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Dans le sillage de cette calme routine leur amour filait bon train. Ils n'avaient
pas de dispute, ou presque : une fois seulement Céline essaya d'intéresser
Jérôme à l'un des rares cours qui la passionnaient, le monologue bizarre d'un
prof à la grande barbe blanche qui se déplaçait et tonnait comme un acteur ou
un avocat -il te plairait, disait-elle- à propos de la naïveté et de l'innocence. Elle
s'attarda sur les échos sûrement farfelus que l'enseignant trouvait dans des
œuvres qui n'avaient pas de rapports entre elles, « par exemple entre les deux
Rousseau, Jean-Jacques et Henri, le philosophe et le peintre ». Quand elle
s'aperçut que Jérôme, au lieu de l'écouter, était absorbé dans la contemplation
des horaires du train, elle se vexa terriblement et ne partagea plus jamais ses
préoccupations universitaires.
Elle avait tardé à se poser des questions sur son retard de règles. Elle était
finalement allée consulter un gynécologue de Rennes, qui lui avait annoncé
qu'elle était enceinte de trois mois. A l'annonce de la nouvelle, alors que le
potage n'était pas encore servi, Éliane, Bruno et Jérôme furent partagés entre
la joie d'accueillir l'enfant à naître et l'étrange sourire de Céline où se lisait sans
peine une certaine inquiétude. Elle ne se sentait pas prête. Jérôme la rassura en
lui disant qu'elle n'aurait même pas à suspendre ses études. Les parents se
joignirent à lui. « On s'occupera de l'enfant pendant que tu finiras ton cursus ».
Quand Céline reprit le train pour aller passer les partiels du premier semestre,
elle avait retrouvé son habituelle sérénité. Elle embrassa Jérôme d'une façon
intense et qui lui parut nouvelle.
Les mois qui suivirent, Céline ne reparut pas. Ses parents proposèrent à
Jérôme de s'installer chez eux, à trois ce serait plus facile de s'occuper du petit,
et ça ferait moins de bagnole. Jérôme accepta sans hésiter.
La vie suivait son cours. Le garçon avait toujours aimé la routine. Sans y
penser. Sans se demander ce que le mot recouvrait. Il aimait son boulot de
pion, il aimait aussi donner le biberon à Émile, changer ses couches, jouer
avec le petit. Le week-end, il restait à la maison, bricolait dans le garage et le
soir il prenait l'apéritif et donnait un coup de main à Éliane pour le dîner. Il
tâchait de ne pas penser à Céline ni à l'épisode rennais qu'il n'osait pas
comprendre. Certains soirs pourtant le vin de Bruno le plongeait dans la
nostalgie. Noirmoutier, la douceur de Céline ressurgissaient et le poussaient
comme un somnambule jusque dans sa chambre de jeune fille. Il s'allongeait
sur le lit qui commençait à sentir le renfermé et se perdait dans des rêveries
charnelles dont il ne lui restait finalement que la mélancolie. Un de ces soirs-là,
alors qu'il laissait son regard errer sur les affaires de Céline, la tranche d'un
livre attira son attention. Pour une raison simple : son titre, c'était L’Émile.
Ils se lancèrent dans des débats passionnés autour du livre de Rousseau, qui
leur devint peu à peu un étrange bréviaire, sous l’œil tantôt amusé, tantôt
étonné mais indéfectiblement bienveillant d’Éliane. Émile devait marcher
dans les pas d’Émile, voilà ce dont ils convenaient au début comme au terme
de leurs discussions, qui à raison de la quantité de vin absorbée étaient
quelquefois émaillées de disputes. L'enfant était doté d'une raison naturelle
qu'on ne devait court-circuiter sous aucun prétexte, à coups de jouets idiots,
de dessins animés et d'activités abêtissantes et abstraites. Émile n'irait ni à la
crèche ni à l'école. Le jardin serait son royaume. Il serait libre de développer
ses facultés à son rythme et selon son bon plaisir. On ne lui imposerait rien
que d'apprendre par lui-même.
Les mois qui suivirent virent Émile, vêtu selon les rigueurs de la saison,
s'égayer seul ou en compagnie des adultes dans le petit jardin du pavillon
familial. Le printemps revint et tous passaient le plus clair de leur temps
dehors, un œil distrait posé sur Émile ou au contraire partageant ses jeux sans
en dicter les règles pour autant. Qu'il tombe ou se frappe la main du plat d'un
caillou, qu'une abeille le pique ou qu'il aille rouler dans un buisson
d'aubépines, Émile ne pleurait jamais ou jamais très longtemps, et n'exigeait
pas qu'on le cajole. Il babillait encore mais Jérôme pensait qu'il apprendrait à
parler bien assez tôt, qu'il n'était pas besoin de lui imposer le corset d'un outil
qui nous éloignait tant des choses mêmes. Bruno acquiesçait avec vigueur.
Quatre ans plus tard, c'était en juin, Émile, Jérôme et Bruno avaient consacré
la journée à la construction d'un cerf-volant qu'ils faisaient désormais voleter
dans la brise tiède du soir. Les éclats de rire des trois garçons emplissaient
l'espace du petit jardin. Émile, joues et mains crottées, se perdait en
explications balbutiées dans un sabir confus que ses père et grand-père
paraissaient comprendre tout à fait. L'enfant faisait montre d'une habileté
remarquable dans le maniement de l'engin et les menues réparations qu'il
fallait lui apporter au retour de ses embardées.