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L'obscur de la jouissance

ÉDITORIAL........................................................................................................................................................... 3
L’obscur de la jouissance Marie-Hélène Briole ............................................................................................... 3
L’ORIENTATION LACANIENNE ...................................................................................................................... 5
J. LACAN, «NOTE ITALIENNE», Autres écrits, PARIS, SEUIL, 2001, P. 310................................................. 5
Le réel est sans loi Jacques-Alain Miller ......................................................................................................... 5
ENSEIGNEMENT ............................................................................................................................................... 13
Le «nom de jouissance» et la répétition Éric Laurent.................................................................................... 13
L’EXPÉRIENCE DE LA PASSE ........................................................................................................................ 20
Vouloir ce qu’on désire Esthéla Solano-Suarez............................................................................................. 20
La racine de la position de l’analyste Hilario Cid Vivas ................................................................................ 26
Accommoder sur le sinthome Alain Merlet .................................................................................................... 28
La passe et le lien Marie-Hélène Roch ........................................................................................................... 30
L’ÉCOLE ET LA FORMATION DU PSYCHANALYSTE............................................................................... 36
La formation du psychanalyste Alexandre Stevens ........................................................................................ 36
Suite Francisco-Hugo Freda .......................................................................................................................... 41
Le désir d’École Christine Le Boulengé ........................................................................................................ 45
La passe et la formation de l’analyste Elisa Alvarenga .................................................................................. 47
Le désir, le souci et l’expérience Pierre Naveau............................................................................................. 52
LE TRAITEMENT PSYCHANALYTIQUE DU SYMPTÔME......................................................................... 57
Éléments d’analyse du symptôme Pierre-Gilles Guéguen ............................................................................. 57
Le symptôme au féminin Dominique Laurent ............................................................................................... 61
Exiger le symptôme Patrick Monribot........................................................................................................... 65
Le symptôme d’Armand Nathalie Georges-Lambrichs ................................................................................ 68
Le surdoué Hélène Bonnaud........................................................................................................................... 71
Le masque de la vérité Laure Naveau............................................................................................................. 74
Symptôme et surmoi Herbert Wachsberger .................................................................................................. 78
ÉTUDE ................................................................................................................................................................. 82
L’éthique du réel du rêve Javier Aramburu................................................................................................... 82

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ÉDITORIAL
L’obscur de la jouissance L’opération propre à la psychanalyse consiste
Marie-Hélène Briole précisément à rapporter la jouissance au sens pour la
résoudre, la dénouer. Au terme du procès analytique,
L’inconscient freudien apparaît comme une logique le résultat de la traversée du sens est un évidement :
qui s’impose au sujet, une loi souvent féroce, voire du signifiant, du sens, de la joui-sens. A la place de
implacable. Il s’agit d’une nécessité logiquement l’Autre apparaît un trou ; c’est la place propre au
articulable que l’expérience analytique se propose de réel qui, par définition, exclut le sens. Cela peut
dégager. Mais on est encore loin de l’exigence même aller jusqu’à un certain ravalement de la
libidinale qui sera présente dans le symptôme à la fin pensée ; la géométrie des nœuds, précisément parce
de l’enseignement de Lacan, lorsque le symptôme qu’elle laisse une place aux embrouilles, montre
s’égale à la pulsion comme volonté de jouissance. bien comment le savoir-faire l’emporte sur le savoir.
Quelque chose, alors, semble déborder l’inconscient Lacan s’est servi du nœud pour nous donner le
et la puissance de l’interprétation. Cette exigence de concept de réel, qui implique du sans-fin, du sans-
jouissance s’avère ininterprétable, c’est-à-dire que conclusion. Pourtant on ne peut faire autrement que
l’interprétation de l’analyste, quelle que soit sa d’y mettre du sens – être, c’est avoir du sens. La
pertinence, n’aura sur elle aucun impact. passe ne serait-elle pas, dans cette logique-là, la
Car le symptôme institue en lui-même un ordre, un dernière histoire que l’on se raconte à propos du
mode de jouir. Le point de départ de Lacan réel ?
consistait à libérer le sujet de la parole. Ensuite, à La passe apparaît comme la trouvaille conceptuelle
partir du Séminaire, Livre XVII, L’envers de la majeure, la trouvaille propre à chacun à partir de son
psychanalyse, il va s’agir de libérer le sujet de la analyse, la trouvaille qui était attendue de Lacan et
jouissance. De la répétition signifiante, on passe à la qui a permis que son École ait une théorie de la fin
répétition de jouissance : le ça l’emporte sur de l’analyse. La passe s’est imposée comme le point
l’inconscient, et le mode de jouir domine. Le corps de capiton de la tâche analysante, rejoint ou non,
est saisi comme substance jouissante, mais le validé ou non par une procédure. Comme l’a
symbolique lui-même apparaît comme moyen de souligné Jacques-Alain Miller dans son Cours
jouissance, ou expression de la jouissance – «là où L’orientation lacanienne, le sujet supposé savoir est
ça parle, ça jouit.» une signification imaginaire déterminée par
Le dernier enseignement de Lacan remet en question l’articulation symbolique et, in fine – c’est ce qui
ce qui semblait acquis. Ce moment est un permet que ça s’arrête – se constitue, se cristallise et
dénouement. Après avoir effectué son «retour à émerge quelque chose que Lacan a appelé l’objet a,
Freud», Lacan a pensé opportun de trouver une autre et qui serait de l’ordre du réel. La passe suppose
manière de saisir l’inconscient, et même la qu’à l’effet de sens imaginaire se substitue un effet
psychanalyse. Lorsque est contestée la suprématie réel, et c’est ce qui fait que l’objet a apparaît à la fin
du symbolique, la logique ne suffit plus à rendre de l’enseignement de Lacan comme «une métaphore
compte de ce dont il s’agit dans l’expérience du réel».
analytique. Le nœud borroméen lui donne alors Ce qui rend nécessaire le nœud borroméen, ce qui le
l’instrument propre à soutenir et à justifier cet au- soutient, c’est bien de mettre en question cette
delà du sens qui est orientation vers le réel. métaphore du réel : «Le nœud borroméen est
En attente, il y avait cette interrogation : en quoi le justement là pour corriger, pour rectifier les mirages
sens touche-t-il au réel ? Le sujet de l’inconscient, qui sont induits par l’expérience analytique elle-
incluant le ça, s’est transformé en parlêtre. Lacan est même, et que l’émergence comme réel de l’objet a
alors préoccupé par l’autisme de la jouissance, par ne corrige pas parce qu’il fait partie de cette
ce qui est profondément singulier et ne peut se préférence». Il ne faudrait pas, en effet, que cela
partager. Si la jouissance est de l’Un, alors que le engendre chez le psychanalyste une préférence
désir est de l’Autre, cela fait en effet apparaître la donnée en tout à l’inconscient, au point de croire que
psychanalyse pour ce qu’elle est – un forçage de la tout esi interprétable.
jouissance de l’Un. La jouissance est du corps, elle La question de la formation du psychanalyste est
n’a pas de sens, l’Autre n’y est pas impliqué. d’autant plus complexe qu’il ne s’agit pas
«Jouissance opaque d’exclure le sens», soulignera d’acquisition de savoir, mais bien plutôt d’une
Lacan dans «Joyce le Symptôme». transformation de l’être du sujet qui s’effectue dans

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la cure. Qu’il y ait du psychanalyste – produit de la


fin de la cure et vérifié dans la procédure de la passe
– ne signifie pas pour autant que ce psychanalyste
n’ait pas à poursuivre sa formation et à soumettre
son acte au travail de contrôle. Dans cette
perspective, la formation du psychanalyste relève
d’un ne cesse pas et l’Ecole devient le dispositif
susceptible de fournir une lecture de l’acte
analytique.

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L’ORIENTATION LACANIENNE
«Là où ça parle, ça jouit.» à l’effort solitaire de Freud, et qui nous a apporté
J. LACAN, «NOTE ITALIENNE», Autres écrits, PARIS, SEUIL, 2001, P. 310. l’inconscient et la pulsion et le transfert, et, pour
suivre la liste que fait Lacan dans son Séminaire XI,
Le réel est sans loi la répétition.
Jacques-Alain Miller De fait, depuis lors, on répète cet appareil
conceptuel. Ce n’est pas sans tracas, et même sans
Je m’apprêtais la dernière fois à vous faire un certain sentiment d’effroi, que l’on peut songer à
comprendre cet énoncé : «Le réel est sans loi». * ébranler cet appareil conceptuel et à y voir, y
souligner, l’artifice qu’il constitue. Pourrions-nous
La compréhension seulement y songer si Lacan lui-même, après en
avoir dégagé cette liste de concepts fondamentaux,
«Faire comprendre» est une expression, une ne s’était pas, par un autre tour, engagé dans la voie
ambition, scabreuse. On le sait dans la psychanalyse de défaire cet appareil ?
où l’on procède par des voies qui échappent au La réserve et le respect que j’ai pour ma part
comprendre, et que le comprendre s’efforce de toujours gardés à l’égard de l’ultime enseignement
rattraper comme il peut, et encore, à la condition de Lacan viennent de là. Ce n’est pas une affaire de
qu’on en ait l’envie, l’intérêt, l’investissement pour manipulation de nœuds que l’on pratiquerait
ça. tranquillement, avec toujours de nouvelles
On peut très bien se contenter de l’évidence de la configurations à apporter, certes complexes.
pratique analytique, laquelle a des effets patents, ne Mais qu’est-ce que la complexité ? C’est bien plutôt
serait-ce qu’on en redemande. On doit en tenir la simplicité radicale de ce dont il s’agit qui est de
compte, même si l’on reste quinaud quant au nature à faire que l’on s’y prépare. On se prépare à
comment et au pourquoi. prendre sur la psychanalyse la perspective qui fut la
Cette pratique a aussi des résultats qui ne sont pas sienne et qui demande de désapprendre, de se
négligeables mais qui en même temps excèdent et désengluer de ce qui fait notre assise de praticien de
découragent la compréhension. On n’aurait pas l’analyse, par quelque bout qu’on la prenne, comme
besoin de s’appuyer sur cette béquille que Freud a analysant ou analyste, analyste supposément
nommée l’inconscient si l’on pouvait recomposer, analysé. C’est cette simplicité que j’essaye de
reconstituer, modéliser, tranquillement des rapports communiquer, et dans sa radicalité.
de cause à effet. Lorsqu’on s’y aventure, lorsqu’on Cet appareil freudien va pour nous de pair avec la
s’y essaye, lorsqu’on monte des mécanismes – «j’ai pratique, l’organise, la structure, nous permet d’y
dit ça», dit l’analyste, «alors le patient a fait ça, et penser, permet aussi bien à l’analysant de s’y
puis lui est venu que…, et donc par conséquent il…» retrouver et entre dans son propos. Cet appareil a
–, on doute que l’on soit vraiment dans la dimension poussé comme une fleur sur le terreau de la pratique.
de ce dont il s’agit. À vrai dire cette fleur est plutôt une jungle. C’est ce
Suis-je sur cette pente à faire l’éloge de la bêtise, je qui a poussé Lacan, le Lacan qu’on enseigne, à en
veux dire à célébrer qu’on n’y comprenne rien ? Ce forger un second appareil.
serait vraiment me renier. Mais une fois que l’on a
tout compris, il faut faire sa place à ce que l’on ne Une nouvelle langue
comprend rien. Le pire, si je puis dire, c’est que
même de ça l’on peut rendre raison. Il a inventé une nouvelle langue – je dis nouvelle
langue plutôt que métalangue – et qui a été faite
pour traduire celle de Freud. C’est une langue plus
1. Au-delà de Freud réduite, plus serrée, qui s’est déposée en formules, et
qui est en même temps assez flexible pour être
opératoire, pour épouser les méandres, les
L’appareil freudien difficultés, voire les contradictions de la
conceptualité freudienne. Elle y intègre aussi bien
C’est un fait que sur cette pratique qui est pour nous, les post-freudiens et permet de commenter les
analystes et analysants, revêtue d’une certaine phénomènes de la clinique et de les communiquer
évidence et même d’une routine, il a poussé un dans une certaine communauté.
considérable appareil conceptuel dû pour l’essentiel

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Faisant retour sur ce qui avait été son opération de enseignement en faisant des va-et-vient de Freud à
traduction, Lacan s’est vanté d’avoir fait de la jungle Lacan et de Lacan à Freud. On le lit en partie
freudienne, de cette œuvre touffue s’accroissant au double. On distingue des ponctuations, dont on fait
fil des mois et des années, des jardins à la française. l’hommage à Lacan.
Il l’a exprimé en 1972, dans son écrit de La forclusion, par exemple – traduction du terme de
«L’étourdit», juste avant de se lancer dans son Verwerfung attirant l’attention plus que le mot de
dernier enseignement. rejet –, c’est une ponctuation du texte de Freud
Son dernier enseignement va au-delà de la traduction répondant à une exigence de rigueur logique. Si dans
de Freud – plus de jardins à la française ! –, dans une Freud l’on a isolé le mécanisme princeps de la
direction qui reste à nommer exactement. On peut névrose qui s’appelle le refoulement et celui de la
faire commencer ce dernier enseignement, pour perversion comme le démenti, alors il n’y a pas de
prendre un repère commode, à sa conférence donnée raison qu’il n’en aille pas de même pour la psychose
en 1974 sous le titre de «La troisième» 1. Cet et qu’on ne puisse pas sélectionner le terme qui
enseignement dernier s’est ensuite distribué en désignera le mécanisme en question.
Séminaires : R. S. I., Le sinthome, L’insu que sait de Le trait unaire qui permet à Lacan de signifiantiser
l’une-bévue s’aile à mourre, Le moment de conclure, l’identification est également à inscrire au registre de
et, in fine, Dissolution. 2 la ponctuation, et la castration est aussi un terme
Ces séminaires sont centrés sur le nœud borroméen, rescapé de Freud, après avoir été minoré, englouti
dont vous avez pu remarquer que je m’abstiens de par les commentateurs de Freud ayant précédé
l’amener en personne. Voyez-y une discipline que Lacan.
l’on peut considérer être inspirée par celle à laquelle De même, le moi, pivot de l’expérience analytique
Lacan s’oblige, dans son écrit de «L’Étourdit», au moment où Lacan s’est mis à traduire Freud, est
d’évoquer des figures topologiques sans jamais en encore une ponctuation, celle de «Pour introduire le
dessiner une, mais tentant de mettre en valeur les narcissisme», qui lui permet de construire son
relations, les liens dont il s’agit, dans le discours. appareil second. Il rappelle ainsi que le moi est à
Ce dernier enseignement de Lacan cadré ainsi situer à partir de ce texte de Freud et qu’il ne
manque d’un écrit qui en fixerait le sens et en convient pas de faire l’impasse sur la nature
préciserait la portée. Il conserve donc un caractère narcissique de l’ego au profit de ce que cet ego
ouvert et se présente avec une allure aporétique, semble être dans la seconde topique comme dans
comme si l’on butait sur un impossible-à-conclure. l’«Entwurf».
C’est sans doute cette ouverture, cet apparent Ces ponctuations, dont on s’est enchanté autour de
inachèvement, qui nous permet de saisir en quoi il Lacan, jusqu’à lui en disputer certaines en se voulant
vise notre aujourd’hui et anticipe sur ce qui est notre meilleur lecteur de Freud et en critiquant ce qui
aujourd’hui. En même temps, dans cet aujourd’hui serait ses gauchissements, ces ponctuations vont
où psychanalyse pure et psychanalyse appliquée sont jusqu’à des formalisations qui, quelles que soient
dans une relation moins nette que jadis, ce dernier leurs nouveautés, n’excèdent pas dans le fond le
enseignement ouvert est peut-être de nature à nous statut de ponctuation, et mettent certes en évidence
secourir. la traduction.

Une traduction de Freud Les ponctuations de Rome

C’est, pour le dire brièvement, d’une exploration de Sans doute, en présentant ainsi les choses l’on ne
la psychanalyse comme impossible qu’il s’agit. Quel pourra pas négliger la ponctuation fondamentale que
que soit le fil que l’on peut tenter de tirer dans la Lacan a apportée à la lecture de Freud, qui est de
masse de ce dernier enseignement, on est ramené à ponctuer la fonction de la parole comme seule
cette définition de la psychanalyse comme opératoire dans la pratique analytique, la fonction de
impossible, mais en même temps cette exploration la parole en tant que supportée par le champ du
est supportée par une pratique qui apparaît d’autant langage.
plus réelle. Cette exploration, dis-je, même si Lacan Cette ponctuation inaugurale a été la première, à
s’est gardé de le formuler dans ces termes – mais le quoi répond «La troisième» inaugurant le dernier
temps passé autorise cette audace –, va au-delà de enseignement. En fait, le repère de Lacan pour dire
Freud. «La troisième», c’est cette première-là, et leur trait
Jusqu’alors le mouvement de l’enseignement de commun le plus évident est local, puisque ça s’est
Lacan peut être considéré comme une traduction de trouvé, par on ne sait quelle contingence ou
Freud. C’est d’ailleurs ainsi que l’on manipule cet providence, avoir lieu à Rome.

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La première fois, c’est à Rome que Lacan a lancé de termes imaginaires et montrer qu’ils ont un
cette ponctuation de la parole. La troisième fois, à corrélat dans le symbolique.
Rome, cela a été pour inaugurer, à mon gré, tout à Il y a ainsi un abord imaginaire du transfert, mais il
fait autre chose, un tout autre régime de pensée y a aussi le transfert comme élément appartenant au
concernant la psychanalyse. Et peut-être bien que ce symbolique. Le fantasme certes est imaginaire, mais
qui l’explique c’est la seconde fois où il a parlé à il y a un statut du fantasme qui en fait un élément du
Rome, ou au moins préparé un écrit pour Rome, un symbolique. Etcetera. Avec la précision qu’impose
petit écrit portant comme titre «Raison d’un échec». cette posture de traduction : c’est déjà chez Freud,
Cette «Troisième» est en quelque sorte le rebond de mais il ne dispose pas du bon répartitoire, qu’il faut
l’échec de la première enregistré dans la seconde. donc ajouter. Ce transport de termes vers le
Cette première, la première sur l’élan de laquelle symbolique qui s’appelle symbolisation,
Lacan est resté et nous avec, ouvrait sur un signifiantisation, est censé refléter aussi bien ce qui
répartitoire des éléments en jeu dans une analyse et a lieu dans l’expérience analytique. Ainsi, le
dans la théorie analytique, un répartitoire entre réel, mouvement même de cet enseignement épouserait le
symbolique et imaginaire. Lacan a procédé en mouvement même de la cure.
répartissant les éléments, les concepts, leurs
références, entre trois registres de l’expérience.
C’est ainsi qu’il invite à le lire. On en trouve les
symboles les plus évidents dans les tableaux de
répartition auxquels il procède. Vous en avez par 2. Dissolution des concepts freudiens
exemple dans La relation d’objet à propos de la
castration, ou dans son Séminaire de «L’angoisse» à
propos des affects. Mais ce type de tableau, pour De la traduction à la dissolution
n’être pas explicité, est tout à fait présent dans la
moindre de ces pages. Le dernier enseignement de Lacan marque
Qu’est-ce que ces registres ? On pourrait dire – cela évidemment un décrochage par rapport à ce
ferait image – que ce sont des sortes de tiroirs, répartitoire. J’ai déjà indiqué ce qui me semble
termes dont Damourette et Pichon, qui furent une actuellement le terme le plus approprié à celui de
lecture de Lacan concernant la structure de la traduction. Avant de le montrer, je dirai qu’il ne
langue, faisaient usage dans leur grammaire inspirée. s’agit plus là de traduction, de symbolisation, de
Disons que ce sont des ensembles. Admettons que ce formalisation des concepts de Freud. Ce que l’on
sont des ensembles et qu’il y a un certain nombre constate comme effet dans ce dernier enseignement,
d’éléments dont on considère que certains peut-être comme ambition, c’est bien plutôt une
appartiennent à R, d’autres à I, et encore d’autres à dissolution des concepts freudiens. De la traduction
S. à la dissolution.
x ∈R x ∈I x ∈S Vous avez déjà pu en avoir l’amorce la dernière fois
quand j’ai souligné les réserves que Lacan pouvait
Est-ce que je vais définir ces ensembles ? Je me faire sur le concept de pulsion comme n’étant qu’un
contenterai de dire de R que c’est toujours ce qui est nom que Freud a essayé pour désigner quelque
de l’ordre du donné, qui a une certaine valeur de chose du réel, mais étant entendu que rien ne dit que
brut, que I c’est ce qui est représenté, la ça résiste à cette épreuve du réel, précisément parce
représentation étant conçue comme image, et que S que trop chargé de sens. 3
c’est ce qui est articulé et structuré comme un Lacan, dans son premier mouvement de traduction,
langage. était allé jusqu’au bout de mettre du sens dans le
Le mouvement de traduction auquel procède Lacan réel. Sur la pulsion, en faire carrément une chaîne
va vers le symbolique. signifiante inconsciente, utilisant un autre
vocabulaire que ce qui est repéré au dictionnaire,
comme la chaîne signifiante d’une langue
Ce qui est cueilli par Freud et ses élèves dans pulsionnelle. Dans l’espace étrange, unheimlich,
l’imaginaire – et la voie royale du rêve indique assez qu’ouvre le dernier enseignement de Lacan, le terme
que la réserve essentielle est du côté de l’imaginaire de pulsion apparaît au contraire comme une
– se trouve par Lacan transporté dans le symbolique, élucubration hautement douteuse de Freud.
décalqué parfois dans le symbolique. Son Ce n’est pas développé, mais c’est à la même
enseignement procède ainsi, puiser dans la réserve moulinette que Lacan entend passer tous les

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concepts de Freud. Il n’en a donné que des aperçus. sûr, il y avait une place pour le hors-sens comportant
Peut-être n’a-t-il pas voulu désespérer notre un ravalement du sens, mais c’était au bénéfice du
Billancourt ! Il n’est pas sûr que ce soit là une signifiant, du savoir comme articulation hors sens
réserve qui puisse être levée si aisément, donc des signifiants, au bénéfice des mathèmes, de
l’indiquer peut être suffisant. l’écriture. Ce dont il s’agit dans le dernier
enseignement de Lacan est d’une tout autre teneur.
De la suprématie au ravalement D’abord parce qu’il procède, non seulement à un
ravalement du sens, mais aussi bien à un ravalement
Ce décrochage est en tout cas évident au simple du signifiant et du savoir. On ne s’y retrouve pas si
niveau logique dès lors que, dans ce dernier l’on n’aperçoit pas que le savoir est entraîné dans le
enseignement, les ensembles de répartition qui ravalement du sens et de la parole.
figurent à droite du symbole de l’appartenance C’est là ce qu’enseigne Lacan contre Lacan dans son
ensembliste deviennent à leur tour des éléments de dernier enseignement. Le signifiant appartient à la
l’ensemble nœud. parole. Le signifiant, dans sa nature, n’est que le
x ∈R x ∈I x ∈S support phonique du sens. Le signifiant est avant

R ∈N I ∈N S ∈N tout un phénomène de phonation. C’est ce qui insiste
Le dernier enseignement de Lacan se traduit par ce dans le discours de Lacan, au cours de ces années-là,
déplacement de gauche à droite du signe de d’une interrogation sur la phonation.
l’appartenance. Il n’y a pas besoin pour cela de
dessiner le nœud, de le configurer, et de le défigurer. Une théorie de la double écriture
Il faut s’apercevoir de ce qui se modifie de ce seul
fait, et qui donc nous constitue ce que j’ai appelé N. Cela conduit, si l’on tient bien cette rampe, à ce que
Au niveau de l’ensemble, c’est un ensemble à trois je suis obligé de nommer, pour qu’on s’y retrouve,
éléments, et qui bien sûr ne suffit pas à caractériser même si ce n’est pas dit dans ces termes par Lacan,
ce qui s’y ajoute, à savoir le rapport borroméen de une théorie de la double écriture.
ces trois termes. Il y a une écriture qui est liée à la parole, qui
constitue exactement une précipitation du signifiant,
−N :{R,S,I} entendons une précipitation du signifiant phonique.
C’est une forme de traduction. La parole est
−Rapport borroméen susceptible de se déposer sous forme d’écriture et
d’être recomposée à partir de cette trace.
Comme préalable à établir entre eux le rapport Lorsque Lacan emploie le terme de précipitation, on
borroméen, il y a leur élémentisation, qui fait ne peut pas s’empêcher de songer à ce qu’il image,
apparaître – et c’est hautement interrogé – chacun dans son écrit «Lituraterre», le rapport de l’écriture à
comme Un. Chacun reste séparé dans cet ensemble, la parole sous les espèces de la pluie, comme si des
et par là même échappe à ce qui domine le nuages une fois crevés tombait une pluie ravinant, et
mouvement de traduction, à savoir la suprématie du là se glisserait l’écriture. 4 C’est une très jolie image,
symbolique, on peut même dire implique un image très japonaise et en même temps sibérienne,
ravalement du symbolique. de la liaison de l’écriture à la parole. Ce qui se
Le symbolique, dans l’enseignement de Lacan, va de dépose, sous forme de cette première écriture, c’est
la suprématie au ravalement. C’est tout à fait ce dont la voix, par ses accents, ses modulations, est
sensible s’agissant de la parole, qui apparaît, dans le support.
l’enseignement de Lacan classique, comme la seule Il y a une autre écriture, une écriture autre qui n’a
voie de salut. C’est vraiment le salut par la parole. rien à faire avec la parole et avec la voix. C’est le
Alors que, dans ses derniers enseignements, la pur trait d’écrit – le dessin, si l’on veut. Le nœud
parole a plutôt valeur de parasite, voire de cancer, borroméen représenté, dessiné, est de cet ordre. Là,
d’épidémie, d’éclaboussure. On trouve évidemment il y a écriture, mais dénouée de la voix et de la
dans cette voie un ravalement du sens. parole porteuse de sens.
Déjà avant, chez Lacan, il y avait ravalement du sens C’est pourquoi Lacan peut dire que le nœud, ce qu’il
comme signifié. Comme signifié le sens n’était prend comme paradigme, change le sens de
qu’imaginaire. C’est d’ailleurs ce qui a permis à cet l’écriture, car c’est une écriture qui vient d’ailleurs
enseignement de s’introduire sans solution de que du signifiant, qui n’est pas de l’ordre de la
continuité. précipitation du signifiant, et qui installe une
Ce ravalement, dans le progrès de l’enseignement autonomie de l’écriture par rapport au symbolique.
classique, se faisait au bénéfice du signifiant. Bien

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Il y a une écriture qui est l’écriture appliquée à la dans le ciel et à voir combien d’oiseaux vont y
parole, qui reste en relation avec le sens, et puis il y passer, et encore, cela doit se prêter à on ne sait pas
a une écriture pure, dénouée du sens, et qui est par là quelle manipulation douteuse.
susceptible de valoir pour le réel. C’est au niveau de Ici, si l’on admet cette fiction, le pile et le face sont
cette écriture pure, de cette écriture autre, que Lacan disjoints, c’est-à-dire ce n’est pas parce que c’est
place son nœud. tombé pile avant que l’on sache le moins du monde
ce qui tombera le coup d’après. Autrement dit, le
pile et le face sont aussi disjoints que les ronds du
nœud borroméen pris deux à deux. Vous pouvez
évidemment ramener la loi des grands nombres et
3. Un réel hors savoir dire : «Si la pièce est honnête, et si on pratique ce jet
de la pièce un nombre suffisant de fois, on tombera
C’est là que je peux vous reglisser le fameux «réel
sur du 50 %». Mais là, on s’arrête au rapport du
sans loi», qui n’est pas seulement un réel hors sens,
coup d’avant et du coup d’après, et à chaque fois
mais aussi bien un réel hors savoir. Nous sommes
c’est disjoint. La loi des grands nombres ne vous
évidemment formés à distinguer le sens et le savoir.
aide en rien à prévoir le coup d’après.
Nous sommes formés à isoler le savoir comme
Ça, c’est le matériel. Ensuite, à quoi procède
pouvant se passer des effets de sens qu’il peut
Lacan ? Il procède à des regroupements des
susciter, et nous nous repérons sur ce savoir comme
symboles qui marquent ces coups, c’est-à-dire qu’il
hors sens. Sauf que, en croyant être hors sens, nous
apporte des liens, il introduit une syntaxe. Et même,
gardons tout du sens puisque nous gardons le
il le fait en deux temps. Premièrement, c’est le pur
signifiant, et nous gardons l’essentiel, c’est-à-dire
matériel aléatoire. Deuxièmement, regroupement en
les liaisons internes au signifiant, la syntaxe.
fonction de symétrie des regroupements. Et
La syntaxe, un avatar du sens troisièmement, recomposition des groupes ainsi
formés.
La perspective de Lacan montre que la syntaxe est On assiste autrement dit à une construction qui a
encore un avatar du sens. C’est encore un montage. trois étages, et dont Lacan note, déjà à l’époque,
C’est évidemment aller très loin dans le règne du qu’on y voit comment se composent en trois étages,
Un. C’est avec le Un que l’on a une chance le réel, l’imaginaire et le symbolique. 6 Il prend le
d’échapper au sens, parce que précisément on ne fait niveau 1 comme celui du réel, le niveau où il y a des
pas de liaisons. regroupements symétriques comme celui de
Le réel est sans loi, pour vous en donner un repérage l’imaginaire, et le niveau où il recombine les
possible, élémentaire, il me suffit de vous référer au groupes comme celui du symbolique. Tout son
Séminaire de Lacan sur «La lettre volée», schéma est fait pour montrer comment on passe de
précisément à son introduction publiée après, celle l’un à l’autre.
où figure le schéma des alpha, bêta, gamma, delta, Dans ce petit jeu, on reste toujours dans le
qui est fait pour nous illustrer l’automatisme, à nous symbolique, parce que l’imaginaire et le réel sont en
donner un support symbolique de l’inconscient quelque sorte vus à partir du symbolique, par le
comme mémoire. 5 moyen de ces petits symboles. Il y a une prévalence
De quoi parton dans cette construction ? On part – du symbolique dans toute cette histoire. Mais en
c’est le premier niveau – du pur aléatoire, de même temps, on voit ici une liaison des trois qui est
l’imprévisible, du jet de la pièce qui tombe d’un côté une architecture, les éléments délivrés par un des
ou qui tombe de l’autre, pile ou face. C’est un objet registres étant repris dans le suivant, et selon l’ordre
qui ne se rencontre pas dans la nature, qui est déjà réel, imaginaire, symbolique.
hautement trafiqué. On peut même trafiquer encore
un peu plus et faire en sorte que ça tombe Une architecture
régulièrement sur pile. Cela permet de tricher. Ce
Sous la réserve que c’est une illustration dans le
n’est d’ailleurs pas moins trafiqué si c’est honnête,
symbolique, on voit en quoi au premier niveau le
parce que, dans ce cas-là, c’est un objet justement
réel est sans loi. Au premier niveau, entre le premier
soigneusement défini pour tomber au hasard, et c’est
coup et le deuxième coup, il n’y a pas de liaison.
donc déjà le discours qui a prescrit de l’obtenir ainsi.
Vous n’avez aucune régularité à faire valoir entre le
Il y a évidemment d’autres façons d’essayer de
premier coup et le deuxième. Vous impliquez déjà
capter ce qui se produit au hasard. Il y a les bonnes
ici le réel comme sans loi, et ce que vous allez fixer
vieilles méthodes consistant à définir un périmètre
et articuler comme déterminations et comme lois va

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dépendre de vos constructions que vous empilez sur cela défie en même temps la manipulation, c’est-à-
le réel sans loi. À ce moment-là vous trouvez des tas dire l’imaginaire. C’est pourquoi toutes ces années-
de belles choses, bien sûr, bien déduites, bien là, Lacan insistait à plaisir sur ses maladresses avec
construites, mais qui sont supportées par le niveau le nœud. Cela ne venait pas contrarier ce qu’il disait,
du réel sans loi. Ce que peut-être ensuite vous allez mais venait au contraire à l’appui de ce qu’il
révérer comme la loi, ce n’est rien d’autre que ce s’agissait de communiquer. Il insistait sur sa
que vous avez vous-même obtenu par vos maladresse, ses erreurs, les bévues, les embrouilles,
élucubrations. la débilité où nous sommes à l’égard du nœud, et il
À ce niveau-là, au regard du sans loi du réel, on peut faisait virer toute cette peine, tous ces malheurs, à
dire que le savoir ne vaut pas mieux que le sens. faire preuve du réel du nœud.
Vous pouvez faire semblant que le savoir est dans le Il est allé jusqu’à dire : «Le nœud c’est le réel». Il a
réel, c’est-à-dire imputer au réel les constructions fait fort ce jour-là. Cela s’est d’ailleurs prêté depuis
auxquelles vous avez procédé, mais le dernier lors à une sorte de compréhension mystique, comme
enseignement de Lacan consiste, à l’envers de cette si l’ineffable était soudainement devenu palpable. Ce
construction initiale, à soustraire le pur réel sans loi, n’est pas «Ceci est mon corps, ceci est mon sang»,
et au regard du pur réel sans loi, mettre en question, c’est vraiment «Ceci est mon nœud, qui est le réel».
non seulement ce qui fait sens, mais aussi bien ce Il s’agit chez Lacan d’une invitation à prendre le
qui fait savoir. nœud tel quel, c’est-à-dire à le prendre en main et
C’est dans cette même voie, que j’ai appelée non pas à le concevoir, c’est-à-dire au moins ne pas
«préférer le réel» 7, que Lacan a amené ce qu’il a l’élucubrer, et, si l’on veut, donner à voir qu’est mis
appelé lalangue. Pour trouver quelque chose comme au premier plan le faire à la place du savoir. Il a
lalangue, cela suppose de nettoyer le langage et sa d’une certaine façon voulu faire en sorte que le
structure, cela suppose de faire tabula rasa du nœud nous représente ce qui vient dans le trou du
langage et de sa structure et de ramener ça au niveau savoir et où le faire l’emporte sur le savoir.
d’une élucubration de savoir, cela suppose de dire Sans doute, le faire et le savoir se rejoignent dans le
que la linguistique ce n’est pas autre chose que la savoir-faire. Seulement le savoir-faire prescrit un
grammaire. Comme les alpha, bêta, gamma, delta, faire convenable, adéquat, mais dont il n’y a pas de
cela introduit des normes et des déterminations qui savoir séparé. Un savoir-faire, ce n’est pas du savoir
sont en sus du niveau du pur réel sans loi. C’est par au sens du symbolique. Ce n’est pas un savoir de
ce procédé – c’est une perspective, on pourrait en construction, d’empilement d’alpha, bêta, gamma.
faire un algorithme, séparer le savoir du réel – que C’est un savoir qui est tout entier investi dans le
l’on voit se dessiner ce que j’appelais la moulinette faire.
dans laquelle Lacan passe les concepts freudiens. Je
l’ai évoqué pour la pulsion, mais cela n’épargne Épistémophobie
même pas l’inconscient. C’est une des directions que
montre Lacan. Si l’on va jusqu’au bout dans la C’est pourquoi, dans le même temps de son
séparation du savoir et du réel, le concept même enseignement, Lacan prend clairement ses distances
d’inconscient n’en sort pas indemne. d’avec la science. C’est trop simple encore de parler
comme je l’ai fait de sémantophobie S. Cela va de
Le réel du nœud pair chez Lacan avec une épistémophobie. Cela va
jusqu’au savoir au bénéfice de l’art, de l’art comme
C’est dans cette voie aussi bien que Lacan trouve forme suprême du savoir-faire. Donc, distance prise
son nœud, dont il essaye de tout faire pour qu’il par rapport à la science au bénéfice de l’art, en
échappe au sens et au savoir. Bien sûr, il y a des même temps que ravalement de la philosophie et de
théorèmes sur les nœuds, comme il y a des lois du la pensée.
hasard, mais ce n’est pas par ce biais-là qu’il prend Il y a eu chez Lacan, en effet, au début en tout cas de
le nœud. Il le prend comme le paradigme du réel en son dernier enseignement, une invitation à ne pas
tant qu’il défie l’élucubration de savoir. Il note avec douter de lui, à s’y mettre, à le suivre dans son
plaisir que l’élaboration mathématique n’a entrepris expérience. Pour ceux qui l’ont pris au pied de la
le nœud que très tard, qu’elle a favorisé de tout lettre, comme il demandait à l’être, cela a donné ici
autres éléments, les surfaces, les poids, que la et là une version des lacaniens qui sont des croyants
géométrie est allée dans une tout autre direction, du nœud, c’est-à-dire ceux qui logiquement ont fait
avant de rattraper in extremis le nœud. du nœud leur symptôme en décidant d’y croire, si on
Non seulement le nœud tel qu’il en a fait un définit le symptôme par là, c’est-à-dire qui ont fini
paradigme défie l’élucubration, le symbolique, niais par croire que le nœud allait parler. Alors que, bien

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entendu, c’est Lacan, et ses élucubrations, qui le Cela suppose qu’il y ait des arêtes bien nettes,
commande, qui l’utilise, qui met du sens. Il dit : comme nous avons chez Euclide. Et quand il y a des
«Chacun de ces ronds c’est le réel, le symbolique et arêtes bien nettes, en effet, il peut y avoir de l’arrêt.
l’imaginaire». Et bien sûr, quand il le fait, il fait bien Je pose donc que l’absence de point de capiton est
voir qu’il est en infraction avec le pur réel du nœud. cohérente avec ce dont il s’agit, c’est-à-dire que le
Sinon, quoi en faire ? Se prosterner devant ? Faire de réel comme exclusion du sens implique un sans-fin,
la psychanalyse le rite du nœud, d’une forme de un pasde-conclusion.
secte ? Bien entendu, il faut y mettre du sens en Cela ne peut pas être développé jusqu’au bout, car
calibrant l’opération à sa place, en se rendant compte on ne peut pas faire autrement que d’introduire du
de ce que cela a d’exorbitant d’y mettre du sens. Et sens. Le fait qu’on ne puisse pas faire autrement,
en effet, quand on y met du sens, on se décale d’un c’est aussi ce qui met en valeur l’irrémédiable de la
certain registre, on change de dit-mansion, c’est-à- débilité mentale, catégorie qui fait rire, mais qui, à
dire que déjà on introduit un autre lieu du dit. bien y regarder, mérite d’être élevée au rang de
L’invitation de Lacan à prendre son nœud tel quel, à concept fondamental. Je pourrais même dire en
ne pas en douter, nous donne la valeur de ce que court-circuit que Lacan remplace le concept freudien
dans le même temps il appelait être dupe. d’inconscient par celui de débilité mentale. Cela fait
L’invitation à être dupe c’est l’invitation à ne pas le même usage.
mettre du sens, ou à en mettre le moins possible, à
ne pas mettre du sens parce qu’avec le sens La psychanalyse de la conséquence
s’introduisent les embrouilles, et qu’on glisse dans la
débilité du sens. Cela demande un mode de lecture autre par rapport à
celui auquel j’ai formé mon auditoire, après m’y être
Un pas-de-conclusion rompu moi-même. Cela demande de casser
l’appareil à lire Lacan que j’avais mis au point. Cela
Le non-dupe, qu’est-ce qu’il fait ? Le non-dupe sait donne aussi un autre regard sur la psychanalyse
que le sens est du semblant, mais il se tient au pure, qui n’est pas seulement la psychanalyse sans
niveau du sens, alors que le dupe lacanien, sachant ménagement, sans tempérament. La psychanalyse
ce qui est semblant dans le sens, se tient, essaye de pure, c’est la psychanalyse de la conséquence. Elle
se tenir au niveau du réel. Il fait du réel sa référence, suppose une logification.
et il fait la différence entre semblant et réel. Le non- Sur quoi s’appuie la première éthique de la fin de
dupe s’arrête à ceci qu’il n’y a que du semblant, et il l’analyse ? Elle s’appuie très précisément sur ce que
méconnaît la thèse du réel. Lacan appelait la logique du fantasme. Logique, ça
Le nœud, comme support du dernier enseignement c’est la prévalence du symbolique, c’est-à-dire que
de Lacan, donne lieu à des exercices limites, puisque cette problématique prend appui sur le signifiant, sur
Lacan ne peut pas faire qu’il ne mette du sens sur le le savoir, sur l’élucubration de savoir. C’est son
nœud et sur ses composants, et se livre donc à des instrument. Cet instrument logique porte sur le
contorsions extraordinaires pour s’excuser de cette fantasme. Or, le fantasme dont il s’agit est lui-même
infraction. Mais il sait très bien ce qu’il fait. Ce qu’il une construction. Comme fondamental, c’est une
a fait, c’est de se servir du nœud pour nous donner le construction. C’est lui-même une élucubration de
sens du réel, le concept du réel, avec la précaution, savoir, qui repose sur la notion d’une condensation
en plus, que ce n’est pas le dernier mot. Il précise, de la jouissance par l’effet du symbolique.
une fois, que le croire ce serait de la paranoïa. Pas de Le fantasme est ici l’héritier de ce que Lacan
dévotion au nœud. Le nœud borroméen est un simili appelait au début de son enseignement la relation
dernier mot. imaginaire. C’est la transformation de la relation au
L’absence de point de capiton est impliquée par la par l’introduction du sujet barré et l’élévation de la
discipline du nœud. Peut-être dis-je cela pour sauver libido au rang de la jouissance supposée un des
Lacan, sauver de ce que l’on pourrait stigmatiser noms du réel.
comme inachèvement, enseignement mal ficelé, C’est justement ce qui, dans le dernier enseignement
contradictoire, foutant le camp par tous les bouts, de Lacan, est mis en question. Vous pouvez le voir
pas cohérent d’un paragraphe à l’autre. Mais je dis en court-circuit. Si la jouissance c’est du sens joui,
au contraire que ce n’est pas un défaut. Il faut savoir peut-on encore attribuer la jouissance, entre
faire avec ça, parce que ce ne serait un défaut qu’au guillemets, au «registre du réel» ? C’est bien parce
regard d’une forme parfaite, qu’au regard de l’idéal que le fantasme est l’héritier de la relation
déductif procédant more geometrico. imaginaire qu’il a, dans cette problématique, une

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fonction d’interposition ou d’obtusion, d’où la appellent au réel. Ce qui peut ici nous inspirer, c’est
notion de traversée du fantasme. une invitation salubre au réalisme, c’est-à-dire à être
C’est ce que l’on trouve déjà dans le schéma à dupe du réel sans se raconter d’histoires.
quatre coins, où l’interposition de la relation C’est évidemment en tension avec une psychanalyse,
imaginaire laisse place à une traversée symbolique. parce que, dans une psychanalyse, on se raconte des
Le fantasme est l’héritier de cette relation. histoires, on se raconte en histoires, on fait des
histoires. Il s’agit néanmoins de ne pas s’arrêter à ce
qui a du sens, et même le sens du signifiant. Ce qui
laisse à redéfinir dans ce contexte la passe. La passe
est encore une histoire, en quelque sorte la dernière
histoire qu’on se raconte, et ce serait la dernière
histoire qu’on se raconte à propos du réel.
Mais le fantasme, est-ce bien du réel ? Est-ce que ça *«Le lieu et le lien», enseignement prononcé dans le cadre du Département de
Psychanalyse de Paris VIII, leçon du 24 janvier 2001. Texte établi par
contient du réel ? Est-ce que c’est le voile du réel ? Catherine Bonningue. Publié avec l’aimable autorisation de J.-A. Miller. On se
Quand Lacan introduit sa logique du fantasme, il ne reportera au numéro 48 de La Cause freudienne où ont été publiées les deux
leçons précédentes sous le titre «Psychanalyse pure, psychanalyse appliquée et
dit pas autre chose que le fantasme tient la place du psychothérapie».
réel dans le clavier logique. C’est comme si c’était
1. Cette conférence a été publiée dans le bulletin intérieur de l’EFP, Lettres de
du réel quand on est dans la perspective du l’École freudienne de Paris, n°16.
symbolique. Mais tout l’effort de ce dernier 2. Ces Séminaires ont été publiés dans Omicar ? dans les années 70 et 80.
3. Cf. «Psychanalyse pure, psychanalyse appliquée & psychothérapie», La
enseignement est justement de se déprendre de cette Cause freudienne n°48, Paris, Seuil, 2001, p. 30.
perspective du symbolique. Il se pourrait bien qu’ici 4. Cf. Lacan J., «Lituraterre», Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, pp. 11-20.
5. Cf. «Le séminaire sur «La lettre volée», Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 11-61,
cet objet petit a attribué au réel ne soit pas plus et, pour l’Introduction, pp. 44-61.
qu’un semblant, et un semblant qui ne va pas plus 6. Ibid., p. 50.
7. Cf. «Psychanalyse pure, psychanalyse appliquée & psychothérapie», La
loin que l’être. Cause freudienne n°48, op. cit., p. 22.
8. Ibid., p. 16.
L’être, un fourre-tout

C’est là qu’il faut sérieusement faire la différence de


l’être et du réel. C’est ce qui chemine dans le
Séminaire Encore.
J’ai eu, il faut dire, un aperçu là-dessus, une
indication, que je n’ai pas forcément prise au sérieux
à l’époque. J’ai pensé qu’elle venait du côté
positiviste, avéré, de mon maître Canguilhem,
l’épistémologue. Je le vois encore, au coin du
boulevard Saint-Germain et de la rue Saint-Jacques,
au moment où je lui indiquai que les vertus que
j’acquerrais dans son séminaire d’Histoire des
sciences ne m’empêchait pas de m’intéresser à
Heidegger, et il m’a balancé, comme il savait le
faire : «Ah ! Monsieur Miller, l’être c’est un fourre-
tout.» J’ai trouvé cela un peu bas de plafond. Mais il
n’avait pas tort. On ne peut pas mieux dire. L’être
est un fourre-tout qui ne se laisse pas du tout
emprisonner dans le propos «l’être est, le non-être
n’est pas», pour la bonne raison que le non-être est
dès lors qu’on en parle, et donc que l’être est dans la
dépendance du logos, dans la dépendance du
symbolique. Dès qu’on en parle, et dès qu’on donne
du sens il y a être. L’être de fiction, c’est un être.
Si je voulais aller jusque-là, pour fixer les choses
aujourd’hui, je dirais : être, c’est avoir du sens, et
c’est bien ce qui fait la distance de l’être au réel. Ce
sont justement les extravagances de l’être qui en

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ENSEIGNEMENT

poétique du langage pour donner à son désir [celui


«Le savoir en jeu, (…) c’est qu’il n’y a pas de de l’homme] sa médiation symbolique.» 1
rapport sexuel, de rapport j’entends, qui puisse se Dans les années soixante, Serge Leclaire pouvait
mettre en écriture.» penser la fin de l’analyse autour de la «révélation»
J. LACAN, LA MÉPRISE DU SUJET SUPPOSÉ SAVOIR», Autres écrits, op.
cit… P. 336. d’une formule. Au déchiffrement du symptôme
freudien, aux fantasmes kleiniens, venait s’ajouter la
chaîne phonétique «hors sens». Dans le cas de
l’homme à la licorne, c’est la fonction de
Le «nom de jouissance» et la répétition
«poordjeli», formule retenue comme forme finale du
Éric Laurent
déchiffrement du sens sexuel. L’isolement de la
formule est incontestablement l’établissement d’une
Nous avons vu, dans une première approche du livre «séquence inconsciente» et dégage «l’articulation
de Otto Kernberg intitulé Love Relations, ce qui se clans le symptôme des signifiants qui s’y sont
passe dans la psychanalyse lorsque tout s’intègre à trouvés pris» 2. Cependant, cet isolement n’est qu’un
partir d’un idéal particulier : «il existe du rapport moment, une «spirale arrêtée» ; ce travail isole
sexuel» ; ou, pour mieux dire, quand un auteur comme une «pièce détachée» 3, dit Lacan. Il restait à
s’ingénie à tout pour sauver le rapport sexuel. prendre en compte le fait que «du côté du vivant en
Pouvons-nous parler là d’un point de capiton ? Sur tant qu’être pris dans la parole […], il n’y a d’accès
le graphe de Lacan, le symptôme, en tant que point à l’Autre du sexe opposé que par la voie des
de capiton, et l’idéal se croisent et ne se confondent pulsions dites partielles où le sujet cherche un objet
pas. qui remplace cette perte de vie qui est la
conséquence d’être sexué» 4. Les signifiants du sujet
ont à être considérés dans leurs contextes d’emploi
de «joui-sens» et à être complétés de la valeur
d’objet. S1 doit se compléter sur un autre versant de
la valeur a : (S1, a).
C’est cet usage du signifiant que Jacques-Alain
Miller a développé dans son Cours «Ce qui fait
insigne». Il n’est pas sûr que nous ayons apprécié
dans toute sa portée l’inscription de l’insigne comme
(S1, a).
Ce que cette «paire ordonnée» désigne, ce n’est pas
Plus profondément, le «point de capiton» se produit un «nom» qui vienne marquer une référence qui
lorsque, par rétroaction, un point d’arrêt sur le serait finale. Elle vient plutôt désigner
processus de déroulement de la chaîne l’impossibilité qu’il y ait un nom qui puisse faire
s’accompagne d’une signification. Disons que c’est référence radicale, d’un nom qui vienne nommer
à lire Love Relations qu’un point de capiton se effectivement. Si nous désignons comme «acte de
produit : l’intention de l’auteur est de sauver l’idéal parole» le fait de nommer, alors la perspective de
du «rapport sexuel» et de maintenir la psychanalyse l’insigne recouvre l’envers de ce que serait un «acte
au rang des disciplines vertueuses et efficaces qui de parole» véritable. Une autre façon de le dire
font partie de ce qui peut améliorer le pourrait être d’affirmer qu’il n’y a pas de baptême
fonctionnement de chacun. de la jouissance possible. Il n’est pas sûr que, dans
Réservons donc le «point de capiton» comme l’usage qui est fait, dans nos publications, du terme
distinct d’un idéal. Le premier temps de de «nom de jouissance», il soit tenu pleinement
l’enseignement de Lacan a pensé la fin de la compte de cette opposition.
psychanalyse en ces termes. Il s’agissait d’isoler La perspective de l’insigne (S1, a) ouvre à la
quelque chose d’un «tu es cela», s’autorisant de la répétition de la rencontre manquée. On peut la noter
perspective ouverte par «Fonction et champ de la selon les structures de l’extimité (S, S, S, S, a).
parole et du langage». L’expérience psychanalytique Finira-t-elle par nommer en un nombre de
y est présentée comme celle qui «manie la fonction répétitions limitées ? On peut poser la question soit
en termes de graphe, de circuit contraint, soit à
travers la somme des termes. Lacan envisagera les

