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DU

MÊME AUTEUR
DANS LA MÊME COLLECTION

Le Piège de l’innocence, à paraître en novembre 2016


KELLEY YORK

SOUS
LA MÊME ÉTOILE

Traduit de l’américain
par Laurence Richard
À ma compagne,
à toi qui chéris tant mes personnages cabossés.
Hunter

Lors de notre première rencontre, Chance Harvey jouait avec des poupées Barbie. Pas à les
habiller, non. Il en avait accroché une par les chevilles au bout d’une canne à pêche et la remontait au
moulinet depuis le ruisseau derrière la maison de notre père. Même à huit ans, ma demi-sœur Ashlin
et moi avions trouvé cela bizarre.
Se tournant vers nous, il nous avait fixés de ses yeux verts, ronds comme des billes, en contraste
total avec sa physionomie. À force de ramper sur les talus qui bordaient le ruisseau, il était couvert
d’herbe et de boue et, les joues striées de peinture de camouflage, il nous avait regardés comme si les
plus bizarres, c’était nous.
— Vous êtes qui ? avait-il demandé.
C’était une demi-portion, plus proche en taille d’Ash que de moi, et je savais que j’aurais pu avoir
facilement le dessus s’il s’était mis en tête de nous chercher des noises.
— C’est la maison de mon père, j’avais déclaré, sourcils froncés, en désignant le toit que l’on
discernait à travers les arbres. Et cette partie du ruisseau est à lui. Il est flic, et tu vas avoir des
problèmes si je lui dis que tu es là.
A posteriori, j’ignore quel besoin j’avais eu alors de me montrer si méchant. Je n’étais qu’un
gamin, et j’imagine que jouer les durs m’avait semblé être la chose à faire, surtout devant ma sœur.
Mais Chance, à ma grande déception, n’avait pas paru impressionné par ma menace, et il s’était
contenté de nous tourner le dos.
— Laisse-moi finir ; après, je partirai.
J’avais croisé les bras, attendant qu’il déguerpisse, quand Ashlin s’était écriée de sa petite voix de
souris :
— Tu fais quoi ?
Regardant derrière lui, Chance lui avait adressé un sourire en coin, comme s’il n’avait attendu
qu’une chose, que l’un de nous lui pose cette question.
— Ça se voit pas ? Je suis en pleine opération de sauvetage.
Les yeux écarquillés, Ash s’était approchée.
— Tu sauves qui ? Barbie ?
Chance s’était relevé, et, redressant le dos, avait posé la main sur sa hanche. Je me souviens
m’être dit que ce simple geste suffisait à le faire paraître plus adulte que nous.
— Ouais ! Mais le problème, c’est qu’il y en a tellement là-dedans que je sais pas par où
commencer. Tu me files un coup de main ?
Ma sœur n’avait pas même attendu mon avis. Passant devant moi, elle s’était précipitée dans sa
robe d’été et ses baskets tachées d’herbe, puis s’était accroupie près de Chance qui avait alors
entrepris de lui donner des instructions précises. Bien que s’adressant à Ash, jamais il ne m’avait
quitté des yeux.
C’était ainsi que tout avait commencé. En repêchant des poupées Barbie du ruisseau.
Novembre
Hunter

Depuis que j’ai cinq ans, nous passons les étés chez notre père. Tous les ans, à la fin de l’année
scolaire, Ash, qui habitait avec sa mère sur la côte Ouest, prenait l’avion pour Otter ’s Rest, dans le
Maine, tandis que moi, on me mettait simplement dans un car ou dans un train, car j’habitais avec la
mienne à l’autre bout de l’État.
Et, quand nous arrivions, Chance était là à nous attendre.
— C’est pas trop tôt ! s’exclamait-il, debout sous notre véranda, mains sur les hanches, pieds nus,
cheveux ébouriffés, ses grosses lunettes sur le nez.
Je serais bien incapable de vous dire où Chance habitait, quelle école il fréquentait, ou comment
s’appelaient ses parents. Mais je pourrais vous citer sa glace préférée, ainsi que la façon dont il la
dégustait (parfum « rocky road », chocolat, guimauve et noisette, en retirant les morceaux de noisette
et la guimauve pour les manger en dernier), qu’il connaissait par cœur toutes les paroles de Queen,
qu’il avait un faible pour les animaux et les mélos qui lui faisaient monter les larmes aux yeux.
Pour moi, je connaissais de Chance tout ce qui importait vraiment. Chance était l’étrangeté et la
fantaisie incarnées. Il était notre ami, à Ashlin et à moi, un ami à nul autre pareil.
Chance était notre été.
Nous ne le voyions ni ne lui parlions de tout l’hiver, mais quand nous arrivions, nous nous
retrouvions comme si nous n’avions jamais été séparés. Sept années durant, tout ce qui me faisait
tenir pendant ces interminables journées d’école et ma vie monotone avec ma mère et son copain était
la perspective de partir enfin retrouver Chance.
C’est la première fois depuis mes quinze ans que je suis chez mon père pour plus de quelques
jours, et je sais qu’en deux ans quantité de choses peuvent changer. J’ai dû batailler avec ma mère
pour qu’elle me laisse partir : elle voulait que je m’inscrive en fac, et moi, je voulais prendre une
année sabbatique. Pour la passer avec mon père. Avec Ashlin aussi. Pour penser à mon avenir. Et peut-
être, simplement, pour revoir Chance.
C’est bizarre d’arriver avec toute cette neige fondue, de sentir l’air froid et humide. La maison de
mon père, nichée à l’écart de la route, paraît différente, entourée de squelettes d’arbres au lieu du vert
estival.
Chance n’est pas là à m’attendre sous la véranda.
Bien sûr, je pensais pas l’y trouver ; comment aurait-il été au courant de mon arrivée ? Nous
venions ici tous les étés, sans exception, jusqu’à ce que notre père, deux ans plus tôt, soit blessé en
service par une balle qui l’avait atteint à la colonne vertébrale ; pendant sa convalescence, on nous
avait gardés chacun à nos domiciles respectifs. Loin de notre père, loin les uns des autres, loin de
Chance, sans moyen de le contacter.
Je n’ai pas la moindre idée de l’endroit où le trouver ni de la façon de m’y prendre. J’ignore où il
habite, je n’ai pas son numéro de téléphone, je ne sais pas s’il a des amis en ville… Une fois, j’ai
appelé les renseignements, mais je ne connaissais même pas les prénoms de ses parents. Quant à mon
père, il n’était pas dans une forme physique qui lui aurait permis de mener un semblant d’enquête.
Quand Ashlin sera là, nous réfléchirons au moyen de le joindre. D’ici là, je passerai du temps
dehors, peu importe le froid, tant pis si j’ai les pieds gelés. Je resterai à guetter et à attendre celui que
je n’ai pas réussi à me sortir de la tête. Car Chance est ainsi fait. Il obsède les autres. Et même après
son départ, il se rappelle à nous comme une douleur lancinante. Un souvenir chaleureux qui continue
de se dérober.
Ashlin arrive le lendemain. Mon père et moi, nous nous entassons dans sa vieille fourgonnette
pour le long trajet jusqu’à l’aéroport. Je n’ai pas vu ma demi-sœur depuis six mois.
Quand elle franchit la porte d’arrivée, je distingue le reste d’un hâle estival et des taches de
rousseur sur son nez et ses joues. Avant, elle les détestait, jusqu’à ce que Chance lui dise que c’était
mignon ; depuis, elle ne cherche plus à les camoufler sous du maquillage. Elle s’avance d’abord vers
notre père et le serre délicatement dans ses bras. Un léger sourire naît sur les lèvres de notre père
alors qu’il passe un bras autour d’elle, sans lâcher de l’autre la canne sur laquelle il s’appuie.
— Ma chérie, soupire-t-il. Tu m’as manqué.
— Tu changeras peut-être d’avis quand on aura passé plusieurs mois chez toi.
Ash s’écarte et se tourne vers moi.
— Salut l’avorton ! je lui lance affectueusement.
Ash me gratifie d’un sourire jusqu’aux oreilles, et se jette à mon cou. Je n’ai jamais trouvé
vraiment normal d’être éloigné d’elle et de notre père. C’est ainsi que les choses devaient être : ma
sœur, notre père, moi, tous ensemble.
Il ne manque que Chance.

*
* *

Au début, Chance nous a posé des tas de questions sur nos parents. Il savait que notre père était
flic, que nous passions les étés ici avec lui. Mais il ne comprenait pas pourquoi, le reste de l’année,
nous ne vivions pas avec la même mère. L’idée lui paraissait totalement incongrue. Pour nous, c’était
aussi normal que la nuit succédant au jour.
— Notre père était en couple avec ma mère, j’avais expliqué. Ils se sont disputés et ont rompu
pendant une courte période, mais qui a suffi à mon père pour sortir avec quelqu’un d’autre…
Puis c’est devenu du grand n’importe quoi. Pour finir, mon père n’est resté avec aucune de ces
deux femmes, et a récolté deux enfants au passage. Peut-être s’est-il mal comporté avec nos mères
respectives – comme elles se plaisent à nous le répéter –, mais il a toujours été un bon père. Il dit
avoir du mal à considérer ses mauvais choix amoureux comme des erreurs, car c’est grâce à eux
qu’il nous a, Ash et moi.
Je crois que je leur en ai voulu, au début. À lui et à Ashlin. Je les jugeais responsables des
souffrances de ma mère et, par extension, des miennes. Pourtant il a été difficile de continuer à leur
en vouloir : mon père faisait tant d’efforts et Ash me comprenait si bien, parce qu’elle vivait la même
chose. Soit, notre vie était peut-être bizarre, mais nous nous aimions. Pour nous, ça fonctionnait.
En revanche, la vie de Chance était un puzzle de mille pièces impossibles à assembler. Il nous
racontait que ses parents partaient très souvent en déplacement professionnel, le laissant seul à la
maison. Il avait donc cette liberté de nous retrouver tous les jours ou presque. Mais quand nous lui
avons demandé son numéro de téléphone ou une adresse e-mail, il a rétorqué qu’il n’avait pas le droit
de recevoir d’appels et que ses parents ne voulaient pas de l’Internet chez eux. Et aller à la
bibliothèque pour lire ses e-mails était trop prise de tête.
Plus j’y pense, plus les choses qui, à l’époque, ne semblaient pas logiques paraissent encore
moins cohérentes aujourd’hui.
Le soir de son arrivée, au dîner, Ash pose la question à notre père :
— Tu crois que tu pourrais demander à quelqu’un au poste de trouver l’adresse de Chance ?
Parce que sinon, il ne saura jamais qu’on est là.
— Tu sais que je ne suis pas autorisé à solliciter ce type d’informations, répond-il sans relever la
tête.
Pourtant, après une autre bouchée, il ajoute :
— Je vais voir ce que je peux faire.
Au moment d’aller se coucher, je prends quelques minutes pour appeler ma copine, Rachel.
Depuis que nous sortons ensemble, c’est la première fois que nous sommes séparés pour une période
aussi longue.
Elle semble heureuse de m’entendre, mais à cette heure tardive, je sais qu’elle est plongée dans
ses révisions et qu’elle n’aura pas de temps pour moi.
— Je suis désolée, Hunter. Il faut vraiment que tu te débrouilles pour appeler à un autre moment.
On peut se parler plus tard ? Tu me manques.
— Bien sûr. Toi aussi, tu me manques.
C’est la vérité, mais je n’irai pas jusqu’à dire que je renoncerais à être ici pour la voir. Rachel ne
voulait pas que j’aille chez mon père, et nous nous sommes disputés sur le sujet pendant des semaines.
Y repenser est encore douloureux. Venir ici… C’était vraiment important, et Rachel, ma mère et son
copain… ils ont essayé de me retenir, insistant sur le fait que le plus important maintenant était d’aller
à la fac.
Je raccroche et m’écroule dans mon lit. À mon arrivée, la première chose que j’ai faite, c’est
déchirer les vieilles affiches de films et les posters, si datés que c’en était douloureux.
La carte du ciel phosphorescente au plafond de ma chambre est le seul élément de décoration que
j’ai conservé. Un été, mon père et moi avions passé beaucoup de temps à la déployer d’un bout à
l’autre du plafond. Je n’avais pas le cœur de la retirer. Aujourd’hui encore, il y a quelque chose
d’apaisant à suivre du doigt le tracé des constellations, dans mon lit, quand les pensées bouillonnent
dans ma tête au point que je ne suis plus capable de réfléchir avec discernement.
Ces constellations me rappellent les fois où Ash, Chance et moi contemplions le ciel, allongés sur
la terrasse à l’arrière de la maison. Chance avait une histoire pour chaque constellation. La préférée
d’Ash était Orion, car les trois étoiles qui formaient sa ceinture étaient les seules qu’elle parvenait à
identifier sans aide. Chance, quant à lui, préférait la constellation du Dragon, plus insaisissable.
Il aimait les étoiles, et il aimait les dragons. Pour lui, cette constellation était une évidence. Il
disait que sa mère l’avait emmené une fois au planétarium quand il était petit. C’était à ce moment-là
qu’il était tombé amoureux du ciel nocturne.
Je pense à tout ce que j’ai voulu dire à Chance ces dernières années. Aux lettres que j’ai voulu lui
écrire sans nulle part où les envoyer. Aux choses que je voulais lui demander sur sa vie au lycée, sur
ce qu’il comptait faire après, s’il voudrait venir me rendre visite. Je tenais à ce qu’il sache à quel
point il comptait. Pour moi. Pour Ash. Pour mon père. Et lui dire aussi que, quelques années
auparavant, quand cela avait été difficile pour moi, c’était lui qui m’avait permis de tenir.
Je cherche la constellation du Dragon au plafond. Chance posait la tête sur mon ventre, Ash la
sienne sur celui de Chance, et il nous racontait la constellation du Dragon, enroulant autour de ses
doigts une mèche des cheveux d’Ash. Une histoire pleine de dragons, de chevaliers et de princesses,
qu’il agrémentait de sorcières et de fantômes. Je ne me souviens plus de l’histoire exacte, mais
souvent je me suis endormi en me remémorant sa voix murmurant contes et secrets.
Ashlin

C’est la première fois que je revois papa depuis qu’il peut de nouveau marcher. Quand on lui a
tiré dessus, les médecins ont affirmé qu’il resterait en fauteuil roulant. Lors de ma dernière visite,
Isobel – une infirmière devenue amie de la famille – devait l’assister pour tout. Je crois que ça l’a
énormément affecté de se retrouver aussi diminué.
De cool et souriant, il s’est fermé et s’est mis à broyer du noir. L’ombre de cette dépression plane
encore, mais je suis sûre que nous avoir, Hunter et moi, avec lui pour l’hiver va lui remonter le
moral, même si ce n’est que le temps de décider à quelle fac nous inscrire à la rentrée. Pendant toute
sa convalescence, il nous a réclamés, jurant ses grands dieux qu’il était en état de nous recevoir. Mais
nos mères respectives ont sauté sur cette excuse pour nous empêcher d’y aller ; maman, parce qu’elle
ne s’est jamais remise de la séparation, et la mère de Hunter, parce que en son absence, elle se
retrouvait seule en charge du foyer.
À voir papa, je sais qu’il apprécie d’avoir retrouvé de l’autonomie et de pouvoir remarcher,
même si c’est avec une canne. Cependant il y a quantité de choses qui restent impossibles à faire pour
lui : monter sur une échelle, porter des cartons ou déplacer des meubles. Isobel en fait beaucoup plus
qu’elle le devrait. Mais maintenant que nous sommes là, elle va pouvoir lever un peu le pied.
Hunter et moi, nous nous lançons avec enthousiasme dans un grand nettoyage d’hiver : ménage à
fond, réparations, tri. Un peu inquiet, papa nous regarde remonter de la cave de vieux cartons
contenant vêtements, photos, bric-à-brac, dossiers. Il se détend quand il comprend que nous n’avons
pas l’intention de jeter quoi que ce soit d’important.
Nous empruntons sa fourgonnette pour aller faire les courses pas loin. Avec Hunt, il nous faut le
quart du temps que mettrait papa, et une heure plus tard nous voilà de retour. Tandis que nous
rangeons les sacs, Hunt remarque que papa nous observe.
— Quoi ? demande-t-il.
Papa secoue la tête.
— Rien. Je me demandais seulement à quel moment vous aviez grandi comme ça tous les deux.
Hunter et moi nous regardons en haussant les épaules. Chez moi, je ne me propose jamais pour
les corvées, parce que maman s’en décharge sur moi par paresse. Chez lui, Hunter s’occupe de toutes
ces choses, il doit avoir l’habitude. Je le vois sourire. L’habitude, peut-être, mais je parierais qu’on ne
le remercie pas souvent.
Quand nous avons fini, nous trouvons papa plongé dans le journal, un mug de café à la main. Il
fait glisser alors vers nous, sur la table, un bout de papier. Avec une adresse que je ne reconnais pas.
— Soyez prudents au volant, dit papa.
Pas besoin de lui demander où et comment il a eu cette adresse. Ni de le remercier. (D’ailleurs, il
se contente d’un vague grognement pour toute réponse.) Après avoir cherché l’itinéraire sur mon
téléphone, nous remettons nos chaussures et ressortons à la hâte.
C’est Hunter qui conduit, j’ai horreur de la fourgonnette, je suis trop habituée à la minuscule Jetta
de maman. La neige s’est calmée, mais les routes sont encore glissantes. L’application sur mon
téléphone nous indique que l’adresse se trouve à une dizaine de minutes environ, dans une direction
opposée aux endroits où nous nous sommes déjà aventurés. Passé Pearson Street, les arbres
deviennent plus denses, plus sombres, la route plus rocailleuse, moins entretenue, et elle se termine en
cul-de-sac. Nous manquons de rater l’allée étroite menant à un lotissement de mobile homes, à peine
visible derrière les arbres.
L’espace d’une seconde, le temps pour Hunt de garer la fourgonnette devant l’entrée privée, je me
dis qu’il doit s’agir d’une erreur. Chance nous avait parlé de sa maison et de ses immenses fenêtres ;
il les détestait, car tout le monde pouvait venir jeter un coup d’œil en l’absence de ses parents.
Cependant, d’après lui, comme sa chambre se trouvait à l’étage, elle était à l’abri des regards curieux.
Ils avaient un grand sous-sol avec une table de ping-pong, ainsi qu’une piscine dans le jardin. Il nous
disait à quel point il déplorait que ses parents lui interdisent d’inviter des amis, car Hunter et moi,
nous aurions sûrement trouvé l’endroit génial.
Or, l’endroit que nous découvrons ne ressemble en rien à ce que Chance nous a décrit.
Il n’y a guère plus de huit mobile homes et une poignée de caravanes dans le fond du lotissement.
Ils sont espacés, blottis contre la ligne des arbres, comme pour rester le plus à l’écart possible les uns
des autres. À première vue, on pourrait croire l’endroit abandonné. Or j’aperçois quelques voitures
garées çà et là, ainsi qu’un rideau qui s’écarte à notre arrivée, avant de se refermer vivement.
Hunter et moi échangeons un regard avant de descendre de la fourgonnette.
— C’est quoi, l’adresse ? demande Hunt.
— 6015 Stoneman Drive.
Je garde pour moi mon impression que quelque chose cloche, et Hunter en fait autant. Assaillis de
questions, nous n’avons le courage d’en formuler aucune. Chance nous a-t-il menti ? Pensait-il que
cela aurait fait une différence pour nous de savoir qu’il ne vivait pas dans un manoir ? Ce n’est pas
comme si nous vivions, nous, dans une villa de rêve. En Californie, j’habite avec ma mère dans une
belle maison, mais Hunter, Carol et Bob, son mec, occupent un deux-pièces. Peut-être Chance a-t-il
déménagé. Peut-être que ses parents, après avoir perdu leur travail, ont été contraints de s’installer ici.
— Tu sais, dis-je à voix basse, je crois que le ruisseau remonte par là. Je parie que c’est comme
ça que Chance est arrivé chez nous la première fois.
— Il l’a suivi, acquiesce Hunter, en mettant les mains dans ses poches.
Nous approchons. Certains mobile homes sont en meilleur état que d’autres. Celui de Chance se
trouve quelque part au milieu ; pas de toit effondré ou affaissé, pas de fenêtre cassée, mais il aurait
grand besoin d’un bon coup de peinture, et les marches du perron grincent dangereusement. À
gauche, nous apercevons une balançoire rouillée et bancale sur laquelle personne n’a dû poser les
fesses depuis des années. Devant la maison est garée un vieux van gris.
Hunter frappe à la porte, pendant que j’en profite pour examiner la véranda. Il y aurait besoin
d’un bon nettoyage. Cet endroit me file la chair de poule. Sans Hunter, je ne suis pas sûre que j’aurais
eu le cran de descendre de la fourgonnette.
Quelques minutes s’écoulent sans que personne ne vienne ouvrir, et je sens mon cœur se serrer.
— Et si papa s’était trompé ? dis-je, inquiète.
— Arrête de t’angoisser. Je suis sûr que c’est là.
Prenant une profonde inspiration, Hunter frappe de nouveau, plus fort. Finalement, des pas se font
entendre, et la porte s’ouvre.
La femme qui nous regarde derrière la moustiquaire paraît beaucoup plus âgée que ma mère,
mais pas au point d’être une grand-mère. Elle a les cheveux courts, de longueur inégale, comme si
elle se les coupait elle-même, et son visage est émacié et fatigué. Elle porte un peignoir gris trop
grand pour elle par-dessus une chemise de nuit, et des chaussons roses qui ont connu des jours
meilleurs.
Elle fronce les sourcils.
— Je peux vous aider ?
Hunter hésite. Comme il est mal à l’aise dès qu’il s’agit de prendre la parole, je m’avance.
— Bonjour. Désolée de vous déranger. On aimerait voir Chance.
La femme ouvre la moustiquaire, nous forçant tous les deux à reculer tandis qu’elle sort sur le
paillasson sale. Cette femme a forcément un lien avec Chance, tant leurs yeux se ressemblent. Elle a dû
être très jolie. Aujourd’hui, elle semble… usée.
— Qu’est-ce que vous lui voulez, à Chance ? demande-t-elle, maintenant de sa hanche la porte
ouverte, une cigarette au bout des doigts.
— On est des amis. Je m’appelle Ashlin Jackson. Et voici mon frère, Hunter.
— Comme on était en ville, on s’est dit qu’on pourrait passer le voir.
Je lui tends ma main gantée. La femme la regarde un long moment avant de la serrer, sans la
moindre chaleur, d’un geste mécanique.
Derrière, une voix bourrue s’élève :
— Qui c’est, Tabby ?
La possible mère de Chance tire une bouffée de sa cigarette, jetant un coup d’œil dans son dos,
tandis qu’un homme – le père de Chance ? – apparaît derrière elle.
— Des amis de Chance.
L’homme a les épaules larges, et son visage impassible porte l’ombre d’une barbe de plusieurs
jours. Sur le pli sévère de ses lèvres, impossible pour moi d’imaginer un sourire comme celui de
Chance. Sa chemise est tachée de graisse. Il a tout du type patibulaire que je n’aimerais pas croiser
dans une ruelle sombre.
— Il n’est pas là.
J’essaie de masquer ma déception.
— Vous savez quand il doit rentrer ?
— Comment je le saurais ? Il ne se donne jamais la peine de nous dire où il va.
Tournant les talons, M. Harvey bat en retraite dans la maison.
Mrs. Harvey, qui semble plus détendue après le départ de son époux, tire une nouvelle fois sur sa
cigarette. Elle ne semble pas particulièrement triste.
— Vous savez, il fait ses trucs à lui. Je lui dirai que vous êtes passée, Ashley.
— Ashlin, rectifie Hunter.
Mrs. Harvey lui retourne un sourire creux.
— Oui, c’est ça. Eh bien, au revoir.
À son tour, elle rentre dans la maison. La porte se referme dans un odieux claquement métallique.
Hunter

