse! s'écria lady Trafford avec ferveur. Ne me faites pas lan-
guir plus longtemps. Les minutes sont des siècles. Montrez-moi mon fils.
— Le voici! répondit Trenchard, lui amenant, par la main, Thames, qui
avait été lejémoin muet et profondément ému de celte scène.
— Ah! s'écria
lady Trafford rappelant toutes ses forces. Ma vue s'obscurcit.
Liv. 14.
•106 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
De la lumière! que je le contemple. Oui!... ce sont les traits de son père! C'est
lui... c'est mon ûls!
— Mère! cria Thames; êtes-vous en vérité ma mère?
— Oui, oui ; mon doux enfant ! murmura-t-elle, sanglotant et le pressant
tendrement dans ses bras.
— Oh ! pourquoi vous relrouvé-je ainsi? reprit Thames d'un ton déchirant.
-^ Ne pleure pas, mon ami, repartit la malade, l'attirant encore plus près
d'elle, je suis si heureuse!
Rowland se repentait déjà de ce qu'il avait fait.
— Vous ne pouvez plus refuser de me révéler le nom du père de ce jeune
homme, Aliva, dit-il.
— Je n'ose, Rowland. Je ne puis parjurer mon serment. Je le confierai au
père Spencer, qui vous le fera connaître lorsque je ne serai plus. Ouvrez ce
rideau, mon enfant, que je vous voie mieux, dit-elle à Thames.
'-r- Ah ! fit Darrell, reculant à la vue de Jonathan Wild.
— Silence ! fit à voix basse le bandit d'un air menaçant.
— Qui est là? demanda lady Trafford.
— Mon ennemi, répliqua Darrell.
— Votre ennemi... répéta-t-elle sans le comprendre. Sir Rowland est votre
oncle... il sera votre tuteur... il vous protégera. N'est-ce pas, frère?
— Promettez ! souffla une voix grave à l'oreille de Trenchard.
— Il me tuera? cria Thames. Il y ici un homme qui en veut à ma vie.
— C'est impossible!
— Regardez ces fers, poursuivit-il,levant ses poignets enchaînés. C'est par
l'ordre de mon oncle qu'on me les a mis.
— Ah ! s'écria la mourante.
— Pas un moment à perdre, chuchota Jonathan s'approchant de Trenchard.
Sa vie... ou la vôtre.
— Personne ne vous nuira, mon enfaut, reprit lady Trafford. Je vous répète
que votre oncle vous protégera; ce sera son intérêt. Il dépendra de vous.
— Faites ce que vous voudrez, dit Trenchard à Wild.
— Otez ces chaînes, Rowland; à l'instant, je vous le commande! continua
Sa Seigneurie.
— Si je le veux, vociféra Jonathan, s'avançant et saisissant rudement
Thames.
— Mère ! cria ce dernier, au secours !
— Qu'est-ce que cela! râla lady Trafford, se levant sur sa couche et ten-
dant les bras à son fils. Dieu! voulez-vous me l'enlever?... voulez-vons me
l'assassiner?
— Le nom de son père et il est libre, répondit Rowland la retenant.
— Relâchez d'abord mon fils, et je vous découvre ce nom, Rowland, je vous
le jure
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 107
CHAPITRE Xï
Jonathan Wild trouva à la porte du manoir, 11110 voiture dont les stores'
étaient soigneusement fermés. Tout auprès, tenant un cheval par la bride, un
nommé Quilt Arnold, grand et de mauvaise mine, bien que vêtu de brillants
108 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
oripeaux, lui affirma que les deux prisonniers étaient en sûreté dans l'intérieur
de la voiture, sous la garde d'Abraham Mendez, le nain juif..
Quilt et Abraham composaient sa garde du corps ou plutôt étaient ses janis-
saires, comme il les appelait. Il donna quelques instructions à la hâte au pre-
mier, enfourcha sa monture et s'éloigna au galop. Quilt, à son tour, s'élança
sur le siège ; stimulé par la promesse d'un bon pourboire, le cocher fouetta son
indolent attelage, et fit merveille dans les profondes ornières et les routes dan-
gereuses, ou, pour mieux dire, les espèces de ruelles, dont Southampton Fields
était alors sillonné.
Il était dix heures, quand le lourd véhicule arriva en vue du violon de
Saint-Gilles. Le bruit tumultueux qui atteignit ses oreilles et la clarté de plu-
sieurs lanternes arrêtées devant le violon, instruisirent Quilt qu'il se passait
quelque chose d'extraordinaire. Craignant un mouvement en faveur de ses pri-
sonniers, s'ils mettaient pied à terre au milieu de celle cohue, il pensa pru-
dent de faire une halte. En conséquence, il descendit et courut sur le lieu du
rassemblement, où il fut content de ne trouver en partie que des sentinelles
et autres gardiens de nuit. Quilt, de sa nature ardent amateur de chamaillis, ne
put s'empêcher de rire aux éclats du piteux état de ces personnages. Pas un
qui ne portât les marques d'une lutte grave et récente. Bâtons de défense, as-
sommoirs, haches à deux tranchants, lanternes, sabres et caboches tombaient
on ruines; et à en juger parles souillures des habits, on avait dû se cogner en
conscience. Impossible d'entendre brailler plus fort que ne braillaient ces infor-
tunés. Les jurons faisaient explosion comme les obus d'une batterie bien
nourrie ; ils se croisaient avec les promesses des plus cruelles représailles.
Ici, un pauvre diable, la mâchoire disloquée, bredouillait de terribles me-
naces et gesticulait comme un insensé; là, un autre, le nez fendu, exhalait
des plaintes et des imprécations analogues. A droite, un homme gigantesque,
une crécelle brisée pendue à la poche de son pardessus, tenait une lanterne à
la hauteur de son visage usé, pour bien montrer aux spectateurs que ses deux
orbites étaient meurtris; à gauche, un maigre constable s'était dévêtu de sa
chemise, pour bander avec plus de facilité la plaie béante qu'il avait au bras.
— Il paraît que les bandits de Londres ont été à l'oeuvre, dit Quilt, s'appro-
chant du groupe.
— Ma foi ! oui ; c'est l'cas de l'dire, répondit un gardien, qui essuyait un
ruisseau de sang sur son front. Ils ont rompu la paix et nos boules par dessus
le marché. Mais, qué-que c'est que ce farceur-là? ajoula-t-il, tournant sa lanterne
vers le janissaire. Ah! Quilt Arnold, mon brave, est-ce vous? Par le diable ! la
vue de votre trogne amie me fait du bien.
— Je voudrais vous faire le même compliment, Terry, mais votre crâne
fêlé n'est pas un beau spectacle. Comment avez-vous été blessé?
— Comment? Je dois ça à un de mes compatriotes ; par exemple, je l'i ai
rendu la monnaie de sa pièce... ah ! ah !
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 109
— Un de vos compatriotes,Terry?
— Eh ben,
oui ; et un illustre encore! Vous avez entendu parler du marquis
de Slaughterford, Quilt?
— Naturellement; qui ne le connaîtpas? C'est le chef des bandits de Londres,
le général des grincheurs (voleurs), le prince des débauchés, l'ami des chirur-
giens et des vitriers, la terreur de voire tribu et l'idole des filles!
— C'est lui à un cheveu près! s'écria Térence ravi. Oh! Quel fier garçon!
— Bon! je croyais qu'il vous avait cassé la tête.
— Bah! ce n'est rien. Un morceau de taffetas gommé raccomodera les
choses; et Terry O'Flaherty n'est pas homme à s'inquiéter du coup d'un jacque-
mart. D'ailleurs, je vous répète que je l'i ai rendu ce qu'il m'avait donné... et
mieux encore. Je l'ai justement touché avec mon Étoile du Soir, comme j'ap-
pelle ce gros bâton, ajouta le gardien brandissant un énorme assommoir, chargé
de plomb à l'un de ses bouts, et, par saint Patrick ! je l'ai abattu comme un
boeuf.
— Morbleu! Vous l'avez donc tué?
— Pas tout à fait, reprit Térence en riant. Seulement,je l'ai ramené à la
raison.
— En l'en privant, n'est-ce pas? Je suis fâché que vous ayez blessé Sa Sei-
gneurie, Terry. La jeune noblesse a le droit de faire ses. folies.. S'il lui plaît, de
temps à autre, de s'enfuir avec un marteau de porte, de barbouiller une ensei-
gne, de battre la garde ou de bourrer un magistrat, elle paie pour ses divertis-
sements et tout est dit. Que peut désirer de plus un homme raisonnable, et
surtout un gardien de nuit? En outre, le marquis est mon intime; et il est dia-
blement beau garçon. Il n'y en a pas un qui lui ressemble parmi les pairs.
— Oh! s'il est votre ami, mon cher, n'en parlons plus : je suis en peine de
l'avoir rossé. Cependaut, nom de nom ! le diable lui-même me ficherait une pile,
y aurait pas à tortiller, faudrait que je l'i rende.
— Bien! bien! vous verrez, repartit Quilt. Sa Seigneurie ne vous oubliera
pas. Elle est aussi généreuse que facétieuse.
Il parlait encore que la porte du violon s'ouvrit et un robuste gaillard parut
sur le seuil, une lampe à la main.
— Tiens !: voilà Sharples! cria Quilt.
— .Paix, lit Térence. Il haussa son lumignon. Par Jésus! il veut nous
causer.
— Meschieurs de la garte, cria Sharples aussi fort que le lui permettait une
,
toux opiniâtre, monnople prisonnier... heugh! heugh!... le Marquis de Slaugh-
terford...
Les gardiens de nuit furieuxl'interrompirent par un tonnerre d'exécrations.
— A bas les bandits de Londres! A bas les grincheurs! cria la populace.
— Ecoutez! écoutez! vociféra Quilt.
— Sa Seigneurie m'envoie vous dire... heugh! heugh!...
MO LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
m'ayez tout l'air d'un fils de seigneur, et, pour moi, c'est beaucoup. Mais si
M: Wild "vient à savoir que je l'y ai jeté des bâtons dans ses roues...
;. — Je ne voudrais pas être dans votre peau pour un monde entier, acheva
Quilt, qui, ayant rattrapé Sheppard et l'ayant remis à Abraham, revenait près
d'eux à î'improviste ; et ce ne sera pas ma faute s'il ne le sait pas.
— Sacrebleu! cria
Térence alarmé. Voulez-vous jouer un mauvais tour à
vot'vieux oamarade, Quilt?
-—:Oui; s'il joue le traître. Venez, mon fin matois ; malgré toute votre ruse,
il y en-a plus d'un de votre force.
— Pas delà mienne toujours, grogna Térence.
— SouyiensTloi ! cria Quilt, forçant le captif à.marcher plus vite., .'
; ,
— Souviens-toi du-diable! rétorqua Térence, qui avait recouvré son audace
naturelle. Crois-tu que j'aie peur d'un méchant pinceur de voleurs et de ses
mirmidons? Ah ben ! Maître-Thames Ditton, comptez sur moi; et vous,M. Quilt
Arnold, je vous défie.
— Chien! tu me menaces? cria Quilt, se retournant violemment.
' Mais le gardien de nuit l'évita, se mêla à la foule et disparut.
CHAPITRE XII
LE VIOLON DE SAINT-f.ILLF.fi.
Liv. 15.
114 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
— Comment?
— Ecoutez-moi, Thames, vous courez un danger plus grand que vous ne
l'imaginez. J'ai surpris les instructions de Jonathan Wild à Quilt Arnold, et,
bien qu'ils parlassent en argot et à voix basse, mes oreilles, habituées au jargon
des voleurs, n'ont pas perdu un mot. Jonathan s'est entendu avec sir Rowland
pour se défaire de vous. Ils vous ont fait amener ici afin de mieux exécuter leur
dessein. Si nous ne trouvons pas le moyen de nous évader, avant la pointe du
jour, vous serez enlevé ou massacré, et votre disparition sera attribuée à la
négligence du constable.
— Etes-vous sûr de cela? demanda Thames, qui, tout brave qu'il fût, ne put
s'empêcher de frissonner à cette nouvelle.
— J'en suis certain. Dès l'instant où je suis entré dans la chambre et vous ai
vu prisonnier de Jonathan Wild, j'ai deviné ce qui se machinait et j'ai agi en
conséquence. Les choses n'ont pas tourné aussi bien que je le désirais; néan-
moins, elles auraient pu être pires. Thames, je veux vous sauver. Mais, dites,
nous sommes amis, n'est-ce pas?
— Vous ne me trompez pas? répondit Thames avec défiance.
— Non, par le ciel! répliqua Sheppard, d'une voix ferme.
— Ne faites pas de serments, Jack, ou j'hésiterais. Je ne peux vous tendre
la main; prenez-la moi.
— Oh! merci! merci ! balbutiaSheppard, tout ému. Je vous délivrerai bien-
tôt de ces bracelets.
— Ne vous mettez point en peine, Jack, M. Wood sera ici tout à l'heure.
— M. Wood! Comment êtes-vous parvenu à le faire prévenir?
Abraham, qui avait écouté attentivement ce dialogue, retint son souffle et
colla son oreille plus près des planches.
— Par le gardien de nuit auquel on m'avait confié.
— Malédiction sur lui! murmura Abraham.
— Chut! fit Jack, j'ai entendu du bruit. Parlez plus bas. On nous épie...
peut-être est-ce le juif.
— Peu m'importe ! s'écria Thames hardiment. Il saura que ses plans vont
être déjoués.
— Oui, mais il peut apprendre à déjouer les vôtres.
— Tut jiste ! Tut jiste ! dit Abraham à haute voix.
— Mort et démons ! cria Jack. Le vieux voleur est là ; je m'en doutais. Vous
vous êtes trahi, Thames.
— Pah! repartit en riant Abraham, fus bufez le zauver, fus zafez.
— Certainement, je le puis et toi aussi, vieil Aaron, si j'avais un
rasoir.
— Ainzi, fus attendez monchiuWud? reprit le janissaire d'un ton railleur.
— Peu t'importe?
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 117
« Oh! donnez-moi un ciseau, une lime ou un couteau, et les gaffres verront si je sais m'en
servir.
« Tol-de-Rol! »
— Quel tiaple
de facarmo faites fus tonc? demanda Abraham.
— Nous pratiquons la
chanson, Aaron. Et fus? répondit Jack..
— Je bratique la
batience, grommela le Juif.
avoir besoin. Sautez sur mes épaules, Thames, ajouta plus
— Attends à en
bas Sheppard. Là, vous y êtes! Prenez celte pique, cherchez la serrure et
ouvrez-la... Il est inutile que je vous dise comment. Quand ce sera fait, je vous
pousserai dehors, vous vous chargerez du vieux marchand de défroques, et,
moi, je me charge du reste.
« Le lendemain matin, lorsque le porte-clefs entra dans sa cellule, la vue du trou percé
dans la muraille le rendit muet. Les bracelets noirs du shériiï étaient par terre. Mais on ne
trouva nulle part le gars qui les avait portés.
«ïol-dc-Uol! »
IIS LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
— « Avec la pipe, du punch sur la table et des nymphes souriantes autour de nous, il n'est
pas detavernc*où l'on s'amuse mieux qu'au vieux violon de Saint-Gilles!
« An violon ! au violon !
« Au joyeux, joyeux violon ! »
CHAPITRE XIII
LA MAGDELEINE.
— Mais, mon amour, vous savez que je veux aller chercher les enfants...
— Madame Sheppard, voulez-vous dire, monsieur? Ne pensez pas m'abu-
ser par de faux prétextes,"Jour de Dieu! onnese joue pas de moi. Asseyez-
vous, je vous l'ordonne. -Winnyj introduisez. Je la recevrai moi-même; c'est
plus qu'elle ne vaut, j'en jurerais. ; ..
Trouvant superflu de discuter davantage, M. Wood s'assit avec soumission
dans un fauteuil, pendant que sa fille se hâtait d'obéir à son acariâtre mère.
— Enfin, mes souhaits seront donc exaucés! continua madame Wood en lan-
çant à son mari un regard de triomphe menaçant. Je verrai donc face à face
cette prostituée déhontée! Si réellement elle est aussi jolie qu'on la représente,
je ne sais pas comment cela finira; mais je commencerai par lui arracher les
yeux.
D'après ce qui précède, on s'imagine aisément que la manière dont madame
Wood;reçut laveuvequi entrait, en ce moment, conduite par Winifred, ne fut
pasdes.plus gracieuses etdes plus encourageantes. La femme du charpentier la
toisa de ,1a tête aux^pieds, espérant trouver matière à querelle dans sa toilette
ou dans sa personne : elle fut déçue.-Madame Sheppard, vêtue avec une pro-
preté, un goût; et une simplicité-.excessives^ne donnait aucune prise à la mal-
veillance; son maintien était si humble, son air si modeste, que, si elle eût été
laide, elle eût peut-être échappé aux traits que la malice se préparait à lui.déco-
cher; mais, hélas! elle était belle, et la beauté est un crime que ne pardonne
pas une femme jalouse. ; :
Commeun laps.de temps assez long et des circonstances différentes ont pro-
duit,un remarquable changement dans l'extérieur de la pauvre veuve, il n'est
pas sans importance de le noter ici. La première fois que nous la vîmes, c'était
une misérable créature abandonnée, sale, décharnée, l'air hagard : aujourd'hui,
ses vêtements, avons-nous dit, sont la propreté et la simplicité mêmes ; sa
taille, quoique mince, a ce léger embonpointqui estl'indice de la santé ; son teint,
toujours pâle, n'a plus sa lividité maladive, et son extrême transparence contraste
agréablementavec des sourcils et des cils noirs, ombrageant un oeil qui a rega-
gné en douceur et en chasteté ce qu'il a perdu en vif éclat. C'est surtout dans la
bouche que se manifestent le plus sensiblement les modifications qu'a subies la
malheureuse, tombée dans l'abjection, opprimée par la misère, tourmentée par
la honte, qui demandait un oubli momentané à d'abrutissantes liqueurs, et qui,
affranchie de ses vices, est rendue au bien-être et au contentement, sinon au
bonheur, par un concours de circonstances plus prospères. Ce qu'il y avait de
défectueux dans ce trait n'a pas disparu, mais il n'est plus repoussant. La rou-
geur humide et fiévreuse de sa lèvre, qui, autrefois, le caractérisait, est main-
tenant remplacé par un incarnat pur et sain, qui dénote des habitudes con-
traires. En somme, le visage s'est transformé. Les lignes les moins bien se sont
perfectionnées ; les plus mal — et il y en avait peu en comparaison — se sont
améliorées ou complètement effacées. La contenance de la veuve, chose encore
^V'L>ÉS' CHEVALIERS DU BROUILLARD 121
Liv. 16.
122 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
Liait réunir toutes ses forces pour ne pas éclater. Voici un bouquet pour vous,
ma chère petite, si votre mère me permet de vous l'offrir, continua-t-elle,
ouvrant son panier et présentant une botte dé fleurs à Wiuifred.
—'N'y touchez pas, Winny! glapit madame Wood; elles sont peut-être
empoisonnées.
— Oli! je n'ai pas peur de cela, mère, dit l'enfant en aspirant les senteurs
du bouquet. Que ces roses sont suaves! Faut-il les mettre dans l'eau?
— Remettez-les où elles étaient, lui répondit sévèrement sa mère et allez au
lit.
— Ne voulez-vous pas que je veille un peu pour voir si Thames reviendra,
mère ? reprit Winifred d'un ton suppliant.
— Peu vous importe qu'il revienne ou non, enfant ! J'ai parlé et ma pa-
role fait loi, avec vous, du moins, ajoula-t-elle eu regardant son mari d'un air
dépité.
La petite fille n'insista pas ; elle replaça les fleurs dans le panier, fondit' en
larmes et se retira.
M"10 Slieppard, témoin effrayé de cette scène, fixa timidement Wood, atten-
dant un mot qui lui dictât sa conduite ; mais le charpentier était trop agité pour
lui venir en aide. Elle se hasarda donc à exprimer la erainte.de les avoir dé-
rangés.
— Certainement! vous nous avez dérangés! s'écria M"10Wood. Je m'étonne,
que vous osiez vous montrer dans cette maison, prostituée que vous êtes!
—-Ne m'avez-vbus pas envoyé chercher, madame ? répondit doucement la
veuve.
— Oui, pour voir jusqu'où vous pousseriezl'effronterie.
— Je suis bien fâchée. Je n'ai cependant en l'intention de vous offenser en
aucune manière, repartit la veuve, s'adressant de nouveau à Wood.
— N'échangezpas des oeillades avec lui sous mon nez! Je ne le supporterai
pas. Regardez-moi et répondez-moi seulement à une question. Prenez garde !
ne tergiversez pas... rien ne me satisfera que la vérité.
M'"° Slieppard leva les yeux et considéra son interlocutrice.
— N'êtes-vous pas la maîtresse de cet homme? demanda M,ucWood, d'un
air capable de réduire en poussière sa rivale supposée.
— Je ne suis la maîtresse d'aucun homme, répondit la veuve, qui devint
pourpre, mais qui ne se départit pas de sa douceur et de son humilité.
— C'est faux ! cria M""- Wood. Je vous connais trop bien pour vous croire,
madame. Les femmes dissolues sout incorrigibles. On m'en a assez conté sur
vous...
— Ma chère, interrompit M. Wood, pour l'amour de Dieu...
— Je veux parler. Je veux dire à cette ignoble créature ce que je sais et oc
que je pense d'elle.
— Pas maintenant, mon amour... pas maintenant, supplia Wood.
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 123
— Que cela me fait de bien de vous entendre parler ainsi, Jeanne, dit Wood
d'une voix émue et les yeux remplis de larmes, et que cela me récompense do
ce que j'ai fai t pour vous !
— S'il suffit de professer du repentir pour être une Madeleine, M"IG
Sliep-
pard en estime, assurément, ajouta ironiquement M"IC Wood. Toutefois, je ne
me paie pas de simples mots; il me faut autre chose pour me persuader que je
me suis inépiïse sur le caractère d'une personne.
— Vous avez raison, mon amour, c'est très-juste. Je puis vous renseigner
sur ce point; depuis douze ans, à ma parfaite connaissance, la conduite do
M'"" Slieppard a été irréprochable, elle a été un modèle de bienséance.
bone qu'il ne soit pas là; n'a-t-il pas assez de se protéger lui-même? J'avoue
que je n'ose aller ouvrir; je suis persuadé qu'il est arrivé quelque chose aux
enfants.
— Est-ce que Jonathan Wild est venu ici aujourd'hui? demanda madame
Sheppard avec inquiétude.
— Certainement,répondit madame Wood, etBlueskin aussi! Ils ne font que
de partir. Miséricorde! quel tapage, ajouta-t-elle, comme on frappait plus bru-
talement encore que la première fois.
Pendant que le charpentier, agité de sinistres pressentiments, quittait irré-
solument la chambre, un léger pas descendaitl'escalier, et, avant qu'il pût l'em-
pêcher, un homme était entré dans l'allée de sa maison.
— Est-ce ici que demeure monsieur Wud, ma jolie demoiselle? demanda la
rude voix du gardien de nuit irlandais.
— Oui, répondit Winifred. Apportez-vous des nouvelles de Thames ûar-
rell?
-—
Par ma foi, oui! répondit Térence; mais, Dieu bénisse vot'angélique
face! comment que vous avez deviné ça?
— Est-il bien? Est-il en sûreté? Va-t-il revenir?
— Il est au violon de Saint-Gilles. Avertissez M. Wud que je suis ici,
et que je viens l'i faire une commission de la part de son fils naturel; ne me
retenez pas, ma petite chérie, n'y a pas une minute à perdre si on veut tirer le
pauv'garçon des griffes du pinceur de voleurs et voleur lui-même, Jonathan
Wild.
Le charpentier, qui avait tout entendu, se déclara prêt à se rendre à Saint-
Gilles, rentra pour prendre son chapeau et sa canne, jugea à propos de mettre
en poche son bâton de conslable, et jura de tirer une terrible vengeance de
Jonathan. Pendant ce temps, Térence, qui l'avait suivi, répétait son histoire
pour madame Sheppard. La malheureuse veuve s'abandonna au désespoir lors-
qu'elle sut que son fils était arrêté comme complice d'un vol qui avait été com-
mis; madameWood soutint énergiquement que si Thames avait été entraîné au
mal, ce devait être par l'influence de son indigne compagnon.
— Vous avez raison, madame, lit observer Térence. M. Thames a l'honnê-
teté écrite sur sa belle face; quant à son camarade, il est né voleur fieffé. Dieu
vous bénisse, madame! Nous en voyons beaucoup dans not'profession; tous les
jeunes gibiers de potence se ressemblent; j'ai reconnu que c'en était un... et un
malin, allez!... au premier coup d'oïil.
— Oh ! s'écria la veuve en se couvrant le visage de ses mains.
— Prenez une goutte de brandy avant de partir, gardien, dit Wood, rem-
plissant un verre d'eau-de-vie et le présentant à Térence, qui fit claquer ses
lèvres après l'avoir vidé. Ne voulez-vous pas en accepter un, Jeanne? ajoufa-t-il ;
si vous nous accompagnez, cela vous fera du bien.
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 127
son conducteur, qui les introduisit dans la pièce .voisine et fit brusquement
retraite, les enfermant, à clef et riant aux'éclats du succès de son stratagème. La
vexation qu'il ressentit de s'être laissé prendre au piège de la sorte, frappa un
instant Wood de stupeur. Quand, enfin, il retrouva la parole, il eut recours aux
plus pressantes sollicitations pour engager le eonstable à le rendre à la liberté ;
mais, menaces, instances et promesses échouèrent; le malheureux captif dut se
résigner,-aprèsâvoirépuise vainement tous les moyens de séduction.
Il était prisonnier dans la pièce qu'avaient occupée les bandits de Londres,
apparemment relaxés,, et le tableau qu'ikenvisàg'eait n'était pas' de nature à
diminuer, son :dégbût et ses appréhensions. Ce n'étaient que bancs, verres,
cruches,'bouteilles, tables, brisés et épars dans toutes les directions; que mon-
ceaux de marteaux de toutes grandeurs enlevés aux portes, d'énseigiies effacées
et barbouillées; l'on respirait là une'.atmosphère suffoquante, imprégnée des
diverses .odeurs'du tabac,- de l'aie, du brandy et autres liqueurs. '
Pendant que l'oeil du charpentier errait sur cette scène de dévastation,
madame Sheppardlui indiqua du doigt un objet épouvantable. C'était un corps
d'homme inerte,' étendu dans' un .coin sur un matelas et la.tête enveloppée
d'une, serviette imbibée de :saug; Près de cet homme, dans lequel le lecteur
reconnaîtra probablement Abraham Mendoz, deux individus de très-mauvaise
mine étaient assis et fumaient tranquillement, sans paraître s'apercevoir de la
présence "dés nouveaux' venus. Leur.conversation en argot inintelligible pour
Wood, fut aisément comprise de sa compagne, à qui elle révéla que c'était son
fils, dont.le courage et l'adresse formaient le sujet de leur entretien, qui avait
frappé le blessé.. D'autres: demi-mots : lui apprirent encore que Thames Darrell
avait été.emmené par Jonathan Wild et. Quilt Arnold, et queBlueskin avait
invité Jack à l'accompagner à la Monnaie. Cette découverte qu'elle communi-
qua sùr-le-:champ au charpentier : le rendit fou. Il renouvela infructueusement
ses prières auprès de Sharples; la veuve et lui passèrent la plus grande partie
de la nuit dans une inquiétude et une angoisse inimaginables.
Enfin, vers trois heures, comme les premières lueurs de l'aube commen-
çaient à percer les lucarnes du violon , un bruit de chaînes et de verrous
les avertit que la porte de la rue s'ouvrait pour livrer passage à quelqu'un.
La démarche de ce quelqu'un avait vraisemblablementrapport au charpentier,
car, bientôt après, Sharples vint annoncer à ses détenus qu'ils étaient libres.
Wood ne se le fit pas répéter deux fois; il se précipita dehors, déterminé à opé-
rer une descente chez Jonathan Wild, dans le Old Bailey, dès qu'il pourrait se
faire prêter main-forte. Madame Sheppard, que ses craintes maternelles entraî-
naient d'un autre côté, s'élança sur la route de la Monnaie.
/c^LiE-s'criÈ^ALIBRS DU BROUILLARD 129
CHAPITRE XIV
LA CltOSS S110VELS.
Liv. 17.
130 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
voir que le fils marche dans la même voie. Il ne pouvait choisir de plus dignes
mains que celles auxquelles il s'est confié. Messieurs, à la bonne santé et au
succès de M. Sheppard.
L'auditoire de Baptiste répondit à son toast par des applaudissementsfréné-
tiques, et lorsqu'il s'assit au milieu des vivat et du choc général des pots et des
verres, la vue de la veuve ne fut plus obstruée. Elle promena un oeil rapide sur
cette foule tumultueuse, et son regard s'arrêta enfin sur un groupe plus laid
que le reste, dont sou fils formait la figure principale. La mère désolée put à
peine étouffer le cri qui s'échappa de son coeur à ce spectacle. Jack, évidemment
au dernier degré de l'ivresse, la chemise ouverte, les vêtements en désordre, une
pipe à la bouche, un bol de punch et un grand verre demi-vide devant lui,
recevait et rendait, ou plutôt essayait de rendre — il n'avait plus la conscience
de ses actes — les caresses que lui prodiguaient deux femmes, dont l'une avait
jeté un bras autour de son cou, et l'autre, appuyée sur le dos de sa chaise,
murmurait des folies à son oreille.
Ces dames étaient douées de grands attraits personnels.La plus jeune, assise
près de Jack, paraissait accaparer toute son attention. Elle n'avait que dix-sept
années, bien que son extérieur annonçât la maturité d'une personne de vingt
ans. Un ovale parfait encadrait ses traits délicats; elle avait des yeux bleu clair,
rieurs, un joli nez retroussé, des dents comme des perles, le teint animé et
rehaussé par une riche chevelure châtain, un cou et des épaules de neige. Cette
jeune fille se nommait Edgeworlh Bess ; comme ses charmes ne seront pas sans
influence sur la vie future de son admirateur-enfant, nous avons jugé à propos
de les décrire. La seconde bonaroba, connue parmi ses compagnes sous le nom
de Poil Maggot, était le type de l'amazone. Haute de près de six pieds et pro-
portionnée à l'avenant, elle unissait à la taille d'une Thalestris ou d'une Trulla,
les contours réguliers de la Venus de Médieis. Un chapeau d'homme galonné,
posé sur le côté de sa tête, lui donnait une expression malicieuse et séiait à
ravir à son air masculin. Mmo Maggot, de même que sa camarade, Edgeworth
Bess, était splendidement habillée, et ni l'une ni l'autre ne dédaignait le pré-
tendu agrément prêté aune belle„peau par le contenu de la boîte à mouches.