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différentes formes. En ce qui concerne la somme des des parties séparées qui les compose…
termes des séries, il explorera les deux possibilités. Deuxièmement, ce sont les contingences uniques de
Cette répétition ouvre à une série. Est-elle l’histoire et non les lois de la physique qui fixent les
convergente, est-elle divergente ? Les deux versants propriétés des systèmes biologiques complexes. Nos
s’ouvrent par la répétition du lieu «extime» de a 30 000 gènes ne font qu’un pour cent du génome
dans l’Autre 5. La somme convergente des termes total. Le reste, y compris les bactéries immigrées et
d’une série introduit la perspective d’une nomination d’autres pièces et morceaux, a pour origine
par limite, d’une forme complexe de capitonnage. davantage des accidents de l’histoire que des
Mais, fondamentalement, la série est divergente, nécessités prédictibles par des lois physiques».
infinie comme l’indique l’écriture du rapport 6 La fin du modèle un gène/une protéine énonce la fin
d’un certain usage nocif du paradigme code/message
a comme «fraction infinie» en biologie. Ce qui nous ramène à la fin du modèle
1+ code/message dans les logosciences et dans la
1 + a ,etc.
psychanalyse en particulier. Il nous faut
L’écriture de l’inconscient comme pur trou ou droite profondément renoncer à l’assignation nécessaire du
infinie radicalise cette perspective. lien S/s. Le nom propre transporte cette illusion de
À partir des années soixante-dix, le terme de capiton façon tenace. Que le lien S/s soit assigné par
disparaît de la plume de Lacan et ceux qui viennent convention, par arbitraire, ou par appropriation du
– auxquels Jacques-Alain Miller nous a rendus mot à la chose, «signe correct du réel» comme on le
attentifs – sont du registre de Encore, de l’événement dit depuis le Cratyle, la question reste la même. Il
de corps qui ne vient pas se capitonner dans un n’est pas sûr que la formule selon laquelle meaning
signifiant. is use nous ait délivré de cette illusion du nom
Depuis notre dernière rencontre, une grande propre.
nouvelle, sur le plan du corpus du savoir sur le La ruine de cette illusion est ce à quoi Lacan s’est
corps, a été annoncée : le déchiffrage précis du attaché à de multiples reprises au cours de son
génome humain. enseignement. On pourrait dire que chacun des
Cette nouvelle a été annoncée selon une procédure «paradigmes de la jouissance» a amené sa propre
signifiante qui mérite aussi notre attention. Ce fut critique de l’illusion du nom, à quoi pousse la
révélé en même temps par deux journaux, pratique de la psychanalyse.
«indépendants» comme l’on dit, Science et Nature, Puisque nous nous interrogeons sur les
les deux grandes revues rivales de la publication conséquences de ces différentes approches à partir
scientifique. Chacune s’est fait l’écho d’une du paradigme du «non-rapport», nous allons
méthode particulière de deux groupes. Pour la considérer dans cette perspective la première leçon
première fois dans l’histoire des découvertes du Séminaire de 1975, «Joyce le sinthome», où se
scientifiques nous avons, d’un côté, un groupe reprend la division entre le signifiant et le vivant.
rassemblant des organismes de plusieurs États, et de Elle commence par une critique de toute
l’autre, un groupe privé multinational. C’est le S1-S2 signification «naturelle» à partir du fait qu’il y a des
minimum de la nouvelle compétition dans l’ordre choses nommées qui ne sont pas dans la nature, par
mondial. exemple toutes celles que va nommer la science –
Les multiples commentaires qui ont entouré cette l’exemple de Lacan n’est pas le gène mais la
nouvelle convergent en un point : la surprise est bactérie – ou ce que nomme la psychanalyse qui
grande de ne rencontrer que 30 000 gènes, alors s’énonce «il n’y a pas, chez l’homme, de rapport
qu’on en attendait il y a encore un an plus de 100 naturellement sexuel». Suit un commentaire
000. Le petit nombre de gènes est vraiment, comme ébouriffant de la fable biblique et du logos grec,
le dit S. Jay Gould 7, le moment de «l’effondrement renvoyés dos-à-dos dans leur approche du langage.
de la doctrine d’un gène pour une protéine et d’une Bien entendu, à travers ce commentaire critique des
seule direction causale depuis le code de base grandes approches du langage, ce sont les
jusqu’à la totalité élaborée […]». D’une part, la clé logosciences contemporaines qui sont interrogées.
de la complexité ne réside pas dans un plus de gènes Commençons par la Bible. Cette fable, l’histoire
mais dans un plus de combinaisons et d’interactions d’Adam, d’Ève et de Dieu, part du langage comme
génétiques par moins d’unités de code, et par ailleurs système de noms d’espèces, d’une sorte de
beaucoup de ces interactions […] ne peuvent être totémisme animalier. Lacan note que Adam ayant
expliquées qu’au moment de leur apparition, car été nommé, la première qui se sert de cette langue
elles ne peuvent pas être prévues à partir seulement c’est Ève, «pour parler au serpent». Il s’agit d’une

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parole qui s’adresse à la faille dans la création, le nom : S(A). En un autre sens, elle est extime à la
serpent qui pousse à la faute, au «faux-pas». Là est série des noms S(S(S(S1, a). Elle est l’extime
(S1, a), le fondement du sinthome. «Voilà la faute d’Adam, son os. En un autre aspect encore, c’est de
première, c’est l’avantage de mon sinthome de là que vient la nostalgie que la femme n’ait pas reçu
commencer par là, sin en anglais veut dire le péché» un nom d’animal dans la série, la grenouille par
et à partir de là s’installe la répétition. «D’où la exemple, comme l’a fait remarquer Lacan à propos
nécessité que ne cesse pas la faille». Lacan reprend d’une «conversation sacrée» de Bramantino exposée
donc la thèse freudienne qui fait du surmoi le noyau à Milan.
d’origine du symptôme. Le sin du péché s’oppose au Du côté grec, les choses paraissent progresser à
Syn. de «l’ensemble» dans le symptôme. Cette l’inverse du côté hébreu. On élimine toute l’unicité
logique freudienne est compliquée d’une logique que transporte le mythe. La logique extraite du logos
modale. D’abord le nécessaire. Il s’agit plus ne concernera que l’universel qui permet la
exactement de la jouissance ou du joui-sens dans ses substitution. Si «tous les x» ont tel prédicat, on
rapports avec le nécessaire. Ce rapprochement est un pourra toujours venir à bout de la particularité par la
écho du titre de Carnap Meaning and Necessity mais substitution. Comme le dit Lacan, «on remarque le
retourné. La nécessité qui ne cesse par la faille du côté futé d’Aristote qui ne veut pas que le singulier
faux-pas. Il faut le péché pour que tiennent ensemble joue dans sa logique». C’est la particularité et non la
(S1, a). La jouissance entraîne la répétition qui ne singularité qui s’introduit en second, grâce à
rencontre comme limite que la castration, comme l’articulation du syllogisme : «Tout homme est
satisfaction, «la faille s’agrandit toujours sauf à subir mortel», «Socrate est un homme», donc «Socrate est
le cesse de la castration comme possible». Mais la mortel».
véritable question réside dans le fait de savoir Lacan met en doute la résorption de la singularité du
comment, à partir de la répétition de l’écart entre «Socrate» dans l’universel. C’est une mise en cause
signifiant et réel, vient à pouvoir se serrer ce que de la résorption du «nom» de Socrate dans le «pour
nomme le langage. La nomination de la liste tout». Suivons sa phrase : «Contrairement à ce qu’il
totémique par Adam – ceci est… – vient recouvrir la [Aristote] admettait, il faut dire que Socrate n’est pas
vraie question : comment viendra donc se nommer homme puisqu’il accepte de mourir pour que la cité
un homme, ou une femme ? Le texte recule devant vive – car il l’accepte, c’est un fait» 8. Cette phrase
cette nomination : «L’homme donne un nom à toutes est paradoxale puisqu’un des sens de la mort de
les bêtes (…) mais pour un homme, il ne trouve pas Socrate est justement de se faire inoubliable pour la
d’aide qui lui fut assortie» (Genèse). cité, pour la société des hommes libres. Mais
Côté grec, et non pas biblique, le langage n’est pas décortiquons les thèses multiples qui sont là
abordé par la suite des noms. Il est abordé par la condensées. D’abord, il faut soutenir que Socrate a
logique du logos où s’impose bientôt l’universel. Et voulu se faire condamner. Lacan l’a soutenu dans
c’est à partir de l’universel de «tous les hommes sont ses Séminaires. Ce n’est pas admis par tous les
mortels», suivi d’une nomination «Socrate est un spécialistes, mais certains constatent l’étrange
homme», que vient la conclusion «Socrate est contre-performance de Socrate : «Juridiquement
mortel». L’articulation de l’universel et du parlant, le discours de Socrate est une prestation
particulier est donnée à partir de la théorie du lamentable. Il commence par déclarer qu’il n’a
syllogisme. Dans ce rapport entre tout et un vient se aucun talent d’orateur, ce qui constitue en rhétorique
glisser la querelle fondamentale en ce qui se perçoit une ouverture classique ; mais dans son cas, on
et se nomme de l’universel et du particulier. pourrait estimer qu’il dit la vérité» 9. Par ailleurs, des
Lacan oppose ou croise les deux approches. Côté amis avaient préparé son évasion dans le style
biblique, le un vient de la femme, la seule qui parle. Alcibiade, vers des adversaires de la démocratie,
Elle est pure vie : «L’homme appela sa femme Ève voisins d’Athènes, qui l’auraient volontiers accueilli.
parce qu’elle fut la mère de tous les vivants» Le dialogue «Criton» en témoigne. Xénophon, qui
(Genèse 320). «Ève est vie», dit Lacan. «Ève, considère que la plaidoirie de Socrate est «la plus
l’unique, la femme, en ce sens que le mythe l’a faite vraie, la plus libre, la plus juste», même lui – si l’on
singulière, l’unique». L’unique ne vient pas de suit Léo Strauss – estime que «Socrate parle avec
l’adéquation d’un nom et de la chose en une unité tant de force du malheur de la vieillesse et de la
signifiante S/s. Il y a d’une part la répétition qui maladie qu’il se sent contraint d’ajouter qu’il
s’ouvre, le ne cesse, et d’autre part l’unicité de la acceptera sa condamnation comme le résultat non
femme qui parle. En un premier sens, elle qui n’a recherché du fait d’avoir dit ce qu’il pensait de lui-
pas de nom dans la série totémique devient nom de même et qu’il refuse de mendier honteusement sa

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vie : il ne provoquera pas sa condamnation de Dans le «Banquet» de Xénophon, une danseuse


manière délibérée» 10. exécute un numéro difficile : «La représentation –
Ce que Lacan souligne, c’est que Socrate n’est pas une véritable prouesse – fit observer à Socrate que la
homme au singulier en s’identifiant à tous les nature féminine n’est à aucun point de vue inférieure
hommes ; en se résorbant dans l’Autre. Lacan à celle de l’homme sinon en ce qui concerne le
ajoute : «De plus, à cette occasion, il ne veut pas jugement et la force ; par conséquent, quiconque a
entendre parler sa femme» 11. En ce sens, Socrate est une femme doit en toute confiance lui enseigner ce
l’envers d’Adam qui, au contraire, n’écoute Ève que qu’il aimerait qu’elle sache afin qu’elle lui soit utile
trop. Dans ces renvois multiples, Lacan se livre à (…). L’exhortation de Socrate poussa Antisthène à
une sorte d’opposition où logique et mythe renvoient lui demander pourquoi il n’avait pas éduqué
l’un à l’autre, dans des parallèles et inversions d’une Xanthippe et pourquoi, au lieu de cela, il vit avec
virtuosité étonnante. «À cette occasion, il ne veut elle, qui est de toutes les femmes présentes, passées
pas entendre parler sa femme» peut renvoyer à de et futures, la plus difficile (…). Socrate souhaitant
multiples sens. vivre avec des êtres humains, choisit Xanthippe
En un premier sens, il s’agit d’un fait historique, parce que s’il pouvait la maîtriser ou la supporter, il
attesté par le dialogue «Phédon». Lorsque les élèves pourrait facilement administrer tous les autres
de Socrate vinrent le voir en prison, le dernier jour, humains» 13. Ces exemples montrent que Socrate
«il nous invita à entrer. Or, une fois entrés, nous tenait le plus grand compte des propos de Xanthippe
voilà en présence, non pas seulement de Socrate, et de ses réactions, aussi tendus qu’ils soient.
qu’on venait de détacher, mais de Xanthippe qui Pour Lacan, si Socrate a eu un rapport avec le «tout»
avait sur elle leur plus jeune enfant et était assise de «tous les hommes», ce n’est pas en le rejoignant,
contre son mari. Mais aussitôt qu’elle nous vit, c’est en y faisant obstacle. Il fut «la femme qui
Xanthippe se mit à prononcer des imprécations et à manque à la société de tous les hommes libres», le
tenir ces sortes de propos qui sont habituels aux «tout… mais pas ça». Il reste l’obstacle à ce que le
femmes : "Ah ! Socrate, c’est maintenant la dernière tout se résorbe. Ce Socrate «féminin» est une
fois que tes familiers de parleront et que tu leur radicalisation du Socrate hystérique. En ce sens, le
parleras". Alors Socrate, regardant du côté de sinthome a cette structure.
Criton : "Qu’on l’emmène à la maison Criton", dit- Il est l’obstacle à ce que tout tourne rond dans la
il. Et pendant que l’emmenaient quelques-uns des cité. Il indique la place de S(A) qui vient assurer le
serviteurs de Criton, elle poussait de grands cris en trou dans le savoir.
se frappant la tête.» («Phédon», 60, a. b). Venons-en maintenant à la liaison établie entre la
En un autre sens, cela s’inscrit à la fois en continuité faute et la nécessité dans le «que ne cesse la faille».
et en rupture dans la série des dits sur les rapports On voit en un premier aspect que se nouent de façon
habituels entre Socrate et Xanthippe, qui témoignent paradoxale la jouissance et la nécessité, alors que la
d’une acrimonie très particulière. Diogène Laerce jouissance se produit en une première fois comme
rapporte : «À Xanthippe qui, l’injuriant d’abord, rencontre contingente. Mais, une fois surgie, la
allait ensuite jusqu’à l’arroser : "Ne disais-je pas, rencontre manquée se répète nécessairement.
dit-il, que Xanthippe en tonnant ferait aussi la
pluie ? " À Alcibiade, qui disait que Xanthippe, Le nom, le sens, le modal
quand elle l’injuriait, n’était pas supportable :
"Pourtant moi, dit-il, j’y suis habitué, exactement La psychanalyse a besoin d’une théorie modale car
comme si j’entendais continuellement des poulies sa pratique en est baignée. Elle est toute entière
(…) ". Une fois que, sur la place publique, elle tendue dans cette opposition. C’est une position
l’avait dépouillé de son manteau, ses disciples lui délicate, une position difficile à tenir entre
conseillaient d’user de ses mains pour se défendre : contingence et nécessité. Nous avons appris, avec J.-
"Oui, par Zeus, dit-il, pour que, pendant que nous A. Miller, à démêler ce nouage finement effectué à
échangeons des coups, chacun de vous dise Bravo l’époque de l’«Introduction à l’édition allemande
Socrate !, Bravo Xanthippe ! ? " Il avait commercé, des Écrits» 14, «Comment ne pas considérer que la
disait-il, avec une femme acariâtre, tout comme les contingence ne soit pas où l’impossibilité se
cavaliers avec des chevaux fougueux. "Eh bien, dit- démontre». Il faut faire attention car, très vite, vient
il, tout comme eux, une fois qu’ils les ont domptés, à l’esprit la définition de Queneau sur la
maîtrisent facilement les autres, moi, de même, qui pataphysique comme «science des contingences
ai affaire à Xanthippe, je saurai m’adapter aux autres nécessaires». Elle résonne avec le dit de Lacan : «Ne
humains"» 12. surtout pas faire de la psychanalyse la science de
l’objet a».

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Pour nous aider à nous orienter dans ce lien du nom (…)». En dernière analyse, il n’y a pas de raison
et de la faille qui ne cesse, intéressons-nous dans pour Kripke «qu’une affirmation ne soit pas à la fois
cette perspective à la «nouvelle théorie de la empirique et nécessaire, avec une conception
référence», comme l’appelle un livre récent 15, c’est- adéquate de la nécessité (…)». Cette conception
à-dire la théorie de la référence formulée par Kripke d’un nom lié à une première présentation puis à une
en 1970. Ce livre reprend les circonstances de la répétition, à un usage, donne une toute autre
genèse de la sémantique modale de Saul Kripke, conception que la conception naïve de «l’usage»,
depuis la sémantique de Carnap en passant par les d’un nom lié à une intention d’usage. Ce serait alors
réflexions sur la logique modale de D. Follesdal et un langage réduit à un signe/signal.
A. Smullyan [que J.-A. Miller nous a fait connaître Cette conception n’est pas si éloignée de celle que
dans les années soixante-dix]. C’est un méchant Lacan reprenait de Lévi-Strauss dans son Séminaire
livre où se débat un soi-disant plagiat de Kripke. Son «L’identification». Nous suivrons là les indications
intérêt est de redonner le contexte d’une génération de lecture données dans la Conversation
toute entière tournée vers le franchissement de d’Arcachon. Dans La pensée sauvage, Lévi-Strauss
l’interdit posé sur la possibilité d’une logique critique les conceptions du nom propre qui le
modale qui tienne. Kripke en est arrivé à penser que, séparent du nom commun avec une essence séparée.
si quelque chose comme un nom pouvait fonctionner Si le nom propre est «hors sens» – selon l’expression
en logique modale, il fallait qu’il puisse échapper lacanienne –, c’est qu’il est conçu comme limite du
aux inconvénients de la théorie de la «description sens, de la signification : «Les noms propres
définie». À partir d’une définition des «noms» en représentent des quanta de signification au-dessous
logique modale, comme noms autorisant une desquels on ne fait plus rien que montrer». Comme
substitution dans les contextes possibles ou «à le dit J.-A. Miller dans la Conversation d’Arcachon,
travers tous les mondes possibles», Kripke en est «Lévi-Strauss a une thèse très forte qui dit que le
venu à proposer une théorie nouvelle sur ce qu’on nom propre fait partie du système de classification et
appelle un «nom» après Russell. Comme le dit que finalement c’est un nom d’espèce [et non
Stephen Neale 16, «Une des grandes contributions de d’individu]» 17.
Naming and Necessity est que les deux extrêmes Il n’y a, dans cette nomination, que des degrés
russelliens sont intenables : les noms ordinaires ne différents de classification, d’espèces à plusieurs ou
sont ni des descriptions définies, ni des noms à un seul individu, mais toujours d’espèces.
logiques proprement dit». Ils réfèrent sans pour La fausse évidence qui sépare les noms propres des
autant le faire par un acte de perception en dernière noms communs est liée à l’usage actuel des
instance. La théorie de la description définie type systèmes de parenté dans une société où la
«Socrate fut le maître de Platon» suppose en fait transmission du patrimoine est individualisée. En un
que, pour référer, il faut reformuler la phrase «il premier sens, l’effet-nom propre est lié au Code
n’existe qu’une chose et une seule qui soit civil. En un autre sens, c’est un effet du familialisme
exactement la description que l’on donne». Les seuls délirant. Un nom propre est un nom qui
noms authentiques pour Russell, les «noms propres «individualise», qui ne vient «référer» qu’en tant
logiques» proprement dit, ne sont que les «mots qu’il désigne qu’une individualité a été atteinte de
logiques» «ceci» ou «cela». Cette théorie implique façon satisfaisante. Cette satisfaction peut varier
toujours à un moment un «acte de perception selon les cultures mais, même si un nom paraît être
directe» en dernière instance. une description définie du type «taureau assis», il ne
À l’opposé de cette théorie, faire des noms un vient nommer de façon nécessaire qu’un seul
opérateur de référence authentique (et non de individu de la société en question. La facticité du
description), en dehors des «noms propres système d’individuation apparaît dès que l’on touche
logiques», n’implique plus «l’acte de perception au statut juridique du nom, qui confirme bien que les
directe». Pour Neale, «Kripke suggéra que nos systèmes de parenté des sociétés complexes sont nos
usages de "Socrate" désignent [refer] Socrate parce systèmes juridiques.
qu’elles s’appuient sur une pratique authentifiée par Les noms, dans notre culture, sont pris dans un
une chaîne d’usages, culminant par un acte plus ou marché. Ils deviennent rares par suppression d’un
moins formel dans lequel Socrate est baptisé des noms lors du mariage. Le patronyme a des
"Socrate"». C’est ce qui fait que Kripke, conséquences funestes sur l’autre nom. Un projet de
contrairement à la logique positiviste, «souhaite que loi touche à la vieille prééminence du patronyme,
des propositions soient nécessaires, bien qu’elles ne d’une part au nom de la rareté introduite
soient pas déclarées telles par sa logique seulement artificiellement sur le marché des noms, d’autre part

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au nom de la parité. La parité est une excellente dans l’usage que nous avons de la langue, ont un
chose, mais elle n’est là que le voile transparent du usage sémantique particulier qui se marque à l’écrit
fait qu’il n’est maintenant nul besoin du patronyme par des lettres majuscules. Par exemple : la Grande
pour individuer. On peut faire ce que l’on veut car le Guerre ou la Terreur. Ce ne sont pas des noms
vrai nom de chacun est son numéro de «sécurité propres, ce sont des noms communs qui
sociale» – qui pourrait d’ailleurs être ainsi bien fonctionnent en tant que noms propres : «De telles
nommé «d’insécurité sociale», quand on se rappelle expressions se trouvent imprimées ou écrites
qu’il a été mis au point par l’administration française lorsqu’un membre d’une certaine classe
dans une période funeste pour être bien sûr d’événements ou de choses est d’un intérêt tout à fait
d’individuer chacun. primordial dans une certaine société» 20. Et Strawson
Du point de vue du marché, les noms sont devenus ne recule pas à désigner ces quasi-noms comme
rares aussi pour les entreprises car tous les noms symptômes d’une certaine société.
«descriptifs» sont déjà pris. La naissance des Ne reculons pas non plus à considérer, dans les
nouvelles technologies a multiplié les dot. coms et symptômes, nos quasi-noms. Ce sont les noms du
leur nom de domaine. Des cabinets de consultants malaise dans la civilisation, de nouvelles traductions
mettent au point des noms plus ou moins bizarres de la jouissance, échappant au sens, multiple. Pour le
pour les entreprises multinationales qui doivent, de philosophe, l’acte de faire référence témoigne de cet
façon pratique, traverser toutes les langues. Le grec intérêt. Dans l’expérience de la psychanalyse, le
et le latin, langues mortes, ont l’avantage de ne plus moment où un signifiant réfère, c’est le moment où
se parler et sont sollicités. Thomson CSF devient il y a virage de l’encaisse-jouissance à l’inconscient,
Thalès, British Post Office Group devient Consignia dont nous parle Lacan dans Radiophonie, inscription
PLC, ou encore Andersen Consulting devient de (S1, a).
Accenture. Un banquier résumait la situation de Il faut une marque, un trait par où se marque le
façon pragmatique. Alors que le nom de Diageo quasi-nom ou le symptôme. Ce peut être les
avait été très critiqué, les bénéfices de la société ont majuscules de la Grande Guerre, ce peut être aussi
satisfait tout le monde et donc le nom a été accepté. l’invention d’un caractère nouveau, l’accent
C’est exactement ce que Lévi-Strauss aurait appelé circonflexe dans le cas de Coûfontaine sur lequel
un principe d’individuation suffisant. Le nom Lacan a attiré notre attention. C’est l’inscription de
devient alors folklore. la dimension du symptôme dans la langue.
Dans La pensée sauvage, Lévi-Strauss dit : «Quand Lacan a qualifié la limite du nom propre en disant
les noms propres entrent en scène, les rideaux se que, dans les mondes possibles qui nous intéressent,
lèvent sur le dernier acte de la représentation les langues, il ne se traduit pas. Traduction se dit
logique, mais la longueur de la pièce et le nombre alors au sens de la description définie, car il faut des
d’actes sont des faits de civilisation et non de dictionnaires de traduction de noms propres à
langue» 18. Au fond, la classification s’arrête au l’occasion. Par exemple, Firenze se dit Florence en
dernier acte lorsque le public est content. Dirons- français et pour un Anglais cela ne va pas de soi de
nous que, sur la faille, tombe la barre de la savoir à quoi ce nom de Florence réfère, puisque
castration, de la satisfaction limite ? Firenze ne se traduit pas. C’est un sous-produit de
Un autre critique de la théorie de Russell, Strawson, l’histoire des rapports entre le français et l’italien et
notait à la façon de Lévi-Strauss : «Notre choix des du fait que les Médicis aient donné deux reines à la
noms est partiellement arbitraire et pour une autre France.
part, il dépend de l’observance de règles sociales et La dimension du langage mise au jour par la
légales. Il serait parfaitement possible de concevoir nomination, une fois découverte par l’usage du nom
un système de noms complets, fondé, par exemple, propre, s’avère contaminer les noms d’espèces, les
sur les dates de naissance [ce sont les numéros de noms de substance et une bonne partie des noms
SS] ou sur une classification très minutieuse de communs. La nomination fait apparaître un vide de
différences anatomiques et physiologiques [cf. Lévi- description, un trou dans la dimension du sens. Les
Strauss]. Cependant le succès d’un tel système serait noms font trou dans le sens et le brochent en même
entièrement subordonné à l’adéquation de temps. Ils viennent à indiquer le lieu de la jouissance
l’attribution des noms aux références multiples qui et de la défense du sujet contre elle.
en découleraient (…)» 19. Le réel critère par lequel Le nom propre est plutôt la faille entre deux noms, la
on pourra figer un système de nomination est un trace du sujet entre deux signifiants qui s’engouffre
critère d’usage. Strawson invente à cet endroit le dans la faille. La chaîne fictive s’élance dans ce que
concept de «quasi-noms». Ce sont des locutions qui, J.-A. Miller a isolé comme «quelque chose dans le

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nom propre qui appelle toujours un complément» 21. Je suis Poordjeli, je suis celui qui se fascine pour la
On peut le noter a, S2, selon le versant où l’on se corne de la licorne qui n’est pas à sa place, dont je
tient. Dans la philosophie, Russell et son acte de reste idolâtre. Dans la passe, en traversant ce
désignation, ou Kripke et la chaîne des nominations, fantasme, j’aurais atteint le nom de mon sinthome,
sont autant de façons d’apercevoir ce que Lacan j’aurais pu en tirer ses conséquences. Mais cela n’a
énonce : «Depuis toujours, ça a été une invention qui qu’un temps. La répétition m’entraîne. Mon nom
s’est diffusée à mesure de l’histoire, qu’il y ait deux n’est pas Poordjeli ou Taureau assis ou Danse avec
noms qui lui soient propres à ce sujet» 22. [Deux les loups. Il n’est pas non plus «personne»,
noms propres, comme le fait que pour un homme il y Capitaine Nemo ou pas… Je ne suis pas «non
ait deux femmes]. identifié». Mon nom est Encore ou fuis-sens, dans la
Retrouvons notre fil. La dimension de la référence mesure où je poursuis la conversation avec le
ne cesse de se déplacer le long de la suite des noms partenaire-symptôme, celui que je n’atteins qu’avec
notée (1 ou 1 + a), laquelle suite ouvre ainsi le la pulsion partielle alors que je le vise par le
ratage de la référence. J.-A. Miller a décrit ce point signifiant que je lui adresse. Psychanalysants,
comme une opération topologique : la chaîne du psychanalystes, sujets divisés, malheureux que nous
nom propre rentre dans le trou qui s’est ouvert. sommes tous, encore un effort dans le débrouillage
«C’est un paradoxe : combler avec un trou». du nœud.
Joyce avait fait dans la langue anglaise des trous
1. Lacan J., «Fonction et champ de la parole et du langage», Écrits, Paris,
suffisants pour y engouffrer toutes les autres Seuil, 1966, p. 322.
langues, celles d’Etienne (Stephen), premier martyr 2. Lacan, «Position de l’inconscient», Écrits, Paris, Seui1, 1966, p. 842.
3. Ibid., p. 834.
chrétien, et celle de Daedalus (Dédale), premier 4. Ibid., p. 829.
martyr du paganisme. Il en a tant fait qu’en un sens 5. Miller J.-A., «Extimité», L'orientation lacanienne, Cours d u
d é p a r t e m e n t d e psychanalyse, Université de Paris 1/111,1985-1986,
toute la langue est devenue symptomatifiée, hors inédit.
sens, en exclusion interne. 6. Cf. Charraud N., « Compte rendu du Groupe Psychanalyse et
mathématiques », Courrier du Champ freudien, septembre 2000, qui commente
Le fait que le nom propre «appelle toujours un dans une perspective différente les références de Lacan au nombre d'or.
complément» indique la place de la répétition. Le 7. Jay Gould S., «Genetic Good News : Complexity and Accidents», New York
Times reprinted in the International Herald Tribune, 20 février 2001.
nom aura nommé, la chose reste soumise aux 8. Lacan J., «Joyce le sinthome», Ornicar ? n°6, leçon du 18 novembre 1975,
conséquences à venir. Le nom propre aussi, plus p. 5.
9. Gottlieb A., Socrate, Paris, Seuil, coll. Points, mars 2000, p. 21.
purement qu’un autre, dépend de la chaîne de 10. Strauss L., Le discours socratique de Xénophon suivi de Le Socrate de
pratique qu’il instaure et inaugure. Xénophon, Combas, Éditions de l’éclat, 1992, p. 182.
11. Lacan J., «Le Sinthome», op. cit.
Une analyse peut être décrite en tenues de 12. Laerce D., Vies et doctrines des philosophes illustres, Paris, Le Livre de
«représentation logique où la longueur de la pièce et Poche, Librairie Générale Française, 1999, pp. 241-242.
13. Strauss L., Le discours socratique de Xénophon, op. cit., p. 186.
le nombre d’actes dépendent de la satisfaction 14. Lacan J., «Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des
finale». On peut la décrire en termes d’histoires Écrits», Scilicet n°5, Paris, Seuil, 1975, pp. 11-17.
15. Humphreys P.-W., Fetzer J.-H., The New Theory of Reference: Kripke
successives comme l’a fait J.-A. Miller, ou en termes Marcus ans its origins, Paul W. Humphreys and James H. Fetzer, editors, 2000.
de noms. Ces actes de représentation logique 16. Neale S., «No plagiarism here», TLS, 9 février 2001, pp. 12-13.
17. Miller J.-A., La Conversation d’Arcachon, Paris, Agalma, Seuil, 1997.
ouvrent à la suite de la résonance le long de la droite 18. Lévi-Strauss C., La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 258.
infinie. 19. Strawson P-F., On referring, d’abord publié dans Mind (1950), republié in
Oxford readings in philosophy, Meaning and Reference, edited by A. W.
En ce sens, un point de capiton doit lui aussi être Moore, Oxford University Press, 1993, p. 76. Traduction française in Études de
marqué du temps. Non pas le temps logique que Logique et de linguistique, Seui1, 1977.
20. Ibid., p. 35.
nous connaissons mais le temps d’une autre 21. Miller J.-A., Séminaire de Barcelone, «Joyce avec Lacan», La Cause
topologie, celle qui se lie au «bouchage du trou par freudienne n°38, Paris, Seuil, 1998, p. 10.
22. Lacan J., «Joyce le sinthome», Omicar ? n°8, séance du 10 février
le trou» : la droite infinie qu’est un trou résonne à 1976,Paris, Seuil, 1976, p. 13.
travers les bords du trou du corps. Un point de
capiton ne tient que pour un certain temps. Alors on
pourra dire que l’expérience de l’analyse révèle
successivement plusieurs noms. D’abord le nom de
symptôme, puis le nom de fantasme, puis le nom qui
s’atteint dans la passe ou nom de sinthome ; puis la
recherche de la conséquence du nom se poursuit.
Elle ne cesse. La structure logique de chacun de ces
noms est distincte. La logique du symptôme n’est
pas celle du fantasme, qui n’est pas celle du
sinthome.

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L’EXPÉRIENCE DE LA PASSE
«Le savoir qui ne se livre qu’à la méprise du sujet, poursuivre notre réflexion, ouvrons une parenthèse
quel peut bien être le sujet à le savoir avant ?» pour noter que la volonté, à la différence du désir,
n’est pas un concept analytique – lequel en revanche
trouve très tôt dans l’œuvre de Freud son statut et sa
Vouloir ce qu’on désire place topique en rapport avec l’inconscient. En effet,
Esthéla Solano-Suarez la volonté est une notion issue du domaine de la
philosophie, et plus particulièrement de la morale
antique.
Il n’est pas nécessaire d’insister sur les incidences de
l’expérience analytique à l’égard du désir. En Culture de la volonté
revanche, notre réflexion ne s’est pas suffisamment
portée sur les incidences de l’expérience d’une Dans le champ de la morale antique, la volonté se
analyse à l’égard de la volonté, dans son rapport au trouve corrélée à l’idéal de sagesse. Les pionniers de
désir. Cette question, issue de ma propre expérience cette perspective furent les Stoïciens, lesquels
d’analysante, a trouvé des échos le 12 janvier 2000 avaient une «culture de la volonté, au point de viser
lorsque Jacques-Alain Miller 1 porta son attention une identification du sujet à sa volonté, ce qui laisse
sur les rapports du désir et de la volonté, ouvrant même soupçonner chez eux une jouissance de la
ainsi une voie vers de nouvelles perspectives. Notre volonté» 5. Ainsi le sage, par l’exercice de sa
travail répond dès lors à son invite de creuser volonté, ne connaît pas la douleur. Il est riche parce
davantage le sillon ouvert. qu’il sait, il est libre même sous les chaînes. Tel
Prenons comme point de départ l’indication de Latéranus, donné en exemple par Epictète dans ses
Jacques Lacan dans son écrit «Remarque sur le Entretiens :
rapport de Daniel Lagache», selon laquelle, au terme «Souviens-toi du courage de Latéranus. Néron lui
de l’analyse qui amène le sujet au-delà de l’Idéal, ayant envoyé son affranchi, Epaphrodite, pour
«c’est comme objet a du désir, comme ce qu’il a été l’interroger sur la conspiration où il était entré, il
pour l’Autre dans son érection de vivant, comme le répondit : – Quand j’aurai quelque chose à dire, je le
wanted ou l’unwanted de sa venue au monde, que le dirai à ton maître.
sujet est appelé à renaître pour savoir s’il veut ce − Tu seras traîné en prison.
qu’il désire…» 2. − Mais faut-il que j’y sois traîné en fondant en
Ce dit de Lacan nous amène à considérer qu’il y a un larmes?
lien nouveau entre la volonté et le désir – en termes − Tu seras envoyé en exil !
d’accord et non pas de disjonction – susceptible − Qu’est-ce qui empêche que je n’y aille gaiement,
d’être interrogé à partir de la fin de l’analyse telle plein d’espérance et content de mon sort?
qu’il la conçoit dès lors. Néanmoins, cette indication - Tu seras condamné à mort.
de Lacan fait valoir que ce lien nouveau entre la
− Mais faut-il que je meure en murmurant et en
volonté et le désir suppose un changement du statut
gémissant?
du sujet. En effet, le trajet d’une analyse devrait
- Dis-moi ton secret.
permettre au sujet de dégager sa condition d’objet
− Je ne le dirai point, car cela dépend de moi.
petit a dans le désir de l’Autre. Ceci est un préalable
nécessaire, pour qu’il ait la possibilité de répondre à − Qu’on le mette aux fers !
la question concernant la singularité de son être, − Que dis-tu mon ami, est-ce moi que tu menaces de
accédant par là «à ce point au-delà de la réduction» 3 mettre aux fers? Je t’en défie. Ce sont mes jambes
de l’universel de l’Idéal. Cette voie n’est autre que que tu y mettras, mais pas ma volonté. Zeus lui-
celle de l’impératif freudien : «Wo Es war, soll ich même ne peut la vaincre...» 6
werden», laquelle «commande une révision de On mesure ici «l’artifice des Stoïciens» 7 à l’égard
l’éthique» 4. de la volonté de jouissance, lui opposant le mépris
Ainsi, le point de départ que nous avons choisi chez comme réponse, accusant ainsi leur refus de
Lacan nous porte au cœur de l’éthique de la subjectiver la douleur, afin de parer à la division
psychanalyse, faisant venir au jour ce rapport subjective.
nouveau entre le désir et la volonté qui se profile à Cette position subjective nous confronte à l’exercice
l’horizon de l’expérience analytique. Avant de d’une volonté qui n’est pas sans évoquer les accents

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de la «destitution subjective» repérée par Lacan dans connaissance proprement dite de la fin : la volonté
Le guerrier appliqué 8. est «une certaine inclinaison qui procède d’un
Ainsi, la liberté des Stoïciens trouve son essence principe intérieur connaissant», à différence «de
dans la pensée. Pour cela, la sagesse stoïcienne l’appétit naturel» qui, lui, est «sans connaissance» 15.
repose sur la compréhension de l’implication des Pour cela, l’homme seul veut, car il a le principe de
événements entre eux, s’appuyant sur la logique. La l’orientation de son mouvement.
logique est le critère et la condition de la pensée La «volonté n’a d’autre fin que le bien […]. Le bien
juste. Le vrai et le bien trouvent leur consistance est ce que l’on désire […]. Or la volonté est un désir
dans la rationalité 9. Les jugements, quand ils sont raisonnable ; elle est donc le désir d’un bien connu
droits, font la volonté bonne. Celle-ci tire sa force de par la raison» 16.
l’acquiescement. Acquiescement à la nature, par où Nous constatons qu’il y a un rapport étroit entre la
on peut adhérer au bien qui est le vrai, qui est la vie, volonté et la raison, au point qu’elles sont
qui est l’utile, puisqu’en accord avec la vie. En indissociables, quoique différenciées : «Il y a donc
conséquence, le sage «accepte avec réflexion les inclusion réciproque et, par là-même, motion
événements qui résultent du destin ; […] s’il sait que réciproque de l’entendement et de la volonté. Une
le destin le veut mutilé ou pauvre, il accepte cette chose peut en mouvoir une autre parce qu’elle en
mutilation ou cette pauvreté. «Non paréo Deo sed constitue la fin» 17.
assentior», dit Sénèque (Lettre 97) ; je n’obéis pas à De ce fait, «l’ignorance engendre l’involontaire par
Dieu, j’adhère à ce qu’il a décidé» 10. Acquiescer, la raison même qu’elle exclue la connaissance,
c’est accepter la volonté de Dieu. [laquelle] doit précéder un acte pour qu’il soit
On trouve ici le deuxième volet de la volonté volontaire» 18. Nous esquissons ici un rappel, peut-
inaliénable des Stoïciens, reposant sur être trop hâtif, de la conceptualisation de la volonté
l’acquiescement à la volonté de Dieu : d’après Saint Thomas, mais nous avons voulu mettre
«N’agissons pas d’une façon déraisonnable, avec l’accent sur le rapport éminent qui prévaut chez lui
lâcheté […] car cela […] Dieu ne le veut pas : il a entre le savoir et la volonté, au point de faire de la
besoin d’un monde comme le nôtre […]. Mais s’il volonté une passion épistémique. En conséquence, la
donne le signal de la retraite, comme à Socrate, il volonté et l’acte volontaire, fondateur du libre
faut obéir à celui qui donne le signal, comme à son arbitre, ne sont concevables qu’en tant que
général» 11. Tel l’exemple de Socrate cité par conséquences de l’articulation signifiante, fondatrice
Epictète qui, condamné à mort, s’écria : «Si cela du savoir. Le règne de la volonté est réservé
plaît à Dieu, qu’il en soit fait ainsi» 12… seulement aux êtres qui habitent le langage.
On peut dès lors constater que le principe de la
volonté, dans la morale stoïcienne, comporte Volonté de jouissance
l’accomplissement de la liberté de la conscience de
soi 13, fondée d’une part sur la rationalité, et d’autre Mais on sait bien que la volonté n’est pas seulement
part sur l’acceptation de la volonté de l’Autre : «Que appétence du Souverain Bien, la volonté n’est pas
ta volonté soit faite !». Ce principe traversera les seulement adhésion au bien en général et «à la fin
siècles, pour s’incarner plus tard dans la morale dernière, qui est la béatitude» 19.
issue du christianisme. Freud, avec son Malaise dans la Civilisation,
On trouve esquissé dans cette position ce que Lacan démontre l’existence d’un domaine où la volonté se
appelle la voie du courage, dès lors qu’il s’agit «de met au service du mal. Il éclaire ainsi cette zone
s’affronter à cet Autre», afin «d’éprouver non pas sa d’ombre, par où la volonté qui habite les actes
demande, mais sa volonté» 14. Cependant la voie de humains s’avère aussi être une volonté de
l’analyse diverge radicalement de celle des jouissance. Lacan signale, d’ailleurs, que Sade est ici
Stoïciens, dans la mesure où elle ne conduit pas le le pas inaugural d’une subversion, dont Kant est le
sujet à momifier le désir dans l’accomplissement de point tournant. Cette rupture s’opère avant Freud, et
la position ataraxique. «doit cheminer cent ans dans les profondeurs du
goût, pour que la voie de Freud soit praticable» 20.
Volonté, acte et savoir On conçoit dès lors qu’il n’est pas possible
d’aborder la problématique de la volonté sans
Nous sommes revenus avec plaisir vers la source convoquer l’éthique de la psychanalyse, telle que
philosophique de la Théologie morale chrétienne, Lacan en a tracé les coordonnées fondamentales
Saint Thomas. Selon sa conception, la volonté est dans son enseignement 21, suivant la voie ouverte par
fonction de la connaissance car, suivant Aristote, la Freud. Si l’éthique des Biens est une éthique qui met
volonté est corrélée à la science, c’est-à-dire à la au centre de l’acte le rapport du sujet au principe de

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plaisir, de l’homéostase, la psychanalyse est venue la nécessité fatale de ce désir [de la mère] que rien
révéler l’existence et l’action d’un au-delà du ne retient», signale Lacan 27. Le commentaire de
principe du plaisir, qui s’accomplissent dans le Lacan, à propos de la position d’Hamlet, nous
rapport du sujet à sa jouissance. procure un bel exemple de ravage causé par le désir
de la mère, chez un homme. De ce fait, le désir
Le désir de l’Autre d’Hamlet subit une «abolition», une «destruction», à
cause de la rencontre avec le désir de «l’Autre réel,
Le névrosé arrive à l’analyse se plaignant de ses de la Mère», avant d’ajouter que le désir de la mère,
difficultés concernant le désir. Ce qu’il voudrait ici, «est moins désir que gloutonnerie, voire
faire, il ne le peut pas ; ce qu’il désire, il ne le sait engloutissement» 28.
pas ; ce qu’il souhaite, il ne l’accomplit pas ; ce qu’il On peut trouver à ce propos la trace du «piétinement
entreprend, il ne le poursuit pas. Il voudrait bien y d’éléphant du caprice de l’Autre» 29, qui caractérise
parvenir, mais ce qu’il désire ne se trouve pas en «la volonté sans loi» propre au registre du caprice
accord avec sa volonté. Il y a embrouille entre désir qui régit le désir de la mère 30. Dans la tragédie
et volonté. d’Hamlet, tragédie du désir, la volonté féminine de
Comme Lacan le note, «ce qu’il désire se présente à la mère s’exprime comme volonté de jouissance,
lui comme ce qu’il ne veut pas, forme assumée de la dont le principe de l’action n’est autre qu’un «parce
dénégation où s’insère singulièrement la que je le veux !» 31, allant jusqu’à «l’irrémédiable,
méconnaissance de lui-même ignorée, par quoi il absolue, insondable, trahison de l’amour» 32,
transfère la permanence de son désir à un moi s’inscrivant contre le devoir qui fonde l’ordre du
pourtant évidemment intermittent, et inversement se monde.
protège de son désir en lui attribuant ces Cependant, s’il y a impasse entre désir et volonté,
intermittences mêmes» 22. elle est de structure, car «le désir de l’homme est le
Lacan dessine un portrait du névrosé et de son désir de l’Autre, où le de donne la détermination dite
rapport compliqué au désir dans l’étude qu’il par les grammairiens subjective, à savoir que c’est
consacre à Hamlet 23, au cours de sept leçons de son en tant qu’Autre qu’il désire» 33.
Séminaire, en 1959. Lacan nous donne, dans son graphe du désir, la
Hamlet, dit Lacan, est celui qui ne sait pas ce qu’il vectorialisation du désir du sujet. La question de son
veut. Hamlet lui-même s’en plaint : «J’en reste désir, «qu’est-ce que je veux ?», ne peut être abordée
toujours à dire, c’est la chose qui est à faire». par le sujet qu’à travers la question du désir de
«Pourquoi Hamlet n’agit-il pas ? Pourquoi ce feel, l’Autre, en fonction de l’extimité du désir. C’est
cette volonté, ce désir, paraît-il en lui suspendu ?» comme «question de l’Autre» énoncée à travers un
demande Lacan. Et il répond que le problème, pour «Che vuoi ? que veux-tu ?» 34 – que revient au sujet
Hamlet, consiste en ceci : «il ne peut pas vouloir» 24. la réponse concernant son désir. Dans ce lieu de
Ce qui met Hamlet dans un rapport problématique à l’Autre vers lequel «le sujet s’avance avec sa
l’acte, c’est un désir qui n’est pas son propre désir. question, ce qu’il vise au dernier terme, c’est l’heure
C’est le désir de sa mère. Hamlet «rend les armes de la rencontre avec lui-même, avec son vouloir» 35.
devant ce désir qui lui paraît inéluctable, ne pouvoir Lacan indique aussi que le discours élémentaire de
être soulevé» 25. Le désir d’Hamlet se trouve écrasé la demande soumet le besoin du sujet au
par le désir de sa mère. consentement, au caprice, à l’arbitraire de l’Autre. Il
Quel est donc le désir de cette mère ? Il faut dire s’agit pour le sujet de trouver, dans le discours qui le
qu’il s’agit du désir de la mère d’Hamlet, en tant que modèle, sa propre volonté. Sa propre volonté, c’est
femme, et cela concerne plus particulièrement la d’abord cette chose problématique, à savoir «ce qu’il
façon dont elle se tient après la mort de son mari. désire vraiment» 36. L’interrogation du sujet sur ce
Hamlet dit à ce propos – ce que souligne Lacan – qu’il veut est celle qui dessine le crochet interrogatif
que «le repas des funérailles sert le lendemain aux du graphe.
noces – Économie, économie ! » 26. À peine son mari Cet x du désir suit le circuit inconscient du désir,
vient-il de mourir qu’elle a tout de suite un autre dans l’au-delà du lieu de l’Autre. Ce circuit qui
homme dans son lit, et pas n’importe lequel. dessine le graphe de Lacan, commence au deuxième
Lacan évoque, à ce propos, le dialogue d’Hamlet étage du graphe, en haut à gauche, au point marqué
avec sa mère comme étant un moment de paroxysme par la lettre J où s’inscrit la jouissance, passe ensuite
dans la pièce : «Ne détruis pas la beauté, l’ordre du au niveau du message inconscient S(A), pour aller
monde, ne confonds pas Hypérion même [son père] vers le code inconscient S ◊ D, où Lacan inscrit la
avec l’être le plus abject». Mais il se produit chez pulsion comme trésor
Hamlet ce mouvement de retombée du désir «devant

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des signifiants, puis revient vers le désir, et de là va version de la part impossible de la jouissance de la
vers le fantasme. S ◊ a Cette voie est une voie de mère, traitée par le semblant phallique. En ce sens,
retour par rapport à l’inconscient, et sur cette ligne le fantasme donne une version de la jouissance de la
de retour, le désir a un rapport au fantasme, rapport mère en tant que jouissance féminine répondant au
qui est homologue au rapport du moi avec l’image. principe de l’illimité, échappant à la métaphorisation
On peut alors s’apercevoir que le circuit inconscient du père, dans le cadre délimité par le semblant
du désir prend son départ du vecteur supérieur, celui phallique. À cet égard, le fantasme ment, car il
que J.-A. Miller nous a appris à reconnaître comme donne une version œdipienne de la jouissance
la ligne où se déploie l’intention de satisfaction en féminine, accordée à la limite de la fonction
tant que volonté de jouissance, où se réalise «ce qui phallique, et de l’objet petit a comme semblant.
veut jouir», en opposition au premier étage du Cette version est solidaire du principe du plaisir.
graphe, celui de l’intention de signification, où Par le fantasme, le sujet se soutient comme désirant ;
s’accomplit «ce qui veut dire». mais au même temps le fantasme, qui est une
Tiraillé entre signification et jouissance, le sujet peut défense, donne au désir son caractère de désir en
trouver à résoudre l’équation du désir, «s’il se met, éclipse, voire de désir vacillant. C’est là que prend
grâce au savoir-faire d’un partenaire du nom de racine son caractère d’insatisfaction ou
psychanalyste, à la reprendre, [...] dans le sens d’un : d’impossibilité, selon qu’il se décline sur le versant
Que me veut-il ?» 37. de l’hystérie ou sur celui de l’obsession.

L’impératif de jouissance

Le fantasme est corrélatif de l’impératif de


jouissance, dans la mesure où il conjoint désir et
culpabilité. Le fantasme est donc un agent de
l’injonction surmoïque : «Jouis !». Mais l’impératif
de jouissance ne se contente pas des limites posées
par le fantasme, car l’impératif comporte l’illimité,
dans la mesure où il répond au principe qui exige
«encore, et encore plus». Par l’impératif de
jouissance, la part non symbolisée de la jouissance
de l’Autre, la part pas-toute phallique de la mère en
tant que femme, cette part qui échappe à la
métaphore œdipienne et au fantasme comme
cicatrice, fait retour sous les espèces de l’injonction.
Celle-ci caractérise la gourmandise du surmoi.
Tandis que le fantasme répond chez les hommes et
les femmes au principe de la jouissance corrélée à la
logique de l’Un-Tout, propre à la logique œdipienne
et à la sexuation masculine, le surmoi en revanche
est corrélé à la logique du Pas-Tout, où s’inscrit la
Désir et défense logique de l’au-delà de l’Œdipe et de la féminité. En
effet, Lacan introduit le surmoi comme impératif de
Dans cette voie, le sujet trouvera à se confronter aux jouissance dans le séminaire Encore 39, et prête au
embrouilles de son désir. Ces embrouilles sont surmoi une voix de femme dans L’étourdit 40. Il est
corrélées à la fonction même du désir, qui est celle légitime de considérer les affinités entre la
de la défense, «défense d’outrepasser une limite jouissance féminine et la logique de la fonction du
dans la jouissance» 38. Le fantasme chez le névrosé surmoi, à partir du principe du «sans limites» qui les
peut être placé comme un point de capiton de la caractérise. Rappelons ici la maxime sadienne du
défense, nouant les registres du Réel, du Symbolique droit à la jouissance, laquelle s’exerce «sans
et de l’Imaginaire. qu’aucune limite m’arrête dans le caprice des
En conséquence, le fantasme conjoint une version de exactions que j’aie le goût d’y assouvir» 41. Freud
la jouissance de l’Autre, en tant que volonté de nous a enseigné, par rapport à l’impératif du surmoi,
jouissance, dans les limites qui sont celles du que plus on est sage, plus on en pâtit. À cet égard, la
principe du plaisir. Ce que les témoignages de passe voie d’un juste rapport avec la jouissance ne passe
nous apprennent, c’est que le fantasme articule une pas par l’assujettissement à la limite fixée par le

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semblant du père. Plus on se met à servir le père, seulement, la volonté peut se trouver débarrassée de
plus on est poussé vers le pire. Comme la clinique de la défense, pour s’accomplir comme désir décidé 44.
la névrose le démontre, plus on va dans le sens de Un désir décidé est un désir qui, une fois débarrassé
l’interdiction, s’accordant à une volonté qui met de de l’embrouille, «passe à l’acte» comme «désir qui
l’ordre – l’ordre de la loi dans l’illimité capricieux veut», comme «désir qui devient volonté». 45 La
de l’impératif de jouissance – plus on est assiégé par volonté, comme désir décidé, est le solde d’une
la férocité de l’impératif. position subjective nouvelle qui se fait jour à la fin
de l’analyse. C’est ainsi que l’on peut entendre ce
Symptôme et pulsion que Lacan appelle «un désir inédit» 46.

