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Insomnies

Mon fils est revenu vivre chez nous. Il a eu quarante ans avant-hier. Il nous
a rejoints pour Noël et son anniversaire, comme tous les ans. Le week-end
s'est parfaitement déroulé. Je le trouvais toutefois un peu renfrogné et un peu
pâle aussi, mais avec lui on ne sait jamais, peut-être avait-il fait les quatre cents
coups avant d'arriver à la maison. Reste que le lundi venu il nous a annoncé
pendant le déjeuner qu'il ne rentrerait pas à Paris et resterait ici en attendant,
enfin si ça ne nous dérangeait pas. En attendant quoi ? J'aurais bien voulu le
lui demander, mais l'expression de son visage était si indéchiffrable que je n'ai
pas osé. De tous les enfants c'était le plus distant, et bien le dernier que j'aurais
imaginé revenir vivre avec nous. On n'avait personne à qui téléphoner pour en
savoir plus. Depuis sa rupture avec Donca il s'était éloigné de tous et de tout.
Le 23, on a fêté Noël en famille avec ses frères et sœurs et leurs petits. Le
24 on ne remontait plus dans le Nord, après le décès de ma belle-mère les
liens familiaux s'étaient inévitablement distendus. Le soir du 24 il est descendu
regarder la télé avec nous. Ils repassaient la Soupe aux Choux. On a un peu ri.
Il est monté dans sa chambre au générique de fin. Je n'ai pas réussi à dormir,
d'abord parce que je suis sujette aux insomnies et que cette nuit-là, je l'ai
entendu tousser et marmonner des choses jusqu'au petit matin. Sa chambre se
situe juste au-dessus de la nôtre. Je suis montée pour m'assurer que ça n'était
pas dans ma tête. Il n'y avait pas de lumière au bas de la porte, mais il toussait
bien et lâchait parfois de petites grappes de mots que je n'ai pas compris. Peut-
être parlait-il dans son sommeil, ça ne m'a pas étonnée tant que ça car petit, il
était somnambule.
Le 25 en fin de matinée, comme il n'était pas encore descendu j'ai frappé à
sa porte et je suis rentrée. Il était encore couché, très pâle et en sueur, il avait
les yeux ouverts mais j'ai presque dû coller mon oreille à sa bouche pour
l'entendre murmurer qu'il ne se sentait pas bien. Il m'a demandé de l'eau.
Quand je lui ai proposé d'appeler le médecin il m'a dit que ça irait, qu'il avait
ce qu'il fallait. Je lui ai quand même apporté de quoi manger un bout et aussi
un gant de toilette mouillé d'eau de Cologne. Il m'a souri d'une façon si faible
et bizarre que j'en ai eu le cœur serré toute la journée et toute la nuit encore.
Hier matin 26 décembre il est descendu de bonne heure tandis qu'on était
en train de prendre le café avec son père. Il avait meilleure mine. Il nous a dit
qu'il allait mieux, que ce n'était rien, un coup de fatigue dû aux insomnies
chroniques dont il souffrait depuis plusieurs années déjà -en fait, ça avait
commencé juste après sa rupture avec Donca - mais qui s'étaient intensifiées
depuis trois ou quatre mois. J'ai eu l'impression qu'il ne disait pas tout, mais
j'ai toujours eu du mal à le percer à jour, contrairement aux autres. Il était
opaque, pour ne pas dire cachottier ou menteur, et ce depuis sa plus tendre
enfance.
Il a lu et écrit dans sa chambre jusqu'à ce qu'on lui propose de nous
accompagner pour une petite promenade sur les hauteurs du village. La
journée était froide et limpide, il fallait en profiter avant que le soleil ne se
couche. A ma grande surprise, il a accepté. On est monté tous les trois par le
chemin des vignes jusqu'à la vieille chapelle. On entendait les coups de feu des
chasseurs. Je m'attendais à ce qu'il nous fasse sa blague sur les chasseurs mais
il est resté silencieux. On a regardé le blockhaus, déchiffré quelques tombes
dans le cimetière, embrassé du regard l'autre côté de la vallée où le soleil se
couche, puis on est rentré. On n'a pas dit grand chose pendant cette
promenade. Lui n'a pas dit un mot. C'était agréable quand même.
Après le dîner il est monté dans sa chambre. On s'est couché assez tôt nous
aussi, mais je n'ai pas réussi à dormir. Plutôt que de me retourner une
centième fois dans le lit, je me suis levée et j'ai entendu la télé dans le salon. Je
me suis assise à côté de lui, sans faire de commentaire.