Sur un fût vide qui lui servait de siège, et vis-à-vis de Jack Sheppard, que ses
rapides progrès dans la dépravation semblaient réjouir beaucoup, Blueskin
encourageait les deux femmes dans leur tâche odieuse et domptait sa victime
avec le verre. Quelques individus, attablés alentour, accordaient aux faits et
gestes du bandit et de sa société tout juste l'intérêt qu'un assistant accorde à
un jeu qui n'est pas le sien; mais, généralement, chacun était trop attentif à ses
propres affaires pour s'occuper d'aucune autre. D'abord cette réunion était com-
posée de gens auxquels le vice sous tous ses aspects n'offrait plus de nouveauté.
Puis, Jack n'était par le seul adolescent qu'il y eût là. Non loin de lui, un cercle
de jouvenceaux buvaient, juraient et maniaient les dés avec l'avidité et l'adresse
des plus anciens joueurs. Près de ces jeunes hommes, un fourga ou receleur,
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 133
CHAPITRE XV
:
Comme L'horloge de l'église dé Saint-Sépulcre sonnait une heure, dans celte
nuit féconde en événements du 10 juin, à laquelle il nous est nécessaire dé
revenir, un homme à cheval /suivi à distance par un domestique, galopait sur
la place qui s'étend devant Nèwgate, et se dirigeait vers une habitation du Old
Bailey. Avant qu'il eût eu le temps dé serrer la bride, sa monture, apparem-
ment effrayée par un objet qu'il ne distinguait pas, fit un si brusque écart qu'elle
le désarçonna et le précipita à terre. Une seconde plus tard, un témoin de cet
accident accourait lui aider à se relever.
— Vous n'êtes pas blessé, j'espère, sir Rowland? demanda cet individu.
— Pas gravement, monsieurWild ; un peu froissé,voilà tout. Maudite bête !
que peut-elleavoir? ajouta Trenchard, saisissant la bride de son cheval, lequel
continuait de s'ébrouer et de frissonner, comme s'il fût toujours sous le coup
d'une frayeur inexplicable.
— Je ne sais, Votre Honneur,
répondit le groom qui s'était approché. Elle
a bien sûr vu quelque chose de surnaturel.
— A n'en pas douter, reprit Wild, en ricanant, l'âme
d'un voleur de grand
chemin qui vient de rendre le dernier soupir à Newgate.
— Emmenez cet animal,
Saundcrs, dit sir Rowland au groom, je n'en ai
plus besoin. C'est étrange! poursuivit-il, quand celui-ci se fut éloigné, Stuart
m'a conduit à travers cent dangers et jamais il ne m'a joué un pareil lour.
le jouerait pas deux fois, fit observer Jona-
— S'il m'appartenait, ne me
il
than. Quelque bon que fût un cheval qui m'eût jeté à terre eu ce fatal endroit, je
l'assommerais.
v" '-'' //•-. e-
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 137
Lrv. 18.
138 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
ta piste une mente qui t'aura bientôt forcé. Foi de Jonathan Wild! à la fin de
la session prochaine tu le balanceras au gibet en expiation de ta criminelle
tentative sur ma personne. Quand je vous le disais, sir Rowland, ajouta-t-il,
se tournant en riant vers le chevalier, le diable ne m'abandonne jamais.
— Dépêchons-nous,monsieur. Rendons-nous chez-vous, auprès de l'enfant.
— L'enfant n'est pas chez moi, répondit Wild.
— Où donc est-il?
— A Queenhite; en milieu que nous appelons la Maison Obscure. C'est une
sorte de taverne souterraine ou de cave, située au bord du fleuve et fréquentée
par l'équipage du patron de,mon sloop hollandais. Ne vous inquiétez pas de
votre neveu, sir Rowland, à présent, il est en sûreté sous la garde de Quilt
Arnold et de Van Galgebrok. Ils onll'ordre de le tuer s'il essaie de nouveau de
s'évader; et ce sont des gaillards, le dernier surtout, avec lesquels il ne faut pas
badiner. En cas de recherche de son père adoplif, j'ai trouvé plus prudent de
l'envoyer à la Maison Obscure que de l'amener ici. Si vous le désirez, vous
pourrez le voir embarquer A'ous-même sur le Zeeslang, sir Rowland; mais au-
paravant, il faut que vous consentiez à vous reposer quelques minutes dans ma
demeure, pour que nous réglions nos petites affaires. J'ai, d'ailleurs, des
instructions nécessaires adonner âmes gens, afin de les mettre en garde contre
une surprise. Permettez que je vous précède; voici le chemin.
La résidence du preneur de voleurs était grande et triste, séparée de la rue
.
par une cour humide et défendue de toute approche par une grille de fer. Sa
situation en retraite des maisons adjacentes semblait résulter de sa crainte de
tout voisinage. Au jour, elle avait l'air suspect; la nuit elle ressemblait à une
prison; il est vrai que Jonathan faisait tout son possible pour que celte
ressemblance fût frappante. Les fenêtres étaient grillées; les portes, barrées;
le portier lui-même, vêtu comme un geôlier, avec son énorme trousseau de clefs
pendu à sa ceinture, sa physionomie repoussanlc, ses manières bourrues,
paraissait avoir été emprunté à Newgate. Le cliquetis des chaînes, le grincement
des serrures, le bruit des verrous, devaient être une musique pour Wild, à en
juger par le soin qu'il prenait de s'assujettir à ces sons. Le sordide ameublement
des chambres correspondait à l'aspect et au nom que chacune d'elles avait d'un
cachot; les murailles nues étaient couleur de pierre; les parquets étaient
dépourvus de tapis ; les lits, de rideaux; les fenêtres, de stores. Excepté dans la
salle de réception du maître, l'oeil ne rencontrait pas une table en ces lieux. Des
bancs, et des planches de sapin brut, posées en travers sur des tabourets,
occupaient la place de ces meubles commodes. Un large escalier de pierre,
conduisant nul ne savait où, et de longs couloirs ténébreux, frappaient les
visiteurs de l'idée qu'ils traversaient un bâlimentimmense, et bien qu'il n'en
fût rien, en réalité, l'illusion, habilement ménagée, produisait toujours l'effet
qu'on s'en était promis. Il était peu do gens qui n'entrassent avec appréhension
chez M. Wild, et n'en sorlissentavec plaisir. Sa demeure était devenue le sujet des
140 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
CHAPITRE XVI
LA MAISON 0BSC1TRK
— Monsieur Wild, dit Trenchard, je n'irai pas plus loin; mettez cet en-
fant en liberté.
— Si je vous désobéis, sir Rowland, répondit Jonathan, vous me remer-
cierez plus tard. Bâillonnez-le, dit-il, en poussant rudement Darrell vers Quilt
Arnold, et conduisez-le au bateau.
— Un mot? reprit l'enfant, comme le janissaire se préparait à exécuter le
commandement de son maître ; qu'est devenu Jack Sheppard?
— Le diable le sait ! repartit Quilt. Il doit être dans les mains de Blueskin :
ainsi, il ne tardera pas à être sur le grand chemin de Tyburn.
— Pauvre Jack! soupira Thames.
Quilt Arnold mit un morceau de bois dans la bouche du jeune garçon et
1 entraîna. Trenchard,
comme hébété, le regarda faire, sans essayer d'empêcher
le départ de son neveu.
Liv. 19.
146 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
— Sir Rowland, dit Wild, que préférez-vous : rester ici jusqu'à mon retour
ou nous accompagner?
— Je vais avec vous, répondit Trenchard.
Ils sortirent de la maison obscure et gagnèrent le bord du fleuve. Quilt Arnold
attendait sur la marche palière, au pied de laquelle était amarré le bateau con-
tenant le captif. Le preneur de voleurs échangeaquelques paroles avec son janis-
saire; après quoi, tous, à l'exception de celui-ci, descendirent dans le bac de
passage, que firent mouvoir sur-le-champ une couple de rameurs. Un clair do
lune magnifique, malgré l'heure avancée de la nuit, permettait de distinguer les
objets environnants, et les quelques embarcations qui sillonnaient le fleuve,
apparaissaient comme des fantômes, à travers les vapeurs légères qui le cou-
vraient. Toutprès dû ponl de Londres, Wild se pencha à l'oreille de Van Galge-
brok, qui remplissait les fonctions de timonier, et le patron se dirigea aussitôt
vers la quatrième arche du côté du bord de Surrey. Jonathan observa que Tren-
chard frissonnait.
— Vous vous
rappelez cet avant-bec, sir Rowland, dit-il malicieusement, et
ce qui s'y passa, il y a douze ans?
— Trop bien, répondit le chevalier, fronçant le sourcil. Ah! qu'est-ce que
cela? cria-t-il, montrant du doigt un objet qui flottait près d'eux, sur les vagues
bouillonnantes.
— Nous allons voir, repartit Wild.
Il étendit la main et souleva une tête complètement défigurée. Gà et là,
quelques lambeaux de chair adhéraient encore aux os, et les cheveux collés sur
ce qui avait été autrefois la'face, rendaient hideux ce vestige humain.
— C'est le crâne d'un rebelle, dit Jonathan, appuyant avec une intention
marquée sur ces mots ; le vent l'aura détaché d'une des piques du pont. Je ne sais
pas à qui a appartenu cette tête sans cervelle ; mais, n'importe, elle figurera dans
ma collection.
On n'échangea plus un mot qu'on ne fût en vue du sloop, à l'ancre devant
Wapping. L'équipage était aux aguets; un matelot lança une corde au patron,
qui fui immédiatement hissé abord; ensuite, ce fut le tour de Thames.
Pendant qu'il était en l'air, l'enfant regarda sévèrement son oncle.
— Nous nous reverrons! lui cria-t-il, d'une voix menaçante.
— Pas en ce monde, repartit Jonathan. Levez l'ancre, Van! cria-t-il au
patron.
Au bout de quelques minutes, \aZceslang déployait ses voiles aux premières
brises du malin.
Sur un signe de l'empoigneur de voleurs, le bateau de passage se remit en
route vers une petite anse bourbeuse, d'où Wild sauta à terre. Il fut accosté
par plusieurs personnes, au milieu desquelles était'Quilt, tenant un cheval par
la bride. Une voiture stationnait à peu de distance.
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 147
Sir Rowland, absorbé dans ses pensées et les yeux toujours fixés sur le sloop,
débarqua plus à loisir.
— Enfin,
je suis mon maître! murmura-t-il, en touchant la plage.
— Non pas,
sir Rowland, dit Jonathan, vous êtes mon prisonnier.
—
Quoi? s'écria Trenchard, reculant et tirant son épée.
— Je vous arrête sous l'inculpation de crime de haute trahison, poursuivit
Wild, lui mettant un pistolet sur le front et lui présentant un pai*chemin ; voici
mon warrant.
— Traître! vociféra sir Rowland. Damné... double traître !
— Emmenez-le, cria Jonathan à ses agents, qui,-déjà, avaient entouré le
chevalier et le précipitèrent dans la voiture, sans lui donner le temps de pro-
noncer une nouvelle parole, premièrement chez M. Walpole, secondement à
Newgate. Et maintenant, Quilt, continua-t-il, s'adressant à son janissaire, cours
au violon de Saint-Gilles. Si d'après la démarche de son misérable Terry
O'Flaherty, que j'ai inscrit sur ma liste noire, le vieux Wood s'y est rendu et
y a été détenu par Sharples, ainsi que je l'avais commandé, qu'on le relâche,
je me soucie peu qu'il apprenne qu'il a perdu son fils adoptif. Quand j'aurai es-
corté à ses nouveaux quartiers ce fou orgueilleux, je'me rendrai à la Monnaie,
pour voir ce que devient Jack Sheppard.
CHAPITRE XVIII
Le cri perçant poussé par madame Sheppard, à la suite du vol commis dans
l'église de Willesden, eut des conséquences fatales pour son fils. Heureuse-
ment, elle ne les vit pas. Effrayée parce cri, l'assemblée entière tourna son
attention du côté d'où il était parti, et une personne, placée près de la porte,
remarquaun individu qui s'enfuyait avec une extrême précipitation. Un enfant
essayait de le suivre; mais, comme les soupçons étaient éveillés, on l'arrêta!
Pendant ce temps, M. Kncebone, alarmé de l'expression d'effroi qu'il avait
surprise dans le regard de la veuve, avant qu'elle n'exhalât sa déchirante excla-
mation, porta instinctivement la main à la poche de son habit, et n'y trouvant
plus son portefeuille qui contenait des lettres et des papiers compromettants
pour lui et plusieurs de ses complices politiques, il acquit la certitude qu'il
avait été volé. Se détournant donc, dans l'espoir de découvrir son voleur, il ne
fut pas moins surpris que désolé — car, en dépit de ses défauts, le marchand de
lainage n'était pas méchant homme — de voir Jack Slieppard aux mains du
constable et marguillier Dump. La vérité se fit immédiatement jour dans son
esprit. Il devina la cause du regai'd inexplicable et du cri soudain de la mère,
118 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
fourchette cassée et rouillée. Cet instrument pouvait lui être d'une grande uti-
lité; il le ramassa, et résolut de différer l'accomplissement de son projet jus-
qu'au soir.
Les heures furent bien lentes au gré de son impatience, qu?il maîtrisa de son
mieux. Enfin, à la tombée de la nuit, la porte s'ouvrit et M. Dump parut, une
cruche et un pain à la main. Il prévint Jack qu'il n'aurait plus rien jusqu'au
lendemain, et Jack répondit qu'il s'estimerait suffisamment pourvu si on lui
accordait une petite ration de genièvre. Cette requête accueillie avec un suprême
dédain par M. Dump, fut probablement entendue de quelqu'un du dehors; car,
peu de temps après le départ du constable, Jack entendit frapper à la porte, il
leva les yeux et vit le tube d'une pipe entre les barreaux. Comprenant sur-le-
champ cette ingénieuse invention, il appliqua ses lèvres au tube, aspira delà
liqueur autant que la prudence le lui conseillait, remercia son bienfaiteur in-
connu, s'étendit de nouveau sur sa paille, et se livra au repos une seconde fois,
se promettant bien de se relever dès que l'obscurité serait complète. -Mais l'a-
bondante libation qu'il avait faite, jointe à la fatigue et à l'anxiété qu'il avait
éprouvées, l'appesantirent tellement, que le jour commençait:àluire lorsqu'il
rouvritlesyeux. Jack maudit son inertie et se mita l'oeuvre avec ardeur. Il pro-
fita de certaines inégaliiés de la porte pour grimper jusqu'au plafond, assura son
pied sur une légère saillie du mur, et se servit très-utilement de sa fourchette.
En moins de quelques minutes, il eut fait un large trou dans le plâtre, qui
tomba en un nuage de poussière, brisa plusieurs lattes, et saisil une poutre à
laquelle il se suspendit d'une main, jusqu'à ce qu'il eût, non sans difficultés,
enfoncé une tuile du toit. Le reste alors lui fut aisé; il eut bientôt assez élargi
l'ouverture pour passer au travers, et il se disposait à descendre, quand un
bruit de chevaux sur la route, l'obligea à se blottir sur le toit. Au lieu de passer
outre, comme Jack l'espérait, les cavaliers s'arrêtèrent en face de la prison, et
mirent pied à terre. Immédiatement il lui sembla qu'on appuyait un instru-
ment contre la porte dans le but de la forcer, ses craintes se dissipèrent. Il
s'était d'abord imaginé que les voyageurs étaient des officiers envoyés par la
justice pour le transférer dans une prison plus solide ; mais la voix de l'un d'eux
lui fit reconnaître des amis.
— Faites vite, Blueskin. Que le diable vous emporte, grommelait Jonathan
Wild. Nous aurons tout le village à nos trousses si vous taraudez (frappez)
ainsi la porte. Employez le cadet (pince en fer), mon brave.
— C'est inutile, M. Wild, cria Jack en se penchant sur le bord du toit, j'ai
fait le tour.
— Que diantre signifie cela? vociféraJonathan, regardant en l'air. Est-ce que
vous avez brisé la cage, Jack?
— A peu près.
— Bravo! cria l'empoigneur de voleurs. Mais êtes-vous réellement là-haut?
— Non, je suis en bas, répondit Jack, sautant à terre. Ne vous avais-je pas
150 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
dit, monsieur Wild, qu'il faudrait une cachemitte (un cachot) mieux bâtie que
celle de Willesden pour me retenir?
— Oui, oui ; et je réponds que vous donnerez du fil à retordre aux gardiens
des prisons de Sa Majesté. Partons, Blueskin, de peur qu'on ne nous observe.
— En route ! cria ce dernier, sautant sur son cheval ; nous ne tarderons pas
à être à la ville. Edgdworth Bess et Poil Maggot se meurent d'envie de vous
voir ; j'ai cru que Bess pleurerait les yeux de s&sorbo?me (tête) quand elle a ap-
pris que vous éiiezgerbé (emprisonné). Vous n'avez pas besoin de vous inquiéter
de M. Kneebone, M. Wild lui a fait son affaire.
— Oui, ami, reprit en riant Jonathan. Le portefeuille que tu lui as grinché
(volé), renfermait les lettres dont j'avais besoin. Il est maintenant pris aux lacs
et emmagasiné avec sir Rowlan Trenchard. Ainsi, décarons (sauvons-nous).
— Il faut auparavant que je voie ma mère.
— Quelle bêtise ! Voulez-vous vous exposer à de nouveaux risques. Sans
elle vous n'auriez pas couru le danger auquel vous échappez en ce moment.
— Peu importe ! je veux la voir. Laissez-moi derrière, je n'ai pas peur. Je
serai à la Cross Shovelss dans le courant de la journée.
— Non; si vous êtes résolu à faire cette folie, répondit Wild, qui avait pro-
bablement ses raisons pour se prêter aux fantaisies du garçon, je ne vous lais-
serai pas en arrière. Blueskin gardera les chevaux et je vous accompagnerai.
Il jeta la bride de son cheval à son compagnon, lui ordonna de retourner
sur ses pas à quelque distance, etilsuivit Jack, qui ayantquitlé la grand'route,
s'avançait, entre deux haies de troènes du plus beau vert, dans un étroit sentier
opposé à la prison.
CHAPITRE XIX
1J1KN ET MAL
— Où allez-vous donc?
— Je ne sais, réponditl'enfant, mais je ne suis point en sécurité ici.
— C'est
vrai, reprit la veuve, à l'esprit de laquelle tous les incidents de la
veille revinrent en foule. Je ne vous retiens pas ; seulement, apprenez-moi
comment vous vous êtes évadé de votre prison. Venez vous asseoir là, près de
moi, sur le lit; donnez-moi votre main et racontez-moi tout, Jack, continua
madame Sheppard. J'ai été malade... bien malade... je crois que j'ai eu le dé-
lire... j'ai pensé mourir la nuit dernière... Vous ne saurez jamais le mal que
vous m'avez fait... Je ne vous le reproche pas; toutefois, promettez-moi de
vous corriger, de fuir vos vils compagnons, et je vous pardonnerai... je vous
bénirai. 0 mon fils, mon cher fils, laissez-vous convaincre pendant qu'il en est
temps encore. Vous vous êtes livré à un homme méchant et terrible, qui n'aura
de repos que lorsqu'il vous aura complètement perdu. Ecoutez les prières de
votre mère, et ne la laissez pas mourir le coeur brisé.
— Il est trop tard, repartit Jack d'un ton bourru; quand même je le vou-
drais, je ne puis plus être honnête.
— Oh! ne dites pas cela, Jack, reprit la malheureuse veuve ; il n'est jamais
trop tard. Je sais que vous êtes au pouvoir de Jonathan Wild, je l'ai vu hier
près de vous, dans l'église, et si jamais l'ennemi du genre humain a pris une
forme humaine, c'est lui que j'ai aperçu. Prenez garde, mon fils, prenez garde !
Vous ne vous doutez pas de quelle scélératesse il est capable. Soyez honnête
et vous serez heureux. Vous êtes encore un enfant ; si vous vous êtes écarté du
droit chemin, une volonté plus forte que la vôtre vous a entraîné. Je vous en
supplie, retournez chez votre maître, M. Wood, confessez-lui vos fautes; il est
bienveillant, il vous les pardonnera en mémoire de votre père et par égard pour
moi; retournez-y, mon fils...
— Je ne le puis, répliqua Jack avec humeur.
— Pourquoi ?
s'écria la mère.
— Je vais vous le
dire, répondit une voix grave derrière le lit, en même
temps que les rideaux s'écartaient et découvraient la satanique figure de Jona-
than Wild, lequel s'était glissé sans bruit dans la chambre. Il ne peut retourner
chez son maître parce qu'il l'a volé.
— Volé! répéta la veuve effarée ; Jack!...
L'enfant détourna les yeux.
— Oui, volé, reprit Jonathan. L'avaul-dernièrenuit, lademeure deM. Wood
a été forcée et pillée, et la femme du charpentier a reconnu votre fils au nom-
bre des voleurs. Tenez, ajouta-t-il, jetant une affiche sur le lit, voici les détails
cl les circonstancesdu vol ; vous verrez qu'on offre une récompense pour l'ar-
restation do Jack.
— Ah ! fit la veuve, se cachantle visage.
— Venez, dit impérieusement Wild à Jack, vous perdez votre temps.
— Ne t'en va pas, Jack ! lui cria sa mère.
152 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
TROISIÈME ÉPOQUE
LE BRISEUR DE PRISONS
CHAPITRE PREMIER.
L1C RETOUH
Environ neuf ans après les événements que nous avons racontés, vers le
milieu de mai 1724, un jeune homme d'un extérieurremarquablelongeait Wych
street, examinant avec curiosité, sur son passage, toutes les habitations situées
à sa gauche. Grand, robuste et bien proportionné, ce jeune homme pouvait
avoir vingt et un ans. Son oeil gris clair et sa physionomie ouverte révélaient
une nature franche, généreuse et résolue. Il avait les traits réguliers et parfai-
tement dessinés, le teint frais et fleuri, quoique un peu hâlé par les voyages et
SlÂS "CHEVALIERS DU BROUILLARD 153
par le soleil. Affectant un mépris de bon goût pour la mode ridicule et univer-
selle de cette époque, au lieu de porter perruque, il laissait flotter sur ses épau-
les sa noire chevelure bouclée, opulente comme celles qui distinguèrent la cour
de Charles II. En petite tenue militaire française, avec les bottes à genouillères
et le chapeau galonné, ses habits n'indiquaient point qu'il appartînt à aucun
rang particulier, mais toute sa personne annonçait la distinction. Les pas-
sants, surtout ceux du sexe le plus sensible et le plus aimable, se retour-
naient pour admirer la bonne mine et la mâle contenance del'étranger, qui, ab-
sorbé dans ses pensé'es, continuait sa route, sans paraître remarquer l'intérêt
dont il était l'objet. Devant une vieille maison adossée à l'église Saint-Clément,
il s'arrêta et lut sur une immenseenseigne, sur laquelle un ange aux couleurs
voyantesétendait ses ailes, le nom de William Kneebone, marchand de lainages.
Des larmes s'échappèrent des yeux du jeune homme, et il eut quelquepeine
à se calmer assez pour entrer dans la boutique. Un personnage de haute taille,
qu'il reconnut immédiatement, s'avança à sa rencontre. C'était M. Kneebone,
vêtu à la dernière mode. Une perruque frisée tombait sur ses épaules ; une
Liv. 20.
154 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
cravate de vraie malines entourait son cou de plis si épais qu'elle gênait sa
respiration et le menaçait d'une attaque d'apoplexie ; il avait encore de la den-
telle aux poignets et sur la poitrine ; des bas à coins d'or et des souliers à ta-
lons rouges. Un roide habit de drap cannelle, garni sur les manches, sur les
poches et sur les pans, de rangées de boutons de métal de la largeur d'une
pièce de six francs, lui pendait jusqu'aux jarrets. L'épée à poignée d'argent et
le chapeau galonné sous le bras gauche complétaient sa toilette.
Le marchand de lainage salua poliment l'étranger, et s'informa de ce qu'il
désirait.
— Je n'ose vous le dire, balbutia le jeune homme. Autrefois, un nommé
Wood, charpentier,résidait ici, vit-il encore?
.
— Si vous aviez quelque inquiétude sur son compte, monsieur, je suis heu-
reux d'être à même de vous l'enlever, répondit Kneebone. Mon excellent ami,
Owen Wood, — que Dieu conserve, — est toujours en vie ; et pour un homme
qui ne parcourra plus soixante années, il est très-bien conservé, je vous
assure.
— Vous me charmez par cette nouvelle, reprit l'étranger, dont le visage se
rasséréna. En ne le retrouvant plus dans sa vieille demeure, je craignais qu'il
ne lui fût arrivé malheur,
— Au contraire,- tout lui a prospéré. Ses affaires ont marché, il a fait des
héritages inattendus, et, pour couronner l'oeuvre, une heureuse spéculation sur
les fonds de la mer du Sud l'a enrichi, lorsque tant d'autres y ont perdu leur
fortune, et votre humble serviteur a été du nombre, ah! ah! Bref, monsieur,
M. Wood est dans une très-belle position. Il a tenu sa boutique aussi longtemps
que cela a été nécessaire, et plus longtemps même, à mon avis. 1 Quand il a
quitté cette maison, il y a trois ans, je la lui ai reprise, ou plutôt,—pour vous
parler franchement,—il me l'a cédée exempte de tout loyer ; car, je n'ai pas
honte de l'avouer, j'ai fait des pertes, et de grosses pertes ; sans lui, je ne sais
ce que je fusse devenu. M. Wood, monsieur, ajouta-il d'une voix émue, est le
meilleur et il serait le plus heureux des hommes, s'il n'était pas...
Kneebone hésita.
— Eh bien, monsieur? continuez, dit l'étranger.
— Sa femme vit encore, acheva sèchement Kneebone.
— Je comprends, répondit l'officier, incapable de
réprimer un sourire ;
mais il me revient en mémoire que vous fûtes naguère uu des favoris de ma-
dame Wood.
le marchand de drap, aspirant une énorme prise, de
— C'est vrai, repartit
l'air d'un homme qui ne déteste pas d'être raillé sur sa galanterie, c'est vrai.
A présent c'est fini, totalement fini. Lorsque j'eus contracté une si lourde
dette de reconnaissance envers son mari, je ne pus plus, en honneur, continuer...
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 155
hem! Ajoutez à cela qu'elle n'est plus jeune, et que son caractère ne s'est nul-
lement amélioré... hem!
— Assez sur ce
sujet, monsieur, reprit gravement l'étranger. Occupons-
nous d'un objet plus agréable... de sa fille.
— Plus agréable, beaucoup plus, en effet, répéta Kneebone, souriant avec
suffisance.
Le jeune homme parut tenté de châtier cette impertinence.
— Est-elle mariée? demanda-t-il au bout d'un instant...
— Mariée!... non, non. WinifridWood ne se marierajamais, à moins que
la tombe ne rende ses morts. Tout enfant, elle a donné sa tendresse à un jeune
garçon nommé Thames Darrell, que son père avait élevé et qui périt, à ce
qu'on présume, il y a neuf ans ; elle s'est déterminée à rester fidèle à sa mé-
moire.
— Vous m'étonnez, dit l'étranger d'une voix tremblante.
— C'est qu'il est certainement étonnant de trouver une femme fidèle, sur-
tout à un attachement de petite fille, poursuivit le marchand de lainage. Pour-
tant, c'est l'exacte vérité. Il s'est présenté des épouseurs en quantité, car où la
fortune et la beauté sont réunies, les amateurs ne manquent pas; elle les a tous
refusés.
— Incomparable créature ! s'écria le militaire.
— C'est bien mon opinion.
— Je vous poserai encore une question, monsieur, après laquelle je cesserai
de vous importuner, reprit l'inconnu. Vous parliez tout à l'heure d'un jeune
homme qui fut élevé par M. Wood; il me semble qu'ils étaient deux. Qu'est
devenu le second?
— Jack Sheppard! cria Kneebone fort surpris.
— C'est ainsi qu'il se nommait.
— Eh bien! monsieur, votre costume et vos manières me portaient à penser
qu'il y a longtemps que vous êtes absent de votre pays; à présent, j'en suis
convaincu; autrement vous ne me questionneriez pas sur Jack Sheppard. Il
n'est bruit que de lui dans toute la ville, dont il est la terreur. Les femmes ne
peuvent plus dormir dans leurs lits, et les hommes n'osent plus se coucher du
tout. Jamais voleur plus audacieux et plus expérimenté dans l'effraction ne
mania une pince. Il se rit des serrures et des verrous, et plus on se met sur ses
gardes, plus on prend de précautions contre lui, plus on est sûr d'être attaqué.
Ses exploits et ses évasions sont dans la bouche de tout le monde. Il est par-
venu à se sauver de toutes les prisons de la métropole. Il se vante que pas une
n'est bâtie de manière à le conserver. Nous verrons. Il est maintenant sous la
protection de Jonathan Wild.
156 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
recouvré la raison. Elle divague continuellement sur Jack, sur son mari et sur
ce misérable Jonathan, auquel, d'après ce qu'on peut recueillir de ses extrava-
gances, elle attribue tous ses maux. Je la plains du fond du coeur. Cependant,
au milieu de ses afflictions, elle a en M. Wood un fidèle ami. Constamment il
veille et pourvoit à tous ses besoins ; et même, sans sa femme, il lui donnerait
asile dans sa demeure. Voilà, monsieur, ce que j'appelle un bon Samaritain.
L'étranger essuya furtivement une larme, et, s'apercevant qu'il se dispo-
sait aie quitter, M. Kneebone se hasarda à lui demander à qui il avait l'honneur
de parler.
Une porte s'ouvrit et la réponse fut arrêtée sur les lèvres du jeune militaire
par l'entrée d'une femme athlétique, pompeusement parée, qui s'approcha fa-
milièrement de M. Kneebone. Elle remarqua tout de suite l'inconnu, l'honora
d'un regard extrêmement impudent, et ne se donna pas la peine de cacher
l'admiration qu'il lui faisait éprouver.
— Vous voyez, ma chère madame Maggot, que je suis occupé, dit Kneebone
un peu déconcerté.
— Qui avez-vous là avec vous? demanda hardiment l'amazone.
— Je ne connais pas monsieur, répondit le marchand de lainage de plus en
plus embarrassé.