Il faut tenir compte ici du réel de la pulsion. Une Le désir de l’analyste


volonté de satisfaction s’exprime au niveau du réel
pulsionnel, dont le symptôme est le résultat, en Cette position est celle de l’analyste en tant que
terme de compromis entre défense et satisfaction. «désirant pur» 47, soutenant la place de la cause du
Freud s’est interrogé jusqu’à la fin de sa vie sur ce désir pour l’analysant, ce qui suppose d’être au-delà
que l’on peut espérer d’une analyse concernant la de l’angoisse suscitée par le désir de l’Autre, de
pulsion. En effet, dans son texte «L’analyse avec fin l’inhibition comme défense devant le désir de
et l’analyse sans fin», Freud se demande si l’on peut l’Autre, et de l’appétit d’être désirable, comme désir
dompter définitivement la revendication pulsionnelle d’être le phallus.
par l’analyse 42. Il répond qu’on ne peut y arriver L’embarras de l’acte chez l’analyste se produit
que partiellement. C’est-à-dire qu’il y aurait la lorsque l’angoisse du désir de l’Autre le déloge de sa
possibilité d’un accord, limité, entre la pulsion et le place, ou bien lorsque l’inhibition le mène à vouloir
moi, qui rendrait caduque la défense du sujet ; mais comprendre, c’est-à-dire à être prisonnier du sens de
sans que cela comporte la réduction définitive de ce l’Autre, ou encore lorsque son narcissisme lui joue
qui, au niveau de la revendication pulsionnelle, le mauvais tour de vouloir être désirable.
répond au principe de l’illimité. Ce nouveau rapport au désir, qui caractérise le désir
Pour avancer sur cette question, prenons appui sur de l’analyste, comporte que le désir «ne soit pas
les formules trouvées par Lacan dans son dernier soutenu tout à fait à la petite semaine» 48. Libéré de
enseignement. En conséquence, admettons que ses intermittences, ce nouveau désir est un désir qui
l’analyse défait le nœud d’équivoques par où le se rend homologue au caprice de la pulsion. En cela
symptôme accomplit un sens-joui 43. Par la voie du le désir de l’analyste est une volonté, une volonté
Witz, l’analyse rend caduque la réponse du sujet qui ne connaît d’autre loi que celle qui s’accomplit
comme réponse du réel qui, à l’appui du cristal de la dans l’opération analytique par le caprice du Witz.
lalangue, condense une version de la jouissance. Les Le Witz joue capricieusement de l’équivoque entre le
sèmes de la lalangue cristallisent pour chaque sujet son et le sens pour ouvrir vers un sens nouveau,
une version de jouissance, qui s’inscrit à la place du inédit, hors code, hors norme, en dehors de la loi, de
réel, lequel ne cesse pas de ne pas s’écrire. la convention, du bon sens. Le Witz opère en
À cet égard la jouissance pulsionnelle, d’un côté est fonction de son caprice, jouant avec les mots et,
branchée aux sèmes, à la sémantique langagière, et à comme Humpty Dumpty, il le décide ainsi «parce
ce titre participe du Symbolique et de l’Imaginaire, qu’il le veut».
mais de l’autre est jouissance de la vie, s’inscrivant à Disposer de l’acte comporte d’aller contre le sens,
l’intersection du Réel et de l’Imaginaire, et pour toucher au réel qui, pour Lacan, est
comportant ainsi l’impossible. En ce qui concerne la antinomique au sens. L’opération analytique rendrait
pulsion, nul n’est libéré jusqu’à la fin de ses jours de ses armes devant l’impuissance, si le désir du sujet
la volonté capricieuse provenant du réel, en tant ne se faisait pas partenaire d’un désir qui est une
qu’impossible. volonté, laquelle s’exerce dès la place de semblant
Néanmoins on peut dire que la fin de l’analyse que tient l’analyste. Le désir de l’analyste
comporte comme limite, la rencontre de l’illimité où s’accomplit dans le sens d’une volonté – volonté de
s’inscrit le Réel comme impossible. L’expérience mener encore, et encore plus loin, le travail de
d’une analyse consiste à ce qu’on sache pourquoi on l’analysant.
est empêtré. On est empêtré à cause du réel, c’est de La formation de l’analyste, à mon sens, comporterait
là que provient notre embrouille. Mais qu’on le cette visée fondamentale, susceptible d’être vérifiée
sache veut dire qu’on a pu cerner le nœud du sujet, dans la passe : que l’expérience d’une analyse
en tant que nœud du sinthome. À cette condition amène le sujet à une position où le désir se trouve
débarrassé de son propre embarras, jusqu’au point

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où le désir vire à la volonté pour se réaliser comme voulut lâcher prise, arrêter, partir. La volonté s’y
un désir qui veut ce qu’il désire, étant pour cela un opposa fermement. De son côté, le désir défaillant,
désir inédit. C’est le solde que l’on peut espérer se croyant volonté, décida que cette fois-ci, il ne se
d’une analyse. Mais pour parvenir à cette fin, il est laisserait pas intimider par ce ton péremptoire.
nécessaire que l’analysant dès le début de Maintenant, elle dirait : «Non monsieur, je ne viens
l’expérience rencontre, comme partenaire de sa plus, fini, terminé, basta !»
demande, un désir décidé. Mais la volonté se fit toute douce et, d’une voix de
Je vais me permettre d’introduire ici un bout de miel, une voix de velours, lui répondit : «Ma chère,
témoignage, petit, infiniment petit, comme une revenez demain, car je dois conduire votre analyse
cellule prélevée sur la structure d’une analyse où jusqu’au bout !»
l’on peut lire le tracé de son programme. Et alors la sotte compris, tout d’un coup, grâce à
Il s’agit d’un sujet qui avait quitté son pays, dans cette réponse, qu’elle n’exprimait pas sa volonté,
l’attente de faire une analyse qui la mènerait jusqu’à mais seulement sa lâcheté de ne pas vouloir ce
la passe. L’analyse qu’elle avait faite auparavant qu’elle désirait, puisqu’elle était venue demander à
dans son pays l’avait conduite vers un point cet analyste une analyse qui la conduise jusqu’à la
d’impasse. Elle voulait aller plus loin car elle passe !
souffrait toujours de son symptôme et, par ailleurs, Il fallait en conséquence prendre acte de la lâcheté
elle voulait occuper légitimement la place de son désir et acquiescer à la volonté, afin de suivre
d’analyste. à Elle va frapper la porte de celui qu’elle la voie sans retour – vouloir ce qu’elle désirait.
estimait capable de la conduire là où elle voulait
1. Miller J.-A., L’orientation lacanienne, «Les us du laps» (1999-2000), inédit.
aller : au-delà de son embrouille. Enseignement prononcé dans le cadre du Département de Psychanalyse de
D’abord elle se présente, poussée par l’urgence, sans Paris VIII, leçon du 12 janvier 2000.
3. Lacan J., «Remarque sur le rapport de Daniel Lagache», Écrits, Paris, Seuil,
rendez-vous. La secrétaire lui explique qu’il faut 1966, p. 682.
demander un rendez-vous par téléphone. Elle 5. Ibid.
6. Ibid., p. 683.
téléphone. On lui répond qu’elle doit appeler 5. Miller J.-A., loc. cit.
ultérieurement, car le Docteur est très occupé. Elle le 6. Épictète, Entretiens, 1, 4. Trad. J. Brun, Le Stoïcisme, PUF, pp. 108-109.
7. Lacan J., «Kant avec Sade», Écrits, op. cit., p. 771.
fait, au jour et à l’heure qu’on lui a indiqués. Mais, 8. Lacan J., «Discours prononcé par J. Lacan le 6 décembre 1967 à », Scilicet
cette fois non plus, il n’est pas possible de parler n°2/3, Paris, Seuil, 1970, p. 22.
9. Hegel G. W. F. (1807), La phénoménologie de l’Esprit, Tome I, Paris,
avec le Docteur, il faut rappeler. Chose qu’elle fera, Aubier-Montaigne, 1975, p. 171.
encore et encore, autant des fois qu’on le lui 10. Bréhier E., Histoire de la philosophie, vol. I, Paris, P. U. E, Quadrige,
1987, p. 289.
indiquera. 11. Epictète, Entretiens, L. I, chap. XXIX, Paris, les Belles Lettres, 1950, p. 94.
Elle appelle, et enfin, un jour, le Docteur est là, au 12. Ibid., Livre I, chap. XXIX, 16, p. 93.
13. Hegel G. W. F. (1807), op. cit.
bout du fil, qui lui dit : «-Vous voulez me voir ? 14. Lacan J., «Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient
-Oui, répond-elle, je veux vous voir. freudien», Écrits, op. cit., p. 826.
15. Gilson E., Saint Thomas Moraliste, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin,
-Et pourquoi voulez-vous me voir ? lui demande-t-il. 1974, pp. 69-70.
-Pour faire une analyse. 16. Saint Thomas, Sum. Théol., la Ilae, qu. 8, art. 1., cité par GILSON E., op.
cit., p. 75.
− C’est urgent ? 17. Gilson E., Le Thomisme, Introduction à la Philosophie de Saint Thomas
− Non, cela peut attendre. d’Aquin, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1965, p. 305.
18. Saint Thomas, Sum. Théol., Ia IIae, qu. 6, cité par Gilson E., Saint Thomas
- Venez tout de suite !» Moraliste, op. cit., p. 72.
Elle venait de faire la rencontre d’un désir décidé. 19. Gilson E., Le Thomisme…, op. cit., p. 303.
20. Lacan J., «Kant avec Sade», op. cit., p. 765.
Ce fut la leçon inaugurale du parcours qui allait 21. Nous renvoyons le lecteur à Lacan J., Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de
commencer. Ce parcours l’arracha à un mode de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, aussi bien qu’à l’écrit «Kant avec Sade»,
op. cit.
désirer, celui de la procrastination du désir, qui est 22. Lacan J., «Subversion du sujet…» op. cit., p. 815.
en soi une jouissance. Encore fallait-il poursuivre la 23. Lacan J., Le Séminaire, Livre VI, «Le désir et son interprétation» (1958-
59), Ornicar ? nos 24 (1981), 25 (1982) & 26/27 (1983), Paris, Lyse.
mise à l’épreuve de son désir dans la confrontation 24. Lacan J., Le Séminaire, Livre VI, «Le désir et son interprétation» (1958-59),
avec une volonté. Ornicar ? n°25, Paris, Lyse, 1982, leçon du 18 mars 1959, p. 19.
25. Ibid… p. 21.
Cette volonté ne la lâcha pas, la menant jusqu’au 26. Ibid., p. 23.
bout des hésitations et des intermittences du désir. 27. Ibid., leçon du 8 avril 1959, p. 33.
28. Ibid
Le parcours ne fut pas dépourvu de grands moments 29. Ibid., p. 23.
de défaillance, particulièrement chaque fois qu’il 30. Miller J.-A., loc. cit.
31. Ibid., Commentaire de la Satire VI de Juvénal.
était question de se confronter à ce terrifiant «encore 32. Lacan J., Le Séminaire Livre VI…, Ornicar ? n°25, op. cit., p. 31.
et encore» soutenu par la volonté, jusqu’aux limites 33. Lacan J., «Subversion du sujet…», op. cit., p. 814.
34 ; Ibid., p..815
du supportable. Mais un jour, n’en pouvant plus, ou 35. Lacan J., Le Séminaire, Livre VI…, Ornicar ? n°25, op. cit., p. 29.
croyant ne plus pouvoir soutenir l’épreuve, elle 36. Ibid., page 22.
37. Lacan J., «Subversion du sujet…», op. cit., p. 815.

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38. Ibid., p. 825. sein avec un bâton de rouge à lèvres, mais l’enfant
39. Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 10.
40. Lacan J., «L’étourdit», Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, qui, paraît-il, avait un vocabulaire très avancé pour
41. Lacan J., «Kant avec Sade», op. cit., pp. 768-769. son âge, s’était clairement fait entendre en
42. Freud S., «L’analyse avec fin et l’analyse sans fin», Résultats, idées,
problèmes, tome II, Paris, PUF., 1985, p. 240. ordonnant : «efface ça !».
43. Lacan J., «Télévision», Autres écrits, op. cit., p. 516. Alors, quelqu’un eut l’idée géniale de mettre sous le
44. Miller J.-A., loc. cit.
45. Ibid. soutien-gorge de la mère un singe en peluche. Au
46. Lacan J., «Note italienne», Autres écrits, op. cit., p. 309. moment où le petit suçoteur s’apprêtait à prendre sa
47. Lacan J., Le Séminaire, Livre VIII, Le transfert, Paris, Seuil, 1991, p. 428.
48. Ibid., p. 430. part de l’adorable sein maternel, il tomba sur la
peluche, et tout se passa comme si à la place du
La racine de la position de l’analyste singe il y avait un ressort, car l’enfant s’enfuit à
Hilario Cid Vivas toutes jambes, tournant le dos au sein de sa mère.
Mais le plus drôle pour la famille fut que le jeune
enfant, à partir de cet instant, n’a plus jamais
Au moment où dans le Champ freudien se pose la demandé à sucer le sein, ni exprimé aucune plainte,
question de la formation de l’analyste, isolons et ni même fait référence à l’incident en question.
considérons les deux «types» d’analystes que sont Pour être tout à fait juste avec la famille du petit
l’AE et l’AME – si on considère l’AE du côté de suçoteur, il faut considérer le contexte. Ce n’est pas
l’analyse et l’AME du côté de la pratique. Toute une scène se déroulant aujourd’hui aux États-Unis,
contribution à ce problème peut nous aider à éclairer où les droits de l’enfant et un juge décidé peuvent
ce que révèle cette problématique concernant, à mettre toute une famille en prison. Non. Cette
l’heure actuelle, la question du péril de l’absorption histoire eut lieu au tout début des années cinquante,
de la psychanalyse par la psychothérapie. dans l’Espagne franquiste.
Pour aborder ce thème, je vais prendre un sujet
commun aux AE et aux AME, le désir de l’analyste Le trauma et sa fiction
ou la position de l’analyste, car au fond il s’agit de la
même chose 1. L’analyste lacanien se définit comme Je vais appeler trauma l’événement en lui-même, et
analyste parce qu’il a le désir de l’analyste. C’est sa fiction toutes les histoires qui l’environnent.
avec cela qu’il opère dans sa pratique. Cette division simple tente de considérer deux
Pouvoir repérer, de quelque façon que ce soit, le versants : d’une part celui qui touche au réel, au sens
désir de l’analyste est donc essentiel pour la de la jouissance, et d’autre part, celui qui touche au
nomination d’un analyste comme AE ou AME. Mais semblant – j’entends par là le symbolique et
cela implique qu’une certaine transmission du désir l’imaginaire de l’histoire, c’est-à-dire l’élément
de l’analyste soit possible. Et si une certaine signifiant ainsi que l’élément signifié.
transmission du désir de l’analyste est possible, Mais pourquoi est-ce que j’emploie le mot trauma ?
qu’est-ce qui, de ce désir de l’analyste, peut être Premièrement, parce qu’on voit difficilement quel
transmis – et comment ? autre mot Freud aurait pu employer à propos de cette
scène.
Un événement infantile Deuxièmement, parce que c’est un événement qui
«laissera des traces dans la vie subséquente du
Je vais centrer ma démonstration sur un événement parlêtre» 2, définition simple et précise que donne J.-
de ma propre vie qui a sa logique propre, si on A. Miller du trauma.
considère que cet exposé a eu lieu pendant mon Prenons maintenant ce que j’ai nommé la fiction du
mandat d’AE. Cet événement n’est pas un souvenir- trauma. Ce que j’appelle la fiction du trauma peut
écran, mais un événement que le sujet connaît car il être aussi décomposé en deux parties. La première
a été maintes et maintes fois raconté au sein de sa comprend tout ce qui s’est passé dans ce que nous
famille. C’est un événement qui faisait joyeusement pouvons appeler l’histoire consciente du sujet. C’est
rire toute la famille, mais beaucoup moins le petit une histoire banale, celle d’un événement dont il n’y
acteur principal ! a aucune trace mnésique et qui, sans qu’on sache
L’enfant avait alors treize ou quatorze mois. Il très bien pourquoi, provoque un vague sentiment de
continuait encore à téter le lait de sa mère de temps malaise chez le sujet.
en temps. Le sevrage du petit était devenu le Pour avoir accès à la seconde partie, que nous
problème de toute la famille. La situation était appelons inconsciente ou mieux encore refoulée,
spécialement préoccupante pour la grand-mère tout un travail analytique a été nécessaire. Après ce
maternelle, qui voyait sa fille unique être dévorée travail, plusieurs traits de l’histoire affleurent au
par le petit monstre. On a eu l’idée de maquiller le premier plan. Ainsi le rire du père est apparu comme

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le son, la mélodie qui module vraiment la scène, face tombe à un moment donné, justement au moment où
à une mère qui y consent. l’analysant s’aperçoit que son rapport à l’Autre n’est
Le jeune enfant apparaît alors comme l’objet dont il pas uniquement un rapport de communication, ou un
est question. C’est lui qui est l’objet du rire, chose rapport de fiction. C’est le moment où l’analysant
encore plus spectaculaire quand on se souvient du s’aperçoit qu’il reçoit de l’Autre, non seulement son
prénom que ses parents lui avaient choisi. propre message, mais «sa propre jouissance sous la
Évidemment, cette histoire infantile a donné lieu à forme de la jouissance de l’Autre» 3.
bien des développements. Mais c’est grâce au travail C’est alors que se produit vraiment la chute de
analytique que nous pouvons, dans toute cette trame l’Autre. Mais il reste cependant le corps de l’Autre.
fictionnelle, isoler un noyau. Ce noyau peut être C’est le moment, comme le dit J.-A. Miller, «de ce
réduit à un enfant objet du rire du père, et je crois qui est l’intolérable majeur, c’est-à-dire, que le but
qu’il n’est pas difficile d’y voir des connotations interne de la pulsion, ne soit que la modification du
sadomasochistes. corps propre ressenti comme satisfaction» 4.
Le fantasme que l’enfant va construire, pour donner
une signification au mystère de sa jouissance, est Ce qui de la jouissance est écrit
modulé sur le noyau de cette histoire. Il n’est pas
difficile de donner à l’incident une signification de Comment peut-on arriver à ce point là ? J’ai déjà dit
«coup», et de construire un fantasme du type «On que, pour arriver jusque-là, il faut se délester du
bat un enfant». fantasme, et pouvoir délirer un peu. Mais il faut dire
Nous avons donc le fantasme fondamental construit qu’on ne peut arriver jusque-là, que parce que c’est
avec les débris de ce que j’appelle la fiction du écrit. C’est écrit avec une lettre.
trauma. Je peux même poser l’hypothèse qu’au C’est pour cette raison que tout ça n’est pas un
moins dans ce cas, le fantasme fondamental fait délire. Comme le rappelait J.-A. Miller dans son
partie de cette fiction du trauma. Mais revenons au cours «Cause et consentement», le délire est un
trauma proprement dit. Je désigne par-là l’impact de discours sans référent. Mais ici il y a un référent. La
l’événement sur la jouissance du petit sujet. lettre est le référent même. Oui, le trauma a laissé
Je dois avouer que, très peu de temps encore avant pour toujours un reste écrit chez le jeune enfant, et
de finir mon analyse, la possibilité d’aborder cet nous pouvons aussi appeler cette lettre objet petit a,
épisode infantile du point de vue de la jouissance, en suivant le Lacan de «Lituraterre» 5.
me semblait tout à fait délirante. C’est devenu Dans le cas qui nous occupe, nous pouvons même
possible après la traversée du fantasme. Peut-être le écrire cette lettre. C’est un V penché, qui représente
névrosé, délesté du fantasme fondamental, devient-il le regard, et la bouche ouverte, en même temps que
capable de délirer un peu. Moi, j’en ai profité pour l’initiale du nom maternel avec sa signification de
aller vers ce que j’appelle la scène du trauma. Et j’ai vie, de sexe féminin et de castration maternelle.
isolé ce qui n’apparaissait pas dans la version Bref, cette lettre fait littoral entre la jouissance et le
racontée par la famille. sens.
C’est un élément qui se réfère à la jouissance en C’est la lettre qui, moyennant le sens, permet de lire
question. On peut aisément comprendre que, dans ce la jouissance. Et ce sur quoi je mets l’accent, c’est
trauma, la jouissance orale était au premier plan. que le trauma écrit le réel et sa fiction, c’est-à-dire
Mais ce que j’ai cerné, principalement au travers de écrit la jouissance – soit le trauma proprement dit et
l’analyse du symptôme, c’est un autre élément, aussi les histoires construites autour. Pour autant, il ne
important que la jouissance orale. Il s’agit du regard faut pas mépriser ce que nous appelons la fiction ou
de l’Autre qui apparaît à ce moment-là. le semblant, car la fiction est la voie qui peut
Le regard vide du singe en peluche qui se déplace conduire à notre réel, au réel propre à la
vers le regard foudroyant de la grand-mère, qui sans psychanalyse.
doute se tenait derrière la mère. Entre un regard vide
et un regard haineux, le regard de la mère qui tombe, Deux hypothèses
avec l’objet oral perdu à jamais.
Je vais être plus radical dans cette affaire du trauma.
Comment appeler ce regard de l’Autre, tel qu’il
Le trauma au sens de Lacan, comme le rappelle J.-A.
apparaît ici, sinon la jouissance de l’Autre ? Le
Miller, au fond «c’est l’incidence de la langue sur
regard de l’Autre avec toutes les significations qu’on
l’être parlant», et c’est pour cela que «le noyau de
peut lui donner, et que je peux résumer comme la
l’événement traumatique, n’est pas rapportable à un
présence permanente de l’Autre ou, en empruntant
accident, ou ça l’est toujours» 6. Cela signifie qu’un
un terme ancien de Lacan, l’immixtion de l’Autre,
accident n’explique pas le tout de la structure, mais

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aussi que l’accident est un phénomène de la seconde condition, la rencontre avec un analyste qui
structure et qu’à travers lui, on peut avoir la chance rende possible la lecture de la lettre.
d’arriver au mécanisme de la structure elle-même.
L’hypothèse que je propose est celle-ci : si le trauma
est l’effet de la collision de lalangue sur le corps et 1. Lacan J., «Note italienne», Autres écrits, Seuil, Paris, 2001, p. 308.
sa jouissance, c’est-à-dire l’embrouille du langage et 2. Miller J.-A., L’orientation lacanienne, «L’expérience du réel dans la cure
analytique.», 1999-2000, inédit.
de la jouissance, il reste que des réactions 3. Lacan J., Le Séminaire, Livre min, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil,
subjectives différentes peuvent répondre à cette 1991, p. 74.
4. Miller J.-A., «L’expérience du réel dans la cure analytique», op. cit.
collision. En d’autres termes, nous pouvons 5. Lacan J., «Lituraterre», Autres écrits, op. cit., p. 16.
observer, par exemple, dans la pratique analytique 6. Miller J.-A., ibid.
7. Lacan J., Le Séminaire, Livre xi, Les quatre concepts fondamentaux de la
avec les enfants, que la réaction du petit parlêtre au psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 248.
trauma dépend, d’une part de l’accident concret que 8. Lacan J., «Note italienne», Autres écrits, op. cit., p. 308.
9. Lacan J., «Télévision», Autres écrits, op. cit., p. 520.
véhicule le trauma, et d’autre part de la position
subjective de l’enfant.
Cela me conduit à formuler une autre hypothèse. Ce Accommoder sur le sinthome
que nous appelons le désir de l’analyste, et que Alain Merlet
Lacan va désigner de différentes façons selon le
contexte, «désir de la différence absolue» 7, ou Avoir une juste appréhension de son sinthome exige
«désir de savoir» 8, a sa racine dans la position une relecture, voire même une modification de son
subjective que l’on obtient après le trauma. inconscient, eu égard à l’opacité du sexuel. Avant
Bien sûr, il faut maintenant nuancer tout cela. Je ne qu’il n’aborde cette question dans son dernier
crois pas que ce soit généralisable. Mais ce que je enseignement, Lacan, déjà dans les Séminaires XI et
propose c’est que le trauma est le modèle du rapport XII, partant de ce que le signifiant lui-même est
du langage à la jouissance, et la position de oblivium et censure primordiale, avait repéré chez
l’analyste est la position qui tient compte de cette Freud, en partant du symptôme de l’oubli du nom
problématique d’une façon très particulière. Signorelli, quelque chose qu’il qualifie de «point
aveugle». Pour Lacan, cet oubli était avant tout
Une conclusion causé par l’identification de Freud au Herr, cette
figure du maître à qui s’adresse celui que le sexe
À la suite de mon analyse, je suis arrivé à la trahit dans l’acte sexuel, et dans cette identification
conclusion que ma position subjective après le Freud perd quelque chose même de son désir.
trauma était la racine qui m’a permis de retourner Autrement dit, et c’est la question qui se pose, on
lire ce qui y était écrit. C’est une position subjective peut se demander si la conception freudienne de
où le réel et sa fiction vont ensemble. C’est une l’inconscient, eu égard au sexuel, n’est pas d’abord
position de dupe, où le sujet est dupe de la fiction. phobique. Ainsi fus-je amené à m’intéresser tout
Mais si nous nous rappelons que, selon Freud, aux particulièrement à la question de la défense, avant
environs de la cinquième année tout est décidé pour que ladite défense ne se trouve soudain ébranlée à la
le parlêtre, alors mon hypothèse n’est pas aussi fin d’une cure, d’une façon pour moi inoubliable.
radicale. Il faut faire attention. Je ne suis pas en train
de dire qu’à l’âge d’un an et demi, j’avais déjà le L’exposé du cas
désir de l’analyste. Pas du tout. Je dis qu’une
certaine position subjective où je consentais à être Alors que le sujet se trouvait encore une fois sur le
l’objet du rire de l’Autre, était peut-être la racine divan où il avait rapporté deux rêves inédits dans les
d’un autre consentement. Cependant, dans le séances précédentes, le tableau qui lui faisait face, et
premier consentement, il y avait une jouissance dont il avait fini par oublier la présence, s’imposa
masochiste. Pour la deuxième position, au contraire, soudain à sa vue comme un trou.
il faut que l’analyste soit sec de jouissance, comme Ce fut décisif et surprenant : en un éclair, il
le dit Lacan dans Télévision 9. Et c’est cela, entrevoyait la trajectoire de son analyse inaugurée,
précisément, la démonstration qu’une analyse peut longtemps auparavant, pour une histoire d’œil et de
toucher la jouissance – tout au moins la déplacer. Il regard. Rentré chez ses parents, au décours d’une
faut donc ajouter autre chose. Si, comme je le dis, garde de chirurgie éprouvante, il s’était soudain
une certaine position subjective de l’enfant après le trouvé confronté par surprise au regard d’une femme
trauma est nécessaire pour obtenir un psychanalyste, en deuil dans l’encadrement de la porte, alors qu’il
elle n’est pas pour autant suffisante. Il y faut une croyait ouvrir à son père. Angoissé, il crut pouvoir
se récupérer, pour ainsi dire, en se regardant dans

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une glace. Mais horreur, en lieu et place de ses yeux, enfant soudain séparé de sa mère quasi à l’agonie
deux trous le fixaient – soit ses pupilles dilatées après la naissance d’un frère appelé Pierre, une telle
comme l’étaient justement celles du blessé à la mort interrogation «Qu’est-ce qui est sous pierre ?» –
duquel il venait d’assister. avait un effet quasi-oraculaire. L’analysant en
Du même coup, sa propre existence se exploita la mine jusqu’à épuisement.
symptomatisait pour ainsi dire, et il n’eut de cesse de C’est alors qu’il fut désigné comme passeur. Cette
trouver quelqu’un capable d’entendre ce qu’un tel expérience ne contribua pas à lui ouvrir les yeux, les
bouleversement le poussait à dire. II était devenu passants se livrant à une sorte de concours du
brusquement agoraphobe. Un analyste de l’IPA signifiant devant un jury atone, hormis Lacan, qui un
donna asile à son symptôme qui perdit de sa jour finit par se lasser au point de quitter la salle sans
virulence. La cure révéla une névrose infantile prévenir.
associant phobie et culpabilité. La dissolution de l’École freudienne poussa son
Cette phobie portait sur ce qu’enfant il appelait «le analyste à vouloir enterrer prématurément Lacan et à
fantôme» dont il redoutait l’apparition la nuit. Le se conduire comme un maître, figure paternelle bien
jour, par contre, il ne craignait rien ni personne, connue de l’analysant. Tel un ex-voto, un rêve
exception faite d’une minuscule déchirure dans une acheva de le convaincre de partir : nichée dans un
tapisserie de sa chambre : sa vue lui en était mur, il voyait une statuette au-dessous de laquelle on
insupportable. L’agoraphobie cessa lorsque cette pouvait lire «Forrester Griffith», autrement dit,
phobie infantile fut connectée avec une parole de sa «faut rester gris fils» sous le pavé de l’Autre.
mère le mettant en garde, dès son plus jeune âge, Deux ans plus tard, il décida de parler d’un patient à
contre le péché mortel risquant de tacher son âme à un analyste débutant mais réputé logicien. Il
jamais s’il venait à mourir. s’agissait d’un contrôle bien particulier parce qu’il
Deux rêves angoissants marquèrent cette analyse, concernait quelqu’un de déjà mort, et il s’aperçut
mettant en scène deux face à face menaçants : l’un bien vite qu’il s’agissait de lui-même.
avec le père, l’autre avec un animal au regard Avec cet analyste, aussi présent que silencieux, la
implorant. Quoi qu’il en soit, l’analyste, considérant tâche était plus ardue. Épeler à nouveau ses
le sujet guéri de son symptôme, lui conseilla signifiants revenait à célébrer une messe de plus en
d’entamer une nouvelle cure chez un didacticien de l’honneur d’un Autre qui avait perdu de sa
renom à Paris. Il hésitait à suivre ce conseil, consistance. De cette cérémonie, l’analyste ne se fit
lorsqu’un événement imprévu le sortit de son pas le servant, et cette troisième analyse réalisa en
indécision. Alors qu’il écoutait la radio, une voix quelque sorte une mise en perce du «joui-sens»
soudain l’interpella : «Vraiment, à tout instant il se révélé par l’interprétation magistrale du deuxième
passe quelque chose aux Galeries Lafayette.» Cela analyste. Il n’empêche que son inconscient,
suffit à réveiller l’angoisse de celui qui croyait avoir incorrigible jouisseur, interprétait, ce que lui signifia
été guéri : la faille, littéralement, s’ouvrait à son analyste en interrompant le récit d’un énième
nouveau. rêve : «Croyez-vous en vos rêves ?»
Il s’adressa, cette fois, à un lacanien qui lui fit très L’assise du sujet supposé savoir se trouvait enfin
vite découvrir la primauté du signifiant. Une fois ébranlée. Sous pierre, finalement, il n’y avait rien à
revenu de la surprise causée par ce changement de voir, pas plus que sous les jupes des filles qui
registre, il retrouva bientôt son équilibre jusqu’à ce l’attiraient dans son enfance. L’inconscient
que, soudain, une interprétation le sidère et résonne changeait de statut, le S1 montrait sa face de
en lui de façon incompréhensible. semblant. Ce fut une salve de rêves ironiques et
Alors qu’il venait d’évoquer encore une fois le petit brefs.
rituel qui le poussait à soulever, chez ses parents, le Dans le premier rêve, il se disait face à une statue de
couvercle d’une soupière en porcelaine chinoise, il pierre qui bougeait : «je suis imité par les statues».
s’entendit interpeller par son analyste : «Qu’est-ce Dans le second, aucune image, mais seulement une
qui est sous Pierre ?» La dérive de l’association libre phrase énigmatique : «je suis interprété par les
jouant avec le signifiant stoppa net. Un rêve dans femmes». Ce dernier rêve l’amena à évoquer le
lequel sa course s’interrompait brusquement en refrain d’une chanson idiote mais salace, qu’il
laissant voir, comme un cartouche, les contours de s’amusait à fredonner enfant en la savourant sans
son pied, marqua le coup. Un signifiant-maître de trop la comprendre, et où il était question d’une
son enfance avait été touché. Pour le phobique qui, «bayadère trempant son c… dans la soupière».
enfant, en proie à la peur des fantômes, imaginait de Dans l’après coup de ce parcours, nous pouvons,
se remparer dans un donjon inexpugnable, pour cet semble-t-il, saisir ce que Lacan dit de l’inhibition

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quand il la définit comme «un symptôme mis au épisode cruel et comique à la fois de son enfance où,
musée». Ne restait du commandement surmoïque sous les quolibets de ses camarades, il avait cru
«Forrester Griffith» («faut rester gris fils»), qu’un devoir se défaire de sa chemise devant un mur, pour
souvenir-écran désormais obsolète, la marque des obéir à une injonction dont il n’avait pas perçu
griffes au bas d’une porte. Une signature illisible l’équivoque : «Montre tache mise au mur !»
mais indélébile d’un événement de corps avait À cette bévue répondait un rêve, jusque-là non
orienté son existence sur un mode plutôt phobique, analysé dans sa deuxième cure, où il voyait la tache
soit s’être fait broyer deux doigts qu’il avait laissé aveugle de sa propre rétine tandis que s’énonçait
traîner par mégarde dans la charnière d’une porte. dans le patois de la région originaire de son père que
C’est à ce temps de la cure que le tableau faisant «la sexualité obéit aux lois de l’optique». Pour ce
face au divan lui apparut comme un trou à partir père, la mutilation des doigts de son fils ainsi que sa
duquel il prit l’initiative de lire son analyse. myopie avaient eu signification de castration
Quelques années plus tard, à l’occasion d’un imaginaire.
problème de santé dont la négligence aurait pu lui Acheter en cachette la statue du gardien du tombeau
coûter très cher, il retourna quelque temps sur le avait eu valeur d’acting-out, mais s’en séparer était
divan. De quelle jouissance était porteur ce revenant un acte.
qui, enfant, avait si peur des fantômes ? Accommoder sur son sinthome est complexe, mais
Il se débarrassa, plutôt qu’il ne la donna, d’une très demande sans doute qu’on ose considérer les deux
précieuse statuette chinoise, un gardien de tombeau faces de la jouissance qui contribuent à le fixer.
qu’il avait acheté fort cher, sans le dire à sa femme.
L’analyste l’empocha sans mot dire. L’analysant La passe et le lien
avoua du même coup une passion pour des appareils Marie-Hélène Roch
de photo aussi prestigieux qu’inutilisés, réceptacles
dérisoires du regard fétichisé. Il réalisa qu’il était
venu se faire voir de façon impayable. «Ce qui reste en dehors du nœud, c’est le lien.»
Malgré tous ses efforts, il ne trouva pas le mot de la (J. A. MILLER,, 2 MAI 2001)
fin et finit par se satisfaire d’en rester là.
Le lieu et le lien /Effets de formation
Que conclure ?
Mon sentiment, à l’écoute du Cours de Jacques-
Chaque fois inaugurés par l’angoisse, il y eut, pour Alain Miller intitulé «Le lieu et le lien» 1, c’est que,
ce sujet, trois types d’analyse, avec un rajout cette année encore plus que les précédentes, il s’agit
particulier pour la dernière. de penser «avec ses pieds». Lacan emploie cette
La première fut naïve, thérapeutique, mais laissa ce expression au début de la «Note italienne» 2 en
sujet en proie à une détermination qu’il ignorait. 1973, quand il cherche à mobiliser le groupe italien
La deuxième découvrit le signifiant-maître mais le composé de trois personnes (seulement) autour de la
laissa figé comme être de jouissance non écornée, passe et de ce qui aurait pu alors devenir
d’autant que son analyste se posa comme le garant l’expérience d’une école des AE. Ils étaient trois
de la vérité. comme les trois pieds d’un tripode. Cela suffisait-il à
La troisième réussit à le dégager de la jouissance où Lacan pour asseoir le discours analytique ? Suffisait-
se dénuda le trou du «il n’y a rien à voir». il d’un tripode pour en faire le siège ? À l’usage,
Enfin, dans un dernier temps, ce sujet fit l’épreuve nous le savons, le trépied n’a pas suffi. C’était sans
de la fuite du sens et de la désidéalisation de doute un rêve de Lacan. Sans l’interpréter, je
l’inconscient. souhaiterais seulement faire remarquer que Lacan,
Reste à expliquer la cession de cette statuette me semble-t-il, calculait, évaluait ici une probabilité
encombrante. Cet acte s’imposa comme la cession d’ex-sistence de la psychanalyse et son devenir par
d’une jouissance honteuse, et l’aveu concernant les le moyen et l’usage de la passe dans l’expérience
appareils photos est à situer dans le même registre. Il d’une École.
y a sans doute de multiples raisons à cela, mais la «Penser avec ses pieds» invitait alors à ce qu’on ne
plus évidente est qu’il lui avait fallu, dans le même traîne pas pour le suivre : «Je voudrais frayer ici
temps, payer un excès de jouissance et conjurer le cette voie s’il veut la suivre», dit-il quelques lignes
mauvais sort. L’excès de jouissance avait sans doute plus loin. La voie à suivre se réfère à ce qui précède,
trait à celle de la lalangue nourrissant le sinthome, c’est-à-dire «que ne fonctionnent que des
soit la comptine de la soupière et de la bayadère. analystes»3. L’accent ne porte pas seulement sur le
Quant au mauvais sort, il le mit sur le compte d’un

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versant de la production de l’analyste, mais aussi sur La décision intime qui porte sur la cession d’un objet
celui de la pratique du psychanalyste, sur son acte. de jouissance produit sa cause.
On peut aujourd’hui retenir l’expression comme Nous avançons avec notre expérience et celle de
discipline, pour suivre J.-A. Miller dans la zone qu’il Lacan qui est un exemple, car il n’y a pas
est en train de défricher et qui se réfère au deuxième d’enseignement dernier même si nous abordons ce
enseignement de Lacan : penser avec ses pieds, que nous appelons «son dernier enseignement». La
suivre sans trop traîner, en nous aidant des bornes passe suit la courbe de ce que le Cours d’orientation
qui sont sur ce passage. Par exemple, l’une indique : lacanienne fait apparaître. Ainsi, nous apprenons
Pas-à-lire. Définition lacanienne de l’écrit. Quelque que Lacan donne un rapport borroméen au nœud,
chose comme «Chien méchant» ou «Défense c’est-à-dire que le nœud est – à la façon des anneaux
d’entrer» 4. Ces mots font figure d’écriteau placé à olympiques – fait de cercles indépendants qui
l’orée du volume de Lacan paru au Seuil pour son tiennent ensemble du fait de trois. Lacan les nomme
centenaire, avec ce titre : Autres écrits. chacun du nom des registres RSI qui nous sont
Avertis que défense et désir sont intimement liés, connus parce qu’ils forment les dimensions de
nous devrons compter sur un troisième lien pour l’expérience clinique. Le Réel, le Symbolique,
former la commune mesure de la psychanalyse l’Imaginaire servent à éclairer la position du
lacanienne qui s’avance, le pari qui lui est inhérent, symptôme et l’exercice de la jouissance selon
sachant par définition qu’on ne peut savoir s’il va l’orientation de ces registres. D’autre part, ils nous
être gagné ou perdu. C’est pourquoi il doit pouvoir sont connus parce qu’ils ont servi à nous orienter
se calculer avec son orientation. Pas-à-lire, et non à dans l’œuvre de Freud, et bien sûr dans celle de
comprendre, les écrits de Lacan. II dit lui-même Lacan. Enfin, ils forment ce qu’on peut appeler le
qu’il est illisible dans le Séminaire Encore 5. Dans le projet politique de Lacan. Dans le «Préambule» qui
même mouvement, il conseille de lire Joyce pour suit l’«Acte de fondation » 7, il annonce que ses
voir comment le langage se perfectionne quand il intentions sont freudiennes ; ce qui signifiait en
sait jouer avec l’écriture. Le pas à lire est sans aucun 1964, au moment où il fonde son École, rendre au
doute un pas à faire encore, et qui concerne toujours message freudien sa lettre en souffrance, étant donné
notre position de sujet. J’ai aussi le sentiment que la façon dont elle était alors ravalée, en sa portée
nous n’avançons pas à l’aveugle. Cette zone, certes, radicale, à un usage de psychothérapie. Il nous
n’a pas de capiton. L’orientation a quitté la grand- faudra reconnaître dans un premier temps que
route, celle du Nom-du-Père, comme Lacan la l’inconscient est structuré comme un langage.
nommait à la fin de son Séminaire Les psychoses 6 L’orientation du nœud selon Symbolique,
qui reste pour nous un capiton. Mais il y a encore Imaginaire et Réel, mettra à l’épreuve la parole dans
bien des chemins à défricher et cette agrafe qui n’est sa fonction symbolique jusqu’à l’épuiser en ses
pas un capiton – le nœud borroméen – Lacan l’a limites. Ça a pris du sens, rangé comme ça, dira-t-il
dessinée à partir de son expérience propre du réel. dans «La troisième» 8 de ses conférences données à
Son invention donne à la désorientation lacanienne, Rome, en 1974.
comme J.-A. Miller l’appelle aujourd’hui, une borne Le réel de Lacan, celui distingué par le nœud, nous
pratique servant au traitement de la jouissance en conduit à la maxime du marquis de Sade : «Encore
excès. Cette agrafe n’est pas moindre puisque Lacan un effort pour être… lacanien !» La pratique, la
en fait la vie même pour chacun, son réel dans toute formation et l’expérience de l’École sont remises à
sa permanence, son insistance et son incohérence ; l’œuvre.
réel sans loi, dit-il, car de la vie nous ne savons rien. Le nœud borroméen serait-il, à sa façon, un nouveau
J’ose dire que cela laisse toutes les chances ; les tripode ? Fera-t-il le siège du discours analytique,
chances étant orientées par le sinthome. comme Lacan le souhaitait à l’heure de la «Note
Nous avançons avec ce savoir que le réel est hors- italienne» ? Réelle insistance de l’expérience du
sens et qu’il a une probabilité d’ex-sistence dans parlêtre, le nœud suffira-t-il à coincer le réel au
l’expérience de chacun. Il y faut le discours centre de la formation du psychanalyste de l’École ?
analytique et sa frappe pour que ça vienne à se dire, Commençons par le faire avec ces trois dimensions
à se savoir à la longue d’une expérience, qu’il y a du selon le principe du nœud borroméen. Ainsi, la
non-rapport sexuel. Il est à l’entrée d’une analyse première sera celle de l’enseignement de Lacan qu’il
faite de la rencontre avec ce qui ne va pas ; mais a situé en dehors de l’École. Prenons note du fait
nous ne le saurons, pour une part maudite, qu’à la que, dans son «Préambule» 9, il fait savoir que son
fin de l’expérience parce qu’on en sort avec esprit. enseignement est seule garantie de la décision de son
acte. Il apparaît à la lecture que, pour ceux qui

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voulaient le suivre dans une expérience d’École, cela jouissance faite sens» 10. Il conclut la séance sur
faisait partie de la mise. Une mise de confiance à cette chute qui fait valoir la difficulté propre à la
risquer dans une évaluation permanente. D’autre psychanalyse en ce qui concerne le réel «expulsé du
part, l’enseignement de Lacan participe de la sens», dont la production pourrait dans la passe se
rencontre d’un sujet avec la psychanalyse. L’autre définir comme étant de l’ordre d’une accession du
dimension sera celle d’une analyse. Accordons-nous réel (d’un bout de réel) au symbolique. Cette thèse
pour dire que chacune est indépendante mais nous invite à prendre acte des avancées de la passe
qu’elles s’entrelacent dans leur progrès orienté vers enfin concrète et effective à l’ECF, et à suivre le
le réel, que chacune serait déliée de l’autre si elles ne mouvement frayé par J.-A. Miller vers une troisième
tenaient ensemble selon la contingence d’une version de la passe 11.
troisième que j’identifie comme la passe à l’École. En 1967, dans son compte-rendu d’enseignement de
C’est un fait d’expérience. La passe met en tension «L’acte psychanalytique» 12, Lacan met l’accent sur
les deux autres dimensions pendant le temps logique l’aperçu de la faille du sujet supposé savoir et le
d’une analyse, avant de finir par les nouer de sa mouvement de recul (de scandale, affirme-t-il,
résistance propre au cœur même du désir le plus faisant sans doute allusion aux refus que sa
décidé. La tension tient en éveil l’analysant lors de Proposition sur la passe a essuyés) que l’aperçu de la
son recul de sujet au cours de sa tâche. Le progrès se méprise du supposé savoir peut provoquer. Il fait
mesure en terme de défense. Ce qui fait reculer, c’est remarquer que c’est «le point dont toute stratégie
le désir insistant et sa défense pour la passe – dont la vacille de n’être pas encore au jour de l’acte
présence maintenant active dans l’École ne peut être psychanalytique». Ce point ignoré, négligé, retarde
ignorée. L’analysant est conduit à se former le l’acte du psychanalyste en sa pratique ; d’où
temps qu’il faut avec ces outils que sont l’orientation l’insistance de Lacan à la mise à jour du désir de
lacanienne et son analyse. Ils pourront l’amener à l’analyste au centre de l’expérience d’une École.
conclure sur un certain nombre d’effets obtenus de Cette exigence engage un sujet à l’épreuve de vérité,
cette rencontre, et à produire des résultats. À l’aune ce qu’il isolait dans le Séminaire XI comme solde
du témoignage, la passe engage les options qui font cynique, reste de l’opération vérité ; offrant ainsi
les mouvements temporels de la cure et sa politique ; quelque chance au sujet de l’expérience de ne pas
autant de ponctuations de séances qui auront eu leur s’installer dans cette position. À mon avis, pour s’en
portée réelle. Les effets réels d’une analyse sont au sortir quand on est névrosé et ainsi dupe de la
futur antérieur. Ainsi se transmet une version propre méprise du supposé savoir, il faut que le mensonge
à chacun de la psychanalyse lacanienne. Comment du symbolique soit levé par le démenti du réel de
une langue, lalangue lacanienne que tu ignorais, l’acte analytique. Ce que l’inconscient perd en
devient peu à peu vivante, de ce que tu la portes à tes amour, l’analyse le gagne en acte.
propres signifiants de parlêtre. Le réel existe, certes, On peut noter qu’à cette date l’accent est mis sur
mais pas sans le discours analytique. Il y faut ses l’épreuve de vérité, comme J.-A. Miller le fera
opérations pour qu’il vienne à se cerner, à se remarquer. Le résultat en 1967 est la «production…
sçavoir. Lacan écrit «sçavoir», ce qui met l’accent d’un irréel» 13. Cette production marque la
sur la production exigible dans la passe. S’il arrive continuité entre imaginaire et réel pour un sujet, et
qu’on puisse en faire le pas dans son analyse et le pourrait bien traduire la façon dont la passe à cette
mettre à jour dans la procédure de la passe, l’écart date dans son École aura été une chimère. Il s’agit
entre psychothérapie et analyse se marque, et bien, en 1967, de parvenir à lever le voile de
l’enseignement ne peut plus se définir comme un l’ignorance, de la négligence que l’inconscient
apprentissage. masque.
Quand le sinthome vient à nommer le mode de En 1975, Lacan donne un tour d’écrou à la
jouissance d’un parlêtre, il ne traduit pas seulement production de fin d’analyse en précisant dans RSI
une version de l’exil du sujet, il contre le réel de la que le savoir est supporté par le symbolique mais –
ségrégation qui nous vient de l’universel ; enfin, il c’est un point important – il est «concevable non pas
forme ce qui pourra le lier à d’autres sinthomes. à la limite mais par la limite H il ne consiste que
dans le trou qu’il fait» 14. Le savoir de la
Le lieu et le lien /Deux versions de la passe psychanalyse se supporte de la fuite du sens. Sur le
versant de la temporalité logique de la cure
Dans le Cours du 28 février 2001, J.-A. Miller supportée par le symbolique, la consistance est celle
distingue deux versions de la passe en indiquant du symptôme. Son chiffrage marque la béance entre
qu’en 1967 l’accent est mis par Lacan sur l’épreuve symbolique et réel. Cela peut s’écrire S(A). Ce
de vérité ; en 1976, sur une satisfaction – «une

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forage du réel fait la formation d’un trou ouvrir la voie et laisser circuler ce que Lacan
symbolique. Dans la «Note italienne», il avait donné appellera lalangue. Le langage est lui-même appareil
sa valeur particulière au savoir issu et insu d’une de jouissance, et il s’agit de calculer avec cette
analyse en ce qu’il est «horreur de savoir»15. Lacan conséquence clinique selon laquelle la «jouissance
en exige la production au centre de l’expérience n’est plus affaire de reste, elle est partout» 20. Le
d’une École de psychanalyse. Il faudra le temps pour nœud vient sur la lancée du dynamisme de cette
qu’il y ait de l’analyste. Ce rapport au savoir – à la nouvelle axiomatique de la jouissance et nous met à
fois spécifique, car c’est un «savoir sans sujet» 16, et l’exercice du «Là où ça parle, ça jouit» 21 dans notre
«immonde» 17 (il est inhérent à l’humanité) – rend pratique quotidienne. Le sens, le signifiant ne seront
l’acte analytique original en ce qu’un sujet de plus les seuls référents de lecture de l’inconscient :
l’expérience peut vouloir sa destitution au terme de ce qui fait limite d’une terre, c’est le littoral ; ce qui
la tâche par lui assignée et que l’acte se vérifie en fait limite de la parole, c’est le littéral. La lettre n’est
lui. La destitution subjective est une version du pas la parole, le signifiant. Lacan sépare
Guerrier appliqué de Jean Paulhan. Elle est dite l’inconscient comme ce qui se lit. Et il se lit, nous le
salubre par Lacan. L’acte porte à conséquence dans savons depuis «La direction de la cure», en suivant
la passe, et finit par marquer de façon décisive la fin le déplacement de la lettre – le désir pris à la lettre
22
de l’analyse. – il sépare ce qui se lit de ce qui s’en écrit. Dans
La version de 1976, celle dont J.-A. Miller fait état son Séminaire Encore, il marque la frontière : «ce
dans son élaboration, a besoin qu’on prenne en que vous lui apprenez à lire n’a alors absolument
compte les changements conceptuels produits dans rien à faire, en aucun cas, avec ce que vous pouvez
son Cours concernant l’enseignement de Lacan. Il en écrire» 23. Le titre du chapitre, «La fonction de
nous a préparés à concevoir ce pas exorbitant pour la l’écrit», indique la pointe de ce que peut promettre la
psychanalyse, celui de montrer les limites de la déprise du supposé savoir, puisque ce «n’est rien
magie de la parole, de la puissance du symbolique. d’autre, votre histoire de l’inconscient» 24, si on
Quelles en seront les conséquences pour la fin de pousse un peu plus loin que sa méprise. Ce qu’on
l’analyse ? peut vouloir, c’est sa lettre de jouissance qui s’écrit
Nous savons – c’est un fait d’expérience analytique sans aucun effet de sens (S1) «rature d’aucune trace
– qu’il n’y a pas de réponse si l’on considère l’Autre qui soit d’avant» 25, homologue à l’objet a. Pour
comme complet. On peut admettre qu’il ait fallu à Lacan, cette lettre prend fonction dans l’écriture du
Lacan une autre logique basée sur (A). C’est par discours analytique. Elle a sa place d’agent dans
cette barre sur l’Autre que Lacan voit la possibilité l’acte.
de passer de la parole (du symbolique) au réel, pas
sans le corps bien qu’imaginaire. L’Autre n’est pas Le lieu et le lien /La troisième version
seulement le lieu du signifiant, c’est aussi le lieu du
corps affecté. Cette affirmation nouvelle – L’Autre Elle s’est imposée avec l’apport du dernier
c’est le corps ! 18 – aura été cruciale en 1967 pour enseignement de Lacan et sous la rupture de la
l’élaboration de a dans «La logique du fantasme» ; consistance symbolique que la passe, grâce à
elle suppose un Lacan orienté par de nouvelles l’effectivité de la procédure, rend saisissable. La
questions concernant l’acte, et au premier chef l’acte «Note italienne» en donne quelques prémisses et en
sexuel. Y a-t-il, par exemple, un acte qui amorce le dessin. Certes, après avoir mâché avec
conjoindrait un être masculin et un être féminin ? patience et temps le symbolique, Lacan pourra
Avec quoi un corps peut-il s’approcher d’un autre vraiment commencer à distinguer le réel quand les
corps ? L’essentiel de la réponse se trouve dans la dimensions (ces «trois», comme il les appelle) du
logique du fantasme. Les objets a sont détachables et nœud seront rendues homogènes et libres. Nous
pourtant entièrement reliés au corps (sein, scybale, sommes sur la lancée du dynamisme de son
voix, regard). Dans son Séminaire, Lacan affirme Séminaire Encore et à l’orée de son enseignement
que, pour s’engager dans la logique du fantasme, il y sur les nœuds. Mais dans cette Lettre adressée aux
faut le corps ; et, en ce qui concerne la jouissance, il Italiens en 1973, voici qu’il les invite à laisser en
affirme qu’il n’y a pas d’autre jouissance que celle suspens l’imagination – qui est courte sur le rapport
du corps propre. sexuel – et à tenter «d’agrandir les ressources [pour
Il y a un pas de plus à faire dans les conséquences. se passer de ce fâcheux rapport et] faire l’amour plus
«Le partenaire symptôme» 19 annonce le point de digne». Soit, dit-il plus haut, «de mettre à
rebroussement de l’enseignement de Lacan. La contribution le symbolique et le réel qu’ici
remise en question de la puissance du symbolique va l’imaginaire noue». Et il ajoute, dans une
parenthèse : «c’est pourquoi on ne peut le laisser