J'ai mis du temps à savoir de quoi ça parlait. Un type dégarni avec des
lunettes fumées comme on en portait il y a trente ans, les pédophiles des
années 90 par exemple, monologuait sur son lit d'hôpital, le corps relié à une
dizaine de tubes. Sa voix était faible et monocorde. Il parlait une langue de
l'Est. Heureusement c'était sous-titré.
Les images en noir et blanc d'un palais gigantesque s'enchaînaient sur
l'écran à mesure que la voix malade en décrivait la disposition, ainsi que
quelques éléments de décoration. C'était une enfilade de salons, tout en
colonnades de marbre blanc, immenses ou au contraire recouverts d'étoffes de
haut en bas et tellement chargés de meubles que la pièce en paraissait
miniscule. Parfois la voix du type malade s'estompait jusqu'à disparaître tout à
fait, comme s'il s'endormait en parlant. Tout n'était pas traduit dans le sous-
titre, le ou la traductrice avait certainement échoué à comprendre tout ce qu'il
disait, même en se repassant l'enregistrement au ralenti dix ou vingt fois. Ou
bien encore ce qu'il soufflait dans ces moments de sommeil ou d'absence,
dans ces va-et-vient entre la vie et la mort, ne signifiait plus rien, en tout cas
plus rien pour les vivants.
Brusquement, on repassait sur des images de ce palais aux dimensions
formidables, cette fois-ci filmé depuis l'extérieur. Une fumée noire de jais en
rendait les contours incertains. Des flammes sortaient des fenêtres et du toit.
Au premier plan, des groupes épars d'hommes coiffés de bonnets et de
chapkas, des civils, tendaient un bras rageur vers le palais en hurlant en cœur
des slogans muets. La voix de l'agonisant continuait à commenter les images,
comme si les mots sortaient d'un trou pratiqué dans sa gorge, avec les
clapotements caractéristiques d'une trachéotomie. J'ai alors eu l'impression
aussi brève que soudaine d'avoir déjà vu ces images.
Sans transition, comme si la scène suivante avait lieu à l'intérieur du palais
en flammes, la caméra passait en revue, avec une lenteur presque insoutenable,
le public d'un spectacle qui n'avait pas encore débuté. Les membres en étaient
masculins pour la plupart. Ils avaient l'air de hauts dignitaires d'un parti au
pouvoir depuis longtemps, costumes sombres, ventres proéminents, vieux
apparatchiks en déroute. Il y avait aussi des personnages plus louches portant
lunettes de soleil et barbes arrogantes, avec de grosses montres clinquantes au
poignet. Enfin d'autres faisaient plutôt penser à des académiciens, poètes sans
éclat ou philosophes officiels du régime. Tous affichaient la même grise mine,
un air presque résigné, et en même temps il y avait dans leur regard quelque
chose de visqueux, une lueur glauque qui me mettait mal à l'aise. J'ai regardé
mon fils du coin de l’œil, et je ne saurais dire s'il dormait ou regardait le film à
travers ses paupières mi-closes, comme il le faisait quand il était petit et qu'il
avait peur.
Au centre de l'assistance, dans un canapé de luxe aux coussins jaunes, se
trouvaient trois personnages : un couple de vieux à l'air féroce, assis la main
dans la main et tout au bord du canapé comme s'ils voulaient partir ou se jeter
sur la scène qui se déroulait sous leurs yeux. A côté d'eux, un trentenaire qui
devait être leur fils était vautré avec nonchalance contre un des accoudoirs et
sirotait un verre de whisky. C'est seulement au bout de quelques secondes que
je l'ai reconnu : c'était, un peu moins dégarni, un peu moins agonisant, le type
crevant sur son lit d'hôpital qui commentait les images.
Ce plan-séquence circulaire sur l'assistance, de temps en temps seulement
ponctué par les borborygmes du commentateur, avait certainement duré
quelques minutes, mais à moi, il m'a paru durer une heure. Puis il y a eu une
coupure sans images, et du noir et du silence sont sortis deux mots d'une voix
presque éteinte mais surnaturellement distincte, comme si le monteur avait
soudainement augmenté le volume et traité le son de telle manière que la voix
ne paraissait plus sortir des enceintes de la télévision, mais bien de la bouche
de mon fils. J'ai sursauté en me tournant vers lui. Il ne bougeait pas et ses yeux
étaient toujours mi-clos. Cette fois-ci j'étais sûre qu'il regardait l'écran. Les
deux mots n'étaient pas traduits, mais j'ai eu l'impression qu'il s'agissait d'un
nom. Le nom d'une femme, celui d'une maladie, ou bien l'un des noms de la
mort.
La séquence qui a suivi était ignoble.
Au centre du cercle que formait l'assistance, il y avait un praticable comme
on en voit dans les gymnases. Au sol, une femme nue, blonde, d'une grande
beauté effectuait des figures de gymnastique avec la grâce et la rigueur d'une
championne olympique. Bien qu'elle semblât en parfaite santé, il se dégageait
d'elle un air, non, une odeur âcre, viciée. Tiède. D'hygiène douteuse, de pourri.
J'ai crû que la fatigue me faisait délirer, mais non, la sensation était bien là. Je
me suis concentrée pour ne pas céder à la panique. Pourtant, il me semblait
encore que cette odeur n'émanait pas seulement du film, mais aussi du corps
qui était allongé de l'autre côté de notre canapé, fiévreux, les yeux mi-clos.
Alors oui, je me suis concentrée sur l'image, l'air de rien, pour ne pas céder à la
panique.
L'athlète effectuait des mouvements toujours plus complexes, passant d'un
angle à l'autre du praticable avec une rapidité presque impossible. On
entendait son corps trancher l'air de manière très réaliste, le son était cette fois
d'une précision à couper le souffle, littéralement. On aurait dit qu'elle tentait
de tracer une figure géométrique, d'exprimer avec son corps, ses
déplacements, quelque chose d'innommable. La formule d'une défaite, d'un
naufrage incommensurables.
Puis elle s'est soudainement écroulée. A ce moment-là, trois nains ou trois
enfants éclopés et difformes, d'une saleté répugnante, comme si on venait
juste de les tirer des égoûts de la ville, sont entrés dans le cadre. Ils ont rampé
jusqu'à elle et se sont mis à la lécher, jusqu'à ce qu'elle gémisse si bizarrement
qu'on n'aurait su dire si c'était de plaisir ou de dégoût. Quand ils ont sorti leurs
membres dressés, et qu'au moment où ils la pénétraient j'ai entendu crépiter
les mitraillettes, transformant ce spectacle en une vraie scène de boucherie, je
n'y ai plus tenu, je me suis levée et j'ai éteint la télé.