Quel genre de parent ignore où se trouve son fils ? Ma mère aurait une attaque si jamais il me
prenait l’envie de sortir sans qu’elle sache où je vais, avec qui, et quand je rentre.
Ash et moi passons les deux semaines suivantes principalement à la maison. Nous en profitons
pour vider nos chambres (et celle de notre père, par la même occasion) afin de refaire la déco, et
nous restons à attendre… que Chance vienne frapper à notre porte.
En vain.
Tous les deux jours, nous allons nous promener le long du ruisseau, et Ash prend des photos de
tout et de rien comme à son habitude depuis que notre père lui a offert un appareil pour ses dix ans.
Nous avons été touchés par une vague… non de chaleur, mais de douceur ? Il n’a pas neigé depuis
plus d’une semaine, et la température est trop élevée pour que le ruisseau gèle en surface. L’eau coule
doucement, charriant des plaques de neige sale qui se décrochent des berges.
Chaque fois qu’Ash y va pour prendre des photos, je ne suis pas tranquille. Il m’est déjà arrivé de
la rattraper par le col pour l’empêcher de glisser. À un moment, distrait par le chant des oiseaux, je
tourne la tête. C’est alors que j’entends Ash lâcher un juron. Je fais volte-face, prêt à la soulever dans
mes bras pour l’empêcher de tomber.
Elle grimace en montrant son appareil photo.
— Ma carte mémoire est pleine. Tu veux bien aller m’en chercher une autre ?
Je soupire. Je prends l’appareil et, après lui avoir décoché un regard noir, rebrousse chemin vers
la maison. En un rien de temps, je mets la main sur la carte mémoire ; la nuit dernière, allongé sur
son lit, j’ai regardé Ash en transférer le contenu sur son ordinateur. J’échange les cartes, rempoche
l’appareil photo. Je ressors de la maison au moment où…
J’entends Ash crier.
Dévalant les marches de la véranda, je fonce à travers bois, le cœur qui cogne dans la poitrine.
Ashlin n’est plus là où je l’ai laissée, elle a dû suivre le ruisseau, et j’ignore où elle se trouve.
— Ash !
— Par ici !
Sa voix me parvient au loin, sans inflexion de panique. M’enfonçant parmi les arbres blanchis, je
les aperçois tous les deux : Chance fendant l’eau, Ash suspendue à son cou. Quand il lève vers moi ses
yeux si verts et sourit, j’en ai le souffle coupé.
— Opération de sauvetage, dit-il, haletant. J’ai sauvé Barbie de la noyade.
Je me passe la main dans les cheveux en réprimant un fou rire. Les berges du ruisseau sont
boueuses et abruptes ; Chance soulève Ash pour qu’elle attrape ma main et se hisse hors de l’eau. Elle
a des airs de chat mouillé avec ses cheveux blonds plaqués sur le visage et dans le cou, ses vêtements
collés au corps. Ses bottes couinent quand je la dépose sur la terre ferme.
— J’aimerais vraiment que tu réfléchisses à deux fois avant de te fourrer dans ce genre de
situation, dis-je sur le ton du reproche.
Chance repousse ma main tendue et s’extirpe sans effort de l’eau en s’agrippant aux racines et aux
rochers.
Je me demande s’il me trouve changé. Oubliées, ses énormes lunettes, ce qui me réjouit, car ses
yeux… On pourrait se perdre dedans, mais j’essaie de ne pas y penser, parce que c’est bizarre et un
peu tordu. Il s’est teint les cheveux en noir, les porte courts et coiffés au petit bonheur. Son pantalon
cargo noir, au nombre incalculable de poches, goutte par terre. Avant, j’étais deux fois plus grand que
lui ; désormais, il est à peine plus petit que moi. Cinq centimètres à tout casser.
— Allô, la Terre ? s’exclame Ash. File-moi la clé de la maison !
Je cille, rompant le contact visuel avec Chance pour chercher la clé dans ma poche. Ash me
l’arrache des mains et part en courant. Il me faut quelques instants pour comprendre qu’elle est partie
se changer.
Je me retrouve seul avec Chance. Pour une raison obscure, le sourire paresseux dont il me
gratifie me donne un peu chaud. De la sueur perle sur mon front. Je réfléchis à ce que je pourrais bien
dire, sans rien trouver d’intelligent ou de chaleureux. Je m’en tiens à :
— Salut ! Comment ça va ?
— Un peu mouillé, répond Chance en haussant les épaules.
Cette fois, je sens mes joues s’empourprer.
— Oh ! désolé, viens, rentrons.
En été, nous aurions pu nous sécher en moins de dix minutes au soleil. Mais pas en cette saison. Et
puis, il a sali ses vêtements en remontant sur la berge.
En chemin, je ne cesse de lui jeter des coups d’œil à la dérobée. Après toute cette attente, il est là,
et j’ai du mal à y croire. Dans ma tête, j’ai stocké toutes les pensées et les questions que j’ai eu envie
de lui poser, et à cet instant, plus rien ne me revient.
— Nous sommes passés chez toi, il y a quelques semaines.
Il hoche la tête.
— Ouais, c’est ce qu’on m’a dit.
— On commençait à se demander si tu n’avais pas déménagé.
Il part d’un rire brusque.
— Tu déconnes ? J’ai pris perpète dans cette ville. Je commençais à me dire que c’était plutôt vous
qui m’aviez laissé tomber.
— Nos mères n’ont pas voulu nous laisser venir.
Nous montons les marches de la véranda en faisant attention à ne pas glisser sur le bois verglacé.
— J’imagine que tu sais ce qui est arrivé à notre père ?
Nous sommes venus à plusieurs reprises lui rendre visite, pendant les vacances scolaires, mais
nous n’avions aucun moyen de contacter Chance. Et puis, qu’aurait pensé notre père si, en trois jours
de visite, j’avais préféré passer du temps avec un ami ?
Un peu coupable, je me rends compte que c’est ce que j’aurais sûrement fait. Ne serait-ce que
quelques heures. Je pouvais envoyer des e-mail à mon père ou lui parler au téléphone. Mais quand je
n’avais pas Chance sous les yeux, que je ne pouvais pas tendre la main et le toucher, nous avions zéro
contact. Et il m’avait manqué.
— Bien sûr. Comment il va ?
— Mieux. Beaucoup mieux.
Nous entrons par la porte de derrière. Chance reste dans la cuisine pendant que je vais lui
chercher une serviette. À mon retour, il est en train de regarder les photos de famille au mur, ses
vêtements gouttant sur le sol sans qu’il semble s’en soucier. Je lui lance la serviette, qu’il attrape
d’une main.
— On pourrait se passer d’une piscine dans la cuisine, je lui dis.
Il hausse les épaules et gagne la buanderie adjacente, laissant la porte à demi-ouverte. Je l’entends
retirer ses vêtements. Chemise, pantalon, chaussettes. Je m’appuie contre le montant de la porte, les
yeux dans le vide.
— Tu peux mettre tes vêtements dans la machine.
Il obtempère, puis ressort de la pièce, la serviette drapée autour des épaules, qui couvre son torse
dénudé. Il a dégoté un pantalon de jogging qui doit être à moi, et je ne peux m’empêcher de sourire
en voyant à quel point il nage dedans. Nous sommes presque de la même taille, mais je suis plus
costaud que lui.
— T’as grandi, remarque-t-il. Et t’es… plus musclé. T’as fait de la muscu ?
J’esquisse un faible sourire en me massant la nuque.
— Natation et vélo. Ma mère préfère me savoir occupé pendant mon temps libre ; j’imagine
qu’elle a peur que je fasse des conneries.
Chance appuie son épaule contre le mur.
— Comme entrer dans un gang, braquer une banque, ces trucs-là ?
— Voilà !
— C’est tout toi, de la vraie graine de voyou !
Il penche la tête, regarde derrière moi. Ash a décidé de nous faire la grâce de sa présence. Oh !
elle s’est faite belle. Elle a passé une robe, et elle a pris le temps de se maquiller un peu – rouge à
lèvres et mascara. Elle a relevé ses cheveux mouillés à l’aide de barrettes et de pinces. Je comprends
mieux pourquoi elle était pressée de rentrer.
Elle se faufile à côté de moi, offrant à Chance son sourire le plus lumineux.
— Je crois que je dois te remercier de m’avoir sauvé la vie.
— Je t’en prie.
Chance n’essaie même pas d’être discret en reluquant les interminables jambes d’Ash. Je n’arrive
pas à savoir si le nœud dans mon ventre est dû au fait qu’il la mate comme ça ou parce qu’elle aussi le
couve du regard. Quoi qu’il en soit, sur le moment, je ne me sens vraiment pas à ma place. Et ce
sentiment empire encore quand Ash se penche vers Chance et, posant un doigt sur son torse, lui
demande :
— T’as quoi, sur le dos ? Laisse-moi voir.
Chance arque les sourcils, mais obtempère et se retourne. Comment ai-je fait pour ne rien
remarquer ? Là, sur son dos, se déploie la constellation du Dragon, et chacune des étoiles est
représentée de façon minutieuse, reliée à la suivante par un tracé délicat. Ce dragon qu’il aime tant.
Avec sa constitution mince, chaque respiration, chaque geste met en mouvement un muscle ou une
articulation, qui fait onduler les petites étoiles.
— Ça t’a fait mal ? demande Ash, fascinée, en regardant le tatouage comme si elle mourait
d’envie d’en suivre du doigt le tracé complexe. Tout comme moi.
Toujours doué pour attirer l’attention sur lui, Chance sourit.
— Pas vraiment. Ça te plaît ?
— C’est génial, répond-elle en souriant. Mes parents péteraient un câble si je leur demandais
l’autorisation de me faire tatouer avant, au bas mot, mes trente ans.
Il hausse les épaules.
— Si, à trente ans, t’en es encore à demander à tes parents l’autorisation de faire le moindre truc,
c’est que t’as de plus gros problèmes que le risque qu’ils te répondent non.
Elle lui donne une petite tape, et il éclate de rire, avant de lui attraper le poignet et de lui tordre
doucement le bras dans le dos. Il maintient sa prise, et elle rit à son tour, m’appelant à l’aide. Je me
décide à intervenir, et je passe mon bras autour du cou de Chance pour l’attirer en arrière.
C’est incroyable, je me dis. Moins de vingt minutes après nous être retrouvés, les choses sont
comme elles l’ont toujours été. Comme elles devraient toujours l’être. Nous retrouvons cette
complicité qui n’appartient qu’à nous, entre taquineries et fou rire, et ça me plaît. Comme cela m’a
manqué, de me sentir chez moi.
Ashlin

Je vais me coucher avec la crainte de me réveiller demain matin en Californie. Loin de papa, de
Hunter et de Chance. Mais le lendemain, Chance est toujours là, tout comme le jour suivant, et celui
d’après. Il nous attend, Hunter et moi, comme quand nous étions gamins. Parfois, nous le retrouvons
au ruisseau, parfois sur le perron à l’arrière de la maison. De temps en temps, papa l’aperçoit et
l’invite à entrer, et nous le trouvons attablé devant son petit déjeuner dans la cuisine quand nous
descendons, encore en pyjama.
Aujourd’hui, Chance nous attend au bord du ruisseau, dont la surface recommence à geler.
Dehors, il fait un froid de canard, mais Chance n’a toujours pas de manteau. Il jette avec force des
pierres dans l’eau, et je me demande ce que le ruisseau a bien pu lui faire.
— Comment tu te débrouilles pour ne pas tomber en hypothermie ? je demande.
Chance me gratifie d’un sourire.
— Je ne suis pas une petite nature, comme vous, les Californiens, qui n’avez jamais vu de neige.
— Il y a de la neige en Californie. Mais pas où j’habite.
Il hausse les épaules.
— Si tu le dis. Où est ton frangin ? On a des trucs à faire.
Je ne peux réprimer un sourire, impatiente de savoir où Chance a prévu de nous emmener. Même
le plus banal des endroits devient passionnant avec lui. Après des jours à batailler avec maman, qui
veut contrôler tous les aspects de ma vie, me retrouver ici et partir à l’aventure avec Chance et Hunter
est une bouffée d’air.
— Probablement au téléphone avec Rachel. Il ne va pas tarder.
— Rachel ? répète Chance en haussant un sourcil.
— Ouais. Sa copine.
Nous faisons demi-tour vers la maison.
— Il ne t’a pas parlé d’elle ?
Compte tenu du temps que nous avons passé ensemble ces derniers jours, c’est étrange que le
sujet n’ait pas été évoqué au moins une fois.
— Non !
Il détourne le regard, son expression est indéchiffrable.
— Ça ne doit pas être bien sérieux.
— Si, c’est très sérieux entre eux, je réplique, en prenant, un peu curieusement, la défense de
Rachel, sans doute parce qu’elle n’est pas là pour le faire. Ils sont ensemble depuis près d’un an.
— Ah…
— Carol l’adore.
Même si Hunt ne s’était jamais soucié de ce que sa mère pouvait penser de ses copines.
— Et papa aussi.
Je fantasme un peu leur relation. Ce qu’elle devrait être. Un amour de lycée idyllique qui se
poursuit à l’université et se conclut en apothéose par un mariage et des enfants. Le genre d’amour que
j’ai toujours désiré vivre sans réussir à le trouver. Certes, je n’ai pas rencontré Rachel, pour autant je
n’ai jamais entendu ne serait-ce qu’un commentaire négatif sur elle. « Elle est très gentille et très
intelligente », m’a dit Carol une fois au téléphone. « C’est le genre de fille parfaite pour Hunter. Elle
l’aidera à garder les pieds sur terre. »
Chance esquisse un sourire de façade.
— Les parents de Hunter l’adorent. Mais lui ?
Je rougis. J’aurais mieux fait de me taire. Après tout, pourquoi ? Rachel n’est pas un flirt sans
conséquence, et Chance ne devrait pas sous-entendre le contraire. D’ailleurs, Hunter aurait dû parler
d’elle. Rachel serait blessée d’apprendre qu’il s’est abstenu. À sa place, je le serais.
Nous arrivons devant le perron. Avant que j’aie le temps de répondre, Hunter sort de la maison,
les cheveux en bataille.
— Désolé, dit-il d’une voix enrouée par le sommeil. Qu’est-ce qu’on fait ?
Le visage de Chance semble s’animer de nouveau, et ses yeux s’éclairent.
— On peut prendre la fourgonnette de Mr J. ?
Hunt se passe la main dans les cheveux.
— Euh… ouais.
— Super. Et les pelles ?
Hunter et moi échangeons un regard. Inutile de questionner Chance. Il nous dira ce qu’il a en tête
quand il l’aura décidé. C’est le jeu, non ?
Nous nous entassons dans la Toyota, et Chance nous indique le chemin. Au départ, j’ai
l’impression que nous prenons la direction de sa maison, mais nous la dépassons, et Chance nous fait
signe de continuer. Nous suivons toujours le ruisseau ; il me semble l’apercevoir de temps en temps
quand les arbres sont moins denses. Puis Chance indique à Hunt de s’arrêter sur le bord de la route, et
nous descendons du véhicule.
— En plein milieu de nulle part, je dis en fermant la fermeture Éclair de mon manteau. C’est quoi,
le plan ? Enterrer des corps ?
Le lieu semble en effet tout désigné. Isolé, à l’écart des routes principales.
— Non ! On part à la guerre.
Chance prend une pelle à l’arrière de la fourgonnette.
Il n’y a aucun sentier apparent entre les arbres, mais Chance semble savoir où il va. Au bout d’un
kilomètre à travers bois, nous atteignons une clairière. Assez grande, une douzaine de mètres, peut-
être, d’un bout à l’autre.
À cet endroit, la neige forme un tapis immaculé. Une couverture blanche recouvrant la terre. Je
réprime l’envie de me rouler dedans. Nous nous arrêtons en bordure de la clairière, nos pelles à la
main. Chance inspire, puis souffle sur ses mains nues et les frotte l’une contre l’autre. Son visage est
tout rouge, mais il sourit.
— Bien. Hunter va prendre ce côté. Toi, Ash, tu restes ici. Moi, je vais là-bas.
C’est la seule explication qu’il nous donne avant de décrire un cercle autour du périmètre. Hunter
hésite, avant de gagner l’endroit qui lui a été assigné, tandis que je reste où je suis. Nous regardons
Chance en nous demandant ce que nous sommes censés faire. Chance commence à pelleter la neige et
à la mettre en tas à côté de lui. Il nous faut quelques minutes pour nous rendre compte qu’il s’est attelé
à la construction d’une sorte de mur. De temps à autre, il prend de la neige dans ses mains, la tasse
avec soin avant de la mettre de côté. Des boules de neige.
Hunt s’appuie sur sa pelle, sourcil arqué.
— T’es sûr ? Tu ne nous trouves pas un peu vieux pour ça ?
Chance relève la tête, lèvres pincées.
— De l’avis de qui ?
— Euh… du nôtre. Et de l’avis général ?
Ce qui ne m’empêche pas, pourtant, de commencer à pelleter de mon côté pour bâtir un mur.
Inutile de nous disputer. Nous pouvons soit jouer le jeu, soit le planter là et rentrer. De toute façon, il
ira au bout de ce qu’il a en tête, avec ou sans nous.
— C’est débile.
Chance forme une nouvelle boule, se tourne et la lance sur Hunter. Elle l’atteint au bras et explose
en flocons poudreux, lui arrachant un cri de surprise. Chance s’essuie les mains.
— Bouge-toi, j’en ai d’autres en réserve !
Hunter ouvre la bouche pour répliquer, puis il se ravise et se met à pelleter.
Malgré mes gants, je sens que mes doigts commencent à s’engourdir. Des trois murs terminés, le
mien est le plus haut. Il forme un demi-cercle autour de moi, me protégeant à l’avant et sur les deux
côtés si je me baisse un peu. Hunter bataille avec le sien – je l’ai vu s’écrouler plusieurs fois. Chance
termine avant nous, et je le vois entasser ses munitions. Nous autres nous efforçons tant bien que mal
d’augmenter nos défenses.
D’ailleurs, il n’a pas le fair-play d’attendre. La première boule de neige me frôle la tête, et je
m’immobilise, sous le coup de la surprise. Chance éclate de rire. Hunter, dans une vaillante tentative,
le vise à son tour, mais il n’a pas tassé suffisamment la neige, et la boule se désagrège en l’air. Mon
essai est presque couronné de succès : la boule n’éclate pas en l’air. Mais j’ai visé trop bas, et elle
explose contre le mur de Chance.
Nous finissons par avoir le coup de main. Nous visons mieux et réussissons de plus en plus
souvent à faire mouche. Nous nous prenons aussi pour cible, Hunter et moi. J’ai le dessus. Chaque
fois qu’il m’atteint, il suffit que je gémisse, l’air malheureux, pour que Hunter s’arrête, les yeux
écarquillés, inquiet de m’avoir véritablement fait mal. Juste le temps pour moi de lui lancer une boule
en pleine figure.
Bientôt, mon mur et celui de Hunter ne sont plus que des tas de neige à nos pieds. Seul celui de
Chance tient le coup. C’est un expert en construction… et la seule solution qu’il nous reste, à Hunt et
moi, c’est l’attaque frontale, pour qu’il ne puisse plus se cacher.
Chance crie victoire. Sans cesser de lancer ses munitions. Depuis sa fortification, il réussit à jeter
sur moi une pleine brassée de neige. Quand elle glisse dans mon dos, le long de ma parka, je pousse
un cri. Tandis que je sautille sur place pour la faire tomber, Hunt attrape Chance par la taille pour le
maintenir loin de moi. Mais il trébuche, et tous les deux s’écroulent dans la neige. Alors le fou rire
sonore de Chance emplit la clairière.
C’est l’occasion ou jamais ! M’accroupissant, je prends une pleine brassée. Les deux garçons sont
trop occupés à batailler pour faire attention à moi. Au moment où je me redresse, Hunt a plaqué
Chance à terre, ils ont de la neige dans les cheveux, les cils, le visage rougi.
Chance, à bout de souffle, esquisse son sourire si caractéristique.
— T’as pas de problème à te retrouver à haleter, allongé sur un corps qui n’est pas celui de ta
copine ?
Hunter s’immobilise.
De la neige fondue me coule dans le dos.
Chance a le visage tendu, comme animé par des émotions contradictoires. Tiraillé entre
satisfaction et frustration, ce moment de triomphe, n’étant pas, en définitive, aussi génial
qu’escompté. La tension, palpable, vient chasser tous les instants de plaisir et de joie que nous venons
de vivre. La pique de Chance ne devrait pas provoquer chez moi de sentiment de culpabilité. Elle
devrait surtout me mettre en colère qu’il soit capable de lancer un truc pareil à la face de Hunter. En
quoi ça le regarde ? Qu’est-ce que ça change, que Hunter ait une copine ?
Ce n’est pas comme ça que les choses auraient dû se passer aujourd’hui. Nous passions un bon
moment. J’avais soigné ma tenue, m’étais fait un brushing – j’avais essayé de me faire belle pour
Chance. Et lui n’a fait que penser à Hunter et à sa copine ?
Une seule chose me passe par la tête, et je déverse sur eux ma brassée de neige.
Hunter en a le souffle coupé. Chance tousse et gigote jusqu’à ce que Hunt lui lâche les bras, le
libérant pour le laisser s’essuyer le visage. Ils se redressent et, sans un mot, me regardent donner, de
rage, un coup de pied dans le mur de neige de Chance. Lui et ses murs débiles. Un coup bien asséné, et
voilà son mur qui s’écroule, loin d’être aussi bien construit que ce que j’avais imaginé.
Puis je me retourne vers eux, les mains sur les hanches, essoufflée, un sourire triste aux lèvres.
— J’imagine que ça veut dire que j’ai gagné. Vous n’avez plus qu’à m’offrir le déjeuner.
Hunter

— Pourquoi tu ne lui as pas parlé de Rachel ?


Toute la journée, j’ai attendu qu’Ash me pose cette question. À la seconde où Chance a fait cette
allusion à ma copine, j’ai su qu’elle allait me coincer dès que nous nous retrouverions seuls. Je feins
d’être totalement absorbé par ma lecture pour ne pas avoir à lever la tête et à la regarder.
— Quoi ?
— Non, pas de ça avec moi.
Elle porte un de ses débardeurs au tissu soyeux et un minishort qui donnerait des sueurs froides à
notre père s’il la voyait dedans. Mais nous sommes à l’étage, et elle ne risque rien : sauf nécessité
absolue, il y a peu de risques qu’il s’aventure jusqu’ici.
J’ai du mal à me faire à l’idée que ma sœur n’est plus une petite fille. Raison de plus pour me
concentrer sur l’écran de mon ordinateur.
— Je ne sais pas, Ash. C’est si important ? De toute façon, il est au courant, maintenant.
— Ouais, et je me suis sentie vraiment conne de l’avoir mentionnée, alors que je pensais qu’il
était au courant.
Dans ma vision périphérique, je la vois qui se dandine d’un pied sur l’autre – sérieusement, sa
mère lui achète ce genre de fringues ? –, avant de se décider à venir s’asseoir à côté de moi. Je
soupire, referme le portable et le pose plus loin, et je m’appuie contre les coussins.
— Je n’y ai pas pensé, c’est tout.
— Il nous a demandé texto où nous en étions dans nos vies. Nous a posé des questions sur le
lycée, nos amis, tout ça.
Oh ! comme je déteste son ton réprobateur.
— Il m’a demandé, à moi, si j’avais un copain. Il ne t’a pas demandé si tu avais une copine ?
— Non.
Je n’ai rien dit, mais uniquement parce qu’il ne m’a pas explicitement posé la question.
— Je ne lui aurais pas menti.
— C’est pourtant ce que t’as fait. Ça te dit quelque chose, le mensonge par omission ?
Elle me donne un coup de coude dans le bras.
— Elle vient pour Noël. Qu’est-ce que t’avais en tête ? Faire la surprise à Chance ?
Ah, les filles. Avec elles, un petit rien, et c’est chaque fois la fin du monde. Chance m’a lancé une
pique, mais à midi c’était oublié, il riait, plaisantait avec moi et picorait dans mon assiette. Affaire
classée.
— D’accord, je suis désolé. Qu’est-ce que tu attends de moi ? Pourquoi en faire toute une
histoire ?
— Je n’en fais pas toute une histoire. Mais Chance semblait vraiment blessé que tu ne lui en aies
pas parlé. Rachel et toi, c’est sérieux, non ?
Je finis par lever les yeux vers elle. La façon dont elle me regarde, les sourcils froncés, en
essayant de me sonder, déclenche en moi un nouveau sentiment de culpabilité. Je n’ai rien à dire. Je ne
suis pas plus capable de mentir effrontément à ma sœur que je ne suis capable de mentir à Chance.
Ash sait ce qu’il en était au début de ma relation avec Rachel. Que j’aimais son intelligence, qu’elle ait
les pieds sur terre, qu’elle planifie les moindres aspects de son avenir. Rachel représentait la sécurité,
ce dont je pensais avoir besoin.
Or, revenir ici vient ébranler cette certitude.
Sur la commode, mon téléphone sonne. Trois personnes seulement sont susceptibles de
m’appeler. L’une est en bas, et je suis en tête à tête avec la deuxième. Ça ne peut être que Rachel.
Ash se pince les lèvres.
— Tu comptes répondre ?
Je me demande si je dois continuer cette conversation avec ma sœur ou parler à Rachel. Je choisis
la seconde option. Ash me regarde me pencher sur le matelas pour saisir le téléphone. Je la fusille des
yeux, jusqu’à ce qu’elle saisisse et quitte ma chambre.
Oh ! je vois bien qu’elle n’est pas satisfaite de mes réponses. À vrai dire, je ne le suis pas non
plus. J’aimerais avoir quelque chose de plus consistant à offrir que : Je n’en ai pas parlé à Chance,
parce que je ne voulais pas qu’il sache que je sors avec quelqu’un. Car cela aboutirait
immanquablement à : Pourquoi tu ne voulais pas qu’il sache que tu sors avec quelqu’un ? Et alors,
que pourrais-je bien répondre ?
Que ça ne me semblait pas une bonne idée ?
Que je ne suis pas amoureux de Rachel et que je ne suis même pas sûr d’avoir envie qu’elle
vienne à Noël ? Parce que ma vie ici et celle que je vis chez moi n’ont rien à voir, et que je n’ai pas la
moindre idée de la façon dont je pourrais les concilier.
— Salut Rach !
— Je commençais à penser que tu n’allais pas décrocher.
Dans ma bouche, les mots sont pâteux. Comment est-il possible de se réjouir d’entendre la voix
de quelqu’un tout en le redoutant en même temps ?
Elle soupire.
— Tu n’es pas super joignable depuis que t’es chez ton père. Trop occupé à sortir avec tes amis.
Si je ne te connaissais pas mieux, je penserais que je ne te manque pas du tout.
Soyons juste : elle avait déjà appelé dans la matinée. J’étais resté à fixer le téléphone. Puis la
sonnerie s’était arrêtée. Si cela avait été important, elle aurait rappelé, non ? C’était ce que je m’étais
répété une bonne partie de la matinée, quand je commençais à m’en vouloir un peu.
En proie à la culpabilité, je m’affale dans mon lit, et me cache les yeux de mon bras. Il y a une
différence entre ne pas avoir d’affection pour quelqu’un et ne pas être amoureux. J’ai de l’affection
pour Rachel. Je sais que ce que je dis – et ce que je ne dis pas – peut la blesser aussi rapidement que la
faire sourire.
— Je suis désolé. J’avais… la tête ailleurs. C’est un peu une grande transition. Comment tu vas ?
Mes paroles semblent l’apaiser. Sa voix se fait plus douce, plus agréable.
— Ne t’inquiète pas. Tu me manques, tu sais. Je vois Madison et son copain ensemble tout le
temps, et c’est juste…
J’écoute attentivement, au début tout du moins. Mais elle parle pendant près d’une heure du lycée,
de ses parents et de la Floride. Tout à coup quelqu’un se met à jeter des cailloux contre ma vitre.
Je me lève pour regarder et j’aperçois Chance sous la véranda. Dans la neige qui couvre la
terrasse, il a tracé de la pointe de sa chaussure :
LES CLOWNS VONT ME MANGER
JE PEUX DORMIR ICI ?

J’éclate de rire. Rachel s’interrompt.