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tomber» 26. Cette parenthèse est intéressante quand du signifiant. La surface est symbolique et
on fait le saut de la lire avec l’appui de son sentimentale. On peut dire «j’ai un corps», en avoir
Séminaire «Joyce le sinthome», et de la nouvelle le sentiment et l’habiller de métaphores, de libido. Si
topique que sert Joyce. l’on prête maintenant attention au registre
Le corps rabouté – chez Joyce, c’est la lettre – fait imaginaire, on peut déduire du schéma que le corps
sinthome et contribue à faire tenir ensemble la a été touché dans son image qui est bien plus qu’un
structure ou, dit autrement, le nœud classique, leurre, bien plus qu’une chimère, bien plus qu’un
borroméen. Nous savons, en prenant leçon sur bout de corps ; c’est une préférence. Elle prend sa
Joyce, que le corps à cette date n’est plus source de l’angoisse : au joint de l’imaginaire et tout
représentation, surface. La lettre n’est pas le contre le réel, Lacan inscrit l’angoisse. Il faut
signifiant. Et notre corps, dont l’inconscient ne peut comprendre dans quelle erre nous sommes. Il faut
se passer, depuis ce séminaire est quelque chose de saisir que le nœud (la consistance qu’il prend dans le
beaucoup plus calé. Il l’est dans ces trois dernier enseignement de Lacan) vient rompre avec
dimensions, avec un objet a coincé au centre. ce qui nous est familier et qui structure la névrose, la
L’objet a dans cette topique est l’objet dont on n’a croyance dans la vertu du signifiant, la passion du
pas idée 27. C’est ainsi que Lacan en fait cas dans sens et du père – qui reste un sinthome. Quand on
«La troisième». Cette orientation le pousse à aperçoit la topologie que ça définit à être non-dupe
distinguer le réel des étoffes de la vérité, du de l’autoroute, comme le dit Lacan dans «La
fantasme qu’il s’agit de réduire à sa satisfaction troisième», cela fait que l’image se sépare de la vie,
d’appareil. et ce corps on ne sait pas trop ce que c’est, si ce
n’est qu’il se jouit. La préférence de l’inconscient est
Le lieu et le lien /Le corps rompue. Cette nouvelle définition du corps que
Lacan avance dans «Les non-dupes errent» 34
Dans la troisième conférence prononcée à Rome qui introduit ce corps, la vie même, dans son opacité et
ouvre sur son dernier enseignement, si le corps reste dans une recherche où il lui faut toujours d’autres
imaginaire (nous pouvons le constater dans le termes pour que ça tienne debout. À savoir rien de
schéma qu’il dessine du nœud), il gagne en dignité moins que ce nœud, dit-il, dans cette même séance.
du fait de ses trois dimensions ; et en opacité, du fait Le nœud borroméen est la structure du corps que
du passage du corps comme forme au corps comme nous préférons oublier.
«enforme» 28. Nous sommes passés d’une géométrie euclidienne à
Dans cette nouvelle géométrie, Lacan nous fait une consistance torique. Chacun peut donner sa
perdre tout espoir d’atteindre le réel par la version de la passe parce que X a un corps et qu’il
représentation, l’imaginaire, sa projection sur une appartient aux trois dimensions.
surface symbolique. Il emploiera des expressions Tenir la corde que nous tend J.-A. Miller implique
comme «crever la boudouille», réduire la «panse», d’y mettre du sien. La troisième version s’est
«rapetasser» 29 la corde, une manière de creuser la imposée à partir de ce qui s’est isolé pour l’AE dans
béance entre sens et réel – et de nous réveiller. Ce la passe, du fait d’une aporie. L’aporie, si elle est
que supporte le corps, ce n’est pas l’image toujours saisie dans une temporalité logique de la cure, on
prégnante et prévalente pour l’homme, ce n’est pas peut s’en convaincre, se verra doublée par un
le sens, c’est la ligne de consistance : ça «n’a mouvement de fortune, la hâte dépassant le calcul
d’aspect que d’être ce qui résiste, ce qui consiste logique dans lequel l’aporie était prise. L’événement
avant de se dissoudre» 30. Dans cet extrait de «RSI», est toujours imprévu, c’est un pari sur le hasard qui
Lacan donne une définition de ce qu’est la n’est pas pur puisqu’il y a lalangue et ses alluvions :
consistance : c’est ce qui résiste, consiste, n’oublions «La psychanalyse, son réel (comme le dit Lacan) est
pas «avant de se dissoudre». Dans cet autre extrait affaire de fortune» 35.
relevé dans «Le sinthome», il la définit comme «ce Le deuxième enseignement de Lacan porte sur une
qui tient ensemble» 31. Et il ajoute cette phrase probabilité de l’objet a. Je mets l’accent sur la
surprenante : «et c’est bien pour cela que c’est probabilité de l’objet pour dire que l’aporie est à ce
symbolisé dans l’occasion [je souligne] par la point dans l’expérience psychanalytique. Si le sujet
surface». Ainsi, nous symbolisons en raison de notre entre dans la passe, il invente le savoir dont il n’a
pauvreté. Car nous ressentons notre corps «comme pas l’idée. Le souffle lui vient de l’écart qui s’est
peau retenant dans son sac un tas d’organes» 32. Si creusé entre inconscient et passe. Alors il faut mettre
l’on met à plat son schéma 33, on voit que le sens est du sien pour décider d’un trait (S1) marquant le réel
inscrit au joint de l’imaginaire et du symbolique, ce traumatique, condition de la faille et de son
qui fait que nous le représentons, l’articulons avec

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émergence comme sujet de l’inconscient. Ce S1 ne 26. Lacan J., «Note italienne», op. cit., p. 311.
27. Lacan J., «La troisième», op. cit., p. 183.
serait qu’une sentimentalité si ce trait, avec sa 28. C’est le mot qu’a trouvé E. Laurent pour mettre l’accent sur l’au-delà du
constance propre, ne s’était formé d’un événement narcissisme ; ses recherches et conférences sur le sinthome, la nouvelle topique
à laquelle le sinthome invite, m’ont particulièrement éclairée.
de corps, marque du réel. C’est ainsi que peut se 29. Lacan J., respectivement Le Séminaire Livre XXII, «RSI», op. cit., leçon du
dénouer la défense propre au désir qui est formée 13 janvier 1975 & «La troisième», op. cit., p. 197.
30. Lacan J., Le Séminaire, Livre XXII, «RSI », op. cit., leçon du 18 février
d’une angoisse intime. Je me réfère au cri de Lacan, 1975.
lorsqu’il hurle «De quoi avons-nous peur ? De notre 31. Lacan J., Le Séminaire, Livre XXIII, «Le sinthome» (1975-76), leçon du 13
janvier 1976, inédit.
corps», mais il précise plus loin : «C’est le sentiment 32. Ibid.
qui surgit de ce soupçon qui nous vient de nous 33. Le schéma se trouve dans Lacan J., «La troisième», op. cit., p. 199.
34. Lacan J., Le Séminaire, Livre XXI, «Les non-dupes errent» (1973-74),
réduire à notre corps». Notre angoisse, c’est la «peur leçon du 12 mars 1974, inédit.
de la peur» 36. Lacan apporte cette nuance à 35. Lacan J., «La troisième», op. cit. J.-A. Miller l’a démontré en acte pour
produire trois petites notes de Lacan qu’il a édité dans le volume Autres écrits,
l’angoisse dans «La troisième». et qui ont eu l’effet de doubler le calcul logique dans lequel s’appliquait – à
Ainsi, ce que j’appelle ici la troisième version de la partir de son Cours et de mon expérience de la passe – mon élaboration sur
cette fameuse troisième version de la passe.
passe fait usage de nouveaux termes que nous avons 36. Lacan J., «La troisième», op. cit., pp. 198-199.
pu relever au cours de l’enseignement de Lacan – 37. Lacan J., «Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines»
(1975), Scilicet n°6/7, Seuil, Paris, 1976, pp. 59-60.
comme lalangue, l’apparole, l’agrafe, l’équivoque, la
séance, le parlêtre, l’ex-sistence. On peut y ajouter
des actions : l’action de tordre, contourner, courber,
retourner la langue, de la boucler ; mais aussi briser
le sens, le concasser, le réduire, et puis encore mettre
du jeu entre les liens, prêter attention au nouage, le
privilégier. Une discipline, ce que Lacan appelait «se
briser à la pratique des nœuds» 37.
"Ce texte est la reprise écrite d’un exposé fait au Cours de J.-A. Miller,
L’orientation lacanienne, les 16 et 23 mai 2001.

1. Miller J.-A., L’orientation lacanienne, «Le lieu et le lien» (2000-2001),


inédit. Enseignement prononcé dans le cadre du Département de Psychanalyse
de Paris VIII.
2. Lacan J., «Note italienne», Autres écrits, Paris, Seuil, Champ freudien, 2001,
p. 307.
3. Ibid., p. 308.
4. Lacan J., Autres écrits, op. cit., édition et présentation du volume par J.-A.
Miller.
5. Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 37.
6. Lacan J., Le Séminaire Livre III, Les Psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 321.
7. Lacan J., «Acte de fondation», Autres écrits, op. cit., p. 237.
8. Lacan J., «La troisième», vue congrès l’École Freudienne de Paris, 1974,
Lettres de l’École freudienne, Bulletin intérieur de l’E. F. P., n°16, nov. 1975,
p. 181.
9. Lacan J., «Acte de fondation», op. cit., p. 236.
10. Miller J.-A., L’orientation lacanienne, «Le lieu et le lien», op. cit., leçon du
28 février 2001.
11. Après exposé et discussion au Cours de J.-A. Miller, nous pourrons
ordonner la passe selon trois dates – 1967, 1973, 1976 – et conclure que la
version de 1976 est la troisième version de la passe, qui prend appui sur trois
pages de Lacan que J.-A. Miller a judicieusement éditées dans le volume
intitulé Autres écrits.
12. Lacan J., «L’acte psychanalytique. Compte rendu du Séminaire 1967-
1968». Autres écrits, op. cit., p. 376.
13. Ibid.
14. Lacan J., Le Séminaire Livre XXII, «RSI » (1974-75), leçon du 15 avril
1975, inédit.
15. Lacan J., «Note italienne», op. cit., p. 309.
16. Lacan J., «L’acte psychanalytique», loc. cit.
17. Lacan J., «La troisième», op. cit., p. 198.
18. Lacan J., Le Séminaire, Livre XIV, «La logique du fantasme» (1966-67),
leçon du 10 mai 1967, inédit.
19. Miller J.-A., L’orientation lacanienne, «Le partenaire-symptôme» (1997-
1998), inédit. Enseignement prononcé dans le cadre du Département de
Psychanalyse de Paris VIII.
20. Miller J.-A, L’orientation lacanienne, «Le partenaire-symptôme» (1997-
1998), op. cit., leçon du 21 janvier 1998.
21. Lacan J., Le Séminaire Livre XX, Encore, op. cit., p. 104.
22. Lacan J., «La direction de la cure et les principes de son pouvoir», Écrits,
Paris, Seuil, 1966, pp. 620 & 641 notamment.
23. Lacan J., Le Séminaire Livre XX, Encore, op. cit., p. 38.
24. Ibid.
25. Lacan J., «Lituraterre», Autres écrits, op. cit., p. 16.

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L’ÉCOLE ET LA FORMATION DU
PSYCHANALYSTE
«Ce qu’ils ont à savoir, c’est qu’il y en a un de savoir qui ne calcule pas, nécessité pour les psychanalystes de ne pas
mais qui n’en travaille pas moins pour la jouissance.»
J. LACAN, «INTRODUCTION À L’ÉD. ALLEMANDE DES ÉCRITS», Autres comprendre trop vite ce que dit le patient. Il s’agit de
écrits, op. cit., P. 558. pouvoir rester hors du sens ou du moins dans le
suspens du sens. Si la formation analytique ne
La formation du psychanalyste consiste pas à atteindre à la compréhension, c’est
Alexandre Stevens dans la mesure où elle demande un certain suspens
du sens. De ce point de vue, la formation du
La formation du psychanalyste, c’est le thème du psychanalyste tient de la structure du Witz, du mot
prochain Congrès de l’AMP à Bruxelles, en juillet d’esprit. D’ailleurs dans son Séminaire Les
2002. Ce n’est pas son titre exact, qui est plus Formations de l’inconscient, Lacan présente la
précis : «L’effet-de-formation dans la psychanalyse : structure du mot d’esprit comme un mode
ses causes, ses lieux, ses paradoxes». Ce thème n’est d’invention de savoir apte à saisir ce qu’il en est du
pas sans soulever, effectivement, un certain nombre savoir dans la psychanalyse. Dans le Witz, il y a une
de paradoxes. Le terme de formation lui-même est invention signifiante. On fait un mot d’esprit quand
ambigu. Il peut évoquer l’université, en tous cas il on invente un bon mot. On peut ne pas l’avoir soi-
évoque volontiers un cursus clos. Or, l’université même inventé, mais l’avoir entendu, l’avoir saisi
n’est pas le lieu de la formation du psychanalyste, et avec tout son sel et le reproduire avec ce sel. Quand
le cursus clos ne peut pas être considéré comme on fait un mot d’esprit, il y a donc une invention. Le
adéquat à cette formation : elle concerne le désir qui mot d’esprit, par définition, n’est pas un savoir déjà
est au cœur même de la pratique du psychanalyste, là. Quand il s’agit dans le mot d’esprit d’un savoir
ce qui ne peut en aucun cas se saisir dans un cursus déjà là, on est dans la répétition du mot d’esprit et ça
linéaire 1. ne fait plus rire personne. Quand aujourd’hui on
Ce Congrès de Bruxelles réunira quelques centaines évoque le «famillionnairement» ça ne fait plus
de membres de nos Écoles de l’AMP, venus de vraiment rire, ça ne fait plus invention parce que,
divers continents. Ce sera donc un événement. Ce depuis lors, Freud, Lacan, nous tous, sommes passés
Congrès sera réservé aux membres, mais ce n’est pas par là et l’avons ressassé ; nous nous y sommes
parce qu’il sera fermé que le thème et le débat intéressés comme exemple de production et, pour
doivent l’être. Ce débat n’a pas à être clos, il nous nous, il fait déjà partie du code. La structure du mot
concerne tous. d’esprit se situe dans l’invention du mot. Ce qui
provoque l’effet mot d’esprit est justement cette
La formation du psychanalyste, une expression de invention de quelque chose de nouveau qui demande
Lacan à être reconnu par l’Autre ; l’Autre en reconnaît la
pertinence en riant, puis en le transmettant lui-même
Jacques Lacan utilise cette expression, «la formation à d’autres pour faire rire. Il y a donc là un message
du psychanalyste», à de très nombreuses reprises du qui attend de recevoir de l’Autre un acquiescement
début à la fin de son enseignement. Ainsi tout un sur sa valeur pour être inscrit dans le code, dans le
texte y est consacré dans les Écrits, «Situation de la savoir.
psychanalyse et formation du psychanalyste en C’est un mode de fabrication d’un savoir nouveau
1956». Dans ce texte, Lacan montre bien les autre que celui de la science. Avant tout processus
paradoxes de cette formation. C’est un texte dont il de compréhension et au-delà de toute
faut rappeler qu’il est ironique à l’égard de l’IPA de compréhension possible, l’essentiel pour une
l’époque. Le point sur lequel je veux insister n’est invention sur le mode du Witz est dans la réponse de
pas cette ironie de Lacan mais plutôt le paradoxe l’autre – savoir s’il dit oui à cette invention. C’est
qu’il y situe, à partir de deux remarques. ainsi une forme d’invention de savoir qui n’a rien à
D’abord, dit-il, la formation de l’analyste et plus voir avec la compréhension. Quelque chose se saisit
largement la formation dans le champ de l’analyse avant que la compréhension ne s’en empare, quelque
ne vise pas à atteindre la compréhension. C’est déjà chose se saisit dans l’équivoque, dans le «pas-de-
ce que Lacan énonçait pour la clinique dans le sens», terme sur lequel Lacan équivoque, à la fois
Séminaire III, Les psychoses, quand il insistait sur la hors sens et un pas franchi dans le sens. L’invite à ne

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pas comprendre trop vite, est à entendre de la même ici à saisir l’affadissement que cet idéal de
manière : plutôt que de momifier le dit avec le savoir désintellectualisation produit pour le discours
déjà là, pouvoir entendre le dit dans sa nouveauté. analytique. Il ne s’agit pas de comprendre mais bien
C’est ainsi que la formation, dans le champ d’intellectualiser de la bonne manière.
psychanalytique, consiste à inventer un savoir et non Laquelle ? Il ne me semble pas facile de répondre à
pas à l’absorber. cette question. C’est le paradoxe de la formation du
C’est la même opposition que présente Lacan, dans psychanalyste – si nous donnons un idéal, ce n’est
«Intervention sur le transfert», entre le savoir déjà plus la bonne réponse puisqu’à chacun la
constitué et le savoir constituant. Il y a lieu de sienne. Freud disait qu’à chaque cure, le
distinguer le savoir constitué comme la masse du psychanalyste doit réinventer la psychanalyse. C’est
savoir déjà établi et pris dans un certain nombre de une autre manière de dire ce paradoxe, il n’y a pas
mécanismes de compréhension, et le savoir de cursus prédéterminé. Il s’agit pour l’analyste
constituant comme invention de savoir, savoir en d’accepter le non-savoir comme étant le cœur même
acte. Encore faut-il préciser qu’il ne s’agit pas de du savoir.
dire n’importe quoi pour que cela fasse effet-de- Ce mode d’intellectualisation est aussi un pari sur la
formation en psychanalyse – de la formation, pas curiosité. En psychanalyse, elle n’est pas un vilain
plus que de la passe, on ne peut se donner les airs. défaut. On pourrait, sur cette question de la bonne
Le savoir constituant ne s’invente qu’en s’appuyant manière d’intellectualiser, évoquer un certain
sur le savoir déjà constitué de Freud, de Lacan et nombre de formes – le contrôle de l’acte, la
d’un certain nombre d’autres, qui permet de saisir la présentation clinique, les séminaires cliniques – qui
pertinence d’une nouveauté. Ce n’est pas ne rien sont différents modes de construction du cas où il
comprendre, c’est ne pas comprendre trop vite. s’agit de couper plutôt que de comprendre.
J’ai découvert récemment que, dans la langue J. Lacan donne une formule qui convient, à la fin de
néerlandaise, le sujet supposé savoir de Lacan est «La psychanalyse et son enseignement» : « (…) la
généralement traduit «sujet supposé sachant». Cette seule formation que nous puissions prétendre à
traduction laisse penser que l’analyste est supposé transmettre à ceux qui nous suivent. Elle s’appelle :
avoir du savoir. C’est avoir compris beaucoup trop un style.» Est-ce à dire qu’il faudrait imiter le style
vite et donc tout à fait à côté de ce que Lacan veut de Lacan ? Ce n’est certainement pas ce qu’il a
soutenir avec son sujet supposé savoir. voulu dire, lui qui avait dit en contrôle à quelqu’un
Inventer un savoir c’est déjà simplement apprendre à dans la difficulté – «Faites comme moi, ne m’imitez
lire, c’est-à-dire ne pas comprendre trop vite pour pas». C’est plutôt le style comme envers de
saisir dans sa complexité un concept nouveau. C’est l’imitation. Comme le rappelle l’ouverture de ses
aussi ajouter son grain de sel dans un savoir en cours Écrits paraphrasant Buffon, «Le style c’est
d’élaboration. La formation du psychanalyste l’homme… à qui l’on s’adresse». Transmettre un
consiste à pouvoir entrer dans ce processus style, c’est sans doute transmettre au sujet le style
dynamique. qui lui est propre, ce qui indique bien un des
paradoxes de la formation du psychanalyste. En
Intellectualiser de la bonne manière même temps il faut bien comprendre que le style
chez Lacan est un opérateur, comme l’est le sujet. Le
L’autre remarque que je souhaite tirer de ce texte de sujet n’est pas ontologique, ce n’est pas un être, c’est
Lacan est celle-ci : il reproche à l’IPA d’avoir promu un élément opératoire.
un idéal de désintellectualisation. Il inverse un Il en est de même pour le style. Ce dont témoigne
reproche qui lui était parfois fait d’intellectualiser. bien le dernier paragraphe de la préface à l’édition
Lacan retourne donc la remarque en constatant que japonaise des Écrits, «Avis au lecteur japonais»
l’IPA fait même de la désintellectualisation un (Autres Écrits). Lacan y parle de l’inconscient au
idéal : «(…) et comment ne pas admirer la force de Japon : «Telle qu’y est faite la langue, on n’aurait à
ceux qui donnent son élan à la grande œuvre de ma place besoin que d’un stylo. Moi, pour la tenir,
désintellectualisation, qui s’étendant de proche en cette place, il me faut un style». Le style est un
proche représente un de ces challenges parmi les instrument, comme l’est le stylo. L’écriture
plus féconds où une civilisation puisse affirmer sa japonaise a la particularité de laisser place à
force, ceux qu’elle se forge en elle-même ? À y l’équivoque et donc à l’ouverture du sens, alors que
veiller, où trouvent-ils le temps, alors qu’à cours la nôtre fixe souvent le sens quand le signifiant est
d’année ils se consacrent à abaisser les mois forts, à équivoque.
élever les mois faibles ? – Sans doute pendant les
mois sans r» (Écrits, p. 485). Ironie et Witz servent

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La formation, un élément de la praxis l’enseignement, la cure, le contrôle. Mais il s’agit de


la poursuivre dans une dynamique. Ainsi l’État
L’expression de Lacan, «la formation du belge, par exemple, dans sa grande bonté, veut régler
psychanalyste», est utilisée dans l’ensemble de son aujourd’hui pour nous, en fait pour d’autres, le
enseignement. Ainsi dans le Séminaire XI, dès les diplôme de psychothérapie en ajoutant à un cursus
premières pages, il dit : «Pour ce qui est des universitaire supplémentaire de deux ou trois ans, un
fondements de la psychanalyse, mon séminaire, dès cursus de travail personnel constitué d’un nombre
son début, y était, si je puis dire, impliqué. Il en était préétabli de séances de psychothérapie. Mais c’est
un élément, puisqu’il contribuait à la fonder in bien en deçà de l’exigence que formule Lacan pour
concreto – puisqu’il était dirigé vers ce qui est un la formation du psychanalyste. Ce n’est pas
élément de cette praxis, à savoir la formation de seulement insuffisant, c’est radicalement différent
psychanalystes.» C’est situer la formation du Ce n’est pas que ce que l’État demande ne soit pas
psychanalyste comme élément de la pratique in assez rigoureux, ce n’est pas que les matières
concreto et non comme un élément théorique. proposées à l’enseignement n’y soient pas
L’analyste est produit dans le mouvement même de exactement celles qu’il faudrait, c’est que concevoir
cette formation et non pas comme résultat final la formation comme un cursus universitaire plus un
extérieur à cette formation. Et cet élément de travail personnel est antinomique à ce que Lacan
pratique – c’est-à-dire une cure sert aussi à former appelle la formation du psychanalyste.
un psychanalyste – est en même temps ce qui nous Le terme «formation du psychanalyste» est par
donne les fondements de la psychanalyse. Il y a un ailleurs repris plus tard dans l’enseignement de
double retournement dans cette phrase de Lacan. À Lacan de façon ironique. Néanmoins il va continuer
la fois cette pratique de l’analyse est la formation à l’utiliser après avoir ironisé sur ce terme. Lacan
même du psychanalyste, et cette formation du ironise spécialement en disant – «Il n’y a pas de
psychanalyste est aussi ce qui nous donne les formation de l’analyste, il n’y a que des formations
fondements de la psychanalyse. Ce n’est pas : il y a de l’inconscient». Cela signifie qu’il n’y a qu’une
la psychanalyse et il s’agit de l’enseigner à un seule formation de l’analyste, c’est la nécessité pour
analyste pour qu’il devienne analyste. Au contraire, l’analyste d’analyser ses formations de l’inconscient
il y a une pratique de la formation de l’analyste et jusqu’au bout, c’est-à-dire de terminer sa cure 3.
cela même constitue le fondement de la Lacan s’oppose là aux analystes installés de
psychanalyse. Effet qui évidemment s’oppose à la l’époque de l’ex-École freudienne de Paris, ceux
compréhension trop rapide. Dans le moment même qu’on a appelés les barons de l’EFP et qui avaient
où se transmet la formation, en même temps se constitué une liste de contrôleurs, faisant ainsi
constituent les fondements de cette formation. En revenir au jour la fameuse liste des didacticiens de
d’autres termes, les fondements de la psychanalyse l’IPA. C’est par rapport à cela que Lacan a insisté
sont l’effet de la formation du psychanalyste. Ce qui sur la nécessité absolue, comme élément majeur de
retourne la question, la formation du psychanalyste la formation de l’analyste, de poursuivre son analyse
ne consiste pas à lui enseigner les fondements mais jusqu’à son terme. C’est par rapport à cela qu’il a
ces fondements par lesquels le discours analytique inventé la passe comme démonstration d’une
continue à exister dans le monde, sont l’effet du analyse parvenue à son terme. L’invention de la
Séminaire de Lacan en tant qu’il est dirigé vers la passe va rester la position majeure de Lacan sur cette
formation du psychanalyste. Pour le dire autrement, question. La formation de l’analyste est d’abord et
la formation du psychanalyste n’est pas point avant tout, voire seulement, de mener une cure
d’aboutissement mais dynamique permanente. personnelle jusqu’à son terme. Mais cela suffit-il ?
Aucun cursus prédéterminé ne peut convenir. Jamais Lacan ne dit que cela suffit. Et il me semble
Les Sections cliniques 2 participent de la formation que cela ne suffit pas pour une raison logique. C’est
du psychanalyste, ou plutôt des effets de cette que si l’on considérait que là est le point
formation, au-delà de celle du praticien. Mais en d’aboutissement, alors ça situerait ce terme même
aucun cas elle n’y suffit ni ne constitue un cursus, ou d’analyse arrivée à son terme comme point d’idéal.
une part du cursus, qui pourrait en tant que tel être Ce serait l’aboutissement du trajet, alors qu’au
dit «formation du psychanalyste». De même, la cure contraire Lacan écrit l’AE comme un point de
personnelle et le contrôle participent de la formation, capiton du trajet. Il y a une trajectoire avec plus d’un
mais ce ne sont pas des cursus au sens où rien ne point de capiton. Et il est nécessaire à la formation
permet de fixer la durée de ces éléments. Rien ne de l’analyste – c’en est même le point essentiel –
permet de dire quand la formation est accomplie. La que cette trajectoire puisse inclure ce point de
formation doit poursuivre cette série tripodique :

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capiton du terme de la cure. Néanmoins ce terme à donner, pour l’ouverture de la Section clinique, est
lui seul ne suffit pas. différente. Il va, à ce moment-là, préciser l’intérêt
qu’il y a à ce que la psychanalyse puisse, par
Production et formation de l’analyste exemple, changer la linguistique. Il inverse
l’orientation selon laquelle il prend ces sciences
Deux textes issus de nos récents débats dans l’École, connexes, mais néanmoins la nécessité de cette série
produits par le Comité d’action de l’École Une, l’un est affirmée à tout moment de son enseignement. Il
sur la Garantie et l’autre le contrôle, sont éclairants ne s’agit pas d’être uniquement dans le hors sens.
sur cette question. Le texte sur la Garantie propose Cela devrait nous permettre de saisir la série de
de distinguer deux termes, l’engendrement de structures avec laquelle nous pouvons inventer le
l’analyste et la formation de l’analyste. L’analyste savoir analytique de façon toujours plus pertinente –
en tant qu’il est produit, sa production, et la être dans le savoir constituant plutôt que d’avoir déjà
formation de l’analyste. La production est ce qui se compris avec le savoir constitué. Il est difficile de
démontre de la fin de la cure. Le Comité d’action saisir les phénomènes cliniques que nous
utilise cette expression : «… lorsqu’un sujet est rencontrons, les difficultés de chaque sujet, les
nommé AE, l’analyste est en effet produit à la fin de symptômes qui sont autant de réponses à la douleur
la cure. Est-il pour autant formé ?» Cela va dépendre d’exister, les scénarios fantasmatiques qui font le
évidemment du choix de chacun. Mais la question drame ou le bonheur de chacun, sans se confronter
soulevée est celle de la dynamique dans laquelle au paradoxe suivant : qu’un sujet peut désirer le plus
l’analyste doit poursuivre après la fin de sa cure, ce qu’il veut le moins. C’est là que se saisit le hors-
pour rester dans le désir de l’analyse. sens où la formation du psychanalyste doit maintenir
le discours psychanalytique comme étranger à toute
Psychanalyse et psychothérapies psychothérapie, qui vise la solution dans le sens.
La question de la formation du psychanalyste La psychanalyse appliquée
recouvre celle de la différence entre psychanalyse et
psychothérapie. C’est un débat très actuel, dès lors Si nous sommes clairs sur cette indication, alors il
que le législateur s’en mêle. Il est actuel aussi du fait s’agit de faire un petit pas de plus. Comment
de la modernité de notre époque, où fleurissent les situerions-nous tout un champ clinique, dans lequel
psychothérapies. La formation du psychanalyste est beaucoup d’entre nous travaillent – ce sont
ainsi définie par Lacan : «il ne s’agit pas d’atteindre notamment les champs cliniques institutionnels, les
à la compréhension». La distinction entre institutions de soins pour enfants psychotiques ou
psychanalyse et psychothérapie se situe bien là. La pour toxicomanes, et les hôpitaux psychiatriques ?
psychothérapie consiste à atteindre à la Comment considérerions-nous le travail de
compréhension, elle est sur le versant du sens. Alors quelqu’un qui est en formation dans l’analyse et qui
que la psychanalyse, dans ses fondements, est produit un travail clinique de ce type ? Lacan a un
essentiellement du côté du hors sens ou du pas-de- nom pour cela – il ne s’agit pas de dire : en attendant
sens 4. de devenir psychanalyste, vous faites de la
Sur cette distinction, Lacan est clair dans «La chose psychothérapie – qu’il développe dans son Acte de
freudienne», dont le dernier chapitre s’intitule «La fondation, la «psychanalyse appliquée». Lacan y
formation des analystes à venir». Il y écrit, à propos distingue trois sections pour son École : la section de
de l’enseignement et de la formation : «c’est d’une psychanalyse pure, à laquelle il donne comme visée
initiation aux méthodes du linguiste, de l’historien et de travail la fin de la cure et le contrôle ;
je dirai du mathématicien, qu’il doit être maintenant deuxièmement, la section de psychanalyse
question pour qu’une nouvelle génération de appliquée, à laquelle il donne pour mission l’étude
praticiens et de chercheurs recouvre le sens de de la clinique de la cure et de tous les modes
l’expérience freudienne et son moteur. Elle y d’application de la psychanalyse dans le travail en
trouvera aussi à se préserver de l’objectivation institution, et la confrontation au discours médical ;
psychosociologique, (…)». Il oppose ainsi la à la troisième section, il assigne un travail de lecture,
recherche du sens inaugural de l’expérience les connexions du champ freudien. Ces trois sections
freudienne et l’objectivation psychosociologique. font le trépied de la formation du psychanalyste : la
L’objectivation psychosociologique est celle qui cure menée à son terme, le contrôle, le travail
cherche le sens psychologique. La formation dans le d’enseignement et de lecture des textes, dont la
champ de la psychanalyse inclut pour Lacan les forme la plus achevée est le cartel. Et, dans cette
sciences connexes. La formulation qu’il va en articulation, Lacan présente la psychanalyse

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appliquée comme un des modes de la psychanalyse. Mais il faut garder à l’esprit que l’enseignement peut
La psychanalyse pure, en tant que visée de la fin de aussi être une résistance au savoir, comme le fait
la cure et contrôle de l’acte analytique, assure, quant remarquer Lacan dans l’Allocution de clôture au
à elle, les fondements de la psychanalyse. Cette Congrès de l’E.F.P. en 1970 – un congrès sur
assurance des fondements de la psychanalyse permet l’enseignement : «Plutôt que de prendre mon
une confrontation de la psychanalyse au champ de la discours comme enseignement, mieux vaut s’en
clinique tel qu’il existe en institution. C’est ce qui servir». Il oppose ainsi la dimension de
permet de mettre résolument du côté de la l’enseignement au sens d’une accumulation de
psychanalyse ce type de pratique où l’invention de savoir, qui est résistance au savoir constituant dans
savoir a aussi sa place – comme celle d’Antonio Di la mesure où il fonctionne alors comme savoir
Ciaccia sur la clinique-à-plusieurs, par rapport à constitué et figé, et l’usage opératoire d’un
quoi les psychothérapies sont d’un tout autre enseignement – mieux vaut s’en servir – qui peut
registre. être une base pour le savoir constituant. La
Dans un autre texte sur la formation qui date de résistance de l’enseignement au savoir existe, dans
1967, «Le petit discours aux psychiatres» – il l’avait la mesure où l’enseignement propose le savoir
d’abord intitulé «La psychanalyse et la formation comme savoir constitué.
des psychiatres», puis «Formation du psychanalyste
et psychanalyse» – il s’adresse à des psychiatres L’acte analytique et le sujet supposé savoir
pour parler de la formation du psychiatre car, en
1967, il considère que la formation du psychiatre Reprenons la question du contrôle. Qu’est-ce que le
consiste aussi à faire une analyse et à se former à la contrôle en psychanalyse ? Cela peut être le contrôle
psychanalyse. La formation du psychiatre inclut de l’élaboration du cas clinique, le contrôle du
alors cette dimension de la formation du diagnostic, le débat sur le diagnostic. Mais il me
psychanalyste, ce qui n’est plus tout-à-fait vrai semble que le contrôle est essentiellement le
aujourd’hui. Dans ce texte, Lacan fait un certain contrôle de l’acte. C’est-à-dire le contrôle de ce que
nombre de remarques sur la synthèse du cas, comme l’analyste se situe bien dans la dimension de l’acte,
on l’appelle. Pour tous ceux qui travaillent en dans la cure qu’il mène et dont il vient parler en
institution de soins, c’est très éclairant : la synthèse, contrôle 5. C’est le contrôle de la dimension du sujet
que Lacan appelle le «fatras», s’oppose au cas par supposé savoir, tel qu’il est développé dans la
cas. «Proposition d’octobre» et spécialement dans sa
Un mot encore sur ce tripode de la formation tel première version, publiée en annexe des Autres
qu’on peut le tirer de l’Acte de fondation. Il articule Écrits. J’évoquais plus haut une forme de mauvaise
trois modes d’approche du réel en jeu. Dans la cure, compréhension de cette formule du sujet supposé
le réel se démontre à terme dans la possibilité qu’il y savoir, en «sujet supposé sachant». Cette traduction
ait du psychanalyste ; c’est le réel rencontré à la fin erronée tend à considérer que l’analyste est supposé
de la cure. Dans le contrôle, il s’agit du réel en jeu avoir le savoir. Bien sûr, dans le transfert, c’est une
dans le transfert et l’interprétation, c’est-à-dire de ce supposition qui existe parfois mais, comme le
qui soutient la possibilité de l’acte analytique. Et souligne Lacan, ce n’est pas du tout le cas général,
enfin, dans le travail d’enseignement ou de lecture, au contraire. Il n’est pas du tout nécessaire que
dans le cartel, le réel en jeu est justement la morsure l’analysant ait ce fantasme pour que le transfert
du symbolique sur le réel que doit opérer le savoir opère. Lacan développe la formule du sujet supposé
constituant. savoir, dans la première version de la Proposition
d’octobre, en écrivant :
L’enseignement et le savoir supposé
sujet…savoir
L’enseignement et la lecture de textes, qui sont un Le terme «supposé» se situe donc au-dessus de la
versant différent de celui de la cure dans la barre et en dessous de cette barre, nous avons
transmission de la psychanalyse, sont présentés par «sujet», points de suspension, «savoir». Qu’est ce
Jacques-Alain Miller, dans la Préface aux brochures qui est supposé ? Lacan est explicite sur le fait de
des Sections cliniques, comme le versant du situer l’analysant sous la barre et la position de
mathème. C’est le côté épuré de la transmission, en l’analyste au-dessus de la barre, c’est-à-dire que le
tant que la psychanalyse doit pouvoir être transmise signifiant du transfert imputé à l’analyste se situe au-
hors de la cure pour ce qui est des opérateurs qui la dessus de la barre, soit le «supposé». Le sujet
fondent. Concernant par exemple la lecture de supposé savoir signifie d’abord que, quand un sujet
textes, les Sections cliniques tiennent ce pari.

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va en analyse, il suppose qu’il y a un savoir inclus C’est de la responsabilité exclusive des


dans ce qui lui arrive et qu’il en développera là les psychanalystes d’aborder cette question et de tirer
coordonnées. Le savoir en question n’est pas celui les conséquences de ce problème.
que l’analyste posséderait, mais celui qui est
supposé à l’inconscient du sujet freudien. Dès lors II.
que se suppose un savoir à cet inconscient, Il y a une certaine relation entre les termes
l’opération analytique fait que le sujet vient en enseignement, transmission de la psychanalyse,
analyse. Par l’opération que Lacan appelle formation du psychanalyste et formation
«rectification des rapports du sujet au réel» dans «La psychanalytique. Ces notions, qui ne recouvrent pas
direction de la cure», un sujet vient se supposer à ce des réalités semblables, sont employées couramment
savoir. C’est donc une double supposition : dès dans la littérature psychanalytique avec une certaine
l’entrée en analyse un sujet est supposé au savoir, confusion qui ne nous surprendra pas. Au contraire,
mais le savoir inconscient en question est lui-même elle nous éclaire sur le problème que nous devons
supposé. Il y a donc un savoir supposé auquel se traiter. La psychanalyse dépend du destin du
suppose un sujet. Ce mathème indique la position de psychanalyste, et inversement. Freud a inventé la
l’analyste que Lacan va écrire, dans les «quatre psychanalyse et a créé en même temps le
discours», en position de semblant d’objet. psychanalyste.
Nous partons d’un principe : il y a un déséquilibre
1. Ce texte a été établi à partir d’une conférence donnée au Champ freudien en
Belgique, le 5 mai 2001. entre le développement de la pratique et de la théorie
2. Cette intervention, ici réécrite, a été faite devant un public constitué psychanalytique et les moyens employés pour la
notamment de participants d’une Section clinique.
3. Je reprends ici une interprétation qu’en a donnée J.-A. Miller. formation du psychanalyste. Un signe de ce
4. C’est un point qu’on trouvera largement développé dans le Cours de J.-A. déséquilibre est l’absence d’une théorie générale de
Miller de l’année 2000-2001.
5. Éric Laurent a développé ce point dans une Conférence institutionnelle de la formation de l’analyste – de la même manière
l’ECF l’an passé. qu’il existe une théorie générale de l’interprétation
des rêves par exemple. Les raisons de ce
Suite déséquilibre ne se trouvent évidemment pas dans
Francisco-Hugo Freda une négligence quelconque de la part de Freud ou de
Lacan, qui ont toujours considéré la difficulté
inhérente à ce problème et ont apporté des réponses
I.
et des orientations qui ont permis de réduire ce
Soyons clairs, il y a un problème actuel : la
déséquilibre, sans pour autant l’effacer
formation de l’analyste. Aujourd’hui, la marche du
complètement.
monde, la multiplicité des moyens thérapeutiques, la
Ce déséquilibre confère à la psychanalyse une
course vers la guérison la plus rapide et la plus
certaine fragilité et nous devons lui prêter une
simple rend plus nécessaire de préciser la
attention extrême, étant donné que le destin même
particularité de la psychanalyse ainsi que sa forme
de la psychanalyse se joue directement entre ces
de transmission et les modalités de formation du
deux termes.
psychanalyste.
S’agit-il simplement d’une situation actuelle, produit
III.
de l’époque, ou d’un simple manque d’attention de
Nous devons commencer par les indications de
la part des psychanalystes ? Ne faudrait-il pas revoir
Freud concernant la formation du psychanalyste. Il
constamment les modes et critères de la formation
impose l’analyse personnelle, le contrôle de la
analytique et de sa transmission en fonction des
pratique et une culture générale. Il indique par
modifications de la théorie psychanalytique ?
ailleurs que, vis-à-vis de son patient, le
Entre les propositions de Freud dans ce domaine
psychanalyste doit avoir un certain «savoir
bien précis et celles d’aujourd’hui, des
supérieur» qui lui permet d’avoir une vision plus
modifications, dont les conséquences doivent se
approfondie de la réalité psychique. Ces consignes
mesurer, sont apparues.
ne constituent pas un ensemble homogène. Nous
Les réponses à ces questions ne sont pas simples.
avons ce qui est obligatoire, ce qui est important,
Nous savons que c’est autour d’elles que des
mais nous avons aussi ce savoir en plus, bien
querelles, des divisions et des scissions se sont
difficile à définir mais tout-à-fait nécessaire au
cristallisées tout au long de l’histoire de la
maniement de tout traitement analytique. Jusqu’à ce
psychanalyse.
jour, personne n’a mis en doute la nécessité de
l’analyse personnelle et du contrôle. En ce qui

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concerne ce que nous pouvons appeler la relation de Lacan a abondé dans ce sens en intégrant la figure
l’analyste avec le savoir constitué, nous devons du savoir sous la forme du «sujet supposé savoir» en
constater qu’elle a été en quelque sorte remplacée tant que point de constitution du transfert. Cette soif
par le diplôme universitaire. de savoir fait le centre même de la formation de
En ce qui concerne ce trait particulier que tout l’analyste telle que Freud l’a conçue.
analyste doit avoir pour mener à bien un traitement Cette soif de savoir n’est pas assimilable à
psychanalytique, la réponse freudienne n’est donnée l’acquisition d’un savoir constitué, ni au bagage
nulle part. culturel et intellectuel d’un sujet. Il y a une difficulté
Freud, au contraire, a nommé son trait, celui qui lui à définir cette soif de savoir. Nous essayerons de
est propre et qui l’accompagne toute sa vie durant : donner une réponse positive. La soif de savoir de
la «soif de savoir». Ce trait traverse l’œuvre de Freud, c’est la psychanalyse. La psychanalyse est
Freud du début à la fin. Il marque de son sceau l’inscription de cette soif de savoir de Freud dans le
chaque passage conceptuel de la psychanalyse. Deux champ du savoir constitué. Il s’agit d’une étrange
exemples nous permettent d’illustrer ce point de métonymie, étant donné que le résultat est
vue : le premier est le fameux «vous le savez déjà» l’invention d’un savoir nouveau, mais en même
que Freud profère pour indiquer la fin d’une temps une modification radicale de la composition
analyse ; le second se rapporte à «Construction dans du savoir constitué. De ce fait, les psychanalystes
l’analyse» où, confronté au silence de ce qui ne peut sont invités à maintenir la tension entre un savoir
pas se remémorer, Freud impose un savoir produit constitué et un savoir nouveau. Nous ne devons pas
par l’analyste indépendamment de toute oublier l’insistance de Jacques Lacan à ce propos.
considération du patient. Ce lien, précieux et précis, Dans ce sens, les psychanalystes sont invités à
entre un trait personnel et la production d’un savoir maintenir les effets de cette soif de savoir freudienne
que nous trouvons chez Freud, constitue un véritable puisqu’en dépend le destin de la psychanalyse.
modèle épistémique qui peut être décelé avec clarté
dans la production théorique de quelques analystes. IV.
Il ne s’agit pas de la soif de savoir freudienne, mais
d’une attirance pour la cause première, d’une Le fil de notre réflexion et l’objectif de notre travail
passion pour la vérité, voire une nécessité de nous mènent nécessairement à expliciter, à tracer un
cohérence. Ces traits ont, avec le trait freudien, une cadre minimal de ce que nous considérons comme
relation métonymique évidente et nous sommes l’héritage freudien. On peut répéter que le caractère
obligés de considérer que tout analyste a un trait novateur de la conception du savoir va fonder le
propre qui lui permet d’inscrire sa praxis dans la champ psychanalytique. Cette révolution ne trouve
psychanalyse. La passe promue par Lacan répond à pas sa raison d’être dans la nouveauté que Freud
cette exigence sur plusieurs de ces aspects. propose. Elle va bien au-delà. Nous la situons sur le
Cependant, notre optimisme doit être mesuré. Nous fond de deux courants opposés : d’un côté, dans la
avons pu nous apercevoir qu’un déplacement quête de la signification de toute manifestation
s’opère dans la formation de l’analyste qui va contre inconsciente, Freud retrouve un ordre de
cette orientation générale. Il y a une promotion du détermination qui lui permet de rendre compte du
sens au détriment du savoir. Lacan, très attentif à ce caractère rationnel de celle-ci. Mais, dans ce
glissement – qu’il considérait comme inévitable, et mouvement, l’ordre de détermination va se trouver
qui ruine le fondement même de la psychanalyse – a érodé par un espace vide de sens : la causalité
promu la notion du réel pour faire barrage à cette psychique. Entre le déterminisme inconscient et la
tendance. La formule «il y a du savoir dans le réel» causalité psychique, s’ouvre un espace de savoir
peut être considérée comme une réponse à «il y a du inédit. Le sujet de l’inconscient ne se confond pas
sens». avec le sujet de la pulsion que cet espace introduit –
Le trait freudien se fait sentir de telle sorte que nous bien que les deux se rencontrent et s’entrecroisent
pouvons dire que la psychanalyse, grâce à ce trait, se dans l’équation du fantasme. C’est-à-dire que nous
différencie de toute autre thérapie. La différence ne différencions un ordre de détermination d’un espace
se trouve ni dans la méthode, ni dans les résultats, causal qui permet d’établir l’émergence d’une
mais dans le passage qui fait d’un symptôme, d’une définition de l’être, au-delà de toute détermination.
souffrance subjective, un lieu à partir duquel le sujet Cet au-delà implique une redéfinition des
peut avoir accès à un certain savoir. Dans ce sens, coordonnées temporo-spatiales à l’intérieur
Freud déplace le lieu du savoir, en faisant du désir, desquelles s’inscrivent aussi bien l’immuable de la
qui va du rejet au vouloir savoir, un critère clinique. pulsion que la fixité du traumatisme, ou l’histoire de
ce qui a été dit. Les implications épistémiques de

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cette double causalité se font sentir dans le fond formule de son désir, même si la possibilité d’y
même de la définition que la psychanalyse se fait du accéder lui reste obscure par définition. La
sujet : divisé dans son être par la pulsion, barré dans responsabilité devant la possibilité forge ses propres
son existence par la mort que lui impose l’usage du limites. L’inscription du désir dans l’Autre assure au
signifiant. désir un haut degré de détermination ; c’est-à-dire
L’esquisse présentée précédemment fait partie de ce que les coordonnées qui le régulent n’échappent en
que nous lègue la psychanalyse, legs qui a été rien aux lois du signifiant.
accompagné de la création d’un «personnage», le En ce qui concerne le psychanalyste, Lacan postule
psychanalyste, qui puisse faire valoir par son acte les que son désir est inédit. Il y a quelques années déjà,
résonances éthiques que le sujet défini par la nous avons interprété la proposition de Lacan
psychanalyse suppose. Si nous disons «les comme un désir non édité. C’est-à-dire sans
résonances éthiques que ce sujet suppose», et si nous inscription, un désir qui échappe à la détermination
insistons, c’est pour faire remarquer que ce sujet de l’Autre, pour retrouver dans un au-delà «un
n’est pas naturel, qu’il n’est pas caché, que c’est la nom», un nom bien particulier qui lie, noue, cette
psychanalyse qui l’a fait surgir. Indiquons qu’il ne non-inscription à la cause de la psychanalyse.
s’agit pas d’un sujet qui a toujours été là et que L’encrage d’un nom à la cause analytique
l’interprétation, la levée du refoulement, la force de n’implique nullement l’existence de celle-ci comme
l’amour de transfert et l’irruption du refoulé ont fait condition première – sans quoi nous rétablirions,
renaître, mais que la psychanalyse a inventé un sujet d’une manière déguisée, ce que Lacan n’a pas arrêté
en modifiant le champ du savoir. De cet événement, de démonter, «un Autre de l’Autre».
le psychanalyste prend la charge. Et si la tâche lui La cause analytique n’est pas non plus l’Autre du
semble lourde, ce n’est pas parce que le patient désir ; sinon, le désir serait serf d’une cause, ce qui
résiste, mais parce que sa formation a tracé les est une forme de la religion. Il ne s’agit pas non plus
limites de son acte ; et il faut considérer en même d’un étage supérieur, forme épurée du désir qui,
temps que, de sa formation – à la différence de son libéré des lois de l’Autre, confère au sujet une
acte – il n’est pas le seul responsable. potentialité de décision libérée de toute obligation.
La cause analytique est un réel qui, inclus dans tout
V. dire, échappe à la signification.
Revenons à notre point de départ, la formation de VI.
l’analyste et la transmission de la psychanalyse.
Aucune réflexion sur celles-ci n’est possible, sans le Le cadre minimal que nous essayons de construire,
double jeu du désir et de la résonance du désir à pour répondre à notre question initiale, met en
l’intérieur de la causalité psychique. Le pas franchi évidence les limites auxquelles nous nous
par la psychanalyse fut de lier les lois universelles de confrontons. Le fil de notre recherche nous a fait
la détermination du désir au particulier de l’objet a rencontrer la soif de savoir de Freud et le désir inédit
cause du désir. Cette variation dans la conception du de l’analyste postulé par Lacan. Nous avons
désir ne constitue pas une simple évolution, une l’impression de ne pas encore avoir trouvé la
modification nécessaire imposée par un progrès véritable portée de ces deux notions. Pourtant deux
conceptuel. Il s’agit d’un véritable saut, au sens conclusions, même partielles, peuvent être établies.
mathématique du terme puisqu’il introduit dans la Ces deux notions se retrouvent étroitement liées :
programmatique discursive un manque de sens d’une part, le désir de l’analyste, tel que Lacan l’a
auquel le dire n’était pas prêt. Ce saut inaugure le défini, est en quelque sorte métonymique par rapport
champ de la vérité, en tant que consubstantiel à à la soif de savoir de Freud ; d’autre part, les deux
l’histoire du désir. Dans ce sens, il impose au sujet sont habités par un point indéfinissable autour et à
d’inventer un dire pour pouvoir dire l’objet a. partir duquel se tisse toute l’histoire théorique et
La psychanalyse a rompu le lien de l’être parlant à la pratique qui constitue la psychanalyse. Il est alors à
pure détermination historique pour générer un nouveau nécessaire d’interroger le désir du
espace où cette dernière tombe sous la tutelle de sa psychanalyste. Nous partons d’un postulat : sans le
responsabilité. Cette responsabilité est une invention désir du psychanalyste, la psychanalyse n’est pas
qui se tisse pour ne pas en faire une figure du possible, et vice-versa. Comment faire pour vérifier
surmoi. Cependant, toute invention est inachevée, et sa différence vis-à-vis de la gamme générale des
le dire trace les limites, la forme du vide que ce dire désirs ? Comment faire pour établir la différence
ne peut obturer. Un seul fait nous pousse dans cette entre le désir d’un sujet et le désir d’un
voie : l’être parlant – du seul fait de l’être – a la psychanalyste ? Nous sommes bien placés pour dire