J'ai retrouvé ma place dans le canapé sans pouvoir prononcer un mot.


Après un long, très long silence, j'ai trouvé la force de regarder mon fils, et
mon fils s'est tourné vers moi et m'a dit qu'il était malade, et qu'il allait mourir.

C'est alors que je me suis rappelée le lendemain de sa naissance, le 25


décembre 1989. J'étais tombée dans la chambre de la maternité sur la
retransmission en direct du procès et de l'exécution d'un dictateur et de sa
femme. C'était la nuit, j'écoutais la respiration du petit, m'attendant d'un
moment à l'autre à ce qu'il se réveille, incapable de m'endormir bien que tout à
fait épuisée. Je n'avais pas dormi deux minutes depuis le début de mes
contractions. La télé ronronnait, presque sans le son, et ma conscience ou ce
qu'il en restait s'y accrochait comme à une bouée. Entre deux
assoupissements, ces deux vieillards autocrates et leurs accusateurs sont
apparus à l'écran. Ils avaient l'air d'enfants pris en faute qu'on tire par le collet
au milieu d'une cour, en l'occurence une cour de fortune composée de jurés
qui étaient quant à eux comme tombés là tout à fait par hasard. Je ne
connaissais certes rien de ce pays mais ce procès ressemblait à un simulacre
absurde, une farce de fin du monde, expédiée dans un sous-sol ou une salle
d'attente, où seuls triomphaient le ressentiment et la vengeance, un désir
énorme, aveugle, anonyme, de faire table rase, d'en finir avec tout, et advienne
que pourra.
J'ai alors été prise d'un rire incontrôlable. Un rire muet d'abord,
tressautement ou hoquet, la tête plongée dans l'oreiller, je ne voulais pas
réveiller le petit, mais il me fut bientôt impossible de l'arrêter, ce ricanement
silencieux enflait et sifflait affreusement comme les balles de mitraillettes,
comme les cris des accusateurs, comme les flammes dévorant le palais, comme
les gémissements des nains turgescents, comme les halètements de la
gymnaste, comme les clapotements informes sortant du trou de l'agonisant,
comme les hoquets du bébé qui hurlait maintenant, comme les influx de mes
nerfs épuisés, je n'arrivais pas à m'arrêter, pliée en deux dans la nuit d'hôpital,
des larmes coulant sur mes joues, je n'arrivais pas à éteindre l'incendie de ce
rire affreux. Sans doute n'était-ce qu'un délire dû à la fatigue, mais quand j'ai
finalement cessé de rire une image s'est imposée à moi, une vision qui me
peignait le monde, notre monde et tout ce qu'il contient, consumé dans ce
même rire grotesque, cruel et désespéré, comme un gigantesque feu de
connerie, un feu provoqué par une espèce pyromane, un feu qui réduirait Bien
et Mal à un tas de cendres où rien, plus rien ne pourrait être distingué.

J'avais alors relevé les yeux sur l'écran muet du téléviseur, vu les vieux corps
criblés de balles qui s'affaissaient piteusement au bas d'un mur de béton, et
tout m'avait soudain paru sale, trivial et sans espoir, et je m'étais dit, je m'en
souviens maintenant, que j'avais commis une erreur en mettant au monde un
enfant.

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