— Il est joliment beau garçon, toujours, fit observer madame Maggot, le
considérant de la tête aux pieds avec une évidente satisfaction, diablement
beau garçon! Je serais bien douce, ajouta-t-elle, lançant une oeillade enga-
geante au jeune homme, et si j'étais à votre côté, vous n'auriez à redouter ni
gardien, ni constable. J'ai secouru Jack... vous savez, Jack Sheppard... dans
plus d'un assaut. Je manie un bâton de défense aussi bien qu'un boxeur de pro-
fession; j'ai battu le fameux Figg. Qu'en pensez-vous, monsieur? voulez-vous
de moi?
Quelque tentante que puisse paraître l'offre de madame Maggot, le jeune
homme jugea convenable de la décliner. Il lui adressa quelques compliments
bien mérités sur ses prouesses extraordinaires,renouvela ses remerciements à
M. Kneebone et prit congé de lui.
Son premier soin fut de se procurer un cheval et de gagner le vest-eud de
la ville. Arrivé à Tyburn Gale, encore sous l'impression de ce que lui avait
raconté M. Kneebone de la conduite sans frein de Jack Sheppard, il fit halle
un instant pour contempler le lieu de l'exécution et tomba dans une sombre
rêverie. Tout à coup, deux hommes à cheval le dépassèrent rapidement sur la
route et s'arrêtèrent à peu de distance. L'un, d'une stature herculéenne, très-
brun de peau, armé de pistolets dans ses fontes et d'un couteau de chasse à sa
ceinture, avait les traits durs et repoussants. L'autre, du même âge environ
que l'étranger, était vêtu d'un costume éclatant : habit de cheval écarlate ga-
lonné d'or et doublé de bleu, avec parements de même couleur, gilet de soie
vert brodé d'argent et garni d'une haute frange, chapeau en harmonie avec ce
158 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
faste éblouissant. Bien fait, élancé, sa taille n'excédait pas cinq pieds quatre
pouces. Il était pâle, et son grand oeil noir avait une expression sinistre. Ses che-
veux, noirs aussi, coupés à la Titus, dessinaient parfaitement sa petite tête
ronde.
Une mutuelle reconnaissance eut immédiatementlieu entre l'étranger et cet
individu. Tous deux tressaillirent. Le premier semblait prêt à venir adresser la
parole au second; mais soudain, changeant d'avis, il appela son compagnon
d'une voix familière au voyageur, enfonça ses éperons dans les flancs de son
cheval et s'élança à bride abattue sur Edgeware Road.
Poussé par un sentiment que nous ne chercherons pas à pénétrer, l'étran-
ger se mit vainement à leur poursuite ; sa monture, moins bonne que les leurs,
le laissa loin derrière eux, et, les ayant suivis dans de nombreux détours, il
finit par les perdre de vue. Alors, il commença de se reprocher sa folie, qui
l'avait éloigné, pensait-il, du but qu'il voulait atteindre ; toutefois, après avoir
chevauché quelques instants à travers une campagne charmante, il entra daus
Willesden, et ne sachant de quel côté s'orienter pour se rendre à Dollis Hill,
il demanda son chemin à un vieillard qui causait près de la porte de la petite
prison.
— Chez qui voulez-vous aller à Dollis Hill, monsieur? dit le paysan, portant
la main à son bonnet.
— Chez M. Wood.
— C'est tout près d'ici, reprit le bonhomme, montrant du doigt une petite
éminence boisée à un mille de distance, et voilà la demeure de M. Wood,
ajouta-t-il, désignant le toit d'une maison visible au-dessus d'un bouquet d'ar-
bres.
Le jeune homme remercia le vieillard, et comme il s'éloignait, il surprit
quelques mots de la conversation des deux campagnards.
— Je vous dis, John Dump, que je ne sais pas si c'est parce que vous me
parlez de Jack Slieppard que ça me l'a remis en tête, mais je l'ai vu une fois,
et s'il n'a pas changé depuis ce temps-là, je vous jure que c'est lui qui a
passé à cheval tout à l'heure et qui a mis pied à terre à l'auberge des Six
Cloches.
— Diantre! cria Dump, si vous étiez sur de ça et que nous puissions l'arrê-
ter, nous gagnerions la récompense promise.
Le voyageur n'en entendit pas davantage; il prit le chemin qu'on lui avait
enseigné, passa devant les Six Cloches, remarqua les chevaux des deux ca-
valiers à la porte, et dans la boutique vit le plus jeune, qui, l'apercevant, se
glissa rapidement dans une autre pièce. Indécis un instant s'il irait aborder cet
homme qui semblait l'éviter avec tant de soin, il se contenta d'écrire sur une
feuille de son carnet : « Vous êtes reconnu des villageois, prenez garde. » Il dé-
chira cette feuille, recommanda à l'aubergiste de la remettre sur-le-champ au
propriétaire du cheval qu'il lui indiquait et il poursuivit sa route.
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 159
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elle.-, I.;';: -:.:.:.:- -.; -, '; ;;;.:V ,.;',;; .;_'...,,, •,.. ,. .;
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L-iv. 21.
162 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
miné, ses yeux pleins de larmes et son sein gonflé dirent combien il l'avait in-
téressée.
Ensuite on s'entretint de l'ancien camarade de Darrell. M. Wood déplora sa
misérable carrière et parla du triste état de la Veuve Sheppard.
— Pour ma part, j'avais toujours prédît ça, fit observer M'uo Wood, et je suis
fâchée et surprise qu'il n'ait déjà pas expie ses crimes; la potence le réclame
depuis des années. Quant à sa mère, je n'en ai aucune pitié, elle n'a que ce
qu'elle mérite.
— Chère mère, ne dites pas cela, s'écria Winifred ; si Jack avait considéré
que la honte et le déshonneur qui rejaillissent d'une conduite criminelle sur les
parents innocents sont le pire châtiment que puisse souffrir le coupable, il aurait
peut-être agi différemment et n'aurait pas attiré tant de maux sur sa malheureuse
mère.
— J'ai toujours détesté M'" 0 Sheppard, reprit amèrement la femme du char-
pentier et je répèle que Bedlam est trop bon pour elle.
— Ma chère, dit Wood, vous devriez être plus charitable...
— Charitable, charitable! c'est votre cri continuel. Jour de Dieu! j'ai élé
beaucoup trop charitable. Voilà-Winny qui vous engage constamment à aller
visiter M"10 Sheppard dans sou asile, à lui porter ceci, à lui envoyer cela; je ne
vous en ai jamais empêché et cependant une générosité si mal placée révolte-
rait un saint. Vous appelez probablement charité l'instance avec laquelle elle
vous a prié de ne point faire pendre Jack Sheppard, lorsque vous le pouviez,
après le vol de Wych street? Ma foi, moi, j'appelle ça entraver l'action de la
justice. Hein! quel horrible gueux vous avez laissé dans le monde!
— Chère mère, si quelqu'un dut éprouver du ressentiment, ce fut moi, car
personne ne fut plus effrayé. Mais ce pauvre Jack me faisait de la peine, comme
il m'en fait encore, je croyais qu'il s'amenderait.
— S'amender! répéta dédaigneusement M"10 Wood, il s'amendera quand il
sera à Tyburn.
-—Oh! j'eus une peur affreuse, la nuit du vol, continua Winifred. Quoique
bien jeune alors, je m'en rappelle encore toutes les circonstances; je veillais,
pleurant votre départ, cher Thames, soudain, j'entends un bruit étrange; je
cours sur le palier, et, à la lueur d'une lanterne sourde, je vois Jack Slieppard
monter furtivement l'escalier, suivi de deux hommes masqués. J'ai honte de
l'avouer, je fus tellementterrifiée que je n'eus pas la force de pousser un cri et
m'enfuis me cacher.
— Taisez-vous! cria M""' Wood, vous me donnez la lièvre. Quand je pense
qu'ils ont emporté toute l'argenterie, tout l'argent et la plupart de mes meilleurs
vêtements, entre autres ma robe gorge de pigeon que j'aimais tant! je n'en ai
jamais pu retrouver une pareille. Jour de Dieu ! si ça ne dépendait que de moi,
je les pendrais tous. Qu'ils s'avisent d'y revenir, je ue laisserai pas M.. Wood
tranquille qu'il n'ait fait juger tous ces coquins-là.
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 163
CHAPITRE II.
Thames n'était pas destiné à. jouir d'un long repos, et ses appréhensions
n'étaient pas sans fondement; le danger approchait. Jack Sheppard et son
campagnon avaient quitté Willesden sitôt après avoir recule billet d'avertisse-
ment des mains de l'aubergiste, et s'en étaient allés du côté de Harrow, d'où
ils étaient revenus à Neadson par des chemins de traverse, à la chute du jour,
pour se diriger, passé minuit, sur Dollis Hill.
La nuit, calme et ténébreuse, favorisait leur entreprise; ils marchaientseul
à seul et foulaient l'herbe qui longeait la route, de manière à amortir le bruit
des pas de leurs cheveaux. Près de la maison, Jack, qui tenait la tête, se retourna
et dit à voix basse à son complice :
16-1 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
— Blueskin, le travail que nous allons faire ne me plaît qu'à moitié; de-
puis que j'ai revu l'ami et le compagnon de mon enfance, je l'entreprends à
contre-coeur. Si nous retournions?
Vous désappointeriez M. Wild, capitaine, répondit l'autre d'un ton
respectueux. Vous savez qu'il y a longtemps qu'il caresse ce projet, il serait
dangereux d'y faire obstacle.
— Bah! je me moque de sa colère. Tous les confrères ont peur de lui; moi,
je ris de ses menaces, il n'ose me quereller. D'ailleurs, j'ai mes raisons pour
ne point aimer cette besogne.
—-
Dame! capitaine, vous savez que j'agis toujours d'après vos ordres, vous
n'avez qu'à parler, j'obéirai ; mais que pensera Edgeworlh Bess quand elle nous
verra arriver les mains vides ?
— Que voulez-vous qu'elle pense?
— Que nous avons eu peur. Enfin, je n'y ferai pas attention, vTà tout.
— Oui, mais jV fais attention, cria Jack, sur qui l'insinuation de son cama-
rade avait produit l'effet désiré; avançons!
— C'est bien, capitaine, reprit Blueskin ; vous avez donné vot' parole à
M. Wild...
— Un mot avant de commencer, Blueskin, interrompit Jack; si la famille
s'alarme, pas de violence; il y a dans la maison une personne que je ne vou-
drais effrayer pour rien au monde.
— La fille de Wood, je suppose?
— Vous avez avez mis le doigt dessus.
— Que dites-vous d'un enlèvement, capitaine ? Pour peu que vous ayez du
goût pour elle, faut faire ça !
— Non, non, repartit Jack en riant, Bess ne souffrirait pas une rivale.
Cependant, si vous voulez jouer un tour d'ami au vieux Wood, vous n'avez
qu'à lui enlever sa femme.
— Je ne me soucie pas de la traîner sur mon cheval, mais que je la trouve
sur mon chemin, et le diable m'emporte si je n'ai pas bientôt fini avec elle !
— Vous oubliez que je vous ai recommandé de ne point commettre de vio-
lences, fit observer Jack sévèrement.
Ils mirent pied à terre, attachèrent leurs montures à un arbre et gagnèrent
la ferme. L'épaisse obscurité ne leur permettait do distinguer autour d'eux
que les massifs de verdure dont les lieux étaient environnés. Sur leur passage
le chien aboya ; Blueskin lui jeta un morceau de viande préparée qui le fit taire.
Ils enjambèrent une haie, escaladèrent un mur, sautèrent dans le jardin, der-
rière la maison, et Sheppard chercha une fenêtre qu'il connaissait. L'ayant
découverte, il reçut des mains de son compagnon les instruments qu'il lui
fallait, et, en moins de quelques secondes, ils s'introduisirent dans une espèce
de cabinet formé en dehors. Cet empêchement disparut dès que Blueskin eut
allumé une chandelle, Muni d'un ciseau, Jack fit glisser le verrou, et cette
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 16a
v
CHAPITRE III.
One heure après l'affreux événement que nous venons de raconter, Jonathan
Wild était assis dans la salle de réception de sa résidence du OldBailey, occupé
à vérifier ses registres et ses livres de compte, lorsque son janissaire Quilt
Arnold entra lui annoncer Jack Sheppard et Blueskin.
plume "et levanl la tète avec un sourire de salis-
— Ah ! cria Wild, posant sa
faction ; je pensais à vous, Jack. Quelles nouvelles? Avez-vous goupiné (fait
quelque chose) à Dollis Hill?
— Non, répondit
Jack, en s'asseyantd'un air sombre.
— Comment!
s'écria Jonathan, Jack Sheppard a échoué? Si un autre que
lui me le disait, je ne le croirais pas.
répartit Jack aigrement, nous avons beaucoup trop
— Je n'ai pas échoué,
fait.
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 167
Jjouis-Hill.
CHAPITRE IV
Liv. 22.
170 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
CHAPITRE V
LE 1) É O I! 1 S E M E K T
Liv. 23.
178 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
qu'elle était belle alors! si belle, que moi, qui me soucie fort peu des attraits
des femmes, j'en devins amoureux.
Jack saisit de nouveau son pistolet, et ne fut retenu d'ajuster la tête de
l'empoigneur de voleurs que par l'espoir d'en découvrir plus long sur sa mère.
Il eut bientôt de bonnes raisons pour se féliciter de sa patience.
— Quelle preuve fournissez-vous à l'appui de cette histoire? demanda Tren-
chard.
— Celle-ci, répondit Jonathan, étant un papier d'un portefeuille et le pré-
sentant au chevalier. C'est une déposition écrite, signée de Martha Cooper, la
bohémienne qui vola l'enfant, et qui fut plus tard exécutée pour un crime sem-
blable. Vous remarquerez qu'elle est attestée par le révérend M. Purney, l'au-
mônier actuel de Newgate.
— Je connais l'écriture de M. Purney, dit Jack, s'avançant, et puis établir
tout de suite si ce document est une pièce fabriquée.
— Regardez, dit Wild, lui passant le portefeuille.
— C'est incontestablement la signature
de l'aumônier, reprit Jack. Et comme
il rendait le portefeuille à Jonathan, il eut l'adresse de glisser la précieuse
preuve dans sa manche, et ensuite dans sa poche.
— Et dire que notre sang illustre coule dans les veines d'un scélérat, d'un
voleur! s'écria Trenchard d'un air égaré, je ne veux pas le croire.
— D'autres le croiront, murmura Jack, en se retirant. Grâce au ciel! j'ai
une haute origine.
— Ecoutez, dit Jonathan, et vous verrez que je ne fais pas les choses à
moitié. Le testament de votre père, sir Montacule Trenchard, vous a instruit,
— et je ne le répèle ici que pour le projet particulier que j'ai en vue, — vous a
instruit, dis-je, que si votre soeur Aliva mourait sans descendance, ou si cette
descendance s'éteignait après elle, la totalité de ses biens retournerait à Con-
stance et à ses héritiers.
— J'entends,
dit sir Rowland avec humeur.
— Moi aussi, murmura Jack.
— Thames Darrell tué, poursuivit Jonathan, Constance, ou plutôt madame
Sheppard, a droit à toute la fortune, laquelle, dans la suite, pourvu qu'il
échappât à la potence, reviendrait à son fils.
— Ah! fit Jack retenant son souffle, et se penchant en avant pour écouter
avec une croissante curiosité.
— Après, monsieur? dit sir Rowland d'une voix agitée.
— Tout cela ne peut vous inquiéter, reprit Wild ; madame Sheppard, comme
je vous l'ai dit, est à Bedlam, et sa folie est incurable. Quant à son fils, il est
dans la Prison-Neuve, d'où il ne sortira que pour être transféré à Newgate et
de là à Tyburn.
— Tu crois cela, murmura Jack entre ses dents.
— Pour vous mettre l'esprit tout à fait en repos sur le compte de madame
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 181
Sheppard, dès que nous aurons disposé de Thames Darrell, j'irai la voir à
Bedlam, et comme il paraît que je suis une de ses principales terreurs, je lui
causerai une frayeur telle que je parierais qu'elle n'y survivra pas longtemps.
— Démon !
grommela Jack.
—
Maintenant, dit Jonathan, que nous sommes débarrassés des obstacles
secondaires, voici le plan que je vous soumets pour nous délivrer de la plus
sérieuse difficulté. Thames Darrell, vous ai-je dit, est chez M. Wood, à Dollis-
Hill, entièrement ignorant des desseins que nous formons contre lui ; il ne se
doute pas que vous.êtes informé de son retour, ni même de son existence, il
sera donc très-facile de l'attirer dans un piège. Demain au soir,L ou du moins ce
soir, car nous touchons à un autre jour, je propose de l'appeler hors de la
maison par un stratagème infaillible ; quoi de plus aisé alors que de lui casser
la tête? Pour être plus sûr du succès, je dirigerai moi-même l'entreprise; mes
janissaires seront de la partie. Vous entendez, Quilt?
— Oui, répondit Slieppard.
—-AbrahamMendez goûtera fort cette expédition. Il a voué une haine mor-
telle à la mémoire de Thames Darrell, depuis la blessure qu'il reçut à la têle
lorsque les deux garçons essayèrent de fuir du violon de Saint-Gilles. Je l'at-
tends de minute en minute; je l'ai envoyé à la Prison-Neuve.
— A la Prison-Neuve! s'écria Sheppard, quoi faire?
— Une commission auprès du guichetier. Jack Sheppard a eu hier un visi-
teur qui m'est suspect; il pourrait bien tenler de s'évader, je veux qu'on le
veille.
En ce moment, un bruit de pas se fit entendre sur l'escalier. Jack s'arma do
ses deux pistolets et se prépara à une rencontre désespérée.
— H y a un autre mystère que je voudrais soulever, dit Trenchard,- s'adres-
sant à Wild, vous m'en avez appris beaucoup, mais pas encore assez.
— Que désirez-vous de plus? demanda Jonathan.
— Savoir le nom et le rang du père de Thames Darrell.
— Une autre fois, répondit
l'empoigneur de voleurs.
— Sur-le-champ, riposta Trenchard, ou notre engagement est nul.
— Cette menace est vaine, sir Rowland, repartit Jonathan d'un ton do
mépris.
— Infâme! répliqua le chevalier en tirant son épée, ce secret... ou je le
l'arrache.
Avant que Wild eût le temps de répondre, la porte s'ouvrit violemment, et
Abraham Mendez se précipita dans la chambre, la figure consternée.
— Il z'est échabé ! cria le juif.
— Qui? Jack? s'écria Jonathan:
— Ui, répondit Abraham. Je liens te la Brison-Neufe, j'ai fizidé za cellule
afecle borde-clefs; nus n'afons drufé que les chaînes bar derre, la venêdrc
prisée, et Jack et Ageworlk Bess bardis.
182 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
CHAPITRE VI
Après la tragique affaire de Dollis Hill, qui avait frappé d'un coup si dou-
loureux toute la famille, M. Wood déploya une grande force d'âme, se prêta
aux formalités de l'enquête, fit sa déposition avec calme, et donna des ordres
pour les funérailles qui eurent lieu le surlendemain. Cependant, dès que les
cérémonies funèbres furent terminées, sa fermeté l'abandonna et il s'affaissa
sous le poids de son affliction. Par bonheur, Winifred, que toutes les circon-
stances de l'horrible événement avait d'abord déchirée, était parvenue à se
tranquilliser et à se remettre assez pour offrir à son père le plus efficace et l'u-
nique adoucissement qu'il pût accepter, ses attentions personnelles.
Le soir même de l'enterrement, soir délicieux et parfumé, la petite ferme
de Dollis Hill avait une apparence de gaieté qui excluait toute idée du crime
épouvantable commis dans ses murs quelques jours auparavant. Les oiseaux
babillaient dans le feuillage, les vaches beuglaient dans la cour, les fleurs du
jardin embaumaient l'atmosphère, les cloches de Willesden sonnaient au loin
le dernier service, loul respirait la paix et le bonheur; mais il est des heures
184 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
— Nous avons fait une perte cruelle, ma chère Winifred, commença-t-il par
dire; j'use du privilège que me donne ma.vieille amitié en vous appelant de
ce nom familier. — Nous avons fait une perte cruelle en la personne de votre
regrettablemère dont je révérerai toujours la mémoire.
Les yeux de Winifred se remplirent de larmes. Ce n'était pas précisément
ce que désirait le marchand de lainage. Il se hâta de changer l'entretien,
— Quelle remarquable chose, fit-il observer en prenant une prise, que
Tha-
mes Darrell, que nous supposions mort, — et dans son coeur Kneebone eût sin-
cèrement voulu qu'il en fût ainsi, —• soit revenu plein de vie et de santé! Il
est vraiment étrange que je ne l'aie pas reconnu lorsqu'il s'est adressé à moi.
— C'est étrange, en effet, répondit naïvement Winifred, moi, je l'ai re-
connu tout de suite.
•—
Cela se comprend, repartit malicieusement Kneebone. Me serait-il per-
mis, comme vieil et cher ami de votre regrettable mère dont je déplorerai
toujours la perte, de-vous poser une question?
— Certainement, fit Winifred.
— Et vous y répondrez franchement?
— Je vous le promets.
— En ce cas, pensa le marchand de lainage, j'aurai au moins
sondé le
terrain. Eh bien! ma chère, conlinua-l-il à haute voix, entretenez-vous encore
le vif attachement que vous aviez pour le capitaine Darrell?
Les joues de Winifred brûlèrent; elle fixa ses regards mécontents sur le
questionneur et lui dit :
— J'ai promis de répondre à votre question ; je l'aime comme un frère.
— Seulement comme un frère? insista Kneebone.
LESi CHEVALIERS DU BROUILLARD 185
—
Je vous aime depuis longtemps, s'écria Wiuifrcd se suspondiint à son cou. (l'âge 187.)
\Y inured demeura silencieuse, mais son air eut décontenance une personne
ayant moins d'assurance que le marchand de lainage.
— Si vous saviez quelle importancej'attache à
la connaissance de vos sen-
limonls à cet égard, ajouta-l-il passionnément, vous ne refuseriez pas de
m'éclairer. Accepferiez-vousl'offre de la main du capitaine Darrell? '
— Je ne devrais pas vous répondre, monsieur,
dit Winifred, mais, pourmot-
tre fin à votre inconvenante curiosité, je vous déclare que non.
— Pourquoi cela? demanda ardemment Kneebone.
— Je n'aime pas à être ainsi interrogée, repartit sèchement la jeune fille.
— Au nom de votre regrettable mère dont je révérerai toujours la mémoire,
cria Kneebone, je vous supplie de me dire pourquoi vous ne l'accepteriez pas.
— Parce que nos positions sont différentes, soupira
Winifred, incapable de
résister à cet appel à sa tendresse filiale.
Liv. 24.
186 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
ne m'ayez répondu. Vous dites que vous n'aimez le capitaine Darrell que
comme un frère...
— Monsieur
Kneebone!...
~~ Que vous
n'accepteriez pas sa main s'il vous l'offrait...
— Silence, monsieur.
— Je ne peux donc plus le considérer...
— D'où vient, monsieur, que je vous entends prononcer mon nom? demanda
Thames en s'avançant. Avez-vous osé insulter madame?
— L'insulter ! repartit Kneebone, s'efforçant de cacher son embarras sous
un air de défi ; loin de là, monsieur, je lui ai fait une honorable proposition de
mariage, pour remplir la promesse donnée à sa regrettable mère dont je révé-
rerai tou...
— Ne soutenez pas cette fausseté, misérable ! s'écria Darrel, ou je vous
mets dans l'impossibilité de répéter cet outrage. Sortez! et ne rentrez dans
cette maison qu'à vos risques et périls.
— Je ne sortirai, monsieur, répliqua Kneebone, que si madame m'en prie.
Vous êtes heureux que sa présence m'empêche de châtier votre insolence
comme elle le mérite.
— Partez! monsieur Kneebone, je vous en prie! dit Winifred. Thames, au
nom du ciel!...
— Votre volonté est ma loi, bien-aimée fille, reprit Kneebone, s'inclinant
profondément. Capitaine Darrell, ajouta-t-il, vous aurez de mes nouvelles.
— Quand il vous plaira, monsieur, dit Thames froidement. Que signifie
tout ceci, chère Vinny? demanda-t-il lorsque le marchand de lainage se fut
retiré.
— Rien... rien... répondit-elle, fondant en larmes; je vous conterai cela
plus lard.
— Winny, reprit Thames tendrement, quoi que ce soit que ce
fat vous ait
dit, il m'a rendu service puisqu'il me fournit l'occasion ^
vous parler d'une
chose que je n'ai pas encore eu le courage d'énoncer.
— Thames !
— Vous semblez douter de mon amour, poursuivit-il; vous semblez
croire
qu'un changement dans les circonstances produira un changement dans mes
affections. Ecoulez-moi donc avant que je fasse un pas pour établir mon ori-
gine ou rentrer dans mes droits. Quelles que soient ma naissance et ma posi-
tion, mon coeur vous appartient. Vous agrée-t-il?
— Cher Thames!
— Pardonnez-moi cet aveu inopportun de mon amour ; mais,
dites, me
suis-je trompé? m'aimez-vous?
— Oui... oui, et depuis longtemps! s'écria Winifred, se suspendant à
son cou.
188 LES CHKVAL1ERS DU BROUILLARD
CHAPITRE VII
demanda Winifred.
— Comment cela?
aimais, répondit Jack. Ne tressaillez pas; mon amour est mort
— Je vous
maintenant. Je vous aimais comme un enfant, sans espoir de retour, je devins
furieux et désespéré. Aujourd'hui j'apprends, quand il est trop tard, que je
pouvais vous mériter, que je suis aussi bien né que Thames Darrell. Enfin,
n'y pensons plus, cela me rendrait fou. Je vous ai dit que votre existence est
en danger, Thames, ne méprisez pas mon avertissement. Sir Rowland Tren-
chard sait que vous êtes en Angleterre; je l'ai vu la nuit passée chez Jonathan
Wild, à la suite de mon évasion do la Prison-Neuve, Il arrivait de Manchester,
d'où il a été appelé par ce traître; je les ai surpris complotant votre assassinat.
C'est ce soir qu'ils doivent exécuter leur dessein.
— Ciel! s'écria
Winifred.
— Et quand je vous aurai dit,
poursuivit Jack, que je suis, après vous et
ma mère, le plus proche héritier des biens de mon grand-père, sir Montacute
Trenchard, vous ne révoquerez peut-être plus en doute le désintéressement de
ma démarche,
— Si je pouvais cro
ire cette étrange histoire, je le ferais, répondit Thames.
— Tenez ! voici les
instructions écrites de Jonathan Wild à Quilt Arnold,
reparlit Sheppard, exhibant le portefeuille qu'il avait trouvé dans les vêtements
du janissaire. Cette lettre vous attestera qu'une communication a eu lieu entre
vos ennemis.
Thames lut la dépêche, et au bout d'un instant de réflexion :
— De
quelle manière m'attaqueront-ils?
— C'est sur quoi je ne
puis vous renseigner. Je vous conseille d'être sur
vos gardes, car, à l'heure qu'il est, ils sont dans le voisinage.
— Ici ! s'écria
Wood alarmé.
— Jonathan
Wild dirigera l'attaque.
— Jonathan
Wild! répéta le charpentier tremblant. Alors, c'en est fait de
nous! Quel malheur que j'aie quitté Wych Street! Nous serons tous massacrés
dans celle ferme avant d'avoir du secours et personne n'en saura rien.
— Il y a
quelqu'un dans le jardin, dit Jack, j'ai vu un visage à la vitre.
— Où? où?
cria Thames.
— Demeurez
paisible, répliqua Jack, je vais m'assurer si c'est l'ennemi.
Il fit remonter la fenêtre, et cria, en imitant la voix de Thames Darrell :
— Qui est là?
Un coup de pistolet lui répondit ; la balle passa au-dessus de sa tête et se
logea dans le plafond.
Sheppard, c'est Jonathan. Votre oncle est
— J'avais raison, dit froidement
avec lui, je les ai aperçus tous deux.
demanda précipitammentThames.
— Puis-je compter sur vous?
—
Oui, repartit Jack, je combattrai à vos côtés jusqu'au dernier soupir.
Suivez-moi, alors, cria Thames, dégainant et sautant par la fenêtre.
•—
192 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
CHAPITRE VIII
REliLAIU
Liv. 25.
194 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
il vit s'affaiblir son pouvoir de jour en jour. Convaincus que la justice ne les
laisserait pas longtemps tranquilles, les habitants de la Nouvelle-Monnaie se
livrèrent à toutes sortes d'outrages, et se conduisirent avec tant d'insolence
que le gouvernement dut prendre d'énergiques mesures répressives.
Jack mit pied à terre aux Sept Villes de refuge; il pourvut aux besoins de
son cheval, but simplement un verre d'eau-de-vie et se jeta sur un lit où il
s'endormit d'un lourd sommeil. Quand il rouvrit les yeux, fort tard dans la
journée, il fut tout surpris de voir Blueskin qu'il croyait mort, veillant à son
chevet, une épée sur ses genoux, un pistolet dans chaque main et la tête ban-
dée d'un linge taché de sang.
— Ne vous dérangez pas, capitaine, lui dit-il, tout va bien.
— Quelle heure est-il? demanda Jack.
— Midi. Je ne vous ai pas réveillé parce que vous me paraissiez fatigué.
— Comment vous êtes-vous échappé? dit Sheppard, à la mémoire duquel
revenaient toutes les circonstances de la veille au soir.
— Assez facilement. Je suppose que je suis resté quéque temps évanoui,
car, en revenant à moi, j'ai trouvé c't horion à ma lêle et la terre imbibée de
sang. Personne n'm'avait découvert, si benque j'ai pu me traîner jusqu'à mon
cheval. J'ai pensé que si vous étiez en vie et en liberté, vous seriez ici. J'suis
venu, et j'vous ai gardé, de peur d'une surprise de la part de Jonathan. A pré-
sent, quéque vous allez faire?
— Je vais d'abord visiter ma mère à Bedlam.
— Il serait beii plus sage d'aviser à sauver le fils de vot'mère ; vous vous
exposerez à de grands risqués.
— Risques ou non, j'irai, répartit Jack. Jonathan projette de lui faire du
mal ; je veux la voir sans retard et lâcher de la soustraire à ce monstre.
— Vlà une entreprise qui ne réussira pas, grommela Blueskin. Comment,
vous voulez vous charger d'une mère folle au moment où vous avez tant
besoin de songer à vous dérober aux poursuites?
— Ne vous inquiétez pas de moi. Une fois pour toutes, j'irai.
— M'emmenez-vous,capitaine?
— Non. Vous attendrez mon retour ici.