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que la passe permet, entre autres choses, de vérifier nouvelle interrogation sur la technique – comme
cette différence, niais nous interrogeons ce désir en nous l’avons évoqué il y a déjà quelques années,
tant que tel et son mode de vérification constant. devant le public qui nous accompagnait quand nous
Cette nécessité de vérification s’impose, si nous avons animé le séminaire des AE de l’ECF.
nous proposons de construire une théorie a minima La notion de technique fait ici référence à la position
assurée de la garantie. C’est-à-dire que, si nous du potier qui hisse la terre à la catégorie d’objet, qui
proposons une relation entre garantie et vérification circonscrit un vide – c’est-à-dire l’opération à partir
qui exclut toute possibilité d’établir des listes de de laquelle il élève la terre rouge de Sorbas à la
contrôleurs ou de didacticiens qui exerceront cette catégorie de pot, à la condition de réceptacle d’un
fonction, c’est parce que nous doutons de toute vide. Mais c’est à partir de ce vide que lui-même se
proposition s’appuyant sur un désir de l’analyste constitue comme potier en tant que «différence
indestructible, assuré pour toujours – ou d’autres pure» dans son rapport au pot. Nous n’oublions pas
formules du même ordre. Quand nous disons un que la référence au potier a été utilisée par Lacan,
désir inédit, nous indiquons qu’il n’est pas qui ensuite a utilisé celle de l’artisan, et qui en même
complètement contaminé par la jouissance, qu’il est temps a fait appel au poète : il a comparé l’effet de
plutôt insensible aux fluctuations du signifiant, un l’interprétation et l’effet poétique. Si nous rappelons
peu libre de la détermination temporelle, un peu ici ces références, c’est pour signaler qu’au
imperméable aux avatars de la subjectivité. déterminisme structural, il a opposé le caractère
Mais pourquoi une telle forme de désir est-elle créationniste du signifiant. Là où Freud voyait la
nécessaire – forme qui frise une certaine pureté de répétition du même comme rythmant la vie du sujet,
l’être, qui laisse entrevoir une ascèse où la figure du Lacan a indiqué que la trame du destin se tisse avec
sujet divisé tend à disparaître ? Par ailleurs, que les règles du hasard. Chez Lacan, il s’agissait à ce
définit ce désir inédit si nous disons qu’au fond, moment-là d’une inflexion de sa pensée, sans
l’être de l’analyste n’existe pas ? Poser cette série de laquelle il ne serait pas possible d’avancer l’idée
questions, c’est surtout interroger la psychanalyse suivante comme corollaire de ce texte : l’analyste se
afin de pouvoir converser avec les psychanalystes. crée et la formation analytique s’offre.
Nous nous aventurons alors vers une première C’est-à-dire que rien ne nous permet d’indiquer
réponse qui, même si elle se profile sous la forme pourquoi un individu choisit de s’autoriser comme
interrogative, prend la forme d’une réponse : le désir analyste, indépendamment de l’acte qui permet cette
inédit ne serait-il pas la réponse la plus juste que décision. Cet acte s’inscrit entre deux impossibles :
Lacan oppose à la notion de contre-transfert, la -le premier : comme le potier, l’analyste ne peut pas
constitution d’un instrument qui permette à trouver la forme parfaite pour habiter le vide que son
l’analyste de répondre de la manière la plus ajustée à acte produit ;
sa rencontre avec l’inconscient ? -le deuxième : comme le poète, le psychanalyste ne
Pour clarifier encore le point auquel nous sommes possède pas le dernier mot pour définir l’amour.
arrivés, la réponse la plus adéquate à la notion du À la différence de l’artisan et du poète, le
désir inédit de l’analyste se trouve sûrement à psychanalyste – s’il possède un certain «amour pour
l’intérieur d’une réflexion sur la technique le réel» – peut essayer de transmettre comment, du
psychanalytique ; c’est-à-dire la relation entre la centre même de l’impossible-à-dire, surgit le
technique psychanalytique et l’acte psychanalytique. minimum de liberté qui a permis à Freud d’inscrire
Toute réflexion sur le désir du psychanalyste sa soif de savoir dans l’univers des savoirs.
entraîne une réflexion sur son savoir-faire. Il ne nous À suivre…
semble pas vain de dire que le savoir-faire du Mojacar, août 2001.
psychanalyste n’est pas synonyme de direction de la
cure. Par contre, celle-ci constitue une partie de son
savoir-faire. Pendant presque un mois, nous nous sommes
Cette communication ne nous permet pas d’établir la rencontrés régulièrement ; nos conversations
différence entre technique et praxis, entre savoir- avaient pour thème l’écriture, la philosophie, la
faire, expérience et direction de la cure, encore poétique et les formes de la nature. Il a participé à
moins d’interroger les sens positifs comme négatifs la construction de ce texte. Il ne l’a jamais lu, mais
du terme technique. Nous ne pouvons pas nous il m’a proposé des orientations. Je parle de mon ami
arrêter non plus sur le fait que le Séminaire, Livre I Jorge Aleman.
de Lacan interroge la technique psychanalytique et
que les derniers Séminaires sont traversés par une

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Le désir d’École Un élément de ce montage indique le bouclage


Christine Le Boulengé pulsionnel : il s’agit pour Lol de se faire voir par
Jacques Hold pendant qu’elle les observe. Le destin
À la lumière de la clinique de la fin de l’analyse 1, de la pulsion se réalise là, dans le «se faire voir», qui
Jacques-Alain Miller a fait la proposition de boucle le circuit et arrête la dérive pulsionnelle.
considérer l’École comme un concept fondamental Dans la névrose, ce montage est généralement
de la psychanalyse. Ce concept me semble répondre refoulé et l’extraction de l’objet pulsionnel hors de
à l’orientation de la psychanalyse vers le réel. la scène dont il donne le cadre laisse une trace au
Le désir d’École n’est pas à entendre au seul sens du niveau de l’objet du fantasme – ici, puisqu’il s’agit
génitif objectif : «nous désirons l’École». C’est aussi du regard, sous la forme d’une tache, celle des
un génitif subjectif : «l’École désire». L’École est cheveux noirs sur la nudité de Tatiana. C’est par
donc sujet, sujet d’un désir : «Il est nouveau de voir cette trace, cette tache, que l’objet du fantasme
apparaître un sujet», dit Lacan, lisant le Freud de concentre le peu d’être du sujet, comme ombre
«Pulsions et destins des pulsions» 2. pulsionnelle exaltée en beauté, agalmatisée.
Par sa grammaire des pulsions, Freud établit en effet N’étant pas une névrosée, Lol a gardé son objet dans
que la pulsion ne ferme son circuit qu’au troisième sa poche et elle le fait rentrer dans la scène. Lol se
temps, avec l’apparition d’un nouveau sujet qui fait voir par Jacques Hold, c’est elle qui fait tache
permet la constitution du fantasme proprement dit. pour lui, tache qui le regarde, qui provoque son
Dans les deux premiers temps pulsionnels, ceux des angoisse et lui fait quitter la fenêtre, défaisant le
voix active (voir) et passive (être vu), nous trouvons montage de Lol. Il ne peut se maintenir sur la scène
le seul Real-Ich freudien, le sujet acéphale de la du fantasme de Lol comme pur sujet du désir qu’en
pulsion, équivalent à l’objet pulsionnel, puisqu’il est restant dans l’ignorance de sa prise dans ce fantasme
le mode de la manifestation de la pulsion 3. Ce n’est et dans ce destin pulsionnel.
qu’au troisième temps, celui de la voix moyenne
réfléchie (se faire voir), qu’apparaît, dit Freud, «une Un nouveau sujet
personne étrangère qui doit assumer le rôle du
Je souhaite mettre l’accent sur ceci : à ce troisième
sujet». Il y a, dit-il, «introduction d’un nouveau sujet
temps de la pulsion qui est le temps du fantasme, «il
auquel on se montre pour être regardé par lui», et
est nouveau de voir apparaître un sujet», qui est
«ce sujet, qui est proprement l’autre, dit Lacan,
l’autre. C’est ce qui permet qu’au terme de
apparaît en tant que la pulsion a pu fermer son cours
l’analyse, un nouveau sujet puisse être appelé afin de
circulaire».
réaliser un autre destin pulsionnel. Si ce destin
C’est le temps du fantasme, qui fixe un destin
pulsionnel est «psychanalyste», alors, ce nouveau
pulsionnel. Le sujet n’y est que représenté,
sujet, c’est l’École. L’École vient à la place où il y
éventuellement par les offices d’un homme de paille,
avait l’homme de paille, mais pas pour le même
tel Monsieur K. pour Dora ou Jacques Hold pour Lol
office. À suivre les termes de la «Proposition
V Stein. Je m’appuie sur ce cas de Lol
d’octobre» 5, l’opération psychanalytique aboutit à la
V Stein, que Jacques-Alain Miller a porté au
solution d’une équation à une inconnue, un x, dans
paradigme 4, car il indique à ciel ouvert la
laquelle le désir du psychanalyste est venu se glisser
constitution du fantasme au moment du bouclage à la place de l’inconnue, du x. La solution de ce x
pulsionnel. C’est le moment où Lol va épier les livre au psychanalysant son être, sous la double
amours de Jacques Hold et de Tatiana. C’est la nuit, valeur de la fonction phallique et de l’objet a qu’il
elle est dans le champ de seigle, ils sont devant la s’est fait être pour l’Autre. Cela le fait déchoir de
fenêtre éclairée : son fantasme et le destitue comme sujet, dit Lacan.
N (S ◊ a)
C’est un moment, un moment seulement. La
Lol Hold Tatiana question est de savoir ce qui se passe après, de
La beauté du corps de Tatiana, nue sous ses cheveux savoir quel sera le nouveau destin de la pulsion 6.
noirs, localise et concentre pour Lol son être qui lui À propos du passage au psychanalyste, Lacan
a été ravi lors de la scène du bal. Jacques Hold est indique qu’à la fin de l’analyse, lorsque s’est résolu
pour Lol, au même titre que Monsieur K. pour Dora, le désir du psychanalyste «qui a soutenu dans son
l’homme de paille, l’instrument par lequel la beauté opération le psychanalysant», celui-ci «n’a plus
de Tatiana est exaltée. Voilà le fantasme qui indique envie à la fin d’en lever l’option». Lever une option
comment Lol entend être aimée pour elle-même, a un sens précis en langage économico-juridique :
c’est-à-dire en Tatiana. Ce fantasme arrête son une option, c’est une promesse de vente qui n’a pas
errance. valeur d’obligation pour l’acheteur. On prend une

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option sur une maison, sur un billet d’avion, sur une transfert de travail est donc une façon d’y faire avec
robe, etc. Lever l’option, c’est y mettre fin en la pulsion dans un symptôme post-analyse, qui est
acceptant le contrat, c’est-à-dire en achetant – la un nouveau destin pulsionnel.
robe, par exemple. Abandonner l’option, c’est y C’est ce qui dégage la communauté de l’École de
mettre fin sans acheter. Dans le «marché» l’obscénité de groupe, étant entendu que le groupe,
psychanalytique, l’option vient de la supposition de comme le montre le schéma de la
savoir, comme promesse de savoir sur l’être. À la Massenpsychologie freudienne, se constitue de la
fin, lorsque «la solution [de l’équation] livre son être complémentation des fantasmes individuels par l’Un
au psychanalysant», celui-ci pourrait lever l’option du leader. Il y a là un destin inverse : l’École comme
et partir avec son être en poche, ou abandonner sujet permet à chacun de ses membres de réaliser un
l’option en disant «pas de ça». Or, s’il passe au nouveau destin du a auxquels ils sont réduits, alors
psychanalyste, l’analysant part, mais il «n’a plus que dans le groupe le leader, en concentrant le a
envie de lever l’option». C’est que l’opération lui a auquel chacun des membres a renoncé, fixe dans
«passé» quelque chose de plus précieux que l’être, et leur manque-à-être les sujets mortifiés à quoi ils se
le lui a passé à sa surprise. Elle lui a passé un désir. réduisent. Le leader n’est pas censé désirer : il est, et
Le désir qui a soutenu l’opération se transmet et peut à l’occasion présentifier l’appel surmoïque.
ouvre à une nouvelle éthique, non plus de l’être, L’École, par contre, désire. Elle est le concept qui
mais du réel comme cause. La prise du désir articule la fonction désir dégagée du support du
s’avérant n’être «rien que celle d’un désêtre», le fantasme, comme désir de l’Autre, hétéros, noué au
«psychanalyste à venir» rejette donc l’être pour désir de savoir, scilicet 7. C’est ce qui l’oriente vers
maintenir l’option sur le désir, en se vouant «à le réel, comme je vais le développer. Elle est invite à
l’agalma de l’essence du désir, prêt à le payer de se ce que chacun des membres y mette du sien, non
réduire, lui et son nom, au signifiant quelconque». comme mortifié, mais à partir du vivant qu’il est et
Cela ouvre à un nouveau destin pulsionnel, impensé de l’élucidation qu’il a pu faire de son rapport à la
jusqu’alors. jouissance.
Si l’analysant fait ce choix, il est condamné à Et que désire-t-elle ? Elle désire la différence, un
repasser sans cesse par cette option. désir de différence pas seulement conjoncturel, mais
aussi essentiel. La conjoncture, en effet, nous presse
L’École désire de faire la différence entre la psychanalyse vraie et
la fausse, selon les termes mis en vigueur par J.-A.
C’est là que l’École vient comme concept Miller. Mais, au-delà de cette conjoncture, le désir
fondamental lié au passage à l’analyste. L’École de différence est articulé par Lacan en 1964 comme
comme sujet s’articule à la destitution subjective, spécifiant le désir de l’analyste. C’est le «désir
qui n’est pas assurée une fois pour toutes, qui est à d’obtenir la différence absolue» 8. Et Lacan de poser
repasser constamment. Il y a la rencontre de l’École que ce n’est pas un désir pur, puisque le désir pur est
à la place où il y avait auparavant l’institution le rejet de cette différence absolue, le rejet de l’objet
subjective (l’homme de paille, par exemple). pathologique kantien. Rejet donc du vivant (a), le
L’École est une réponse nouvelle, un concept qui désir pur est désir de mort, visant la production d’un
permet de prolonger la destitution subjective, pur sujet barré, tel Jacques Hold dans le fantasme de
nécessaire si l’on veut occuper la place du Lol. Le désir pur relève du fantasme. Au contraire,
psychanalyste, c’est-à-dire la place de l’x dans le désir d’obtenir la différence absolue vise l’au-delà
l’opération, en se réduisant au signifiant quelconque. du fantasme.
Il n’y a pas d’autre choix pour le passage au L’expression «différence absolue» est particulière.
psychanalyste, à moins d’imposture. La différence nécessite l’ordre du signifiant, qui
L’École est aussi le passage obligé pour ce destin installe une discontinuité dans le réel : sans l’ordre
pulsionnel appelé «psychanalyste». Le fantasme, du signifiant, on est dans le continu, et la question de
faisant écran à l’inexistence de l’Autre, assure la la différence est impensable. Et dans l’ordre du
fonction de faire chaîne libidinale par le circuit de la signifiant, la différence est relative, parce que
pulsion. Si l’on ne croit plus au fantasme, comment relative à un deuxième signifiant : A sera dit
alors faire encore chaîne libidinale ? Les monades différent de B. A tout seul ne sera pas dit différent,
que sont les sujets acéphales de la pulsion ne font A tout seul s’équivaut au réel. La différence absolue
pas chaîne, il faut un passage par l’Autre pour que le implique donc un certain champ aux confins du
circuit puisse se boucler. L’École comme sujet de signifiant et du réel. C’est «celle qui intervient
désir vient assurer cette fonction de chaîne en faisant quand, confronté au signifiant primordial, le sujet
re-circuler la libido dans un lien de travail. Le

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vient pour la première fois en position de s’y au pire. Il ne s’agit pas de contrer le réel mais de
assujettir». C’est donc S1/$, un signifiant qui s’égaler à celui-ci par un modèle épistémique qui
détermine le réel, le réel du sujet. C’est la marque accueille la contingence et qui se module sur le
primitive de sa jouissance qui, quoique contingente, faufilement du réel, sur la fuite du sens, sur les bouts
vaut comme différence absolue parce qu’elle de réel, sur la «pluralité des mondes possibles»,
s’équivaut au réel pour ce sujet-là. Le désir d’obtenir comme le dit Eric Laurent 11. C’est en s’égalant au
la différence absolue est donc un désir orienté par le réel que la psychanalyse a chance de le déterminer,
réel du symptôme 9 et par de nouvelles façons d’y ce réel, autrement.
faire avec le réel – un nouvel amour, évoqué par
1. Miller J.-A., «Le banquet des analystes», 1990, inédit, cité par Freda H. dans
Lacan à la fin du Séminaire XI et repris dans son le Courrier de l’ECF de février 2000.
Séminaire XX, mais aussi un autre usage des 2. Lacan J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la
psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, et Freud S., «Pulsions et destins des
semblants, le désir d’obtenir un signifiant qui s’égale pulsions», Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1978, pp. 26-34.
au réel pour le déterminer autrement. 3. Lacan J., Le Séminaire Livre XI, ibid., pp. 165 et 167.
4. Miller J.-A. L’orientation lacanienne, «Les us du laps» (1999-2000), cours
du 24 mai au 14 juin 2000, inédit.
Le réel et l’École 5. Lacan J., «Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École»,
Autres écrits, Paris, Seuil, 1968, pp. 243 et ss.
7. Lacan J., Le Séminaire Livre XI, op. cit., pp. 245-246.
Je vais l’illustrer à partir de deux fonctions de 8. «Ainsi, l’être du désir rejoint l’être du savoir» : Lacan J., «Proposition sur le
l’École, la fonction d’élaboration de la clinique et la psychanalyste de l’École», op. cit.
8. Lacan J., Le Séminaire, Livre XI, op. cit., p. 247.
fonction de contrôle de l’acte. Visant au réel, la 9. «Le symptôme est ce que beaucoup de personnes ont de plus réel» : Lacan
clinique psychanalytique procède essentiellement J., «Conférences à la Yale University», Scilicet 6, Paris, Seuil, 1976, p. 41.
10. Laurent E., «Le modèle et l’exception», Omicar ? rt°49, Paris, Seuil, 1998,
par l’accueil de la contingence à quoi répond l’acte pp. 121-128.
analytique. 11. Laurent E., ibid., p. 128.
Il ne saurait donc y avoir de clinique
psychanalytique préformée, puisque la contingence La passe et la formation de l’analyste
est par définition imprévisible. C’est pourquoi il est Elisa Alvarenga
nécessaire de construire cette clinique en
permanence, au cas par cas, par des élaborations et «Heureux les cas où passe fictive pour formation inachevée : ils laissent de
témoignages cliniques qui portent la trace, à chaque l’espoir.» 1
J. LACAN
fois singulière, de l’opération psychanalytique.
L’École se présente comme le lieu de cette Ce travail est un effort de réflexion sur la disjonction
élaboration constante sur le mode, non de la entre la passe et le contrôle des capacités de
déduction, qui descend de la loi générale aux faits l’analyste, la production et la formation du
cliniques qui s’en déduisent, mais de l’induction, qui psychanalyste. Il s’agit ici de réfléchir au fait que la
part des faits singuliers pour en tirer une proposition passe, invention de Lacan, preuve par laquelle
plus générale 10. l’analyste vérifie son acte du passage de l’analysant
Il ne saurait pas davantage y avoir de garantie de à l’analyste, n’est pas suffisante pour garantir le
l’acte psychanalytique, puisque l’acte ne procède fonctionnement de l’analyste dans la clinique. En
que du défaut de garantie : c’est là son site. La d’autres termes, si l’analyse depuis la «Proposition
dimension de l’acte est inhérente à la psychanalyse du 9 octobre 1967» peut avoir une fin logique et
si celle-ci veut accueillir la contingence et s’égaler démontrable dans l’École de Lacan, le contrôle de la
au réel, qui est sans loi. Face au réel sans loi, il y a pratique de l’analyste, n’a pas de fin démontrable de
l’acte, sans garantie. Un acte suppose cependant manière logique, à savoir que l’analyste aura
qu’on en réponde. L’acte requiert donc le contrôle à toujours à contrôler son acte, à y retourner pour
la place de la garantie. L’École est le lieu de ce réfléchir, puisqu’au moment de l’acte il ne pense
contrôle de l’acte, contrôle qui ne délivre pas de pas, il le réalise.
label, qui n’allège pas de l’acte, mais qui le re- Dans la première leçon du Séminaire «L’acte
suscite incessamment. analytique», un mois après avoir lancé la
Ces deux versants, de l’élaboration clinique et du «Proposition», Lacan nous dit «[…] qu’il serait […]
contrôle de l’acte, font de l’École un concept à la léger de penser que ce savoir est déjà là, à nous
hauteur du réel. D’abord parce que c’est un concept attendre avant que nous le fassions surgir, […] C’est
qui fait sa place au vivant, qui invite à ce que des bien ce dont il va s’agir à propos de l’acte
vivants y mettent du leur, à partir de ce qui les cause. psychanalytique». 2 Alors, si Lacan suppose l’acte
Ensuite, parce qu’il ne s’agit pas de contrer le réel en analytique «du moment électif où le psychanalysant
le barrant ou en le masquant, ce à quoi s’emploient passe au psychanalyste» 3, il ne le restreint pas à ce
les psychothérapies, moyennant quoi elles ramènent

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moment privilégié, mais à tout acte que l’analyste trouve le projet d’un Institut de psychanalyse conçu
fait dans sa pratique et qui, par définition, le par Lacan cette année-là.
dépasse. Je m’appuie sur l’acte car il me semble que Dans les standards de PIPA, le traitement dure de
cela nous permet de situer au premier plan la nombreuses années, sans fin déterminée, avec trois
position de Lacan face à la pratique de la ou quatre séances par semaine de durée longue et
psychanalyse à l’IPA, où l’inconscient est supposé fixe. «Il est essentiel pour l’élaboration interprétative
être déjà là, attendant d’être découvert. L’acte, dans du transfert, que rien de ce que le patient dit sous
la mesure où il précède la pensée, permet l’accès à l’égide de la règle fondamentale ne trouve de la part
un savoir nouveau, à construire. de l’analyste, une réponse en acte…» 4 Il s’agit
Ce que je voudrais aborder, c’est le paradoxe de donc d’une pratique à l’envers de l’acte analytique
l’intersection entre la formation et la production de en tant qu’élément qui introduit du nouveau, fondé
l’analyste. Je prendrai une formulation de Gustavo sur une conception de l’inconscient en tant que
Dessal, relevée par E. Laurent, qui me paraît répétition, qui doit être cherchée de manière
intéressante comme point de départ : nous pouvons exhaustive dans le discours du patient pendant la
distinguer la formation et la production de l’analyste séance.
comme deux temps de la mise en place du désir de La formation à l’IPA est une formation hiérarchisée,
l’analyste. La formation de l’analyste, sur son où les candidats sont sélectionnés selon des critères
versant des formations de l’inconscient, se rapporte établis a priori, et la formation se déroule dans un
à un premier temps d’aliénation à l’Autre, alors que cadre déterminé – analyse didactique, supervision, et
la production de l’analyste surgit du second temps, enseignement selon les critères exigés par
celui de la séparation. Quel est le paradoxe ? C’est l’institution.
que la production de l’analyste a un rapport avec la
passe, parle d’une conclusion et peut être vérifiée. L’Acte de fondation
Au contraire la formation, bien que de structure elle
soit du côté de l’aliénation, ne se termine pas par la Exclu de l’IPA en 1963, Lacan fonde, le 21 juin
passe, et rien ne garantit la pratique de l’analyste. 1964, l’École freudienne de Paris, «organisme où
Comment comprendre que le dispositif qui vérifie la doit s’accomplir un travail – qui, dans le champ que
production d’un analyste ne garantisse pas sa Freud a ouvert, restaure le soc tranchant de sa vérité
pratique ? – qui ramène la praxis originale qu’il a instituée sous
Pour aborder cette relation entre la passe et la le nom de psychanalyse dans le devoir qui lui revient
formation de l’analyste, je commencerai par en notre monde […] Cet objectif de travail est
l’exclusion de Lacan de l’IPA, et je terminerai avec indissoluble d’une formation à dispenser dans ce
la configuration actuelle de la formation et la place mouvement de reconquête. […] Ceux qui viendront
de la passe dans l’École Une. J’espère amener, pour dans cette École s’engageront à remplir une tâche
conclure, quelque chose de mon expérience, où la soumise à un contrôle interne et externe. […] Pour
passe et la formation me semblent indissociables. l’exécution du travail, nous adopterons le principe
d’une élaboration soutenue en petit groupe.» 5
Lacan et l’IPA Nous devons noter par conséquent la place du
travail, de la formation, du contrôle et de
En 1963, Lacan est exclu de l’IPA, suite à la l’élaboration.
subversion introduite par sa pratique, en franc Déjà, dans l’Acte de fondation, Lacan rétablit la
désaccord avec les principes et les règles établies place de la psychanalyse didactique, à sa manière,
dans cette association dont il faisait partie. Déjà, en dans la Section de psychanalyse pure, définie
1953, Lacan et d’autres collègues avaient fondé la comme «… praxis et doctrine de la psychanalyse
Société Française de Psychanalyse, se séparant de la proprement dite, laquelle est et n’est rien d’autre
Société Psychanalytique de Paris. Il ne convient pas […] que la psychanalyse didactique.» 6 La
ici de nous appesantir sur ces données historiques, préoccupation de Lacan sur la formation est
mais il faut signaler que l’intérêt de Lacan pour la strictement liée à la pratique : une confrontation
pratique, pour la formation et pour la relation avec entre les personnes qui ont une expérience
l’institution analytique, a toujours fait du bruit dans didactique et les candidats en formation devra avoir
l’histoire de la psychanalyse. Jacques-Alain Miller lieu, de même qu’on ne doit pas voiler la nécessité
nous dit que la cause immédiate de la scission de qui résulte des exigences professionnelles chaque
1953 fut la création de l’Institut de psychanalyse qui fois qu’elles mènent l’analysant en formation à
devait assurer la formation des analystes. Dans prendre une responsabilité, si peu qu’elle soit,
l’ouvrage qu’il a publié sur la «Scission de 53», on analytique. C’est dans cette problématique, et

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comme cas particulier, que Lacan situe le contrôle, formes de responsabilité, répondent deux formes de
qui figure comme une sous-section de psychanalyse garantie :
pure à côté de la doctrine et de la critique interne de 1. AME ou analyste membre de l’École, reconnu en
la praxis comme formation. Si Lacan n’a pas établi tant qu’analyste qui a fait ses preuves, de l’initiative
de critères de régulation pour le contrôle, depuis de l’École même.
l’Acte de fondation il l’inclut dans la politique de 2. AE ou analyste de l’École, auquel il est imputé
formation de son École. d’être de ceux qui peuvent témoigner des problèmes
Dans la «Note adjointe» à l’Acte de fondation, cruciaux aux points vifs où ils sont pour l’analyse,
Lacan précise la place du didacticien : «Un dans la mesure où eux-mêmes ont la charge de les
psychanalyste est didacticien de ce qu’il a fait une résoudre. Cette place implique qu’on veuille bien
ou plusieurs psychanalyses qui se sont avérées l’occuper, et qu’elle ait été demandée.
didactiques.» Il est essentiel «que l’analysé soit libre Lacan établit ainsi que l’École peut garantir la
de choisir son analyste». 7 Ainsi, «le seul principe relation de l’analyste avec la formation qu’il
certain à poser… est que la psychanalyse est dispense.
constituée comme didactique par le vouloir du sujet, Qu’y a-t-il de si nouveau, de si décisif dans la
et qu’il doit être averti que l’analyse contestera ce «Proposition», pour que la définition d’un champ de
vouloir, à mesure même de l’approche du désir qu’il formation décide de l’éloignement de beaucoup
recèle. […] Ceux qui entreprennent une d’analystes qui jusque-là avaient suivi Lacan ? C’est
psychanalyse didactique le font de leur chef et de que Lacan introduit, en 1967, une procédure de
leur choix. […] ils peuvent être en position vérification de ce qu’est un analyste, à partir de ce
d’autoriser leur psychanalyste comme didacticien.» 8 qu’un candidat, à être analyste, peut élaborer et
Il est surprenant de voir comment Lacan inverse le transmettre de son analyse à l’École. Tous les
fonctionnement de l’IPA, où le didacticien existe a critères de formation, d’autorisation, laissés d’une
priori et où le candidat doit être analysé par lui. Ici certaine manière en suspens avec l’Acte de
le candidat choisit un analyste et, si son analyse se Fondation, sont ici formalisés de telle manière qu’ils
révèle didactique en ouvrant sur le désir de échappent définitivement à ceux qui jusqu’alors
l’analyste, alors son analyste peut être autorisé s’autorisent de son silence, soit de son supposé
comme didacticien. Il est déjà possible ici savoir. L’analyste est appelé à faire ses preuves : soit
d’apercevoir la place que l’École fondée par Lacan les preuves de sa pratique et de ses élaborations, en
réserve à la production de l’analyste dans l’analyse, les communiquant publiquement à l’École, soit les
par l’avènement du désir de l’analyste, production preuves des résultats de son analyse, en formalisant
qui sera l’objet de sa «Proposition», trois ans plus le passage de l’analysant à l’analyste dans la
tard. procédure de la passe. En décembre 1967, Lacan
explicite : «… je veux mettre des non-analystes au
La «Proposition sur l’Analyste de l’École» contrôle de l’acte analytique, […] le non-analyste
n’implique pas le non-analysé, qu’évidemment je ne
Dans l’introduction à sa version parlée de la songe pas à faire accéder […] à la fonction
«Proposition», Lacan déclare : «Il s’agit de fonder d’analyste de l’École.» 10
dans un statut assez durable pour être soumis à L’École, dit Lacan, peut servir pour dissiper cette
l’expérience, les garanties dont notre École pourra ombre épaisse qui recouvre le moment de passage
autoriser de sa formation un psychanalyste – et dès du psychanalysant au psychanalyste, moment où
lors en répondre.» 9 s’énonce le désir de l’analyste. Au contraire de ce
Si l’Acte de Fondation trace une politique pour qui est supposé dans la formation standard, il n’y a
l’École, il s’agit maintenant de savoir quelles pas ici une liquidation du transfert mais une
garanties de formation l’École peut donner à ses. transformation de celui-ci, sans lequel l’adresse à
analystes. Le principe, implicite dans l’Acte de l’École n’aurait pas raison d’être. Le transfert de
Fondation, selon lequel l’analyste s’autorise de lui- travail, déjà évoqué par Lacan dans sa «Note
même, qui permet qu’un membre de l’École se adjointe à l’Acte de fondation», prend tout son poids
déclare AP (analyste praticien), n’exclut pas que avec la «Proposition». Le désir de savoir, advenu
l’École garantisse qu’un psychanalyste dépende de dans la passe, se dédouble dans le désir de
sa formation. L’analyste peut vouloir cette garantie, transmettre les résultats de l’expérience analytique.
et dès lors cela ne peut que le mener au-delà : il Ainsi la formation de l’analyste sort définitivement
devient responsable du progrès de l’École, il devient d’un cadre idéal, puisque la «Proposition» implique
analyste de l’expérience de l’École. À ces deux une accumulation de l’expérience réelle,

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communiquée par les passants, dans le dispositif de encore n’est-elle pas suffisante. […] Il y en a,
la passe. Le Cartel de la passe doit la recueillir des maintenant c’est fait : mais c’est de ce qu’ils
passeurs, l’élaborer, la sérier et procéder ou non à la fonctionnent. Cette fonction ne rend que probable
nomination, selon ses degrés. C’est à partir de l’ex-sistence de l’analyste. […] S’il convenait
l’expérience que sera construit un nouveau savoir, pourtant que ne fonctionnent que des analystes, le
avec les transformations de la clinique prendre pour but serait digne du tripode italien.» 13
psychanalytique. La «Proposition» tire alors la Lacan opère ici une disjonction fondamentale entre
psychanalyse didactique du black-out où se trouve la fonction et l’être de l’analyste, disjonction
l’IPA : «Le contrôle des capacités n’est plus commentée par J.-A. Miller tout au long de son
ineffable ». Cours Le banquet des analystes. Cette disjonction,
Pourtant, en 1973, Lacan retourne à la question de pas toujours évidente, est explicitée de manière très
l’analyse didactique pour l’interroger : « […] je n’ai claire par le Comité d’Action de l’École Une dans
jamais parlé de formation analytique, j’ai parlé de son document sur la Garantie, quand il transmet que
formations de l’inconscient. Il n’y a pas de «l’AE est produit de l’acte, mais ce produit est-il
formation analytique. De l’analyse se dégage une formé ? La production de l’analyste et sa formation
expérience, dont c’est tout à fait à tort qu’on la ne sont pas équivalentes, […] La seule pratique en
qualifie de didactique. L’expérience n’est pas cause dans la production de l’AE est celle de son
didactique. Pourquoi croyez-vous donc que j’ai analyste […] et, pour ce qui le concerne, elle est sa
essayé d’effacer tout à fait ce terme de didactique, et pratique d’analysant accomplie, pourrait-on dire. Il
que j’ai parlé de psychanalyse pure ? », 12 se peut fort bien, c’est même le plus courant
La réponse, je pense, nous est donnée par Lacan lui- aujourd’hui, que cet analysant ait par ailleurs une
même dans sa «Note italienne» qui jette, de manière pratique d’analyste, mais ce n’est pas à partir d’elle
rétroactive par rapport à la «Proposition», une qu’il est nommé AE. […] Il vaut donc la peine de
lumière nouvelle sur l’expérience de la passe et la marquer la différence entre l’analyste analysé et
pratique de la psychanalyse dans l’École. l’analyste praticien. [H Ne vaudrait-il pas la peine de
souligner la nécessité pour l’analyste praticien,
La «Note italienne» préoccupé à juste titre de sa formation, de ne pas
omettre son rapport à sa production ?» 14
Nous pouvons dire que la «Note italienne» est
comme un rêve de Lacan, une idée qui a trouvé ses Prendre en compte le réel
véritables conséquences beaucoup plus tard, avec la
«Question de Madrid» formulée par J.-A. Miller en Que dire de cette production, et de l’analyse dite
1991. Avec cette Question, J.-A. Miller reformulé le didactique ? Avec la «Note italienne», nous pouvons
désir de Lacan, d’une École dans laquelle on entre saisir pourquoi Lacan critique, à ce moment de son
par la procédure de la passe, créant ainsi la enseignement, le terme de didactique. Il ne s’agit pas
possibilité d’un usage du dispositif pour l’entrée à d’apprendre, dit-il, à actionner les boutons qui
l’École. Cependant, cet usage est quasiment parvenu mettent en fonction l’inconscient comme un savoir
à une déviation des finalités du dispositif qui étaient qui est déjà là depuis toujours : «Le savoir par Freud
pour Lacan la vérification de la fin d’une analyse. désigné de l’inconscient, c’est ce qu’invente l’humus
Nous explorerons la richesse de la «Note italienne» humain pour sa pérennité d’une génération à l’autre,
dans sa contribution à la question de la formation de et maintenant qu’on l’a inventorié, on sait que cela
l’analyste, pour revenir finalement à la place de la fait preuve d’un manque d’imagination éperdu». 15
passe dans la formation, telle qu’on peut la situer Dans l’analyse, il s’agit de produire quelque chose
aujourd’hui dans l’École Une. de nouveau, qui ne s’apprend pas mais qui se
En 1973, Lacan propose au groupe italien que ses dévoile à partir de l’acte analytique.
membres soient recrutés par la procédure de la Pour cela, il est nécessaire de prendre en compte le
passe. L’analyste ne s’autorise que de lui-même, réel. Il y a du savoir dans le réel, dit Lacan.
affirme de nouveau Lacan, peu lui importe une L’analyste abrite un autre savoir, mais il doit tenir
garantie donnée par l’École avec le sigle ironique de compte du savoir dans le réel. Il n’y a d’analyste que
l’AME. Ce n’est pas avec ça qu’il opère. Ce à quoi si le désir de l’analyste lui vient, désir inédit qui le
on doit veiller est que celui qui s’autorise de lui- distingue de l’humanité. L’analyste comme objet a,
même soit, de fait, analyste. Cette thèse, dit Lacan, ex-siste, il est produit à partir d’un acte – et non
n’implique pas que n’importe qui soit analyste : formé à partir d’un modèle. Pour Lacan, le savoir
«Pas-tout être à parler ne saurait s’autoriser à faire dont il s’agit dans la production de l’analyste, « […]
un analyste. À preuve que l’analyse y est nécessaire, n’est pas rien. Car ce dont il s’agit, c’est qu’accédant

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au réel, il le détermine tout aussi bien que le savoir lieu, justement au centre de la formation, invalidant
de la science. Naturellement ce savoir n’est pas tout ma tentative de m’analyser, disons dans la périphérie
cuit. Car il faut l’inventer». 16 Telle est l’ambition de la formation.
expresse de Lacan dans la «Note italienne», où il
conclut que «tout doit tourner autour des écrits à 2. La passe à l’entrée, au moment de mon retour au
paraître.» 17 Or, le produit d’une analyse, un Brésil donc d’une séparation forcée d’avec
analyste, n’est pas forcément un praticien de l’analyste, a fonctionné comme retour sur un chemin
l’analyse. D’un autre côté, un praticien de l’analyse parcouru dans un moment de séparation difficile. Il y
n’a pas toujours conclu son analyse. La plupart des a eu là une tentative de «contrôle», de vérification de
praticiens sont encore en analyse lorsqu’ils l’analyse, pour savoir où je me situais. Les effets ont
commencent leur pratique. Devons-nous alors été le détachement d’un certain savoir, construit
penser que l’analyste produit de la fin de l’analyse jusque-là, avec l’indice de la place occupée par
n’a rien à voir avec sa propre pratique en tant l’analyste en tant que représentant de l’objet. Après
qu’analyste ? Il est évident que non, puisque l’acte la passe, il y eut une position de travail décidée, sans
de passage de l’analysant à l’analyste suppose retour en arrière possible. Le silence sur la passe fut
l’assomption même du désir de l’analyste. La important pour que le travail de l’analyse puisse
formalisation d’un savoir sur son analyse lui permet continuer jusqu’à la fin.
de conclure et de se séparer de son analyste, par la
chute du sujet supposé savoir ; ce qui l’installe, pour 3. Peu avant la fin de l’analyse, alors que j’ignorais
d’autres, au lieu de la cause du désir, rendant plus ce qui manquait pour conclure, la discussion d’un
vif que jamais son désir de savoir. Au moment cas en contrôle avec un autre analyste, fut reprise
même où il rencontre l’Autre qui n’existe pas, dans l’analyse, me permettant d’effectuer une
l’analyste se trouve dans le devoir éthique de nouvelle boucle avec une autre articulation. Et
contrôler son acte, de le penser, de construire un finalement, au moment de la passe, il y eut une
savoir sur l’acte. Ainsi, la pratique de contrôle, que véritable rencontre, contingente, entre la pratique en
l’École préconise dans sa politique de formation, tant qu’analyste et le témoignage de passe. Après le
n’est pas bouclée avec la passe mais ravivée par premier témoignage auprès des passeurs,
l’implication de l’analyste dans son acte et par un l’expérience clinique me confronta à une limite en
nouveau désir de savoir. tant qu’analyste. Le désir de guérir, jusque-là
Nous pouvons alors considérer l’être de l’analyste, inconscient, qui se manifestait dans une position de
que Lacan distingue de la fonction de l’analyste, dévouement quelquefois aveugle à la clinique, donna
comme n’étant pas un être statique. Lacan parle de lieu à ce que je pus reconnaître après-coup comme
l’analyste comme de celui qui porte une marque, la désir de l’analyste et à l’assentiment au A d’une
marque d’un rebut, non une étiquette ou un titre analyste pas-toute. Il y a eu là, par conséquent, une
professionnel. Marco Focchi l’a dit d’une manière incidence de ma passe sur la clinique, et vice-versa :
très juste : «Si la passe est le dispositif qui permet de dans la clinique, l’effet d’une rencontre sur ma
reconnaître cette marque, le contrôle doit être la passe. Lors d’un second témoignage qui eut lieu à la
pratique qui permet de se maintenir dans le désir qui demande du Cartel de la passe, j’ai pu transmettre
l’a produite». 18 que, de cette expérience, une analyste a été produite.

Intersection entre la passe et la formation 1. Lacan J., «Télévision», Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 510.
2. Lacan J., Le Séminaire, Livre XV, «L’acte psychanalytique», (1967-1968),
séance du 15 novembre 1967, inédit
J’aimerais conclure avec trois fragments de mon 3. Lacan J., «L’acte psychanalytique», compte rendu du séminaire 1967-1968,
Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 375.
parcours, qui éclairent d’une certaine manière la 4. Informations citées par Sylvette Perazzi à partir de ce que la SPP a diffusé
formation. Situés en trois moments précis de sur Internet, dans «La question des standards», La Lettre Mensuelle n°194,
ECF, Paris, janvier 2001, p. 16.
l’analyse, ils peuvent être lus rétroactivement à 5. Lacan J., «Acte de fondation», Autres écrits, Paris, Seuil, 2001. p. 229.
partir de la passe : 6. Ibid., p. 230.
7. Lacan J., «Note adjointe», Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 233.
8. Ibid., p. 234.
1. Le commencement de l’analyse : j’avais l’idée 9. Lacan J., «Proposition du 9 octobre 1967 – première version», Analytica vol.
8, Paris Lyse, 1978, p. 5.
que je devais être analysée chez un analyste qui ne 10. Lacan J., «Discours à l’École freudienne de Paris», Autres écrits, Paris,
soit pas au centre de la formation que je convoitais, Seuil, 2001, p. 270.
11. Lacan J., «Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École»,
où de fait se logeait le transfert. Je pensais qu’il était Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 258.
possible de séparer l’analyse personnelle de la 12. Lacan J., «Sur l’expérience de la passe», Ornicar ? n°12-13, Paris,
Navarin, 1977, p. 121.
formation, comme si c’était un sujet privé. Résultat : 13. Lacan J., «Note italienne», Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 308.
la supposition de savoir s’est installée en un autre

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14. Comité d’Action de l’École Une, «L’impasse de la garantie», La Lettre désir de l’analyste». D’une façon plus condensée, on
Mensuelle n°196, ECF, Paris, mars 2001, p. 6.
15. Lacan J., «Note italienne», op. cit., p. 311. pourrait dire : «Au commencement est l’amour» et
18. Ibid, p. 310. «À la fin est le désir». La demande de l’analysant
19. Ibid, p. 311.
18. Focchi M., «Remèdes contre le sommeil du désir», La Lettre Mensuelle s’est transformée dans le désir de l’analyste. Lacan
n°194, ECF, Paris, janvier 2001, p. 11. avance, en effet, qu’à la fin de l’analyse, ce qui est
devenu le désir de l’analyste se sépare de la
Le désir, le souci et l’expérience demande de l’analysant. Le lien entre l’amour et le
Pierre Naveau désir se rompt : D //d. Mais si ce que J.-A. Miller
appelle, en effet, «le lien du transfert» se rompt, cela
Ce titre se rapporte à trois termes qui n’ont aucun ne veut pas dire pour autant qu’il est réduit à rien. La
rapport entre eux : le désir de l’analyste, le souci du question reste posée de savoir ce que devient
thérapeute et l’expérience du clinicien. l’amour de l’analysant devenu analyste. Je laisse, ici,
cette question en suspens. Entre le début et la fin de
Le désir de l’analyste la partie, l’on passe simplement de l’«essentiel» du
sujet supposé savoir, dont parle Lacan p. 210 du
Lacan en introduit le terme p. 209 du Séminaire XI 1. Séminaire XI, à l’«inessentiel» du sujet supposé
Dans cette page, il est question de la confiance faite savoir dont il est question dans la «Proposition», p.
par l’analysant à l’analyste. Cette confiance, fait 254 des Autres Écrits 5. Ce passage de l’essentiel à
remarquer Lacan, est d’un prix qu’il est impossible l’inessentiel du sujet supposé savoir est – je cite –
d’évaluer. Lacan pose alors la question : Autour de «ce qui se passe au terme de la relation de transfert».
quoi tourne cette confiance faite à l’analyste ? À cet De ce point de vue, Lacan souligne que le sujet
égard, il indique que le but de son enseignement est supposé savoir n’est pas quelque chose de réel et que
la formation du psychanalyste. Et il précise ainsi que c’est quelque chose qui ne peut être saisi, au
la formation du psychanalyste exige que celui-ci contraire, que dans la dimension du semblant. Ne
sache autour de quoi tourne la confiance qui lui est dit-il pas, p. 85 du Séminaire XX 6, que «l’amour
faite. Eh bien, ce autour de quoi ça tourne, c’est s’adresse à ce semblant d’être qu’est l’objet (a)» ? Il
justement, affirme-t-il, le désir de l’analyste. Le y a ainsi un rapport entre l’amour et le semblant qui
désir de l’analyste se situe en tant que désir de se conçoit plus aisément que le rapport entre l’amour
l’Autre relativement au désir du sujet. et le réel, – la distinction, sur laquelle il s’agit, ici, de
Lacan met en lumière, p. 210 du Séminaire XI 2, le mettre l’accent, étant celle qu’il y a entre le semblant
point d’articulation qu’il y a, selon lui, entre le et le réel. Mais la question se pose, et elle a été
transfert (du côté de l’analysant) et le désir de posée : dans quelle mesure peut-il être avancé que
l’analyste. «Le transfert», dit-il, «est un phénomène l’amour, du côté de l’analysant, ne s’adresse pas
essentiel qui est lié au désir». La question, alors, se seulement au semblant, mais aussi, à partir d’un
pose : De quel désir s’agit-il ? Cela n’est pas précisé certain moment qu’il s’agit de situer, au réel ? Que
par Lacan. Puisque Lacan a mis l’accent, p. 209 du la question soit posée dans ces termes, cela implique
Séminaire XI, sur le désir de l’analyste, je prends, qu’il faille s’interroger sur le fait que l’analyste
ici, le parti de considérer que le désir dont il s’agit puisse représenter quelque chose de réel. Il ne peut
est le désir de l’analyste. Autrement dit, le ressort de pas s’agir de l’objet a, puisque, J.-A. Miller a insisté
la confiance faite à l’analyste est le lien, qui se noue là-dessus, l’objet a n’est pas, en soi, quelque chose
dans l’analyse, entre l’amour (du côté de de réel, mais un semblant, – un «semblant d’être»,
l’analysant) et le désir (du côté de l’analyste). précise Lacan 7. L’objet a est plus proche de l’être
L’analysant aime et l’analyste désire. Dans les que du réel. Si l’on avance que l’analyste peut
termes de la dialectique de l’Un et de l’Autre, l’on représenter quelque chose qui ne peut pas se
peut dire que l’Un aime et que l’Autre désire. Le représenter, c’est-à-dire quelque chose de réel,
transfert, comme l’a indiqué Jacques-Alain Miller qu’entend-on par là ? Est-ce que l’on veut dire, par
dans son Cours 3, est un lien. Il noue ainsi l’amour exemple, que l’analyste représente alors la pulsion ?
au désir, dans la mesure où la demande se tourne Est-ce que l’on veut indiquer ainsi que l’énonciation
vers le désir, où l’amour s’adresse au désir. pure et simple du désir de l’analyste est quelque
Dans sa «Proposition» de 1967, Lacan oppose le chose de réel ? Il me semble qu’il y a, là, une
début et la fin de la partie qui se joue au cours de question – concernant la distinction à faire entre le
l’analyse. «Au commencement est le transfert» 4, semblant et le réel – sur laquelle il vaut tout-à-fait la
écrit-il. On pourrait mettre en regard de cette peine de reprendre la discussion.
proposition cette autre proposition : «À la fin, est le

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La fin de la «Proposition» de 1967 porte sur la fin de où la division subjective est mise en cause par la
l’analyse. Et, à propos de la fin de l’analyse, destitution subjective. De ce point de vue, la
justement, Lacan évoque la prise du désir de destitution, c’est l’opposé de la division. La division
l’analyste, en tant que désir de l’Autre, sur le désir institue le sujet, tandis que le passage d’un versant à
du sujet. Il indique de quelle manière le sujet se l’autre de la division le destitue. Quand Lacan, en
déprend de cette prise. 1964, pose la question de savoir autour de quoi ça
S’il est vrai que l’analyste occupe la place de l’objet tourne, la confiance faite par l’analysant à l’analyste,
a comme semblant d’être, le virage (c’est le terme il répond, en 1967, que c’est autour de ce qu’il
que Lacan utilise) qui se produit à la fin de l’analyse appelle le gond de la porte.
provoque la chute de l’analyste en tant qu’objet a. Si le passage dont il s’agit est abordé à partir du
L’analyste passe alors d’une position d’être à une rapport au fantasme, qu’en est-il du rapport au
position de dés-être 8. Une double opération symptôme ? À ce propos, dans sa «Proposition» de
s’effectue. D’un côté, l’analysant, devenu analyste, 1967, Lacan fait remarquer que «la psychanalyse,
passe de l’amour au désir, la solution du problème comme expérience, doit être isolée de la
posé par la demande de l’analysant étant, pour celui- thérapeutique» (p. 246 des Autres Écrits). Autrement
ci, le désir de l’analyste. D’un autre côté, à cause de dit, le mouvement dont il vient d’être question, qui
la substitution du désir à la demande qui s’opère va de l’amour vers le désir et qui met en valeur la
chez l’analysant, l’analyste passe de l’être au cause du désir en tant que susceptible de provoquer
désêtre. C’est à cause de ce qui arrive à l’analysant l’amour, est un mouvement qui relève de la
que cela arrive à l’analyste. L’amour, de la part du psychanalyse pure et qui, par là même, se sépare de
sujet, donne de l’être à l’Autre, tandis que la la psychanalyse appliquée à la thérapeutique.
transformation, chez le sujet, de l’amour en désir lui
retire, à l’Autre, cet être. Lacan définit le désir de Le souci du thérapeute
l’analyste, en disant que c’est «le désir de se faire la
cause du désir», que c’est le désir, en tant que désir Le terme a été utilisé par J.-A. Miller lors de son
de l’Autre, d’être la cause du désir du sujet. Je cite «allocution de clôture» des Journées de l’ECF, le 22
Lacan, p. 14 de son «Discours à l’EFP» de 1967 : octobre 2000 10.
«À quoi a à répondre le désir de l’analyste ? À cette La différence entre la psychanalyse pure et la
nécessité que nous ne pouvons théoriser que de se psychanalyse appliquée à la thérapeutique peut être
faire la cause du désir du sujet. » 9 (c’est moi qui définie à partir de l’écart, de l’intervalle, du non-
souligne). Quand il est affirmé que l’amour donne de rapport entre le désir de l’analyste et le souci du
l’être à l’Autre, cela veut donc dire que l’être dont il thérapeute. Lorsque le souci l’emporte sur le désir,
est question correspond au fait d’être la cause et, l’on passe alors de «la forme pure» à ce que j’ose,
plus précisément, au fait d’être la cause du désir. Le ici, appeler «la forme impure» de la psychanalyse.
fait d’être la cause, cela produit, sur l’analyste, un Le non-rapport entre le désir et le souci doit être
effet d’être. confronté au lien entre l’amour et le désir que noue
La différence entre la position de l’analysant et la le transfert, puisque la demande qui pousse à
position de l’analyste est donc définie par le biais du l’amour est, dit J.-A. Miller, «une demande
rapport à l’objet a, c’est-à-dire par l’intermédiaire du thérapeutique», c’est-à-dire une demande de
fantasme. La division entre l’analysant et l’analyste guérison qui porte sur le symptôme. Si le désir de
n’est autre que la division du sujet dont il est l’analyste ne peut être articulé, comme nous venons
question dans le fantasme. Elle s’écrit par de le voir, qu’au fantasme, le transfert, en revanche,
conséquent $. Le gond de la porte, qui ouvre le dépend donc du symptôme.
passage d’une position à l’autre, ce n’est pas autre La demande initiale, dit J.-A. Miller, est la demande
chose, précise Lacan, que la cause du désir, à propos thérapeutique, c’est-à-dire, précise-t-il, «la demande
de laquelle, à la fin de l’analyse, se pose la question qui s’impose à partir du symptôme et de la croyance
de savoir qui, de l’analysant ou de l’analyste, en au symptôme». Une manière d’expliciter le transfert
occupe la place. C’est comme s’il y avait un combat peut donc consister à dire : «À ce dont il s’agit pour
qui, au terme de la relation de transfert, se livrait moi, c’est-à-dire au symptôme, j’y crois.» Cela
entre l’analysant et l’analyste concernant cette place laisse entendre que le symptôme est, pour le sujet,
singulière qui est celle de la cause du désir. Certes, quelque chose à quoi il tient. En d’autres termes,
être ou ne pas être la cause, telle est la question. quand il est dit que le transfert dépend du symptôme,
Mais il ne faut point se méprendre. Le combat dont cela tend à vouloir dire que le transfert est accroché
il s’agit n’est pas externe, mais interne – au moment au symptôme par un lien solide. Si, comme le
propose J.-A. Miller, l’on aborde le transfert au