— Qu’est-ce qui te fait rire ?
— Rien, désolé.
Je mets ma main sur ma bouche. J’entends Rachel prendre une inspiration, retenir son souffle
quelques instants, puis elle reprend, décidant de ne pas commenter ce qui vient de se passer. Elle se
remet à parler des cours, et me donne tellement de détails que j’ai l’impression que je pourrais faire
sa dissert’ à sa place. Le téléphone coincé entre mon épaule et mon cou, j’attrape une feuille de papier,
sur laquelle j’écris le plus gros possible au marqueur, avant de la plaquer contre la vitre :
UNE SECONDE

Chance plisse les yeux pour lire, puis effaçant son message précédent, il inscrit alors :
FRRRROID

Ce sont plus des gribouillis que de véritables lettres. Il a serré ses bras autour de lui et marche en
rond pour se réchauffer. Le voir faire me rend hilare. Comme il ne porte ni gants ni manteau, je vais
devoir le tirer de là avant qu’il n’attrape une pneumonie ou ne tombe malade.
— Hmm…, je dis en sortant de ma chambre, et je descends l’escalier sur la pointe des pieds.
Rach, il est assez tard. Je ferais peut-être mieux d’aller dormir. On s’appelle demain ?
Ou plus tard dans la journée, devrais-je dire, étant donné qu’il doit être minuit passé maintenant.
Rachel acquiesce d’un hmm. Nous parlons depuis un moment déjà, et, au moins, elle m’épargne
son soupir de frustration.
— D’accord. Va te coucher. Dis bonjour à Louis et à Ashlin de ma part.
Rachel n’ayant parlé qu’un petit nombre de fois au téléphone avec mon père, je trouve un peu
étrange qu’elle l’appelle par son prénom. Chance le connaît depuis des années et l’appelle toujours
« Mr J. », alors même que mon père lui a maintes fois demandé de l’appeler par son prénom.
— Bien sûr. À demain. Dors bien.
— Hunter ?
Je déverrouille la porte de derrière.
— Oui ?
— Je t’aime.
Par la vitre, je regarde Chance, la neige dans ses cheveux, ses joues rougies par le froid, ses
longs cils.
— Moi aussi.
J’ouvre la porte, et Chance se faufile à l’intérieur. Ce n’est qu’après avoir raccroché, alors qu’il
est debout devant moi, frissonnant, à me sourire, que je mesure ce que je viens de dire.
Un an, au cours duquel j’ai réussi à éviter de prononcer ces mots, que je savais ne pas penser. Un
an. Et je viens de tout faire foirer.
Chance garde les bras autour de lui, la mâchoire serrée pour éviter de claquer des dents.
— Ça caille vraiment, dit-il. Qu’est-ce qu’il se passe ? T’as la tête de quelqu’un qui vient de
découvrir qu’on a craché dans son bol de céréales.
Ce qui décrit assez bien ce que je ressens. Je secoue la tête et me tourne vers l’escalier. Chance
m’emboîte le pas, sans insister. Je me demande ce qu’il dirait si je lui en parlais. Serait-il agacé de
m’entendre parler de Rachel ? Ou me traiterait-il d’imbécile pour avoir parlé trop vite ? Cela tient
presque du réflexe. Quelqu’un vous dit « je t’aime » au téléphone, et vous en faites autant. Comme
chaque fois avec mon père ou Ash. « D’accord. Je t’aime. À bientôt. »
Rachel va le prendre exactement comme il ne le faut pas.
Dois-je laisser couler en espérant qu’elle n’y repensera plus ? Faire gaffe à ne pas le redire ?
Dois-je l’appeler pour lui préciser les choses – au fait, ce n’est pas ce que je voulais dire.
À tâtons, nous montons à l’étage. Je ne vais pas réveiller Ash. Si Chance voulait la voir, il aurait
jeté des cailloux à sa fenêtre, qui donne sur l’avant de la maison. C’est déjà arrivé. Mais à l’idée que
Chance la voie dans ce bout de tissu qui lui sert de chemise de nuit, je sens mon ventre se nouer.
Dès que la porte de la chambre est fermée, je jette le téléphone sur ma commode, comme s’il me
brûlait les doigts. Bien joué. Rien de tel pour pourrir la situation. Chance m’attrape par derrière. Il
noue ses bras frigorifiés autour de mon cou et colle son visage contre mon dos.
— Oh ! là, là ! Qu’est-ce que ça caille ! Et tu me laisses me geler dehors. T’es dingue, ou quoi ?!
Ma peau est parcourue de picotements au contact de ce glaçon humain. Je me retourne, lui reste
suspendu à mon cou comme une poupée de chiffon. Même à notre âge, le côté tactile de Chance ne me
dérange pas. Si cela venait d’un autre garçon, ce serait différent. Mais c’est Chance. Dès qu’il s’agit
de lui, il n’y a plus de règles.
— Je vais te chercher des vêtements secs. Hors de question que tu dormes dans mon lit comme ça.
Ce devrait être bizarre, de laisser un garçon dormir dans mon lit. Avec moi. Gamins, nous le
faisions tout le temps. À huit ans, on se dit seulement que c’est cool, d’avoir son meilleur ami tout
près de soi.
Puis on devient ado, et on se rend compte qu’on regarde son ami dormir en songeant à quel point
il semble apaisé. On est fasciné par la courbe de ses lèvres qui semblent si douces. On se demande ce
qu’on ressentirait en glissant les doigts dans ses cheveux, ou comment il est possible d’adorer à ce
point les pommettes d’un autre.
Soudain, ce n’est plus si cool.
Quand il s’écarte de moi pour se déshabiller, je lui tends une chemise en flanelle et un pantalon de
jogging. Les deux seront trop grands pour lui, mais c’est mieux que rien. J’allume la télévision, une
chaîne au hasard, pour avoir un bruit de fond.
Chance est torse nu, et son tatouage de dragon est magnifique. J’ai envie de le toucher, de laisser
courir mes doigts d’une étoile à une autre, encore… pour former la constellation du Dragon tatouée
sur sa peau. Sans le vouloir vraiment, je continue de baisser les yeux et j’aperçois, sur sa hanche, une
tache sombre. Marbrée de noir et de bleu.
Je me redresse un peu, c’est sûrement une illusion d’optique.
Chance doit sentir mon regard peser sur lui, car, d’un geste vif, il me prend la chemise des mains
et s’empresse de la passer en me tournant le dos.
— Prends une photo, pendant que tu y es !
— Tu t’es blessé ? Je demande. Tu as… des bleus.
— Quoi ?
Il passe le pantalon de jogging et se tourne vers moi. Il a mal boutonné sa chemise, et
manifestement il s’en fiche. Il passe sa main dans ses cheveux humides et se laisse tomber sur le lit à
côté de moi, s’allonge. Ça me démange de soulever sa chemise pour montrer ce dont je parle, et voir
comment il va réagir.
Mais je m’abstiens, je le regarde et me demande si je n’ai pas tout imaginé. Un bleu sur la hanche,
on peut se le faire de mille et une manières, et Chance est assez maladroit. Et puis, il va sûrement
penser que quelque chose ne tourne pas rond chez moi pour le fixer comme ça. C’est sans doute vrai,
tout ça – le regarder, imaginer relier les étoiles sur sa peau avec mon doigt – m’a mis un peu mal à
l’aise. Et sa proximité physique ne fait rien non plus pour apaiser le feu de mon visage.
Nous ne sommes plus des gamins. Est-ce que tout est vraiment comme avant, sans conséquences ?
Je devrais peut-être lui en toucher deux mots, mais je ne vois pas comment formuler ces réflexions
pour ne pas le blesser. Chance ne voit pas les choses comme la plupart des gens. Nous avions
l’habitude de dormir ensemble, dirait-il, alors qu’est-ce qui a changé ?
Allongé sur le dos, il contemple le plafond étoilé. Il lève la main vers les points lumineux.
— Elle est très brillante, ce soir.
Je n’ai pas besoin de suivre son doigt pour savoir qu’il parle de la constellation du Dragon.
— Ce sont des étoiles en plastique, Chance. Elles brillent toutes de la même manière.
Un pli se forme entre ses sourcils.
— Non. Regarde. La plus brillante, c’est le Dragon.
Il prend mon visage dans ses doigts froids et le lève vers le plafond. Bizarre. Je jurerais qu’il a
raison. Que, du fait de le dire, les étoiles formant sa constellation préférée se sont mises à briller plus
que les autres. J’esquisse un sourire, un peu limité par ses doigts qui appuient sur ma joue.
— Non. Elles brillent toutes pareilles, je réponds.
— Fais pas ton chieur. N’oublie pas que tu m’as menti.
Oh ! Et moi qui avais espéré qu’il aurait laissé couler. Les étoiles me donnent un point sur lequel
river mon regard.
— Je suis désolé. Je ne croyais pas que c’était si important.
— Si ça ne l’était pas, tu en aurais parlé.
Il me fixe.
— Rachel serait probablement blessée.
Le probablement est superflu. Rachel a toujours été soucieuse de mon investissement dans notre
relation. Depuis un an que nous sortons ensemble, en dépit de mes efforts pour changer, rien n’y a
fait. Et ces derniers mois, je dois bien admettre que mon envie de faire des efforts a faibli.
Mais c’est sans compter ce que je lui ai dit au téléphone… Dans quelle mesure cela va-t-il changer
les choses entre nous ? Qu’est-ce que je vais dire, la prochaine fois qu’elle appellera et qu’elle me
dira « je t’aime » ? Le lui dire aussi, même si je ne le pense pas ? Changer de sujet, ce qui aboutira
fatalement à des questions et à une dispute ?
Chance se tourne sur le côté et me regarde.
— De quoi elle a l’air ?
La dernière chose dont j’ai envie, c’est parler d’elle. Je ne veux pas courir le risque d’une
collision entre ces deux antipodes. Son regard insistant me met mal à l’aise, alors je m’agite, pris
d’une envie folle de sortir du lit.
— C’est une fille passionnée, un peu autoritaire. Mais c’est une bûcheuse. Elle est intelligente.
L’intelligence de Rachel est la première chose à laquelle je pense quand on me demande de la
décrire. Il n’y a rien qu’elle ne puisse apprendre. Elle me donnait des cours pour les matières dans
lesquelles j’avais des difficultés. C’est le genre de fille à se documenter avant d’aller visiter un musée
et à en savoir probablement plus long que le guide sur le sujet.
— Elle est canon ?
— Ouais, elle est belle.
— Blonde ?
— Brune. De la taille d’Ash, plus ou moins.
Je finis par me tourner vers lui.
— On joue aux devinettes ?
Il hausse les épaules, puis baissant la tête, tire sur un fil de la chemise que je lui ai prêtée.
— J’essaie de me l’imaginer.
— De te l’imaginer… ?
— C’est un fantôme dans ma tête. J’essaie de t’imaginer avec elle.
Autant qu’il soit prévenu.
— Tu vas pouvoir la rencontrer. Elle vient à Noël.
S’écartant de moi, il remonte les couvertures jusqu’au menton.
— Voilà qui promet d’être… intéressant.
J’ai l’impression d’être passé à côté de quelque chose d’important dans cette conversation. Mais
Chance est comme ça – il a une conscience aiguë de ce qui est tu. De nouveau, j’ai presque envie de
m’excuser. Mais mieux vaut laisser couler. Lui laisser le temps de dépasser ce qui pourrait le
tracasser. Alors, je m’installe confortablement auprès de lui, devant l’écran de télé allumé, avec les
étoiles qui brillent au plafond, et deux centimètres à peine entre nos deux corps..
Décembre
Ashlin

Maman n’en croit pas ses oreilles quand je lui annonce que j’ai trouvé un boulot.
— Mais enfin, pourquoi ? demande-t-elle, estomaquée, au téléphone. Je continue de verser de
l’argent sur ton compte. Dis-moi, ton père ne le dépense pas pour picoler, au moins ? Parce que
sinon, je te jure que…
Je lève les yeux au ciel, réfléchissant à la pertinence de lui raccrocher au nez. C’est toujours la
même histoire. Elle ne voulait pas que j’aille chez papa. Et n’a pas envie d’entendre qu’il fait de son
mieux avec nous. Ça a toujours été le cas. Mais je crois qu’elle craint qu’il fasse tout foirer, comme
avec elle ou avec la mère de Hunter.
— Papa ne boit pas, maman. Et je doute qu’il sache que tu me donnes de l’argent.
— Oh, génial ! Alors, comme ça, il pense que je suis une mère indigne incapable de s’occuper de
sa fille et…
— Le petit déjeuner est prêt, et Hunt m’attend. Je t’aime. Salut.
Elle continue son laïus alors que je raccroche.
Je suis vexée qu’elle me croie incapable de décrocher un travail. Jusqu’à présent, je n’en ai pas eu
besoin. Hunter a eu plusieurs petits boulots, parce que sa mère et lui s’en sortent moins bien
financièrement. Papa a toujours versé une pension alimentaire, et si quelqu’un claque de l’argent dans
l’alcool, c’est sûrement Bob, le mec de Carol.
Hunter m’attend en bas. J’ai commencé à la librairie la première semaine de décembre ; Hunt,
quant à lui, a décroché un emploi de magasinier à l’épicerie. C’est pratique pour nous de faire le
trajet ensemble.
Chance n’a pas été très heureux de nous voir trouver un travail qui nous prenne autant de notre
temps libre, en dépit de notre argument imparable : cet argent nous permettrait de ne plus limiter nos
sorties à cette ville que nous connaissions par cœur. Il n’avait rien voulu entendre – mais il avait fini
par se calmer en s’apercevant qu’il pourrait passer toute la journée à lire à la librairie pendant que je
tiendrais la caisse.
Parfois, il vient nous poser des questions, aux autres filles et à moi – « Où je peux trouver des
livres de développement personnel sur la grossesse masculine ? », « Où vous planquez les magazines
de cul ? », « Je cherche un exemplaire de la Bible », « Ils sont où, les essais ? » –, pour le simple
plaisir de voir jusqu’où il peut pousser mes collègues. Fort heureusement, elles ont vite vu à qui elles
avaient affaire.
En revanche, papa a été emballé que nous prenions l’initiative de nous occuper de façon utile.
Même si on est censés profiter de cette année avant la fac, je sais qu’il trouve que c’est du temps perdu
de traîner à la maison toute la journée à ne rien faire. Raison pour laquelle il me gratifie d’un sourire
radieux quand je descends.
Il a terminé son petit déjeuner, mais Hunter dévore encore le sien d’un bel appétit. Isobel doit être
venue tôt ce matin s’occuper de papa et cuisiner. En fait, papa n’a plus besoin d’infirmière. Une
évidence qu’il élude quand je lui demande pourquoi Isobel et lui passent encore tant de temps
ensemble.
Non que cela soit une mauvaise chose. Au contraire. J’adore Isobel, et je me suis sentie moins
anxieuse à l’idée d’être loin de papa ces deux dernières années sachant qu’il avait quelqu’un pour
prendre bien soin de lui.
— Tu as beaucoup de travail à la librairie ? demande-t-il.
Je me laisse tomber sur ma chaise.
— Oui. Noël approche, alors il y a de quoi faire.
Non que l’activité soit démentielle dans cette petite ville, mais nous ne restons jamais à nous
tourner les pouces.
La porte de derrière s’ouvre. J’entends Chance qui s’essuie les pieds sur le paillasson avant
d’entrer.
— Hola ! les voisins. Bonjour, Mr J.
Papa lui répond d’un signe de tête.
— Il y a à manger sur la cuisinière. Sers-toi.
Inutile de le lui dire deux fois. Il se jette sur le reste de bacon qu’il dévore, tout en s’efforçant de
faire usage de bonnes manières. À croire que ses parents ne lui donnent jamais à manger.
Quoique… Après avoir vu sa maison et rencontré sa mère, il y aurait de quoi se poser des
questions. Mrs. Harvey ne m’a pas vraiment donné l’impression d’être une mère avec un boulot
important et de nombreux déplacements, contrairement à ce que Chance nous avait dit.
— Et toi, Chance, tu as pensé à chercher du travail ? demande papa. Hunter ou Ashlin pourraient
peut-être te faire entrer dans le magasin où ils travaillent.
Hunter manque de s’étrangler en buvant son lait. Je réprime un sourire ; Chance lui lance un
regard blessé.
— Je ne crois pas qu’un travail à la librairie ou à l’épicerie plairait à Chance, je dis.
Chance engloutit une autre tranche de bacon.
— Pourquoi ? J’en serais capable. Je pourrais faire de la manutention.
— Et parler aux clients ? demande Hunter.
— Tout à fait ! J’adore les gens !
Quel menteur ! Il prend la plupart des habitants de cette ville pour des demeurés profonds. Je ne
peux pas vraiment lui donner tort maintenant que j’en côtoie tous les jours au boulot. Mais quand il le
veut, Chance peut se montrer tout à fait charmant.
— Comment il ferait pour y aller tous les jours ? demande Hunt. Pour Ash et moi, c’est déjà
compliqué avec une seule voiture.
Chance se glisse sur le siège à côté de moi, du bacon plein la bouche.
— J’sais pas. Peut-être que cette voiture devant est pour moi.
Hunter laisse tomber sa fourchette. Nous échangeons un regard, avant de nous s’exclamer à
l’unisson :
— Une voiture !
Papa laisse échapper un soupir théâtral.
— Voilà ! Il a vendu la mèche !
Il tire un jeu de clés de sa poche qu’il glisse sur la table. Je les fixe, fascinée.
— Une voiture ? répète Hunter, lui aussi abasourdi.
— Je me suis dit que vous aviez besoin d’un véhicule tous les deux pour être indépendants. Et
vous êtes un peu à l’étroit, entassés à trois dans la Toyota, non ?
C’est le cas, même si nous ne nous en sommes jamais plaints. Parfois, Chance s’installe à
l’arrière. Et quand ça lui prend, il se lève au feu rouge et tape sur le toit dans un code qu’il prétend
être du morse. Autant s’abstenir de le mentionner à papa.
— Ni spéciale ni jolie. Juste une voiture.
Papa repousse sa chaise, attrape sa canne et se lève en grognant.
— Alors, vous venez voir ?
Hunter et moi, nous nous levons et sortons en trombe. Chance aussi, mais seulement après avoir
chipé le bacon dans mon assiette.
Papa a raison sur le fait que la voiture n’est pas très belle. Elle est probablement aussi vieille que
nous, et la peinture bleue s’écaille par endroits. Mais les pneus semblent neufs, et l’intérieur a été
refait récemment. Elle est assez grande pour nous tous, sans toutefois être un monstre comme la
fourgonnette. Peut-être que j’arriverai à la conduire sans avoir envie de fermer les yeux chaque fois
que je dois tourner.
Tandis que Hunt la fait démarrer, je noue délicatement mes bras autour du cou de papa et le serre
contre moi.
— Tu n’étais vraiment pas obligé, mais merci.
Et voilà qu’il sourit ! Un vrai sourire radieux. Je ne me souviens plus de la dernière fois où je l’ai
vu aussi heureux.
— Ouais, ouais.
Un simple « ouais, ouais ». Aucune explication de ce qui l’a poussé à nous faire ce cadeau.
— Et remerciez aussi Isobel quand vous la verrez. C’est elle qui l’a trouvée et l’a gardée au chaud
le temps que je la fasse réparer. Maintenant, en route, ou vous allez être en retard au boulot.
Je rentre prendre mes affaires et celles de Hunter. Quand je ressors, Chance s’est installé
confortablement sur la banquette arrière, et Hunt tripote tous les boutons. Autoradio, lecteur de
cassettes (« On va devoir changer le système audio », dit-il.), chauffage. Surtout le chauffage. Papa
nous fait un signe de la main en nous regardant partir. Et, scrunch, scrunch, scrunch, Chance continue
de mastiquer son bacon, savourant le dernier morceau. Je jure qu’il pourrait engloutir l’équivalent
d’un cochon entier.
— Bon, dit-il, je crois que je vais tenter le coup, pour ce boulot.
Hunter le regarde dans le rétroviseur. En dépit de l’âge de notre nouvelle voiture, la conduite est
étonnamment fluide et silencieuse.
— Je peux en toucher deux mots à mon patron, si tu veux.
— Tu déconnes ! Je ne parlais pas de ton boulot. Hors de question que je porte des cartons toute la
journée.
Il glisse la main entre mon siège et la portière, et me pince le bras.
— Je vais aller travailler avec Ash.
J’éclate de rire et lui donne une petite tape sur la main, m’efforçant de ne pas sembler aussi
réjouie que je le suis à l’idée qu’il préfère venir avec moi.
— Le problème, c’est que tout le monde te connaît, à mon boulot. T’es le paresseux qui squatte le
canapé toute la journée sans jamais ranger les livres qu’il consulte. Et tu n’achètes jamais rien non
plus.
Chance esquisse un sourire.
— Je décrocherai un boulot, tu verras.
Une fois en ville, Hunter nous dépose à la librairie. Comparé à d’autres magasins de la ville,
Lotsa Books n’a rien de la petite échoppe. En fait, nous ne sommes pas trop de quatre pour faire
tourner la boutique : répondre aux questions des clients, encaisser les achats, cataloguer les livres
d’occasion, gérer les commandes sur Internet. Je ne dis pas à Chance que l’une des responsables,
Debbie, a commencé à chercher une cinquième personne pour la période des fêtes, maintenant que
l’activité a redémarré. À quoi bon lui donner de faux espoirs, alors qu’il risque de se faire jeter ?
J’avance jusque dans le fond de la boutique pour y ranger mon sac et mon déjeuner pendant que
Chance, j’imagine, se met à arpenter les rayonnages et sélectionne des livres pour s’occuper. Or,
quand je ressors de la réserve avec un tablier marqué d’un « Vous aimez les livres ? » noué autour de
la taille, je l’aperçois, appuyé nonchalamment au comptoir, à bavarder avec Debbie.
Une seule pensée me traverse l’esprit : Oh non ! ils vont le ficher dehors. Ou me renvoyer. Ou les
deux, le ficher dehors et me renvoyer.
Je me précipite vers eux, saisis Chance par le bras.
— Bonjour, Deb ! Euh, désolée, Chance doit justement…
Debbie m’interrompt.
— Laisse-le parler, Ashlin. Laisse-le essayer de m’expliquer pourquoi je devrais l’engager.
Chance m’adresse un sourire triomphant.
— Comme je l’expliquais… À ce stade, il n’y a pas un seul livre que je ne sache où trouver. Je
peux tout vendre. Avec Noël qui approche, n’est-ce pas ce dont vous avez vraiment besoin ?
Quelqu’un qui soit capable de booster les ventes ?
Inclinant la tête, il la gratifie d’un de ses sourires dont il a le secret. Un sourire contre lequel
Hunter et moi sommes désormais immunisés, et auquel Deb ne croit probablement pas un seul instant,
mais qui prouve qu’avec sa belle gueule il pourrait vendre un système audio surround à un sourd.
Debbie se pince les lèvres, tapote son bic contre le comptoir, comme elle le fait toujours quand
elle réfléchit. Puis elle me regarde.
— Un avis ?
C’est l’histoire du marteau et de l’enclume. Je ne peux pas lui dire qu’elle ne peut pas embaucher
Chance parce qu’il est trop… lui. J’ai toutes les peines du monde à l’imaginer arriver à l’heure tous
les matins. Toutes les peines du monde à l’imaginer prendre sur lui pour ne pas envoyer bouler un
client qui lui ferait une remarque qui ne lui plaît pas. Et vraiment toutes les peines du monde à
l’imaginer accepter des ordres d’une chef aussi brusque et lunatique que Debbie.
— Ne lui posez pas la question, intervient Chance. Laissez-moi faire mes preuves. Laissez-moi
travailler aujourd’hui, et je vous garantis qu’à l’heure de la fermeture vous me supplierez de rester.
Deb me regarde, puis lui. Et, comme elle n’a pas grand-chose à perdre – mis à part des clients, ai-
je envie de lui rappeler –, elle soupire et hausse les épaules.
— Qu’à cela ne tienne. Ashlin, apporte-lui un tablier.
Elle s’éloigne pour prendre son café du matin.
Chance sourit.
Hunter

Après le travail, je fonce à la pizzéria du quartier pour retrouver Chance et Ash. Mon portable
sonne. Il n’a pas cessé de la journée. Je ne réponds pas, parce que je sais que Rachel pense qu’un
temps partiel dans une épicerie ne peut être considéré comme un vrai travail. Raison pour laquelle
elle se permet de m’appeler ou de me déranger.
En ne répondant pas, j’affirme quelque chose. Ce n’est que justice, non ?
Depuis que je lui ai dit que je l’aimais, les choses ont changé. Des changements subtils, certes,
mais des changements tout de même. Elle appelle plus souvent. Elle semble plus joyeuse – ce qui, bien
évidemment, est une bonne chose –, mais c’est un peu…
Étouffant. Ouais, c’est le mot.
Et compte tenu du fait que je me sentais déjà un peu oppressé, cela ne me va pas trop.
J’ai déjà commandé une grande pizza, des gressins et des boissons, et j’attaque ma deuxième part
au moment où Chance et Ash arrivent. Chance sourit jusqu’aux oreilles en se laissant tomber sur la
banquette à côté de moi, sa jambe contre la mienne, et soudain, tout ce qui a trait à Rachel me sort de
la tête. Ash s’assied en face de nous, perplexe.
— Chance a décroché le boulot à la librairie, dit-elle.
Je les regarde tour à tour, surpris.
— Vraiment ? Mais c’est génial ! Je croyais que tu disais que ta responsable était une chieuse ?
— Oh, c’en est une, confirme Chance en se penchant contre moi pour prendre une part de pizza.
Mais je suis bien trop mignon pour qu’elle me résiste.
Ash lève les yeux au ciel, se sert à son tour.
— Non. Ce n’est pas ça du tout. Chance lui a forcé la main pour qu’elle le laisse faire un essai
d’une journée, histoire de lui prouver qu’il était capable de faire le boulot. Au bout du compte, il a
enregistré huit commandes spéciales, et les clients l’adorent.
— Parce que je suis mignon, répète Chance, la bouche pleine. On a rempli tous les papiers.
J’aurai les mêmes horaires qu’Ash, comme ça je pourrai faire le trajet avec vous.
Je hausse les épaules. C’est génial que Chance ait trouvé du travail, et je devrais me réjouir
davantage. Si j’avais su que c’était vraiment sérieux pour lui, j’aurais pu lui trouver un poste à
l’épicerie.
— Super ! On passera te prendre. Il fait trop froid pour que tu fasses le trajet à pied tous les jours
depuis chez toi.
Instantanément, son sourire s’évanouit. En silence, il prend le temps de mordre dans sa pizza, de
mastiquer, de déglutir, avant de répondre :
— Non. Ça ne me dérange pas de marcher.
— Pour le moment, insiste Ash. Mais t’es sérieux ? Papa dit que les températures ici dégringolent
en hiver. Passer te prendre chez toi, ça ne nous fait pas faire un gros détour.
— J’ai dit non, répète Chance d’un ton sans réplique.
Voyant le choc sur le visage d’Ashlin, il détourne le regard et s’emploie à retirer les poivrons de
sa pizza.
— C’est plus simple. Je préfère venir chez vous à pied.
Ash ouvre la bouche, comme si elle s’apprêtait à répliquer. Je lui donne un petit coup de pied sous
la table, elle se ravise, sourcils froncés, et baisse les yeux vers son assiette. Manifestement, nous
avons touché un point sensible. Pousser Chance à en parler risque de produire le contraire de l’effet
escompté. Il ne nous regarde même plus. Pour lui, le sujet est clos. Il a les yeux rivés sur la vieille télé
accrochée au plafond ; le volume est trop faible pour que nous entendions, mais les sous-titres
défilent en bas de l’écran, décousus et incohérents.
Ash et moi, nous nous poussons pour voir. C’est toujours mieux que de fixer la table en mangeant
dans un silence gêné. Le journaliste parle d’une famille du New Jersey, assassinée de sang-froid par
leur fille, qui a empoisonné au cours du dîner ses parents, son jeune frère et sa petite sœur.
— Comment une ado peut-elle faire une chose pareille ? demande Ash. Bien sûr, ma mère, j’ai
parfois envie de lui filer des baffes, mais de là à…
— Solution radicale, commente Chance en retirant la croûte de sa pizza – il ne la mange jamais.
Elle ne s’entendait peut-être pas avec ses parents.
— Elle a dix-sept ans, réplique Ash en fixant Chance. Même si elle était terriblement malheureuse,
elle n’avait plus longtemps à attendre avant de pouvoir partir de chez elle.
— Dans certains cas, ce n’est pas le problème.
Chance lèche la graisse sur ses doigts, lentement, sans cesser de fixer la télévision. Et poursuit :
— Des gens qui assassinent leur conjoint, leurs enfants, leurs parents… Il est clair que quelque
chose ne tourne pas rond chez eux. Ils avaient besoin d’aide, et personne n’a été en mesure de leur en
apporter.
— Ça n’excuse rien, persiste Ash.
— Bien sûr que non. Je dis juste que… cette fille, elle avait peut-être l’impression de ne pas avoir
d’autres solutions. Peut-être que, pour certains, il n’y en a pas. Quand on se sent à ce point piégé,
oppressé, brisé… Quand on a l’impression de couler, on peut avoir envie d’entraîner les autres avec
soi.
Chance finit par poser de nouveau les yeux sur nous. L’agacement qui était là quelques instants
plus tôt a disparu, remplacé par une lueur sombre, un vide qui me met mal à l’aise.
— Parfois, conclut-il, les gens sombrent dans le désespoir, et personne ne les entend.
Ashlin ne répond rien. Je ressens une forte envie de toucher la joue de Chance, d’essayer de faire
renaître le sourire sur son visage, car en cet instant, son expression m’est insupportable. Ce n’est pas
lui. Je n’en fais rien, parce que mon geste risquerait d’être mal interprété. J’ai déjà dit à ma copine
que je l’aimais, alors que ce n’est pas le cas ; j’ai en quelque sorte atteint mon quota annuel en matière
de relations foirées.
Une fois notre déjeuner tardif terminé, nous nous entassons dans la voiture pour rentrer. Au lieu
de nous arrêter à la maison, je continue la route jusqu’au chemin de terre de Stoneman Drive. Chance
se redresse sur le siège arrière.
— Qu’est-ce que tu fous ?
Au bout de sa rue, je m’arrête, à l’écart du lotissement de mobile homes. Je jette un coup d’œil à
Chance dans le rétroviseur.
— Un compromis. Le concept te dit quelque chose ?
Chance se pince les lèvres, mais ses épaules sont relâchées quand il ouvre la portière.
— Ouais. Je vous vois demain ?
— Bien sûr, répond Ash.
Nous ne travaillons pas le lendemain, ce qui signifie que Chance nous a peut-être concocté une de
ses journées surprises dont il a secret. Il descend de voiture et s’éloigne les mains dans les poches.
— Il a peut-être honte de sa maison, murmure Ash. Ou de ses parents. Manifestement, ils ne sont
pas comme il nous les avait décrits.
— Peut-être.
C’est la première fois que nous le formulons à voix haute : Chance a menti. Sur quantité de
choses. Sur sa grande maison, et ses parents toujours en déplacement. Ce qui me force à reconsidérer
tout ce que Chance m’a dit, parce que ces mensonges ne sont pas anodins. On n’en est pas à : C’est pas
moi qui ai mangé le dernier biscuit. Mais : Ma vie n’a rien à voir avec ce que j’ai prétendu jusqu’ici.
Je repense aux ecchymoses sur son corps la nuit où il est resté dormir. Ash prétend qu’il a honte ;
j’espère qu’il n’y a rien d’autre. Dommage qu’avec lui les choses ne soient jamais simples. Je me
souviens de l’année où il s’est cassé le bras. Les fois où il refusait d’aller nager parce qu’il ne voulait
pas retirer son T-shirt. Toutes celles où papa faisait quelque chose de gentil pour lui, et que Chance
levait vers lui des yeux ronds en disant : « Vous êtes le meilleur de tous les pères, Mr J. » Comme si
lui offrir un T-shirt ou une glace faisait de notre père un super-papa.
Je remets tout en question désormais, je traque les sens cachés. Cherche à démêler le vrai du faux.
Tandis que je redémarre et fais demi-tour, j’aperçois Chance qui quitte la route. Il s’éloigne de
chez lui et s’enfonce dans les bois.