— En ce cas je l'attendrai longtemps, murmura le voleur, vous ne revien-
drez pas.
— C'est ce que nous verrons, riposta Jack. Pourtant, si tes crainles se réa-
lisaient, prends cette bourse, tu la remettrais à Edgeworlh Bess que tu irais
chercher à l'antre de Marie la Noire.
L'ancien Bethléem ou Bedlam, hôpital pour les fous, aujourd'hui complète-
ment disparu, était une construction magnifique, érigée sur le modèle des
Tuileries. On dit même que Louis XIV. furieux de celte insulte faite à son
palais, avait approprié aux emplois les plus abjects une imitation de Saint-
James.,
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 193
Jack pénétra dans le vaste jardin qui s'étendait devant et derrière le bâti-
ment, et, moyennant rétribution, le portier l'admit à franchir la porte de fer qui
donnait accès dans ses murs. Les clameurs qui s'élevaient de tous côtés le
rendirent presque sourd en y entrant. La plupart des aliénés secouaient leurs
chaînes, ou criaient, ou chantaient, ou tambourinaient sur les portes avec une
frénétique violence ; c'étaitle bruit le plus épouvantable qu'il eût jamais entendu.
Çà et là, quelques groupes rieurs se promenaient pourtant de cellule en cellule,
comme divertis par cesaffreuses misères.Ici, unepauvre créature demi-nue,une
couronne de paille sur la têle, un sceptre debois à la main, étaitassise par terre,
avec la dignité d'un monarque sur son trône; là, un musicien semblait en extase
au son des accords qu'il tirait d'un violon d'enfant; plus loin, une têle effrayante
claquait des dents et hurlait comme une bête féroce; plus loin encore, un amant
joignait les mains el levait les yeux au ciel dans l'attitude la plus passionnée.
Puis, c'était un chasseur qui s'était fracturé le crâne à la chasse et criait conti-
nuellemenl taïaut. Mais le plus triste de tous ces fous était, sans contredit,
celui qui bredouillait des sons inarticulés, grimaçait des sourires, et réalisait
le rire extravagant.
Jack, que ce spectacle déchirait, gagna à la hâte la grille qui séparait le
corps de logis des femmes de celui des hommes et demanda la cellule de ma-
dame Sheppard. Une vieille femme s'offrit aussitôt pour l'y conduire.
— Elle est assez tranquille aujourd'hui, monsieur,lui dit-elle, chemin fai-
sant, mais dernièrement elle était bien méchante. Sa gardienne dit qu'elle ne
vivra pas longtemps.
— Dieu la secoure ! soupira Jack.
— La prolongation de son existence serait un malheur, continua la vieille
femme; si vous la voyiez dans l'état où je l'ai vue quelquefois, monsieur; vous
ne lui souhaiteriez pas de guérir.
Jack ne répondit pas.
— Il paraît que son fils est enfin arrêté et qu'il va être pendu. Ma foi ! j'en
suis contente, car c'est bien lui qui est cause que sa pauvre mère est ici. Voilà
pourtant ce que le crime fait, monsieur ; ceux qui s'adonnent au mal attirent
toutes sortes d'afflictions sur leurs parents. La pauvre créature est si douce,
quand elle n'a pas ses accès de fureur ; elle attendrirait un coeur de pierre.
Elle pleure nuit et jour. Si Jack Sheppard connaissait la position de sa mère,
cela serait pour lui une leçon qu'il n'oublierait point; oui, une leçon plus sévère
que celle qu'il recevra do la main du bourreau. Quelque endurci qu'il soit,
cela le toucherait. Mais il ne vient jamais... jamais.
La conductrice s'arrêta el ouvrit une porte.
— Monsieur, voici la cellule de madame Sheppard, dit-elle.
— Laissez-nous seuls, ma bonne femme, dilJack, lui mettant une guinée
dans la main.
196 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
— Tant que vous voudrez, monsieur. Entrez. N'ayez pas peur, elle n'est
pas malfaisante, d'ailleurs, elle est enchaînée et ne peut vous atteindre.
Quoique préparé à une émotion terrible, Jack recula devant l'objet effroya-
ble qui se présenta à sa vue. Blottie dans un coin, sur un monceau de paille, sa
malheureuse mère n'était plus que l'ombre d'elle-même. Ses yeux pénétrants
étincelaient comme deux flammes, du fond de son obscur réduit. Elle n'avait
pour tout vêtement qu'un jupon et un lambeau de couverture attaché sur ses
épaules. Ses pieds et ses bras nus semblaient appartenir à un squelette ; son
visage osseux, d'une pâleur sépulcrale, portait l'horrible empreinte de la dé-
mence ; ses doigts décharnés étaient armés d'ongles comme des griffes. Un
vieux linge entourait sa têle rasée. Une chaîne, retenue par un anneau rivé
dans le mur, entourait sa taille.
Quand Jack parut dans sa cellule, elle fixa sur lui son regard ardent, puis
ses Iraits se dilatèrent.
— Vous êtes un ange, lui dit-elle, la physionomie rayonnante de
bonheur.
— Plutôt un monstre, murmura Sheppard, puisque c'est là mon ouvrage.
— Vous êtes un ange! continua la pauvre insensée, et s'il eût vécu, mon
Jack vous eût aimé; mais il est mort tout enfant... il y a longtemps... long-
temps... longtemps!
— Que n'est-ce la vérité ! cria Jack.
— Le vieux Van me prédisait sa fin sur le gibet; il me montrait sous son
oreille une tache noire où l'on attacherait le noeud coulant, Alors vous ne savez
p;is ce je fis...
Et elle partit d'un éclat de rire qui glaça le sang de Jack dans ses veines.
— Que fîles-vous? lui demanda-l-il d'une voix brisée.
— Je l'étranglai... ah! ah! ah !... je l'étranglai pendant qu'il était dans mes
bras... ah! ah! C'est cela qui m'a rendue folle, ajouta-l-elle changeant tout
à coup d'expression. J'ai tué mon enfant pour le sauver de la potence... oh ! oh !
C'est assez d'un pendu dans une famille. Si je n'étais pas devenue folle, on
m'aurait pendue.
— Pauvre mère! soupira Jack.
— Il faut que je vous raconte un rêve que j'ai fait la nuit dernière : j'étais
à Tybum; une potence était dressée, et une grande foule l'environnait. Il y
avait là des milliers de gens et tous avaient des faces de cadavre. Au milieu
d'eux s'avançait une charrelte, dans laquelle était un homme... cet homme
était Jack... mon fils Jack... on allait le pendre. Vis-à-vis de lui, sous le cos-
tume d'un prêtre, se tenait Jonathan Wild, un livre à la main... mais ce ne de-
vait pas être un livre de prières ; je le reconnus malgré son déguisement. Quand
ils furent au pied de la potence, Jack sauta à bas de la charrette et le bourreau
pendit Jonathan à sa place... ah! ah! La foule poussa des hourras... et moi
aussi... ah! ah ! ah!
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 197
sortit sa têle de dessous la paille regarda autour d'elle et dit à voix basse :
,
— Sont-elles parties? '
— Qui? demanda Sheppard.
— Les infirmières.
— Vous maltraitent-elles?
— Chut! fit-elle, mettant un doigt sur ses lèvres, chut! venez ici je vous
dirai tout.
Jack s'approcha.
— Asseyez-vous près de moi, poursuivit-elle. Là, c'est bien ! Je vais vous
confier ce qu'elles me font. Attendez ! Avant, il faut fermer Ja porte ; autre-
ment, on nous surprendrait. Voyez-vous, ajouta-t-elle, arrachant de sa tête le
chiffon qui l'enveloppait,j'avais de beaux cheveux noirs autrefois, on me les a
coupés.
— Je deviendrai fou, si je l'écoute encore, se dit Jack, essayant de se lever,
il faut que je parte.
— Ne bougez pas, lui cria sa mère, le retenant ; on vous enchaînerait à Ja
muraille. Maintenant, apprenez-moi ce qui vous a amené ici.
— Le désir de vous voir, chère mère !
— Mère! répéta-t-elle, mère !... Pourquoi m'appelez-vous mère ?
— Parce que vous êtes ma mère.
— Quoi ! s'écria-l-elle, le regardant fixement en face. Vous êtes mon fils ?
vous êtes Jack?
— Oui, mère ! oui !... Dieu soit loué, elle me reconnaît, enfin !
— O Jack ! cria la. pauvre femme, tombant à genoux et le couvrant de bai-
sers.
— Mère... chère mère ! dit Jack, fondant en larmes.
— Vous ne me quitterez plus, sanglota M"' 0 Sheppard le pressant sur son
sein.
— Jamais ! jamais !
Ces mots étaient à peine prononcés que la porte s'ouvrit violemment et
deux hommes parurent. C'étaient Jonathan Wild et Quilt Arnold.
— Ah! s'écria Jack, se levant précipitamment.
— Juste à temps, dit l'empoigneur de voleurs. Jack, vous êtes mon pri-
sonnier.
vie, riposta
— Avant de me reprendre la liberté, vous me prendrez la
Sheppard.
Et comme il se mettait en défense, sa mère l'entoura de ses bras.
— Ils ne vous
feront pas de mal, mon fils ! s'éeria-t-elle.
Ce mouvement lui fut fatal. Profilant de sa position embarrassée, Jonathan
et Quilt se précipitèrent sur lui et le désarmèrent.
— Merci, Mme Sheppard ! dit Wild, passant une
paire de menottes auxpoi-
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 199
gnets de Jack. Sans vous, nous aurions eu quelque peine à arrêter votre
fils.
Comprenant apparemment la faute qu'elle avait commise, la pauvre folle
s'élança violemment sur lui et lui enfonça ses longs ongles dans les joues.
— Arrière ! maudite coquine! rugit
Jonathan. Arrière! vous dis-je. Et il
la frappa du poing avec force.
La malheureuse femme chancela, exhala une plainte et tomba inanimée sur
la paille.
— Démon ! cria Jack. Ce coup te coûtera la vie.
— Il est inutile de le redoubler, en tous cas, répondit Jonathan, regardant
le corps étendu avec une joie maligne. A présent, à Newgate.
CHAPITRE IX
Le lundi 31 août 1724, jour dont se souvinrent longtemps encore après les
employés de Newgate, un flux inaccoutumé de visiteurs avait envahi la loge.
Depuis que Jonathan Wild l'avait arrêté à Bedlam, Jack avait élé jugé, reconnu
coupable et condamné à mort, et, le matin même, l'prdre d'exécution, pour le
vendredi suivant, était arrivé de Windsor. Jusqu'à présent, on avait espéré un
sursis, et l'on s'était employé en faveur de Sheppard auprès des plus hauts
personnages ; mais maintenant que son sort semblait scellé, la curiosité du
public augmentait. Les portes de la prison étaient assiégées comme l'entrée
d'une baraque à une foire, et le fort des condamnés, dans lequel il était con-
finé et où les visiteurs étaient admis au prix modéréd'une guinée par tête, avait
tout à fait l'apparence d'une salle de spectacle. Vers la fin de la journée, la
foule diminua; ceux qui ne voulaient pas se soumettre aux exigences du gui-
chetier s'en retournaient non satisfaits, et à cinq heures on ne reçut plus que
deux étrangers, M. Shotbolt, le maître porte-clefs de Clerkenwell Prison, et
M. Griffin, remplissant le même office à Westminster Gatehouse. Jack, qui
avait été autrefois sous la garde de ces deux messieurs, les accueillit très-cor-
dialement, s'excusa d'être obligé deles recevoir dans un si triste logis, et voulut
absolument, quand ils prirent congé de lui, les régaler d'un double bol de
punch, qu'ils dégustaient en ce moment en compagnie de M. Ireton, le premier
geôlier et de ses deux satellites, Austin et Langley. Non loin de cette petite
société, un gigantesque et musculeux individu, l'air sinistre, les traits durs et
inflexibles fumait une courte pipe noire et sirotait un grog froid au genièvre.
Son nom était Marvel ; sa profession, aussi repoussante que son aspect, était
200 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
celle d'exécuteur public. Il avait près de lui une femme d'un embonpoint re-
marquable, la peau brune, la lèvre supérieure fortement ombragée, l'oeil noir
et guilleret, à laquelle il rendait toutes les attentions dont sa nature de fer était
susceptible. Veuve pour la quatrième fois, Mme Spurling, — car c'est l'hôtesse
de la Maison obscure, à Queenhite, que nous retrouvons ici cabaretière dans la
loge de Newgate, où les anciens règlements permettaient aux prisonniers
l'usage des liqueurs fortes, — par les charmes de sa personne ou de sa bourse,
était parvenue à émouvoir le coeur de pierre de M. Marvel, qui, lui ayant pendu
ses premiers maris, se croyait forcé, en conscience, de lui offrir de les rem-
placer. Mais la dame ne s'obtenait pas ainsi. Sans le repousser complètement,
elle ne lui donnait que bien peu d'espoir. M. Marvel en était toujours à son
temps d'épreuve. Derrière M'"° Spurling se tenait son domestique nègre, Ca-
liban, monstre malicieux, hideux, mal bâti, bossu, le nez plat, les oreilles
comme celles d'une bête sauvage, la tête trop grosse pour son corps, et le corps
trop long pour ses jambes. Cet horrible échantillon de difformités, qui cumu-
lait les fonctions de garçon et d'encaveur chez sa maîtresse, était constamment
en butte aux quolibets du. geôlier, qui l'avait surnommé le Chien noir de
Newgate.
Avant d'aller plus loin, il sérail bon de décrire minutieusement la loge. Elle
communiquait avec la rue par de larges degrés de pierre, s'arrêtant au pied
d'une lourde porte plaquée; de fer, et renforcée par d'énormes verrous et une
serrure avec gardes d'une taille prodigieuse. Au delà de cette porte était un
guichet plus bas, niais aussi solide, surmonté d'une rangée de piques de fer.
Comme on n'appréhendait point d'évasion de ce côté, les plus hardis criminels
n'ayant jamais tenté rien de semblable, cette issue était généralement ouverte
pendant le jour. A gauche de l'entrée, était une cloison formée d'épaisses
planches de chêne, jointes par des chevilles de fer et garnies de gros clous.
Dans cette cloison, qui masquait le sombre couloir conduisant au fort des con-
damnés, on avait pratiqué, à environ cinq pieds du sol, une.porte coupée à
travers laquelle les malfaiteurs destinés au gibet avaient la liberté de causer
avec ceux deleurs visiteurs qui ne leur portaientpas assez d'intérêt, oun'avaient
pas assez d'argent pour pénétrer dans la cellule. Protégée par de longues pi-
ques, de la force d'une défense d'éléphant, que séparait entre elles un inter-
valle de six pouces, cette porte coupée précédait un angle provenant d'une
saillie de trois ou quatre pieds dans la muraille, qui cachait la porte intérieure
de laprison. De l'extrémité la plus reculée de la loge, où deux marches exhaus-
saient le parquet, on embrassait ce lieu d'un coup d'oeil, à l'exception de l'an-
gle que nous venons de mentionner. C'est sur cette élévation que les guiche-
tiers et leurs hôtes, assis autour d'une table, fêtaient le breuvage odorant qu'ils
devaient à la libéralité du prisonnier. Tous ces hommes robustes et de mau-
vaise mine, vêtus de l'uniforme couleur tabac, avaient un air de famille. La
seule différence qui distinguât les employés de Newgate de leurs confrères,
KES CHEVALIERS DU BROUILLARD 201
Liv. -2G.
202 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
— Je suis surpris que M. Wild ne soit pas encore venu s'informer de lui
aujourd'hui, fit observer Langlej'. C'est la première fois qu'il y manque.
allé à Enfield pour arrêter Blueskin, dit Austin. Il paraît qu'il a reçu
— Il est
d'une femme des renseignements positifs, et qu'il est sûr de le pincer, à cinq
heures, chez une daronne (maîtresse d'une maison où l'on reçoit les voleurs).
— M. Wild l'a échappé belle, dernièrement, avec le
capitaine Darrell, reprit
Sholbolt.
— Je suis fort peu au courant de cette affaire, repartit Griffin.
— Je suppose que personne n'en sait le fin mot, s'écria Ireton, clignant de
l'oeil; il y a là-dessous quelque mystérieuse transaction. Tout ce qu'on connaît
à peu près, c'est que le capitaine Darrell, qui habite Dollis Hill avec M. Wood,
fut attaqué et presque tué par une bande de brigands, àla tête desquels étaient,
afiirme-t-il, M. Wild et sir Rowland Trenchard. M. Wild, appuyé sur le témoi-
gnage de ses serviteurs, a invoqué un alibi, et sir Rowland en a fait autant.
L'un a établi qu'il était, à l'heure du crime, dans sa résidence du O d Bailey ;
l'autre, qu'il était à Manchester. Alors le capitaine lésa accusés de l'avoir enlevé
àl'âge de douze ans, et de l'avoir remis aux mains d'uu patron hollandaisnommé
Van Galgebrok, qui, suivant leurs instructions, le jeta par-dessus bord en pleine
mer, où il fut sauvé par des pêcheurs. Cette accusation, faute de preuves suffi-
santes, eut le même résultat que la première : Jonathan fut le vainqueur. On
pense cependant que si on avait retrouvé le patron, cela n'aurait pas tourné de
la même manière; mais il n'y a pas à y compter. Chacun sait que M. Wild a
bientôt fait de dépêcher un homme qui peut lui nuire.
— J'aurais bien déposé à charge, moi, et trouvé Van
Galgebrok, dit ma-
dame Spurling; mais je n'ai jamais vendu une vieille pratique.
— M. Wild est un grand homme, ajouta le bourreau,
remplissant sa pipe.
Nous lui devons beaucoup. S'il lui arrivait malheur, Newgate et Tyburn ne se-
raient plus ce qu'ils sont.
— Ah dame ! M. Wild vous a donné de l'emploi,
n'est-cepas, monsieur Mar-
vel? demanda Shotbolt.
affreusement. Sur les
— Un peu, monsieur, répondit l'exécuteur, souriant
douze cents sujets que j'ai troussés, j'en place au moins la moitié à son compte.
Aussi, qu'il réclame mes services, il verra que je ne suis pas ingrat.
raconterai
— Remplissez vos verres, messieurs, reprit Ireton, et je vous
une plaisanterie que Jack a dite ce matin. Un marchand de lainage de Wych
street, M. Kneebone, le même dont il allégea les poches quand il était petit bon-
homme, est venu le voir el lui a dit en riant qu'il serait content de lui offrir à
souper ce soir. Sheppard répondit qu'il acceptait son invitation avec plaisir cl
qu'il se ferait un devoir de s'y rendre. Ah ! ah ! ah !
— Il a répondu cela? cria Shotbolt. En ce cas, je vous conseille de le veiller
de près. Que je sois pendu si. je ne le crois pas capable d'effectuer sa promesse
204 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
parer d'un mari condamné à la potence? J'en ai pleuré quatre, dont j'ai été
privée de la même manière ; je connais ce chagrin-là.
—
Consolez--vous, mon enchanteresse, dit M. Marvel; je serai leur sub-
stitut.
cabaretière avec un regard d'horreur.
— Vous! jamais! cria la
— Malédiction! murmura Jack. La scie est rompue.
— No peut-ôn briser la pique ? répliqua Maggot.
— Je ne pensé pas, répondit Jack, découragé.
— Essayons ! répartit l'amazone.
Elle saisit l'épaisse barre de fer et la poussa de toutes ses forces, pendant
que Jack la secondait de l'intérieur. Après de grands efforts des deux côtés, la
pique céda enfin et se cassa brusquement.
— Holà ! cria Austin, se levant soudain. Qu'y a-t-il ?
— Ce sont mes' manicles, cria Jack, heurtant ses fers.
— Ah! c'est bon! dit le porte-clefs, se rasseyant tranquillement.
— Passez-moi l'étoffe de laine, que j'entoure mes fers, reprit Sheppard à
voix basse; vite! Bien! Donnez-moi la main. Poil; aidez-moi à passer. Faites
le guet, Bess.
— Arrêtez! murmura Edgeworlh, M. Langley vient par ici. Nous sommes
perdus.
— Risquons toujours l'entreprise, Poil, répondit Jack, se rapetissant pour
passer à travers l'ouverture. '
— Il n'y a plus de danger, reprit Bess; madame Spurling l'a forcé à repren-
dre sa place. Ah! elle regarde par ici, et met un doigt sur ses lèvres. Elle devine
ce que nous faisons; nous sommes sauvés!
— Alors, ne perdons pas un moment, s'écria Jack, pendant que l'amazone
et Bess l'attiraient à elles de tout leur pouvoir.
— Enfin! soupira Maggot le posant doucementà terre.
— Dites donc, mes chères désolées, cria Austin, vous n'avez plus que cinq ou
six minutes. J'attends M. Wild. Dépêchez-vous.
— Seulement un instant, monsieur, répondit Edgeworth d'une voix sup-
pliante, et s'avançant de façon à masquer Sheppard, qui se rencoignait dans la
muraille.
— Il faut tenter un coup hardi,
Jack, fit observer Maggot; nous ne pourrons
jamais sortir sans qu'on nous voie.
—
Impossible, Poil ; nous échouerons. Ces lours fers ne me permettent pas
de courir. Que Bess se glisse dehors, je mettrai son manteau et son capuchon.
Les geôliers continuaient à boire et à jaser bruyamment.
— Je pense toujours à la parole de Jack à M. Kneebone, disait
Shotbolt,
qui vidait sa dixième rasade. Je parie qu'il médite une évasion pour ce soir.
—
Ah bien oui, repartit Ireton; delà fanfaronnade. Ce matin, j'ai minutieu-
sement examiné moi-même le fort des condamnés, il n'y avait pas un clou qui
206 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
—
Cent livres !... s'écria Shotbolt; c'est une jolie récompense. Croyez-vous
qu'il les paye ?
Liv. 27
210 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
CHAPITRE X.
— Vous vous peignez pire que vous n'êtes, chère madame Sheppard. Vos
fautes ne sont attribuables qu'aux circonstances.
— Atténuez-les comme vous voudrez, répondit gravement la veuve, ce
sont des fautes que je ne puis réparer par de plus grandes. Si vous m'êtes atta-
chée, laissons là ce sujet.
— Je suis fâchée de l'avoir soulevé, puisqu'il vous est pénible, repartit
Winifred ; mais comme je connaissais l'intention de mon père, si Ton sursoyait
à l'arrêt du pauvre Jack.
— iSÏ l'on sursoyait?interrompit madame Sheppard, tressaillant violemment.
Votre père en doute-t-il? Parlez!
Winifred demeura silencieuse.
— Votre hésitation me convainc de ses craintes, poursuivit la veuve.
Thames est-il rentré de Londres?
— Non. Je l'attends de minute en minute ; ce que mon père appréhende le
plus, c'est la funeste influence de Jonathan Wild.
— Toujours ce démon sur mon passage ! s'écria madame Sheppard avec un
regard égaré qui alarma beaucoup sa compagne.
— Ecoutez! cria Winifred, Thames est de retour; j'entends les pas de son
cheval. Nous allons apprendre le résultat.
— Dieu! soutenez-moi! murmura madame Sheppard.
— Respirez ce flacon,
dit Winifred.
Au bout d'un instant, qui parut un siècle à la mère agitée, M. Wood pé-
nétra dans le parloir, suivi de Thames. Ce dernier, soit souffrance de sa bles-
sure, non encore bien cicatrisée, soit émotion contenue, soit, peut-être, ces
deux causes réunies, était extrêmement pâle, et portait le bras gauche en
écharpe.
— Eh bien !
s'écria madame Sheppard se soulevant el le fixant avec anxiété,
a-t-on obtenu ce sursis ?
— Hélas! non,
répondit tristementDarrell. L'ordre d'exécution est arrivé;
il n'y a plus d'espoir.
fils! gémit la veuve,retombant en arrière,
— Mon pauvre
— Dieu ait pitié de son âme!
soupira Wood.
—
Malheureux Jack ! cria Winifred en cachant son visage dans le sein de son
amant.
Quelques minutes s'écoulèrent pendant lesquelles on n'entendit que les
sanglots de la mère infortunée. A la fin, cependant, elle s'élança hors du lit,
et avant que Winifred pût l'en empêcher, elle se traîna en chancelant près du
capitaine.
— Quand subira-t-il sa peine? demanda-t-elleen attachant sur lui ses
grands
yeux noirs qui brillaient d'une flamme hagarde.
— Vendredi, répondit-il.
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 213
de mourir, J'ai assez de forco pour aller à lui, et je n'en aurai pas besoin pour
revenir.
— Soyez calme, ma douce âme, dit Wood, faisant un signe à Thames, vous
irez ; c'est moi qui vous accompagnerai.
— Que la reconnaissance d'une mère vous soit favorable ! s'écria madame
Sheppard avec ferveur. Allez, chers amis, ajouta-t-elle d'un air plus posé, lais-
sez-moi un moment que je rassemble mes pensées éparses et que je prie pour
mon fils, avant de partir.
— Devons-nous la quitter ? dit Winifred bas à son père.
— Sur-le-champ, répondit Wood, qui fit évacuer la chambre et ferma la
porte derrière lui.
Madame Sheppard ne fut pas plutôt seule qu'elle tomba à genoux. Elle s'ab-
sorba tellement dans ses ardentes supplications, qu'elle devint étrangère à ce
214 LÉS CHEVALIERS DU BROUILLARD
qui se passait autour d'elle, et ne releva la tête que lorsqu'elle sentit, une main
sur son épaule et entendit un organe bien connu, souffler à son oreille :
— Mère !
Elle tressaillit comme si une apparition l'eût rappelée, et se jeta dans les
bras de son enfant !
—-Mère! chère mère!... cria Jack la couvrant de caresses.
— Mon fils! mon enfant! mon cher enfant!
disait madame Sheppard, lui
rendant ses embrassements avec une tendresse passionnée.
Jack n'y tenait plus. Son sein battait violemment, et de grosses larmes cou-
laient rapidement sur ses joues.
— Je ne le mérite pas, soupirait-il; mais j'aurais risqué
mille morts pour
jouir de cet instant de bonheur.
— Vous vous êtes sûrement bien exposé pour
l'obtenir, mon bien-aimé. Je
ne suis point encore remisedu coup que m'a porté la nouvelle de votre condam-
nation, et vous êtes en liberté devant moi !
— Il n'y a pas deux heures, j'étais enchaîné dans le fort des
condamnés, à
Newgate. Avec une petite scie que Thames Darrell m'apporta, il y a deux jours,
et que je parvins à dérober à mes gardiens, j'enlevai une pique de la porte cou-
pée, et m'évadai, aidé de quelques amis. Gomme Thames m'avait informé que
vous alliez mieux et que vous n'aviez d'inquiétude qu'à cause de moi, c'est
vous que j'ai voulu instruire la première de ma délivrance.
— Merci, mon
enfant! Vous allez rester ici, n'est-ce pas ?
— Je n'ose. Il faut que je pourvoie à ma sûreté.
— M. Wood vous protégera.
— Il n'en a.pas le pouvoir, et, peut-être pas
la volonté. D'ailleurs, je refu-
serais de lui donner tant d'embarras. Dès qu'on s'apercevra de mon évasion,
une forte récompense sera promise sur ma tète. Mes habits, ma personne
seront minutieusement décrits. Jonathan Wild, ses limiers sanguinaires, et
cent autres, excités par l'appât de l'or, s'élanceront sur mes traces. Qui sait?
déjà, sans doute, on a découvert ma voie.
— Vous m'épouvantez!
cria madame Sheppard. Alors, ne tardez pas, fuyez!
fuyez !
— Aussitôt que je le
pourrai sans danger, je reviendrai, ou vous enverrai
chercher, mère.
de moi. Je suis tranquille à présent. Je vous bénis,
— No vous occupez pas
mon fils ! et si nous ne nous rencontrons pas, soyez assuré que ma dernièro
prière sera pour vous.
— Ne me
parlez pas ainsi, chère mère, s'écria Jack, considérant avec cha-
grin la pâle physionomie de la malade : ne me parlez pas ainsi, ou je n'aurai
pas le courage de m'éloigner. Vivez pour moi, mère!
fils, répondit la veuve]en s'efforçant de sourire. Un
— J'essayerai, mon
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 215
Il tâchait de s'en emparer, mais Jack lui sauta à la gorge, et madame Shep-
pard fit retentir la chambre de ses cris.
— Je te
payerai enfin la dette que je te dois ! dit le jeune homme sous les
doigts crispés duquel bleuit la face de Fempoigneur de voleurs.
— Chien!
cria Wild, se dégageant par un violent effort, et assénant à Jack
un coup d'assommoir qui le fit tomber à la renverse, tu n'es pas de force avec
Jonathan Wild. Ni loi ni ta mère ne m'échapperez.
Il porta un sifflet à ses lèvres et en tira un son aigu. Personne ne répondit
à son appel.
— Malédiction ! cria-t-il. Qu'est-il arrivé? Je ne veux pourtant pas
abandon-
ner ma proie.
— Au secours ! au secours ! reprit
madame Sheppard fuyant dans l'anglo
le plus reculé du parloir.
Liv. 28
218 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
CHAPITRE XI.
LE PUITS.
Et il sortit.
— Deux cents livres ! s'écria Ireton. Ajoutons l'offre du gouverneur,
c'est
trois cents livres ! Je repars. Veillez bien, Auslin; que nous ne fassions pas
d'autre perte. Je ne m'en consolerais jamais, si Sholbolt obtenait la récom-
pense.
— Diantre! que c'est embêtant, grommela Austin, dès qu'il fut seul.
On ne
m'accorde pas la plus petite chance. Après tout, il faut bien que quelqu'un reste
à la geôle. Ce qui me console, c'est que j'ai tout à fait l'idée qu'on ne le grip-
pera pas.
En quittant la loge, AVild se rendit chez lui. I! dit à son portier qu'il se char-
geait de son office, et le dépêcha à la recherche de Slieppard. Le ton et l'air
singuliers dont il lui donna cet ordre surprirent le domestique, qui, cependant,
ne fit aucune observation et obéit sur-le-champ. Jonathan alors gagna la salle
d'audience, s'y assit, et s'absorba pendant quelque temps clans ses réflexions.
Nous saurons bientôt quellesnoires et farouches pensées travaillaient dans son
esprit. Lorsqu'il redressa la tête, l'expression de son regard eût fait une im-
pression durable sur un spectateur. Se parlant à lui-même, il seinblail'énumérer
sur ses doigts les avantages elles désavantages d'un projet qu'il avait en vue,
el dont il avait résolu l'exécution, à en juger par ces mots, prononcés à haute
voix :
les eaux noires comme de l'encre. Soudain une légère toux lui échappa, elle
éveilla les échos du lieu, qui la répercutèrent sourdement.