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niveau du fait de savoir si le sujet va mieux ou s’il qui se pose, en ce qui concerne ce que je propose
va plus mal, la question se pose alors (c’est J.-A. d’appeler «le souci du thérapeute», vient de ce que,
Miller qui la pose) : «Que fait l’analyste, quand le comme le dit Lacan en 1974 à Rome, «le réel
sujet va plus mal ?» Que le sujet aille plus mal, cela insiste» et de ce que, par conséquent, comme il le dit
peut être, pour l’analyste, un motif d’inquiétude. La en 1975 aux États-Unis, «le symptôme résiste» 14.
question vaut la peine en effet d’être posée, puisque, Si l’on veut avoir une idée au sujet des changements
comme cela a déjà été souligné, lorsque le souci qui se sont produits dans la manière dont Lacan a
prend le pas sur le désir, la psychanalyse change de abordé l’expérience de la psychanalyse, il faut relire
forme. Mais, à cet égard, J.-A. Miller met l’accent, les trois «Discours de Rome» de 1953, de 1967 et de
d’un côté, sur l’inessentiel de la coupure entre les 1974. Dans le premier – comme Lacan le dit lui-
deux formes de la psychanalyse – la pure et l’impure même, à Rome, en 1974 – il met l’accent, non pas
– et, d’un autre côté, sur l’essentiel de la coupure sur le sens, mais sur le signifiant, et indique par là
entre la psychanalyse et la psychothérapie. même que l’interprétation est liée, non pas au sens,
Dans son Cours du 17 janvier 2001 11, J.-A. Miller mais au signifiant. Vingt ans après le premier
se réfère à la fin de l’analyse et distingue ainsi deux «Discours de Rome», en 1973 donc, Lacan, dans
modes de sortie ou deux modes de guérison, un «Télévision», répartit la psychanalyse et la
mode de guérison qui est relatif au fantasme et un psychothérapie selon les deux versants de cette
mode de guérison qui est relatif au symptôme. Un opposition qu’il y a ainsi, selon lui, entre le
partage peut ainsi être effectué à l’intérieur même de signifiant et le sens 15. Dans le second «Discours de
l’expérience d’une psychanalyse. La forme pure de Rome» 16, Lacan distingue l’acte de l’analyste de la
la psychanalyse concerne le fantasme, sa tâche de l’analysant. Dans le troisième «Discours de
construction et sa traversée. J.-A. Miller fait Rome», Lacan fait remarquer que la tâche
remarquer, d’ailleurs, que la traversée du fantasme qu’accomplit l’analysant est quelque chose qui lui
est elle-même une construction et n’hésite pas ainsi fait plaisir, est quelque chose dont il jouit. Mais, ce
à avancer que la traversée du fantasme est elle- qui m’a frappé dans ce troisième «Discours de
même un fantasme. La psychanalyse appliquée à la Rome», c’est que, comme dans son second
thérapeutique s’applique, quant à elle, au symptôme «Discours de Rome», Lacan s’interroge au sujet de
et conduit le sujet jusqu’à – c’est ainsi que Lacan la réussite ou de l’échec de la psychanalyse. À cet
s’exprime en 1975 – l’«identification» au égard, il déclare que l’avenir de la psychanalyse
symptôme12, c’est-à-dire jusqu’à cet état qui consiste dépend de l’avenir du réel. L’accent tend, dès lors, à
dans le fait de savoir y faire avec quelque chose qui être mis par Lacan sur la psychanalyse appliquée à la
vous embarrasse et dont vous voulez vous thérapeutique, et non sur la psychanalyse pure. Ce
débarrasser. qui est demandé à la psychanalyse, c’est qu’elle
Un double paradoxe surgit donc. D’une part, si l’on nous débarrasse de ce qui nous embarrasse. La
s’oriente par rapport au fantasme, la passe, c’est-à- demande du sujet est donc une demande
dire le passage dont il a été question plus haut, thérapeutique. Elle porte sur le réel du symptôme.
s’avère être un fantasme, dès lors que l’on tient L’acte de l’analyste est ainsi situé par Lacan, en
compte de ce que Lacan, dans son troisième 1974, non pas par rapport au fantasme et au
«Discours de Rome» 13, appelle «l’insistance du mouvement qui va de l’amour vers le désir, mais
réel». D’autre part, si l’on se repère relativement au relativement à ce réel du symptôme qui insiste. Dans
symptôme, la fin de l’analyse se caractérise par cette perspective, l’analyste, dit-il, «est voué à
l’inachevé, par une sorte de non-fin, dans la mesure contrer le réel», à aller contre ce qui se met en
où, comme Lacan le dit dans ce même troisième travers de votre chemin, à s’opposer à ce qui se met
«Discours de Rome», il s’agit simplement de savoir en opposition avec vous. En ce sens, le désir de
si le sujet arrive ou non à se débrouiller avec ce qui l’analyste n’est pas abordé, ici, comme un désir pur
se met en travers de son chemin. J.-A. Miller au sens de la psychanalyse pure, mais comme un
souligne – et c’est un point auquel je suis, pour ma désir impur, pourrait-on dire. On saisit dès lors la
part, très sensible – le fait que l’introduction par raison pour laquelle, dans cette conjoncture
Lacan du nœud borroméen dans son enseignement doctrinale, la fin de l’analyse est caractérisée comme
rompt avec la dialectique de l’en deçà et de l’au- une sorte de non-fin. Il s’agit précisément de savoir
delà, c’est-à-dire avec la dialectique de la si le sujet va mieux ou s’il va plus mal, c’est-à-dire
transgression d’un interdit, d’une limite, d’une de savoir s’il est heureux ou malheureux. Cela peut
barrière, ou encore avec la dialectique d’un passage, donner alors un sentiment d’inachevé. Mais Lacan
d’un franchissement, d’une traversée. Le problème ne dit-il pas, en 1975, aux États-Unis – et J.-A.

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Miller, dans son Cours, s’est référé à ce dit de Quelle peut être la conjoncture dans laquelle
Lacan : «Une analyse n’a pas à être poussée trop l’analyste risque de faire un faux-pas ? C’est lorsque
loin. Quand l’analysant pense qu’il est heureux de son expérience de clinicien, soudain, se trouve en
vivre, c’est assez» 17 ? C’est tout de même une sorte porte-à-faux, c’est-à-dire lorsque le souci du
de «joie de vivre» qui est là évoquée par Lacan. Et thérapeute entre en collision avec le désir de
Lacan, de surcroît, n’hésite pas à laisser entendre l’analyste, lorsque le souci gagne contre le désir.
que l’analyste peut tout à fait tenir compte de ce J’évoque donc une séquence clinique qui date d’il y
qu’en pense l’analysant. a plusieurs années. L’analysante raconte à l’analyste
qu’elle vient d’obtenir une promotion importante qui
L’expérience du clinicien lui fait faire un pas déterminant dans sa carrière. Elle
fait alors le récit de l’entretien qu’elle a eu avec le
Lacan pose la question, en 1975, aux États-Unis : chef de service, en insistant sur le fait qu’elle n’est
«Qui est capable d’être un analyste ?» 18 pas satisfaite de la façon dont elle accueilli la
Dans sa «Proposition» de 1967 comme dans son nouvelle de cet indéniable succès.
troisième «Discours de Rome» de 1974, Lacan fait L’analyste, là-dessus, interrompt la séance et la
valoir que l’enseignement dont il s’agit dans l’École raccompagne jusqu’à la porte. Sur le pas de la porte,
est le sien (celui de Lacan). Or, l’enjeu de cet il croit bon de dire à l’analysante : «Enfin, quand
enseignement (comme il le dit, en 1964, dans le même, vous devriez être contente, c’est une bonne
Séminaire XI) c’est la formation du psychanalyste. nouvelle.»
Et, aux États-Unis, en 1975, il affirme qu’«il faut Dès le début de la séance suivante, l’analysante s’en
avoir été formé comme analyste» 19. prend violemment à l’analyste et lui fait une scène,
Dans son «Discours à l’EFP» de 1967, Lacan situe en lui disant qu’elle sait très bien qu’un analyste,
ce qu’il appelle «l’expérience du clinicien» au même quand il ouvre la bouche, c’est du semblant.
niveau que la pratique de l’écoute qui est celle de Au cours d’une séance de contrôle, l’analyste
l’analyste 20. La chose importante, à cet égard, est rapporte au contrôleur ce qui est arrivé. Le
que Lacan fait valoir que la pratique, qu’il s’agisse contrôleur lui dit alors : «Eh bien, oui, vous lui avez
de celle du clinicien ou de celle de l’analyste, doit fait un cadeau.» Sous-entendu : «Vous voyez ce qui
avoir un axe, c’est-à-dire doit être orientée ; car, arrive quand un analyste fait un cadeau à une
précise-t-il, c’est de la lisibilité d’une telle analysante. Elle, elle ne le rate pas et elle ne lui fait
orientation qu’il est question. Lacan se réfère ainsi à pas de cadeau. Elle ne lui épargne pas une scène de
son enseignement et aux «repères structuraux» qu’il violence.»
a inventés. En ce qui concerne l’expérience du La parole d’encouragement, prononcée sur le pas de
clinicien, ce qui est avancé ici, c’est que la lecture la porte, doit donc être traitée comme une parole
d’une pratique doit se faire à la lumière d’une déplacée, comme une parole qui, à cet instant-là,
théorie. S’agissant du clinicien, la question qui se n’avait pas sa place, comme un lapsus en quelque
pose est, en effet, celle de savoir de quelle façon il sorte. Et comme le dit Lacan dans son «Discours à
est nécessaire de rendre lisible une pratique illisible. l’EFP», l’analyste est, dans cette conjoncture,
C’est par rapport à cette exigence de lisibilité que dépassé par son acte 22 ou, plus exactement, par la
peut être évalué le savoir-faire du clinicien. distorsion de son acte. J’avance, par conséquent,
Je voudrais, là-dessus, donner un exemple. Car la cette assertion : un lapsus de l’acte risque de se
clinique exige l’exemple. Mais afin que l’enjeu de la produire, lorsque le souci excède l’acte, lorsque
séquence clinique que je vais évoquer soit bien l’acte est distordu par le souci, lorsque le souci
mesuré, je rappelle au préalable que, dans son prend le pas sur l’acte, va plus vite que lui, le gagne
deuxième «Discours de Rome» de 1967, Lacan à la main.
donne l’indication suivante : l’acte de l’analyste doit L’analyste en question s’est alors souvenu que,
être opposé, d’une façon tranchée, à la tâche de quand il était en analyse, vingt ans auparavant, son
l’analysant, et, si l’acte flanche, l’analyste est alors propre analyste lui avait dit, à propos d’une
reconduit à la tâche de l’analysant, c’est lui qui démarche qu’il avait entreprise par rapport à une
devient l’analysant. Dans son «Discours à l’EFP» de femme : «Eh bien, oui, vous lui avez fait un
1967, Lacan évoque le faux-pas de l’analyste, en cadeau». Or, de cette démarche, il craignait les
disant que, s’il trébuche en tant qu’analyste, conséquences. Les conséquences se sont, d’ailleurs,
l’analysant «ne peut rien lui épargner» 21. Autrement avérées désastreuses. Mais son souci avait alors été
dit, si l’analyste fait un faux-pas, l’analysant ne lui de répondre d’abord à la demande de la femme en
fait pas de cadeau. question, et de donner satisfaction à cette demande.

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À vingt ans d’intervalle, l’analyste et le contrôleur


ont donc prononcé les mêmes mots. C’est bien la
confirmation que, lorsque l’analyste fait un faux-pas
comme analyste, l’acte ainsi distordu par le souci est
renvoyé à la tâche qui a été celle de l’analyste quand
il était analysant. Le lapsus de l’acte met en cause la
division entre l’acte et la tâche. Et, dans ce saut qu’il
s’agit d’accomplir, se rencontre ainsi de nouveau la
division, interne au sujet, entre l’analysant et
l’analyste. À cet égard, l’exemple évoqué montre
que le contrôle porte justement sur cette division
entre le sujet et l’objet, c’est-à-dire sur la façon dont
le sujet, alors même qu’il se trouve en position
d’objet, c’est-à-dire de semblant, fait l’expérience
d’une telle division.
1. Lacan J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la
psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 209.
2. Ibid., p. 210.
3. Miller J.-A., «Le lieu et le lien», Cours 2000-2001, texte inédit.
4. Lacan J., «Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École»,
Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 247.
5. Ibid., p. 254.
6. Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 85
7. Ibid., p. 87.
8. Lacan J., «Proposition», op. cit., p. 254.
9. Lacan J., «Discours à l’EFP», Autres Écrits, op. cit., p. 266.
10. Miller J.-A., «Allocution de clôture des Journées de l’ECF le 22 octobre
2000», La Lettre mensuelle de l’ECF, n°193, décembre 2000, p. 4.
11. Miller J.-A., «Le lieu et le lien», Cours du 17 janvier 2001.
12. Lacan J., Le Séminaire Livre XXIV, L’insu que sait de l’une-bévue s’aîle à
mourre, Omicar ? n°12. 13, pp. 6 et 7.
13. Lacan J., «La Troisième», Troisième Discours de Rome, Lettres de l’EFP,
n°16, 1975, pp. 181 et ss…
14. Lacan J., «Conférences et entretiens», Scilicet n°6-7, Paris, Seuil, 1976, p.
46.
15. Lacan J., «Télévision», Autres Écrits, op. cit., pp. 513514.
16. Lacan J., «La psychanalyse. Raison d’un échec», Deuxième Discours de
Rome, 1967 Autres Écrits, op. cit., p. 346.
17. Lacan J., «Conférences et entretiens», Scilicet n°6-7, op. cit., p. 15.
18. Ibid., p. 15.
19. Ibid., p. 35.
20. Lacan J., «Discours à l’EFP», Autres Écrits, op. cit., p. 269.
22. Ibid., p. 266.
23. Ibid., p. 273.

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LE TRAITEMENT PSYCHANALYTIQUE DU
SYMPTÔME
«Que le symptôme institue l’ordre dont s’avère notre politique, implique (…) l’hypothèse que la psychanalyse se soutient d’une
que tout ce qui s’articule de cet ordre soit passible d’interprétation.»
J. LACAN, «L1TURATERRE», Autres écrits, op. cit., P. 18. dimension éthique qui va bien au-delà de son origine
médicale et de sa constante pratique thérapeutique.
Nous pensons, depuis que Lacan nous l’a enseigné,
Éléments d’analyse du symptôme que la psychanalyse est le seul discours compagnon
Pierre-Gilles Guéguen de celui de la science qui, tout en traitant – comme
la science – le réel et en y produisant des effets, peut
cependant, à la différence du discours scientifique,
C’est sans doute seulement au sein de l’orientation prendre en compte les conséquences de ce qu’elle
lacanienne qu’il est possible de prendre vraiment au fait venir au jour. C’est pourquoi dans la
sérieux le statut du symptôme avant, pendant et psychanalyse, le psychanalyste est responsable des
après la fin de l’analyse. Et pourtant nous avons bien conséquences de son acte, tout comme le sujet est
conscience qu’il y a une contradiction ou tout au toujours tenu pour responsable de sa position de
moins un paradoxe à parler d’analyse finie et de jouissance.
symptôme résiduel. L’acte psychanalytique s’examine de ce fait sous le
Ce paradoxe est le plus souvent gommé par le reste jour de l’éthique et non pas de la thérapeutique.
de la communauté analytique mondiale. C’est C’est sans doute pourquoi Lacan pouvait faire valoir
l’exigence de rigueur de Lacan qui nous force à ne en réponse à des étudiants américains, (certainement
pas laisser dans l’ombre ce qu’aurait de commode le surpris d’une telle affirmation), que le «symptôme
fait d’ignorer le destin du symptôme ou de faire est ce que beaucoup de personnes ont de plus réel ;
accroire soit qu’on sort «guéri» de l’analyse, soit que pour certaines personnes on pourrait dire : le
le cas était une mauvaise «indication». symbolique, l’imaginaire et le symptôme» 1.
Car on ne guérit pas d’être parasité par le langage. C’est dire d’une autre façon que la psychanalyse,
Ainsi, avec Lacan, nous prenons les choses au plus celle à laquelle nous nous référons, n’est pas une
simple, au plus juste de l’expérience clinique et aussi pratique du sens car le réel annule le sens, il est sans
au plus serré : la psychanalyse comme telle, loi. Les mises en garde de Lacan sur ce thème sont
appliquée ou non, ne guérit pas, elle traite et elle nombreuses et au fil des années de son enseignement
change le sujet de l’inconscient (qu’elle produit elles se font de plus en plus pressantes : il ne faut
aussi bien). Elle donne souvent des résultats pas nourrir le symptôme de sens car, ce faisant, il
thérapeutiques considérables (et aussi bien que prolifère. Ce point d’Archimède est essentiel pour
d’autres «thérapies par la parole»), mais, en un marquer que notre pratique diffère des
certain sens, le symptôme y est toujours plus fort psychothérapies et même sans doute des autres
que le traitement. Non seulement nous ne le nions courants psychanalytiques. Ainsi, de l’autre côté de
pas mais, avec Lacan, nous le revendiquons. l’Atlantique, Kernberg, actuel président de l’IPA, se
consacre-t-il depuis longtemps déjà à faire valoir une
La césure
doctrine syncrétique qui donnerait de la
Au point même que l’on pourrait considérer psychanalyse au sein de l’institution qu’il préside le
qu’aujourd’hui le monde psychanalytique se partage sentiment d’une unité, d’un «common ground»,
en deux orientations : d’une vision globale et susceptible d’intégrer les
─ Ceux qui pensent d’abord la psychanalyse comme différences mineures.
une thérapeutique – et c’est le cas dans le courant Il présente ce courant sous la dénomination de
puissant et actuel de la relation d’objet qui domine «relation d’objet» (Object Relation). Cette doctrine
aujourd’hui toute l’IPA. issue pour l’essentiel des travaux du Middle-group
─ Ceux qui, dans l’AMP et la nébuleuse qui anglais (et particulièrement de ceux de Ronald D.
l’accompagne (moins nombreux sans doute), suivent Fairbairn), se recommande également de Margaret
le trajet de l’enseignement de Lacan, sans rien en Mahler et aussi d’Edith Jacobson.
rejeter. Cette orientation ne dénie pas l’exigence du Or il est frappant, à la lecture des derniers ouvrages
symptôme. Son exigence est d’ordre éthique : en purement psychanalytiques du Président de l’IPA –
effet, l’enseignement de Lacan se fonde sur il en écrit aussi d’autres, davantage psychiatriques –

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de constater comment dans la conception qui est la 1. Détacher la psychanalyse de l’empirisme


sienne de la psychanalyse, la dimension baconien.
thérapeutique et la dimension du sens s’entrecroisent
et s’étayent mutuellement. Pour l’essentiel Dans son ouvrage de 1992 intitulé Agression et qui,
d’ailleurs, les thèses présentées par Kernberg ne à bien des égards, est un traité et un manifeste pour
diffèrent guère de celles qu’un Bouvet pouvait la psychanalyse contemporaine aux États-Unis et
illustrer en France dans les années cinquante et que dans leur zone d’influence, Kernberg commence par
Lacan a si ardemment combattues. De ce fait il nous un chapitre sur l’affect qu’il met au fondement de la
est aisé de nous y référer. psychanalyse. L’affect : l’éprouvé tout autant que
Il n’est pas sans intérêt aujourd’hui – ne serait-ce l’observé, le trouble de l’organisme, la révolte du
que du fait de l’actualité renouvelée de ce courant – biologique, est donné comme source première de
de revenir encore sur la séparation nette que Lacan a toute l’expérience psychanalytique. Il affirme que
voulue d’avec des collègues qu’il considérait comme l’observation mais aussi la neurobiologie
égarés. Selon les lignes de fracture de la césure permettraient de fonder toute pratique du sens sur
marquée par Lacan, devaient se dessiner deux l’attribution d’une signification (bon objet /mauvais
avenirs pour la psychanalyse. Un avenir qui la objet) aux premières relations de présence gratifiante
conduirait toujours davantage à se fondre dans les et d’absence angoissante de la mère. À partir de là
pratiques de guérison des symptômes et du s’établirait toute la dialectique des bons et mauvais
traitement de leur sens, un autre dont nous avons objets et naîtrait, procédant de l’affect même, la
choisi de soutenir la charge, qui donne à la dimension langagière. Ce parti pris épistémologique
psychanalyse la tâche de prendre le symptôme provient en droite ligne de Klein et de Fairbairn dont
comme signe 2 c’est-à-dire comme signe d’un mode l’empirisme, plus naïf, était peut-être plus excusable.
de jouissance particulier à un sujet de l’inconscient. Lacan n’a cessé de tenter de nous extraire de cette
Ainsi la distinction essentielle n’est pas celle de la dimension qui mène à l’analyse des symptômes en
psychanalyse appliquée et de la psychanalyse pure, termes de projection d’agression et d’introjection
mais celle qui fait passer le tranchant entre les des objets considérés comme «archaïques» et
pratiques du sens, et la psychanalyse qui s’appuie «préœdipiens». Dès le début de son enseignement et
sur le hors sens 3. Or, le point d’application de ces toujours par la suite, il ne laissera pas de nous
différences s’avère être le symptôme présenté par indiquer que le symbolique, le langage donc,
l’analysant dans sa plainte : d’où l’intérêt préalable à l’introduction du sujet dans le monde,
d’examiner la façon dont nous traitons le symptôme. porte une dimension tierce, celle du manque :
Il n’y a pas, nous le répétons souvent, de technique manque d’objet, toujours perdu, manque du phallus
psychanalytique lacanienne. Nous pouvons qui, en tant que signifiant du désir, renvoie à la
cependant nous référer à un certain nombre de cause du manque davantage qu’au manque lui-
principes directeurs que Lacan nous a légués, à un même. Le corps du sujet, loin d’être premier dans
style de psychanalyse lacanienne, dont l’analyse du l’expérience, est pour nous inharmonique à son être,
symptôme relève. Ils permettent de tenir compte de exilé de lui par le langage qui lui préexiste.
l’exigence du symptôme au sens où le symptôme, C’est pourquoi dans notre orientation, nous
objet de la cure psychanalytique, est aussi une distinguons strictement de l’affect ce que nous
création du dispositif. Car nous ne traitons pas du appelons «l’événement de corps» :
symptôme au sens médical, mais du manque-à-être C’est parce que le sujet est sujet du signifiant qu’il
du sujet dont le symptôme analytique, c’est-à-dire le «ne peut s’identifier à son corps, et c’est précisément
symptôme pris dans le dispositif de parole qu’est la de là que procède son affection pour l’image de son
cure, est la guise. corps» signalait à ce propos Jacques-Alain Miller,
précisant que c’est là un principe directeur qui est
d’ailleurs «le principe de la critique constante que
Lacan a pu faire […] de la phénoménologie de
Merleau-Ponty qui essaye de restituer la co-
Les quatre principes d’analyse du symptôme naturalité de l’homme au monde» 4.
S’extraire de l’empirisme, fût-il présenté dans sa
Le premier principe lacanien d’analyse du version phénoménologique, a des conséquences
symptôme, celui qui sans doute est encore difficile à directes sur la technique psychanalytique et les
entendre pour des cliniciens de tradition anglo- modes d’interprétation (dans le sens ou hors sens). Il
saxonne, pourrait s’énoncer de la façon suivante : conviendrait encore de méditer sur l’exemple que
donnait Lacan de l’analyse d’un rêve d’obsessionnel

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par Bouvet, dans le Séminaire V. L’analyste en effet sur l’encadrement du symptôme par un signifiant qui
y interprétait le rêve au plus près du sens (entendre représente un sujet pour un autre signifiant, et une
ici comme Sinn soit de sa signification), en faisant psychanalyse qui décrit son progrès en termes
remarquer à l’analysant ce que le rêve contient déjà d’assouplissement des défenses archaïques par
de sens sexuel à savoir son désir de coucher comme introjection du bon objet ou par une meilleure
une femme avec son analyste. Lacan oppose alors à intégration dans la personnalité des instances
la dimension du sens, celle du désir comme insensé structurales freudiennes (moi, surmoi et ça).
(le désir articulé mais non articulable), et signale On peut lire, certes, une certaine époque de
déjà que contrairement à ce que le névrosé tente l’enseignement de Lacan en faisant de lui un
d’obtenir en croyant au sens de son symptôme, il thuriféraire du sens dans la psychanalyse et
s’agit, par l’analyse, de lui faire saisir que c’est corrélativement interpréter le symptôme comme un
l’Autre et non pas lui-même qui est castré. message bloqué à faire parler. On tendra alors à
À l’inverse, Kernberg, comme le faisaient les présenter sa doctrine comme une version de
analystes du French group au temps de Bouvet, l’analyse qui pousse au déchiffrage du symptôme en
continue à préconiser une pratique de l’interprétation retrouvant son sens dans l’histoire du patient et dans
descriptive des fantasmes d’agression et de les avatars du «développement». C’est d’ailleurs la
soumission à l’Autre dont le transfert est censé voie qui a inspiré quelqu’un comme Françoise
donner le point d’application sur la personne de Dolto.
l’analyste. À l’analyse des relations avec l’objet Mais plus profondément, on peut aussi considérer, et
nous opposons la psychanalyse du manque de c’est ce que fait apparaître une lecture plus orientée
relation au manque de l’objet. de Lacan, que l’analyse du symptôme n’est rien
C’est ce que suggère Lacan en mettant en lumière le d’autre qu’une prise toujours plus resserrée et
point central pour le dispositif où se manifeste le déplacée de la jouissance qu’il recèle dans un
désir de l’analyste – hors sens –, et d’où s’origine appareillage signifiant toujours plus réduit. Cette
l’interprétation, «au-delà de la parole elle-même» modalité de l’analyse qui, tout autant que l’autre,
selon ses termes, ce point qu’indique le «doigt levé requiert le recours aux défilés du signifiant et à leurs
du Saint Jean de Léonard» 5. jeux de figures rhétoriques, n’est plus une
psychanalyse du sens car elle tient compte de ce
2. Analyser le symptôme à partir de son enveloppe qu’il fuit. C’est ce qui amène Lacan à nous orienter
formelle. vers l’expérience du réel dans la psychanalyse, c’est-
à-dire vers ce qui est hors sens, avec toute la
Le courant de la relation d’objet, du fait de la lecture difficulté de trouver par quel biais le saisir et le faire
du symptôme comme désaccord d’avec la réalité, valoir dans le singulier colloque analytique.
comme pur événement «anti-social», désaccord qu’il L’institution de la passe contribue à investiguer cette
s’agirait de réduire, l’interprète sans tenir compte dimension épistémique du symptôme.
des signifiants auxquels il s’articule.
Nous avons appris avec Lacan à considérer, au 3. S’appuyer sur le désir de l’analyste.
contraire, le symptôme à partir de son enveloppe
formelle c’est-à-dire dans sa dimension analytique et Le symptôme n’est pas que réel, il est aussi
ainsi à le distinguer du symptôme empirique. C’est imaginaire et symbolique, c’est pourquoi l’analysant
qu’en effet la psychanalyse nécessite la mise en – pas l’analyste – peut lui donner un sens. C’est
forme signifiante du symptôme. Le symptôme même ce qu’il tente à tous les détours de l’analyse :
analytique n’est rien d’autre que sa mise en forme il déploie ainsi un discours – dont l’analyste veille à
par le dispositif. ce qu’il ne s’interrompe pas prématurément –, et il
Opposons ici encore les théories du Président de donne successivement au symptôme dont il se plaint
l’IPA et l’enseignement de Lacan. Kernberg en effet différentes valences – autant de facettes de la vérité.
s’intéresse au symptôme dans son état initial qui est Il isole ainsi les formes variées que sa jouissance a
celui qui correspond aux descriptions de la pu prendre et en particulier dans les avatars de son
nosographie psychiatrique. Cela se lit clairement rapport au sexe ou plutôt de son exil de l’Autre sexe.
dans son ambition de faire des patients qu’il C’est ainsi qu’apparaît dans l’analyse la logique du
considère comme répondant au syndrome des fantasme fondamental qui se présente comme une
«personnalités narcissiques» une nouvelle catégorie défense ultime contre la menace de castration et
nosographique. comme une mise en fonction signifiante répétitive
Il ne revient pas au même de pratiquer une d’un mode de jouir.
psychanalyse qui s’appuie non pas sur le sens mais

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Dans sa critique de la relation d’objet Lacan fait nous utilisons celui de rapport et même du rapport
d’abord valoir que le fantasme ne doit pas être qu’il n’y a pas, terme qui fait référence au concept et
authentifié comme tel, qu’il a toujours un au-delà et au mathème, eux en utilisent la version
que cet au-delà est toujours interrogeable à partir du phénoménologique : la relation.
désir de l’Autre. Il considère qu’à mesure que Sans entrer dans les détails d’une théorie que nous
l’analyse se prolonge, le fantasme qui a partie liée sommes supposés connaître, je me bornerai à
avec le symptôme, se dévoile à condition de ne pas y signaler que Kernberg sur ce point n’innove pas.
fixer le sujet. L’analyse doit conduire à la disparition du
Toute la direction de la cure repose alors sur la symptôme dont témoigne une relation amoureuse
conception de l’interprétation que l’analyste met en mâture, dans laquelle le sujet devient tolérant de sa
acte. Pour peu, comme le faisait Bouvet – et comme propre agressivité et de celle de son partenaire, et se
le préconise encore Kernberg –, qu’il s’applique à montre capable d’empathie, de se faire l’objet de
interpréter les fantasmes agressifs du sujet à son l’autre comme il souhaite que l’autre se fasse pour
endroit dans la situation transférentielle, l’analyste lui objet de son désir sexuel. Ceci donne la matrice
fixe le sujet à la jouissance du symptôme dans son de son adaptation sociale.
état morbide voire induit des «perversions Tout à l’inverse, quand nous disons avec J.-A. Miller
transitoires» et des impasses dont Lacan rend que le symptôme de la fin de l’analyse se fait notre
compte dans les années cinquante avec des mots très partenaire, il faut entendre que c’est un choix qui
durs, mais preuves à l’appui. s’accomplit à la fin de l’analyse et qui porte sur la
Mais alors, au-delà du fantasme, si l’analyste- jouissance. Ayant mesuré que l’Autre n’existe pas et
interprète intervient du lieu d’ombilication du désir que la «relation» à l’Autre, au partenaire sexuel ne
de l’Autre, du fait que le désir court indéfiniment, se tient qu’à l’amour qui jette un pont de parole sur
pose la question de la finitude de l’expérience, l’absence du rapport entre des jouissances séparées,
question que J.-A. Miller relève encore une fois pour le sujet devra se faire une raison de son fantasme.
nous dans un cours récent. Celui-ci, sous l’effet contingent de l’amour,
S’il n’y a pas de point de capiton, nous ne pouvons l’introduira à une érotique. Désidentifié, ayant
pas cependant, Lacan l’a lui-même montré de extrait le symptôme de ses oripeaux du sens, ayant
diverses façons, nous contenter de présenter isolé l’insigne et la marque qui encadrent sa
l’analyse comme la séquence des versions jouissance symptomatique, il reste au sujet à en faire
successives des modalités de jouissance de le point d’appui de son rapport au monde. Non pas
l’analysant dans une suite infinie orientée par dans le sens de son adhésion à l’état social, mais
l’infinitude du désir. dans la solitude qui est la sienne après avoir isolé le
Et ceci parce que le désir de l’analysant (la question mode de jouissance qui lui est propre et qui résulte
se pose pour le désir de l’analyste) n’est pas infini, du type d’accrochage singulier de la pulsion dans
ainsi que Lacan l’avait indiqué dès les années l’univers langagier. Rendu à ce point, le sujet a à
cinquante. Il est lui-même de défense, il rencontre sa décider de la manière dont il va faire incider son
limite dans la pulsion, en un mouvement de symptôme dans l’univers du discours, dans le
rebroussement sur le reste symptomatique qui malaise de la civilisation dont il participe. Il n’est
devient alors effet de création. C’est une façon de plus en tout cas envahi du manque-à-être du
désigner ce qu’ailleurs Lacan tente de cerner par le symptôme initial, corrélatif de l’allégation du
terme de lettre. Cela pose toute la question des «manque-à-jouir» sur lequel ce manque-à-être se
limites de l’analyse du symptôme dans une déplaçait.
psychanalyse orientée vers le réel.

4. Considérer le symptôme comme le mode de


présence au monde, le mode de jouir propre à un
sujet. Destin du manque-à-être
C’est dans le rapport à l’Autre sexe et à la question
En revanche, c’est en tout cas ainsi que je conçois
sur sa jouissance que s’examine dans tous les cas le
les choses, le manque-à-être qui hantait le symptôme
destin du symptôme.
se reporte sur le devenir analyste. Si en effet c’est
Les anglo-saxons sur ce point considèrent comme
vraiment ce qu’il veut, le sujet qui y aspire aura
nous que l’issue de l’analyse ne peut pas ne pas se
encore à payer de sa personne. Le manque-à-être
focaliser sur cet œil du cyclone. Toutefois toute
psychanalyste se manifestera à la mesure du désir
notre différence d’approche tient en deux termes :
qui anime le sujet pour occuper cette position, et

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l’interrogera sans cesse sur sa pratique, aux longuement palpés, pour les mettre ensuite à la
conséquences de laquelle il ne pourra désormais plus bouche, les croquer et les avaler. Ce comportement
se soustraire. Le manque-à-être devient le manque qu’elle juge insensé s’impose à elle pratiquement
du savoir qu’il faudrait pour s’égaler à la tâche sans qu’elle s’en rende compte, lorsqu’elle travaille.
analytique. C’est un nouveau paradoxe, car Une fois le cheveu avalé, elle en prend conscience et
justement l’acte du psychanalyste se supporte du se sent coupable. Elle a lutté de diverses manières
semblant de l’être. C’est là qu’une École peut et doit contre ce «tic» installé depuis de nombreuses
prendre le relais de l’analyse dans un autre mode de années, dit-elle. Travailler avec un foulard sur la
traitement du symptôme. tête, voire avec des gants pour se priver de la
sensation tactile du cheveu – dont nous verrons
1. Lacan J., «Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines.
Yale University, 25. 11. 75», Scilicet n°6/7, Paris, Seuil, 1976, p. 41. l’importance particulière – s’avérera vain. D’autres
2. Lacan J., «Introduction à l’édition allemande des Écrits», Scilicet n°5, Paris, méthodes se révéleront toutes aussi caduques. Ce
Seuil, 1975, p. 13.
3. Miller J.-A., L’orientation lacanienne, Enseignement prononcé dans le cadre symptôme, par sa dimension d’excès, est désormais
du Département de Psychanalyse de Paris VIII, «Le lieu et le lien» (2000- ce qui remplit sa vie. L’analyse permettra de saisir
2001), leçon du 10 janvier 2001, inédit.
4. Miller J.-A., «Biologie lacanienne et événement de corps», La Cause progressivement les coordonnées signifiantes et
freudienne n°44, Paris, Seuil, 2000, p. 13. pulsionnelles d’une telle pratique.
6. Lacan J., «La direction de la cure et les principes de son pouvoir», Écrits,
Paris, Seuil, 1966, p. 641.
Un sujet non séparé de son objet oral
Le symptôme au féminin La problématique orale s’avère centrale dans ce cas,
Dominique Laurent et c’est ce que le sujet exprime en disant : «J’ai
toujours mangé quelque chose». Cet aperçu se
«C’est plus fort que moi» est l’expression la plus déduit de l’analyse progressive de son symptôme.
générale du motif de la plainte. L’énoncé de la Bien que celui-ci se soit véritablement installé au
plainte consciente fait place, dans l’analyse, à un moment de la rencontre du partenaire de la vie
plus fort que soi qui s’articule à une position de amoureuse, elle confie avoir, après la puberté, passé
jouissance bien plus secrète. Le travail du symptôme son temps à s’arracher cils et sourcils pour les mettre
du névrosé se révèle aussi compliqué que le travail aussi à la bouche. Mais dès avant la puberté, son
délirant, pour chiffrer de façon signifiante un réel enfance était déjà toute entière concentrée sur un
trop présent. Le symptôme se dévoile pouce qu’elle rongeait jusqu’à l’articulation. Nous
progressivement dans l’analyse comme un montage pourrons avancer que c’est une boulimie qui ne se
très sophistiqué qui traverse la vie du sujet. dit pas. Elle désigne un rapport du sujet à l’objet a,
Nous aborderons aujourd’hui la clinique du signifiant pulsionnel oral dont il ne peut se séparer.
symptôme chez des sujets féminins, et nous Dora avec son suçotement paraît un peu pâle à côté
montrerons comment il s’associe au partenaire du de cette conduite orale qui revêt un caractère quasi
fantasme dans la vie amoureuse. automutilatoire. Ce destin pulsionnel se scelle du
Cette perspective serait-elle particulière au sujet récit de l’inquiétude maternelle centrée sur la sphère
féminin ? Commençons par exposer des vignettes orale pendant les premiers mois de la vie de l’enfant.
cliniques et leur problématique, pour ensuite Aucun lait ne lui convenait, il fallait en changer
interroger les leçons à tirer sur la position féminine. régulièrement. Le rapport du désir de la mère à
Dans chacun de ces cas, le symptôme se présente l’objet oral s’esquisse. Comment le signifiant cheveu
avec une consistance énigmatique, douloureuse et vient-il à se nouer à l’objet pulsionnel et au désir de
coupable. Il s’assortit, dans ces deux cas, de la note la mère ?
particulièrement massive du «c’est plus fort que Le récit de sa venue au monde en fixe la
moi». détermination. Enfant non désiré, elle sait pourtant
que ses parents auraient préféré qu’elle soit garçon.
I. L’infernal de la pulsion Elle naît avec une chevelure abondante collée par le
liquide amniotique que sa mère n’aperçoit pas
Ce sujet s’adresse à l’analyste pour élucider et se d’emblée. L’enfant baigné lui est présenté ensuite,
délivrer d’une trichotillomanie extrêmement cette fois les cheveux en brosse. Elle ne la reconnaît
invalidante. La survenue de plaques d’alopécie lui pas et déclare qu’elle n’est pas sa fille : «Ma fille n’a
fait craindre une calvitie à venir. Elle ne supporte pas de cheveux». Un entourage attentif lui fait
plus le regard des autres sur sa chevelure qui dévoile rapidement prendre conscience de sa méprise. Toute
désormais un comportement dont elle a honte. Elle la trame de l’existence de ce sujet dont la venue au
s’arrache les cheveux un à un, après les avoir monde n’était pas attendue et qui, de plus, se révèle

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être une fille, s’articule très tôt à la prégnance de graves difficultés financières compromettant la vie
l’objet oral pour la mère et à l’absence de cheveux familiale. Il est décrit comme un homme qui préfère
comme signe de la reconnaissance. Le «c’est plus se voiler la face plutôt que d’affronter les problèmes.
fort que moi» du symptôme ne recouvre-t-il pas un C’est aussi une identification virile à l’homme en
«mieux vaut ne pas être née» ? Le trouble du rapport défaut.
mère-fille, de l’investissement libidinal en termes Le deuxième versant renvoie à l’objet oral et à une
freudiens, se reporte sur le père. La structure jouissance masochiste. Affligée d’une malformation
œdipienne du sujet inclut le père dans le circuit oral, parodontique qui nécessite des traitements coûteux
par l’apparition d’un dégoût alimentaire surgi et prolongés, sa mère s’adresse à des centres de
pendant l’enfance. La peau qui recouvrait le bol de consultation gratuite. Notre analysante conserve le
lait que lui préparait tous les matins son père, lui souvenir de soins désinvoltes et peu efficaces. Un
inspirait un dégoût total et lui interdisait de souvenir arrête son jugement, celui d’une
l’absorber. Cela déclenchait bien des scènes. Là où intervention chirurgicale douloureuse rendue inutile
la relation à l’Autre maternel se marque d’un du fait de l’absence d’un matériel prothétique
sevrage impossible, nous voyons ici comment, dans indispensable. L’impéritie médicale est couverte
la relation au père, le signifiant peau-de-lait renvoie auprès de la mère par un mensonge du chirurgien qui
non seulement au dégoût hystérique à l’égard du la révolte. Incapable de parler, elle hurle la vérité
phallus, mais se double d’un interdit portant sur dans un petit écrit qu’elle donne à sa mère. Elle a le
l’objet oral. souvenir d’avoir été un objet d’expérimentation dont
sa bouche a été le terrain d’élection. Souvent
La différence sexuée : du voile à la jouissance déformée ou tuméfiée après des soins traumatiques,
masochiste elle voile sa bouche de ses cheveux. Les diverses
manipulations chirurgicales ont laissé sur elle un
L’arrivée de la puberté lui fait abandonner son reste, une anesthésie importante de la zone bucco-
pouce, pour s’occuper alors de ses cils et de ses dentaire. La soustraction de cette partie du corps lui
sourcils qu’elle arrache. Elle revendique et obtient fait dire qu’on pourrait lui arracher les dents sans
de sa mère l’autorisation de se laisser pousser les anesthésie. Notons que l’arrachement des cils, des
cheveux, jusque-là coupés comme ceux de ses sourcils, puis des cheveux, ne l’a jamais fait souffrir.
frères, qui lui donnaient une allure de garçon En ce sens, ne pourrions-nous pas dire que la
manqué. Mais sa chevelure n’est pas celle que sa dimension masochiste de la jouissance de
mère avait souhaitée pour une fille. Elle n’est ni l’arrachement qu’elle s’inflige est l’envers des
blonde, ni bouclée. La description minutieuse du manœuvres sadiques de l’Autre centrées sur l’orifice
symptôme actuel révèle que les cheveux arrachés un pulsionnel qu’est sa bouche ? Elle produit
à un sont précisément des cheveux qu’elle estime douloureusement du manque pour s’identifier à la
bouclés ou frisés à la palpation. Nous voyons position féminine. Qu’il s’agisse de ce versant
comment, à partir du mythe familial, ce sujet, par identificatoire féminin est confirmé par le fait que
son symptôme, s’acharne à ne pas être celle qui c’est avec la rencontre du partenaire de la vie
aurait des cheveux selon le vœu maternel. Elle amoureuse que s’installe l’arrachement des cheveux
s’identifie à un «je ne suis pas ça». Elle vérifie selon les modalités évoquées précédemment.
toujours plus le dit maternel inaugural de la non- L’abord second, dans l’analyse, des difficultés de la
reconnaissance – «ma fille n’a pas de cheveux». vie amoureuse fait d’emblée valoir un trait du choix
L’arrachement des cils et des sourcils s’inscrit dans du partenaire. Il s’agit d’un homme qui privilégierait
cette perspective. Lors de ce temps de l’adolescence, les loisirs sur le travail et qui construit sa vie
la chevelure est investie d’une fonction particulière, professionnelle en conséquence. Ce trait renvoie
celle du voile, du masque de sa bouche. Soulignons explicitement au père, dont l’activité professionnelle
le contraste «moins de sourcils et de cils, plus de a été problématique et réduite. La discorde dans le
cheveux». Dans les deux cas, l’unité c’est le regard couple s’organise sur ce point. Elle travaille
et l’oral : le cil avalé et la bouche masquée. C’est beaucoup, son ami peu. L’impuissance paternelle,
aussi l’automutilation autour de l’œil et le voile au repérée à ce niveau de l’analyse à partir d’un rapport
regard de l’Autre. Au-delà du regard maternel qui ne défaillant au travail, la conduit à soutenir une
reconnaît pas sa fille, la fonction du masque, du position virile en travaillant beaucoup. Nous ne
voile, peut s’appréhender sur deux versants qui, là, sommes pas surpris de constater que l’arrachement
sont reliés au père. des cheveux se produit lorsqu’elle travaille. La
Le premier renvoie à une identification au père. Le crainte insupportable de rejoindre le dire maternel
père traverse en effet, pendant cette période, de

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inaugural «ma fille n’a pas de cheveux», doublée de fils qu’elle met en danger à leur insu, d’autre part à
la honte du dévoilement au regard de l’Autre d’une l’égard de sa mère qu’elle a installée comme
pratique de jouissance sur laquelle elle se voilait la partenaire d’un circuit de dette impossible sur lequel
face jusque-là, a ainsi précipité la demande je reviendrai. «Avoir du nouveau à l’œil», dans
d’analyse de ce sujet. L’analyse, en cours, l’intervalle des achats prend une configuration
commence à dévoiler l’articulation du symptôme au particulière : celle du déménagement des meubles,
partenaire dans la vie amoureuse. des objets de la maison. Ses nuits sont alors envahies
d’idées obsédantes centrées sur la façon vraiment
nouvelle de disposer ces éléments. Le week-end
venu, elle se consacre à ces changements.
Au «je ne peux pas me retenir d’acheter de
II. La loi infernale ou l’acheteuse addictive nouveaux objets» répond une grande difficulté à se
séparer des anciens. Elle les accumule dans le
L’achat compulsif n’est pas un symptôme réservé au
grenier, les placards, la cave, etc. Cette rétention fait
sujet moderne. Ce qui est moderne c’est son statut
l’objet, de la part de son mari, de commentaires
épidémique actuel. À ne le considérer que par sa
amusés : «Il te faudrait, dit-il, une toute petite
détermination sociologique ou économique, on en
maison et un immense hangar». Les activités de
fait un symptôme social. Cette perspective ne laisse
rangement occupent donc une partie importante de
alors aucune chance de saisir ce qui fait le ressort de
son temps. Mais celles-ci s’intègrent dans une
l’épidémie. C’est dans l’enquête particulière que
perspective plus ample qui relève d’un souci de
l’on peut saisir en quoi l’épidémie est une
propreté et de nettoyage très prégnant. Elle confie
industrialisation de l’abandon du sujet à son mode
ainsi être conduite à faire le ménage complet de son
de jouir. Sous un tel symptôme peuvent se regrouper
domicile deux à trois fois par jour, bien que ses
toutes sortes de cas. Il va s’agir ici d’une névrose
journées soient occupées par son activité
obsessionnelle.
professionnelle. Elle doit être la dernière à quitter le
Ce sujet s’adresse à l’analyste pour se déprendre
domicile pour être assurée qu’aucune trace ou
«d’une impulsion irrésistible à acheter n’importe
qu’aucun désordre ne viendra déranger l’ordre dans
quoi, n’importe quand». À peine l’objet est-il acquis
lequel elle l’a laissé. Autrement dit, il faut qu’il n’y
qu’il est rapidement aperçu sur un mode ravalé,
ait aucune trace de l’Autre. Elle doit annuler tout
dégradé, sali. Elle désigne sa conduite comme
événement de vie. Il faut que tout soit mort et
relevant «d’une nécessité d’avoir sans arrêt du
impeccable dans l’Autre. Cette pathologie est
nouveau à l’œil», et l’interprète comme une façon de
profondément articulée au drame œdipien et à la vie
rompre l’ennui qui traverse sa vie. Mariée depuis de
amoureuse. Elle est à cet égard appréhendée à partir
nombreuses années, cette femme n’a en fait aucune
du circuit phallique. Elle peut être articulée au-delà
vie amoureuse. Elle aime «bien» l’homme avec qui
de l’Œdipe à partir du registre pulsionnel dans le
elle vit et dont elle a eu un fils. Sa vie érotique est
rapport à l’Autre maternel.
quasi désertique depuis la naissance de son fils et
cela la laisse indifférente. Nulle passion amoureuse Le circuit phallique et le père
n’a agité sa vie. Les circuits de la passion, pourrait-
on dire, se portent ailleurs que sur l’homme. Ils sont Elle nous dira qu’elle est le dernier enfant tardif et
concentrés sur cette conduite d’achats, source de sa non attendu d’un couple qui a déjà deux enfants.
jouissance sur un fond d’ennui qui peut être qualifié Lorsqu’elle a neuf ans, le père quitte la mère pour
au premier abord de dépression. une autre femme alors qu’il est en faillite sur le plan
Cette compulsion la plonge dans des soucis financier. L’enfance du sujet a été scandée par des
financiers sérieux qui peuvent compromettre querelles conjugales centrées sur les dépenses
l’équilibre financier familial. Cette compulsion excessives du père, par ailleurs infidèle depuis
d’achats et ses répercussions financières s’exercent, toujours. La faillite de l’entreprise paternelle est liée
dit-elle, à l’insu de son mari. Elle a le sentiment de à une politique commerciale aventureuse faite
le tromper. Elle décrit l’immense plaisir qu’elle a de d’innovations mal calculées. L’innovation est le
céder après avoir lutté vainement contre ce qu’elle maître mot de ce père qui, dans la sphère privée, se
appelle cette «pulsion d’achats». Elle dit aussi le montre tout aussi dispendieux. Il achète tout et
tourment qui suit, lié au calcul de ses comptes n’importe quoi. Il est l’homme incontinent, toujours
bancaires toujours en déficit, au sujet desquels elle en proie au nouveau. L’horizon du nouveau pour lui
échafaude toutes sortes de montages. Elle dit enfin est articulé à l’infidélité, qui ne sera pas plus
sa culpabilité, d’une part à l’égard d’un mari et d’un conséquente in fine lorsqu’il choisit une autre femme