*
* *

Enfants, nous allions souvent à la plage, mais jamais à Harper ’s Beach. Ce n’est pas la plus
agréable : plutôt rochers que sable, et une marée parfois traîtresse. Mais surtout, notre père ne voulait
sans doute pas susciter chez nous des questions sur Hollow Island. Il redoutait sûrement que nous
nous mettions en tête de visiter l’île.
Il avait raison. Nous nous serions mis en tête toutes sortes d’idées.
C’est avec Chance que nous sommes allés une fois en cachette à Harper ’s Beach.
Là-bas, tandis que l’eau clapotait à nos pieds, Chance, alors âgé de treize ans, nous avait raconté
l’histoire de l’île. Nous l’avions écouté, pétrifiés.
— Il y a eu des projets de construction d’un pont pour relier l’île au continent, avait-il dit. Il y a
des bâtiments, de l’autre côté. On dirait pas, hein ? Mais ils sont bien là. Il y a aussi des maisons. Des
tas d’accidents bizarres sont arrivés pendant qu’ils travaillaient à la construction du pont, alors ils ont
fini par laisser tomber et par abandonner l’île. Certains prétendent qu’elle est hantée.
Je n’avais pas pensé à demander qui étaient ces « ils ». Des fonctionnaires de la ville, j’imagine.
Je n’ai jamais fait de recherches sur Internet à ce sujet, et je n’ai pas envie d’en faire, car ce que je
trouverais risquerait de faire évanouir toute la magie dont Chance l’avait auréolée. L’île avait toutes
les apparences d’une langue de terre oubliée.
— Une fois, j’y suis allé à la nage, avait déclaré Chance.
Ash s’était extasiée, comme elle le faisait à chacune de ses histoires, mais j’avais froncé les
sourcils.
— Je ne te crois pas.
— Si, c’est vrai !
— C’est à des kilomètres. Personne ne peut nager aussi loin, sauf pendant les jeux Olympiques ou
un truc du genre.
— Non, c’est pas à des kilomètres, s’était insurgé Chance, en lançant une pierre dans l’eau. Et je
pourrais le refaire, si je voulais.
J’avais croisé les bras.
— Ben alors, vas-y.
C’était toujours comme ça, entre nous. On passait notre temps à se provoquer. Le plus souvent,
c’est moi qui faisais marche arrière, parce que les défis que me posait Chance étaient bien trop osés
pour moi. Comme voler le beignet géant sur le toit de Happy Donut, ou aller au centre commercial
habillé avec les vêtements d’Ash, qui de toute façon ne me seraient jamais allés. Chance, en revanche,
était prêt à tout. Pas grand-chose ne l’aurait fait reculer.
Pourtant, ce fut l’une des rares fois où il s’était dégonflé, même si, bien sûr, il n’avait pas vu les
choses ainsi. Il avait plissé le nez, une expression indéchiffrable sous les lunettes de soleil qui
mangeaient son visage parsemé de taches de rousseur. Il s’était détourné.
— C’est débile. Pourquoi je nagerais jusqu’à là-bas pendant que vous, bande de trouillards, vous
resteriez ici ?

*
* *

Chance connaît les meilleurs points de vue pour découvrir Hollow Island et les endroits par où
descendre sans trop de risques le long des falaises jusqu’à des petites criques. Les arbres qui bordent
les falaises ont perdu une grande partie de leurs feuilles, et leurs branches décharnées s’élèvent vers
le ciel gris et maussade. Les vagues qui s’écrasent sur la rive semblent plus furieuses que dans mon
souvenir, plus urgentes, et le vent me fouette les cheveux et s’engouffre sous mon manteau. Chance
est debout sur la corniche qui surplombe Hollow Island et la plage, si près que le bout de ses
chaussures est dans le vide. Par réflexe, j’attrape son bras ; il me regarde et éclate de rire.
Ce n’est pas que j’aie le vertige, c’est voir Chance si près du bord qui me fait peur. La descente de
la falaise est laborieuse. Chance ouvre la marche, assurant ses prises, et il évolue avec une telle agilité
qu’il est évident qu’il n’en est pas à sa première tentative. Je passe en second, procédant plus
lentement, et veillant bien à ne pas regarder en bas. Je ne comprends pas pourquoi nous ne prenons
pas la voiture pour faire les deux kilomètres et demi jusqu’à Harper ’s Beach, mais Chance ne veut
rien entendre. C’est l’endroit qu’il aime.
Ashlin ne bouge pas du haut de la falaise. Pas avant que Chance et moi ne soyons arrivés sains et
saufs en bas et que, levant les yeux vers elle, nous l’encouragions à descendre à son tour.
— N’aie pas peur, tout va bien ! je lui crie, les mains en porte-voix.
— On te rattrapera ! renchérit Chance.
Nos voix sont assourdies par les vagues.
Ash donne l’impression d’avoir envie de tourner les talons pour aller vers la voiture, mais elle
finit par entamer sa descente. À environ deux mètres du sol, elle saute et grimace quand elle atterrit
par terre sur les fesses. Je l’aide à se relever, incapable de contenir mon fou rire.
— Tu vois ? demande Chance. Ce n’était pas si terrible.
Nous avançons sur les rochers jusqu’au bord de l’eau. La mer est trop froide pour que je retire
mes chaussures. Mais elle vient mouiller la toile de mes baskets et mes chaussettes à l’intérieur, et très
vite j’ai les pieds tout engourdis.
D’ici, nous avons ce que Chance qualifierait – et je ne suis pas loin d’être de son avis – de plus
belle vue de Hollow Island.
J’inspire profondément en écartant les bras. Ici, en hiver, l’air marin est un vrai bonheur.
Revigorant.
— Bon… on est là. Et maintenant ?
Chance s’accroupit, sans se soucier de la mer qui vient lécher le bas de son jean.
— J’ai pris une décision.
— Ah oui, laquelle ? demande Ash.
— On va aller sur l’île.
Les bras m’en tombent. Avec Ash, nous regardons Chance comme s’il avait perdu l’esprit. En
voyant notre expression, il fronce les sourcils.
— Quoi ? Pas de panique, je n’ai pas dit qu’on irait à la nage ! On va acheter un canot.
— Un canot ? répétons-nous en chœur avec Ash.
— Ouais, un gros canot pneumatique gonflable. Il n’a pas besoin d’être sophistiqué. Avec notre
prochain salaire. On peut en dégotter un pour une centaine de dollars. Ça pourrait être mon cadeau de
Noël.
— On aura aussi besoin de rames, fait remarquer Ash. Les canots pneumatiques n’avancent pas
tout seuls.
Chance hausse les épaules.
— Ouais, ouais.
— Et qu’est-ce qu’on fera sur l’île ? je demande.
— On visitera. On prendra des photos. On pourra aussi jouer à cache-cache, je m’en fiche ; l’île
est géniale pour ça.
Ash fronce les sourcils.
— Qu’est-ce que t’en sais ?
Il fait la moue.
— Je vous ai dit que j’y étais déjà allé.
Oui, il nous l’a dit. Il nous a même dit qu’il y était allé à la nage, ce que j’ai toutes les peines du
monde à croire.
— Non, c’est impossible.
— Ah ouais ? rétorque Chance en soupirant bruyamment. Il y a un grand bâtiment en brique au
centre de l’île d’où on peut voir dans toutes les directions. Mais décidez-vous, vous en êtes ou pas ?
Sinon, je peux y aller tout seul.
Je regarde l’île. Sous la brise mes cheveux me fouettent le visage, et mes joues commencent à me
piquer à cause du froid. Rachel va arriver dans quelques jours pour les fêtes de fin d’année, et elle
n’approuverait pas cette idée. En fait, elle y serait tellement opposée qu’elle pourrait bien avoir une
attaque. Sa venue promet d’être intéressante – et par « intéressante », je veux dire qu’au moment où
elle repartira j’en serais peut-être à avoir envie de sauter d’une voiture en marche.
Mais j’ai envie d’aller sur cette île depuis longtemps, depuis que Chance nous a amenés ici des
années plus tôt. Combien d’autres aventures de ce genre aurai-je la chance de vivre avant d’aller à la
fac et que tout ça soit derrière moi ? Rachel prétend que c’est ça, grandir.
— Ouais… ouais. D’accord. Mais il va nous falloir un bon canot. Si on se retrouve échoués sur
l’île, on est foutus. Ash ?
Elle n’a rien loupé de notre échange.
— Je marche à cent pour cent.
Chance saute sur ses pieds, et passe un bras autour d’Ash en souriant.
— Ah ! Ça, c’est ma copine ! Ça va être génial.
Ashlin

Hunter raconte que Rachel et lui se sont rencontrés au lycée en cours de maths, quand elle a
accepté de lui donner des cours particuliers pour relever sa moyenne de C à A, car c’était la seule
matière dans laquelle il avait des difficultés. En fait, c’est elle qui lui a demandé de sortir avec elle.
Puis ils ont eu leur diplôme, et Rachel a choisi une fac dans le Sud, en Floride, pour se spécialiser en
biochimie. Évidemment, elle a supplié Hunter de venir avec elle.
Il aurait pu y être admis : ses notes étaient suffisantes, et l’université avait un cursus qu’il aurait pu
suivre pour obtenir au moins une bourse partielle.
Mais Hunter veut rester dans le Maine. Ou, du moins, il ne veut pas déménager aussi loin. Cette
année, il voulait être là pour papa, et il voulait aussi passer du temps avec Chance et moi. La balle qui
a failli nous ravir notre père m’a aussi privée d’un temps précieux avec mon frère. Même si nous
échangions presque tous les jours par e-mail, texto et téléphone, ce n’était pas pareil. Je voulais le
voir. Je voulais rentrer à la maison et me disputer avec lui à propos d’un truc débile, comme les
tâches ménagères, savoir qui allait préparer le dîner, quel film nous allions regarder. Nos vies
auraient pu être différentes si nous avions vécu ensemble toutes ces années. Ce lien entre nous ne
serait peut-être pas aussi fort, et nous ne pourrions peut-être plus nous supporter. Je n’en ai pas la
moindre idée.
Tout ce que je sais, c’est que Hunter n’a pas la moindre idée de ce qu’il veut faire de sa vie. « Je
lui ai demandé de me laisser le temps d’y réfléchir. » C’est tout ce qu’il a bien voulu me dire. « Elle
veut qu’on prenne un appart ensemble près du campus. » Mais la façon dont il en parle laisse entendre
qu’il s’agit là des projets de Rachel, et non des siens.
J’aime à penser que Rachel a compris le besoin qu’a Hunter de prendre une année sabbatique dans
le Maine, mais elle est humaine, et une fille dont le copain passerait l’année loin d’elle ne pourrait
jamais se satisfaire d’un tel arrangement. Je parie qu’elle est folle de joie à l’idée de venir pendant les
vacances.
Je ne comprends pas pourquoi Hunter n’est pas plus impatient.
Il l’était à notre arrivée. Puis l’enthousiasme s’est estompé. En fait, si je ne le connaissais pas
mieux, je dirais qu’il redoute sa visite. Il a traîné les pieds pour préparer la chambre d’ami pour elle.
(Pourquoi papa pense-t-il qu’ils vont faire chambre à part, je l’ignore. J’imagine que ça le
tranquillise.) Et à l’aéroport, ses épaules sont un peu tendues, ses bras croisés, ses mâchoires serrées,
comme s’il se préparait mentalement à son arrivée.
Ça me travaille. Le manque d’enthousiasme de Hunter, couplé à son désir de vivre aussi
longtemps loin d’elle commence à saper mes représentations de l’amour idéal. Hunter a toujours
parlé avec affection de Rachel, même si – et je suis la première à l’admettre – il n’est pas du genre
expansif. N’empêche : j’avais l’impression qu’ils étaient heureux. Pourquoi sortir avec quelqu’un
pendant un an si ce n’est pas le cas ?
L’avion de Rachel est pile à l’heure. Elle passe les portes, vêtue de bottes, d’un legging et d’un
pull blanc, ses cheveux bruns ondulés rassemblés en queue-de-cheval – on ne dirait pas qu’elle a
passé plusieurs heures dans un avion. Moi, quand je suis arrivée, mes cheveux étaient tout décoiffés,
mon maquillage avait coulé, et j’avais de telles valises sous les yeux qu’on aurait pu me compter un
supplément bagage.
Mais elle ressemble à la Rachel que j’ai imaginée. Apprêtée et jolie. En apercevant Hunter, elle lui
adresse un large sourire. Mais point de grandes retrouvailles comme celles que j’ai imaginées. Elle
s’avance, pose ses bagages à terre et l’embrasse sur la joue. Sur la joue. Pas d’étreinte ni de baiser
passionné. Ça me déconcerte un peu, mais pourquoi pas. C’est peut-être par retenue. Parce qu’elle se
trouve dans un endroit public, et que je suis là.
Il me semble que l’expression de Hunter s’est adoucie, et son visage s’est éclairé d’un petit
sourire.
— Comment s’est passé ton vol ?
— Bien, très bien.
Rachel me décoche son joli sourire.
— Tu dois être Ashlin. C’est super de te rencontrer enfin.
Elle me serre, moi, dans ses bras, ce qui me surprend, alors je lui rends maladroitement son
étreinte.
— Ouais, c’est super. Laisse-moi prendre tes bagages.
Pendant le long trajet de retour, Rachel et moi discutons de façon fluide. Elle me parle de la fac et
de ses cours, et moi, je lui donne des nouvelles de notre père. Et, bien sûr, je parle de Chance.
Comment pourrait-il en être autrement, quand il passe presque tout son temps chez nous ?
Pourtant, quand nous arrivons à la maison et que Chance est assis sur le canapé à regarder la télé,
Rachel paraît surprise.
Je ne crois pas que la présence de Chance ici ait quoi que ce soit de fortuit. Il a attendu parce qu’il
voulait la rencontrer.
Il se lève. La chemise et le pull qu’il porte appartiennent à Hunter et ne sont pas tout à fait à sa
taille. Ses cheveux sont mouillés, il sort de la douche. Il a fait comme chez lui, comme d’habitude, ce
qui nous a toujours convenu. Auparavant, cette situation ne m’avait jamais semblé étrange.
Maintenant, en voyant la tête de Rachel, je me demande l’impression que cela donne aux autres.
— Ah, vous voilà ! J’ai dit à Mr J. que j’attendrais pour être sûr que vous n’ayez pas eu un pépin
sur la route.
Il sourit, la parole facile, mais la dureté dans ses yeux me rend nerveuse pour Hunter. Je sais que
c’est important pour lui que sa copine et son meilleur ami s’entendent.
Surmontant sa surprise, Rachel sourit.
— Tu es Chance.
— Le seul et l’unique.
Il semble satisfait qu’elle sache qui il est. Ce qui, j’imagine, est compréhensible, étant donné qu’il
aurait pu ne pas savoir qui elle était si je n’avais pas vendu la mèche des semaines plus tôt.
— Et toi, tu es la mystérieuse et jolie Rachel Li.
Son compliment semble apaiser le malaise de Rachel, et elle penche la tête, le visage plus
chaleureux.
— Oh, ça, je n’en sais rien. En tout cas, c’est gentil à toi d’être resté nous attendre.
Hunter surprend mon regard, et je ne serais pas étonnée s’il disparaissait par un trou dans le sol.
Nous savons tous les deux que Chance ne va pas rentrer chez lui à cette heure. De toute façon, nous ne
le laisserions pas faire. Pas par ce froid et par cette route non éclairée.
— Euh, Hunt, tu devrais montrer sa chambre à Rachel. Je suis sûre qu’elle doit être épuisée.
Il semble reconnaissant de l’occasion qui lui est donnée de s’éclipser.
— À demain matin, les jeunes fous ! s’exclame Chance d’un ton enjoué, ce qui lui vaut un regard
perplexe de Rachel lorsqu’elle suit Hunter dans l’escalier.
Dès l’instant où ils ne sont plus là, le sourire de Chance s’évanouit, et un silence inconfortable
retombe dans la pièce. Chance ne me regarde pas. J’éteins la télé et la lampe de chevet, nous sommes
plongés dans l’obscurité, puis, d’un coup de coude, je le pousse vers l’escalier. Il n’a jamais dormi
sur le canapé, et ce n’est pas maintenant qu’il va commencer. Il grogne, mais obtempère.
Il n’a pas dormi dans mon lit depuis l’été de notre rencontre. Ensuite, il nous était arrivé de
dormir tous les trois par terre dans le salon ou de nous allonger sur la terrasse derrière pour
regarder les étoiles. Rien à voir avec le fait de se retrouver ensemble dans un lit. Je gagne la salle de
bains pour enfiler un short et un sweat-shirt, et quand je reviens, Chance s’est déjà installé
confortablement dans mon lit. Papa adore Chance, mais je ne suis pas sûre qu’il apprécierait une telle
proximité entre nous.
Mais ce qu’il ignore ne peut lui faire de mal.
Je me couche près de Chance, qui me questionne :
— Alors, j’ai été assez poli ?
Je lui lance un regard oblique en remontant les couvertures sur moi. Même avec la distance entre
nous, je sens la chaleur irradier de son corps. Je me demande ce qu’il dirait si je me blottissais contre
lui.Mon corps contre le sien.
— C’était si difficile que ça ?
Il fixe le plafond sans me regarder.
— Ça ne s’est pas vu ? Alors, je suis meilleur acteur que je le pensais.
— Pourquoi est-ce un tel effort ? Qu’est-ce que tu reproches à Rachel ? Elle a l’air sympa.
Une fois seulement que j’ai éteint la lampe de chevet, il me regarde. Dans l’obscurité, je distingue
à peine les traits de son visage, mais je ne suis pas sûre qu’en plein jour j’aurais été capable
d’interpréter son expression.
— Je ne lui reproche rien.
Il semble sous-entendre que, justement, ce n’est pas normal.
— Mais elle ne va pas m’aimer.
Je me tourne vers lui.
— Bien sûr qu’elle va t’aimer. Pourquoi elle ne t’aimerait pas ?
Il se tourne vers moi et prend entre ses doigts une mèche de mes cheveux. Le geste est si machinal
que je me dis qu’il le fait uniquement parce qu’il est incapable de rester immobile. Je n’en apprécie
pas moins l’intention.
— Jolie, intelligente, qui sait se démerder et qui réussit. Elle va me détester.
— Oh, c’est méchant ! je proteste, indignée. Moi aussi, je suis intelligente et je sais me démerder.
Plus ou moins. Je n’ai pas la moindre idée de ce que je vais faire après mon année sabbatique. J’ai
pensé aller à la fac ici, suivre une formation de photographe ou de journaliste, et je nourrissais
l’espoir de louer un petit studio seule, où Chance aurait pu venir me rendre visite dès qu’il en aurait
eu envie, mais…
Je crois qu’il sourit.
— Rien à voir.
— Vraiment ?
— Souviens-toi de ce que je te dis, Ash.
— Elle n’est pas si différente, tu sais. Elle est intelligente, mais toi aussi, tu l’es.
De mon index, je lui tapote le front.
— T’en sais long sur quantité de sujets. Elle est jolie, et toi, t’es beau mec.
— Mais on ne peut pas vraiment dire que ma vie soit une réussite.
— Bien sûr que si. Tu prends les choses en main. Tu as décroché un job et tu as une famille –
nous – qui t’aime.
J’ai préféré préciser, car quoi qu’il se passe avec sa famille, dont il évite de nous parler, il nous a,
Hunter, papa et moi. Nous sommes sa famille. Nous l’avons toujours été.
— Alors, je poursuis, maintenant cite-moi une chose que Rachel a et que tu n’as pas.
Je m’attends presque à ce qu’il réponde en plaisantant « des seins » ou une vanne de ce genre. Ce
serait tout lui, parce qu’il s’empresse de changer de sujet dès qu’on essaie d’avoir une conversation
sérieuse. Sous la couverture, il passe un bras autour de ma taille et m’attire à lui. La tête sur son
épaule, la gorge nouée, près de son corps chaud et accueillant, j’oublie complètement ce dont nous
étions en train de parler, jusqu’à ce qu’il réponde :
— Elle a Hunter.
Hunter

Rachel pose ses sacs dans la chambre d’ami. Je reste sur le seuil, je n’ai nulle envie d’entrer, je
préfère lui souhaiter bonne nuit et tourner les talons avant qu’il se passe quoi que ce soit. Elle
parcourt la pièce d’un regard approbateur.
— Alors, comme ça, je récupère la plus grande chambre ?
— C’était la chambre de mon père, j’explique, en frottant mes pieds sur le sol. La salle de bains
est dans le couloir à droite. Tu sais où me trouver si tu as besoin de quoi que ce soit.
Elle acquiesce en s’asseyant sur le bord du lit. Elle me regarde. Attend.
Depuis quand est-ce si bizarre de me retrouver avec ma copine ? Tout allait bien entre nous la
dernière fois que nous nous sommes vus. Elle avait pleuré un peu et m’avait embrassé, alors que ses
parents s’apprêtaient à la conduire en Floride. Nous nous comportons de façon normale l’un envers
l’autre, selon les critères communs. Sans tendresse excessive. Nous n’avons pas encore couché
ensemble, et l’un comme l’autre, nous ne sommes pas friands de grandes démonstrations d’affection
en public, quand il s’agit d’aller au-delà de se tenir la main. Et ce n’est pas parce que je ne suis pas
tendre. J’aime quand Chance s’agrippe à moi. Et ça ne me gêne pas quand ma sœur me prend la main
ou qu’elle noue ses bras autour de mon cou. Dans ces cas-là, je me fiche de ce que les gens peuvent
penser. Mais avec Rachel… je ne sais pas ce qui se passe.
En cet instant, elle me regarde comme si elle s’attend à ce que je reste. Ou à ce que je lui demande
de venir dans ma chambre.
Je tiens à mon espace, et j’ai déjà franchi avec elle une ligne que je n’avais nulle intention de
passer.
Je lui souris.
— Bon, eh bien… bonne nuit. Fais de beaux rêves.
— Hunter ?
Merde.
Elle se lève, embarrassée. Une chose sur laquelle tout le monde s’accorde sur Rachel : elle est
canon, avec sa chevelure soyeuse et ses grands yeux marron. Je devrais me rendre compte de la
chance que j’ai. Passant ses bras autour de mon cou, elle se hisse sur la pointe des pieds pour
m’embrasser. Pour de vrai, cette fois. Pas comme à l’aéroport.
Je me détends assez vite. Ses baisers m’ont manqué. Il me faut à peine une minute pour
m’abandonner à la douceur de sa bouche et de son corps pressé contre le mien. Est-ce parce que je lui
ai manqué ? Ou à cause de ce que j’ai dit au téléphone ? Si « je t’aime » était le sésame pour coucher
avec Rachel Li, je connais pas mal de types qui n’auraient pas hésité à le crier.
Mais ce n’est plus tout à fait pareil, plus comme il y a quelques mois. Quelque chose en moi
m’empêche de me laisser aller à cette étreinte. Peut-être est-ce l’insistance avec laquelle elle
m’embrasse, ou la pensée qu’elle le fait parce que je lui ai dit quelque chose que je ne suis pas sûr de
ressentir. Ou parce que ma sœur et mon meilleur ami se trouvent derrière une porte à quelques mètres
dans le couloir.
Je suis là à embrasser une fille canon, avec la perspective probable de rester pour la nuit – avec ce
que ça pourrait impliquer –, et je n’arrête pas de gamberger. Qu’est-ce qui cloche chez moi ?
Au bout d’un moment, elle s’écarte. Juste assez pour esquisser un sourire tout contre mes lèvres.
— Tu m’as vraiment manqué.
— Je vois ça.
Ma voix est plus rauque que j’aimerais. Je pourrais rester avec elle dans sa chambre. Essayer de
faire taire mes pensées, mais… après ? Et si je me réveille demain matin en me rendant compte que je
ne suis toujours pas amoureux d’elle, mais que j’ai assez d’affection pour elle pour me sentir
immensément coupable de ce que j’ai fait ?
Non. Hors de question que cela arrive.
Je m’écarte en baissant la tête pour éviter de croiser son regard.
— Tu as eu une très longue journée… le voyage… tout ça.
Bravo, Hunter, vraiment intelligent.
— Je ferais mieux de te laisser dormir.
Rachel sourit, entre perplexité et incrédulité. Mais heureusement, elle me laisse partir sans
argumenter. Alors je regagne ma chambre, tête basse, et, songeant à prendre une douche froide,
j’essaie de me persuader que je survivrai à sa visite.