— On
entendra plus de bruit que cela tout à l'heure, pensa Wild. Avant de
se retirer, il leva les yeux et distinguala voûle azurée, parsemée de pâles étoi-
les, à travers un treillage de fer.
De retour dans la salle d'audience, Jonathan laissa la porte du puits entre-
bâillée. Il sortit d'un buffet diverses espèces de viandes froides, un flacon de
vin, une bouteille d'eau-de-vie, et commença de manger et de boire avec vora-
cité. Il avait presque fini, quand on frappa au dehors. Il descendit. C'étaient
ses deux janissaires, dont les poursuites n'avaient pas eu de résultat. Comme
il s'y attendait, il ne fit point de commentaires, se contenta d'envoyer Quilt
continuer ses démarches, avec recommandation de ne revenir que lorsqu'il au-
rait appréhendé au corps le fugitif, et retint Abraham Mendez.
— Vous m'êtes nécessaire pour la besogne dont je vous ai parlé, Nab, lui
dit-il. Je ne veux que vous pour m'aider dans celle affaire. Montez boire un
verre d'eau-de-vie.
Abraham grimaça un sourire et suivit silencieusement son maître, qui, à
peine dans la salle de réception, lui versa une rasade et la lui présenta. Le juif
l'avala d'un trait.
— Bar mon âme! s'écria-t-il, faisant claquer ses lèvres, z'est bon, z'est
drès-bon.
— Vous achèverez la bouteille dès que nous aurons terminé notre travail,
répondit Jonathan.
— De goi s'agid-il, musieurWild ? de sir Rowland Drengard, n'est-ze bas ?
— Précisément. Il sera ici dans une minute. Quand vous l'aurez introduit,
cachez-vous dans la chambre et ne bougez pas que je n'aie prononcé ces mots :
Vous avez un long voyage à faire : c'est votre signal.
— El un vameux bon zignal, repartit Abraham. Il a un long foyage àvaire.
Ah ! ah !
— Paix ! cria Wild. On frappe. Allez, et prenez garde d'éveiller ses soup-
çons.
•— Bas de grainde, bas de grainde.
Un rapide coup d'oeil convainquit Jonathan que tout était bien propice à
son dessoin. Il prépara une chaise, le dossier tourné vers la porte, disposa les
lumières de façon à plonger dans l'ombre le plus possible l'entrée de la cham-
bre, et s'assit pour attendre le chevalier.
Ce ne fut pas long. Enveloppé d'un ample manteau, sir Rowland entra, prit
le siège que lui indiquait son hôte, et le juif, après avoir, sur un signe parti-
culier de son maître, déposé la torche près de la porte du puits, feignit de sortir
et se cacha derrière un meuble.
.
Trenchard, le croyant parti, jeta sur la table un lourd sac que Wild délia
pour s'assurer s'il contenait de l'or, puis un portefeuille rempli de billets.
222 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
lui couper le poing. Ne le trouvant pas, il reprit son assommoir et se mit à battre
la main crispée à l'appui de la balustrade,jusqu'à ce qu'il eût forcé les doigts à
se détendre et à lâcher prise. Il en fit ensuite autant à la seconde main, fixée au
bas d'un balustre.
Sir Rowland tomba.
— Donnez-moi la torche, cria Jonathan.
Il abaissa la lumière sur la cavité et vit le blessé, revenu à la surface de l'eau,
qui essayait de s'accrocher aux parois du puits.
— Direz-lui un gup de bistolet, dit le juif, et derminez za zuvrance.
— Qu'est-il besoin de tirer un coup en pure perte! Il ne peut sortir répon-
dit brutalementJonathan.
Après avoir vainement tenté de se maintenir au-dessus de l'eau, Trenchard
s'affaissa, et ses gémissements, qui étaient graduellement devenus de plus en
plus faibles cessèrent tout à fait.
— Tout est fini, murmura Jonathan.
— Rendrons dans la gambre alors, reprit le juif. J'y resbireraimieux qu'izi,
Oh! Christ! la borde est vermée ! Elle zera redombée ZUT elle-même bendant
la ludc.
— Fermée! s'écria Wild. En ce cas nous sommes prisonniers. Le ressort
n'ouvre que de l'autre côté.
— Foilà engore une borde ! dit Mendez,
alarmé.
— Elle n'a pas d'issue, répliqua Wild.
— Ne bufons-nus abeler à
l'aide.
— Et qui nous trouverait?
Connait-on le secret? riposta Jonathan d'un air
farouche. D'ailleurs, les preuves de l'assassinat sont dans la salle d'audience:
la table renversée, le drap sanglant, l'épée du mort, l'argent, mon mémoire,
que j'ai oublié de serrer. Malédictions de l'enfer! Après toutes mes précau-
tions, faut-il que je sois ainsi pris au piège. C'est voire faute, lâche trembleur !
J'ai envie de vous jeter aussi dans le puits.
CHAPITRE XH
et un bâillon dans sa poche, et ressortit vers dix heures pour son expédition.
Avant de se rendre à Wych strect, il passa à la loge et trouva madame Spur-
ling soupant en lèle-à-tête avec Austin. Caliban les servait.
— Eh bien, monsieur Shotbolt, lui cria le
porte-clefs, j'ai de bonnes nou-
velles à vous apprendre. M. Wild a doublé son offre, et le gouverneur, à son
tour, a fait proclamer une récompense de cent guinées pour l'arrestation de
Jack.
—•
Vraiment!
— Lisez! répondit Austin, lui montrant le placard.
Seulement,'pour méri-
ter la récompense do M. Wild, il faut que Jack soit pris avant demain matin.
J'ai bien peur que personne ne la touche.
Liv. 29.
226 LES CHEVALIERS D.U BROUILLARD
— Oui, répondit en
s'avançant un gros et grand personnage, vêtu d'une
magnifique robe de chambre de brocart jaune, doublée de salin cerise, et d'une
calotte de velours cramoisi, surmontée d'un gland d'or. Je suis M. Kneebone,
que désirez-vous?
— Vous parler en particulier,
— Retirez-vous, Tom, commanda le marchand. Monsieur,
continua-t-il,
considérant son interlocuteur avec défiance, je vous écoute.
— Je viens vous apprendre que Jack. Sheppard s'est évadé de Newgate,
monsieur Kneebone.
— Est-ce possible ! votre information n'est-elle pas erronée, monsieur?
— J'étais dans la loge au moment de son évasion, repartit Shotbolt.
— Ah! c'est à peine croyable. J'avoue que je ne pensais pas qu'il accepte-
rait lorsque je l'ai invité à souper ; mais, à présent, je suis tenté de croire qu'il
sera mon hôte.
— J'en suis convaincu, affirma le geôlier, et c'est pour cela que je suis ici.
Il déroula alors son plan au marchand de lainage.
— Monsieur, lui dit Kneebone lorsqu'il l'eut entendu, je ne
m'opposerai
certes pas à ce que vous l'arrêtiez, mais je garderai la neutralité. S'il tient sa
parole, je tiendrai la mienne; vous serez obligé d'attendre la fin du souper.
— Comme il vous plaira, monsieur, pourvu que vous ne
le laissiez pas
s'échapper.
-—
Je m'y engage ; j'ai plus d'une raison pour espérer sa visite ; j'ai refusé
de signer une pétition en sa faveur, non par mauvaise volonté pour lui, mais
par antipathie pour un certain capitaine Darrell, qui l'avait rédigée. Tom!
ajouta Kneebone, appelant son garçon de magasin, ne vous en allez pas, j'aurai
peut-êt'-e besoin de vous. Allumez la lanterne, et si vous entendez du bruit au
parloir, ne vous en inquiétez pas. Maintenant, monsieur, quel est votre nom?
— Shotbolt.
— Eh bien, monsieur Shotbolt, veuillez entrer par ici, reprit Kneebone,
et il introduisit le porte-clefs dans une pièce au milieu de laquelle le couvert
était dressé.
— Où vais-je me cacher? demanda Shotbolt en regardant autour de la
chambre.
— Sous la lable, la nappe descend
jusqu'à terre.
— Et s'il vient escorté de Blueskin ou de tout autre bandit?
— En ce cas je vous aiderai; nous serons d'égale force. Vous n'avez pas
peur?
—Pas le moins du monde. Suis-je bien caché?
— Rentrez un peu votre pied, et souvenez-vous que vous ne devez pas
bouger avant la fin du souper. Je frapperai deux coups pour vous avertir.
— J'oubliais de vous dire, cria Sholbolt, relevant la nappe avec sa tête,
228 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
que l'arrestation de Jack est mise à prix. Si vous me prêtez main-forte, je vous
donnerai naturellementle quart de la bagatelle qu'on a promise.
— Allez au diable, s'écria Kneebone. Me prenez-vous pour un empoigneur
de voleurs comme Jonathan Wild, que vous me faites une proposition si bles-
sante?
— Je n'ai pas eu l'intention de vous offenser, monsieur, répondit humble-
ment le geôlier. J'étais persuadé que vous n'accepteriez pas ; mais je croyais de
mon devoir...
— Silence! et disparaissez ; je vais sonner pour qu'on serve le souper.
A l'appel du marchand de lainage," parut une jeune et jolie femme, les traits
juifs, le teint basané, l'oeil noir et fripon, les cheveux lisses et luisants, parfai-
tement propre et tirée à quatre épingles; bref, le modèle des femmes de charge
des vieux célibataires.
— Rachel, lui dit M. Kneebone, mettez
quelques assiettes de plus sur la
table et apportez tout ce qu'il y a à l'office. J'attends de la société.
— De la société à cette heure?
— Oui, enfant. Il me faudra une ou deux bouteilles de xérès et un flacon
d'usquebaugh.
— Pas autre chose, monsieur?
— Non... El surtout, je ne veux point d'argenterie.
— Est-ce que vous craignez que vos convives ne vous la volent?
— Ils n'auront pas celte peine, repartit Kneebone, et pour refréner la fami-
liarité de-sa femme de charge, il lui montra la table d'un air significatif.
— Qu'y a-t-illà? cria Rachel, soulevant le coin delà nappe avant, que son
maître pût l'en empêcher. Oh ciel! un homme!
— A votre service, ma chère, dit le geôlier.
— Maintenant que votre curiosité est satisfaite, enfant, reprit Kneebone,
vous exécuterez probablement mes ordres.
Fort intriguée de sa découverte, Rachel quitta la chambre et reparut bientôt
après; portant tout ce qu'il fallait pour composer un souper passable; deux vo-
lailles-froides, une langue, un beau morceau d'aloyau, une jarre de conserves
au vinaigre el deux assiettées de pâtisseries. Elle joignit à cela la liqueur et le
vin commandé, puis du regard, elle interrogea son maître.
— La personne que j'attends à souper est bien extraordinaire, Rachel, lui
dit-il.
— Ma foi, oui, si c'est Je monsieur que j'ai vu sous la table.
— Oh! non, plus extraordinaire encore.
— Qui donc?
— Jack Slieppard.
— Quoi ! le fameux voleur? Je le croyais à Newgate.
— Il est sorti depuis quelques heures, et il rentrera après souper,
répondit
en riant Kneebone.
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 229
—-
Oh ! que je serais contente de le voir ! On le dit si beau.
— Je suis fâché
de ne pouvoir vous le permettre, repartit le maître un peu
piqué ; mais comme je n'aurai plus besoin de rien, vous allez vous mettre au lit.
— Au
moins tenez-vous dans votre chambre.
— C'est bon, c'est bon! fit
Rachel en secouant sa jolie petite tête. Je lever-
rai, parce que j'en meurs d'envie, murmura-t-elle en se retirant.
M. Kneebone s'assit alors. A onze heures personne n'était encore venu. Un
long intervalle s'écoula, pendant lequel il consulta plusieurs fois sa montre, et,
à minuit un quart, pour se réveiller, il monta cette dernière et moucha les chan-
delles.
—
Je désespère, dit-il.
— Ayons un peu de patience, monsieur,
répondit le geôlier.
— Comment vous trouvez-vous
dans votre cachette, Sholbolt? gêné par les
crampes, n'est-ce pas?
— Cela se passera, repartit Shotbolt, changeant de position. Tout à l'heure
j'étendrai mes membres. Ah ! ah!
— Chut ! fit Kneebone, j'entends du bruit; le voici.
Il achevait à peine ces mots que Jack, se présenta, drapé dans un roquelaure
galonné, qu'il rejeta à son entrée dans la chambre. Nous avons déjà enlrelenu
le lecteur du goût excessif de Sheppard pour la parure, nous sommes à même
d'ajouter que la majeurepartie de ses gains illicites étaient consacrés à l'embel-
lissement de sa personne. Ce soir-là il paraissait avoir accordé plus de soin que
de coutume à sa toilette. Sa mise, extrêmement riche, était de celles que ne
portaient que les gens de la plus haute qualité. Elle comprenait un habit de ve-
lours brun à fleurs, galonné d'argent; un gilet de salin blanc, magnifiquement
brodé; des souliers à talons rouges, avec larges boucles de diamants; des bas
blanc de perle, à coins d'or; une cravate de mousseline, garnie de la plus fine
dentelle ; des manchettes assorties à la cravate, tombant sur la main jusqu'au
bout des doigts,et une épée à poignée d'argent. Ce costume, un peu extravagant,
faisait admirablement ressortir ses belles proportions. L'air et les manières de
Jack s'étaientaussi notablement modifiés,depuis qu'il avait découvert sa parenté
avec la famille Trenchard. M. Kneebone, qui ne l'avait vu que chargé de fers
et dans l'ombre d'un cachot, fut très-frappé de. son élégance et de sa distinc-
tion. Il s'avança à sa rencontre et lui lit un salut cérémonieux, que le jeune
homme lui rendit froidement.
— Il paraît que j'étais attendu, dit-il en regardant la table.
— C'est vrai ; la nouvelle de voire évasion m'avait assuré de votre visite.
— Je n'ai jamais manqué à un engagement pris avec un ami ou un ennemi
et je n'y manquerai jamais.
— Hardie résolution, fit observer le marchand. Votre délivrance a dû vous
coûter de pénibles efforts ; peu d'hommes eussent triomphé de tant d'obstacles.
2*0 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
.lae-li Slici>vnivcl et Tliumcs Dnrcll l'aidant irruption dans la maison de Jonathan Wild.
—
A la prochaine union de Thames Darrell et de Winifred Wood, répondit
Jack.
Les joues de M. Kneebone brûlèrent de rage. Il posa le verre sur la table
sans l'avoir approché de ses lèvres. Blueskin reprit sa chanson.
« En vain, il fait
assidûment sa cour ; eu vain, il interroge.— Monsieur Wil-
liam Kneebone, répond-elle, vous no me serez jamais rien.
<(
Seul, Thames Darrell a mon coeur, et Thames est un noble jeune
homme, vous êlcs forcé de le reconnaître; si je pouvais lui retirer mon amour,
je vous préférerais Jack Sheppard. »
—•
Vous refusez mon toast? demanda Jack impatienté.
— Oui, répondit Kneebone.
— Buvez
cela alors, rugit Blueskin, en lui versant le contenu d'une petite
poire à poudre dans un verre d'eau-de-vie el en lui lendanl celle mixtion.
Liv. 30
231 LES CHEVALIERS DU "B ROUILLA RD
s»
— Les paquets?
— Ne niez pas,
c'est inutile. Blueskin vous a épié toute la soirée: vous avez
rencontré sir Rowland chez un prêtre catholique, le père Spencer; deux paquets
vous y ont été donnés en dépôt; vous avez promis de faire tenir l'un au cha-
pelain de sir Rowland, à Manchester, l'autre à M. Wood. Produisez-les.
— Jamais! repartit Kneebone. •
— ElVbien, par le ciel! vous êtes un homme mort, cria Jack, armant un pis-
tolet. Je vous accorde une minute de réflexion ; au bout de ce délai, rien ne
vous sauvera.
Ce fut un moment d'anxiété haletante pour tous, même pour Blueskin.
— Elle est écoulée, reprit Sheppard, posant le doigt sur la détente.
— Tenez ! s'écria Kneebone en jetant les paquets à terre ; ils n'ont pour moi
aucune importance.
— J'en fais un plus grand cas, dit Jack en se baissant pour les ramasser.
Ils établiront la naissance de Thames Darrell, lui procureront son héritage et
la main de Winifred Wood.
— Ce n'est pas aussi sûr que vous le pensez, riposta le marchand, s'empa-
ranl du gourdin du geôlier et visant à la têle de Slieppard.
— Défendez-vous ! cria celui-ci tirant sou épée.
-—Laissez-le-moi, Jack, dit madame Maggot; je me charge de sa cor-
rection.
— Soit! j'ai beaucoup à faire, mais surtout point de quartier,
Poil, il n'en
mérite pas.
— Il n'en aura pas non plus, réponditl'amazone. Allons, monsieur Knee-
bone, ajoula-l-elle, redrcssanl sa taille magnifique et brandissant en l'air son
lourd bâton, à nous deux.
— Eloignez-vous, Poil, dit le marchand, je ne veux pas vous
faire de mal.
Il ne sera pas dit que j'aie jamais volontairement levé le bras sur une femme.
—
Je vous pardonne tout le mal que vous me ferez... Quoi! vous bésilez
encore! Voyons si cela vous éveillera, lâche! continua-l-elle lui assénant un
coup de bâton sur la têle.
— Lâche! répéta
Kneebone furieux. Ni homme ni femme ne m'appliquera
celle épilhète. Puisque vous oubliez voire sexe, coquine, j'oublie le mien.
Ce fut un curieux spectacle de voir comment cette femme extraordinaire,
non moins remarquable par l'extrême délicatesse de ses traits et la symétrie
irréprochable de ses proportions que par sa force et son agilité surprenantes, se
conduisit, en cette occasion; avec quelle adresse elle para tous les coups de
sun adversaire, dont la tôle el le visage, déjà baignés de ruisseaux de sang,
attestaient la précision des siens; par quels moyens habiles elle le fit tantôt
avancer, tantôt reculer; le fatiguant de mille manières, et feignant à chaque
instant de vouloir terminer le combat, dans l'unique but de retarder le coup
final et de rendre sa punition plus sévère.
236 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
Jack, aidé de Blueskin, avait dans l'intervalle remis la table sur ses pieds,
placé dessus tout ce qu'il fallait pour écrire et rendu à Shotboltla liberté de ses
bras.
— Ecrivez sous ma dictée, dit-il à. ce dernier, en lui présentant une plume
et lui tenant un pistolet contre l'oreille.
Le geôlier fit un signe d'assentiment et proféra un oui guttural.
« J'ai réussi à arrêter Jack Sheppard. La récompense m'appartient. Prépa-
rez tout pour le recevoir. Quelques minutes après ce billet, il sera à Newgate. »
— Signez, ajouta Jack, el adressez à M. Austin... C'est bien... Maintenant,
où trouver un commissionnaire?
— Le commis de M. Kneebone est dans la boutique, dit Rachel.
— Peut-on se fier à lui? pensa Jack en lui-même. Oui, il ne soupçonne rien.
Donnez-lui cette lettre, mon enfant, elle est pour la loge de Newgate. Qu'il se
dépêche. Mon lieutenant va aller avec vous de peur d'une méprise.
— Soyez sans inquiétude, repartit Rachel d'un ton offensé.
Cependant, elle accepta le bras que Blueskin lui offrit poliment.
Le combat entre madame Maggot et Kneebone était enfin fini. Un vigou-
reux coup de bâton sur le bras du marchand avait achevé la victoire de l'ama-
zone.
— Pour madame Wood! cria-t-elle lorsqu'il laissa échapper son gourdin.
— Je suis à votre merci, Poil, dit piteusement Kneebone.
— Pour Winifred! vociféra Maggot, lui écrasant l'épaule.
— Damnation !
— Pour moi ! poursuivit-elle, redoublant sur la tête et l'étendant insensible
sur le parquet.
— Bravo, Poil! fit Jack, qui avait de nouveau garrotté Shotbolt cl traçait
quelques lignes à la hâte sur un papier : je crois que vous lui avez fêlé le
crâne.
— C'est à peine s'il aura besoin d'un emplâtre, répondit en riant l'amazone.
Tenez, Bess, donnez-moi la corde, que je l'attache à celle commode. Je ne
pense pas qu'il revienne à lui de sitôt, mais il vaut mieux prendre ses précau-
tions.
— Vous avez raison, repartit Bess, et puisque Jack est devenu si singulier,
je vais, pendant qu'il nous tourne le dos, débarrasser celui-ci de sa tabatière.
Il a peut-être un portefeuille,insinua-l-elle en s'appropriant l'objet convoité.
— Chut! reprit Maggot, Jack vous enlendrail. Nous reviendrons pour cela
et pour la robe de chambre.
En ce moment, Rachel et Blueskin rentrèrent. Leur absence momentanée
avait produit des merveilles, car la plus cordiale entente paraissait subsisler
entre eux.
— Avez-vous envoyé mon billet? demanda Jack.
— OUÊ, capitaine, nous l'avons envoyé. Je dis nous, parce que mademoiselle
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 237
emporter. Je sais où on serre les objets précieux, et puisque Ja<-'k nous laisse,
peu importe qu'il soit content ou non.
Un coup de sifflet retentit.
— Voilà! cria Blueskin. Le capitaine est si pressé qu'on n'a pas le temps
de faire l'amour, dit-il à Rachel. Au revoir, ma charmante! Ces dames sont des
connaissances très-aimables, vous verrez.
Il la baisa et s'élança sur les traces de Jack.
D'un autre côté, la chaise et son infortuné fardeau marchahnil grand Irain
vers Newgale. Arrivé devant la loge, un des porteurs fil trembler sous le mar-
teau la porte massive-, qui s'ouvrit sur-le-champ. Tous les porte-clefs étaient
réunis. Ireton et Langley étaient rentrés de leurs battues infructueuses; Marvel
était venu souhaiter le bonsoir à madame Spurling. La curiosité de la cabare-
tière était à son comble; néanmoins, elle paraissait plus calme que ses compa-
gnons. Derrière elle, Caliban riait tout seul, montrant ses dents d'une oreille à
l'autre.
— Hein! qui aurait cru que Shotbolt nous referait de la sorte? dit Ireton.
Je suis fâché, pour l'honneur du vieux Newgate, que le geôlier d'une autre pri-
son ait obtenu la récompense. C'est diablement embêtant!
— Diablement embêtant! répéta Langley.
•—
Personne n'a plus à se plaindre que moi ! grommelaAustin.
— Vingt livres, fit madame Spurling : j'ai été témoin du pari.
— Voyons! cria Ireton; apportez les fers, Caliban.
— Où est M. Shotbolt? demanda Austin au porteur.
— Ce m'sieur sera ici tout à l'heure ; il était occupé. L'aut'e m'sieur a dit
que e'te lellre vous expliquerait tout.
•—
Occupé! dit Marvel; c'est bizarre... Enfin, voyons le prisonnier.
La chaise fut ouverte.
— C'est Sholbolt! cria Austin. J'ai gagné!
Des exclamations de surprise s'échappèrent do toutes les bouches. Madame
Spurling se mordit les lèvres pour cacher sa gaieté; Caliban se tint les côtes.
•—
Ecoulez la lettre, reprit Ireton, rompant le cachet :
— Ainsi, c'est Jack Sheppard qui nous renvoie Shotbolt en cet état? dit
Langley.
— Il paraît, répondit Marvel. Déliez-lui les bras et ôfez- lui ce mouchoir. Le
pauvre diable est à moitié suffoqué.
— Jo devine quelle part vous avez prise dans tout ceci, murmura
Austin à
madame Spurling.
— Peu vous importe! Vous êtes le gagnant, repartit la
cabaretière.
LES CHiiVALlERS DU BROUILLARD 239
CHAPITRE XIII
Jack, après avoir sifflé Blueskin, descendit en courant une ruelle qui, de
Wych slreel, conduisait derrière l'église Saint-Clément, où il trouva Thames
Darrell.
— J'allais
partir, lui dit Thames; lorsque je vous ai quitté à la porte de
M. Kneebone, vous m'avez prié de vous attendre ici cinq minutes, et il y a de
cela plus d'une demi-heure.
— Vous ne vous
plaindrez pas de ce relard quand vous serez instruit de ce
que j'ai fait, répondit Sheppard. J'ai obtenu deux paquels de lettres de sir Row-
land Trenchard, lesquelles, je n'en doute pas, établiront vos droits : les voici.
Puissent-elles vous être aussi utiles que je le désire.
— Jack, reprit Thames, fort ému, je
voudrais trouver le moyen d'éclaircir
votre sombre avenir.
— C'est impossible, repartit Sheppard, je suis
perdu.
— Non, pas entièrement.
— Entièrement, répéta
Jack, d'un air affligé. Ecoulez-moi,-Thames, je vais
fuir ce pays pour jamais. Demain, à la pointe du jour, un bâtiment à l'ancre
dans le fleuve fera voile pour la France; j'ai payé mon passage à son bord, et
les quelques effets- que je possède sont déjà embarqués. .Blueskin vient avec
moi; ce fidèle camarade ne m'abandonnera jamais.
—
Jamais, tant que j'aurai un souffle dans le corps, capitaine, s'écria Blues-
kin qui les avait rejoints. L'Angleterre ou la France, Londres ou Paris, c'est
pour moi tout comme, pourvu que je vous aie là pour me commander.
— Restez à portée de la voix, lui dit son chef, quand j'aurai besoin
de vous,
je vous appellerai.
Blueskin se retira.
— Je ne puis qu'approuver la démarche que vous allez faire, Jack, dil
Thames, et cependant je la regrette sous plus d'un rapport. Enfin, dans quelques
années vous reviendrez avec vos amis.
— je ne reviendrai jamais, répondit amèrement Sheppard. Mes amis
n'ont
240 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
point à craindre mon retour ; ils n'entendront plus parler de moi. Sous un autre
nom, je prendrai du service à l'étranger et tâcherai de me faire une réputation
ou de mourir honorablement; mais, jamais, jamais, je ne reviendrai,
— Je ne combattrai pas votre résolution, Jack ; cependant, je redoute l'effet
de votre départ sur votre pauvre mère.
— Pourquoi me parler d'elle? repartit Sheppard en frissonnant et d'une
voix brisée. J'agis pour le mieux, j'espère qu'elle aura la force de supporter
cette séparation. Portez-lui mon adieu. Je ne vous demande pas de me rempla-
cer, c'est peut-être impossible; mais soyez-lui un second fils.
— Comptez sur moi, s'écria Darrell en lui serrant affectueusement la main.
— J'ai encore une prière à vous adresser, continua Jack en tremblant el.
j'ose à peine vous la faire entendre. Edifiez Winifred sur. mon compte; qu'elle
ne me croie pas plus mauvais que je ne le suis... ni même aussi mauvais que
j'ai pu l'être. Dites-lui que, plusieurs fois, sur le point de commettre une action
coupable, j'ai été retenu par sa douce image. Si l'amour sans espoir que j'avais
pour elle m'a rendu voleur, il m'a aussi épargné plus d'un crime. Lui direz-
vous cela?
— Je vous le promets, répondit gravement Thames.
— C'est bien, dit Sheppard, recouvrant son calme. Occupons-nous à pré-
sent de vos intérêts. Blueskin, qui a été en sentinelle toute la soirée, a suivi sir
Rowland Trenchard jusque chez Jonathan Wild, et, d'après la façon mysté-
rieuse dont il a été introduit par Abraham Mendez, l'homme de confiance de
l'empoigneur de voleurs, et non par le portier ordinaire, je suis persuadé qu'ils
sont seuls, et qu'ils prennent quelque arrangement préalable au départ de notre
oncle d'Angleterre.
— Est-ce qu'il quitte l'Angleterre? demanda Thames étonné.
— Demain, sur le même bâtiment que moi. Les documents que je viens de
mettre en votre possession m'induisent à soupçonner que sir Rowland nourrit
le dessein de vous faire rendre justice lorsqu'il ne sera plus là; mais il se peut,
très bien que ses intentions soient déjouées par les machinations de Wild qui
a évidemment, intérêt à en empêcher la réalisation. Le moyen de parer à cela,
c'est d'essayer de les surprendre ensemble, et en prouvant à sir Rowland que
nous avons le pouvoir de le contraindre à une restitution, de forcer l'autre
misérable à céder. Selon toute probabilité,Jonathan ignore l'existence de ces
paquets, ils nous serviront à l'intimider. Voulez-vous tenter l'entreprise?
— Elle est hasardeuse, répondit Thames, au bout d'un instant de réflexion,
mais elle est. nécessaire. Toutefois, je m'oppose à ce que vous m'accompagniez,
Jack; le danger que je cours, comparé au vôtre, n'est rien.
— Je me soucie peu du danger lorsqu'il est question de vous être utile,
repartit Sheppard. D'ailleurs, vous ne pourriez pas entrer sans moi. 11 ne faut
pas frapper à la porte, et la maison de Jonathan Wild n'est pas d'aussi facile
accès que celle de M. Wood.
LES^CHEVALIERS DU BROUILLARD 241
— Je comprends,
répliqua Thames el m'en rapporte à vous.
— Alors, ne perdons pas de temps.
Venez Blueskin.
Ils se dirigèrent d'un pas rapide vers le Old Bailey, mais la porte de derrière,
sur laquelle comptait Jack, était fermée.
— Si j'avais sur moi mes anciens
outils, murmura-t-il, nous serions bientôt
maîtres de cet obstacle; nous allons être obligés de le forcer.
—
Et la cave, capitaine, dit Blueskin, frappant du pied une large planche
de niveau avec le sol, en voici l'entrée. C'est par ici que le vieux voleur apporte
son lourd butin, qu'il emmagasine ensuite dans les cachettes de son infernale
demeure.
En parlant ainsi, le bandit, à l'aide d'un ciseau, avait soulevé la planche. Il
introduisit ses doigts dessous, et, secondé par Jack, il découvrit un trou téné-
breux, dans lequel lui et ses compagnons sautèrent. Ils se trouvaient dans une
Liv. 31
242 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
espèce- de cave fermée, qu'il leur fallut encore ouvrir de force. Ils traver-
sèrent à tâtons une ou deux voûtes humides et gravirent quelques marches qui
les conduisirent dans l'antichambre déserte, où brûlait une lampe sur une plan-
chette. Ils résolurent de continuer sans son secours et montèrent l'escalier. Jack
appliqua son oreille au trou de la serrure de la salle d'audience; n'entendant
aucun bruit, il voulut ouvrir; la porte était fermée.