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qu’il n’arrivera pas à garder. C’est une version de «à l’œil». L’instant de voir et la dette impossible se
l’impuissance masculine. Nous saisissons comment conjoignent dans cette formation langagière.
le signifiant nouveau est articulé pour notre Comment articuler le symptôme au partenaire du
analysante à la position paternelle et au circuit fantasme, dans la vie amoureuse de cette femme ?
phallique. Le nouveau pour l’analysante ne s’inscrit Cela peut être repéré à partir de l’idée qu’elle a de le
pas dans le changement de partenaire de la vie tromper. Rappelons que le père trompait la mère qui
amoureuse ou dans la multiplication d’enfants, fermait les yeux. Dans ce cas, le sujet demande à son
nouveaux objets libidinaux phallicisés. Ce nouveau- mari qu’il ferme les yeux sur ce qui fait tache. C’est
là, elle l’a obtenu déjà une seule fois. Cela lui suffit. même la condition de leur vie commune, inscrite
Il est saisissant d’ailleurs de le vérifier par ses sous le sceau d’une vie sexuelle exsangue et de ces
propos : «Une fois que j’ai eu mon fils, dit-elle, j’ai achats. Son mari ne l’ignore pas comme en témoigne
eu l’idée que je n’avais plus besoin de mon mari». le «il te faudrait un hangar». En somme, il acquiesce
Comblée par l’enfant nouveau, elle ne trouve plus à à la loi impitoyable de sa femme, celle de l’objet
son mari aucune utilité. Elle exige alors de se toujours neuf. Avoir du nouveau à l’œil prend toute
séparer de lui, sans divorcer. Il obtempère. Le couple sa dimension, celle d’avoir le phallus et qu’on ferme
reprendra la vie commune deux ans plus tard pour ne les yeux dessus.
plus se séparer. En reprenant une vie commune, il
consent à être celui qui n’est pas nécessaire Le registre pulsionnel et l’Autre maternel
puisqu’elle ne le désire plus désormais. La naissance
de l’enfant, corrélée à son éviction, en est la Son partenaire consent aussi à la loi infernale
démonstration initiale. Un seul enfant, un seul mari, qu’édicte son épouse à la maison. Elle a conscience
c’est l’envers du père. L’unicité insiste. Le nouveau du caractère affolant et arbitraire de ses exigences
pour notre analysante est toujours davantage centré concernant le ménage et la propreté. Elle se rend
dès lors sur des objets marchands. En ce sens, dans compte de l’inconfort domestique qu’elle impose à
une identification virile elle accomplit le vœu son mari et à son fils du fait des interdits et
paternel de toujours innover de façon déréglée, ce obligations auxquels elle les soumet. Son activité
qui ne la conduit pas cependant à la faillite. Ce sujet incessante n’est pas de tout repos pour eux. Cette loi
ne sait pas faire avec le manque féminin. Au lieu de qu’elle impose à l’entourage fait écho à la loi inique
demander le phallus à l’homme, elle ne demande à laquelle le père a soumis la mère au moment de
rien une fois l’enfant obtenu. Le désert de sa vie leur séparation. La mère, qui avait mené une
sexuelle est là pour en témoigner. Elle comble son existence confortable de femme au foyer pendant
manque toute seule par l’achat incessant de ces longtemps, tout en fermant les yeux sur les
objets. Elle n’a pas besoin de son mari pour les infidélités de son mari, se voit contrainte de
obtenir, puisqu’elle les acquiert sur ses seuls travailler. Elle devra faire des ménages pour survivre
revenus. Mais ces objets n’ont de valeur phallique et élever seule le dernier enfant. Le père ne
qu’en tant qu’ils sont neufs, nouveaux. Dès qu’ils ne contribuera en effet que rarement aux charges de
le sont plus, leur caractère précieux disparaît. Ils se l’éducation de sa fille qu’il ne reverra quasiment
retrouvent inexplicablement transformés en déchets. plus. La mère passera sa vie à manquer d’argent et
Nous avons là une séquence très claire, l’objet est conservera une haine inextinguible à l’égard des
objet phallique dans le moment même où il est hommes. Nous saisissons la détermination qui relie
aperçu à la lumière du désir. Dès qu’elle peut en le ménage obligé de la mère à la compulsion
jouir, l’objet est déchu et viré à a. En ce sens, ce ménagère. Manquer d’argent, en deçà de la
mouvement est pris dans la loi d’airain du désir séparation, est le grief fondamental que la mère
obsessionnel. En un autre sens, la clinique de cette adresse au père dans les dernières années de vie
acheteuse compulsive pourrait être mise en tension commune. C’est ce grief qui a bercé l’enfance du
avec celle de la kleptomane. La kleptomane fait de sujet, pas celui des infidélités du père. De la
l’objet dérobé un objet passionnant, élevé à la conduite maternelle, elle a saisi que ce qui compte
dignité du phallus à la condition d’être volé. Elle pour elle, dans le rapport à l’homme, c’est l’argent.
prend sans rien avoir à demander à qui que ce soit. C’est un registre de l’avoir et donc de la
Ce qu’elle vole est le phallus. Faire le court-circuit problématique phallique. C’est aussi un aperçu sur
de l’homme pour combler le manque, est une l’objet pulsionnel maternel. La dialectique phallique
pathologie du rapport féminin au phallus qui est articulée à partir de l’anal. Cette perspective se
s’exprime ici de façon particulièrement nette. Avoir voit accentuée par la nécessité de faire des ménages.
du nouveau à l’œil, s’éclaire ici par avoir le phallus «Nettoyer le sale», c’est ce qui reste quand l’argent
manque. Le couple mère-fille se referme sur lui-

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même après le départ du père, et devient inséparable. l’homme et centrifuge chez la femme ? Cela
Il est inséparable au-delà du mariage de l’analysante conduirait à restituer, dans la clinique du symptôme,
et s’inscrit dans une économie libidinale particulière. les différents modes de rapport à l’Autre, un Autre
Confrontée par l’achat de tous ces objets nouveaux à dont l’inconsistance en tant qu’ensemble ouvert
des difficultés financières qu’elle cache à son mari, s’aperçoit chez le sujet féminin de façon spécifique.
comme nous l’avons évoqué précédemment, elle
demande à sa mère de l’aider à combler ses déficits. Exiger le symptôme
Le remboursement s’avère peu exigeant. C’est un Patrick Monribot
circuit de jouissance installé entre la mère et la fille,
construit sur l’argent. Mère et fille vérifient qu’elles
se complètent, l’une jouissant de sa conduite Dans La question de l’analyse pro fane Freud,
compulsive avec la bienveillance active de l’autre. évoquant l’influence du ça sur le moi, fait surgir
Phallus imaginaire d’une mère à laquelle elle est l’expression : «C’était plus fort que moi.» Elle y est
entièrement dévouée depuis toujours dans une aide à l’imparfait, et l’éditeur signale que Freud l’a écrite
et une attention quotidienne, elle jouit dans son en français dans le texte allemand. Lors de mes
rapport à l’Autre d’une inscription pulsionnelle rencontres avec la Zwangneurose, jamais sujet
anale prévalente. C’est la mise en péril du n’avait aussi bien donné chair à cette phrase que le
fonctionnement libidinal avec la mère qui conduit ce petit Raphaël. En cette fin de printemps, le jeune
sujet chez l’analyste. En effet, l’âge avancé de la garçon d’à peine huit ans commence à alerter
mère et l’approche de sa mort, lui font redouter sérieusement ses parents. Il ne veut plus manger ; ça
désormais la mise à ciel ouvert de son trafic de ressemble à une grève de la faim mais sans
jouissance. Elle redoute le jugement de ses sœurs revendication, sans raison précise alléguée. La grève
lors de la succession à venir. se radicalise quand, les chaleurs venues, il décide
Nous avons pu apercevoir, à travers l’examen de ses également de ne plus boire.
symptômes, leur nouage à la trame œdipienne, leur C’est un peu «l’analyste-SAMU» que les parents
saisie dans la perspective phallique et pulsionnelle. sollicitent après l’échec de la persuasion, relayés
Nous avons montré comment le partenaire de la vie vainement par le médecin de famille. Je le reçois
amoureuse est partie prenante dans le fantasme et dans ce contexte d’urgence.
nourrit le symptôme. Voici les cinq fragments cruciaux qui ont ponctué
Cependant, la clinique de ces deux cas invite à faire cette cure.
une remarque complémentaire et d’un ordre plus
Premier fragment :
général, puisqu’elle porte sur l’ensemble du champ
clinique. Chez ces deux sujets, la forme J’apprends d’emblée que Raphaël, depuis plusieurs
symptomatique au-delà du rapport au partenaire semaines déjà, s’inflige des autopunitions sous la
prend appui sur le corps d’une part, sur les objets de forme, comme il le dit, de «travaux forcés». Ces
l’Autre d’autre part. N’est-ce pas un appui plus punitions sont bientôt redoublées par la privation de
volontiers retrouvé chez le sujet féminin que chez le divers plaisirs : manger des bonbons, regarder la
sujet mâle ? La clinique du symptôme chez l’homme télé, jouer. Au début l’entourage s’en amuse, puis
névrosé montre, me semble-t-il, un rapport privilégié s’en agace ; aujourd’hui, il s’en inquiète.
du symptôme à l’organe phallique et/ou à la pensée C’est un peu une histoire sans paroles. Tout ce qu’il
comme objet. Certes les femmes, dans la névrose peut en dire à qui l’interroge, se réduit finalement au
obsessionnelle, peuvent souffrir de leurs pensées, titre de ce Colloque, mais dans sa langue à lui :
mais le cas de l’acheteuse compulsive démontre un «C’est comme ça, je dois me punir, je n’y peux
recours à d’autres voies symptomatiques. La rien !…». Il ne sait pas pourquoi. Ajoutons que
clinique psychiatrique contemporaine vise l’Un, l’appétit est conservé, qu’il n’a pas d’antécédent
dans une conception unifiante, globalisante, qui similaire et qu’il n’a rien d’un anorexique ; c’est un
gomme les particularismes cliniques d’École, mais gréviste.
plus profondément ne vise-t-elle pas un Un plus Cela dit, Raphaël n’est pas silencieux et n’a pas
caché ? Elle vise l’Un synchronique, unisexe. La renoncé à la jouissance de parler. Curieusement, il
clinique psychanalytique se refuse à cet unisexe. passe la première séance à m’expliquer qu’il n’a pas
Elle doit s’affirmer comme clinique sexuée. Ne de symptôme. En effet, il est peu inquiet de ce qui
pourrions-nous pas suggérer, dans une sorte lui arrive, à l’inverse de ses parents. Lui qui n’a pas
d’analogie inversée avec la vie amoureuse, une lu la lettre de Lacan à Jenny Aubry, me dit : «Je me
clinique du symptôme plutôt centripète chez prive, mais c’est eux qui souffrent !» Tout au plus

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est-il embarrassé des tracas suscités chez les parents Il faut dire que la mère m’avait longuement
et surtout du retour pressant qu’il en a. Nous avons entretenu de la querelle dont Raphaël était l’enjeu.
donc la situation suivante en ce début d’analyse : Un Le père voulait mettre son fils dans une école du
«c’est plus fort que moi» certes,… mais qui ne fait diocèse, au nom de sa foi, alors qu’elle s’y opposait,
pas symptôme ! au nom de son athéisme. Il avait même fait le coup
Comment corréler le «plus fort que moi» à la valeur de force en inscrivant l’enfant sans prévenir son
d’un symptôme qui soit sien et le divise ? épouse, laquelle souhaitait que j’arbitre ce litige.
Lors des premières séances, je choisis de me taire. Bref, au premier entretien, Raphaël, écoeuré, avait
Ce silence, assorti d’indifférence à sa présence, commenté l’affaire en ces termes : «Et moi, ils s’en
l’intrigue tant cette attitude rompt avec le flot des foutent de savoir à quoi je crois !» Il m’avait aussi
préoccupations anxieuses de l’entourage. Il finit par demandé par la même occasion si j’avais la foi.
m’en faire grief : «On m’amène te voir pour mes C’est donc ce signifiant de la discorde qui fait retour
punitions et tu ne dis rien. Tu ne me regardes même dans l’interprétation que je risque.
pas… Tu t’en fiches ou quoi ?» Suite à cette séance, cessent les punitions, y compris
Je romps le silence en clôturant la séance : «Tu sais, les privations, au grand soulagement des parents.
ce qui est inquiétant chez toi, ce n’est pas du tout Que va devenir le «c’est plus fort que moi» chez cet
ça !» Je n’ai pas annulé l’inquiétude de l’Autre, qui enfant ?
semble essentielle au transfert pour lui, mais j’en ai
opacifié et déplacé la cause. Il repart déphasé. Troisième fragment
Cette position l’amène à répondre à la question que
je ne lui avais pas posée. Histoire de m’accrocher, à Après le temps des secrets, le temps du transfert.
la séance suivante, il m’annonce, sous le sceau de la Un rêve vient le signaler : il est à l’école, le maître
confidence, avoir élaboré un bout de savoir, du se tait, ne répond pas à ses questions…
moins une hypothèse : «Je crois que j’ai compris, Heureusement il a un livre à portée de main, avec
dit-il,… Ne le répète pas : je me punis parce que j’ai toutes les réponses dedans.
des secrets… C’est ma vie privée, je ne peux pas À ce scénario, il dit ne rien comprendre. Ça lui
t’en dire plus !» À quoi je réponds : «Ça n’est pas évoque simplement ma bibliothèque qu’il examine
nécessaire» ; puis j’interromps l’entretien. avec attention, curieux notamment des livres que
j’aurais pu écrire… De mes écrits imaginés, index
Deuxième fragment : du supposé savoir, son intérêt glisse à ma personne,
puis à ma vie privée, soucieux de savoir finalement
Début de séance : les parents soulagés m’informent si j’aimais mes enfants. Curieux mais poli, il reste
que leur enfant s’est remis à boire. Je prends acte prudent : «Tu n’es pas obligé de répondre !», dit-il.
sans triomphe car rien n’est réglé. Je lui fais remarquer que c’est précisément ce qui se
Raphaël, lui, s’intrigue pour autre chose : «Je n’y passe dans le rêve : l’Autre, sous la figure du maître,
comprends rien, dit-il, j’avais prévu, hier soir, une ne répond pas.
punition, mais… j’ai oublié de la faire !… C’est la La demande et la déclaration d’amour qui
première fois que ça m’arrive.» s’annoncent ici ne tardent pas à s’accompagner de
Pour saluer cette formation de l’inconscient, son envers : un cortège d’affects haineux qui ne fait
première du genre depuis nos rencontres, je sors de que débuter et m’entraîner dans une erreur de
ma réserve et lui demande avec vif intérêt la nature stratégie. En voici le détail. Il fabrique des
de cette punition. Incapable de répondre, il me dit : tronçonneuses en papier, destinées à me tuer d’une
«j’ai même oublié ce que c’était.» Deux oublis en façon particulièrement sadique : «Je te découpe, je te
vingt-quatre heures, c’est formidable ! Quelque mets en bocal, ta femme avec, et le bocal au
chose de la jouissance passe à l’inconscient ou «à la congélateur… Comme ça, je vous garde !»
comptabilité», comme dit Lacan dans Erreur de stratégie, en effet, car j’ai laissé dire et
«Radiophonie». Je le lui signifie et décide d’arrêter laissé faire. En faisant le mort – c’est le cas de le
la séance qui fut courte ce jour-là. Effet probable de dire –, je prenais la place du maître silencieux
la scansion, la mémoire lui revient sur le seuil ; il se désignée dans le rêve, tout comme celle d’un père
rappelle : «Je devais copier cent fois : «je ne serai qui, au-delà de ses actings, ne dit jamais rien, ne sait
pas agressif avec mes parents». Telle était la rien, ne voit rien – nous verrons pourquoi –, et dort
punition oubliée. en salle d’attente de mon cabinet. En somme, je n’ai
Je choisis d’équivoquer sur le «cent fois» : «Quand fait que répéter l’inconsistance du père, me laissant
c’est sans foi, dis-je, c’est qu’on n’y croit plus…» capter par le signifiant-maître de son rêve – le maître
qui ne répond pas.

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Résultat : quelques semaines après, la cure patinait, Ce moment est très précieux car il articule un désir
le disque était rayé et toutes les séances consacrées à de mort adressé à l’analyste, aussitôt après avoir
jouer, c’est-à-dire à jouir, de ce massacre à la parlé de l’amant de sa mère. Cette articulation signe,
tronçonneuse. chez cet enfant analysant, sa place fantasmatique
Ici, c’est le contrôle, thème d’actualité dans notre dans le transfert : le petit amant de la mère, c’est lui ;
École, qui m’a ressuscité ! Ou plutôt, le contrôleur le rival œdipien à éliminer, c’est l’analyste !
chargé de pointer la résistance, toujours du côté de Pour interpréter, je lui fais simplement observer que
l’analyste… le début de ses autopunitions a coïncidé avec
En effet, en posant le diagnostic de névrose l’intuition de cet adultère, si justement perçu dès le
obsessionnelle, – ce que la suite a confirmé –, premier jour. En somme, de quoi se punissait-il dans
pouvais-je le laisser s’installer dans une jouissance cette affaire ? La question de la cause est pour lui
«à lui-même (si peu) ignorée ?» Pouvais-je me désormais posée.
laisser piéger dans les filets de sa ruse
précautionneuse, dont l’essentiel consistait à me Cinquième fragment :
rassurer, et à rappeler, sourire aux lèvres, que tout
ça, – (le massacre, etc.), c’était du jeu, du faire La cure de Raphaël est donc engagée du côté du
semblant, du «faire comme si», bref, du signifiant, et complexe d’Œdipe. Comme je n’ai pas validé l’issue
qu’au fond, avec le signifiant, on peut tout dire et transférentielle par le parricide à la tronçonneuse,
tout faire ? En somme, il me démontre qu’il peut cela l’oblige à chercher une autre solution à
jouir sans risque avec des mots !… À l’aplomb de l’impasse œdipienne. C’est un vrai travail : il dessine
cette contrebande du transfert, l’acte analytique est toutes les combinaisons possibles, en traçant
en principe attendu. méthodiquement divers circuits schématisés sur du
La direction de la cure enfin rectifiée, l’analyste papier. C’est aussi une écriture.
réanimé, la séance suivante est plus que brève ! : Je Tous les scénarios qu’il propose, pour éviter le
le mets prestement à la porte au premier coup de départ de sa mère, aboutissent systématiquement au
tronçonneuse. meurtre du rival – de l’amant, le «vrai». Mais il
remarque avec pertinence que cela le conduit
Quatrième fragment : aussitôt en prison et donc, de toutes façons, il perd
sa mère, quoi qu’il arrive.
Cette coupure a stoppé ce mode de jouissance : tuer C’est cela, au fond, sa grande question de toujours :
l’Autre sans risque, puisque «c’est pour faire perdre ou ne pas perdre sa mère ? Celle-là en fait
semblant.» surgir une autre, toujours sur la cause : pourquoi
Elle a aussi changé le discours car sa parole a, de ce désire-t-elle ailleurs, puisqu’elle a tout ce qu’il faut à
fait, pris du lest. Si parler prête à conséquence, c’est la maison, fils et mari ? Il envisage, en accord avec
nécessairement moins léger, moins ludique, et ça le père, que sa mère ait pu être attirée par l’argent de
devient sérieux. Il s’agit dès lors d’obtenir de l’amant. Je récuse une telle solution, trop facile, qui
Raphaël un «bien-dire» sur le désir, au lieu d’une veut installer un plus-de-jouir pour couvrir ce qu’il
jouissance ludique infinie. Celle-ci doit pouvoir s’applique à démentir. La question de son «être
enfin condescendre au désir. phallique» est tout entière engagée dans ce tourment.
Il va me parler des secrets qu’il ne juge plus utiles de À l’horizon d’une déphallicisation annoncée,
préserver : il s’agit du conjungo de ses parents. Sa Raphaël rechigne d’ailleurs à venir aux séances. Il
mère a un amant et menace de quitter la maison. ira même jusqu’à chuter dans l’escalier de mon
Cette situation tendue ne m’avait pas été signalée. immeuble, en s’ouvrant le cuir chevelu – la séance
L’enfant symptôme de ce qui ne va pas entre les n’aura pas lieu.
parents, commence à se dire. Sa «vie privée», c’est Au bout d’un moment, il a néanmoins pu dévoiler
le départ imminent de sa mère. l’essentiel, ce qui le minait depuis toujours. En voici
Pour la première fois, il va mal : «Cet homme les coordonnées : depuis peu, il est déprimé et
couche avec ma mère,… Je l’ai deviné la première fatigué. C’est manifeste et tout à fait nouveau. Les
fois qu’il est venu à la maison… Mon père, lui, n’a punitions et autres privations sont à ce jour révolues.
rien vu et rien su… Ensuite, il a su mais n’a rien dit. On s’approche d’un problème qui, cette fois,
Je crois qu’elle va partir.» Aussitôt dit, il enchaîne l’accable pour de bon. Acculé, il finit par me dire :
sur le transfert : «Je fabriquerais bien encore une «Je suis fatigué parce que j’ai toujours ma mère dans
tronçonneuse pour te tuer… Mais je sais que tu ne la tête !» Cet énoncé marque un virage dans la cure.
veux pas !» Je crois que nous avons maintenant une autre
version du «c’est plus fort que moi», mais cette fois-

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ci corrélée au symptôme : il a sans cesse sa mère saillant. L’au-delà de l’Œdipe surgit avec ce trait de
dans la tête, ça l’obsède et ça l’épuise. Si le «père-version».
symptôme exige parfois une analyse, l’analyse exige À l’issue de ce rêve, Raphaël décide de ne plus venir
toujours un symptôme ; et c’est à l’analyste de à ses séances. Il en a catégoriquement assez. Sa mère
l’exiger. Sa vie privée n’est donc pas privée de mère, est rentrée à la maison, il s’en réjouit d’autant plus
comme le laissait penser un peu trop vite la situation qu’il pense l’avoir quittée.
familiale, mais elle est privée de la possibilité de se La dernière carte postale reçue de lui est un reliquat
priver de la mère. C’est cela le symptôme analytique de transfert, pas sans l’objet, puisqu’il y est question
de cet enfant ; non pas celui qu’il était pour l’Autre d’une paire de jumelles. Il n’est donc pas exclu que
parental, mais celui qu’il endosse et à partir duquel je le revoie un jour.
la cure va s’orienter.
1. Freud S., La question de l’analyse profane, (1926) Ed. Folio-Essai, p. 46.
À partir de ce moment, en effet, la question de
Raphaël subit un renversement dialectique. Ce n’est
plus «Comment éviter son départ ?», mais Le symptôme d’Armand
«Comment m’en débarrasser ?» Réponse aussitôt Nathalie Georges-Lambrichs
formulée dans l’ordre du bien-dire : «C’est à moi à
la quitter !» «L’amour suppose qu’il n’y a pas le rapport sexuel
J’approuve l’idée. Il entrevoit la nécessité de perdre programmé.» 1
«l’objet maternel». C’est une forme de castration qui
suppose une séparation, et exige un travail de deuil ;
l’analyste doit s’en faire le passeur. Armand a huit ans quand sa mère l’amène en
La toute première solution suggérée ne va guère consultation pour une énurésie qui s’est aggravée. Il
dans ce sens et pourrait inquiéter. Il dessine son fait sur lui en classe, s’exposant aux moqueries.
cerveau avec, à l’intérieur, sa mère. Il pointe un
revolver sur sa tempe : «Si je me tue, je m’en La réponse du sujet à l’amour du père
débarrasse en même temps.» Disparaître avec l’objet
est évidemment une solution mélancolique. Mais L’enfant, dès la première séance, raconte le
l’ensemble du cas permet d’écarter cette hypothèse, cauchemar qu’il ne cesse pas de faire au point qu’il
d’autant qu’il en souligne lui-même la dimension de ne dort plus : «Papa est là avec un couteau, je ne
semblant, visant finalement à inquiéter l’Autre dans peux pas escalader la pierre lisse, je retombe tout le
le transfert. Raphaël va rentrer dans ce long et lent temps sur ce bouton, je suis dans un carré, ya plus de
travail de la parole et du transfert face à l’acte route, je suis mort, un squelette, une voiture
analytique. Il peut encaisser une perte. Le départ m’écrase, je ne sais pas qui est dedans, peut-être
effectif de sa mère, d’ailleurs, ne change pas la encore Papa, je suis plein de sang j’aime pas le sang.
donne. Là je lance un caillou, mais il retombe sur ma tête, là
La désagrégation de l’objet maternel, par le jeu des Papa est avec son couteau et ses dents, là, qui
coupures, va faire progressivement apparaître l’arbre brillent»… Il mime le sourire du père en montrant
qui cachait la forêt : l’émergence d’une satisfaction ses dents, puis il dit : «Papa ne m’aime plus, il me
pulsionnelle jusque-là méconnue. Le voilà au seuil gronde tout le temps, il est méchant, j’ai peur.»
d’un au-delà de l’Œdipe. Le sujet voit sa propre mort, tout comme Œdipe voit
Une contingence a voulu que Raphaël trouve les ses yeux jaillir de ses orbites : une barrière est
tampons hygiéniques usagés de sa mère, oubliés franchie, l’impossible a eu lieu. Le tombeau est
dans les toilettes lors d’une visite à son fils. Il est ouvert, il est dedans, il ne peut pas sortir, il retombe
sidéré. C’est une rencontre inattendue. Il m’en parle toujours. Il est seul, avec son persécuteur. Parce
même avec une sorte d’élation. La nuit suivante, il qu’il a aux trousses cette mort impossible, il
rêve qu’il est aux toilettes, il y a du sang dans la s’engouffre dans le cabinet. Dire s’impose alors.
cuvette, et il éprouve une sorte d’angoisse parce Dire le cauchemar, c’est en effet cerner le moment
qu’il sait qu’on le regarde par le trou de la serrure. de mort subjective qui a eu lieu et qui ne cesse pas
C’est peut-être son père. Il se réveille. de ne pas s’écrire. Le regard s’est émancipé du corps
Ce cauchemar annonce la couleur de l’objet vivant et voilà qu’il perdure, détaché, au-delà de la
pulsionnel qui cause la division et l’angoisse. mort subjective. La première conséquence de cette
L’objet regard se précise, logé chez l’Autre, supposé décision insondable de l’être, c’est la menace réelle
derrière un trou de serrure. Le trait voyeuriste est qui revient le persécuter.

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L’analyste parie alors sur la fonction témoin dont il j’invente des chansons, j’écris les paroles sur une
fait l’offre. En liant le regard et la parole, elle va lui feuille, par exemple «maman je t’aime», je les
permettre d’échapper à cette omniprésence du regard apprends par cœur et comme ça je recharge mes
et de trouver un abri où effectuer sa déposition. batteries, je me fais mon programme à moi.»
La consultation aura cet effet, que cela cessera, de Articuler l’extrême amour d’Armand pour sa maman
s’écrire. au couteau menaçant de papa, s’est révélé
Il était donc nécessaire de prendre le récit d’Armand impossible. L’amour d’Armand pour sa mère est
comme tenant lieu de l’événement qui est au cœur déclaré, à ciel ouvert. Il lui dit tout. Il l’a exprimé
du cauchemar : «j’étais mort». Ce dire est le cœur et lors d’une séance où je m’étais isolée avec sa mère,
l’os de l’affaire. Ce qui a eu lieu est une expérience. en apportant à celle-ci, sans interrompre notre
Le sujet s’est détaché de son corps. Il a contemplé sa conversation, plusieurs dessins de cœurs ardents,
dépouille. Cet impossible qui ne peut se dire, il cramoisis, devenant lui-même, au fur et à mesure
s’agit pourtant qu’il se coule dans un texte articulé et qu’il les coloriait, rouge comme une pivoine. La
composé, pour qu’un certain jeu puisse se produire, semaine suivante, il vint en séance avec un gros
jeu qui est le propre du sujet. L’analyste tente de pansement : «J’avais mon doigt dans la porte de la
faire exister ce texte, de le mettre en fonction en voiture, Maman a poussé, elle a pas vu», m’informa-
sachant que ce qu’il comporte d’insensé va continuer t-il simplement. Aucune révolte contre la distraction
à agir, et en pariant sur la lecture inédite que le sujet maternelle, elle fait partie de la réalité d’Armand. À
pourrait en faire dans sa cure et dans sa vie, pour tout moment, il peut être pris dans l’engrenage, «il»,
parer au pire. c’est-à-dire lui et son corps, qui semble bien venir en
Y a-t-il dans ce texte une causalité déjà repérable ? continuité de son être : son doigt est une partie de ce
Quel statut donner à cette urgence vitale chez un «je» qu’il utilise tout-à-fait correctement au sens de
sujet qui, à la mort, ne croit pas ? De façon très pure, la grammaire, mais qui n’en est pas moins identique
Armand nous montre comment la langue le pousse, à son moi, lequel est son corps, c’est-à-dire l’image
l’oblige à s’adresser pour épancher le trop de vie qui de ce corps, dont le doigt fait partie.
en lui ne consent plus au sommeil, au mépris de ses Entre sa mère et lui, pas de coupure. Elle est
besoins organiques élémentaires. C’est donc une distraite, il est blessé. Armand a survécu à la
mort qui ne peut être symbolisée, parce que la perte disparition qui l’a frappé, mais elle n’en a pas moins
de l’amour du père n’est pas, pour ce sujet, été réelle, et la trace qu’elle lui a laissée ne l’est pas
symbolisable. moins.
L’opposition entre le ravage et le symptôme permet Pour aborder l’instance «parents», Armand passe par
d’ordonner les dires d’Armand qui s’édifie, s’il ne son frère cadet. C’est du point de vue de ce frère
s’identifie, à partir de ses partenaires. qu’il peut se voir, lui, lié matériellement à son père
et, en même temps, invisible pour les autres : «Papa
Le père, la mère, le couple des parents est méchant. Pierre (c’est son frère) aime Maman et
Papa, les deux, je ne sais pas comment il fait, moi je
Sous le «papa ne m’aime plus» du cauchemar, il me peux plus avoir confiance en lui. Papa ne s’est pas
semble qu’il y a un gouffre et dans ce gouffre une occupé de moi, il m’a laissé faire pipi avec du sang,
immense perplexité, dont Armand se débarrassera en j’avais mal, très mal, je me retenais de pleurer,
décidant finalement que son père ne l’a jamais aimé. j’attachais une ficelle à mon poignet, l’autre bout au
En tout cas, ce père qui va devenir un menteur et un pied de Papa la nuit, pour savoir s’il se levait alors je
tricheur est pour l’heure un assassin, et il menace de détachais tout de suite, Maman était là, Papa était là,
tout son sadisme le rêveur. Cet amour impossible à ils voyaient pas…»
perdre est donc ce qui revient sous la forme «il me Nous retrouverons ces liens dans l’élaboration
hait», où nous avons la signature de la paranoïa : d’Armand, ces liens matérialisés, dont il a des
«Dans mon cauchemar je suis devant Papa, il veut usages différents mais qui ne se négativent pas car
m’étrangler, je me retourne et je vois qu’il y a des ils ne sont pas symboliques.
millions de Papa». Autant lui, Armand, est mort, une
fois, absolument, autant son père, lui, ne peut Être ou disparaître
mourir.
Armand prend une place de champion de sa mère – Que ce soient les jeux qu’il invente ou la guerre
de chevalier, lui dirai-je – et il se parera de cette mythique entre ses parents qu’il reconstruit, il
dignité. Revenant de chez son père, il me dit : «Papa apparaît toujours seul, au-dessus de la mêlée plutôt
est là tout le temps dans mes pensées. Sauf quand je qu’en tiers, ayant une mission particulière ou
joue et quand je travaille, il est là dans ma tête, alors distribuant récompenses et punitions, étant lui-même

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hors d’état de gagner ou de perdre. Sans doute son avec leur coquille, je voulais pas qu’ils me voient,
regard le représente-t-il tout entier dans ce monde, ouf ! leurs parents arrivent, sinon ils auraient été tout
ce qui ne suffit pas à le protéger d’une angoisse le temps derrière moi, je redescends, j’atterris, je me
massive de disparaître. Ainsi le jour où sa mère me fabrique un aéroplane, j’écrivais mon nom dans les
dira, après cette séance, qu’elle s’est fait enfoncer nuages, cinq continents + deux pôles, AR à un pôle,
l’arrière de sa voiture, Armand jouait-il avec un MAND à l’autre… Si on rassemble, me précise-t-il,
porte-mine, me demandant si la mine pourrait rester ça faire AR-MAND (il maintient le trait d’union). Il
enfoncée toujours. Comme je lui répondais «c’est ta précise ensuite qu’il a appris tout ça en classe : «La
peur…», il me dit : «un jour j’ai regardé mon petit maîtresse elle a tout ça, la terre, le soleil, une grosse
doigt, il avait disparu, et puis il est revenu, il était boule et une petite, la lune. Là y a son bureau, là y a
là». C’est le trou réel qui est là et fait au sujet un moi», me dit-il esquissant l’architecture de sa classe.
signe incompréhensible, tout ce qu’il sait alors est Puis il s’est mis à chiffrer les distances entre ces
que ça le regarde. Et tout son travail vise à suturer éléments qu’il avait nommés.
cette faille qui peut devenir instantanément un À ce moment, le choix du sujet de poursuivre sa cure
gouffre. s’est révélé décisif. Tout allait beaucoup mieux,
Lors d’une séance, il me dit : «je n’ai plus de disait-il, il n’avait plus rien à dire. Armand a
copain.» Il n’avait rien d’autre à dire ce jour-là, pourtant saisi au vol mon invitation à poursuivre,
perplexe devant le phénomène qui l’atteignait au fût-ce pour dire rien. Et son élaboration y a gagné en
cœur de son être, un de ces phénomènes de frange rigueur.
dont Lacan parle dans le Séminaire III et qui
donnent l’index de la réalité dont le sujet Un point d’ancrage
psychotique est solidaire. La fois suivante, en effet,
il me dit simplement qu’il en avait à nouveau – rien C’est à partir de là qu’il a investi le signifiant «île»,
de plus. et l’a fait jouer de plusieurs manières. Le signifiant
Armand paie de sa personne pour supporter sa «île» fait lien entre différentes périodes ou parties de
solitude et il se met à inventer, là aussi, des jeux à la sa vie. Les combats avec le père avaient pour décor
récréation, pour ses copains. Il m’en dessine les des îles. Après ce moment mégalomane, où la
scénarios, qui se mettent à alterner avec ceux des signature d’Armand recouvre le monde, il revient
rêves. aux îles de façon beaucoup plus détaillée, et élabore
une chronologie de son histoire personnelle, à
Une rencontre, une identification couvert de son savoir sur l’origine du monde.
Les îles font aussi pont entre le monde de Pikatchou
Au cours d’une promenade qu’il a faite avec sa – dont il est un fervent adepte et au moyen duquel il
mère, son frère et sa sœur, il est tombé sur un canard rencontre les autres qui partagent sa passion – et le
colvert, seul dans la mare, sur une petite île. À partir monde de la géographie dont il ne se lasse pas.
de ce canard, isolé, pour lequel il s’est pris d’amour, Ses grands-parents maternels habitent dans une île
Armand a tenté de chiffrer la jouissance alors lointaine, son père est parti dans une autre île.
éprouvée, en comptant le nombre des pas L’île, enfin, résonne comme une contraction de il et
nécessaires pour faire le tour de la mare. de elle. Est-ce un hasard ? La question reste posée.
Il a constitué ensuite une double série d’oiseaux ; En tout cas, toutes les îles ne se valent pas pour
dans l’une, il y a un oiseau tout seul et blessé dont il Armand, il y a certaines îles pour lesquelles il a une
veut prendre soin et qui est lui-même, car il énonce véritable passion amoureuse ; en même temps, il
alors : «quand je serai grand je serai vétérinaire» ; arrive qu’il s’y identifie littéralement.
dans l’autre, c’est une foule d’oiseaux innombrables L’infinité des îles semble une réponse au trou unique
qui devient de plus en plus menaçante. II est seul, du cauchemar, comme les serpents sur la tête de
alors, contre tous. Méduse voilent l’absence de pénis sur le corps
Dans un rêve fait peu après la promenade du canard, féminin. Mais, au lieu qu’elles fassent horreur au
les deux séries ont convergé sur Armand lui-même : sujet, il se prend d’amour pour chaque île, H pleure
il s’est figuré sous les espèces d’un oiseau qui, pour avec l’île de Pâques qui est devenue (il l’a vue dans
se protéger des autres, est devenu une sorte de robot. l’émission Thalassa) «un vrai désespoir» :
Dans le dessin qu’il a fait pour raconter son rêve, il a «Comment on a pu lui tuer tous ses arbres vivants ?»
alors inscrit son prénom et, à partir de cette me dit-il.
inscription, ordonné son rêve aux dimensions du Ces îles finissent ainsi par avoir une vie propre.
monde : «Je me fabriquais des ailes, je volais, Elles bougent, elles dérivent et, en effet, c’est bien
j’arrivais dans le ciel, il y avait des petits oiseaux ainsi qu’Armand peut remonter à l’origine du

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monde, au temps où elles n’étaient pas séparées de s’articule dans la plainte est séparé d’un autre
l’unique continent qu’il y avait alors… Elles sont symptôme, le n°2.
donc plutôt des ancres flottantes, des corps-morts. Dans son Cours «Le partenaire-symptôme»,
Les liens qu’il utilisait pour attacher l’un à l’autre Jacques-Alain Miller fait l’hypothèse que «l’Autre
ses parents, il s’en ressert ici pour faire se choquer est symptôme en tant que mode de jouir». 1 Je
les îles et se séparer à nouveau, étant le héros de ces prendrai appui sur cette hypothèse pour montrer
performances. En les décrivant, Armand s’anime, il comment, dans le cas de Paul, peuvent s’articuler les
s’anime sous le regard de l’autre auquel il dédie en deux symptômes qui lui rendent l’existence difficile.
secret sa performance de savoir sur la dérive réelle Le premier est adressé à l’analyste. Le second, celui
des continents. qui gouverne en réalité sa vie, n’est pas interrogé
Dans l’espace de la feuille de papier, Armand dans la cure. Il est éprouvé comme une constante
rassemble ainsi les éléments épars de son corps, nécessaire dont le sujet ne se plaint pas. C’est un
métonymie de son être. Cette feuille a plusieurs phénomène fixe qui trouve son point de départ dans
fonctions : elle est un écran qui le sépare du pire de un événement traumatique.
son expérience ; elle est un miroir où il se contemple Ces deux symptômes se rejoignent dans le fait qu’ils
sous la forme de l’oiseau ; elle est le support du nom portent tous les deux sur la parole. L’Autre de la
où il se reconnaît. parole fait symptôme. Disons plus précisément que
Ainsi Armand s’est mis à la tâche de se construire le symptôme parlé dans l’analyse, celui qui est
une image, qui le protège contre le regard de son déchiffrable, recouvre le symptôme qui est tu et
père et dans laquelle, aussi, il se reconnaît. Il semble donc rejeté au titre de la Verwerfung.
y être parvenu aujourd’hui. Sans doute les frontières
en sont-elles poreuses, puisque Armand va jusqu’à L’enfant surdoué
s’identifier à la terre elle-même, non moins qu’à
certaines îles. En même temps que cette image, Considéré depuis son plus jeune âge comme un
multiple et une, lui permet de faire écran à la enfant surdoué, Paul a grandi avec ce diagnostic qui
jouissance, son être se précipite dans un autre vivant, le protégeait d’une pathologie envahissante. Petit, il
animal et muet, l’oiseau, créant ainsi un autre pôle. passait ses nuits à lire, insatiable de savoir. Un
Le pari de la cure telle qu’Armand y a consenti est savoir exorbitant qui comblait ses parents de joie
que des circuits se créent et se frayent entre ces deux mais les inquiétait aussi, car cette boulimie de
pôles, des circuits marqués par des signifiants lui lecture leur semblait énigmatique. Arrivé à l’âge
permettant de sinthomatiser ce trop de vie qui peut adulte, Paul a ainsi accumulé un savoir important,
toujours l’envahir. avec une préférence pour les choses les plus
pointues comme la musique baroque, la linguistique,
1. Miller J.-A du nouveau !, Coll. Rue Huysmans, ECF, Paris, 2000, p. 40. le grec, la littérature des siècles passés. C’est ce
savoir qui a de la valeur à ses yeux. Le savoir
Le surdoué scolaire est méprisable. Or, les parents de Paul sont
Hélène Bonnaud tous les deux enseignants. Le savoir qu’on enseigne
est refusé par leur fils, et c’est ce qui les a conduits à
Qu’un symptôme soit plus fort que le sujet, c’est considérer leur enfant comme un «surdoué». Paul est
bien ce dont il est question dans la cure de Paul. identifié à ce signifiant-maître qui répond point par
C’est pour cette raison que j’ai choisi d’exposer son point à la description qu’on en donne : ses difficultés
cas. Il est rare en effet qu’un symptôme reste tout à scolaires, son absence d’amis, son refus du sport, du
fait immuable dans l’analyse. Pourtant, dans le cas collectif en général, tout ce qui a trait à la différence
de Paul, le symptôme dont il se plaint n’a pas avec ses pairs mais aussi sa curiosité et sa maturité
changé. Il concerne le travail. Toute l’analyse tend à intellectuelles, trouvent là leur juste explication. La
se centrer autour de cette question, et même à la symptomatologie décrite à propos de l’enfant
rendre de plus en plus angoissante pour le sujet. surdoué correspond en effet à celle de Paul, et
C’est parce qu’il produit un savoir sur son nomme ainsi la série de traits qui le caractérisent.
symptôme que Paul est un analysant, mais cela Être un enfant surdoué a aussi induit l’idée
suffit-il à faire de lui un travailleur de l’inconscient ? qu’apprendre et passer du temps à travailler n’est
Deux formes de symptômes se distinguent dans son pas nécessaire. Le surdoué apprend sans rien faire.
discours, et c’est à partir de leur repérage que je Paul avait bien un plus, celui d’être supérieur,
tenterai de rendre compte de l’impact de l’un sur d’avoir une intelligence hors du commun et d’être
l’autre. En effet, le symptôme n°1 qui s’entend et différent des autres.

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Le symptôme parlé années, ses parents sont pétrifiés et n’osent pas


questionner leur fils, de peur de déclencher une
Paul décrit fort bien ce qui ne va pas, maintenant réaction négative. Il les a mortifiés, croyant ainsi ne
qu’il n’est plus un enfant, et qu’il a vingt-et-un ans. plus devoir se confronter à leur attente. Paul a donc
Il ne travaille pas. Il n’y arrive pas. C’est une lutte une demande – réduire l’Autre de la parole au
contre le temps. Il se dit qu’il va s’y mettre puis il silence.
commence à faire autre chose et c’est l’autre chose Cela pourrait s’écrire sur le graphe du désir, où
qui sera plus forte. C’est là que se loge son «C’est l’Autre est la parole et où le signifié du symptôme
plus fort que moi». Il ne se mettra pas au travail. est «je suis surdoué», signifié d’une chaîne qui inclut
L’autre chose prend différents tours. Il peut être pris le signifiant-maître «travail», dédoublé en «travail
par la lecture d’un livre, mais il peut aussi passer des scolaire ou du sens» et «travail non-scolaire ou
heures à son ordinateur à recopier des listes dénué de sens».
d’auteurs, de compositeurs, des listes d’œuvres «Le comble du sens, il est sensible que c’est
d’artistes, qui viennent gonfler son temps. Car il l’énigme» 2, a dit Lacan. Pour Paul qui passe son
n’en fera aucun usage. Ce sont des stocks de fichiers temps à se constituer comme énigme pour l’Autre, la
sauvegardés dans son ordinateur, ou des centaines de formule peut donner à réfléchir. Le comble du sens a
feuilles noircies dans ses classeurs. Il peut aussi en effet une certaine affinité avec le sens dont Lacan
passer des heures à faire ce qu’il appelle des dit «qu’il fuit, comme d’un tonneau». D’être
gribouillis sur des pages de cahier, preuve de la trace énigmatique sature le sens et pour ce sujet, il n’y a
absurde du temps qui passe. Tromper le temps, c’est pas de savoir manquant. Il vit le savoir comme déjà
se tromper soi-même – est-ce tromper l’Autre du su ou potentiellement prêt à l’être. Le travail
désir ? Parfois il émet l’idée qu’il lui faudrait universitaire est toujours sanctionné par un
quelqu’un qui l’oblige à travailler – mais qui ? – tout désintérêt alors que l’autre savoir, celui qu’il
en sachant qu’il ne le supporterait pas, ou bien qu’il rencontre au gré de son désir et qui motive son
est d’une nature paresseuse. Ce qu’il met en avant intérêt, rencontre son point-limite : il ne peut jamais
pour justifier son manque de travail, c’est qu’il est rien finir. Quelque chose s’indique ici qui concerne
«rétif à toute contrainte». l’angoisse. Il laisse la chose en plan puisque, dans sa
Paul découvre ainsi qu’il est prisonnier d’un circuit logique, finir c’est arrêter un sens. Nous pourrions
dans lequel le travail dit «scolaire» est complètement dire que finir, c’est mettre un point de capiton au
annulé par un autre type de travail, inutile, vide de savoir. Or c’est d’être dans l’infini, dans
sens, et qu’il ne cherche même pas à élever à la l’impossible et qu’enfin, il y ait manque, qu’il
dignité d’un défi intellectuel. Ce non-sens du travail cherche à se faire être. Le manque est introduit dans
est sa marque, il le récupère comme un plus-de-jouir le savoir comme un impossible. Rien n’est fini car
qui fera durer le temps jusqu’au point où il sera trop rien ne doit faire signification ultime. Il met ainsi un
tard. Car le trop tard est son rendez-vous favori. Il sans-limite au savoir qu’il n’est pas supposé
est déjà à l’heure où il ne pourra être que trop tard. acquérir.
La déréliction dans laquelle le met sa jouissance à Voici donc comment Paul est assujetti aux effets du
être constamment à la limite du trop tard perdure, signifiant-maître «je suis un surdoué».
vérification d’un automaton qui fixe le sujet à son
symptôme et lui donne la satisfaction d’être, à la Le symptôme qui ne se parle pas
fois, son unique bourreau et sa victime outragée.
Les séances viennent vérifier que l’analyste ne peut Depuis toutes ses années de lycée, et maintenant
pas changer la puissance que prend son «je ne peux qu’il est à l’université, Paul évite toute relation avec
pas faire autrement», cette force du symptôme qui les autres. Il ne demande jamais rien, il n’interpelle
attrape le sujet et le propulse dans sa tragédie qui pas non plus, il signale sa présence in corpore,
s’écrit toute seule, puisqu’il ne livre rien de ses évitant – autant que faire se peut – d’avoir à l’ouvrir.
relations familiales. Il est simplement assez fier Cette application au silence l’oblige à toute une
d’avoir réussi à obtenir de ses parents qu’ils ne gymnastique pour s’adapter aux exigences de la vie,
cherchent plus à savoir quoi que ce soit sur ses mais il est prêt à tout pour éviter de parler à
études, ses devoirs, son travail scolaire. Il les a quelqu’un. Sauf que son statut d’étudiant le
rendus impuissants à savoir ce qu’il fait et ce qu’il confronte régulièrement à devoir répondre à la
pense. Les a-t-il pour autant réduits au silence ? demande de l’enseignant et donc à subir, comme il
C’est bien ce qu’il croit, sans voir que ce qu’il a le dit, l’horreur d’un examen oral. Il ne peut pas
réussi à obtenir, c’est le consentement de ses parents toujours affronter cette épreuve et il vient alors à sa
à faire silence sur le désir. En effet, depuis des

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séance, effondré, raconter qu’il n’a pas pu, qu’il a Pour Paul, se taire est la seule façon d’avoir la paix,
fui ou qu’il a carrément oublié de se plier à la tâche. de ne pas se laisser prendre, de ne pas «être à
Ce symptôme n’est pourtant pas celui qu’il met au découvert», comme il le dit. Être à découvert est la
premier plan dans son analyse. Se taire est sa façon formule qui précise comment, pour lui, la prise de
de vivre. Il s’est aménagé un modus vivendi autour parole est équivalente à une mise à nu. Il est donc
de cette solution qui lui permet d’être unique et de le complètement fixé à cette modalité d’être silencieux,
rester. En effet, il tire une certaine jouissance de sa d’être celui qui ne parle pas. Ce symptôme est
position d’exception. Il est l’étudiant qui intrigue ses corrélé au trauma vécu pendant ses années de
professeurs. Paul répète ainsi la relation qu’il a collège et qu’il traite, selon la formule freudienne,
toujours eue avec ses parents : il est différent des comme un événement «non-arrivé» 3. Il n’est pas
autres, il est autre, il est à lui tout seul un mystère. Il question de changer. Il n’en a pas le désir, car le fait
doit faire exception ; il est celui qui s’excepte du d’être mutique lui permet d’être quelqu’un.
«tous pareils». Le graphe du désir de Lacan, tel qu’il est présenté
S’il a pu, pendant toute sa petite enfance, se par J.-A. Miller dans son Cours «Le partenaire-
constituer dans le cadre scolaire comme l’élève qui symptôme», m’a permis d’orienter la question du
n’est pas comme les autres, à son entrée au collège il symptôme et de la jouissance dans le cas de Paul.
va vivre une expérience qui va faire vaciller cette «L’Autre est symptôme en tant que mode de jouir» 4
marque et constituer un véritable trauma : effraction – comme le dit J.-A. Miller – sert d’hypothèse pour
d’un réel qui va faire point de fixation dans sa vie. montrer comment l’Autre de la parole est équivalent
au symptôme comme jouissance. (A = Symptôme).
L’élève maltraité

Les événements remontent au moment où Paul


change de collège. Il vit, à cette période de sa vie, un
calvaire. Il a douze ans. Il est le souffre-douleur de
sa classe. Il est battu, il est injurié, il est maltraité par
ses camarades. Il devient l’objet de leurs sarcasmes.
Ce qu’il avait toujours éprouvé comme un plus, sur
le mode du surdoué, se brise sous les quolibets de
ses congénères. Se retrouvant sans défense aucune, il
décide de ne plus jamais parler en classe et d’éviter
le plus possible de sortir de chez lui. Persécuté par
les jeunes du collège, il vit son rapport aux autres
dans une forme de terreur. Sa vie se règle alors sur la
crainte de se trouver «nez à nez», selon son
expression, avec ceux qui le moquent et le narguent. Cela permet de dire que le symptôme dont Paul se
Ces événements constituent dans sa vie un véritable plaint et celui dont il ne se plaint pas sont
traumatisme. En effet, il en a conçu un usage très intimement noués, même si dans son discours ils
restreint de la parole et il aura, devant toute n’ont pas de rapport. Le symptôme comme
possibilité de rencontre avec les autres de son âge, jouissance qui est un se taire, est entièrement
une position de refus. recouvert par l’Autre de la parole, celui à qui
Une bonne partie de sa vie est donc consacrée à s’adresse la demande de savoir et où s’articule la
éviter la mauvaise rencontre. Malgré les années, il a signification du désir de l’Autre. Parler du travail et
peur d’être mis en présence de ses persécuteurs, du non-travail en séance équivaut à parler à partir
d’être reconnu, et potentiellement incapable de se d’un rester silencieux fondamental, un refus radical
défendre. Il craint les bandes de jeunes de banlieue, de savoir.
lui qui est toujours tout seul. Ainsi s’articule le vouloir dire du symptôme parlé et
À l’université, il étend sa décision et ne parle à le vouloir jouir du symptôme tu, ce qu’on pourrait
personne pour ne pas risquer de dévoiler sa appeler «jouir de la parole tue», avec l’équivoque
faiblesse. Celle-ci, selon lui, apparaît quand il parle que nous pouvons y entendre. Ce vouloir jouir reste
car il est pris d’une telle angoisse que sa voix n’est discret, il n’envahit pas le sujet et permet d’écrire au
plus qu’un filet inaudible. Il lui faut donc garder niveau du signifié de la jouissance, son pur être
silence. C’est dans cette dialectique avec un Autre comme énigme. En effet, d’incarner une énigme fait
cruel que s’est structuré le symptôme dont il ne se retour dans le réel du groupe car s’il reste identifié
plaint pas mais qui revient toujours dans l’analyse.