*
* *

Après ce qu’il s’est passé la veille au soir, j’appréhende de me retrouver seul avec Rachel. Ce qui,
à bien y réfléchir, est complètement débile. Ce n’est pas comme si elle allait m’attirer sur un parking
désert et me sauter dessus dès qu’elle en aura l’occasion, mais c’est juste…
C’est juste que c’est plus simple qu’on ne se retrouve pas seuls tous les deux. Le petit déjeuner ne
se passe pas trop mal, parce que papa et Isobel – qui est arrivée avec des beignets, ravie à l’idée de
rencontrer Rachel – l’accaparent pendant tout le repas. Ash ne cesse de me faire du pied et, la tête
penchée, articule en silence : « Ça va ? »
J’ai beau acquiescer, me concentrant sur ce que je mange, Ash me connaît comme si elle m’avait
fait. Je ne sais pas ce que je deviendrais sans elle. Si elle propose d’aller au centre commercial, ce
n’est pas parce qu’elle a des courses à faire, mais parce qu’elle cherche avant tout à m’aider. Rachel
hésite, mais je m’empresse d’avaler une cuillerée de pudding au chocolat pour m’exclamer : « Ouais,
super idée ! », avant que Rachel ait le temps de trouver une formulation polie pour refuser. Après
avoir englouti le reste de notre petit déjeuner, nous remercions Isobel, promettons à notre père d’être
sages (ah !), puis nous partons.
Si je m’écoutais, je serrerais Ash dans mes bras ! Dans un lieu public, il n’y aura pas autant de
silences gênés. Nous serons en terrain neutre. Sans compter que je pourrai garder Rachel à distance
de Chance si les choses devaient se gâter entre eux.
J’ignore pourquoi je suis encore aussi nerveux. Et pourquoi les regards incessants de Chance me
serrent le cœur. Je me sens coupable, sans vraiment comprendre pourquoi. Chance est mon meilleur
ami, et Rachel ma copine. Il est normal que j’éprouve un peu d’appréhension alors qu’ils se
rencontrent. Mais à ce point ? Certainement pas.
Nous descendons de voiture. Ash m’attrape par le bras et se penche vers moi.
— Qu’est-ce qu’il se passe ?
— Rien. Pourquoi veux-tu qu’il se passe quoi que ce soit ?
Je passe un bras autour de ses épaules en souriant. Elle m’enfonce son doigt dans les côtes, ce que
je sens à peine, heureusement, à travers ma parka.
— Pas de ça avec moi, frangin. De tout le petit déjeuner, tu n’as pas arrêté de me regarder avec cet
air implorant. Le temps que ta copine est là, tu ne devrais pas, je ne sais pas, le passer avec elle ?
De nouveau, la culpabilité m’assaille, et je m’efforce de la chasser.
— Pour l’instant, c’est un peu bizarre, Ash, dis-je en soupirant. Laisse-moi le temps d’y voir clair,
d’accord ?
Pas le temps d’argumenter. Fuyant la neige, Chance et Rachel se dirigent vers le centre
commercial, et cette dernière n’arrête pas de me lancer des coups d’œil furtifs. Comme si elle savait
que je parle d’elle. C’est pareil avec Ash. Comment les filles se débrouillent-elles pour sentir ce
genre de choses ?
Il est tôt, et la plupart des gens à l’intérieur sont les adhérents du club de marche qui viennent pour
leur pratique quotidienne. Surtout des personnes âgées en jogging bon marché qui feront quelques
tours de centre commercial, où il ne fait ni trop chaud ni trop froid, avec quantité d’endroits pour
faire des pauses. Les boutiques sont en train d’ouvrir. Dans l’aire de restauration, les stores sont à
peine relevés et les fours allumés.
J’aime cette heure de la journée. Il n’y a ni foule ni queue, et quasiment pas de gamins braillards
qui vous poussent et gesticulent dans tous les sens.
Oh, voilà je parle comme un vieux !
Après avoir flâné dans les boutiques – rectification : après que les filles ont fait quelques
boutiques pendant que Chance et moi les suivions patiemment –, Chance s’achète un bretzel qu’il
partage avec Ash, tandis que Rachel prend un smoothie pour elle et moi. J’aurais préféré un morceau
du bretzel. Chance lèche le sel sur ses doigts, avant de m’interpeller :
— Au fait, Hunt…
Le smoothie 100 % bio de Rachel a le goût de purée d’herbe. Encore heureux que nous ayons
petit-déjeuné avant de venir, et que je n’aie pas l’estomac dans les talons.
— Quoi ?
— On n’a pas fait match nul, la dernière fois qu’on est venu ici ?
Il donne le reste de son bretzel à Ash qui le mange avec gourmandise. Rachel me jette un coup
d’œil interrogateur, et je ne peux réprimer le sourire stupide qui me monte aux lèvres.
— Non. J’ai gagné. Simplement, t’as jamais voulu le reconnaître.
C’est un défi, et jamais Chance ne recule quand j’affirme être meilleur que lui à quelque chose.
Probablement une idée stupide. La dernière fois que lui et moi avons fait la course dans le centre
commercial, nous avions quinze ans, et ce genre de bêtise était à peu près de notre âge. Nous aurions
pu blesser quelqu’un. Ou nous blesser. Sans compter que la sécurité nous était tombée dessus après
que nous avons franchi notre ligne d’arrivée imaginaire. Encore heureux qu’ils n’aient pas appelé
mon père.
Depuis quand je me soucie de trucs pareils ?
C’était il y a des années, mais le souvenir des sensations éprouvées alors est encore très vivace.
Mes souvenirs d’été sont ainsi, des sensations, plutôt que des détails sur qui a dit ou fait quoi. Mais
c’est le passé, et aujourd’hui, je n’imagine que trop bien ce que Rachel ressentirait en me voyant me
comporter comme un gamin dans un lieu public. Elle a horreur qu’on la mette mal à l’aise en public.
— Pas vrai, rétorque Chance.
— Si.
Rachel nous regarde tour à tour, tandis qu’Ash lance un « les mecs… » d’avertissement. Mais
Chance ne l’écoute pas. Il me regarde avec cette lueur spéciale dans les yeux, tout en sautillant comme
s’il s’échauffait.
— Très bien. On remet ça.
Je fais un effort considérable pour arrêter de sourire. En vain.
— On n’est plus des gamins. On ne va pas se donner en spectacle.
— Alors, reconnais que j’ai gagné.
— C’est faux. Mais hors de question que je fasse la course.
— Allez !
— Non.
Chance fait volte-face, et le voilà qui s’élance, les semelles de ses baskets couinant sur le lino.
— Oh ! s’exclame Rachel, médusée, avant de s’écrier : Hunter !
Car, ni une ni deux, je m’élance après lui.
Nous faisons la course dans le centre commercial, tandis qu’à mes oreilles résonnent le battement
de mon pouls et le rire essoufflé de Chance. Nous slalomons entre les quelques visiteurs matinaux.
Chance contourne un banc, tandis que je saute par-dessus pour reprendre l’avantage, de quelques
mètres à peine.
Soudain, c’est l’été, et nous avons de nouveau quinze ans. Chance, tout dégingandé, son visage
parsemé de taches de rousseur, un T-shirt trop grand pour lui et des baskets usées jusqu’à la corde.
C’est l’un de ces instants où tout le reste est relégué dans un second plan flou, car il n’y a plus que
Chance et moi, et que je n’ai qu’une envie, conserver en moi la vision de ses yeux brillants de plaisir
et de son visage euphorique, pour la chérir à tout jamais.
Dans un coin du centre commercial, une aire de jeux a été installée depuis ma dernière visite. Des
petits tunnels, un toboggan et une piscine à boules, d’une soixantaine de centimètres de profondeur au
maximum. Je ralentis, par crainte de heurter de plein fouet un pauvre gamin ou ses parents qui
n’auraient rien vu venir, mais Chance se jette la tête la première dans la piscine à boules, riant aux
éclats, mais si essoufflé que son rire est à peine audible.
La poitrine me brûle. J’ai les jambes en coton. Mais quelle sensation géniale ! et moi aussi je ris,
m’approchant du bord de la piscine d’un pas mal assuré, avant de me pencher, les mains sur les
genoux, pour reprendre mon souffle. Je ne me souviens pas de la dernière fois que j’ai ressenti ça.
— J’ai gagné ? demande Chance, haletant, allongé sur le dos parmi les boules de plastique
rouges, bleues et jaunes.
Je souris, essoufflé, et je lui tends une main qu’il saisit.
— Ouais. Cette fois, t’as gagné.
Au lieu de s’extirper des boules de plastique, il me tire d’un coup sec, et je me retrouve à moitié
couché sur lui, tandis que son rire résonne à mon oreille.
Nous restons allongés là une minute ou deux, le temps de reprendre notre souffle. Ou peut-être à
attendre de voir si la sécurité va nous jeter dehors. Rachel et Ash sont les premières à nous rejoindre.
Ma sœur semble amusée, mais le joli visage de Rachel est barré d’un pli désapprobateur, et elle a
croisé les bras. Chance et moi, nous nous relevons, et ne subsiste de ce moment de joie qu’une vague
douleur résiduelle dans mes poumons. Dommage que l’air boudeur de Rachel nous gâche un peu
notre joie.
Je m’extirpe de la piscine. Chance s’accroche aux passants de mon jean pour se relever à son tour,
et manque bien de nous refaire tomber tous les deux.
— J’ai gagné, annonce-t-il fièrement.
Rachel ne me quitte pas des yeux.
— C’était quoi, ça ?
— Quoi ?
Je me passe la main dans les cheveux, feignant l’innocence.
— C’était pour s’amuser. C’est rien.
— Tu aurais pu foncer dans quelqu’un, proteste-t-elle. Et si tu avais fait tomber un enfant ?
— À cette heure-ci, il n’y a jamais de gamins, intervient Chance. Je n’en ai jamais vu à cette
heure, depuis tout le temps que nous venons ici. Sinon, on n’aurait pas fait ça.
Rachel lui lance un regard aigre ; manifestement, elle n’apprécie pas qu’il se mêle à notre
conversation. Elle n’a pas l’habitude. Quand elle me fait des reproches, nous sommes en général en
tête-à-tête.
Je déteste quand elle me fait la morale comme ça. J’ai l’impression d’avoir cinq ans. Mains dans
les poches, épaules voûtées, je suis tiraillé entre l’envie de m’excuser pour apaiser sa colère et celle
de ne pas montrer à Ash et à Chance que c’est ainsi que ça se passe entre nous : Rachel qui m’en veut,
et moi qui abdique pour calmer le jeu.
— Je suis désolé, je finis par dire.
C’est tout ce qu’elle peut tirer de moi, mais elle semble s’en satisfaire. Elle soupire, ses épaules se
relâchent, et, au moins, son agacement retombe.
— Partons d’ici, m’enjoint-elle alors d’une voix douce.
J’essaie de me détendre, soulagé que les choses en restent là. Et je fais en sorte d’ignorer la façon
dont Chance lève les yeux au ciel et passe son bras autour d’Ash quand nous quittons le centre
commercial.

*
* *

Nous déjeunons dans un petit resto en face. Les filles s’assoient d’un côté, Chance et moi de
l’autre, avec lui si près que je me retrouve collé au mur quand j’essaie de mettre un peu de distance
entre nous. Son coude s’enfonce dans mes côtes. Il a demandé à la serveuse un menu enfant pour
avoir les crayons de couleur qui vont avec et dessiner en sirotant sa boisson.
Le nez dans mon assiette, je mange mon poulet-frites. Ash et Rachel discutent. Du lycée et des
garçons. Tiens donc.
— Je n’ai pas de copain, dit Ash en sirotant son soda à la paille. Enfin, j’en ai eu quelques-uns.
Mais ils sont un peu… euh, comment dire ? Avec combien de garçons t’es sortie au lycée ?
— Deux, dit Rachel. Mais je ne suis pas sûre que le premier compte. Nous ne sommes sortis
ensemble que quelques semaines.
— Oh, arrête ! C’est la durée de la plupart de mes histoires. Pourquoi ça n’a pas marché ?
— Je ne sais pas. Le premier était un garçon avec qui j’étais amie depuis des années. Je crois
qu’on s’était mis en tête que ce serait génial de commencer à sortir ensemble quand on serait au lycée.
Mauvaise idée, crois-moi sur parole.
Elle ponctue ses propos d’un regard appuyé à Chance. C’est quoi, une allusion ?
— L’autre, je l’aimais beaucoup, mais il m’a larguée pour une autre. À l’époque, j’ai été
effondrée. Il embrassait super bien.
J’ignore si Rachel le fait exprès pour m’énerver ou me rendre jaloux, peu importe, ça ne marche
pas. Ou pas tout à fait. En tout cas ça ne marche pas pour les raisons qu’elle croit. Ça m’énerve
uniquement parce que j’ai encore l’impression qu’elle cherche à me faire réagir, ce que je ne veux
surtout pas.
— Veinarde ! s’exclame Ash en soupirant. Tous ceux avec qui je suis sortie laissaient franchement
à désirer de ce côté-là.
Je me raidis. Note à moi-même : répertorier les mecs avec qui ma sœur est sortie et leur briser les
jambes.
Alors que je croyais qu’il n’écoutait pas, Chance intervient, sans lever la tête :
— C’est parce que j’ai placé la barre trop haut, en étant ton premier.
Ash éclate de rire.
— Ça, je ne sais pas. Hunt, sur une échelle de un à dix, quelle note tu donnerais aux baisers de
Chance ?
Je sens mon estomac se nouer et mes joues s’empourprer. J’ai envie de disparaître sous la table.
Ou de m’enfoncer ma fourchette dans la carotide. Si je me vidais de mon sang, je suis sûr que Rachel
ne me regarderait pas avec cet air horrifié !
Lors de notre dernier été ici – en fait, à peu près à la même période que la course dans le centre
commercial – notre père nous avait déposés un après-midi au bord du lac, avec des pistolets à eau, un
canot pneumatique, et des petits pains chauds à la cannelle achetés dans un snack en bord de route. À
un moment, nous en étions venus à parler avec Ashlin d’un garçon du lycée qu’elle aimait bien, puis,
de fil en aiguille, de sortir avec quelqu’un, d’embrasser quelqu’un… et Ash avait alors déclaré :
— De toute façon, je ne saurais pas m’y prendre pour embrasser un garçon.
— C’est pas sorcier, regarde ! avait répliqué Chance, un petit pain à la cannelle dans la main.
Il s’était penché. J’avais feint de m’absorber dans le gonflage du canot pneumatique, mais je les
observais du coin de l’œil. Ash ne pouvait s’arrêter de rire nerveusement quand Chance avait appuyé
sa bouche contre la sienne.
Au bout d’un long moment, Chance s’était écarté en riant.
— Tu vois ? C’est aussi simple que ça.
Ash avait surpris mon regard, ainsi que mon expression blasée, puis elle avait rougi en me
prenant à partie :
— Qu’est-ce que tu regardes comme ça ? Fais pas celui qui a déjà embrassé quelqu’un.
— Si, j’ai déjà embrassé quelqu’un.
J’avais menti. En fait, j’aurais pu… si j’avais voulu. Un jour, une fille de mon cours d’anglais
m’avait coincé dans les couloirs pour me dire qu’elle m’aimait bien, et elle s’était penchée, attendant
un baiser. Que je ne lui ai pas donné. Paniqué, je m’étais enfui en courant. Donc, d’un point de vue
technique, j’aurais pu, mais j’ai préféré ne pas le faire. Ça compte quand même.
— Non, c’est faux, avait insisté Ash.
Chance avait mordu lentement dans son pain à la cannelle, prenant le temps de mastiquer. J’avais
placé la valve sur le canot pneumatique, leur tournant le dos, résolu à ne pas poursuivre cette
discussion qui se serait terminée soit par l’aveu que j’avais menti, soit par un mensonge qui aurait été
sans doute découvert plus tard.
Je ne l’avais pas vu approcher. Je me préparais à mettre le canot à l’eau quand, soudain, Chance
s’était retrouvé tout près de moi.
Son corps mouillé était lisse et frais contre le mien. Sa bouche avait capturé la mienne dans un
baiser insistant et avide. Je n’avais plus été capable de penser. De réagir. De former la moindre pensée
cohérente, autre que ses doigts étaient collants et qu’il sentait la cannelle. Puis il avait glissé sa langue
dans ma bouche, et j’avais découvert qu’il en avait aussi le goût.
Ashlin avait applaudi en poussant des petits cris aigus, comme s’il s’était agi d’un numéro, alors
je m’étais écarté d’un bond, le souffle court. Chance avait souri.
— Voilà. Comme ça, tu n’auras plus à mentir.
S’il y avait un moment de ma vie dont j’aurais souhaité qu’Ash ne soit pas le témoin, c’était bien
celui-là.
Et, alors que Chance tend la main pour piquer une frite dans mon assiette, je prends conscience
que je regrette que ma sœur ait été témoin de ce moment, mais pas qu’il soit arrivé.
Oh, non ! Mais qu’est-ce qui cloche chez moi ?
— Eh, une minute ! s’exclame Rachel en reposant sa fourchette, le regard braqué sur moi. Chance
et toi…
— C’était juste un bisou sur la joue, intervient Chance avec un rire sec. Pour déconner et le mettre
mal à l’aise. Ça marche à tous les coups.
Ash nous regarde tour à tour, Chance et moi, et son expression neutre semble forcée. Rachel
s’efforce de sourire, mais elle fronce les sourcils. Elle est contrariée, mais se dit sûrement qu’il n’y a
pas de quoi en faire tout un plat. De gratitude, j’aurais pu embrasser Chance pour m’avoir tiré de ce
guêpier.
Euh, non… plutôt le serrer dans mes bras. C’est moins dangereux.
Ashlin

Rachel est furax. Soit Hunter ne s’en rend pas compte, soit il l’ignore délibérément.
Soit, « furax » n’est peut-être pas le terme adéquat. Disons alors qu’elle est peut-être un peu…
refroidie. Troublée. Mal à l’aise. Je n’en sais rien. Mais depuis que Chance et Hunt se sont donnés en
spectacle au centre commercial et qu’elle a dû affronter les regards des gens, elle est étrangement
silencieuse. Et au déjeuner, on ne peut pas dire que la conversation sur « qui a embrassé qui » ait
vraiment arrangé les choses.
— Ils font toujours ce genre de trucs, ai-je dit à Rachel.
Mais je crois que ça n’a fait qu’empirer les choses.
Hunter a toujours eu tendance à faire l’imbécile, surtout quand il se trouve avec Chance. À en
juger par la réaction de Rachel, il ne se comporte peut-être pas comme ça avec elle. Le Hunter auquel
je suis habituée n’est peut-être pas celui qu’elle connaît. Du coup, je me demande si moi aussi je
connais vraiment mon frère.
Parce que même si le Hunter auquel je parle par e-mail, téléphone et texto depuis la Californie
n’est pas du genre très expansif avec sa copine, je sais qu’il a de l’affection pour elle. Je sais qu’ils
vont manger des sushis, généralement avec les parents de Rachel, et qu’ils vont au ciné ou voir des
expos plusieurs fois par mois. Maintenant que j’y pense, cela n’a rien à voir avec ce qu’on fait quand
on se retrouve ici tous les trois avec Chance.
Chance n’est qu’un grand ado. Et Hunt et moi, on le sait. Je ne peux pas parler pour mon frère,
mais moi, ça me plaît. Je n’ai pas trop envie de grandir si c’est pour ressembler à tous ces adultes
hyper sérieux qui ne font plus de trucs marrants. Comme des batailles de boules de neige ou des
courses-poursuites dans des endroits improbables. Ou encore partir à l’aventure jusqu’à une île
coupée de tout.
Chance ne manque pas une occasion d’y faire allusion. Quand nous nous rendons au seul
supermarché de la ville pour acheter de quoi grignoter et boire pour une soirée ciné, Chance me
prend par la main et se dirige vers le rayon sports du magasin. Plus précisément vers les canots
pneumatiques.
Debout devant les modèles exposés, partagée entre excitation et nervosité, j’ai la bouche sèche.
Nous allons vraiment le faire. Aller en canot jusqu’à Hollow Island où, semble-t-il, personne n’a mis
les pieds depuis des années.
J’ai toujours été le témoin des défis que se lancent Chance et Hunter. Des défis débiles, la plupart
du temps, et moi, je joue les arbitres. Là, c’est une de premières fois où je vais participer. Et me
retrouver dans le vif de l’action.
Une interrogation me traverse l’esprit.
— On le fait quand ?
Chance, accroupi, lit les informations sur le carton d’un modèle. J’espère qu’il sait ce qu’il
cherche, parce que moi, c’est sûr que non.
— Euh… Je pensais au réveillon du 31 décembre. Tu ne trouves pas que ce serait une chouette
façon de fêter la nouvelle année ?
C’est bien ce que je craignais.
— Rachel repart le 1er janvier.
Son expression ne change pas. Il ne lève pas même les yeux vers moi.
— Dans ce cas, elle n’aura qu’à venir avec nous.
Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression que Rachel ne va pas être super emballée par
l’idée. Si elle est choquée par une course-poursuite dans un centre commercial, il y a des chances
qu’une excursion en canot pneumatique à minuit vers une île abandonnée lui déclenche une crise
cardiaque. Avant que j’aie le temps de rétorquer quoi que ce soit, Rachel et Hunt, poussant un caddie
rempli de choses à grignoter et de boissons, arrivent dans le rayon.
— Vous regardez les canots ? dit Rachel.
Je me demande si elle continue de jouer la reine des glaces avec Hunter. À en juger par la moue
fatiguée de ce dernier, j’en conclus que oui.
— Ouais.
— Pourquoi ?
— Euh… pour faire du canot, répond Chance avec une très légère inflexion de voix qui semble
signifier le « pétasse » qu’il ne formule pas.
— Ah bon ? Ensemble ?
Chance tapote un carton. Il adresse un regard à Hunter, et celui-ci s’approche pour l’aider à
soulever l’emballage et le déposer dans le caddie. Deux cents dollars pour un canot pneumatique et
des rames. J’aimerais demander à Chance comment il peut se payer tout ça, mais je ne crois pas
l’avoir vu dépenser une grande partie de son salaire depuis qu’il travaille à la librairie. Il doit
économiser.
— Évidemment, répond-il, une fois le carton placé dans le caddie.
Désormais, Hunt et Chance doivent pousser le caddie à deux en évitant de foncer dans tout.
— Le réveillon du 31. On doit te montrer le meilleur endroit de la ville avant ton départ, non ?
Rachel croise les bras sans répondre. Au moins, elle n’est pas ouvertement opposée au projet,
mais, là encore, elle n’en connaît pas tous les détails. Et je n’ai aucune envie d’être celle qui les lui
donnera. Raison pour laquelle j’essaie de rester à côté de Chance, en vain : Rachel réussit à
m’aborder près du rayon cosmétiques, alors que les garçons se mettent en quête d’une caisse à
laquelle il n’y aurait pas une queue d’un kilomètre.
— Du canot ? demande-t-elle. Hunter n’en a jamais fait, ou je me trompe ?
— Je ne crois pas.
Je me mords les lèvres. Je n’ai vraiment aucune envie d’avoir cette conversation. Mais si je ne
peux pas me défiler, autant essayer de lui faire comprendre que les choses ne sont pas aussi terribles
qu’elles en ont l’air.
— Il y a une île, j’explique, avec des bâtiments abandonnés. On avait pensé aller l’explorer en
canot.
Rachel plisse les yeux, bouche bée, à mesure qu’elle comprend. Son dos se raidit.
— On…
Je l’arrête par le bras pour l’empêcher d’aller parler à Hunter.
— Écoute, Rachel, je sais que tu ne te sens pas tout à fait à l’aise ici. Mais c’est le genre de choses
qu’on fait, nous, ici, et tout s’est toujours bien passé. Depuis qu’on est gosses, on se promène dans les
bois à la nuit tombée, on plonge dans des lacs depuis la cime des arbres, on escalade des falaises. Et
on est toujours entiers ! C’est juste une petite virée en canot, et puis, on sera tous les quatre, ce n’est
pas comme si on se retrouvait tout seul à errer dans la nature… Tu comprends ?
Sa moue sceptique se transforme en grimace. Elle n’est pas convaincue, mais comme elle garde
le silence, je poursuis mon explication maladroite.
— On a toujours fait ça. Je sais que ça peut paraître bizarre aux autres, mais Chance n’est pas
seulement un ami. Il est comme un membre de notre famille, et nous l’aimons. Mais…
Je prends une profonde inspiration, prête à me sacrifier.
— Mais si vraiment tu ne te sens pas de le faire, je resterai à la maison avec toi. On pourra se
faire une soirée filles.
Cette perspective me rend si triste que je pourrais me mettre à pleurer sur place. J’attends cette
excursion avec tant d’impatience que la perspective de rester sur la touche, une fois encore…
Rachel se tourne vers les garçons, qui, presque arrivés à la caisse, se chamaillent comme des
gamins de cinq ans pour un paquet de chewing-gums. Non, Rachel ne peut sans doute pas
comprendre. Tout ce que ça nous apporte, à quel point ça nous fait du bien. À quel point Chance
compte pour nous.
Mais je sais aussi qu’elle est coincée par ma proposition. En voyant sa réaction quand j’ai affirmé
plus tôt que Chance avait embrassé Hunter, je suis prête à parier qu’elle ne tient pas spécialement à les
laisser seuls tous les deux. A fortiori, sur une île abandonnée. Après ma conversation avec Chance la
nuit dernière, je ne sais plus trop quoi penser. Il n’y a rien entre eux, je le sais. Tout du moins… pas
physiquement. Ni l’un ni l’autre ne pourrait me cacher un truc pareil. Jamais de la vie. Chance aurait-
il des sentiments pour mon frère ? C’est possible. Et dans ce cas, qu’en est-il de Hunter ? Je me sens si
impuissante de ne rien savoir… tout en redoutant de poser les questions.
Rachel soupire.
— Peut-être que je me fais des films.
— Sur quoi ?
— Je ne sais pas. Je suis injuste et… jalouse.
Elle décroise les bras.
— Après tout, pourquoi pas ? Ce sera ma dernière soirée avec Hunter. Je ne veux pas la gâcher.
Je souris, tandis que les garçons, impatients de nous voir à la traîne, nous font signe d’avancer.
Une fois que nous les avons rattrapés, Rachel glisse son bras sous celui de Hunter et lui sourit.