— Je crains que nous ne soyons arrivés trop tard, dit-il bas àDarrell, nous
allons le savoir. Donnez-moi le ciseau, Blueskin.
Ils entrèrent ; la chambre était plongée dans une complète obscurité.
— C'est étrange! reprit Sheppard. Sir Rowland doit être parti; cependant
la clef est dans la serrure à l'intérieur. Soyons sur nos gardes.
— Faut-il apporter la lumière, capitaine? chuchota Blueskin.
-—Oui, répondit Jack. Je ne sais pourquoi, conlinua-t-il en s'adressanl à
Thames, j'ai le pressentiment d'un malheur. Le courage me manque, je suis
presque fâché d'être venu.
Il avança de quelques pas, son pied fut collé à la terre par une "substance
gluante. Il se baissa pour sentir ce que c'était, et relira aussitôt sa main en
poussant une exclamation d'horreur.
— Dieu du ciel! le parquet est couvert de sang.
Un crime a été commis. La
lumière!... la lumière !...
Etonné de ses cris, Darrell s'élança à sou côté. En ce moment Blueskin reve-
nait avec la lampe. Un spectacle horrible s'offrit à leurs regards : le sol inondé
de sang, les papiers épars, le manteau et le chapeau de l'homme assassiné piéti-
nes et teints de sang caillé, son épôe, le drap ensanglanté, et. de place en place,
l'empreinte des pas en rouge sur le parquet.
— Sir Rowland est massacré! cria Jack, dès qu'il eut recouvré
l'usage de sa
langue.
— 11 est clair qu'il a été tué par son perfide
complice, répondit Thamos;
mon père est terriblement vengé!
— C'est vrai, mais c'est à nous de venger noire
oncle. Qu'esl-ce que cela?
ajouta Sheppard, ramassant une feuille de papier... Un bordereau de la main
de Jonathan; c'est l'explication du crime.
Blueskin.
— Voici un portefeuille plein de billets el un sac d'or, dit
— La somme qui, probablement, a excité
le misérable au meurtre, repartit
Jack. Il ne peut être loin; il est sans doute allé cacher le corps.
— Où donc mènent ces pas? reprit
Blueskin, penchant la lumière sur les
traces sanglantes. Voilà encore des papiers, capitaine.
Ma très-
— Donnez. Ah! fit Jack, une lettre commençant par ces mots : «
chère Aliva. » C'est le nom de votre mère, Thames.
-—
Voyons! cria le jeune homme, lui arrachant lo papier des mains. Celle
lettre est do mon père, dit-il eu la parcourant rapidement du regard. Enfin... je
saurai son nom... A.pprochez-moi la lampe, je ne puis déchiffrer la signature.
LES CHEYAL1ERS DU BROUILLARD 243
Jack se disposait à satisfaire ce. désir, quand une circonstance imprévue l'en
empêcha. Ayant suivi les pas jusqu'à la muraille et ne trouvant aucune issue,
Blueskin leva la lumière et vit sur la cloison des marques de doigts sanglants.
— Il y a
ben sur une sortie par ici quéque part, murmura-t-il. On m'a sou-
vent parlé d'une porte secrète qui existe dans c'te chambre.... Ah ! v'iale ressort !
s'écria-t-il, touchant un petit bouton que son oeil avait rencontré dans le mur.
L'instant d'après, il tombait sous le bras de Jonathan Wild qui. s'élançait
dans la chambre suivi d'Abraham portant la torche. Un rapide regard suffit à
l'empoigneur de voleurs pour l'instruire de ce qui se passait. Les faibles sons
qui étaient arrivés jusqu'à lui dans sa prison l'avaient averti que plusieurs per-
sonnes s'étaient frayé un chemin jusqu'au théâtre de l'assassinat, et il attendait
avec anxiété la fin de leurs investigations, se préparant à tout le mal qui pour-
rait eu advenir. Lorsqu'il avait entendu toucher le ressort, il était accouru et il
avait frappé à coups d'assommoir le premier individu qui s'était présenté à lui.
A la vue des intrus, ses appréhensions se changèrent en joie, et il poussa un
rugissement de triomphe, qui ressemblait au cri des sauvages habitants des
plaines.
Jack se hâta de le visera la tête avec son pistolet, maisDarrell lui retint le
bras.
— Ne faites pas feu! cria-t-il, il est important de ne pas le tuer. Il expiera
ses crimes sur le gibet. Vous êtes mon prisonnier, assassin!
— Votre prisonnier! répéta Jonathan d'un ton moqueur, vous vous trom-
pez, c'est vous qui êtes le mien, ainsi que votre compagnon le condamné Shep-
pard.
— Ne perdez pas vos paroles, ïhames, reprit Jack, attaquons-le.
— Rends-toi, ou meurs, coquin ! cria Darrell en se précipitant sur lui l'épée
haute.
— Voici ma réponse, riposta Wild en lançant l'assommoir sur la tête de son
adversaire avec une telle force, qu'il l'étendit à ses pieds.
— Ah! traître! cria Jack, lâchant la détenle de son pistolet.
Wild, dans cette prévision, baissa soudain la tête et évita la balle, qui,
passant à un pouce au-dessus de lui, alla s'enterrer profondément dans le mur.
Sheppard n'eut pas le temps de tirer un second coup; il eut à se défendre
contre le couteau de chasse de l'empoigneur de voleurs.
— Nab, relevez cette lame et poignardez-le, vociféra Jonathan, se sentant
serré de près.
— Aussi lâche que misérable! cria Jack, comme le juif, obéissant à l'ordre
de son chef, s'emparait de l'arme du mort et l'assaillait, mais je te jouerai
encore.
Et, reculant vers la porte, il la franchit rapidement.
— Courons après lui! qu'il ne m'échappe pas! cria Wild. Mort ou vif, je le
veux!... Apportez la torche.
244 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
s'accomplir, si vous n'y mettez obstacle. Le sang retombera sur votre tête. M'en-
tendez-vous, monsieur? Ne vous bougerez-vous pas?
— Pas
d'une semelle, repartit Langley avec humeur.
—
Emmenez-le à Newgate! cria Jonathan. Ireton, puisque vous l'avez
arrêté, la récompense vous appartient; mais j'userai de mon pouvoir pour qu'on
en accorde une à Langley.
—-
C'est cela, monsieur, fit Ireton en s'inclinant. En route, Jack!
— Misérables! cria Sheppard exaspéré par la violence de ses émotions,
vous êtes tous ligués avec lui.
— En marche! reprit
Jonathan. Je veux le voir enchaîné moi-même. Nab,
demeurez à la porte, ajouta-t-il en restant une minute à l'écart; que personne
n'entre ni ne sorte pendant mon absence.
Austin put à peine en croire ses }reux, lorsqu'il vit Jack arriver à Newgate.
Sholbolt, qui commençait à revenir des suites de sa mystification, eut un trans-
port de joie. Madame Spurling s'était retirée dans sa chambre. Le prisonnier
s'adressa à ses nouveaux auditeurs,leur fit le même récit qu'à ses compagnons,
mais n'obtint pas plus de succès. Ses prières furent accueillies avec moquerie,
et Jonathan, après l'avoir vu chargé de fers et jeter dans le fort des condam-
nés, retraversa la rue.
Abraham était toujours en sentinelle à la place où il l'avait laissé.
— Personne n'est venu? lui
demanda-t-il.
— Berzonne.
— C'est bien, répondit Wild, entrant dans la maison et fermant la porte.
Allons nous débarrasser de notre mort. Eh quoi! Nab, vous tremblez comme si
vous aviez la fièvre! ajouta-t-il, eu se tournant vers le juif dont les dents cla-
quaient assez fort pour qu'on les entendit.
— Je ne zuis bas engore pien remis de la frayeur que j'ai eue dans le
buils.
Jonathan retrouva dans la salle d'audience le corps inanimé de Dai'rell à l'en-
droit où il était tombé; seulement, il remarqua que les poches de ses vêtements
étaient retournées et qu'on avait enlevé tout ce qu'elles contenaient. Cette cir-
constance lui donna l'éveil; il regarda autour de lui et s'aperçut que la trappe,
que nous avons mentionnée comme communiquant avec un escalier secret, était
ouverte. Il découvrit ensuite que Blueskin était parti, et, continuant son inspec-
tion, reconnut qu'il avait emporté les billets de banque, l'or, les lettres, et
môme, ce que Jonathan ignorait, les deux paquets que Jack avait donnés à son
ami. Proférant une imprécation terrible, Jonathan saisit la torche et se préci-
pita au bas de l'escalier; il chercha minutieusement et infructueusement de
tous côtés; puis, voyant la porte de la cave ouverte, il en conclut que Blues-
kin s'était enfui, et dans une disposition d'esprit nullement enviable, reprit le
chemin de la salle d'audience. Il commanda au juif de jeter dans le puits le
corps de ïhames.
246 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
CHAPITRE XIV
Dès qu'il fut connu, le jour suivant, par l'intermédiaire des papiers publics,
que Jack Sheppard s'était échappé de sa prison et qu'il avait été repris pendant
la nuit, la curiosité fut de nouveau excitée, et une foule considérable se porta
à Newgate, avec l'espoir d'être admise dans son cachot; mais, par l'ordre exprès
du gouverneur, — Wild ayant en secret conseillé cette précaution, —personne
n'obtint de voir le prisonnier. Des avis opposés surgirent alors relativement à
l'exécution. Les uns pensaient que l'ordre existant était valable; les autres, que
les circonstances de l'évasion exigeaient de nouvelles formalités. Pour lever
toutes difficultés, le gouverneur se rendit h. Windsor, laissant l'intérim do ses
fonctions à Jonathan, qui profita de son court gouvernement pour adopter
contre Sheppard les plus rigoureuses mesures. Il Je fit dépouiller de ses riches
habits, couvrir de haillons sordides, le chargea de fers additionnels et le trans-
féra du fort des condamnés dans le fort de pierre, qui était la cellule la plus
malsaine de la prison. Là, au sein d'une obscurité complète et permanente, visité
à des intervalles déterminés par le seul Ausfiu qui ne lui adressait pas la parole
et ne répondait à aucune de ses questions, nourri littéralement de pain moisi et
d'eau croupie, entouré do murs de pierre, avec un sol humide pour oreiller et
une simple couverture pour le protéger du froid mortel qui lui perçait le corps,
Jack sentit son courage l'abandonner; il tomba dans un abattementprofond, et
soupira avec ardeur après le moment où une mort violente terminerait ses souf-
frances. Maïs il n'en était pas ainsi ordonné; M. Pitt revint porteur de la nou-
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 247
velle que l'exécution était ajournée, et, suivant l'avis de deux éminenls juris-
consultes du jour, sir William Thomson et M. Sergeant Raby, il fut décidé que,
vu l'évasion du condamné Sheppard, il fallait constater son identité d'une
manière juridique et régulière, avant de procéder à l'exécution, et que l'on
attendrait conséquemmentjusqu'en oclobi*e la prochaine session de la cour cri-
minelle du Old Bailey.
Pendant ce temps, le malheureux prisonnier, qu'on n'avait point informé
de ce sursis, languissait dans son horrible cachot, et au bout de trois semaines,
il devint assez gravement malade pour inspirer de sérieuses inquiétudes. En
vain on améliora son régime alimentaire, il repoussa toute espèce de nourri-
ture. Jonathan ne désirait pas sa mort; il le fit donc transporter au-dessus de la
porte du côté occidental, considéré comme la plus solide partie de la geôle,
dans une cellule aérée, appelée le Château, et lui accorda quelque bien-être en
vue de le rétablir, ou, du moins, de le prolonger jusqu'à l'époque de l'exécu-
tion. Le Château, de douze pieds de hauteur environ sur neuf de largeur et qua-
torze de longueur, avait des murs énormes, de petites fenêtres sans vitres,
munies d'un double grillage, une cheminée sans grille, un lit de caserne, et
deux portes l'une sur l'autre de six pouces d'épaisseur chacune. Comme Jack
déclinait rapidement, on lui ôta ses fers, ses vêlements lui furent rendus, on lui
donna un matelas et des draps, et madame Spurling lui fut attachée en qualité
de garde-malade. Grâce aux soins de cette dernière, Sheppard se ranima. Aus-
sitôt qu'il le vit convalescent, Wild, ne craignant plus sa lin prématurée, recom-
mença son dur traitement. Le lit lui fut enlevé, madame Spurling éloignée, on
lui remit ses fers, et on l'attacha par un fort anneau à un crampon scellé
dans le sol. L'unique soulagement qu'on lui permit fut de s'asseoir sur une
chaise. Malgré tout, Jack continua à aller mieux, et le coeur lui revint avec les
forces. Aucun étranger n'avait encore pu le voir, mais comme le temps où son
identité devait être constatée approchait, on se relâcha faiblement de cette sévé-
rité, et de temps à autre certaines personnes furent introduites dans le cachot,
toujours sous la surveillance d'Austin. De qui que ce fut, Jack ne parvint à
apprendre ni ce qu'était devenu Thames Darrell, ni le moindre détail touchant
la famille de Dollis ïïill et sa mère. Austin, auquel Wild avait évidemment fait
la leçon, se renfermait à ce sujet dans un silence impénétrable. Enfin, un mois
s'écoula encore de la sorte; octobre arriva, on n'avait plus que huit jours à
attendre l'ouverture des séances du Old Bailey.
Un soir, Austin allait fermer la grande porte, quand Jonathan Wild et ses
deux janissaires entrèrent dans la loge, amenant un prisonnier pieds et poings
liés. C'était Blueskin. A peine fut-il débarrassé de ses cordes, qu'il se jeta impé-
tueusement sur Wild, le terrassa, le prit à la gorge et l'eût infailliblement étran-
glé sans l'intervention des gardiens. Il se débattit .avec une telle violence, que
les efforts combinés des quatre associés furent nécessaires pour l'enchaîner. 11
affirmait qu'on s'était saisi de lui pendant son sommeil, qu'on avait drogué sa
248 •
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
boisson, autrement qu'on ne l'eût pas arrêté vivant, et que Wild lui avait volé
une grosse somme, avant la restitution de laquelle ilne plaiderait point.
— Peu importe! s'écria Jonathan. Qu'il plaide ou qu'il ne plaide pas, il sera
pendu:en compagnie de son allié Jack Sheppard.
Au nom de son chef, un frisson parcourut le corps athlétique de Blueskin.
— Où est-il? demanda-t-il; que je le voie, que je lui parle, et vous garde-
rez tout l'argent. •
Jonathan ne lui répondit pas et fit signe aux gardiens de l'emmener.
Après lé départ de Blueskin, l'empoigneur de voleurs .exprima l'intention
dé visiter le cachot de Sheppard, et se fit suivre.'d'Ireton et d'Ausfin. Ils
ouvrirentlà porte massive et pénétrèrent dans la cellule. Quel fut leur étonne-
mèht de la trouver vide! Jonathan n'en pouvait croire ses yeux. Il promena
son-regard farouche et scrutateur de l'un à l'autre de ses compagnons, qui, fort
effrayés tous deux,'ne paraissaient cependant pas coupables. Enfin, avant qu'ils
euss.e.nt-proféré une parole, on entendit un léger bruit dans la cheminée, et
Jack en descendit avec ses fers. Sans manifester le moindre embarras, il alla
tranquillements'asseoir.
' — C'est étourdissant! cria Wild. Comment a-t-il ouvert son cadenas? Aus-
tin, ce doit.être par vôtre négligence.
— Ma négligence ! monsieur Wild, repartit en tremblant le porte-clefs. Je
vous.assure qu'il y a une heure il était fermé. Je suis aussi surpris que vous.
— Eh bien, vous en porterez la responsabilité, tonna AVild en jurant.
— Il n'est point à blâmer, s'écria Sheppard. J'ai ouvert le cadenas avec ce
clou à crochet que j'ai trouvé dans le parquet. Si vous étiez arrivé dix minutes
plus tard, ou s'il n'y avait pas eu en travers de la cheminée une barre de fer qui
gênât mon passage, j'aurais été hors de votre atteinte.
— Votre langage est bien hardi, répliqua Wild. Austin, allez dire à deux de
vos camarades d'apporter ici le plus gros cadenas et la plus lourde paire de
menottes qu'ils aient dans leur réserve. Nous verrons s'il les ôlera encore.
Un dédaigneux sourire plissa les lèvres de Jack.
Austin reparut bientôt, escorté de deux subordonnés en tabliers- de cuir et
un fort marteau à la main. Ils glissèrent les fers aux poignets du prisonnier,
rivèrent au crampon le nouveau cadenas, et se retirèrent.
— Laissez-moi seul un moment, dit Jonathan aux porte-clefs. Jack, conti-
nua-t-il, en l'enveloppant d'un regard de joie maligne, lorsque ceux-ci lui
eurent obéi, je vais vous raconter ce que j'ai fait. Tous mes plans ont réussi.
Avant un mois, votre mère m'appartiendra. Les biens des Trenchard seront à
moi, car sir Rowland n'est plus, et le jeune Thames ne reverra jamais la lumière
du jour. Blueskin, qui m'a dérobé les papiers et l'argent, est prisonnier; il
mourra sur le même gibet que vous. Ma vengeance est complètement satis-
faite.
Sans attendre une réponse, il lança un coup d'oeil haineux au prisonnier
L/iBSv CHEVALIERS DU BROUILLARD 249
Le cabaret de Cross-Sliowel,
Liv. :J2.
j
— Je veux savoir où sont déposés les billets de banque, l'or et les papiers
que vous avez enlevés de chez moi, répondit Wild.
— Ils sont en lieu de sûreté; vous ne les trouverez jamais; mais un autre
les trouvera sous peu.. Vlà tout ce que j'ai à vous dire.
— Ecoutez, Blueskin, reprit Jonathan, contenant sa colère : si vous me
découvrez ce lieu caché et que vous ne me trompiez pas, je vous rends à la
liberté; je fais plus, je vous donne une partie de l'or.
— Mettez en liberté le capitaine Sheppard et quand j'aurai la certitude qu'il
est en sûreté, l'argent, les papiers reviendront en vot'possession, et quelque
autre chose encore dont vous ne vous doutez pas.
— Intraitable butor! s'écria Jonathan furieux. Penses-tu que je voudrais, à
ces conditions, renoncer à la plus douce part de ma vengeance? Non. Je t'arra-
cherai ton secret par d'autres moyens.
Et il sortit en refermant violemmentla porte, •
Dix jours s'étaient écoulés depuis cette menace. Blueskin, accusé par Wild
de vols reconnus vrais, était traduit à la barre du Old Bailey pour être jugé
lorsqu'il déclara qu'il ne se défendrait pas des faits qu'on lui imputait tant
qu'on ne lui aurait pas restitué une somme de cinq cents livres que lui avait
soustraite son accusateur. Cette somme, réclamée par Wild en vertu des statuts
4 et 5 de Guillaume et Marie, sous celte rubrique : Pour encourager l'arresta-
tion des voleurs de grands chemins, lui fut adjugée par la cour.
Comme Blueskin, néanmoins, persistait dans son obstination, on lui donna
lecture du jugement suivant, prononcé contre les prisonniers qui restent
muets :
« Accusé,
disait la sentence, vous serez reconduit à la prison d'où vous sor-
tez, et enfermé dans un cachot noir; vous y reposerez sur la terre nue, sans
litière, sans paille, sans couverture et sans vêtements. Vous serez couché sur le
.
dos; votre tête sera couverte et vos pieds seront découverts. Un de vos bras sera
lié à droite, l'autre à gauche, et vos jambes seront étendues dans la même direc-
tion. Alors on fera peser sur votre corps autant de fer ou de pierre que vous
pourrez en supporter, et l'on excédera ce poids, si besoin est. Le premier jour,
vous mangerez trois morceaux de pain d'orge sans boire; le second jour, on vous
permettra de boire à votre soif, à trois reprises différentes et sans manger, de
l'eau qui est près de la porte de la prison, mais pas d'eau courante. Tel sera
votre régime jusqu'à ce que mort s'ensuive.
« Accusé,
les biens de quiconque a subi ce jugement sont confisqués an pro-
fit du roi. »
Celte lecture, à laquelle succéda un silence solennel, fit une sensation pro-
fonde sur tout l'auditoire; Blueskin seul resta calme, maussade cl opiniâtre. On
l'emmena.
Dans un cabinet attenant au tribunal, Marvel, l'exécuteur, commandé par
Wild, lui lia si étroitement ensemble les deux pouces avec une corde à fouel,
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 251
que la chair fut coupée jusqu'à l'os. Toutefois, ce préliminaire ne lui arrachant
même pas une plainte, il rentra à Newgate.
La chambre do la presse, où Blueskin fut conduit à son arrivée à la geôle,
était une petite pièce carrée, entièrement construite en pierres. A ses quatre
angles, un énorme poteau, le long duquel glissait, à l'aide de poulies, un lourd
appareil de bois, atteignaitle plafond. Dans le sol étaient scellés quatre anneaux
de fer à neuf pieds d'écaiiemenf. Le prisonnier fut de nouveau questionné, il
s'entêta, et des préparatifs furent faits pour le soumettre à la torture. Marvel,
connaissant sa grande force physique, jugea prudent de s'adjoindre Caliban et
les guichetiers. Cependant, le prisonnier fui plus docile qu'on ne l'espérait. Il
se laissa ôter ses fers, dépouiller de ses habits, sans opposer de résistance; mais
comme on allait le coucher à terre, il s'échappa et s'élança sur Jonathan, qui,
les bras croisés, debout à l'entrée, surveillait l'exécution de la sentence. Sa ten-
tative ne réussit pas. Ressaisi aussitôt, les quatre hommes retendirent sur le
pavé et lui tinrent les bras et les jambes pendant que Caliban lui tenait la tète.
Eu cet état, il trouva le moyen de mordre un doigt du pauvre noir, qu'il eut
presque coupé avant qu'on ne pût le secourir. Lorsque Marvel fut parvenu à lui
attacher aux chevilles et aux poignets de grosses cordes fixées àleur autre exlré-
mité dans les anneaux de fer, on fit jouer les poulies, et la pesante machine, res-
semblant à une auge, descendit lentement sur la poitrine du condamné. L'exé-
cuteur plaça d'abord deux poids de cent livres chacun dans la presse; puis, au
bout de cinq minutes, ce fardeau ne paraissant pas suffisant, un troisième poids
do cent livres y fut ajouté. Le patient commença de respirer péniblemeut; tou-
tefois, sa robuste charpente supporta encore cette charge. Enfin, après une
heure de torture, sur un signe do Wild, un quatrième poids opéra, en moins de
quelques minutes, un changement effroyable. Les veines des tempes et du cou
se gonflèrent et noircirent; les yeux hagards sortirent de leurs orbites, une
sueur abondante s'amassa sur le front, et le sang jaillit de la bouche, des narines
et des oreilles.
— De l'eau, dit convulsivement Blueskin.
L'exéculeur fit un signe négatif.
— Cédez-vous? demandaWild.
— Pour toute réponse, le prisonnier se heurta violemment
la tête sur le
pavé humide; mais on l'empêcha de renouveler cet essai de suicide.
— Mettez cinquante livres de plus, dit Jonathan.
— Arrêtez! gémit Blueskin.
— Plaidcrez-vous?
— Oui.
— Relâchez-le, Marvel; vous voyez que nous avons vaincu son obstination.
— Je veux vivre pour me venger! cria Blueskin, lançant à Wild un
regard
où se peignait la plus implacable haine.
Et quand les poids furent enlevés, il s'évanouit*
252 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
CHAPITRE XV
— Ah! pour ça, riposta Austin, vous en avez fait assez, et plus que vous
n'en referez !
— Est-ce que je vais être reproduit pour l'immortalité dans ces fers
désho-
norants? continua le prisonnier.
— Comment donc voulez-vous qu'on vous reproduise?s'écria le
porte-clefs,
partant d'un grossier éclat de rire. Il est déjà très heureux que M. Wild vous
ait permis de reprendre vos beaux habits, autrement on vous reproduirait dans
un costume bien plus honteux. Pour ma part, je trouve que ces fers vous vont
très bien. Ah! voici vos visiteurs.
Des voix raisonnaient à la porte. Austin courut ouvrir et livra passage à
M. Pilt, personnage fastueux et de haute stature, qui, à son tour, introduisit
quatre individus. M. Gay, auquel le gouverneur adressa d'abord la parole,
était un bel homme de trente-six ans environ, le teint brun, la face ovale, les
yeux noirs pleins de feu, de sensibilité et de malice. L'expression générale
des traits était noble, excepté la bouche qui avait un pli moqueur et rusé.
L'extérieur du poète était extrêmement avenant. Avec une forte tendance à la
satire, mais sans une pointe de malveillance ou de méchanceté, les plaisanteries
que Gay semait dans sa conversation ou dans ses écrits ne lui firent jamais
perdre un ami. Tout le monde l'aimait, et parmi ses connaissances les plus
infimes, il comptait les esprits les plus choisis de ce lemps-là : Pope, Swift,
Arbuthnol. Sa personne était élégante; ses manières étaient affables et aisées,
et il se distinguait par la générosité de son caractère. Malheureusement, Gay
n'était pas riche. Autrefois intéressé dans les fonds de la mer du Sud, il s'était
cru possesseur de vingt mille livres, et ses espérances s'étaient évanouies avec
cette entreprise illusoire. Ni son crédit, qui était considérable,ni sa popularité,
no lui procuraient l'avancement après lequel il soupirait. Malgré son assiduité
à la cour,.il avait la mortification do voir parvenir chacun autour de lui, qui se
lamentait ainsi de son infortune :
bref, eut pour le peintre toutes sortes d'attentions. Ce jeune homme, d'un
visage assez commun, était marqué du sceau du génie. Son oeil perçant et gris
foncé avait des mouvements si rapides qu'il semblait regarder vingt objets à la
fois, et, pourtant, ne s'attacher qu'à un seul. Il se nommait William Hogarth.
Tout à l'heure, nous expliqueronspourquoi il rendait à sir Thornhill des soins
si officieux.
Une espèce d'athlète à face bouffie, honnête et refrognée, taiiladée et bala-
frée dans tous les sens, et remarquable par l'air hargneux, brutal, bouledogue,
qu'un Anglais aime toujours à contempler comme le trait caractéristique de
ses concitoyens; en un mot, le formidable et renommé Figg, l'Atlas de l'cpée,
ainsi que l'appelait le capitaine Godfred, formait f'arrière-garde de cette petite
société. Il avait ôté son chapeau et essuyait la sueur de son crâne rosé couvert
d'emplâtres. Sa chemise ouverte laissait voir un cou de taureau et une poitrine
qui eût servi de modèle pour peindre Hercule. Il avait le nez plat, et on eût
dit que sa peau, brune et épaisse comme du cuir, aArait fréquemment subi
l'opération du tannage. Sous son bras, il portait un gros bâton noueux. Les
prouesses de Figg, dans un combat qu'il soutint contre Suilon, ont été célébrées
par le docteur Bryom, poète dont la ville natale, Manchester, est justement
Hère; et ses traits et sa personne nous ont été conservés par le plus illustre de
ses compagnons en la circonstance préseule, par Hogarth.
A l'aspect des étrangers, Sheppard se leva, croisa ses bras sur sa poitrine,
autant que le lui permettaient ses menottes, et rendit avec fermeté les regards
qu'on fixait sur lui.
— Messieurs, voici le fameux brise-prisons, dit M. Pilt, montrant le prison-
nier.
— Par exemple! cria Gay étonné. Est-ce que Jack Sheppard est un adoles-
cent si léger de formes? Je m'attendais à voir un homme de six pieds au moins,
avec des épaules comme celles de notre ami Figg. Vous êtes sûr que vous ne
vous Irompez pas de cachot, monsieur Pift?
— Il n'y a nulle méprise, monsieur; je suis Jack Sheppard, répondit le pri-
sonnier.
— Eh bien, de ma vie je ne fus plus surpris ! repartit le poète.
— C'est tout à fait l'homme que je me figurais, fit observer Hogarth, qui,
ayant arrangé toutes choses à la satisfaction de Thornhill, s'était retourné vers
le condamné, qu'il considérait, le menton appuyé sur son poing et le coude sou-
tenu par l'autre main; tout à fait l'homme que je me figurais! Corps souple,
•
tout muscle et activité; pas une once de chair superflue. Dans mes recherches
après des personnages originaux, monsieur Gay, j'ai parcouru tous les quartiers
de notre cité; j'ai visité les repaires fréquentés seulement par les voleurs, la
vieille et la nouvelle Monnaie, les plus mauvais lieux de Saint-Gilles et tant
d'autres; je n'ai jamais rencontré nulle part un individu qui réalisât aussi com-
plètement que celui-ci l'idée que je me suis faite d'un voleur de premier ordre.
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 235
en apporte cinquante chez vous, toute toile de Hollande première qualité. Mettez-
en une le lendemain pour la scène; elle est percée, déchirée, ensanglantée.
Chaque élève croit reconnaître sa propre chemise. On offre à chacun séparément
de la lui rendre; tous font la même réponse :
— Vous moquez-vous de moi?... Gardez-la
— Le moyen est ingénieux, dit en riant le poète.
Les préparatifs de sir James Thornhill étant enfin terminés, M. Pitt, après
s'être assuré qu'il ne lui manquait rien, s'excusa d'être obligé de paraître à la
séance de la cour du Old Bailey et se retira.
— Faites-moi le plaisir de vous asseoir, Jack, dit sir James. Messieurs,
éloignez-vous un peu, je vous prie.
"' Sheppard condescendit immédiatement au désir du peintre. Gay et Figg se
rangèrent à l'écart ; Hogarth tira de sa poche un portefeuille et un crayon.
— Je vais croquer la figure de Jack Sheppard^ dit-il, je serai bien aise de
l'avoir dans mes cartons'.
Sir James Tdrhhill examina attentivement la physionomie de son modèle,
lui indiqua du bout de son crayon une attitude convenable, et commença les
opérations. Pendant qu'il traçait rapidement les contours sur la toile, il engagea
la conversation avec Jack et l'amena adroitement à lui raconter ses aventures.
Cette ruse lui réussit au delà de toute espérance : les traits du prisonnier s'ani-
mèrent, et une expression qu'on eût vainement cherchée dans l'état de repos
fut àl'iustànt saisie et reproduite par l'habile artiste. Néanmoins, quand il fut
question de Jonathan Wild, cette expression changea.
— Ah! parlons d'autre chose, dit Thornhill s'interrompant dans sa tâche.
— Vous avez raison, sir James, fil observer Austin, nous ne souffrons point
qu'il nomme M. Wild. Une paraît jamais moins à son avantage que dans ces
moments-là.
Le peintre fit signe à Hogarth d'attirer l'attention de Sheppard.