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au S1, (enfant surdoué), il récupère, comme faisant moment. Pour supporter cela, il y a l’analyste, la
retour dans son être, l’énigme qu’il est pour l’Autre seule personne qu’il rencontre et à qui il parle.
et dont il fait semblant, en se taisant. Il est, en effet,
1. Miller J.-A., L’orientation lacanienne, «Le partenaire-symptôme», leçon du
identifié au niveau imaginaire à ce semblant comme 4 mars 1998, inédit.
objet cause du désir, être une pure énigme pour 2. Lacan J., «Introduction à l’Edition allemande du premier volume des
Écrits». Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 553.
l’Autre. 3. Freud S., Inhibition, symptôme et angoisse (1925), Paris, PUF, 1971, p. 42.
Mais ce qui est jouis-sens, ou sens joui, c’est, me 4. Miller J.-A., L’orientation lacanienne, «Le partenaire-symptôme», op. cit.
semble-t-il, in fine, «d’être unique». Pour jouir
d’être à cette place de l’Un-tout-seul, de l’exception,
il s’emploie à se faire un monde qui le regarde Le masque de la vérité
comme un être unique, définitivement coupé des Laure Naveau
intérêts et des modèles qui font la force de
l’identification aux idéaux. L’idéal de Paul, c’est «Il n’y a pas de vérité qui, à passer par l’attention, ne mente.» 1
J. LACAN
d’être sans rapport avec l’idéal du commun des
mortels. Son idéal du moi est son image narcissique
C’est en formulant cet énoncé paradoxal : «Je viens
et, comme telle, elle est mortifère. L’enfant unique
vous voir parce que je mens», que ce jeune homme
n’a pas d’autre que lui comme idéal. Il est seul et
est venu demander une analyse il y a un an.
silencieux au milieu des autres qui parlent pour ne
Appelons-le Monsieur M.
rien dire.
Il m’a ensuite précisé les choses ainsi : «Avec mes
Paul décline tous les sens possibles du signifiant
amis, avec ma famille, je ne peux pas m’en
«unique». Il est fils unique, mais il cherche aussi à
empêcher. Dès que je parle de moi, je mens, c’est-à-
être le seul, le seul contre les autres, le seul objet
dire que je déguise la vérité en me faisant valoir
d’amour de ses parents, le seul à être et cette
davantage que je ne vaux vraiment dans la réalité. Je
jouissance a un prix : c’est d’être prisonnier de lui-
ne supporte plus de ne pas pouvoir m’en passer.» Sa
même. Cela se traduit, du côté de l’être, sous les
plainte porte donc sur sa compulsion au mensonge,
espèces du «sous-doué» dans le sens du «moins-un».
qui serait son symptôme – en fait, un symptôme
En effet, dans sa façon de se présenter, Paul apparaît
quant à sa croyance en la vérité. N’est-ce pas le
au niveau de son corps comme marqué d’un moins.
symptôme lui-même qui est un mensonge, mensonge
Il est toujours courbé, essoufflé, pas très reluisant en
sur ce réel – le rapport sexuel n’existe pas 2 ?
quelque sorte. Tout cela contribue à faire de lui le
L’envers du mensonge est l’amour de la vérité,
moins-un qu’il n’est pas, mais dont il porte la
c’est-à-dire de ce que la vérité cache et qui s’appelle
marque, à son corps défendant. Toujours à raser les
la castration. Y inclure l’inconscient revient donc à
murs pour ne pas être vu, il est le surdoué qui est
ne pas séparer la vérité des effets de langage, soit à
dessous, qui se met en position de sous-doué,
donner au mensonge, dans l’expérience analytique,
comme s’il devait éternellement cacher ce qu’il n’a
une valeur de vérité. Jacques Lacan ne définit-il pas
pas et qui l’encombre tant. Il a fait, de son mode de
lui-même la passe comme une mise à l’épreuve
jouissance, un symptôme-partenaire. Car il ne
«laissée à la disposition de ceux qui se risquent à
connaît que lui – c’est dire que, dans la vie, s’il ne se
témoigner au mieux de la vérité menteuse» 3?
sent pas seul, c’est parce qu’il est son seul objet de
Dans la suite de ce premier entretien, Monsieur M. a
jouissance. Cette boucle pulsionnelle qui force le
ajouté : «Il y a autre chose qui me met en difficulté
sujet au retrait dès lors qu’il est confronté à l’Autre
avec les autres, avec le regard de l’autre. Comme je
comme parlêtre mais aussi comme corps, induit le
ne supporte aucune des imperfections de ma peau,
diagnostic de psychose alors même qu’il n’y a pas
depuis l’adolescence, je me maquille. Je mets du
de phénomène élémentaire. Pour Paul, l’Autre est
fond de teint sur mon visage, pour cacher les
menaçant et il faut l’éviter parce qu’il ne pourrait
rougeurs de ma peau.» Il me dit aussi qu’il a
qu’en être la proie. Ainsi, dans l’analyse, le
annoncé à sa famille, il y a quelques années, qu’il
symptôme parlé produit une clinique phobo-
était homosexuel – ceci avant même d’avoir eu
obsessionnelle qui vient border le trou de la
aucune relation homosexuelle réelle. Il a
signification phallique et lui permet de soutenir sa
l’impression, depuis toujours, que ses proches
croyance au symptôme. C’est pour cela que, dans le
n’acceptent pas ce qu’il est. Il croit ne pas être aimé,
transfert, le «c’est plus fort que moi» du symptôme
ne pas correspondre à ce que l’on attend de lui, et
installe l’exigence d’un savoir qui sert d’ancrage
ainsi il ment, dit-il, pour répondre à cette image qu’il
dans l’ordre signifiant. Sa force est sa meilleure
suppose idéale. Il dit souffrir aussi, non seulement
défense contre le réel qui guette et peut surgir à tout
de ne pas être aimé, mais de ne pas pouvoir aimer.

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Pour répondre à ma question sur ses relations mise en fonction du phallus dans sa valeur d’usage
sexuelles, il évoque à demi-mot l’unique rencontre entre les deux sexes. La valeur d’échange propre à
homosexuelle ratée qu’il a connue ; c’est à un tout pacte fait donc, dans ce cas, de la femme le
homme plutôt violent qu’intelligent qu’il s’est livré, maître du jeu, et de lui, un phallus mortifié.
pour plaire à un ami qui le poussait au passage à
l’acte. Au terme de ce qui fut une première séance, Pas de rapport sexuel
je lui propose de réfléchir au fait que les deux
actions compulsives dont il a parlé sont du même Monsieur M. fait donc état de sa perversion
ordre : l’une, le masque de crème, concerne le corps, fondamentale sous la forme de cet aveu, «je mens»,
et l’autre, le mensonge, se situe dans le langage. qui est la forme particulière de sa version vers le
Toutes les deux ont pour fonction de maquiller la père, et de son «je n’en veux rien savoir» concernant
soi-disant vérité. En le raccompagnant à la porte, je les femmes et ce qui leur manque. Lacan affirma un
lui demande s’il veut s’engager sur le chemin lui jour à la télévision que la vérité, l’on ne peut que
permettant de trouver la valeur d’usage que ce la mi-dire, que dire toute la vérité est impossible 4.
double maquillage a pour lui. Dans son onzième Séminaire, Lacan démontrait que
À la seconde séance, il revient étonné et décidé. Il celui qui dit «Je mens» à l’analyste indique en fait
me dit qu’en effet, dans les deux cas, il s’agit pour qu’il dit la vérité sous la forme d’un «je te trompe»,
lui du même souci de perfection, la perfection de son et que c’est sur ce chemin de tromperie que le
image, et de la nécessité qu’il éprouve, en symptôme va trouver à se loger. Ce symptôme prend
conséquence, de transformer la réalité qui n’est pas la forme, pour Monsieur M., de voiler, de maquiller,
si parfaite. Il s’en veut d’être comme cela, mais ne de nier la castration maternelle. Un rapprochement
peut faire autrement. Se cacher et mentir, cela le est ainsi rendu possible entre mentir et démentir.
dérange, mais là est sa jouissance, c’est-à-dire le Pour Freud, le fantasme et les souvenirs-écrans de
bénéfice de jouissance du symptôme. Depuis l’enfance participent du comique, c’est-à-dire que
toujours, Monsieur M. a eu l’impression de ne pas l’on jette un voile sur le constat de la différence des
être à la hauteur, de ne pas savoir être un garçon, sexes, qui se présente dans l’enfance comme une
être le garçon qu’il supposait que son père attendait menace de castration incompatible avec le
qu’il fût. Étant enfant, il souffrait d’être solitaire et narcissisme. Le démenti – la Verleugnung
incompris, et il était blessé par les réflexions de ses freudienne – est une opération plus complexe : face
camarades de récréation. Il était pourtant entouré, ne à la faille entraperçue dans l’Autre et face au sexuel
serait-ce que par ses deux sœurs, et jouait beaucoup qui fait trou, le sujet pervers ne ment pas, mais il
avec les filles. Précocement, semble-t-il, il avait dément le défaut de l’Autre. La fonction du masque
ressenti déjà quelques émois sexuels pour des de crème sur la face de Monsieur M. n’est-elle pas
garçons qu’il admirait. Sa première «vraie» histoire de restaurer l’Autre, par le biais de ce qu’il offre
d’amour, à dix-huit ans, fut pourtant hétérosexuelle ainsi au regard, un visage sans défaut qui comblerait
et particulière. Étonné qu’une fille veuille bien de le manque causé par le regard, au lieu de le
lui, après toute cette solitude et ces vexations, il supporter ?
accepta qu’elle le dominât intellectuellement, puis, Dans le Séminaire XI, Lacan apporte un éclairage
très rapidement, qu’elle ne voulût plus avoir de précieux à la proposition freudienne, en opposant la
relations sexuelles avec lui, pourvu qu’ils restent perversion et la pulsion : le pervers s’offre à vouloir
ensemble. Pour «être en couple» – sur le modèle compléter l’Autre, alors que la pulsion s’inscrit dans
d’un couple d’amis, dont le garçon l’attirait sans le défaut de l’Autre. L’on peut en déduire que, dans
succès – il était prêt à tous les sacrifices. Cela a duré la position fantasmatique qu’occupe le sujet par
trois ans, au cours desquels son amie devint, me dit- rapport à l’Autre, s’inscrit un trait primaire de
il, «une obsession sexuelle pour lui». C’est elle qui perversion qui détermine la position sexuelle. La
le quitte, et il lui en veut beaucoup. Il me dit avoir, fixation de celle-ci dépendra du choix subjectif
par la suite, fait souffrir sentimentalement quelques opéré par rapport à la castration et du contrat, du
filles pour se venger. Je lui fais remarquer que cette pacte, que le sujet passera avec l’Autre relativement
première histoire reposait sur un pacte entre lui et à la castration. Ainsi Monsieur M. indique qu’il ne
elle. Ce qu’il reconnaît, et qui apaise immédiatement se plaint pas de la domination de la jeune femme sur
sa rancœur. Avoir évoqué un pacte réintroduit la lui – cela l’a satisfait – mais que c’est la rupture du
causalité de son côté, ainsi que la part de jouissance contrat qui l’a fait souffrir. Dans son Écrit sur «La
qui lui revient dans sa souffrance. Cela met en science et la vérité» 5, Lacan associe la Verleugnung
évidence l’acceptation par Monsieur M. de la non- freudienne, qu’il appelle le «louche refus», au réel. Il
nous indique que la vérité refusée vient du réel.

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L’horreur de la vérité, comme cause de la division silencieusement, du côté de sa mère. Il date sa


du sujet, concerne donc un manque qui ne peut, difficulté d’aimer, ce qu’il appelle son «manque
comme le réel, que se mi-dire. d’amour», de cet épisode. C’est lui qui est devenu le
Jacques-Alain Miller démontre que c’est à partir de mal-aimé.
Freud que la vérité a commencé à prendre la parole, Je lui propose de mettre à nouveau en série ces deux
et qu’ainsi, le naïf «je dis la vérité» a cédé la place : événements, évoqués pourtant lors de séances
«C’est bien parce que je ne dis pas la vérité, propose éloignées, en inversant toutefois l’ordre d’apparition
J.-A. Miller, que j’ai besoin qu’on m’interprète, que de ces scènes dans son discours, et en les constituant
quelqu’un désigne, dans l’inévitable mensonge de comme le point où un choix s’est opéré pour lui dans
ma bonne volonté, dans son malentendu, dans sa l’enfance : celui de se faire maltraiter par des
méprise, le moment, l’instant où la vérité fuse, garçons, comme sa mère par son père. Je ponctue
fulgure, se fait éclair.» 6 cette séance en indiquant que ce moment actuel, de
vouloir faire une analyse, est celui où il peut juger ce
L’affect comme événement de corps premier choix et décider s’il veut, adulte, ce qu’il a
désiré, enfant. À la séance suivante, Monsieur M.
Mettre des mots sur le corps, là où il y a des traces me dit vouloir s’engager dans l’analyse, car mon
laissées par des événements langagiers, des intervention, faisant valoir sa décision de jouissance
événements de discours qui dérangent ce corps qui et le choix qui s’offre à lui, l’a réveillé. Ce premier
ne peut mentir, est ce que tente d’effectuer Monsieur choix est scandé d’abord par un acting out, ensuite
M. Le symptôme est un savoir qui s’est déplacé et par un rêve.
qui a affecté le corps. J.-A. Miller définit en effet ─ L’acting out : à Noël, il écrit une lettre à sa mère
l’affect comme événement de corps, soit comme déprimée, en lui disant qu’il l’aime, qu’il lui
effet corporel du signifiant sur la jouissance. C’est ressemble beaucoup, et qu’elle lui a transmis ce
de cet affect, qui empourpre son visage, que qu’elle est.
Monsieur M. veut à tout prix se cacher. C’est ─ Le rêve : à la rentrée des vacances d’hiver, il
pourquoi il le masque sous une couche de crème, rapporte un rêve. Le rêve, d’abord énoncé dans une
faisant ainsi de son corps une surface sur laquelle il première version, sera ensuite rectifié deux fois,
écrit, sur laquelle il peint, pour cacher le rien aperçu après les interprétations qui lui sont venues en
et démenti. Universitaire brillant, engagé dans la séance.
dernière réalisation de son parcours, il m’a parlé de La première version du rêve est la suivante : il veut
son père autoritaire et absent qu’il admire tellement, emmener sa mère en voyage, en voilier, sur la mer,
de sa mère malheureuse et délaissée qu’il voudrait mais il ne parvient pas à faire partir le voilier. Il
protéger, et de ses deux sœurs, chacune en difficulté précise que son père a eu, en effet, un voilier
par rapport au savoir. De cette constellation pendant très longtemps, objet dont il s’est beaucoup
familiale – où il s’est toujours senti à la fois occupé et qui lui a fait négliger sa femme et ses
l’exception, seul fils de ses parents, adulé par ses enfants. Je souligne que c’est un objet du père, et
grands-parents paternels, et l’exclu, seul garçon, né j’interromps la séance. À la séance suivante,
entre deux filles qu’il n’a pas manqué de laisser lui Monsieur M. apporte à son rêve deux corrections
contester sa position virile – il semble beaucoup successives, deux rectifications qui se présentent
souffrir. Dans le cours des premières séances, il va elles-mêmes comme un démenti : «En fait, me dit-il,
retrouver deux événements cruciaux et concomitants ce n’était pas de partir en voyage avec ma mère qu’il
qui ont marqué sa petite enfance, à l’âge de cinq ans, s’agissait, mais de quitter la plage avec elle et de
et contribué, semble-t-il, à décider de ses choix rentrer à la maison. Et, comme je n’arrive pas à le
ultérieurs. faire avec le bateau, j’envisage de louer une voiture.
Dans la première scène, il se voit maltraité et brimé Mais cette solution ne nous convient ni à elle, ni à
par ses camarades d’école, rougissant déjà sous leurs moi.»
quolibets, pleurant à cause de leurs agressions ─ Donc, le questionnai-je, vous restez sur la plage ?
physiques face auxquelles il reste sans défense, ne ─ Mais non !, me dit-il, mon père apparaît à la fin du
sachant pas, dit-il, ce que c’est que d’être un garçon, rêve avec sa voiture, et il veut nous ramener à la
et sans aucune aide de la part de son institutrice. maison. C’est cela qui me contrarie, et je me
Dans la deuxième scène, il voit et entend ses parents réveille. Il associe sur ce qu’il doit faire : devenir
se disputer violemment, son père agressant sa mère autonome par rapport à son père qui a toujours trop
et criant sur celle-ci, qui pleure et lui reproche son d’impact sur lui, se rapprocher de sa mère qu’il a
infidélité conjugale. Alors qu’il vénérait son père trop négligée
comme une idole, il se souvient s’être mis,

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-ainsi il résoudra son malheur de ne pouvoir aimer ; d’abord dominé par sa première amie, il est dans la
se détacher aussi de sa sœur aînée, avec laquelle il a position de sa mère qui se fait rejeter ; puis
été en conflit si violent après l’adolescence, mais à maltraitant, aux yeux d’un ami homme, une série de
qui il a laissé l’avantage de le dominer. Il prend la femmes qu’il n’aime pas, il se retrouve dans celle du
décision de s’éloigner un peu de sa famille, pour se père qui blesse la femme.
consacrer à ses projets et à son analyse. Mais à Il s’interroge alors sur le lien particulier qu’il
l’occasion d’une «soirée gay» en discothèque, il est entretient avec sa jeune sœur, qui fait appel à lui dès
victime d’un évanouissement et il est ramené chez qu’elle va mal. Lui revient ce souvenir, datant de
lui par les deux amies filles avec lesquelles il l’âge de douze ans, qu’il énonce sous la forme d’un
cohabite à Paris. Cet événement qu’est aveu : c’est une scène de séduction où, devant un
l’évanouissement lui donne l’occasion de me confier cousin du même âge que lui, il caresse sa sœur et
les scenarii fréquents qu’il imagine depuis l’enfance met les doigts à l’intérieur de son sexe – pour savoir,
concernant sa disparition, avec l’effet de tristesse et dit-il.
d’horreur que cela exercerait sur ses proches. Il me Le silence est rompu. Il n’avait plus jamais été
dit avoir souvent souhaité disparaître pour régler question entre eux de cette scène où le tabou de la
tous ses conflits existentiels. Mais il réalise qu’il n’a virginité a été franchi, mais toujours, me dit-il, il se
plus, aujourd’hui, aucune envie de se rendre le sent contraint de s’occuper d’elle quand elle le
samedi soir dans ces endroits où, en effet, se sollicite, parce qu’elle ne va pas bien. Un c’est plus
confondent rêve et réalité, où les gens se griment, se fort que moi en chasse un autre en quelque sorte. La
maquillent et se déguisent pour accéder à la culpabilité est déniée par cette contrainte, qui est
jouissance. Il pense qu’il a inventé les scenarii elle-même le démenti de ce qu’il a vu et qu’il refuse
d’enfance – où il se fait maltraiter par ses semblables sous la forme du maquillage et du mensonge.
– pour faire exister la mère aimante qui lui L’analyse l’engage sur ce chemin de tromperie où le
manquait, occupée qu’elle était par son propre symptôme trouve à se loger. Monsieur M. me
drame, l’abandon par son mari. Une nouvelle raconte le lien pathologique à une mère dépressive à
formule de son symptôme lui apparaît. Il ne s’agit laquelle il s’offre en sacrifice, phallus mort qui
pas du choix sexuel, qui est fait, des hommes, mais s’évanouit dès qu’il se met en scène, qui disparaît
du clivage entre son attirance physique pour des dans le fantasme, posant ainsi à l’Autre la question
hommes inintelligents et brutaux, et une estime fondamentale de sa disparition : «Peut-il me
intellectuelle et affective pour des hommes en perdre ?»
général hétérosexuels et mariés, inaccessibles donc. Dire, mentir, disparaître, se faire battre dans le
Persuadé de ne pas avoir été le garçon que son père rapport sexuel, plutôt que de consentir à ce que
aurait voulu, et que celui-ci lui préférait ses sœurs, il l’Autre manque, à son défaut et à son inconsistance,
découvre qu’il s’offre, dans le fantasme, à tel est le choix dont il témoigne.
disparaître du regard de son père pour lui manquer,
tout en s’offrant, dans la rencontre sexuelle, à se Démenti et angoisse
faire maltraiter par un homme, comme l’a été, en
effet, sa mère par son père. Version vers le père où Plus récemment, un rêve d’angoisse et son
se lit un masochisme non dissimulé, conforté par élucidation vont éclairer d’un jour nouveau le
l’aveu de son homosexualité à sa famille – dans ce tableau de son existence. Il est dans la rue, pris dans
moment de dépit et de jalousie où sa sœur aînée est une foule anonyme, et il se sent malade. Son père
devenue mère d’un petit garçon que son père adore. survient, Monsieur M. lui demande de l’aider, mais
Au moment de cet aveu, son père lui aurait confié, celui-ci refuse car il est trop occupé. Surgit alors sa
comme en miroir, qu’il trompait encore sa mère et mère qui veut l’aider, mais il refuse, car cela
que celle-ci était malheureuse par sa faute, ce qui l’angoisse. Il est réveillé par l’angoisse. Mais le rêve
était censé être un secret de famille, ignoré de tous. se poursuit, avec sa sœur qui lui demande, alors qu’il
Monsieur M. me dit qu’à ce moment, un mythe s’est est dehors avec des amis, de la raccompagner parce
écroulé, lui apparaissant avoir fonctionné comme un qu’elle ne va pas bien. Arrivés chez elle, celle-ci lui
mensonge, celui d’un père brillant, admirable et demande aussi de rester dormir. Il proteste en ces
puissant, très attaché à sa famille, alors que, dans la termes : «On ne peut pas abuser indéfiniment des
réalité, il fait souffrir sa femme et s’occupe peu de gens comme cela !», et se réveille sur ces propos,
ses enfants. Le patient constate alors qu’il a lui- sans entendre qu’il déplace l’abus du côté de la sœur
même, dans sa vie hétérosexuelle, occupé les deux abusée par lui dans l’enfance. Je l’interroge alors sur
places avant de s’orienter vers l’homosexualité : cette foule anonyme, et deux souvenirs lui
reviennent en mémoire.

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Dans le premier souvenir, il a environ sept ans, son sens (Sinn), et donne un accès à son «exigence
père a oublié de venir le chercher à l’école, il pulsionnelle» (Bedeutung), qui le fixe répétitivement
l’attend une heure et demie dans la rue et des voisins dans le registre du réel. 1 Le surmoi a-t-il une part
finissent par le ramener à la maison. À son arrivée, il dans ce vouloir du symptôme qui imposerait au sujet
raconte à ses parents, gênés de l’avoir oublié, qu’il a sa loi ? La question de l’incidence du surmoi dans la
cru qu’ils étaient morts. Comme ceux-ci se moquent formation du symptôme souleva un débat dans les
gentiment de lui, il pense qu’ils ont vraiment voulu années vingt du siècle dernier 2. Freud avait conçu le
l’oublier. «On oublie un enfant» est la trace qui lui surmoi comme un tenant de la sévérité éducative et
reste de cette scène. comme un «avocat du ça» (Anwalt des Es 3). Ce
Dans le second souvenir, il est au carnaval, le «code révolu» 4, infiltré par les pulsions, enrichissait
premier carnaval que son père organisait dans sa l’expérience analytique d’une «clinique du surmoi»
ville. Les gens sont tous déguisés et masqués, il y a (J.-A. Miller), mais la nouvelle instance, qui
une énorme foule en liesse dans les rues. Lui est conjuguait en elle la norme et l’excès, fit difficulté
malade ; il a la rougeole, ou la varicelle, mais sa aux analystes.
mère l’a emmené quand même. Il se souvient qu’elle Lacan a qualifié le surmoi d’obscène et féroce. C’est
est déguisée en champignon, et lui en petit nain dire qu’il est excessif et hors norme ; et disjoint du
affublé d’un masque grimaçant qu’il n’aime pas et Nom-du-Père, selon la thèse de Jacques-Alain Miller
qu’elle lui enlève, aux yeux de tous. Son père, développée à la Section clinique de Paris dans les
occupé ailleurs, est déguisé en Sultan. Le années 1981-82 5 et reprise dans quelques travaux 6.
bonhomme Carnaval est un homme énorme, Dans l’expérience analytique, cette disjonction rend
horrible, rougeaud, au visage boutonneux, véritable compte de phénomènes qui relèvent d’une
vision d’horreur. Tel le rendez-vous célèbre des jouissance non ordonnée phalliquement 7. Quels sont
amoureux lors d’un bal à l’Opéra : «Horreur ! quand alors les rapports de ces phénomènes avec les
ils laissèrent glisser leur masque : ce n’était pas lui, symptômes ? C’est ce que la séquence d’analyse qui
elle non plus d’ailleurs.» 7 suit devrait permettre d’éclairer.
Des années plus tard, en se grimant pour masquer les Une jeune femme, peu après une rupture
imperfections de son visage, et en mentant sur son sentimentale, appuya sa demande sur deux points :
être comme il prétend le faire, c’est-à-dire en des relations insupportables avec sa mère, et une
refusant de se situer du côté où son sexe l’a désigné, incapacité à aimer.
Monsieur M. n’effectue-t-il pas deux opérations qui Le début de son analyse se déroula sous l’égide
réalisent un démenti ? Il n’est pas du côté de cet d’une plainte doublement modulée : la contrainte
homme affreux, substitut carnavalesque du père, maternelle qui maintenait la patiente dans un statut
mais plutôt masque de femme, dont il cache le de petite fille ; le poids écrasant de son
manque. Et, en le cachant, il montre le rien, lieu vide asservissement à la demande des autres : alors
où serait la femme, tout en laissant cependant peu de qu’elle s’était engagée à faire les choses avec plaisir,
place dans son discours au manque qui le diviserait elle se retrouvait inexorablement entraînée par un
comme sujet du langage. Dans ce refus de la vérité enchaînement d’obligations bientôt inassumables.
menteuse, il est – là où Lacan invitait l’analyste à ne Au bout de six mois, elle mit ses espoirs dans une
pas reculer d’être – en ce manque, suscité. nouvelle relation sentimentale, qui éclipsa son
intérêt pour l’analyse. Elle l’arrêta.
Deux ans plus tard, elle la reprit. Entre-temps, elle
1. Lacan J., «Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI», Autres Écrits, avait obtenu un poste de haut niveau, et sa prise de
Paris, Seuil, 2001, p. 571. fonction avait été marquée par l’apparition de deux
2. Miller J.-A., «L’Autre n’existe pas et le symptôme existe», Letterina n°5.
3. Lacan J., Ibid., p. 573. symptômes : une aménorrhée de trois mois, saluée
4. Lacan J., «Télévision», Autres Écrits, op. cit., p. 509. comme un atout professionnel ; une boulimie, elle,
5. Lacan J., «La science et la vérité», Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 855 et ss.
6. Miller J.-A., «Biologie lacanienne et événement de corps», Revue La Cause malvenue, intermittente mais tenace, à l’origine
freudienne n°44, Paris, Seuil, 2000, pp. 7 à 60. d’une notable variation de poids. L’identification à
7. Lacan J., «L’Autre manque», 15 janvier 1980, Annuaire de 1ECF, 1982.
la grand-mère paternelle, une «forte femme» à plus
d’un titre et en laquelle la patiente se reconnaissait,
Symptôme et surmoi fournissait un sens à ces deux symptômes.
Herbert Wachsberger La plainte à propos de la contrainte exercée par sa
mère s’était reportée, pour une bonne part, sur les
obligations liées à ses nouvelles fonctions qu’elle
Le symptôme, par essence, est répétition. Son trouvait par moment bien lourdes. Ses relations
«vouloir-dire», il le doit au transfert qui l’ouvre au

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sociales, contaminées par la précellence qu’elle au frère, sensiblement plus âgé, mais moins doué
accordait à la demande, inévitablement identifiée au scolairement, qu’elle aidait à faire ses devoirs. Il
manque à jouir de l’Autre 8, lui procuraient peu de naquit le premier, mais elle était la grande sœur,
satisfactions. comme elle se l’avoua dans un lapsus, convaincue
Six mois après la reprise d’analyse, alors que ses du même coup de lui avoir dérobé quelque chose –
vacances d’été étaient à peine terminées et qu’elle ce pourquoi elle était en faute d’une dette qu’il lui
était déjà exténuée par ses obligations resterait à régler.
professionnelles, le lien analytique lui devint à son Des fantasmes érotiques permirent de cerner le
tour pesant. À la suite d’une remarque sur un noyau masochiste de son attente. Les scénarios
élément laissé de côté lors de son commentaire d’un variaient, délinéant le contour d’un même schéma :
rêve, elle s’obligea à consulter des textes analytiques on la fait jouir /on jouit d’elle – à son corps
en quête d’une explication. À la séance suivante, au défendant.
lever du divan, elle demanda si la déontologie
n’exigeait pas parfois de l’analyste un peu de 2. Second effet de l’interprétation et deuxième partie
compassion. de la séquence : elle constata avec surprise
-«Je n’en peux plus de réfléchir», dit-elle. l’abandon d’une image dans laquelle elle s’était elle-
-«Je réfléchis à tout ça, moi aussi.» même «verrouillée», l’image de la petite étudiante,
-«Vous ?» si longtemps efficace qu’elle s’en étonna. «C’est une
Peu avant les grandes vacances de l’année suivante, peau qui tombe», dit-elle.
elle se lança dans une aventure avec un homme plus
jeune, au désir impérieux. La boulimie atteignit des 3. Que l’interprétation, au contraire de l’acte
sommets, une crainte obsédante apparut : tant analytique qui relance le transfert, lui soit
qu’elle ne se serait pas libérée d’une dette à l’endroit attentatoire, se vérifia dans la troisième partie de la
de son frère – elle se disait coupable d’avoir mieux séquence. L’allégement quasi euphorisant fut tel que
réussi que lui –, elle ne réussirait pas sa vie. Au la patiente se demanda si elle n’approchait pas la fin
retour de vacances calamiteuses, elle rompit avec de son analyse. Mais l’interprétation n’avait pas
son partenaire, caressa l’idée d’une démission qui désarmé le surmoi. Ce n’était pas qu’elle veuille
mettrait fin à son insupportable exploitation par ses arrêter son analyse, mais elle y pensait. Elle
collègues de travail, et voulut arrêter son analyse : n’accepterait, ni que l’analyste dise oui, ni qu’il
─ «Je peux ne pas vouloir aller plus loin.» refuse l’arrêt. Elle exigeait une réponse motivée.
─ «Vous mettez votre désir en berne.» Elle en disposerait à sa guise.
─ «Comment savez-vous que je mets mon désir en Elle avait fait retour à la position du sujet qui somme
berne ?» le maître de livrer son savoir, avec d’autant plus de
Une année encore, et le schéma «idylle, vacances, véhémence qu’elle était au seuil d’une nouvelle
rupture» se répéta. Dès son retour de vacances, la aventure amoureuse. Une fois de plus, le travail
patiente demanda que l’on baissât le prix de ses l’encombrait. Son corps maintenant la faisait
séances. L’âpre discussion qui suivit le lever du souffrir. Elle voulait arrêter son analyse – trois
divan trouva son terme dans un «je ne vois aucune séances, c’était très au-dessus de ses moyens. Elle
raison pour dévaluer votre analyse». À la différence interpella : «Vous ne pouvez pas rester sans rien
des précédentes interventions, aux effets de relance dire.»
de la tâche analysante, la dernière opéra comme une Mon dire lui permit de réaffecter au savoir un sujet
interprétation. supposé : «En effet, j’entends ce que vous dites,
mais pas à la lettre, et je souhaite faire un petit pas
La voix de fer de l’impératif catégorique de côté pour donner chance à un plus de
développement.» Elle répondit qu’elle me faisait
De là part la séquence annoncée, où se distinguent confiance.
quatre parties. 4. Elle ouvrit la séance suivante par un commentaire
de la précédente : «Il faut que je me fasse entendre
1. Premier effet de l’interprétation : deux énoncés – indépendamment de ce que j’ai à dire.» La parole
«je n’avais pas assez de respect pour moi-même» et analysante, ici, se dépliait, exposait une division. Il y
«les hommes deviennent odieux quand ils sentent avait, d’une part, un dit à faire entendre, qui
mon attente» – furent l’amorce de la première mise s’imposait à la patiente comme elle l’imposait à
en forme d’un fantasme. l’autre – c’était un énoncé surmoïque – et, d’autre
Mais avant, un rêve à contenu incestueux avait livré
à la patiente une clef de son lien amoureux : un lien

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part, la promesse d’un dire, l’annonce d’une envie impersonnelle, inconditionnée, inexorable, à
énonciation. laquelle elle cédait sans retenue, au prix d’une
Voilà qui portait un coup à l’hégémonie du surmoi. intense culpabilité. Au fur et à mesure de la
«Le surmoi, c’est oublier qu’on dise pour ne plus Durcharbeitung de l’analyse, la compulsion perdit
entendre que ce qui se dit», a formulé J.-A. Miller 9. sa force contraignante au profit d’une jouissance
Le «qu’on dise», rejeté dans l’oubli par les dits du assumée, contestataire, en opposition à l’envie de
surmoi, obtenait maintenant qu’on l’entende. l’Autre – la mère, le partenaire, le collègue. La
Ces deux dimensions du dit et du dire, la patiente les patiente disait : «Il faut donner de l’avoine au cheval
avait réparties à sa façon, entre un champ contrôlé pour qu’il ne crève pas à la tâche.»
par sa mère, où abondaient les exemples de «la Le «jouis» du surmoi pourrait entraîner le sujet sur
petite fille sage» qui, par crainte de perdre l’amour, la voie d’un déplaisir sans limite, voire d’une
s’était faite l’obligée des énoncés maternels, et un jouissance mortelle. Mais qu’il prête l’oreille à cette
champ où la parole de sa mère n’était jamais «voix de fer» de «l’impératif catégorique du
intervenue et d’où se posait à elle la question de sa devoir», comme s’exprimait Kant 10 – ce que Lacan
féminité, de sa position sexuée. En effet, elle y note par un «j’ouïs» – indique une déprise, une
rattacha le souvenir de sa première relation sexuelle division. C’est là un écart aperçu par le philosophe
et la sorte d’éblouissement qu’elle y avait éprouvé – dans d’ultimes écrits, sur lesquels J.-A. Miller a
que quelque chose ait pu advenir là où il n’y avait récemment attiré l’attention 11.
pas la parole de sa mère. Il y a pour Kant comme un étonnement à concevoir
Et la voici écartelée entre «deux mondes qu’un sujet traite la parole surmoïque comme un
parallèles» : un monde lesté du poids de la parole commandement de sa propre raison, tout en la
maternelle ; et un monde, disait-elle, qui «flotte», référant à un être moral, dont il va jusqu’à faire un
non validé par cette parole. Ce moment fut marqué objet d’adoration. Le «il faut» de l’impératif
par des phénomènes de dépersonnalisation. catégorique, une règle à prétention universelle, est
reçu par le sujet comme un «tu dois» qui s’adresse à
Une mutation subjective lui dans le particulier.
L’extraordinaire est qu’il l’applique comme venant
Là s’arrête cette séquence, qui marqua un tournant, de lui-même. S’il en fait sa raison morale et se
comme le confirme un recul de plusieurs mois. Les soumet à son commandement, c’est, écrit Kant, que
solutions précédentes élaborées par le sujet pour se «le sujet de l’impératif catégorique en moi est un
défaire de l’emprise du surmoi n’en apparurent que objet qui mérite obéissance» 12. Cette division, qui
mieux. disjoint le sujet de l’énoncé et le sujet de
D’abord, les acting out de rupture – du lien l’énonciation 13, rend au sujet de l’énonciation ses
amoureux, du lien analytique – dangereuses prérogatives.
réponses à l’incidence du surmoi dans le
déroulement de la cure. L’acte psychanalytique a su Clinique du symptôme et clinique du surmoi
remettre les rennes du transfert au surmoi et
permettre à l’analyse de se poursuivre. Toutefois, Une autre division se constate dans l’expérience, au
c’est une interprétation qui en a quelque peu levé la joint du symptôme et du surmoi.
chape. Cette partition était présente dès les premiers
Dans un registre imaginaire, la patiente a parfois Séminaires de Lacan. Elle se rencontrait déjà chez
cherché à édifier une relation narcissique au Freud, dans l’exemple suivant 14.
semblable pour leurrer sa dépendance à l’Autre. Une patiente âgée, libérée par l’analyse d’un
Venons-en aux symptômes. Ils faisaient réponse aux complexe symptomatique qui l’avait tourmentée
«tu dois» maternels (tu dois manger, tu dois te quinze années durant, se considérait depuis comme
marier) que le sujet prenait à charge en les animant guérie. Le temps semblant venu, elle s’appliqua à
de sa propre satisfaction pulsionnelle : la boulimie, mettre en valeur ses authentiques talents, mais des
la quête d’un partenaire. Ses tentatives pour accidents en série, source de grandes souffrances,
échapper à l’injonction maternelle et faire symptôme stoppaient ses activités. Besoin de punition, reconnut
d’un partenaire avaient jusqu’alors échoué, en raison Freud, qu’il attribua à la mise en œuvre par le
probablement d’un lien libidinal trop encombré d’un surmoi d’une libre pulsion de destruction.
complexe fraternel insuffisamment venu au jour. Ici, symptômes et phénomènes surmoïques se
La boulimie, qui ciblait la marque des biscuits des succédant les uns aux autres, paraissaient disjoints.
goûters de son enfance, comme la patiente s’en Peut-être même la guérison symptomatique avait-t-
aperçut, s’était d’abord imposée à elle comme une elle laissé la voie libre aux effets du surmoi.

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Dans un exemple du Livre I du Séminaire de Lacan, confiance faite au vouloir du symptôme aux dépens
repris dans le suivant 15, le surmoi contribuait à la des exigences du surmoi.
formation du symptôme, mais l’énoncé injonctif du
1. Miller J.-A., «Le symptôme, sens et réel», Le symptôme-charlatan, Paris,
premier était distingué de la signification œdipienne Seui1, 1988, pp. 53-60.
du second. Ce n’était pas le «être puni par où l’on a 2. Cf. la discussion entre Franz Alexander et Wilhelm Reich sur «Besoin de
punition et processus névrotique» dans l’Internationale Zeitschrift für Psycho--
péché» d’un complexe de castration qui avait livré la analyse, 1927, XIII, pp. 36-46, 4753 et 170. Nommons aussi Fenichel, Jones,
clef du symptôme – une crampe de l’écrivain –, mais Nunberg, Reich, Reik, Sachs.
3. Cf. Freud S., Le moi et le ça, chapitre V.
un énoncé attribué par Lacan au surmoi : «un voleur 4. Alexander F., «Réponse aux critiques de Reich», Internationale Zeitschrift
doit avoir la main coupée». Le sujet jugeait cet für Pychoanalyse, 1927, XIII, p. 47.
5. Ainsi que le rappelle S. Cottet dans La lettre mensuelle de l’ECF, n°135, p.
énoncé comme hors de la norme ; irrecevable, il fut 4.
censuré. Le surmoi était à l’origine de la formation 6. La gourmandise du surmoi. Figures de l’impératif dans la clinique avec les
enfants, XVIII Journée d’étude du CEREDA, La Découverte Freudienne,
du symptôme, mais il avait exercé ses effets à l’écart Presses Universitaires du Mirai !, 1996.
du complexe d’Œdipe. 7. Le mathème Φ0, alors proposé par J.-A. Miller pour écrire le surmoi comme
jouissance décorrélée du phallus, vaut pour la névrose comme pour la
Pour la patiente de la séquence d’analyse, la position psychose. C’est le mode de disjonction de cette jouissance d’avec le Nom-du-
du frère dans le désir de la mère est apparue comme Père (inclusive ou exclusive) qui décide de la structure.
8. Lacan J., «Subversion du sujet et dialectique du désir», Écrits, Paris, Seuil,
déterminante dans la constitution du binaire du 1966, p. 823.
symptôme et du surmoi. 9. Cours inédit du 24 février 1982 sur «La clinique de Jacques Lacan».
10. Kant E., Opus postumum. Passage des principes métaphysiques de la
L’excellence du frère, sa valeur de phallophore pour science de la nature à la physique. Traduction, présentation et notes F. Marty,
la mère, était patente. Un douloureux souvenir en Paris, RU. E 1986, p. 170.
11. Miller J.-A., «Théorie du caprice», Quarto n°71, Paris, Seuil, 2000, pp. 6-
témoignait : la mère versant des larmes alors que ce 12.
frère, qui avait de si jolies dents, s’en était cassé une. 12. Cet objet adorabilis, Kant le nomme : Dieu. op. cit., p. 181.
13. Miller J.-A., «Théorie du caprice», ibid., p. 9.
La patiente était elle-même terrorisée par l’idée qu’il 14. Freud S., «Angoisse et vie pulsionnelle», Nouvelles conférences
arrivât quelque chose à ses propres dents. Elle se d’introduction à la psychanalyse [1933], trad. R.-M. Zeitlin, Gallimard, Paris,
1985, pp. 146-147.
rappela un cauchemar où elle les avait perdues. 15. Lacan J., Le Séminaire Livre I, Les écrits techniques de Freud (1953-1954),
Sur cette base identificatoire, s’était construit son pp. 220-223 et Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique
de la psychanalyse (1954-1955), p. 158.
rapport au phallus manquant de la mère. Mais son 16. Cottet S., «Formes de la réaction thérapeutique négative», Omicar ? n°30,
penisneid était encore discret, non sans quelques Revue du Champ freudien, Paris, 1984, pp. 126-134.
pierres d’attente. L’aménorrhée transitoire avait
avoué sa complaisance à l’endroit d’un idéal du moi
viril. La patiente se rappela aussi avoir souhaité
pisser comme un garçon. Il lui sembla même que
son modèle était le père.
La patiente indiquait aussi comment s’était
constituée la ligne de démarcation entre symptômes
et phénomènes du surmoi.
Elle se plaignait de n’avoir jamais réussi à intéresser
sa mère, à leurrer son manque, à ce que sa mère
reconnaisse ses qualités. Jamais sa mère, qui l’avait
poussée avec une froide détermination dans la voie
des études, ne l’avait louée pour ses succès – sur
lesquels il lui fallait sans cesse surenchérir sans
jamais être assurée de son amour.
C’est dans cette veine que la patiente avait fait des
maximes maternelles le principe de ses actions.
Cela donnait à sa vie, guettée par la rupture des liens
sociaux et où les symptômes avaient échoué à faire
point d’arrêt, ce cachet d’existence laborieuse hantée
par le déplaisir. Dans l’analyse, cette conduite de
rupture s’apparentait aux phénomènes qui se
déploient au-delà des limites du principe du plaisir ;
mais, au contraire d’une réaction thérapeutique
négative 16, elle mettait en péril la poursuite de la
cure. L’avenir de cette analyse passe par la

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ÉTUDE

«Ce qui de jouissance s’évoque à ce que se rompe un semblant, voilà ce qui dernier chapitre de son livre. En fait les trois travaux
dans le réel se présente comme ravinement.»
J. LACAN, «L1TURATERRE», Autres écrits, op. cit., P. 17. posent le problème éthique, puisqu’ils vont
jusqu’aux points limites, et précisément le plus
rejeté des trois est «La signification occulte du
L’éthique du réel du rêve
rêve». Avec la question de la télépathie, Freud
Javier Aramburu
s’interroge sur la relation entre le destin de l’homme
et le désir de l’Autre. Il donne d’autre part un
Une des questions qui préoccupa Freud dès le début exemple lumineux de ce que signifie la réalisation
fut de déterminer le statut de l’inconscient ; question du désir. À leur tour, les limites de l’interprétation
qui apparaît nouée à une interrogation portant sur démontrent clairement que le désir est leur
l’éthique. interprétation, et que ces limites la rendent possible,
Dans L’interprétation des rêves, au chapitre premier, ce que déploient les travaux des Cuadernos Sigmund
un paragraphe nous introduit au thème : «Les Freud n°7.
sentiments moraux dans le rêve». Le titre général de Dans «La responsabilité morale du contenu des
ce premier chapitre est «La littérature scientifique rêves», il nous indique que la question éthique est
concernant les problèmes du rêve». Freud y reprend pertinente face aux rêves, comme face à toute autre
ce qui s’est dit sur le thème jusqu’à ce jour. Le formation de l’inconscient : nous ne pouvons être
paragraphe cité commence par une série de citations que responsables, de la même façon que nous
sur ce que différents auteurs ont écrit à propos du sommes censés ne pas ignorer la loi. Il nous montre
contenu éthique des rêves. Une de ces citations est que l’homme souffre de «narcissisme éthique», ce
celle de Scholz : «L’empereur romain qui fit qu’illustre la névrose obsessionnelle.
exécuter un de ses sujets, parce que celui-ci avait L’homme est toujours coupable, il vit dans la faute.
rêvé qu’il faisait couper la tête du souverain, n’avait Sa culpabilité augmente avec sa vertu, là est le
pas tort, s’il pensait que celui qui avait de paradoxe. Il ne peut cesser d’être responsable, il est
semblables rêves devait, pendant la veille, nourrir malade de responsabilité. Ce n’est donc pas dans les
des pensées analogues.» 1 Freud ajoute que la Sainte idéaux du psychanalyste, mais c’est l’homme qui
Inquisition soutenait que si quelqu’un formulait une depuis toujours se sent responsable de ses désirs : il
hérésie en rêve, les inquisiteurs devaient, pour ce leur donne réalité.
motif, se renseigner sur sa conduite à cet égard, car Nous savons que tuer Dieu ne nous en libère pas :
tandis que nous dormons, ce qui nous a occupés bien au contraire, tout se renforce avec la mort de
pendant la journée peut revenir. Dieu le Père. En conséquence, pour Freud, il ne
Il y a un premier argument de Freud qui interroge s’agit pas de déculpabiliser, et l’homme aux rats
cela : à la différence de l’empereur romain et de la nous en montre bien l’inefficacité. Freud ne nous ôte
Sainte Inquisition, il ne pense pas que le contenu pas la responsabilité de ce que nous rêvons : «et si
manifeste du rêve soit le réel du rêve. Cette j’avance pour ma défense que ce qui, en moi, est
remarque est valable tant pour les rêves au contenu inconnu, inconscient, refoulé n’est pas mon moi,
manifestement pervers que pour ceux qui présentent alors je ne suis pas sur le terrain de la psychanalyse,
un récit moralement acceptable. La discussion des je n’ai pas accepté les perspectives qu’elle ouvre» 3.
auteurs cités par Freud tourne autour du fait de Mais ce problème ne se pose que si, comme le
savoir si un homme vertueux peut faire des rêves suppose Freud, l’inconscient a quelque réalité : «Je
immoraux, mais aucun d’eux n’interroge ce que ne sais pas s’il faut reconnaître une réalité aux désirs
Freud met en question : comment considérer le réel inconscients ; celle-ci peut ne pas être accordée aux
des rêves ? Relativement à ce point, ni l’empereur pensées intermédiaires et de transition. Si nous
romain dans sa manière de procéder, ni la Sainte arrivons aux désirs inconscients dans leur expression
Inquisition ne doutaient de la réalité des rêves, et ils dernière et la plus véritable, il est important de
en rendaient l’homme responsable. préciser que la réalité psychique est une forme
«Quelques additifs à l’ensemble de l’interprétation particulière de l’existence qui n’est pas à confondre
des rêves», comme on s’en souvient, sont trois avec la réalité matérielle» 4. La réalité psychique ne
travaux au sort malheureux ; dans l’un d’eux, «La conduit pas Freud à la confondre avec la réalité
responsabilité morale du contenu du rêve» 2, Freud matérielle, ce qu’il appelle les œuvres et les
reprend ce qu’il avait avancé dans le paragraphe de intentions des hommes. C’est sur celles-ci que
L’interprétation des rêves cité ci-dessus et dans le tombe notre sentence. Vient là une citation de Platon

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qui nous rappelle que «les meilleurs d’entre nous ne nous ne pouvons que la laisser parler pour qu’à nous
connaissent qu’en rêve ce que d’autres font tout perdre pour le bien suprême, la promesse de
éveillés». 5 De nouveau, Freud se sépare de la Sainte l’immortalité de la jouissance, nous prenions en
Inquisition. charge notre contingence : ce qui cesse de ne pas
En ce sens, la censure a la même relation avec le s’écrire.
désir que l’empereur romain ; elle traite le désir
Publié dans le Suplemento de las Notas. École freudienne de Buenos Aires,
comme effectif : mais, comme les moralistes, elle est «La interpretacion de los sueños», 1980. Traduction Valérie Péra-Guillot.
très astucieuse. Dans «le rêve que je rêve» la censure
1. Freud S., L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1967, p. 66.
opte pour la sortie opposée : cela n’est pas réel, ça 2. Freud, «Quelques additifs à l’ensemble de l’interprétation des rêves»,
n’a aucune valeur, cela ne mérite pas d’être pris en Résultats, idées, problèmes, T. Il, Paris, PUE 1985.
3. Freud, «Quelques additifs…», op. cit., p. 147.
compte. Elle préserve son «narcissisme éthique». 4. Ibid.
Ainsi, Freud se situe du côté du réel du rêve par la 5. Freud S., L’interprétation des rêves, op. cit., p. 66.
responsabilité à laquelle il nous renvoie, mais dans
le même temps il ne se situe pas du point de vue du
matériel réalisé par cela même qu’il ne nous censure
pas ; il ne se situe pas du côté du Tzar ni de celui de
Dieu.
Pour Freud, le désir a une réalité non réalisée
puisque son existence est métonymique ; partant de
là, Lacan nous dit que son statut est éthique ; il n’y a
pas d’autre jouissance, ce qui signifie que la
jouissance est toujours de l’Autre. Pourtant Freud
démontre que le rêve est réalisation d’un désir.
Comment comprendre cela ? Il y a plusieurs fils à
l’écheveau. L’un d’eux est que le rêve en tant que
réalité est un acte, en cela il est quelque chose de
réalisé ; comme métonymie, il s’agit de quelque
chose qui se réalise, mais en tant que quelque chose
ne se réalise pas ; un acte donc, mais raté. C’est ce
non-réalisé dans le réalisé du rêve qui permet à
Freud de construire une éthique qui prenne pour loi
le désir.
De ce fait, le bien n’est pas possible mais le mal non
plus, puisque le mal n’existe que parce que le bien
implique la destruction du semblable. L’éthique que
Freud nous propose est fondée sur la reconnaissance
de cette impossibilité. Dans la mesure où le bien
suprême n’existe pas, l’homme n’a pas où aller ;
Freud précise qu’il n’est pourtant pas à la dérive.
Le réel comme impossible le détermine parce qu’il
n’est pas écrit ; parce qu’il ne cesse pas d’y avoir ce
qui ne s’écrit pas ; c’est-à-dire que le texte originel
s’est perdu pour toujours. Le désir est
l’interprétation non réalisée de l’impossible et, dans
la contingence, sa réalisation est toujours
catastrophique. Il n’y a rien d’une fin heureuse là-
dedans. Déterminé par une origine qui ignore son
destin, il est toujours incestueux, la tragédie d’Œdipe
le montre. Arrivés à ce point, Freud nous indique
que l’éthique n’est pas la question des idéaux de
l’analyste ; cette question s’impose à lui parce
qu’elle est réelle ; au sens où elle relève toujours
d’une perte, elle reste impossible à éluder et la trahir
conduit à buter sur elle à tout moment. Face à elle,

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