*
* *

Impossible de trouver une explication valable à donner à papa pour le canot, alors nous le
laissons, bien caché, dans le coffre. Enfant, papa s’en est donné à cœur joie avec ses amis, à jouer
dans les ruisseaux, les collines et sur les plages, et jamais il ne nous interdirait quoi que ce soit. Mais
de là à sauter au plafond à l’idée de nous savoir en train de ramer sur un océan glacial, pour gagner
une île abandonnée où nous risquerions de nous blesser à tout moment…
À l’approche de Noël, masquer l’impatience de notre petite expédition n’est pas trop difficile.
Rachel et moi, nous faisons ensemble nos courses de Noël et laissons les garçons faire les leurs de
leur côté. Rachel s’est montrée un peu réticente, et je ne sais pas trop si je devrais m’en offusquer. Je
sais bien qu’elle m’apprécie, mais elle aurait aimé partager ce moment avec Hunter. De préférence,
sans Chance pour tenir la chandelle.
Nous arrivons au centre commercial tôt un mardi matin après avoir déposé Hunter à son travail.
Chance n’est pas passé chez nous, et comme il ne travaille pas ce jour-là, il a peut-être décidé, une
fois n’est pas coutume, de ne pas sortir. C’est bizarre comme c’est dur pour lui de rester chez lui.
Hunter et moi avons décidé d’offrir à Chance un téléphone portable. Ça nous rend dingue de
ne pas savoir où le joindre, alors c’est le cadeau tout trouvé. Je pense acheter des chemises à papa.
Peut-être aussi quelques livres. C’est la seule personne que je connaisse dans la vraie vie qui lise des
westerns, et j’ai une réduction de folie.
Pour Hunter, je choisis un coffret luxe du Parrain, ses films préférés. On pourrait croire que,
comme c’est un garçon, c’est assez facile de lui trouver un cadeau. Pourtant, il n’est pas branché
fringues, ni jeux vidéo ni sports – sauf si sa mère le force –, ce qui restreint la palette de cadeaux
susceptibles de lui plaire. Rachel regarde mes achats avec une expression bizarre, en faisant la moue,
et, franchement, j’en ai un peu assez qu’elle fasse la gueule. Si elle a quelque chose à dire, qu’elle le
fasse !
En soupirant, je tends l’argent à la caissière.
— Il y a un problème ?
Rachel lève les yeux du coffret de DVD, me fixe, avant de regarder de nouveau dans le vague.
— Je crois que je t’envie.
Bon. Pas franchement la réponse à laquelle je m’attendais.
— Pourquoi ?
Elle hausse les épaules.
— Même si tu ne vois pas souvent Hunter, tu sembles savoir exactement ce qui va lui faire plaisir.
Pour son anniversaire, j’ai passé deux mois à chercher un cadeau, et je ne suis même pas sûre que ça
lui ait vraiment plu.
En toute franchise, je suis incapable de me souvenir de Hunter me parlant de ses cadeaux
d’anniversaire. Autrement dit, même s’ils ne lui ont pas déplu, ils ne lui ont pas non plus laissé un
souvenir impérissable. Bien évidemment, je vais garder cette réflexion pour moi.
— Je suis sûre qu’il l’a adoré. Ce n’est pas quelqu’un de compliqué. Il n’a pas envie de tonnes de
trucs.
Je prends ma monnaie et le sac, puis nous sortons du magasin. Même si l’humeur morose de
Rachel me tape sur les nerfs, je regrette que son séjour ici ne se passe pas très bien, et comme elle
semble sincèrement attachée à Hunter et vouloir faire quelque chose de gentil pour lui…
— Tiens, lui dis-je en tendant le sac.
Elle s’immobilise et le regarde en fronçant les sourcils.
— Quoi ?
— Rembourse-moi pour le coffret, et offre-le à Hunt. Je lui trouverai autre chose.
— Je ne peux pas faire ça, Ashlin.
Mais elle se mord la lèvre, et je sais qu’elle réfléchit à ma proposition. Je reste là sans rien dire,
la main tendue, jusqu’à ce qu’elle me prenne le sac des mains avec un sourire gêné.
— Seulement si tu es sûre…
Je suis un peu déçue. Mais elle a raison : je ne vois que rarement Hunter, pourtant je sais
exactement ce qui peut lui faire plaisir. Même si Rachel fait la tête, et en dépit de la tension entre
Chance et elle, je sais qu’elle fait des efforts. Je sais qu’elle tient à Hunter, et parfois, je dois me
souvenir que toute cette situation est aussi étrange pour elle qu’elle l’est pour lui. Alors je souris en
haussant les épaules, avant de lui donner un petit coup de coude.
— Pas de souci. Viens, on doit encore trouver un cadeau pour mon père.
Hunter

Chance déchire le papier cadeau avec l’avidité d’un lion affamé se jetant sur un zèbre. Il a collé le
nœud sur le sommet de sa tête, et un ruban lui pend sur le front.
J’avais pensé qu’il aurait dormi chez lui hier pour fêter Noël avec ses parents. Quelle que soit
leur relation, il devrait au moins passer les fêtes avec eux, non ? Il m’a dit que ça n’avait pas
d’importance, qu’il avait passé d’autres Noël chez lui, et qu’il pouvait bien fêter celui-ci avec nous.
Ce matin, quand il a vu le sapin avec les cadeaux au pied, ses yeux se sont écarquillés de surprise et un
sourire radieux a illuminé son visage. J’en ai eu le cœur serré.
Après avoir participé à l’achat du canot et claqué un bon paquet de fric en cinés, essence et restos,
Ash et moi n’avions plus de quoi acheter le modèle de téléphone portable dernier cri. Peu importe.
Chance découvre la boîte et la fixe, une expression confuse sur le visage.
— C’est quoi… ?
— Un téléphone, Einstein. À ton avis ? lui dis-je.
— Ça, j’avais pigé.
Chance nous regarde tour à tour, Ash et moi. Rachel a les yeux baissés, elle fixe les boucles
d’oreilles qu’Ash lui a offertes. Aurais-je dû lui demander si elle voulait participer à l’achat du
téléphone pour Chance ? Celui-ci bataille avec la boîte pour l’ouvrir.
— Mais… c’est que, vous savez bien, je ne peux pas…
— C’est un téléphone prépayé, explique Ash, délaissant par terre sa montagne de papier cadeau
pour venir s’asseoir sur le canapé à côté de moi. Tu rachètes des minutes à mesure que tu en as
besoin. C’est beaucoup mieux qu’une facture, car tu ne paies pas les minutes que tu n’utilises pas.
Chance hésite, puis sourit. Je soupire de soulagement.
— Je peux m’en servir pour vous envoyer des textos ?
Il déballe le téléphone avec mille précautions, comme s’il n’avait jamais tenu objet plus délicat.
— Évidemment, je réponds.
— Et puisqu’on ne va pas loin sans minutes…, intervient Isobel tandis que notre père tend une
enveloppe.
Chance prend l’enveloppe et en ouvre le rabat. À l’intérieur se trouve un paquet de cartes
recharges de cent minutes. Pas donné, et compte tenu que notre père a offert à Ash un nouvel appareil
photo et à moi un ordinateur portable, je dirais qu’il économise depuis un paquet de temps.
Le sourire de Chance s’élargit encore. Il passe un bras autour d’Ash et l’attire à lui, plantant un
gros baiser mouillé sur son front, et elle se met à gigoter et à glousser. Je ne saurais dire si ces
marques d’affection me dérangent. Il y a quelque chose de si joyeux et de si innocent dans sa façon de
se comporter avec Ash que je ne crois pas avoir de raisons de me monter la tête. Puis Chance se lève
et va embrasser notre père et Isobel. Puis il me regarde. Et que faire, sinon sourire quand il se jette à
mon cou, me serrant fort contre lui, m’embrassant sur la joue ?
Pas tant sur la joue qu’un peu plus bas, le long de la mâchoire.
Deux centimètres de différence qui multiplient par dix l’intimité de son baiser.
Un frisson agréable court dans mon dos. Quand il s’écarte pour retourner s’asseoir, je peux dire à
la tension de ses épaules que Rachel l’a remarqué. Je fais semblant de ne pas voir la façon dont elle
me fixe. C’est Noël. C’est censé être un jour de fête, et je ne veux pas le passer à me disputer avec elle.
Surtout à propos de choses dont, moi aussi, je commence à me rendre compte. Des choses que je
ne cherche pas à nommer. Qu’il y a-t-il de mal à laisser les choses en l’état ? Pourquoi tout doit-il
toujours changer ?

*
* *

Le dîner de Noël se compose de sauce aux canneberges, de jambon au miel, de purée et de salade,
le tout avec les compliments de Rachel. C’est peut-être la première fois de la journée qu’elle semble
heureuse. Même lorsqu’elle a déballé le collier que je lui ai offert – avec sa pierre de naissance et son
nom gravé –, l’absence de joie sincère sur son visage m’a laissé penser que j’étais complètement à
côté de la plaque. Chance m’avait prévenu que c’était une mauvaise idée d’offrir un bijou à une fille.
Mais pour l’instant, elle sourit. Peut-être parce que, tant que nous sommes à table, la discussion
tourne autour du délicieux repas qu’elle a préparé, et elle a toujours aimé être au centre des
conversations. Mais je dois le lui concéder : elle est bonne cuisinière. Moi aussi, je ne me défends pas
trop mal, mais elle est vraiment au-dessus du lot.
Chance dévore le contenu de son assiette sans un mot ou presque, et une fois le repas terminé,
après que nous avons ramassé les morceaux de papier cadeau et les bouts de ruban qui traînent, il
annonce qu’il est temps pour lui de rentrer.
Immédiatement, je prends mes clés de voiture sur le comptoir.
— Je te raccompagne.
— Je peux y aller à pied, répond Chance. Avec le nouveau manteau que m’a offert Mr J. et le
téléphone que vous, vous m’avez acheté, je suis paré.
— Ne sois pas ridicule, intervient Rachel en se séchant les mains sur un torchon. Tu as regardé
par la fenêtre ? La neige n’arrête pas de tomber.
Chance s’apprête à protester encore, mais notre père lui lance un regard sévère.
— Tu ne rentreras pas à pied chez toi, mon garçon, déclare-t-il en posant sa tasse dans l’évier. Si
je vous ai acheté une voiture, c’est bien pour vous éviter d’être dehors par un temps pareil.
Le débat est clos. Notre père est peut-être la seule personne au monde que Chance écoute un peu.
Sans répliquer, celui-ci esquisse un sourire forcé en remontant la fermeture Éclair de son manteau.
— Entendu, Mr J.
Ash reste pour aider papa et Isobel à finir de ranger, tandis que Chance, Rachel et moi montons en
voiture, le chauffage à fond. Je n’ai pas trouvé le temps d’installer un nouveau système audio, alors
on écoute la radio tout le temps que dure le trajet. Sur la banquette arrière, Chance est silencieux et
regarde par la vitre. C’est dans des moments comme celui-ci que je donnerais cher pour savoir ce
qu’il lui passe par la tête. Quelles sont les pensées qui tempêtent sous son crâne ? Il parle beaucoup,
mais j’ai sans cesse l’impression que pour un mot qui passe la barrière de ses lèvres, vingt autres sont
retenus, verrouillés.
— Arrête-toi ici, dit-il tandis que nous arrivons en bordure du lotissement de mobile homes.
J’ignore sa requête, parce qu’il y a encore un petit bout de chemin jusqu’à chez lui et qu’il fait
nuit noire. Je me gare juste à côté de chez lui, et je remarque le visage qui nous observe depuis la
fenêtre. Ce n’est pas Mrs. Harvey, mais le père de Chance. Je ne distingue que la ligne dure de sa
mâchoire, son regard inflexible braqué dans notre direction. Ça me fait froid dans le dos. Puis le
rideau se tire, et Mr Harvey disparaît.
L’instant d’après, tandis que Chance défait sa ceinture de sécurité, Rachel baisse le volume de la
radio en fronçant les sourcils.
— Vous n’avez pas entendu crier ?
Chance glisse son téléphone non dans sa poche mais sous la ceinture de son jean.
— Merci de m’avoir invité. Le dîner était super, Rach.
Alors qu’il ouvre sa portière, ça ne fait plus le moindre doute cette fois : un cri nous parvient de
chez lui.
— À plus.
Il nous quitte sans un mot de plus et, dans la neige, s’avance jusqu’à chez lui, puis il redresse les
épaules et inspire profondément, comme pour se donner du courage avant d’entrer.
À l’idée de le laisser, je sens mon ventre se nouer. Et si j’allais frapper chez lui ? Lui demander de
revenir avec nous ? De venir s’installer chez nous ? Quoi qu’il se passe derrière ces murs, j’ai la
sensation irrépressible qu’il me faut en protéger Chance et l’y soustraire.
Mais j’ignore comment.
Il se dérobe systématiquement.
— Hunter ? On y va ? demande Rachel.
Mes doigts agrippent le volant. Sans un mot, parce que je ne suis pas sûr d’être capable de parler,
je fais demi-tour pour rentrer.
Ashlin

C’est à peine si Hunter articule un « bonne nuit » quand il rentre. En fait, il est déjà monté à
l’étage. Je m’en rends compte seulement quand Rachel entre dans la cuisine et me propose son aide
pour terminer de ranger. Je penche la tête en direction du bruit, à l’étage ; une porte qu’on referme.
— C’est quoi, le problème ?
Rachel hausse les épaules.
— Je ne sais pas. Un truc avec Chance.
Fronçant les sourcils, je repose le mode d’emploi de mon nouvel appareil photo.
— Chance a dit quelque chose ?
— Non. Quand on l’a déposé, on a entendu ses parents qui hurlaient. Hunter n’a pas décroché un
mot de tout le trajet de retour.
Bon, je vois le topo.
Avec un sourire ironique, je me plonge dans l’étude de mon appareil photo.
— T’as de la chance qu’il n’ait pas bondi de la voiture pour se précipiter. En fait, je suis même
surprise qu’il n’en ait rien fait.
Appuyée contre la porte, Rachel croise les bras sur sa poitrine.
— Pourquoi ?
C’est quoi, ça, comme question ?
— Parce que Hunter est comme ça. Il est protecteur et…
Je hausse les épaules.
— Si ç’avait été moi, j’ajoute, Hunter se serait précipité à l’intérieur et m’aurait sortie de là manu
militari.
— C’est ce qu’il aurait fait avec Chance, si je n’avais pas été là ?
Je n’aime vraiment pas la tournure que prend cette conversation. Ces questions sur Hunter et
Chance… Je pose l’appareil photo et je lève les yeux.
— Si t’as quelque chose à dire, vas-y.
Je vois ses mâchoires se contracter.
— Très bien. Je crois que Chance a un faible pour Hunter.
— Bon.
— Et je ne suis pas sûre que ça ne soit pas réciproque.
Un rire nerveux monte en moi, que je m’efforce de réprimer. Je ne veux pas avoir ce genre de
conversation avec elle. Je ne veux pas y penser. Si Chance a des sentiments pour Hunter, alors il n’en
a pas pour moi, et…
— Hunter n’est pas homo.
— Avoir de l’affection pour quelqu’un du même sexe ne fait pas de toi un homo, Ashlin.
— Exact, j’approuve en croisant les doigts derrière la nuque. Écoute… Hunter a de l’affection
pour toi. Il t’a demandé de venir pour Noël, pour voir sa maison, rencontrer sa famille, même si ça
l’angoissait un peu. Ça en dit long. Si tu n’as pas confiance en lui…
Elle s’écarte de la porte en secouant la tête.
— Ce n’est pas à Hunter que je ne fais pas confiance, réplique-t-elle d’une voix étranglée.
Sur ce coup-là, je ne vois pas comment je peux défendre Chance. S’il a des sentiments pour
Hunter, je ne lui fais pas confiance non plus : il essaiera de gagner le cœur de mon frère. L’avoir vu si
triste la nuit où nous avons partagé le même lit renforce cette conviction. Chance ne laisse jamais rien
lui miner le moral trop longtemps. Ce n’est qu’une question de temps pour qu’il se décide à agir.
— Tous les deux, vous couchez ensemble ? je demande.
Rachel a un mouvement de surprise.
— Quoi ?
— Vous êtes ensemble depuis des mois. Alors j’ai cru…
Mais après tout, qu’est-ce que j’en sais ? Je n’ai pas eu l’occasion de poser la question à Hunter.
— Non, répond Rachel.
Ça, je ne m’y attendais pas.
— Ah bon ? dis-je en haussant un sourcil.
Elle semble gênée, et un peu sur la défensive quand elle reprend la parole.
— Je ne l’ai pas vraiment… entrepris sur le sujet. Pas encore.
Ce qui, curieusement, me réjouit. Je doute que Hunter sache ce qu’il veut dans quelque domaine
de sa vie, et je ne peux qu’approuver qu’il n’ait rien fait de stupide comme coucher avec une fille s’il
n’est pas sûr à cent pour cent.
Autrement dit, j’ai zéro conseil à donner à Rachel. Je ne peux pas vraiment l’encourager à se
montrer plus entreprenante, ce qui risquerait soit d’accentuer encore la pression sur Hunter, soit qu’il
la repousse.
Là encore, je ne peux pas faire grand-chose d’autre qu’essayer de la rassurer :
— Hunter tient à toi.
C’est la vérité. Sinon, il ne lui aurait jamais demandé de venir.
Elle acquiesce, me souhaite bonne nuit, puis sort de la cuisine. Je l’entends monter l’escalier, et je
songe alors que j’aurais peut-être dû dire autre chose pour la réconforter. Quelque chose comme :
Hunter n’est pas attiré par Chance. Jamais de la vie. Ils sont juste amis. Mais la limite est ténue entre
soutenir Rachel et ne pas lui mentir, surtout quand je n’ai aucune certitude sur rien.
En grandissant, Chance et Hunter ont toujours été plus proches l’un de l’autre que moi de chacun
d’eux. Certes, j’ai toujours fait partie du trio, je ne me suis jamais sentie exclue, mais je ne suis pas
aveugle. J’ai toujours eu conscience que quelque chose les poussait l’un vers l’autre,
irrépressiblement, alors que moi, j’étais simplement là pour leur donner la réplique. J’avais toujours
cru que c’était un truc de mecs.
Pourtant, tout ce temps, j’étais celle qui les accompagnait en pensant que, peut-être, un jour,
Chance me regardait comme une fille à part entière. Jolie, intéressante, avec qui, peut-être, il aurait
envie qu’il se passe quelque chose. Hunter et lui partageaient quelque chose de spécial. Moi aussi,
c’est ce que je voulais. Quelque chose à partager, rien que nous deux.
De temps à autre, il m’arrive de me dire que c’est peut-être le cas. C’était avec lui, mon premier
baiser, et je revois aussi son regard le jour où il m’a repêchée du ruisseau. Je ne m’étais jamais
demandé si le lien spécial qui existait entre Chance et Hunter était ce que je souhaitais pour Chance et
moi.
Je rallume l’appareil et fais défiler les photos prises ce matin. Il n’y en a qu’une seule de Hunt et
de Chance ensemble, ils sourient, et Chance a ce nœud débile collé sur le front. Ils ont l’air si
heureux. Naturels. Comme s’il s’agissait de l’ordre normal de l’univers, et que rien d’autre n’avait
d’importance.
Mais où est notre place, à Rachel et à moi, dans ce plan cosmique ?
Hunter

Au moment où nous sommes rentrés, la voiture d’Isobel ne se trouvait plus dans l’allée. Mais la
lumière de la cuisine était toujours allumée. Je n’étais pas trop d’humeur à rester papoter avec Ash ou
mon père, alors, après avoir retiré mon manteau, je suis monté sans bruit. Rachel ne m’a pas suivi
tout de suite, et tout ce que j’espère, c’est qu’on pourra aller se coucher sans en passer par ces câlins
un peu gauches qu’elle me fait pour me signifier qu’elle souhaite aller plus loin.
J’ai eu quelques minutes de tranquillité avant qu’elle arrive en frappant d’un coup léger à ma
porte – le temps de me changer et de me convaincre de ne pas retourner chez Chance pour le ramener
chez nous. Je prends vraiment sur moi pour ne pas dire à Rachel de me ficher la paix. Sois pas salaud,
Hunter. C’est Noël, et je suis en train d’envoyer bouler ma copine, parce que…
Je me passe les mains sur le visage et m’assois sur le lit.
— Entre.
Rachel ouvre la porte et se glisse à l’intérieur.
— Désolée. Je disais bonne nuit à ta sœur.
Elle s’assoit sur le lit à côté de moi.
— Ça va ?
— Ouais.
Je m’allonge sur le lit, les yeux vers le plafond étoilé.
— Ça va. Juste…
— Je suis sûre que tout va bien pour Chance. Ses parents semblaient se disputer, mais rien de
grave.
Elle s’allonge à côté de moi, en appui sur un coude. De ses doigts, elle repousse les mèches qui
me tombent sur les yeux, avant de suivre le contour de mon visage. Je serre les mâchoires. Elle ne sait
rien de l’histoire de Chance et de sa famille ; comment peut-elle faire pareille supposition ?
Tout juste, je me dis alors. Elle ne sait rien parce que je ne lui ai rien dit. Je ne peux pas lui en
vouloir pour des choses qu’elle ignore.
— Noël ne devrait pas se terminer sur une note triste.
La main de Rachel s’aventure plus bas, dans mon cou, s’attarde sur ma clavicule puis descend
vers mon torse.
— Je me disais que… comme c’est Noël, on pourrait peut-être…
Je la regarde.
Avec ses allusions, et le fait qu’elle s’allonge sur mon lit sans aucune invitation de ma part, je m’y
attendais. Mais que répondre ? J’ai tourné et retourné la question dans ma tête, en cherchant des
façons de répondre « non » sans la blesser. En vain.
— On pourrait peut-être… ?
Fais l’imbécile. Génial, Hunter. Quel courage.
Elle plisse les yeux, soupçonnant que je cherche à botter en touche. Elle se penche vers moi. Ses
cheveux noirs retombent en cascade sur son épaule… comme elle est jolie.
— Tu sais de quoi je parle. Je sais qu’au départ c’était mon idée, d’attendre, mais je pense… que
peut-être c’est le bon moment.
Je croise les mains derrière ma tête.
— Qu’est-ce qui a changé ?
Elle ferme les yeux, puis les rouvre lentement.
— Quoi ?
— Qu’est-ce qui a changé depuis la dernière fois que tu m’as dit que tu n’étais pas prête ?
Une dernière fois qui doit bien remonter à… sept mois environ. J’ai essayé une seule et unique
fois, et sa réaction a suffi pour que je fasse machine arrière. Je ne voulais pas être le genre de type à
en faire un drame. En outre, une part de moi en avait presque été soulagée.
Elle soupire et se redresse, passe sa main dans ses cheveux longs.
— C’était il y a super longtemps. On ne sortait ensemble que depuis quelques mois. Ça fait un an,
maintenant, et… je te l’ai déjà dit, Hunter. Je t’aime. Je veux que ce qu’il y a entre nous dure vraiment
longtemps.
— Et pour ça, on doit coucher ensemble ? dis-je en esquissant un sourire.
Mauvaise idée, à en juger par la façon dont elle fronce les sourcils.
— Si ça t’amuse, je peux partir.
— Non, non. C’est…
Je me rassois et lui prends les mains. J’essaie d’imaginer ce qu’Ashlin me conseillerait de dire,
car je me sens largué.
— Ma puce, je suis vraiment touché. Mais si tu n’es pas sûre à cent pour cent…
Elle presse mes mains.
— Je le suis, Hunter ! Je le suis depuis un moment. Être loin de toi tout ce temps m’a permis d’en
prendre conscience.
Puis la pression de ses mains se relâche. J’ignore ce qu’elle voit dans mon expression – peur,
nervosité, ou l’incertitude que je cherche à maîtriser –, mais quoi qu’il en soit, j’ai le sentiment que
cette conversation va mal finir.
Elle lâche mes mains.
— Pas toi, c’est ça ?
Je me sens totalement paumé. J’ouvre la bouche, aucun mot n’en sort, parce qu’il n’y a rien que je
puisse dire. Cette fois, il n’est pas question de chercher à la rassurer. Alors, je la regarde comme un
idiot, sans la moindre excuse à lui fournir.
Elle secoue la tête et se lève.
— Il y a quelqu’un d’autre ?
— Il n’y a personne d’autre. Tu m’as vu parler à d’autres filles, Rach ?
Elle plisse les yeux sans répondre.
Je lui dois une explication. Même si c’est difficile, je dois trouver la meilleure façon d’expliquer
à ma copine ce qui se passe. Si c’était arrivé il y a quatre ou cinq mois, j’en aurais été capable – je
l’aurais fait. Alors, quel est le problème aujourd’hui ?
Tu sais très bien quel est le problème : Chance, Chance, Chance.
— D’accord. Tu sais quoi ? Tu as raison, je dis en levant les mains en signe de reddition. Je ne
suis pas prêt. Les choses sont tendues depuis que tu es arrivée, alors j’ai l’impression que c’est ta
façon de…
— De quoi ?
— D’essayer… d’arranger les choses, j’imagine.
Soupir. Décidément, parler n’est pas mon fort. Rachel est un peu susceptible. C’est aussi ce qui
rend Ash et Chance si spéciaux à mes yeux : je peux tout leur dire, et ils réussissent à me comprendre
même quand je formule les choses avec le Q.I. d’un poisson rouge.
Elle décroise les bras. Est-ce un bon signe ? Puis pose les mains sur ses hanches. Mauvais signe.
— Je te l’ai dit, j’y pensais avant même de venir ici. Et la seule raison pour laquelle les choses ont
été tendues, c’est qu’il a fallu que je bataille pour réussir à passer quelques heures seule avec toi.
Chaque fois qu’on va quelque part, c’est avec Chance et Ashlin.
— Et en quoi est-ce différent de sortir avec tes amis ou ta famille ? je réplique en haussant le ton.
Les trois mois qui ont précédé mon départ, je peux compter sur les doigts d’une seule main les fois
où toi et moi, on s’est retrouvé en tête-à-tête.
— Tu m’as dit que tu aimais mes amis et ma famille !
— Et toi, tu n’aimes pas Ash et Chance ?
Elle lève les yeux au plafond.
— Tu sais parfaitement que j’apprécie beaucoup Ashlin…
Nous y voilà.
— Mais tu n’aimes pas Chance.
— Ce n’est pas que je ne l’aime pas, c’est juste…
Elle agite les mains, signe qu’elle est troublée, car elle cherche ses mots.
— Il est tellement… on dirait un gamin, Hunter ! Le genre de mec qui veut continuer d’avoir seize
ans toute sa vie. Il se contentera d’habiter avec ses parents, de travailler à la librairie pour un salaire
minable et de s’attirer des ennuis en sortant le week-end.
Plus elle parle, moins j’ai envie de la regarder. Alors, je garde les yeux fixés sur mes mains, sur
mes genoux, et je sens la tension monter en moi et prendre douloureusement possession de mon cou
et de mes épaules.
— Ne parle pas de Chance comme si tu le connaissais.
— Il est imprévisible et, pour être franche, parfois il m’inquiète un peu. C’est le genre de mec
dont on entend parler aux infos et qui, un jour, fait un carton parmi les élèves de son lycée. Je me
trompe ?
Je grimace. Elle n’a pas tort. Chance est impulsif et infantile, et après avoir découvert que sa
famille n’a rien à voir avec ce qu’il nous a dit d’elle, difficile de savoir quand il dit la vérité. Pourtant,
rien de tout cela ne compte vraiment. Chance, c’est Chance, il compte pour moi, et je ne vais pas
laisser Rachel affirmer qu’elle sait comment il fonctionne, alors que, même pour moi, il reste un vrai
mystère.
— Ouais. Complètement. Parce que t’imagines même pas ce par quoi il passe chez lui, ni que son
père le tabasse sûrement, ni que notre père lui a offert un manteau à Noël parce que ses parents se
fichent royalement qu’il se gèle. Et t’imagines même pas à quel point je me sens coupable, parce que
toutes ces années Chance a dû affronter ça tout seul, car j’étais trop con pour voir les signes. Alors,
oui, il se comporte comme un ado attardé, mais il a des excuses. Et peut-être que toi, tu pourrais
arrêter de te comporter en vieille coincée.
Elle se pince les lèvres.
— Il me semblait que c’était ce que j’étais en train de faire.
— Et je te dis que ce n’est pas le bon moment pour moi, Rachel, d’accord ?
Voilà. Parce que ça se résume à ça, non ? Je n’ai pas envie, et…
— Quand tu as refusé, je n’ai pas insisté. J’ai dit qu’il n’y avait pas de problème et je n’ai pas
insisté. Pourquoi toi, tu aurais le droit de me faire culpabiliser de te dire non ? C’est toujours deux
poids, deux mesures. Une fille aurait le droit de ne faire l’amour que quand elle est prête, et un mec
devrait faire l’amour quand la fille en a envie.
Elle ouvre la bouche, mais je vois que mon argument a porté.
— Hunter, je…
— Ne t’excuse pas, dis-je en haussant les épaules, me forçant à la regarder alors que je n’en ai pas
envie. Je suis désolé si je me suis montré… distant ou quoi que ce soit. On passera la journée de
demain tous les deux, si tu veux. On ira déjeuner ou au ciné.
— Un rencard, toi et moi ?
Elle lève les yeux vers moi en esquissant un pâle sourire.
La douleur dans mon dos s’estompe à mesure que la tension retombe. Que se passe-t-il, entre
nous ? Les choses n’allaient pas si mal, avant. Quand nous avons commencé à sortir ensemble, c’était
chouette. On se marrait. On ne parlait de rien d’important. Cette amitié-là me manque. Et surtout, la
légèreté me manque, quand tout était fluide et ne demandait pas tant d’efforts. J’aimais quand nos
conversations ne tournaient pas autour de notre avenir commun.
Serait-ce ma faute ? Je ne fais pas assez d’efforts ? Ai-je été trop accaparé par Chance et Ashlin et
pas assez disponible pour nous deux ? Pourquoi essayer vraiment ? Je m’en voudrais de ne pas le
faire. Elle repart bientôt, et dans le temps qu’il nous reste… je dois – non, j’ai besoin de lui consacrer
plus d’attention.
Je prends ses mains, effleurant ses poignets de mes pouces.
— Tout à fait. Un rencard.
Ashlin