— Ainsi, vous avez maintenant renoncé à tout espoir d'évasion, Jack?
demanda le jeune homme.
— Cette question en présence du geôlier est hors de propos, monsieur
Hogarth, répondit Jack. Cependant, dût M. Austin le répéter si bon lui semble
à sou maître, Jonathan Wild, je vous déclare franchement que non.
—
Je la tiens aussi! s'écria Hogarth. Magnifique tête quand elle est
inspirée.
— C'est vivant, monsieur, dit Austin,
regardant le portrait par-dessus
l'épaule de Thornhill, c'est vivant.
— Beau visage ! affirma Gay,
s'approchant à son tour. Toutes ses évasions
y sont écrites.
— Vous me flattez, repartit en
souriant sir James, pourtant j'avoue que je
le crois ressemblant.
— Que pensez-vous de mon croquis, Jack? dit Hogarth, en lui passant
le
dessin.
— Il n'est pas mal; seulement vous avez oublié
quelque chose là, répondit
Jack, posant le doigt sur la main d'un air significatif.
Liv. 33.
258 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
— Je vois, fit Hogarth, esquissant rapidement une lime entre les doigts du
prisonnier, est-ce bien, maintenant?
— C'est mieux, mais vous m'avez donné ce que je ne possède pas,-"reprit
,.
Sheppard, appuyant sur ces mots.
— Hum! dit Hogarth, en le regardant fixement, je ne sais comment vous
améliore]".
— Permettez que je regarde, monsieur, dit Austin en marchant vers le
dessinateur. [>*'-
--Nbii, répliqua Hbgarthy effaçant rapidement l'esquisse, je ne suis jamais
content d'un premier essai.
-—
Ma foi, Jack, s'écria Gay, vous devriez écrire vos aventures, elles seraient
tout àùSsi intéressantes que celles de Guzman d'Aifarache, de Lazariilo de
Tormès, d'Estevanilio Gonzalès, de Meriton Latroon, ou de tout autre de mes
fripons favoris, et elles seraient beaucoup plus instructives.
•—Vous feriez bien de les écrire pour moi, monsieur Gay, répondit Jack.
—-: Si vous les écrivez, je les illustrerai, repartit Hogarth.
—;
Moi!... Non, monsieur, balbutia le graveur en rougissant; et il se
hasarda à lever les yeux du papier sur lequel il esquissait pour lancer un coup
d'oeil au poète. Heureusement sir James ne remarqua ni l'observation, ni le
mouvement.
— Je me suis probablement trompé, répondit Gay. Il paraît que .vous avez
raillé mon ami Kent dans votre Burlington Gâte ?
— C'est une ravissante caricature, dit en riant Thorhill, qu'est-ce que
M. Kent en a dit?
— Il en fait si grand cas, qu'il dit que, s'il avait une fille, il la donnerait à
l'artiste, reprit Gay un peu malicieusement.
— Ah! s'écria sir James.
— Mort de ma vie ! vous avez ruiné mes espérances, murmura Hogarth au
poète.
— Je les ai avancées plutôt. Mademoiselle Thornhill est une jeune fille déli-
cieuse. Selon moi, une femme est une charge inutile, et je veux mourir garçon;
cependant, à votre place, je sais bien ce que je ferais...
— Que feriez-vous? demanda vivement Hogarth.
— Je l'enlèverais.
— Bah ! fit Hogarth ! qui plus tard devait mettre à profit ce conseil.
— Adieu, Jack, dit Figg, en mettant son cliapeau. Je vous ai assez dérangé;
comptez sur la chemise... Porte-clefs, voilà une couple de guinées pour boire
à la prompte évasion du capitaine Sheppard. Remerciez-le, lui, et pas moi, mon
brave... Faussez compagnie à ce garçon-là si vous pouvez, Jack; dans le cas
contraire, du courage, on est bientôt mort.
— Soyez sans crainte, repartit Jack, si je sors d'ici, nous ferons une partie
à toutes les armes; sinon, nous trinquerons à la cité d'Oxford, sur la route de
Tyburn.
— Je vous ferai boire de mon meilleur. Adieu.
Ils se serrèrent cordialement la main et Figg partit.
A son tour, sir James Thornhill se leva.
— Je ne vous fatiguerai pas davantage, Jack; j'ai fait ici de votre portrait
tout ce que j'en puis faire; j'achèverai le reste chez moi.
— Veuillez avoir la bonté de me le montrer, monsieur, demanda Jack. Ah !
s'écria-t-il, lorsque la toile fut retournée vers lui, que dirait de cela ma pauvre
mère !
— Je suis bien
fâché de ce qui lui est arrivé, à votre mère, Jack, fit obser-
ver Hogarth.
— Que lui est-il arrivé? Est-elle morte? cria le prisonnier en se levant pré-
cipitamment.
— Non... non... Ne vous alarmez pas. J'ai lu ce matin dans le Quotidien un
avertissement offrant une récompense...
— Une récompense ! Pourquoi?
260 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
CHAPITRE XVI
CHAPITRE XVII
LA CHAMBRE ROUGE
CHAPITRE XVIII.
LA CHAPELLE.
Liv. 34
266 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
CHAPITRE XIX.
LES l'LOJIIlS.
ditif et plus aisé de monter sur la dernière qu'il eût ouverte, de s'accrocher au
mur et de se hisser sur le toit.
Au moment où il y mettait le pied, l'horloge du Saint-Sépulcre sonna huit
heures. La voix grave de Saint-Paul répondit immédiatement, et ce concert fut
prolongé par toutes les églises du voisinage. Sheppard avait mis six heures à
remplir sa tâche ardue.
Se glissantle long de la muraille, il gagna la tour du sud, grimpa sur ses
créneaux, traversa la plate-forme, se laissa couler sur le toit de la grande porte,
escalada la tour du nord, monta au sommet de la geôle, vis-à-vis de Giltspur-
street, et arriva à l'extrémité du bâliment qui planait sur le toit plat d'une mai-
son, au moins à vingt pieds plus bas, autant que Sheppard en pouvait juger
dans l'obscurité.
Ne se souciaut pas de hasarder ce saut périlleux, le fugitif promena ses
regards autour de lui, espérant découvrir un point de descente plus favorable.
Il ne vit que des murs escarpés, sans la plus petite saillie qui pût lui être utile.
Comme de loules parts ne se présentaient à lui que de graves dangers et,
même l'impossibilité de toucher la terre, Jack se résolut à retourner chercher
sa couverture, moyennant le secours de laquelle il était certain d'atteindre sain
et sauf le toit de la maison de Gillspur-street.
En conséquence, il revint sur ses pas, escalada les deux tours, longea le
mur de la prison, redescendit sur les plombs inférieurs; mais, avant de rentrer
dans l'asile du crime et du malheur il se demanda s'il n'augmentait pas ses
chances d'être ressaisi ; convaincu, toutefois, qu'il n'avait pas d'autre alter-
native, il continua.
Durant tout ce temps, il n'avait pas quitté sa barre de fer; il l'étreignit,
bien déterminé à vendre chèrement sa vie, s'il rencontrait de l'opposition, et
quelques secondes lui suffirent pour franchir le passage dont l'accès lui avait
coûté plus de deux heures. Le sol était jonché de vis, de clous, de fragments
de bois et de pierres, et, en travers du corridor, gisait l'énorme filet de fer. Il
laissa tout en cet état comme une marque de ses prouesses.
A l'entrée de la chapelle, un violent coup de sa barre lui ouvrit la porte
par-dessus laquelle il avait passé tout à l'heure. 11 prêta l'oreille aux portes des
cachots qui aboutissaient dans le corridor conduisant à la chambre rouge, et,
sûr de n'avoir éveillé aucun soupçon, il retraversa cette dernière, s'introduisit
dans le trou de la muraille, descendit par la cheminée et se retrouva dans le
séjour de sa captivité.
Combien ses sentiments actuels différaient de ceux qu'il avait éprouvés en le
quittant. Alors, quoique plein de confiance en lui-même, il doutait à demi de
pouvoir exécuter ses desseins. Maintenant, il les avait accomplis, il se sentait
assuré du succès. Sa démolition du mur de la chambre rouge avait si matériel-
lement accru l'énorme amas de décombres qui chargeait le sol de sa cellule,
268 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
qu'il eut quelque peine à déterrer la couverture ensevelie sous la pile. Il cher-
cha ensuite ses souliers, qu'il mit ainsi que ses bas.
Soudain, ses nerfs reçurent un sévère ébranlement. Plusieurs briques,
déplacées probablement par son dernier passage, roulèrent avec fracas de la
cheminée, et comme l'obscurité était complète, il se figura qu'on essayait d'en-
trer dans son cachot.
Néanmoins, cette fausse alarme, de même que toutes celles qui l'avaient
précédée, s'évanouit promptement, et comme il se disposait à retourner au toit,
U se félicita de la chute opportune de ces briques, laquelle le sauvait vraisem-
blablement de quelques blessures.
Jetant la couverture sur son bras gauche et là barre de fer sur son épaule,
il fit pour la troisième fois le même trajet, et dix minutes ne s'étaient pas écou-
lées depuis sa sortie du château, qu'il avait atteint l'extrémité nord de la prison.
La pique et le clou lui servirent à fixer solidement la couverture au cou-
ronnement de la muraille ; après quoi il s'y cramponna, se laissa glisser avec
précaution jusqu'au bout, et, n'ayant plus que quelques pieds à sauter, débar-
qua sain et sauf sur le toit.
C'était la seconde fois qu'il parvenait à s'échapper de Newgate. Le coeur pal-
pitant de triomphe, il se hâta d'assurer sa retraite. A son inexprimable joie, il
trouva ouverte, dans le toit de la maison opposée, la porte d'une mansarde. Il
entra, alla trébucher contre un petit lit de sangle que l'obscurité l'avait empê-
ché d'apercevoir, et gagna le haut de l'escalier. En ce moment, ses chaînes cli-
quetèrent faiblement.
dans une chambre
— 0 Dieu! qu'est-ce que cela? s'écria une voix de femme
voisine.
— C'est le chien, répondirent les mâles accents
d'un homme.
Jack rattacha ses chaînes du mieux qu'il put et descendit précipitamment
deux étages. Il allait s'élancer dans le vestibule, quand une porte s'ouvrit tout
à coup et parurent deux personnes, dont l'une tenait à la main une lumière. Il
recula le plus vite possible, se réfugia dans la première pièce qu'il rencontra,
et se jeta derrière un paravent qu'il découvrit heureusement dans les ténèbres.
CHAPITRE XX
Jack élait à. peine caché lorsque la porte s'ouvrit, et les deux personnes qu'il
avait entrevuess entrèrent. Quel fut son étonnement de reconnaître, aux premiers
mois qui furesut prononcés, les voix de Kneebone et de Winifred!
— Combien je m'applaudis, disail
celui-là, d'être venu ce soir faire une
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 269
— Jamais, répliqua
Winifred. Relâchez-moi à l'instant, ou j'appelle mon
père.
la
— Appelez, mais souvenez-vous que porte est
fermée.
— Monstre !
cria la jeune fille. Au secours! au secours !
— Vous criez en vain, riposta Kneebone.
— Non pas, dit Jack, jetant à bas le paravent.
Arrière, misérable!
Winifred et son séducteur reculèrent tous deux à cette soudaine apparition.
Jack, les vêtements couverts de poussière, la face mortellement pâle^ ressem-
blait plus à un fantôme qu'à un être vivant.
— Au nom du diable! est-ce vous, Jack? cria Kneebone.
— Oui, répondit Sheppard. Vous ayez sciemment et à dessein affirmé un
mensonge infâme, en disant que j'avais assassiné Thames, pour lequel vous
savez bien que je donnerais ma vie; rétractez vos paroles ou craignez les con-
séquences de mon indignation.
— Que voulez-vous que je rétracte, coquin? repartit le marchand, qui, au son
de la voix de Jack, avait recouvré son assurance, j'ai l'intime conviction que
Thames a été massacré par vous.
— Mensonge ! s'écria le jeune homme d'un ton terrible.
Et avant que Kneebone eût tiré son épée, il l'étendit à ses pieds d'un coup
de sa barre de fer.
— Vous l'avez tué! dit Winifred épouvantée.
— Non; en tous cas il n'aurait que ce qu'il mérite. Vous ne croyez pas ce
qu'il a avancé?
— Je ne vous pense pas assez perverti pour consommer un crime si affreux,
répondit Winifred. Mais par quel étonnant hasard vous êtes-vous trouvé là si
fort à propos?
— Je m'échappe à l'instant de Newgate, et je suis trop récompensé des
fatigues inimaginables que j'ai éprouvées, puisque j'ai eu le bonheur de vous
sauver. Voyons, ajouta-t-il d'une voix pleine d'anxiété, est-il réel qu'on n'ait pas
entendu reparler de Thames depuis la nuit de ma précédente évasion?
— Hélas! bien réel, répondit Winifred. Ce soir-là, il partit à dix heures de
Dollis Hill et il n'a pas reparu. Mon père a fait toutes les recherches possibles, il
a offert d'énormes récompenses; on n'a pu découvrir de lui la plus petite trace.
Ses soupçons tombèrent d'abord sur vous...
— 0 ciel! fit Sheppard.
— Il revint bientôt de cette idée, continua la jeune fille. Il a été infatigable
dans ses démarches ; il a même fait le voyage de Manchester. Mais, quoiqu'il
ait visité la résidence héréditaire des Trenchard, Ashton Hall, il n'a pas plus
obtenu de nouvelles de Thames'qu'il n'en a obtenu de son oncle. Il parait que
sir Rowland a quitté le pays.
— Pour n'y retourner jamais, dit tristement le fugitif. Avant demain matin,
272 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
Désespoir de Winifred,
une ardente affection, son énergie l'abandonna. Il la contempla d'un oeil voilé
de larmes, déposa sur ses lèvres un fraternel baiser... ce fut le premier et le
dernier!
En ce -moment, une main agita le bouton de la porte, et la voix de M. Wood
se fit entendre.
— Qu'y a-l-il? demanda-t-il avec colère; ma fille a crié.
Pourquoi cette porte
est-elle fermée? Ouvrez vite.
— Etes-vous seul? dit Jack, imitant la voix de Kneebone.
— Que signifie cette question? Ouvrez la porte, vousdis-je, ou je
l'enfonce.
Jack étendit avec soin Winifred sur un sofa, éteignit la lumière, ouvrit la
porte en se tenant derrière, et lorsque M. Wood entra, il lui souffla la chandelle
qu'il avait à la main, s'élança au bas de l'escalier, traversa un long couloir, la
boutique, puis se précipita dans la rue.
Liv. 35.
274 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
CHAPITRE XXI
INCERTITUDE /
Vers sept heures, ce soir-là, Jonathan Wild appela ses deux janissaires dans
...
la salle d'audience de sa demeure du Old Bailey et il eut avec eux une longue
conférence, après laquelle il les congédia séparément.
Resté seul, il alluma une lampe, leva la trappe, descendit l'escalier secret,
prit une direction opposée à celle qu'il avait parcourue quand nous l'avons suivi
dans ces régions souterraines, enfila un étroit couloir sur la droite, s'arrêta
devant une porte de caveau et entra dans une pièce qui ne démentait nulle-
ment son apparence extérieure.
Dans un coin, gisait sur un grabat une femme pâle et maigre. Wild appro-
cha la lampe de ses traits rigides, mais beaux encore, et, un peu inquiet, cher-
cha le coeur pour s'assurer s'il battait toujours. Plus tranquille après cet ex a- ';
men, il tira de sa poche un flacon, en versa le contenu dans la coupe d'argent
qui le montait, saisit le bras décharné de la malade endormie et le secoua rude-
ment. Elle fixa sur lui ses grands yeux noirs avec un mélange de terreur et de :
dégoût, puis elle détourna la lêle.
— Buvez cela, dit Jonathan lui tendant la coupe, vous vous sentirez mieux
après.
La pauvre créature porta machinalement la potion à ses lèvres et l'avala
sans hésiter.
— Est-ce du poison ? dem^anda-t-elîe.
— Non, répondit Wild avec un rire brutal. Je ne veux pas encore me débar-
rasser de vous... C'est du genièvre... une liqueur que vous aimiez beaucoup
jadis. Vous avez besoin de forces pour celte nuit.
—- Ah! s'écria madame Sheppard, venez-vous me renouveler vos terribles
propositions?
— Je viens exécuter mes menaces : c'est ce soir que vous m'épousez.
— Je mourrai auparavant, répliqua la veuve.
— Vous mourrez après, dès qu'il vous plaira, mais .jusque-là vous vivrez.
J'ai fait appeler un prêtre.
— Pitié! cria la moribond*s, essayant en vain de découvrir une lueur de
compassion sur l'inexorable physionomie de son interlocuteur, pitié! pitié!
— Bah! vous devez être coi Rente de devenir enfin une honnête femme.
— Oh! laissez-moi mourir, gémit la malheureuse. Je n'ai plus que quelques
heures à vivre. Tuez-moi plutôt que de commettre un pareil outrage.
— Cela ne remplirait pas ifl on but, repartit Jonathan d'un ton farouche. Je
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 275
ne vous ai pas enlevée au vieux Wood pour vous tuer : je vous ai enlevée pour
que vous soyez ma femme.
— Quef motif vous pousse à une
si vile action?
— Vous le connaissez de reste, mon motif.
Autrefois, je voulais vous épou-
ser pour votre beauté; aujourd'hui, je veux vous épouser pour votre opulence.
— Mon opulence? fit la veuve étonnée.
— Vous êtes l'héritière des Trenchard, une dés plus riches familles du
comté dé Lancastre.
— Mais Thames Darrell et sir Rowland existent.
— Sir Rowland est mort, répliqua Jonathan d'un air sombre; Thames Dar-
rell n'attend que ma volonté pour le suivre. Avant la consécration de notre
mariage, il ne sera plus entre vous et les biens de ses ancêtres.
— Ah! s'écria madame Sheppard.
— Regardez, cria Wild frappant du pied et saisissant un anneau de fer scellé
dans une dalle qu'il' leva par un violent effort; votre frère est enterré au fond
de ce puits, votre neveu ne tardera pas à y être jeté.
— C'est horrible ! fit la veuve, frissonnant d'épouvante. Vos odieux projets
retomberont sur votre tête; le ciel ne permettra pas la continuation de tant de
crimes...
— J'en courrai la chance, repartit l'empoigneurde voleurs avec un sinistre
sourire. Jusqu'ici, tous mes plans ont passablement réussi.
— Le jour du châtiment luira bien sûr, riposta la malade.
— En l'attendant, je serai satisfait. A présent, madame Sheppard, prêtez
attentivement l'oreille à ce que je vais vous dire. Il y a de longues années,
lorsque vous étiez dans toute la fleur de votre jeunesse et de votre beauté, je
vous aimais...
— Vous m'aimiez!... vous!...
— Je vous aimais. Frappé de vos manières qui me paraissaient au-dessus de
votre position, je m'informai de votre histoire, et appris que vous aviez été volée
dans le Lancastre par une bohémienne. Je me rendis à Manchester, en vue de
pousser plus loin mes investigations; là, j'acquis la certitude que vous étiez la
fille aînée de sir Monlacute Trenchard. Je m'empressai alors de revenir à
Londres pour vous offrir ma mainj.mais dans l'intervalle vous vous étiez mariée
avec un charpentier au visage de femme et au parler mielleux, nommé Shep-
pard. J'ensevelis dans mon sein le secret important, et résolus de me venger. Je
jurai de conduire votre mari à la potence, de vous plonger dans le besoin, dans
la détresse, de manière que vous n'ayez plus que les ignobles ressources qui
restent à la misère, et je jurai aussi, si vous mettiez au monde un fils, qu'il par-
tagerait le sort de son père...
— Et vous avez cruellement tenu votre serinent, dit la veuve.
— J'arrive au point qui vous touche le plus, poursuivitJonathan. Consentez
276 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
CHAPITRE XXH
— Laissez-vous guider par moi, reprit le capitaine, vous agirez plus confor-
mément aux désirs qu'elle vous exprimerait si elle parlait encore. Ne vous abî-
mez pas dans des regrets superffus. Enlevons son corps, afin d'exaucer son voeu
suprême.
Sheppard se laissa convaincre.
— Marchez devant avec la lumière, dit-il; je vais la charger sur mes
épaules.
Comme ils atteignaient l'extrémité du couloir, ils entendirent résonner,
dans le cachot qu'avait abandonné Thames, les voix de Jonathan et du juif.
Wild avait sans doute découvert le corps inanimé de Quilt Arnold et il donnait
cours à sa surprise et à sa colère.
Éteignez la lampe, murmura Jack; tournez à gauche, vite! vite!
•—
La précaution avait été prise à temps. L'empoigneur de voleurs et le janis-
saire couraient tous deux dans la direction du cachot dé madame Sheppard.
— Pas une minute à perdre, cria Jack, suivez-moi.
Ils montèrent précipitamment l'escalier, ouvrirent la porte de derrière el
furent promptement dans la cour. Jack s'assura que Thames était bien à son
côté et il s'enfonça avec son sanglant fardeau dans Seacol Lane.
— Où allez-vous? lui demanda Thames qui avait peine à marcher d'un pas
aussi rapide.
— Je ne sais... et je m'en soucie peu, répondit Jack.
Un fiacre passait ; Darrell héla immédiatement le cocher.
— Laissez-moi conduire le corps de votre mère à Dollis Ilill, dit-il.
— Soit! fit Sheppard.
Heureusement il faisait trop noir et le réverbère était trop loin pour que le
cocher vît en quel état était la femme que les deux jeunes gens plaçaient dans
sa voiture.
— Qu'allez-vous faire? reprit Thames,
— Laissez-moi à mon sort; ayez soin des restes de ma mère.
"~ Comptez sur moi, répondit Darrell.
— Faites-là enterrer dimanche, dans le cimetière de Willesden, comme je
le lui ai promis; j'y serai. Et il ferma la porte du véhicule.
Le cocher reçut ses instructions et sur l'offre qu'on lui fit de le payer géné-
reusement, il partit au grand galop.
Jack s'éloignait, lorsqu'un sombre individu, débusquant de derrière un mur,
s'élança sur ses traces.
-VA
-,
LESrî-OHEVALIERS
. DU BROUILLARD 28-1
CHAPITRE XXIII
LA POUKSUITK
Liv. 36
282 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
dirigea vers Holborn Bridge, et commença, de gravir la côte qui était au delà.
Les vociférations de ceux qui le poursuivaient, le signalèrent à l'attention des
passagers qui encombraientles rues, et, entre autres, le gardien de nuit abrité
dans la guérite adossée au mur du cimetière, à l'entrée de Shoe Lane, agita
sa crécelle pour mettre en alerte un de ses compagnons, non loin de là.
Jack s'enfonça dans un labyrinthe de rues sur la gauche; mais sa marche
avait été observée par le gardien, qui remit Wild sur sa voix.
— C'est Jack Sheppard, le fameux voleur! criait Jonathan d'une voix
sonore. Arrêtez-le! il vient de s'échapper de Newgate. Cent livres à l'homme
qui me l'amènera!
Le nom de Sheppard produisit un effet magique; il fut répété de bouche
en bouche. Les boutiquiers quittèrent leurs comptoirs excités par l'appât de
la récompense, et Wild n'était point encore entré dans Field Lane que déjà
une troupe de cinquante individus l'escortaient.
— Arrêtez le voleur! rugit-il, distinguant enfin le fugitif qui courait vers
Hatton Garden. C'est Sheppard!... Jack Sheppard!... Arrêtez-le!
Et ses cris avaient pour échos les voix de la meute de limiers sangui-
naires qui lui faisaient cortège.
— Arrêtez le voleur! arrêtez le voleur! tonnèrent Wild et les siens.
Comprenant aussitôt que Jack était celui qu'on leur désignait par cette
flétrissante épithète, deux valets d'écurie se ruèrent sur sa personne, mais il
fut assez leste pour leur échapper. Alors un palefrenier déchaîna un énorme
chien à sa poursuite. Frappant l'animal de sa fidèle barre de fer, Sheppard
l'envoya aboyer plus loin.
De minute en minute, il sentait ses forces lui manquer; résolu néanmoins
à ne point se rendre vivant, il continuait.
Toujours en avance sur la cohorte acharnée à ses pas, il longea la grande
route jusqu'à ce que les maisons disparurent et il rencontra la campagne.
Là il se disposait à franchir une haie sur la gauche, quand deux hommes à che-
val lui barrèrent le passage et le louchèrent du manche de leurs énormes cra-
vaches. Evitant de son mieux leurs agressions, Jack riposta par de violents
coups de sa barre sur la tète des chevaux qui se cabrèrent et partirent avec une
telle fureur que non seulement ils entraînèrent leurs cavaliers loin de l'objet
de leurs attaques, mais encore ils forcèrent à reculer les deux palefreniers cl
occasionnèrent un grand désordre parmi la foule, Jack profita de ce répit pour
sauter la haie et s'éloigner à travers champs dans la direction de sir John
Odealle's.
Cependant l'instant de refard qu'il avait éprouvé avait sensiblement amoin-
dri la distance entre lui et ses ennemis, dont le chiffre se montait à présent à
plus d'une centaine pour la plupart porteurs do lanternes et de torches. Appre-
nant que l'individu qu'on poursuivait était Sheppard, les deux cavaliers fran-
chirent la haie à leur tour, et ils eurent bientôt rejoint le fugitif. Comme un
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 283
lièvre près d'être pris, Jack retourna sur ses pas. Ce stratagème ne servit qu'à '
le rapprocher de la meute qui foulait le champ dans tous les sens et déchirait
l'air de ses cris. C'était un mugissement épouvantable : les chiens aboyaient,
les hommes hurlaient, et la voix de stentor de Jonathan dominait et dirigeait
celte tempête.
Jack, harassé, était aux abois. Pourtant il raidissait de nouveau tous ses
muscles, lorsque le pied lui manqua, et il tomba dans une tranchée profonde
que l'obscurité l'avait empêché de remarquer. Cette chute le sauva : les deux
cavaliers passèrent au-dessus de sa tête. Rampant alors précipitamment sur ses
genoux et sur ses mains, il trouva une galerie d'écoulement dans laquelle il se
glissa. Peu après, les cavaliers revenaient, après s'être aperçus qu'ils avaient
dépassé le but.
Jonathan et la populace se réunirent à eux, et la lueur des torches répandit
sur le lieu où ils se tenaient un éclat semblable à la lumière du jour.
—: Il doit être dans ees parages, cria un des cavaliers en mettant pied à
terre; nous étions près de lui quand il a subitement disparu.
Sans prononcer une parole, Wild arracha une torche des mains d'un assis-
tant, sauta dans la tranchée et commença une diligente recherche. Déjà il était
à l'orifice de la galerie, et Jack se sentait au moment: d'être découvert, lors-
qu'on cria à l'extrémité du champ qu'on s'était emparé du fugitif. Jonathan et
la cohue se portèrent rapidement de ce côté; le prétendu voleur était tout sim-
plement un mendiant inoffensif qu'on avait ramassé endormi sous une haie.
La colère et le désappointement de Wild furent exlrêmes. Il recourut en
jurant à la tranchée; mais il ne se rappelait plus au juste l'endroit qu'il avait
exploré, et pensant avoir examiné la galerie, il recommença ses perquisitions
sur un autre point.
Dans l'intervalle, le feu de la poursuite s'était refroidi. La foule diminuait
graduellement, et, par bonheur, une forte ondée acheva de la disperser tout
à fait. Jonathan, entièrement insouciant de la pluie torrentielle qui ruisselait
sur lui, fut seul infatigable dans sa recherche. Au bout d'une heure seulement
il se décida à supposer que Sheppard avait trompé sa vigilance. Toutefois, ses
soupçons étaient si forts, qu'il ordonna à Mendez de rester en sentinelle au
bord du fossé, et la promesse d'une forte récompense, engagea deux hommes
à lui tenir compagnie.
— Je le veux mort ou vif, murmura-t-il à l'oreille du juif avant de s'en
aller; mais s'il nous échappe aujourd'hui, vous avez entendu ce qu'il a dit dans
Seacol Lane, nous sommes sûrs de nous saisir de lui dimanche, aux funérailles
de sa mère.
281 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
CHAPITRE XXIV
-
' COMMENT JACK SKEPPAHU SE JJÉHAHRASSA DE SES FEKS
ment de deuil complet, qu'il obtint au prix de dix guinées. Il se rendit ensuite
à une petite taverne où il commanda à dîner et demanda une chambre à cou-
cher. A peine avait-il terminé sa toilette qu'il entendit du bruit à sa porte et
son nom prononcé d'un ton nullement amical. Heureusement la fenêtre n'é-
tait pas à une grande élévation; il l'ouvrit doucement, se laissa glisser dans la
cour et passa de là dans la rue.
Il descendait rapidement Haymarket, lorsque ses pas furent arrêtés par
une foule considérable, assemblée autour d'un chanteur. Jack s'arrêta un
instant; ses aventures composaient le sujet de la ballade. Toutefois, n'osant
écouter, il s'enfuit.
CHAPITRE XXV
Celte nuit-là, Sheppard établit ses quartiers à Paddington, dans une taverne
où il ne fut point inquiété. Le lendemain, dimanche, if se mit en route pour
Willesden.
C'était par une belle matinée d'octobre, l'air vif et fortifiant faisait conti-
nuellement tourbillonner jusqu'à terre les feuilles des arbres qui avaientrevêtu
leurs teintes d'automne ; mais le coeur de Jack était trop triste pour que le ma-
gnifique aspect do la campagnele réjouit.
Non loin de Willesden, il s'arrêta cependant sur la hauteur pour contempler
la vallée. C'est à cette même place que sa pauvre mère s'était autrefois arrêtée
dans le même but, après avoir vainement essayé de l'emmener de la Monnaie.
Il ignorait cette circonstance, pourtant l'image de sa mère fut seule présente à
son esprit. Il voyait sortir de son bouquet d'arbres la tour grise de l'église où
elle avait prié. Ici, c'étaient les champs qu'elle avait parcourus; là c'était le
cottage qu'elle avait habité pendant tant d'années; sans lui elle eût vécu heu-
reuse. Ces souvenirs amers lui arrachèrent des pleurs.