Chance fait bon usage de son nouveau téléphone. Il m’envoie des textos tous les jours, super tôt,
ce qui aurait pu m’agacer parce que je ne suis pas des plus matinales, mais il m’a évité plus d’une fois
d’être en retard au boulot.
J’ai envie de lui poser des questions sur Hunter et lui. Après avoir discuté avec Rachel et retourné
ça dans tous les sens dans ma tête, je n’arrête pas de penser qu’il y a peut-être quelque chose entre
mon frère et lui. Si je lui en parlais, Hunter serait immédiatement sur la défensive. Non que Chance
soit un modèle d’ouverture et de franchise, mais j’ai l’impression que… lui en parler l’aiderait à se
sentir mieux. Moi aussi par la même occasion. À moins que je cherche à me protéger, que je fasse
tout pour ne pas avoir le cœur brisé par le garçon avec qui j’ai envie d’être, mais qui, à aucun
moment, n’a ressenti la même chose pour moi.
Au lieu de lui poser des questions sur Hunter, je tente de parler de la nuit de Noël et de la dispute
entre ses parents que Rach et Hunt ont entendue, mais il esquive le sujet et m’évite ensuite au travail le
reste de la journée. Comment parler à quelqu’un qui vous fuit ?
La semaine se poursuit sans trop de psychodrames. J’essaie d’occuper Chance pour que Rachel
puisse passer du temps avec Hunter. Ce qui pourrait sembler la meilleure option si Hunter lui-même
ne paraissait pas aussi contrarié par le fait de nous voir passer, Chance et moi, autant de temps tous
les deux. Il ne fait aucune remarque et sort plusieurs fois en tête-à-tête avec Rachel, mais je vois dans
ses yeux qu’il n’est pas content, et elle aussi doit le voir.
Il y a une tension nouvelle entre eux. Et qui n’a rien à voir avec la nervosité qu’elle ressentait à
son arrivée. Maintenant, je la sens vraiment malheureuse ; il a dû se passer quelque chose. Lorsque
j’essaie d’en parler à Hunter, il ne répond rien. Il y a tant de non-dits entre nous tous que ça me rend
dingue.
Quant au réveillon du 31 décembre, j’hésite. Nous allons nous retrouver coincés sur un frêle
canot pneumatique, à essayer d’atteindre Hollow Island, et une fois là-bas nous n’aurons rien d’autre
à faire que tuer le temps en nous regardant en chiens de faïence.
Enfin, j’ai des hésitations, mais pas au point de renoncer.
Il fait très froid. Nous nous couvrons bien et promettons à papa d’être prudents – nous allons à
une fête en ville chez des amis. Un mensonge dont je doute qu’il le gobe, mais nous sommes majeurs.
Il ne peut pas faire autrement que nous laisser partir. Isobel est là ce soir. Elle passe son bras sous le
sien et nous fait au revoir de la main quand nous nous en allons. Je ne m’en fais pas pour papa.
Hunt conduit jusqu’à la plage. De là, la distance jusqu’à l’île est plus grande que depuis les
falaises, mais la mer est plus calme, sans compter qu’il serait impossible de descendre le canot par les
falaises (et Rachel ne pourrait pas suivre). Le vent s’engouffre dans ma parka. La neige tombe sur la
plage rocheuse pendant que nous nous escrimons à sortir le canot de son carton pour le gonfler. Il n’a
pas l’air aussi solide que dans le magasin, mais bon, on a ce pour quoi on paie.
Chance sort de la voiture une glacière que nous avons remplie de boissons et de nourriture, et
dans laquelle se trouve aussi mon appareil photo et des lampes torches, dans un sac en plastique qui
les protégera de l’eau. Rachel est emmitouflée dans son manteau bleu layette, les mains protégées par
des moufles, et s’inquiète d’avoir les lèvres gercées.
— Vous êtes sûrs que ce truc est sûr ?
— On le découvrira vite, répond Chance.
Avec un grognement, il commence à tirer le canot pour le mettre à l’eau. Hunter l’aide.
— Il est assez grand ?
— Le carton dit qu’il peut accueillir jusqu’à quatre personnes. Ça ira. Mais si tu ne veux pas
venir…
Rachel lui lance un regard dur, et, dégageant les cheveux de son visage, leur emboîte le pas. Ces
derniers jours passés en tête-à-tête avec Hunter ont boosté sa confiance en elle : de toute la journée,
elle n’a pas hésité à remettre Chance à sa place et elle est restée auprès de Hunter dès qu’elle en avait
l’occasion.
Pour mettre le canot à flot et monter dedans, nous devons relever le bas de nos pantalons, retirer
nos chaussures et patauger dans l’eau glaciale. Après plusieurs minutes d’essais infructueux ponctués
de cris, d’éclaboussures et de gestes désordonnés, nous réussissons à monter dans la frêle
embarcation. Les vagues menacent de nous repousser contre les rochers, mais à grand renfort de
manœuvres et d’ordres hurlés, Hunter et Chance parviennent à nous orienter dans la bonne direction.
Plus nous nous éloignons de la rive, plus il est facile de ramer. Cependant il fait un froid glacial.
Insupportable. Le vent me pique le visage et les mains même à travers mes gants. Je continue de
serrer la glacière contre moi pour l’empêcher de passer par-dessus bord si une vague venait à
soulever le canot.
Je n’ai pas la moindre idée du temps que nous mettons, mais au moment où nous accostons sur la
rive escarpée de Hollow Island, nous claquons des dents, et les deux garçons sont épuisés. Nous tirons
le canot hors de l’eau pour le mettre à l’abri, avec les rames, derrière les vestiges d’un mur en brique,
là où il ne risquera pas d’être emporté par la marée. Puis nous restons quelques instants, haletants, à
regarder l’île noire qui s’étend devant nous. Frissonnants, mais triomphants.
— Alors, ça ressemble à ce que t’avais vu quand t’étais venu à la nage ? demande Hunter à
Chance avec un petit sourire.
— Quoi ? rétorque Chance en levant les yeux au ciel, avant de donner un coup de coude à Hunter.
Tais-toi et avance. Allume les lampes torches !
Je tiens la glacière pendant que les autres sortent les trois lampes que nous avons pu dégotter. Car
moins d’une heure avant le départ, personne n’avait pensé que nous pourrions en avoir besoin.
Bonjour l’organisation.
L’île sent le sel et la poussière. Tout autour de nous se trouvent des bâtiments à demi démolis par
les assauts d’un vent violent et des vagues qui mordent la côte. Ils sont tous condamnés, ce qui signifie
que, légalement, l’accès à l’île est interdit. Je doute que les amendes aient un pouvoir dissuasif sur
ceux qui sont déterminés à se rendre sur l’île, or je n’ai pas vu d’autres bateaux sur la côte. Nous
pouvons donc raisonnablement supposer que nous sommes seuls.
Chance se dirige vers un vieux bâtiment qui, mis à part un mur manquant, est en relativement bon
état. Je pose la glacière et lui emboîte le pas. Il manque les marches en bois qui donnaient accès au
perron. Hunter me hisse, et le perron craque de protestation sous mon poids, puis mon frère se tourne
vers Rachel pour la soulever à son tour.
Elle croise les bras en secouant la tête.
— Je vous attends ici.
Hunter fronce les sourcils. Il s’apprête à répliquer, mais se ravise et se contente d’acquiescer
avant de sauter sur le perron et de passer la porte qui ne tient plus que par une charnière.
— On aurait peut-être dû faire ça le week-end prochain, je murmure à Hunter.
Chance s’avance avec précaution sur le plancher, pour s’assurer que le bois vermoulu ne cède pas
sous son poids. Légèrement inquiet, Hunter suit des yeux le moindre de ses mouvements.
— Non. Je lui ai proposé de rester à la maison avec elle si elle ne voulait pas venir. Mais elle a
insisté pour qu’on le fasse. Si elle préfère bouder, grand bien lui fasse. Hors de question qu’elle nous
gâche la soirée.
Normal. Hunter et moi lui avons tous les deux laissé la possibilité de faire machine arrière, ce
qu’elle a refusé. Je secoue la tête, tandis que Chance nous fait signe de venir voir les vestiges de
machines dans la pièce.
Nous explorons l’endroit de fond en comble. Soit. Peut-être pas les combles, parce que l’escalier
menant à l’étage est impraticable et que Hunter refuse de laisser Chance s’y aventurer. Rien ne paraît
solide ici. Ni sûr. C’est en partie ce qui rend l’aventure si excitante.
Et, franchement, c’est génial. Je sors mon appareil et photographie tous azimuts. Chance pose
dans un coin de la pièce, dos à l’objectif, tête baissée, à la manière d’une créature tout droit sortie
d’un film d’horreur. Je photographie les plafonds effondrés, les murs manquants, les endroits où la
nature a empiété sur les réalisations humaines pour reprendre possession des lieux. De l’herbe pousse
à travers le plancher. Des toiles d’araignée sur les avant-toits s’accrochent à mes cheveux et mes
épaules, comme des doigts effrayants.
À mesure de notre exploration d’un bâtiment à l’autre, nous nous enhardissons, défions les
fragilités des constructions, nous aventurant parfois jusqu’au premier étage pour admirer la vue des
fenêtres, avançons parmi les débris de verre et les traces occasionnelles témoignant que des êtres
humains ont bel et bien vécu et travaillé ici. Un bout de tissu qui aurait pu être une chaussette. Sous
une pierre, des feuilles de papier depuis longtemps jaunies, sur lesquelles l’encre s’est effacée.
Pendant tout ce temps, Rachel reste dehors à nous regarder, assise sur la glacière. Quand nous
nous enfonçons dans l’île, elle se lève et l’emporte pour nous suivre, puis la pose et se rassoit. Je ne
sais pas si je dois me sentir mal pour elle. Agacée qu’elle se montre aussi chiante. Ou un peu
coupable que tout ce périple s’avère si ennuyeux pour elle.
Je prête mon appareil à Chance pour qu’il prenne une photo de Hunt et moi devant un bâtiment
penché. Chance annonce alors qu’il sera minuit dans une demi-heure. Près du centre de l’île, nous
trouvons le bâtiment le plus intact : grand, en brique rouge, tel que Chance nous l’a décrit. Il ne
pouvait connaître son existence à moins de s’être déjà rendu sur l’île. Sur le seuil, je m’arrête et me
tourne vers Hunter, qui, après un coup d’œil au bâtiment, me renvoie une expression de surprise qui
reflète bien ce que je ressens.
Les constructions alentour ont probablement protégé ce bâtiment, qui a mieux résisté,
suffisamment du moins pour nous permettre de monter – avec précaution au cas où des marches
seraient endommagées. Cette fois, Hunter réussit à convaincre Rachel de nous accompagner. Elle
grimpe, accrochée au bras de Hunter, et j’ai peur qu’ils passent tous deux à travers le plancher et
qu’elle l’entraîne dans sa chute parce qu’elle aura refusé de le lâcher.
Sur le toit, nous avons une vue imprenable de l’île. Certes, il fait nuit et nous ne distinguons, ici et
là, que le vague contour des arbres et des bâtiments, recouverts de neige, ainsi que le scintillement de
l’océan. Peut-être pourrons-nous voir au loin l’un des feux d’artifice tirés sur le continent pour le
Nouvel An.
Nous sommes à des kilomètres de nos vies, et c’est d’une beauté à couper le souffle.
Hunter

Les mots peinent à décrire ce que nous voyons. L’île est désolée, coupée de tout, étrange, ce qui
lui confère un charme éthéré. D’une beauté envoûtante dans sa désolation.
Chance et Ash sont de mon avis, mais manifestement pas Rachel. Elle me décoche bien quelques
sourires forcés quand elle croise mon regard. Le reste du temps, quand elle pense que je ne la regarde
pas, ce ne sont que soupirs las et moues blasées. Mais qu’est-ce que j’y peux ? Depuis notre dispute à
Noël, j’ai vraiment essayé de passer du temps avec elle. Nous sommes allés au cinéma, faire les
boutiques, nous promener…
Ces jours ont été les plus ennuyeux depuis mon arrivée chez mon père.
Hier soir encore, je lui ai proposé, à contrecœur, de rester à la maison avec moi pour le
réveillon, mais elle a affirmé qu’elle voulait venir. « Participer aux aventures périlleuses des Jackson
et de leur leader intrépide, Chance. » Ce sont ses mots exacts. Mais le ton de sa voix quand elle a
prononcé le prénom de Chance a suffi à me faire comprendre que tout ne va pas aussi bien que nous
le prétendons tous les deux.
Maintenant que nous sommes ici, je vois bien que ça ne lui plaît pas. Elle regarde tout avec une
moue dédaigneuse, comme si cet endroit n’était pas digne d’elle, comme si toucher quoi que ce soit
ou prendre un risque une fois dans sa vie pourrait lui être fatal. Si je réussis à la convaincre de nous
accompagner dans le grand bâtiment en brique rouge (Chance disait donc la vérité quand il se vantait
d’être déjà venu, j’en suis scotché), c’est grâce à l’argument : « On mangera sur le toit s’il est
suffisamment solide. » Autrement dit, soit elle nous accompagne, soit elle fête le Nouvel An toute
seule.
Rachel recule, regarde le bâtiment en faisant la tête, mais me laisse, réticente, l’entraîner à
l’intérieur. Comment elle se débrouille pour ne pas trouver ça génial ? La vue d’enfer, les effluves de
l’océan et les embruns. C’est la façon idéale de passer le Nouvel An, et elle semble déterminée à ne
pas en apprécier une seule seconde.
— C’est notre château, explique Chance, debout près de la corniche, trop près de la saillie pour sa
propre sécurité. Ceci est notre royaume. C’est pas génial ?
— Si, génial ! répondons-nous, Ash et moi, en chœur.
Rachel regarde ses chaussures.
— Je croyais qu’on allait manger un truc. Il est presque minuit.
Je jette un coup d’œil à mon portable. Tout juste, il est moins dix.
— Où est la glacière ?
— Je croyais que Rachel l’avait prise, répond Ash.
— Je l’ai laissée en bas. Elle était trop lourde pour que je la porte.
Je tire sur la manche de Chance pour le sortir de la transe dans laquelle la contemplation de l’île
l’a plongé.
— Viens, ta majesté. Tes loyaux sujets ont faim.
Chance fait volte-face et agrippe mon bras, en souriant comme si je venais de lui annoncer la
meilleure nouvelle de la soirée. Nous laissons les filles et redescendons l’escalier.
En apercevant la glacière devant la porte, je soupire, soulagé.
— Elle est toujours là.
— Où tu voulais qu’elle soit ? Tu sais, les esprits de l’île sont en vacances pendant les fêtes.
Il prend une poignée et moi l’autre. La glacière n’est pas vraiment lourde – mais assez
encombrante. Il n’y a pas de glace à l’intérieur. À quoi bon ? Il fait suffisamment froid dehors. C’était
plus pour garder les choses au sec qu’au frais.
— Minuit moins cinq, j’annonce alors que nous arrivons au premier étage. On ferait bien de
s’activer, sinon on n’a pas fini d’en entendre parler.
— Oh !
Chance trébuche et lâche la poignée de la glacière.
— Mes jambes ! Mes pauvres jambes ! Je doute de pouvoir faire un pas de plus. Ramer aussi
longtemps m’a… achevé !
Il se laisse glisser par terre, une main sur le front.
— Allez ! Arrête tes conneries. Il ne nous reste que quelques minutes.
Il redevient sérieux.
— Avant quoi ?
— Avant minuit, Einstein.
— Et à minuit, quelle est la coutume ? Je me trompe, ou on est censé embrasser la personne avec
qui on a envie d’être dans l’année ?
Il me fixe, et comme je suis incapable d’articuler le moindre son, je me contente de le regarder à
mon tour. Il s’éclaircit la gorge.
— Dans ce cas… je suis exactement là où j’ai envie d’être.
Je ne ris plus. En réalité, mon instinct me hurle de me précipiter en haut pour rejoindre Rachel, et
tant pis pour la glacière ! C’est avec Rachel que je suis censé fêter le passage à la nouvelle année.
Alors pourquoi suis-je encore ici, à regarder Chance bêtement comme si je n’avais pas la
moindre idée de ce qu’il me racontait ? Comme si l’un comme l’autre nous ne tournions pas autour
de ce truc sans en parler depuis que nous nous sommes retrouvés ?
Non, depuis plus longtemps, en fait. Cela date même de notre adolescence. Du moment où il m’a
embrassé. Quand il dormait dans mon lit et que je me réveillais, sa main sur mon torse, sa tête sur
mon épaule. À Noël, quand il m’a effleuré la joue de ses lèvres de cette façon un peu intime, comme
s’il s’agissait d’un secret entre nous.
J’ai la gorge sèche. Cette grande pièce vide et délabrée paraît trop petite pour nous deux et tout ce
qui n’a été ni dit ni fait.
— On devrait y aller…
Chance se lève et, au lieu de prendre la glacière, monte dessus. Mes yeux arrivent au niveau de
son torse. Il passe ses bras autour de mes épaules. Je devrais m’enfuir. Mais je ne peux pas. Je ne peux
pas. Je ne peux pas.
— Quelle heure est-il ? demande Chance.
Avec un effort surhumain, je sors mon portable pour que nous regardions tous deux l’écran.
23 h 59. Chance acquiesce.
— Acceptable, dit-il, en levant mon visage vers lui.
Puis il m’embrasse.
Je m’y attendais. Je savais que cela arriverait. Pourtant, je me retrouve réduit au silence, à
l’immobilité, toute faculté de penser évanouie. Sa bouche est douce et ses lèvres salées par la brise
marine. Elles ont beau être froides, sa langue est chaude, et des millions de souvenirs de nos étés
d’enfants me submergent d’un coup.
Chance, le bras cassé, s’efforçant d’avancer dans le ruisseau sans mouiller son plâtre, jusqu’à ce
que je le hisse sur mes épaules.
Nous trois en train de nous déguiser et de nous maquiller pour jouer des sketchs devant mon père.
Allongés à la belle étoile pendant que Chance nous raconte des histoires que nous avons
entendues des centaines de fois et dont nous raffolons.
Chance, qui nous parle de ses riches parents, nous dit à quel point ils l’aiment, qui nous raconte
ses projets d’aller étudier dans une université chic en Grèce – ou à Londres, à Rome ou au Japon –
après le lycée.
Chance, qui, désignant la constellation du Dragon, affirme : « Les dragons ne kidnappent pas de
princesses. Ils n’incendient pas non plus les villages. Ce sont des créatures nobles. Honorables.
Vénérées dans de nombreux pays. Les dragons protègent. »
Je pense à la constellation tatouée dans son dos, tandis que ma main l’effleure à travers sa
chemise, et je me demande si c’est ce qu’il avait en tête quand il se l’est fait tatouer. Les dragons
protègent. Une protection secrète, cachée, au moment où il en avait le plus besoin, quand il n’y avait
rien ni personne pour l’assurer.
Puis j’entends du bruit en haut. Un rire. Des cris de joie, et des « Bonne année ! », et je me
rappelle alors que le monde ne tourne pas autour de Chance et moi. En haut, il y a une fille que je suis
censé embrasser à minuit. Elle, pas ce garçon, qui garde ses secrets bien cachés, qui ment sur des
choses anodines pour le simple plaisir de le faire, et qui me brise le cœur chaque fois que je m’en
rends compte.
Je m’écarte d’un bond, sans savoir si je suis plus horrifié par le fait qu’il m’ait embrassé ou que
je lui aie rendu son baiser, ne serait-ce qu’un instant.
— Tu n’aurais pas dû faire ça, je réussis à articuler en me reculant de quelques pas. Pourquoi t’as
fait ça… J’ai une copine.
Le visage de Chance s’assombrit.
— Oh, s’il te plaît !
— Si, j’ai une copine.
Ma voix se brise.
— Tu n’es pas amoureux d’elle.
— Qu’est-ce que t’en sais ?
Il croise les bras et descend de la glacière.
— Tu l’es ?
J’ouvre la bouche. La referme. Rachel compte pour moi. Pour rien au monde je ne lui ferais du
mal. À Noël, j’ai pris conscience à quel point mon manque d’efforts l’avait blessée, alors je me suis
ressaisi. En essayant de retrouver ce qui m’avait donné l’envie de sortir avec elle.
Mais en ai-je vraiment eu envie ? Ai-je finalement cessé de faire semblant ?
— Ça ne te regarde pas, Chance. Et quoi qu’il en soit, je suis encore son copain, et je ne vais
pas…
Il m’interrompt d’un rire amer.
— T’es nul comme copain ! À faire semblant d’avoir des sentiments que t’as pas, alors qu’en
secret tu désires quelqu’un d’autre.
Je meurs d’envie de le gifler.
— J’ai vraiment fait beaucoup, beaucoup d’efforts pour que ça marche, elle et moi. Je n’ai pas
l’intention de tout faire foirer maintenant.
— Pourquoi ?
Il laisse retomber ses bras le long de son corps.
— J’aimerais bien le savoir. C’est parce qu’elle est jolie ? Douée au lit ? Pourquoi tu tiens tant à
ce que ça dure ?
— Parce que c’est normal, je réplique. Ça te va, comme raison ? C’est normal, comparé à tout ce
qu’il ne l’est pas dans ma vie. Est-ce que t’as la moindre idée à quel point c’est galère de raconter à
d’autres ne serait-ce que la moitié des choses qui me sont arrivées dans ma vie ? Comme d’avoir une
demi-sœur de mon âge, parce que mon père a trompé ma mère et a eu une aventure d’une nuit ? La
façon dont ce petit arrangement de famille a fonctionné toutes ces années ? Pourquoi je me comporte
comme le chef de famille chez moi, parce que ma mère et Bob-son-mec sont trop occupés à picoler
en ne pensant qu’à eux ?
J’ai horreur de ça. Vivre là-bas avec ma mère. Ce n’est pas qu’elle ne m’aime pas ; c’est juste
qu’elle a le sentiment d’avoir fait sa part et qu’on n’a plus rien à lui demander. Les rares amis que j’ai
eus, je ne les ai jamais invités chez moi, parce que ma mère ne trouvait jamais rien de mieux à faire
que de leur raconter l’histoire familiale. Elle présentait Bob-son-mec en veillant bien à préciser :
« Oh, ce n’est pas le père de Hunter… Son vrai père est un sale menteur. »
Et peu importe qu’elle et Bob-son-mec n’aient pas l’alcool mauvais. Ce sont quand même des
alcooliques. Ma mère continue de me réveiller à pas d’heure la nuit pour me raconter ses trucs, puis
me tire du lit le matin de bonne heure parce qu’elle a trop la gueule de bois pour préparer le petit
déjeuner ou aller à l’épicerie.
— Ou quand les gens me demandent pourquoi je n’ai jamais eu de copine avant de sortir avec
Rachel ? j’ajoute. Jusqu’à ce que je la rencontre, ma mère et Bob étaient tout le temps sur mon dos, à
me prendre la tête pour savoir pourquoi je ne m’intéressais pas aux filles. Parce que je n’arrêtais pas
de penser…
Non. Je m’interromps. Avant de dire une chose que je pourrais regretter. Une chose sur laquelle je
ne pourrais pas revenir. Rachel et Ash vont venir nous chercher, et je ne veux pas qu’elles nous
trouvent en pleine dispute.
Chance me regarde l’air entendu, comme si rien de ce que je lui raconte ne le surprend. Ce qui ne
fait qu’accroître ma colère. Pourquoi je ne pourrais pas avoir de secrets, moi aussi ? Lui en a des
millions, je peux bien en avoir quelques-uns. Pourtant, il me regarde comme s’il pouvait voir à
travers ma peau, discerner le moindre muscle, le moindre os, le moindre nerf qui me ferait réagir. Ce
n’est pas juste.
— Hunter, je…
Je lève la main.
— Non. Quoi que tu t’apprêtes à dire, s’il te plaît… tais-toi.
Il prend une profonde inspiration et attrape la poignée de la glacière. Je suis à deux doigts de lui
dire de ne pas rester planté là comme ça et de dire quelque chose, sauf que je viens de lui demander de
se taire, ce qui est contradictoire. Alors, je prends l’autre poignée, et, en silence, nous portons la
glacière dans l’escalier, tandis que je m’efforce de chasser son goût de ma bouche.
Sur le toit, Chance abandonne la glacière, me laissant la porter seul jusqu’aux filles. Ash se
retourne ; elle sourit. La lueur fugace d’interrogation sur son visage me dit qu’elle sait qu’il se passe
quelque chose, mais quand elle articule en silence : « Ça va ? », je me contente d’acquiescer et
d’ouvrir la glacière pour en sortir un soda.
— J’ai cru que vous vous étiez perdus, tous les deux, dit Rachel.
Surpris, je la vois nouer ses bras autour de mon cou, puis planter un baiser déterminé et chaud sur
mes lèvres. Jusqu’à présent, jamais elle ne m’avait embrassé en public. Dire que j’avais pensé qu’elle
serait contrariée que je ne sois pas là pour les douze coups de minuit.
J’aurais préféré qu’elle attende, au moins que Chance et Ash ne soient pas là. Car je vois la
douleur et l’amertume dans les yeux de Chance, et quand j’embrasse à mon tour maladroitement
Rachel, tout ce que j’ai à l’esprit est Chance en train de grimper sur la glacière et moi qui prends
conscience de ce qu’il s’apprête à faire.
Mais je ne m’écarte pas de Rachel. Peut-être parce que je sais ce qu’il lui en a coûté de faire ça en
public. Ou peut-être parce que j’essaie de prouver quelque chose à Chance – et à moi par la même
occasion. C’est ça, la normalité. Ce à quoi j’appartiens. Je ne suis peut-être pas amoureux de Rachel,
mais je sais qu’elle est sincère. N’est-ce pas le plus important ?
Une fois l’excitation du passage à la nouvelle année retombée, nous nous concentrons sur nos
assiettes, avant de nous allonger pour regarder le ciel. Je n’ai jamais vu aussi bien les étoiles qu’ici.
Nous ne sommes pas gênés par les arbres comme chez mon père. Ni brouillard ni pollution. Juste
nous, l’océan, et des milliards de milliards d’étoiles. Quand Chance se met à nous parler des
constellations, quand il me regarde, je pourrais jurer que chacune d’elles se reflète dans ses yeux.
— C’est si triste, murmure Rachel à côté de moi.
Sa remarque tire Chance de sa transe narrative. Il fixe Rachel.
— Comment ça ? lui demande-t-il d’un ton tranchant.
Elle s’assoit.
— Elles sont si belles, ces étoiles, mais tellement loin. Vous ne trouvez pas que c’est triste, de
penser à l’immensité de l’univers et que nous n’y avons pas vraiment notre place ?
Il la regarde avec une telle dureté que ses yeux pourraient transpercer le métal. Je devrais
intervenir, lui reprocher le regard accusateur qu’il lui adresse, mais je ne lui ai pas adressé la parole
depuis que nous sommes remontés, et je n’ai pas l’intention de le faire.
— Si c’est ce que tu penses, déclare-t-il, alors c’est que tu ne les regardes pas comme il faut.
Évidemment, elle n’a rien compris. Comme tous ceux qui ne sont pas du même avis que lui !
— D’accord, dit Rachel. Dans ce cas, explique-moi comment.
Il se tourne, rabattant la capuche de son manteau sur ses cheveux ébouriffés. Il se lève et
s’approche du bord du toit. Par réflexe, je tends la main et l’attrape par la manche, inquiet à l’idée
qu’il puisse glisser et tomber.
— C’est vrai, commence-t-il, que l’univers est immense, et que les êtres humains n’en
exploreront probablement jamais qu’une infime partie. Mais cela ne signifie pas que nous soyons
seuls ou que nous n’y ayons pas notre place. Tous ces éléments, tout ce qui existe autour de nous,
toutes les composantes de la Terre et de la vie – même l’air que nous respirons – trouvent leur
origine dans ces étoiles. Nous en sommes une partie. Orion, le Dragon, Sirius… elles font aussi
partie de nous.
Je l’écoute, incapable de le quitter des yeux. Même Rachel, à sa grande surprise, est en proie à la
fascination.
Je ne peux m’empêcher d’y penser, à cette idée que nous serions tous originaires d’étoiles
différentes, à des années-lumière. Et de me demander si, peut-être, Chance et moi ne viendrions pas
de la même. Si c’est ce qui expliquerait que deux êtres ont l’impression de s’être connus dans une vie
antérieure.
Non, pas dans une vie antérieure, plutôt qu’une seule et même chose soit à l’origine de l’existence
de deux êtres.
Je me demande si c’est pour cette raison que je n’arrive pas à me détacher de lui. Pourquoi une
part si importante de ma vie tourne autour de lui.
— Alors, nous sommes tous de la poussière d’étoiles, dis-je dans un murmure.
Je m’étais pourtant juré de me taire.
Il se tourne vers moi, et un sourire triste apparaît sur son visage quand ses yeux croisent les
miens.
— Oui, nous sommes tous de la poussière d’étoiles, dit-il. Nous brillons de mille feux, avant de
nous éteindre et de disparaître.
Ashlin