Tiré de sa rêverie par le sou des cloches, il résolut, quoi qu'il dût en ad-
venir, d'assister au divin service. Il descendit promplement la colline et trouva
au bas un petit sentier qui conduisait à l'église. Mais il était décrété que ce
jour-là toutes ses blessures seraient rouvertes. Dans le sentier qu'il avait choisi,
s'élevait l'humble demeure de sa mère ; non plus entretenue, parée- de fleurs
et de plantes grimpantes, comme du temps qu'elle l'occupait, mais abandonnée,
dégradée, envahie par les mauvaises herbes. Jack détourna la tète ; cette mai-
son lui apparaissait comme un emblème de la ruine qu'il avait causée. Il se
rappela la visite qu'il y avait faite eu compagnie de Jonathan, dont les perfides
suggestions avaientendurci son coeur aux prières de sa mère.
288 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
Liv. 37.
2'JO LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
CHAPITRE XXVI.
rou béant dans la muraille, il faut que quelqu'un lui ait aidé ; à moins qu'il n'a
des accointances avecle diable, il n'a pu faire cela tout seul.
Monsieur, ça m'en a tout à faitl'air qu'il a des accointances avec le diable,
. —
dit Austin, tremblant de tous ses membres. Mais nous allons le trouver dans la
chambre au-dessus, allez, monsieur, elle est aussi solide et même plus solide
que celle-ci. Je vais voir.
Il gravit le tas de décombres, entra dans la cheminée, passa facilement par
la première ouverture, mais il lui fut impossible d'introduire son gros corps
dans la brèche de. la chambre rouge.
— Je crois qu'il est parti, monsieur, dit-il à Jonathan, la porte est ouverte
et la pièce est vide.
— Vous croyez... vous le savez fort bien qu'il est parti, répliqua Wild,
fixant sur lui un regard sévère et scrutateur ; quand même vous me soutiendriez
le contraire, vous ne me convaincrez pas que vous n'avez pas favorisé sa fuite.
—'Moi, monsieur! Je vous jure...
.
— Paix! interrompit durement Jonathan, descendons. Je ne veux vous
interroger que devant témoins.
L'empoigneur de voleurs agita violemment la corde de la grosse cloche
qui communiquait avec l'intérieur de la prison et qu'on ne sonnait que dans les
occasions importantes. Cet appel réunit presque immédiatement dans la loge
les autres porte-clefs, Marvel, les quatre aides et madame Spurling. Rien ne
peut donner une idée de l'effroi qu'éprouvèrentces personnages lorsqu'ils surent
ce dont il s'agissait; on eût dit que les terreurs d'Austin étaient contagieuses.
La cabaretière seule, n'osant le faire ouvertement, témoigna sa satisfaction en
pinçant à la dérobée le bras de son futur mari.
Guidés par Jonathan, tous les porte-clefs se transportèrent sur le théâtre des
exploits de Jack, et tous, au comble de l'étonnement, déclarèrent d'un commun
accord qu'il était impossible qu'on ne lui eût pas aidé. Ils suivirent ses traces de
porte en porte, marchant de surprise en surprise, et s'émerveillant de la force
des verrous et des serrures qu'il était parvenu à briser, jusque sur le toit, à
l'extrémité du bâtiment, où la couverture clouée avec, la pique leur indiqua de
quel côté il avait opéré sa descente.
Austin subit un rigoureux interrogatoire; toutefois, reconnaissant, d'après
les assertions des employés de la geôle, qu'il n'était pas coupable, Wild se
radoucit et lui promit même de plaider sa cause auprès du gouverneur.
A peine le bruit de la nouvelle disparition de Jack se fut-il répandu, des
milliers de personnes affluèrent à Newgate, où les guichetiers tirèrent un abon-
.
dant profit de leur curiosité.
Jonathan ayant gardé le plus profond secret sur f'espoir qu'il nourrissait de
retrouver le fugitif, l'arrivée de Sheppard à la prison, le dimanche au soir, pro-
duisit une vive sensation. En un instant tous les fonctionnaires furent réuuis
dans la loge. La joie des porte-clefs ne s'exprime pas, mais la pauvre madame
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 293
liers ébahis pussent le défendre, Wild était dans ses griffes. Sa force prodi-
gieuse, de laquelle nous avons souvent parlé, augmentée par le désir de la ven-
geance, devint irrésistible. Quoique robuste et vigoureux, Jonathan fut un en-
fant entre ses mains. Il lui prit le menton, lui renversa la tête en arrière, tira
de sa poche un couteau fermé qu'il ouvrit avec ses dents, et malgré sa résistance,
il le lui plongea dans la gorge. Les plis épais d'une cravate de mousseline le
protégèrent à un certain point ; mais Blueskin était furieux. Un second coup de
couteau élargit et approfondit la blessure, et plaçant la tête dans une position
plus favorable, il l'eût infailliblement détachée du tronc si les guichetiers, re-
venus de leur stupeur, ne se fussent jetés tous ensemble sur le forcené.
— Maintenant, c'est à votre tour, cria-t-il luttant avec énergie contre ses
assaillants et leur infligeant de graves blessures. Fuyez, capitaine, fuyez!
Jack, qui avait contemplé l'assaut meurtrier avec une joie sauvage, glissa
des mains des aides et se précipita vers la porte. Blueskin, frappantjjtoujonrsà
droite et à gauche, y arriva presque en même temps que lui, et il est probable
que Sheppard eût réussi à se sauver, si Langley, resté seul dans la loge, ne
fût accouru alarmé du bruit et n'eût sauté au collet de Jack, avec lequel il se
battit corps à corps. En vain Blueskin, tenant toujours aux abois les porte-
clefs, essaya d'écarter Lengley; pressé de toutes parts, son intervention fut
inefficace.
— Fuyez! lui cria Sheppard. Laissez-moi.
Le bandit lança un regard désespéré à son chef et enfila le couloir.
Madame Spurling et Marvel étaient dans la loge. Entendant le combat et
devinant que Jack tentait de s'échapper, elle courut ouvrir le guichet, nonobs-
tant les remontrances de l'exécuteur, de sorte que rien n'arrêta le passage de
Blueskin. Il traversa le Old Bailey, s'enfonça dans une ruelle en face de la
prison, et en moins d'une minute il eut dérouté toutes les poursuites.
A leur retour dans le fort des condamnés, les geôliers relevèrent Wild qui
baignait dans son sang et paraissait près de rendre le dernier soupir. On envoya
sur-le-champ chercher un chirurgien, et l'on étancha du mieux qu'on put le
sang qui coulait de ses blessures.
— S'est-il enfui? demanda d'une voix faible l'empoigneur de voleurs.
— Blueskin? dit Ireton.
— Non... Sheppard?...
— Non, non, monsieur. Nous l'avons là.
— C'est bien, répondit Wild avec un affreux sourire. Qu'on le conduise
dans le cachot de pierre... et qu'on le veille nuit et jour.
— Oui, monsieur.
—
Des fers... les plus lourds fers... nuit et jour.
— Soyez tranquille, monsieur.
— Accompagnez-le à Tyburn... Ne le perdez pas de vue que le noeud...
coulant... ne lui serre le cou. Où est... Marvel?
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 293
CHAPITRE XXVII.
— Enfin, celte tragédie est jouée, soupira M. Wood, après que la terre eut
recouvert les restes de l'infortunée madame Sheppard ; espérons que, comme
à celle qui avait beaucoup aimé, ses péchés lui seront pardonnes.
Appuyé sur le bras de Thames, il était remonté, profondément abattu, à
Dollis Hill, où il s'était immédiatementretiré dans sa chambre, pour se livrer
en toute liberté à sa douleur. Les deux amants, restés seuls, ne s'entretinrent
que de Jack et de sa mère.
Dans la soirée, M. Wood, plus calme, reparut; il consentit, à la prière de sa
fille, à prendre quelque nourriture. Depuis une heure, ils déploraient tous
trois la malheureuse destinée de Sheppard, et se consultaient sur les moyens à
prendre pour lui être utile, lorsqu'une servante annonça qu'un homme, porteur
d'un paquet pour le capitaine Darrell, attendait à la porte, et ne voulait le
remettre qu'à lui-même. Repoussantles supplications de Wood et de Winifred,
Thames suivit la domestique, et trouva, le visage presque entièrement caché,
l'individu qu'elle avait dépeint.
— Ne craignez rien, monsieur, dit Blueskin, — car c'était lui, — remar-
quant que le jeune homme, peu rassuré par ses allures, portait la main à son
épée ; je viens vous rendre un service. Vlà les paquets pour lesquels mon capi-
taine a hasardé sa vie ; il dit qu'ils établiront vos droits à la succession de la
famiile Trenchard. VTà les lettres qui étaient éparpillées dans la chambre" de
Wild après l'assassinat de sir RoAvland, et v'ià^ ajouta-t-il en lui mettant dans
les mains un gros sac d'argent et un portefeuille, une p'tile somme de quinze
mille livres.
— Comment vous èles-vous procuré tout cela? demanda Thames étonné.
— Pendant la fatale nuit où vous avez été frappé dans la maison de Wild,
296 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
Le bruit de l'émeute...
Liv. 38
298 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
— Qui cela ? fit Wood, regardant par-dessus ses lunettes, qui est le marquis
de Châlillon ?
— Votre fils adoptif, Thames Darrell, répondit Winifred.
— Et la marquise est votre
fille, ajouta Thames.
Seigneur! s'écria Wood, la tête me tourne. Tant d'afflictions... tant de
joies... c'est plus que je n'en puis supporter. Lisez celte lettre, Thames... mon-
sieur le marquis, veux-je dire, lisez, et vous verrez que votre malheureux
oncle, sir Rowland, vous restitue tous les biens du Lancastre. Vous n'avez qu'à
en prendre possession.
Étrange histoire que la mienne ! fit Thames. Enlevé, envoyé en France,
—
grâce à un oncle, ma destinée m'en fait rencontrer un autre, le propre frère de
mon père, ce maréchal Gaucher de Châtillon, qui, avec le cardinal Dubois, a
été la cause de ma fortune.
J'ai souveut entendu raconter au maréchal que son frère avait péri à
Londres, noyé en traversant le fleuve dans la nuit du grand orage, et qu'on
n'avait jamais retrouvé son cadavre. Je ne me doutais guère alors que c'était de
mon père qu'il était question.
— Est-ce que votre père
n'était pas mêlé aux complots jacobites ? reprit
Wood. H me semble avoir lu quelque chose comme cela dans les journaux de
l'époque.
— Précisément. Il y avait
déjà plusieurs années qu'il habitait ce pays,
lorsqu'on l'assassina. Dans cette lettre, qu'il adressait à ma pauvre mère, il
parle de son amitié pour sir Rowland, qu'il a connu à l'étranger, et il la supplie
de tenir son mariage secret pendant quelque temps encore pour des raisons
qui ne sont pas bien développées.
— Ainsi, sir Rowland a tué son ami. Crime sur
crime, dit Wood.
— A son insu, sans doute, repartit Darrell, d'ailleurs, les punitions terres-
tres ne peuvent plus l'atteindre.
— Wild vit toujours !
cria le charpentier.
— Lui aussi, il a reçu le châtiment dû à ses forfaits ; Blueskin l'a massacré.
— Dieu le bénisse ! s'écria le vieillard avec ferveur. Allons! je pardonne
presque à ce misérable le mal qu'il m'a l'ait en me privant de ma pauvre chère
femme... Oh! non, pourtant, se reprit-il un peu embarrassé.
— A présent,
dit Thames, vous ne différez plus mon bonheur...
— Arrêtez ! interrompit gravement Winifred ; je vous rends votre parole,
la fille d'un charpentier n'est point une alliance convenable pour un pair de
France.
— Je renonce à mes
dignités si, par elles, il faut que je vous perde, s'écria
Thames, en entourant la jeune fille de ses bras et en la pressant sur son coeur.
soit ce que vous voudrez, dit-elle, mes lèvres mentiraient à mon
— Qu'il en
coeur si je vous refusais.
— Eh bien, père, votre bénédiction... votre consentement? reprit Darrell.
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 299
— Vous avez l'une et l'autre, répondit Wood. Je suis trop honoré, trop
heureux de celte union. Oh! dire que je serai le beau-pèred'un pair de France!
Que penserait de cela ma pauvre femme, si elle vivait? 0 Thames... monsieur
le marquis, veux-je dire, vous me rendez le plus heureux, le plus fier des
hommes.
Peu de jours après cet événement, les cloches sonnaient à toute volée dans
la vieille tour de l'église de Villesden. Le village entier était assemblé dans le
cimetière. Jeunes et vieux avaient revêtu leurs habits de fête, et aux sourires
qui éclairaient toutes les physionomies, à l'air malhi des jeunes pâtres, au main-
tien modeste de quelques jolies paysannes, en devinait qu'une cérémonie in-
téressante pour tous les âges et pour toutes les classes, un mariage, allait avoir
lieu.
A l'entrée de la porte ouvrant sur la route de Dollis Hill, se tenaient les
bedeaux. Deux voitures, descendues au galop de la colline, s'y arrêtèrent. De
l'une, sortit Thames Darrell, ou, comme nous l'appelleronsmaintenant, le mar-
quis de Châtillon; de l'autre sortirent Wood et sa fille.
Le soleil ne brilla jamais sur un couple plus aimable que celui qui s'appro-
chait de l'autel. L'église regorgeait des nombreux témoins venus pour assister
à cette cérémonie, et lorsqu'elle fut terminée, les bénédictions et les voeux de
l'assemblée accompagnèrent à sa voilure le noble pair et sa jeune épouse.
En dépit de la joie intérieure qui l'agitait, le premier ne put se soustraire
tout à fait aux pensées attristantes que lui inspirait le souvenir de la triste scène
à laquelle il avait récemment assisté en cet endroit.
Les jeunes gens durent attendre un peu le retour de M. Wood. Il s'était
absenté pour voir si le déjeuner qu'il avait commandé aux Six cloches pour tous
ceux qui voudraient en prendre leur part, était prêt. Il donna aussi des ordres
pour que, dans l'après-midi, un boeuf entier fût rôti en plein air et distribué
avec une pièce de la meilleure aie.
Le soir, les musiciens du village, escortés des plus jjeunes habitants de
Willesden, allèrent organiser un concert à Dollis Hill, sous L'a grand orme devant
la porte de la ferme. L'hospitaliercharpentier leur y offrit un excellent repas,
qu'il présida en personne.
Les nouveaux mariés ne virent pas ces réjouissances. Immédiatement après
la cérémonie ils étaient partis pour Manchester,
300 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
CHAPITRE XXVIII
Chargé des fers les plus lourds et veillé constamment par les deux sous-
geôliers qui ne permettaient à personne de l'approcher,Jack Sheppard fut con-
traint de renoncer à tout espoir d'évasion
On l'avait confiné dans le cachot de pierre du centre, pièce spacieuse, claire
et aérée, non par égard pour lui, mais pour ses gardiens, qui eussent souffert
des rigueurs de sa réclusion.
Jack, courageux, résigné, gai même, s'entretenait fréquemment avec l'au-
mônier, qui paraissait très satisfait de son sincère repentir. La seule circons-
tance qui troubla la sérénité de son âme fut la nouvelle que son implacable
ennemi, Jonathan Wild, avait survécu à ses blessures et qu'il recouvrait len-
tement la santé.
Dès que ses forces le lui permirent, Wild se fit transporter à Newgate, pour
repaître ses yeux du spectacle de sa victime.
— Je vivrai encore pour le voir prendre! murmura-t-il par deux fois en se
retirant, après avoir prévu tout ce qui pouvaitprévenir le retour d'une nouvelle
évasion.
Son insatiable désir de vengeance semblait venir en aidejà la nature; quinze
jours plus lard, il reprenait ses occupations.
Le jeudi 12 novembre, au bout d'un mois de captivité, Jack fut conduit de
Newgate à Westminster Hall, les fers aux pieds et aux mains, gardé par une
escouade des agents de Temple Bar et escorté d'une légion de constables.
Ses exploits l'ava ient rendu si populaire que les rues étaient impraticables
sur son passage, et; ce ne fut que par de vigoureuses applications de leurs
bâtons que les const; ibles parvinrent à frayer un chemin au prisonnier sur la
place qui s'étend àe\< mt Westminster Hall. Lorsqu'il descendit de voiture, plu-
sieurs personnes furei ut piétinées et grièvement blessées par la multitude.
Dans l'intérieur de la salle on rendit à Jack la liberté de ses mains, et il alla
s'asseoir devant la coi ir du banc du roi. Lecture lui fut alors donnée de sa con-
damnationpar le Old 1 tailey, et nulle objection n'y étant faite, l'attorney géné-
ral requit l'exécution pour le lundi suivant. Dans une éloquente allocution
adressée aux magistrats, Jack les supplia de présenter au roi
une pétition qu'il
avait préparée; mais on, lui répondit que l'unique chance qu'il eût d'émouvoir
la clémence de Sa Majef itè, était de dénoncer qui lui avait aidé dans sa dernière
évasion, la cour se refu (sant à croire qu'il l'eût effectuée seul.
Sheppard affirma s .olennellement qu'il n'avait reçu de secours que du
«
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 301
ciel; » mot pour lequel il fut à l'instant réprimandé. Comme on lui soutenait
qu'il était impossible qu'il se fût débarrassé de ses fers de la manière qu'il avait
indiquée, il demanda qu'on lui remît ses menottes, et offrit de les retirer en
la présence des magistrats; mais on passa outre et l'arrêt de mort fut prononcé
pour le lundi suivant.
Jack découvrit, non loin de lui, Jonathan qui le considérait avec une joie
sauvage. Le cou de l'empoigneur de voleurs était entouré des plis épais d'une
cravate de mousseline, et les teintes cadavéreuses et sépulcrales de son visage
communiquaient à ses regards une horrible et indéfinissable expression.
Dans l'intervalle, la foule s'était prodigieusement accrue au dehors ; elle ne
dissimulait pas ses dispositions hostiles. Déjà la voiture qui avait amené le
prisonnier était en pièces et le cocher s'estimait heureux d'être encore en vie.
On l'entendait pousser des cris terribles et menacer de déchirer Wild s'il se
montrait.
Au milieu de ce tumulte, des hommes armés d'assommoirs, déguisés et
barbouillés de graisse et de suie, excitaient la populace à tenter d'enlever le
prisonnier. A leur tête, jun individu au teint bronzé, aux formes athlétiques,
brandissait en l'air un coutelas pour animer ses compagnons.
Jonathan, qui avait reconnu cette bande et Blueskin dans son chef, ordonna
aux conslables de le suivre et fit une sortie dans le but de s'en emparer. Toute-
fois, s'il n'avait rien perdu de son énergie et de sa férocité, il avaitperdu beau-
coup de forces; il no réussit pas à arrêter Blueskin, et ce ne fut qu'à grand'-
peine qu'il opéra sa retraite. Le concours des geôliers, des constables et de
tous ceux qui voulurent prêter main-forte, fut nécessaire pour le protéger et
écarter de la salle, dont on avait fermé et barricadé les portes, la cohue furieuse
qui jurait de les enfoncer, si on ne lui livrait Jack Sheppard.
Les choses prirent une tournure si sérieuse qu'on envoya secrètement à la
Savoie chercher des troupes; un régiment des gardes, en une demi-heure, eut
infiniment de mal à disperser les émeutiers. On se procura ensuite une autre
voiture dans laquelle on plaça le prisonnier.
L'apparition de Jack fut saluée par de bruyantes et sympathiques acclama-
tions, auxquelles succédèrent, lorsque Jonathan prit place à côté de lui dans
la voiture, déterminé, disait-il, à ne pas le quitter de vue une minute, des exé-
crations, des huées, des hurlements si terribles, que Wild, impressionné mal-
gré son endurcissement, se rencogna dans le véhicule.
Ce fut la dernière fois que l'empoigneur de voleurs se hasarda à sortir de
sa maison, où il s'enferma, gardé nuit et jour par ses janissaires et ses servi-
teurs bien armés.
302 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
CHAPITRE XXIX
nombreuse, y arriva. La porte était fermée, on la brisa. L'éclat des torches illu-
mina la chambre : Jonathan n'y était plus.
Courant à l'entrée du puits, Blueskin toucha le ressort caché ; personne. Il
leva la trappe, descendit dans les caveaux, fouilla séparément chaque cellule,
chaque coin et recoin ; Wild s'était sauvé.
Frustrée de sa proie, la colère de la populace n'eût plus de bornes. Tout à
coup, à l'extrémité d'un couloir, près du réduit qu'avait occupé madame Shep-
pard, Blueskin avisa une trappe qui lui était inconnue ; il l'ouvrit, et l'horrible
puanteur qui s'en échappa lui apprit qu'il avait découvert le réceptacle des vic-
times de l'empoigneur de voleurs.
Penchant une torche sur le trou profond, le bandit remarqua un corps riche-
ment vêtu, l'en retira, et, malgré sa décomposition avancée, reconnut sir Row-
land Trenchard, qu'il fit monter dans la salle d'audience. On l'y déposa sur
une large table. Le juif fut confronté, avec le cadavre, et tremblant sous les re-
gards menaçants de tant d'ennemis, prêts à assouvir sur lui leur courroux, le
misérable chargea son maître des crimes les plus atroces, et le récit du meurtre
de sir Rowland fit frémir même ses farouches auditeurs.
Une des cases du musée de Jonathan fut ouverte; on y choisit une corde,
et, sans'pitié pour ses cris, on l'entraîna du côté du puits, on lui serra le cou
dans un noeud coulant et on le lança par dessus le pont.
A cet acte de sommairejustice ne se borna pas la vengeance des assaillants.
Les magasins de Jonathan furent forcés, pillés de tout ce qu'ils contenaient de
précieux ; on fouilla les cabinets, les tiroirs, les endroits les plus cachés, et on
enleva les énormes amas d'or, d'argent, de vaisselle plate, de montres et de
bijoux qu'on y trouva.
Après l'oeuvre de pillage, commença l'oeuvre de destruction. De la paille et
des combustibles furent amoncelés au milieu de la salle d'audience; on jeta
dessus les hideuses collections de Wild, le corps de sir Rowland Trenchard, et
on y mit le feu. Non contents de cela, les assaillants allumèrent l'incendie sur
une demi-douzaine d'autres points de l'habitation, qui devint rapidement un
brasier immense.
Pendant ce temps, l'objet de tant d'animosité s'était retiré à Newgate, du
toit duquel il assistait au ravage de sa demeure. Ce spectacle à rendre fou lui
fit subir des tortures égales à l'énormité de quelques-uns de ses crimes.
Les flammes qui éclairaient la rue le trahirent; il fut chassé de sa position
par une pluie de pierres et de projectiles de toutes natures.
La populace se porta ensuite sur la prison, déterminée à l'incendier à son
tour, et il est probable qu'elle eût réalisé son intention si l'arrivée d'un déta-
chement des gardes ne l'eût dispersée, non sans qu'on eût à regretter des morts.
On fit des prisonniers, mais les principaux meneurs s'échappèrent. Les
pompes à incendie accoururent. On circonscrit le désastre à la maison de Wild,
de laquelle, le lendemain, il ne restait debout que les murs noircis.
301 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
CHAPITRE XXX
Liv. 39.
306 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
Toujours aux bras de ses deux geôliers, Jack fut conduit à la charrette. Aux
acclamations bruyantes qui le saluèrent, ses appréhensions, s'il en avait, s'éva-
nouirent; il lui sembla qu'il marchait à un triomphe plutôt qu'à une mort hon-
teuse.
L'aumônier prit place à son côté dans la charrette, ouvrit le livre de prières
et lut à haute voix. Jack, agité par tout ce qui se passait autour de lui, ne put
apaiser assez le tumulte de ses sentiments et de ses pensées pour se recueillir.
Le cortège partit lentement. Les gardes à cheval frayaient la voie, les sol-
dats à pied entouraient la charrette, les hommes de javeline, quatre par quatre,
et une longue suite de constables formaient F arrière-garde.
Jonathan Wild, à cheval, se joignit à l'escorte, et son aspect fit éclater une
tempête de cris, d'invectives et d'exécrations. L'empoigneur de voleurs, un
couteau de chasse et deux paires de pistolets dans sa ceinture, plus une troi-
sième paire dans ses fontes, ne s'émut nullement de ses démonstrations hos-
tiles.
Suivant une ancienne coutume, instituée par le testament de M. RobertDow,
marchand tailleur, au profit du sacristain dû Saint-Sépulcre, le cortège s'arrêta
au bout du mur de l'église pour écouter le conseil suivant que celui-ci, afin de
mériter le faible salaire que lui avait légué le testateur, était tenu de donner au
condamné qu'on dirigeait sur Tyburn, après avoir préalablement agité une
clochette :
« Que chacun prie du fond du coeur pour ce pauvre pécheur qu'on conduit
à la mort et pour qui tinte ce glas funèbre.
«Vous qui êtes condamné à mourir, versez des larmes de componction.
Demandez à Dieu le salut de votre âme par les mérites de la passion et de la
mort de Jésus-Christ, qui siège maintenant à la droite du Très-Haut, et qui
intercédera pour vous, si vous vous repentez et si vous retournez sincèrement
à lui. Dieu vous fasse miséricorde 1 »
Cette cérémonie accomplie, le cortège continua sa route au bruit des cris,
dos hourras, des vociférations et des huées qui avaient retenti à son départ de
Newgate, des paroles de consolation et de sympathie que do toutes parts on
adressait à Jack à travers les rangs pressés do la multitude.
A l'entrée de Holborn Bridge, on éprouva un petit retard. Comme le pont
était fort étroite! que la charrette ne pouvait y passer qu'avec une seule file de
soldats à pied, on jugea prudent, avant do s'y engager, de faire évacuer la
foule qui couvrait les parapets.
Bientôt on fut informé qu'un groupe formidable défendait une forte barri-
cade à l'extrémité do Field Lane. La garde avancée y courut au galop pour ren-
verser l'obstacle.
Dans Shoe Lane, sur les marches de l'église Saint-André, Jack distingua ses
deux maîtresses parmi la foule des spectateurs. Edgoworlh Bess l'eut à peine
aperçu, qu'elle poussa un grand cri et s'évanouit. Poil Maggot, dont le système
308 LES CHEVALIERS DU BROUILLARD
CHAPITRE XXXI
DERNIÈRE SCÈNE
ne la voyait pas et n'apprit que par les exclamations de pitié de la foule qu'on
en approchait. Cette circonstance ne parut produire sur lui aucun changement;
seulement, il s'efforça de donner toute son attention aux prières que récitait
l'aumônier.
Toutefois, son recueillement fut bientôt troublé et sa fermeté ébranlée par
la vue de M. Wood, qui du bord d'une plate-forme élevée, lui adressait des
signes d'adieu.
Jack se leva précipitamment. Les soldats croyant à une tentative d'évasion,
dégainèrentet lui ordonnèrent de s'asseoir. Il ne les écouta pas et resta les yeux
attachés sur son vieux bienfaiteur.
— Dieu vous bénisse, malheureux enfant! cria Wood, en fondant en larmes,
Dieu vous bénisse!
Jack tendit ses mains vers lui, et son oeil inquiet chercha Thames qu'il ne
découvrit pas. Un chagrin mortel serra le coeur du jeune homme. Il eût donné
un monde pour revoir encore une fois son ami. Ce désir fut vain. Il se rassit et
demanda sincèrement et pieusement des consolations au ciel.
Pendant ce temps, Jonathan était revenu près de Marvel pour lui donner ses
dernières instructions et l'avertir que tout était prêt.
— Vous ne perdrez pas de temps, lui recommanda-t-il. Cent livres si vous
me le dépêchez promptement.
— Comptez sur moi, répondit l'exécuteur en jetant sa pipe.
Un calme profond qu'on devinait être le précurseur d'une terrible tempête,
régnait maintenant dans l'assemblée. Ses mille voix, tout à l'heure si bruyantes,
étaient muettes. Les troupes enceignaient la potence; mais le vaste espace
laissé libre derrière elles, le toit et les fenêtres de la seule taverne, alors l'uni-
que maison qu'il y eût au bout d'Edgeware Road, les arbres, les murs d'Hydc-
Park, une grange voisine, jusqu'aux moindres points d'appui, étaient encombrés
de spectateurs.
La charrette s'arrêta au pied de l'arbre fatal, et toutes les forces de l'escorte
se concentrèrent autour pour maintenir la populace.
Jack conserva son calme. Un sourire illumina sa physionomie quand on
abaissa la coiffe sur son Visage.
— Ma pauvre mère ! murmura-t-il, je vais la rejoindre !
La corde fut agitée; l'instant d'après il était lancé dans l'éternité.
Immédiatement, un homme sauta dans la charrette, et avant qu'on pût son-
ger à l'en empêcher, coupa la corde. Cet homme était Blueskin. Son secours fut
inefficace; une balle du pistolet de Wild traversa le coeur et. une décharge de
mousqucterie logea plusieurs balles dans le corps du supplicié.
Le dévoué bandit ne fut cependant pas atteint. Une multitude furieuse en-
leva le corps de Jack, se le passa de main en main au-dessus des têtes, et en
un instant, l'emporta loin du gibet.
Alors éclatèrentune colère, des menaces, des cris d'indignation impossibles
LES CHEVALIERS DU BROUILLARD 3H
à décrire. On se rua sur Wild, qui se défendit comme un lion et fut grièvement
blessé. Il eût infailliblementété massacré, si les soldats n'eussent fait usage de
leurs sabres et de leurs armes à feu pour le protéger contré ses ennemis et le
sauver, afin qu'il vînt, sept mois plus tard, expirer avec ignominie sur le gibet
auquel il avait attaché sa victime.
Les restes de Sheppard, toujours portés parles flots de cette marée humaine
qui s'élevait et s'abaissait comme les vagues d'une mer agitée, arrivèrent à l'ex-
trémité d'Edgeware Road. Là, stationnait un équipage entouré de serviteurs en
livrée somptueuse. Debout sur le seuil do la taverne, un jeune homme masqué
et richement vêtu encourageait la populace de la parole et du geste. Dès que le
cadavre lui entêté remis, il le plaça dans sa voiture, donna le signal du départ,
et les chevaux s'éloignèrent au grand galop.
Le corps de Jack fut soigneusement examiné, La corde avait été coupée avant
que la vie ne fût éteinte ; il avait succombé au coup de pistolet qui lui avail-
percé le coeur.
Le soir même, une tombe était creusée dans le cimetière de Willesden, tout
près de celle de madame Sheppard. Outre le prêtre et le fossoyeur, un vieillard
et un jeune homme assistaient, profondément affligés, à la cérémonie; Le cer-
cueil fut confié à la terre. Un simple monument de bois, sans inscriptionni date,
le recouvrit. Cependant, quelques années plus tard une main pieuse y traça les
mots suivants :
FIN
TABLE DES MATIÈRES
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7S
80
88
XVII. — La chambre rouge
XVIII. — La chapelle.
XIX. — Les plombs . .
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