Nous restons sur le toit trois heures encore, le temps de manger ce que nous avons apporté et de
devenir presque aphones à force d’essayer de parler dans le froid. Nous aurions peut-être pu anticiper
et apporter des couvertures, parce qu’il ne nous est pas venu à l’esprit que, frigorifiés comme nous le
sommes, le retour à la rame risquerait d’être vraiment difficile. Mais nous parvenons à rentrer. Et, de
retour sur la terre ferme, nous essayons de dégonfler le canot pour le remettre dans le coffre avec les
rames et la glacière.
Il est près de 4 heures du matin quand nous rentrons, et je réussis à convaincre Chance de rester
chez nous plutôt que de rentrer chez lui.
Il est très silencieux.
Non, plus que ça : Hunter et lui s’ignorent. Ils ont joué le jeu sur le toit, mais en y repensant, ils ne
se sont pas vraiment parlé. Ils nous ont parlé à nous, Rachel et moi. Que s’est-il passé le temps où ils
n’étaient que tous les deux ? Impossible de poser la question tant que je ne suis pas seule avec Chance.
Chez nous, Chance regarde Rachel et mon frère gagner la chambre de Hunter comme s’il n’allait
jamais les revoir. Il ne leur souhaite pas bonne nuit. Je l’attrape par le bras et l’entraîne dans ma
chambre.
— D’accord, dis-je, en appui sur une jambe tandis que je retire mes chaussettes humides. Crache
le morceau.
Chance jette un dernier regard à la porte avant de m’accorder son attention.
— Quoi ?
J’attrape un pyjama que je lance sur le lit. Je dois me changer. Mes vêtements sentent l’eau de mer
et le sel. En toute franchise, une douche ne serait pas superflue, mais ça attendra demain matin.
— Vous vous êtes éclipsés tous les deux.
— On est partis chercher la glacière.
Il commence à se déshabiller. Dans mon placard, il y a un pantalon de jogging et un T-shirt à lui,
de la dernière fois où il est resté dormir. En fait, je crois qu’ils sont à Hunter. Au fil des ans, mon
frère a refilé sans s’en rendre compte pas mal de fringues à Chance. Je crois qu’il s’en fiche, et papa
n’a jamais fait la moindre remarque.
— Et quand vous êtes revenus, c’est à peine si vous vous regardiez. Sans parler de la façon dont,
toute la soirée, tu as fusillé Rachel du regard.
Il s’immobilise. Le spectacle est assez drôle, compte tenu qu’il était en train de retirer son T-shirt
qui reste coincé autour de sa tête. Il prend une profonde respiration, sa poitrine et ses épaules se
soulèvent. Il roule son T-shirt en boule et le jette au pied du lit.
— Qu’est-ce que ça peut bien te faire ? Qu’est-ce que tu veux savoir, Ash ? Peut-être que tu
devrais lui en parler. C’est lui qui n’est pas bien dans sa tête.
— Je veux savoir ce qui se passe entre vous deux.
Il grogne, se passe la main dans les cheveux.
— Je l’ai embrassé, ça te va ? Je l’ai embrassé, ça lui a déplu. Fin de l’histoire.
— Tu…
Je respire profondément, en essayant de prendre la mesure de ce qu’il vient de me dire. Chance et
Hunter. Qui s’embrassent. Ça ne devrait pas me surprendre, et pourtant… c’est douloureux.
— Il a une copine. Pourquoi tu lui as fait ça ?
— C’est drôle, il a dit la même chose, répond-il avec un sourire forcé. Mais tu sais ce qu’il n’a
pas dit, dans toutes ses protestations moralisatrices ?
— Quoi ?
— Il n’a jamais dit qu’il ne ressentait rien pour moi.
Je suis la première à admettre qu’il y a ce que dit Hunter. Et ce qu’il ne dit pas.
— D’accord, dis-je, incertaine.
Incertaine de la façon dont je dois prendre ce que je viens d’entendre. Ce n’est pas parce que j’ai
rassemblé les pièces du puzzle que je suis au clair avec ce que je ressens. Chance est attiré par Hunter.
Et il y a fort à parier que la réciproque est vraie. Comme je me serais sentie humiliée si j’avais avoué
à Chance ce que je ressentais pour lui, sans savoir ce qu’il se passait en réalité !
Quand je l’appréhende de loin, l’idée me déroute totalement. Mais quand je l’examine de plus
près, en prenant en compte les plus petits détails, les étoiles qui forment la constellation, comme dirait
Chance, soudain… tout fait sens.
Comment me suis-je débrouillée pour ne pas m’en rendre compte plus tôt ?
Bien sûr, je ne me suis jamais vraiment sentie exclue, mais Chance et Hunter, c’étaient eux, les
deux inséparables. Chance, qui voulait toujours suivre Hunter partout. Chance, qui en faisait toujours
des tonnes dès qu’il savait que Hunter le regardait. Chance, qui avait embrassé Hunter ce jour-là à la
plage, par plaisanterie, avant de passer le reste de la journée à le regarder comme si le reste du
monde n’existait plus. Chance en orbite autour de Hunter comme un astre autour du Soleil, désirant
ardemment s’en rapprocher sans jamais s’y risquer.
Jusqu’à maintenant.
Chance pose ses mains sur le mur, de part et d’autre de la fenêtre, et regarde dehors. Mes yeux
sont attirés par une ecchymose à l’arrière de son bras.
— Il ne me fait pas confiance.
Je m’approche par-derrière. Quand je fais le tour de son bras avec ma main, mon pouce vient
recouvrir presque parfaitement le bleu. C’est la marque laissée par quelqu’un qui l’a attrapé et serré
fort. Peut-être pour le tirer. Une ecchymose sensiblement plus grande que l’empreinte de mon pouce –
une main plus grande que la mienne. À mon contact, ses muscles se raidissent, une réaction si rapide
qu’il ne peut s’agir que d’un réflexe.
— Pourquoi tu ne parles jamais de tes parents ? je lui demande.
— J’en ai déjà parlé.
Il laisse retomber ses bras le long de son corps et semble dérouté par le changement de sujet. À
ceci près qu’il est toujours question de confiance.
— Tu nous as dit que ta mère était chercheuse et que ton père faisait de la politique, et qu’ils
étaient tout le temps en déplacement.
— Et alors ?
— Alors, j’ai vu ta mère, Chance. Elle n’est pas chercheuse. Je ne suis même pas sûre qu’elle était
sobre, mais passons.
Par son regard distant, je devine qu’il est dans l’évitement.
— S’il se passe des trucs graves chez toi, il faut que tu saches que Hunt et moi, on est là pour toi.
Et papa aussi. Rien ne changera jamais ça. Mais comment peut-on te faire confiance si tu ne nous dis
jamais la vérité ?
— Si, je vous dis la vérité !
— Ah bon ? Comme ce que tu nous as raconté sur ta maison ? Ou encore le fait que tes parents
allaient t’envoyer faire tes études à l’étranger ? Et leur boulot ? Ou qu’ils ne voulaient pas que tu aies
de contact avec nous ?
— On a habité dans une plus grande maison, réplique-t-il, sur la défensive, en ignorant tout le
reste. On l’a perdue il y a deux ans.
J’aimerais le croire, mais pourquoi a-t-il menti sur le reste aussi ? Ce n’est pas parce qu’il n’a pas
de raisons de mentir qu’il dit la vérité.
— D’accord. Et le reste ?
Il va s’asseoir sur le bord du lit. Il prend mon appareil photo – le vieux – sur la table de chevet et
le retourne dans ses mains avec mille précautions.
— Je peux te l’emprunter ?
L’envie me prend de lui arracher l’appareil des mains. Pour le lui jeter à la figure, peut-être.
— Chance.
— Juste pour quelques jours ? J’en prendrai soin. Je te le promets. Tu en as un neuf, maintenant.
D’un mouvement de la tête, il montre l’appareil qu’on m’a offert pour Noël.
Frustrée, je tourne son visage vers moi dans l’espoir d’obtenir de nouveau toute son attention.
— Ce que j’essaie de te dire, c’est que tu es le seul et unique responsable du manque de confiance
de Hunter en toi. Un peu moins de secrets, ça ne ferait pas de mal. Peut-être que si tu t’ouvrais à lui, si
tu te montrais franc, pour changer, ça faciliterait les choses.
Il lève la tête et plisse les yeux, pensif, ce qui me laisse croire que j’ai de nouveau son attention.
Mais il dit :
— Alors, je peux te l’emprunter ?
Je l’ai perdu. Totalement. Nous ne parlons pas de la même chose, et il ne m’écoute absolument
pas. Mes épaules s’affaissent, je soupire.
— Oui, Chance. T’as qu’à faire ce que tu veux..
Janvier
Hunter

Je passe la matinée à essayer d’aider Rachel à faire ses bagages, jusqu’à ce qu’elle me dise que je
la perturbe dans son organisation. Alors je m’assois sur le lit et la regarde, en essayant de savoir ce
que je ressens à la perspective de son départ. Je crois qu’elle va me manquer, et en même temps, je me
sens soulagé. Ç’a été stressant pour moi d’essayer de combiner mes deux vies. Je me demande si elle
est contente de repartir et de reprendre les cours.
Je veux lui dire que Chance m’a embrassé, mais je ne sais pas comment m’y prendre. Peut-être
vaut-il mieux ne rien dire, parce que cela n’est pas amené à se reproduire, et que cela ne ferait que la
blesser. Le bonheur serait-il dans l’ignorance ? Nous avons bien assez de problèmes.
Une fois sa valise fermée, elle soupire et se tourne vers moi en souriant.
— Voilà, nous y sommes. Valise bouclée.
Elle vient s’asseoir sur mes genoux.
— Tu vas me manquer.
— Tu en es sûre ? je demande en l’enlaçant machinalement. Tu ne t’es pas beaucoup plu ici.
Elle soupire.
— Ce n’est pas ça. C’est juste que… tu sais. C’est très différent de chez nous.
Ouais. Chez nous. La différence essentielle entre ici et là-bas, c’est que là-bas nos vies tournaient
autour d’elle. De ce qu’elle voulait faire. Des gens qu’elle voulait voir. Pas étonnant que ça ne lui ait
pas convenu en dehors de ces derniers jours, passés en tête-à-tête, à faire ce qu’elle voulait.
Je la regarde sans répondre. Elle me fixe, pensive.
— Tu sais, on ne peut pas dire que tu te sois montré super enthousiaste de m’avoir ici.
— Ce n’est pas ça. C’est juste…
J’esquisse un sourire.
— Ce n’est pas pareil.
Elle prend mon visage dans ses mains. Sa peau sent toujours bon. L’odeur de son lait pour le
corps. C’est l’une des rares choses simples chez elle. Elle est incapable de sortir de chez elle si ses
chaussures ne sont pas assorties à sa tenue, mais elle n’a pas besoin de se mettre une tonne de
maquillage ni de s’asperger de parfum. J’aimerais que tout soit aussi naturel chez elle. Elle serait plus
facile à vivre. Et notre relation aussi.
Chance non plus n’a rien de simple. Mais sa complexité est d’une tout autre nature. Sur le plan
émotionnel et mental, j’arrive à suivre Rachel. Mais pas Chance.
Pourquoi est-ce que je pense encore à lui ? Ma copine est sur le point de repartir pour la Floride.
Je n’ai pas la moindre idée de quand nous nous reverrons. Et tout ce à quoi je pense, c’est…
— On devrait y aller, je dis.
Je détourne le regard, incapable de supporter la façon dont elle me scrute. Elle se lève sans faire
d’histoires, mais je sais à la façon raide dont elle prend son bagage à main et se dirige vers la porte
sans un mot ni même un baiser – car elle ne m’embrassera pas en public à l’aéroport – qu’elle est
contrariée. Je ne lui ai pas donné les réponses qu’elle attendait. Comme d’habitude. Elle veut que je la
rassure sur le fait que je n’ai pas mal vécu sa présence ici. Ce n’est pas le cas – enfin, je dois bien
reconnaître que c’était tendu. Je redoutais tout le temps que Chance et elle se sautent à la gorge, et si
elle n’est pas disposée à me rassurer, pourquoi, moi, le devrais-je ? Avec elle, c’est toujours deux
poids, deux mesures. Je suis supposé avoir à son égard des attentions et des gentillesses qu’elle ne me
témoigne jamais.
Chance avait peut-être raison. Dans le rôle de son copain, je suis nul.
En bas, Rachel dit au revoir à mon père et à Ashlin. Ni l’un ni l’autre ne propose de nous
accompagner à l’aéroport, mais j’aurais bien aimé, ce qui m’aurait évité de me retrouver aussi
longtemps en tête-à-tête avec elle dans la voiture. Même avec la radio allumée, le silence entre nous
est assourdissant, et tout ce à quoi je pense, c’est que je devrais avoir honte de vouloir arriver le plus
vite possible à l’aéroport.
Le silence perdure entre nous jusqu’à ce que nous nous trouvions à une vingtaine de minutes de
l’aéroport. Alors, elle lâche une bombe :
— Tu n’as pas l’intention d’aller à l’université avec moi, n’est-ce pas ?
Comme je suis sur l’autoroute, je ne peux pas vraiment me tourner vers elle. Un coup d’œil
m’informe qu’elle fixe la route droit devant elle, les mains sur les genoux. Est-ce vraiment le moment
de parler de ça ?
— Rach…
— Parce que si tu ne comptes pas t’y inscrire, j’aimerais autant que tu me le dises maintenant,
plutôt que de continuer à me faire de vaines promesses.
— Ce n’était pas de vaines promesses.
Je ne peux m’empêcher d’être sur la défensive. Que sait-elle de ma sincérité ?
— Je ne t’ai jamais dit que j’étais sûr de m’inscrire. J’ai dit que j’y réfléchirais.
— Tu as eu largement le temps d’y réfléchir, Hunter. Tu as même eu des mois. Combien de temps
tu comptes me faire attendre ? À ce compte-là, j’aurai terminé la fac avant même que tu t’y inscrives.
Je pourrais lui dire d’arrêter de me mettre la pression, mais en réalité elle est tout à fait dans son
droit. Je demande toujours du temps pour réfléchir, et bien qu’elle ait insisté à plusieurs reprises et fait
d’innombrables allusions, elle m’a laissé ce temps. Et en retour, je ne lui ai rien donné. Je n’ai jamais
rempli le dossier de sa fac près de Miami, alors que je me suis renseigné sur des universités dans le
Maine et des campus sur la côte Est. J’ai même repoussé à plus tard le moment de faire l’amour avec
elle. Ne serait-ce que pour cette raison, quantité de types me diraient que je suis à côté de la plaque.
Avec elle comme pour tout dans ma vie, j’ai repoussé les choses, je les ai remises à plus tard. De
la même façon que j’ai évité de chercher une fac ailleurs que dans le Maine. Ailleurs que là où vit
mon père.
Parce que je voulais être…
Non, non, non. Ne pas le penser. Ne pas même le…
La franchise. C’est le moment ou jamais.
— Je ne peux pas te promettre de remplir un dossier d’inscription pour une fac en Floride. Je
veux rester vivre avec mon père. Aller à la fac ici.
Rachel est si raide que si je ne l’avais pas dans mon champ de vision, je penserais que je suis seul
dans la voiture.
— Ça ne marche pas, n’est-ce pas ? finit-elle par dire.
Sa voix se brise, ce qui m’indique qu’elle a dû se mettre à pleurer. J’aimerais pouvoir m’arrêter
sur le bas-côté, mais avec la chance que j’ai, nous risquerions de rater son avion, et nous serions
coincés ensemble pour le trajet du retour – et jusqu’à son prochain vol.
Par réflexe, j’aimerais la réconforter, m’excuser encore et encore, lui dire à quel point je suis
désolé, lui demander de me laisser encore un peu de temps pour réfléchir…
Je suis vraiment le petit copain le plus nul du monde. À m’accrocher à quelque chose de normal
pour les apparences, pour rester dans quelque chose de familier et de sûr, car l’alternative est si
terrifiante que je n’arrive même pas à la concevoir. Ça n’a rien à voir avec le fait qu’il s’agisse d’un
autre garçon, et tout à voir avec le fait qu’il s’agit de Chance. Chance qui réussit à me désintégrer en
ces minuscules fragments de l’étoile dont je suis censé provenir.
Qui s’engagerait là-dedans le cœur léger ?
Je n’ai pas les mots pour arranger les choses. En tous cas, pas les mots que je pourrais soutenir
par des actes. Alors, je lui dis la seule chose que je pense vraiment – chacune des syllabes, avec plus
de sincérité que tout ce que j’ai jamais pu lui dire :
— Je suis désolé.
Elle regarde par la vitre.
— Désolé de rompre avec moi, ou désolé d’être trop lâche pour en admettre la vraie raison ?
Je sens une tension naître dans mes épaules et se diffuser dans mon dos. Je garde le silence. Ce
qui, au bout d’un instant, me vaut un sourire amer de Rachel.
— Et tu es même trop flippé pour répondre. Enfin, Hunter ! Tu me prends pour une conne ? Ça
n’a rien à voir avec ton père. Tu veux rester dans le Maine pour être près de Chance.
— Ne le mêle pas à ça, lui dis-je calmement.
J’arrête la voiture dans le terminal de l’aéroport, et je reste là. À ce stade, je ne suis pas sûr
qu’elle veuille que je l’accompagne jusqu’à la porte d’embarquement.
— Ça n’a rien à voir avec…
— Bien sûr que si !
Elle se tourne vivement sur son siège pour me faire face.
— J’ai bien vu la façon dont vous vous regardez, tous les deux. Et tout ce que vous dites ou faites
pour obtenir l’attention de l’autre. Tu ne veux rien faire qui risque de lui déplaire, et c’est à peine s’il
me supporte – et s’il le fait, c’est seulement pour toi. Je vois bien à quel point tu es différent avec lui.
— Peut-être que c’est avec toi que je suis différent. Ça t’a jamais effleuré l’esprit ?
Je m’efforce de chasser la colère et la frustration que je sens bouillonner en moi, tout en étant
conscient que je suis sur la défensive, parce que je sais qu’elle a raison.
— C’est terminé. Je suis désolé. Je ne suis qu’un pauvre con. On peut en rester là ?
— C’est toujours la même chose avec toi ! s’énerve Rachel. « C’est fait, alors pourquoi on en
parle encore ? » On en parlera aussi longtemps que j’en aurai envie, Hunter Jackson, parce que c’est
moi, ici, envers qui tu t’es mal conduit. Pendant toute la durée de mon séjour, j’ai me suis retrouvée en
rivalité avec Chance…
— C’est faux !
— … et, dans un sens, je suis soulagée de n’avoir plus à l’être.
Elle ouvre la portière et descend. En pestant, je coupe le contact et la rejoint pour l’aider à sortir
ses bagages du coffre. Elle repousse mon bras pour s’en charger elle-même. Au moins, elle me laisse
fermer le coffre, tandis qu’elle tire ses valises sur le trottoir.
— Rachel…
Elle s’arrête, prend une profonde inspiration et finit par se tourner pour me faire face. Sa colère
est retombée, remplacée par une sorte d’expression blessée et résignée, qui est bien pire. Ses yeux
noirs sont rougis par les larmes. Ce serait le moment idéal d’avoir une sorte d’épiphanie, de prendre
conscience qu’elle est la femme de ma vie et que, bien sûr, j’irai en Floride avec elle parce que je
l’aime.
J’ai vraiment de l’affection pour elle.
Mais rien d’autre. Une sorte d’affection qui n’est pas si différente de celle que j’ai pu éprouver
pour les filles avec lesquelles j’ai été ami. Une émotion simple sans passion. Un amour sans risque et
familier qui ne m’a jamais rendu dingue, ne m’a jamais brisé le cœur ou réconcilié avec la vie.
L’épiphanie espérée ne se produit pas, et quand Rachel en arrive à la même conclusion, elle
respire un bon coup et s’essuie les yeux.
— J’espère qu’en rentrant chez toi tu commenceras vraiment à réfléchir à ce que tu veux dans la
vie.
Elle m’embrasse sur la joue.
— Avant de briser un autre cœur.
Ashlin

Toujours aucune réponse de Chance à mes textos. Bizarre, d’habitude, il répond presque aussitôt.
J’imagine qu’il doit être occupé, ou alors il a oublié de recharger son téléphone.
Isobel passe apporter des courses, et en profite pour vider le lave-vaisselle et préparer le café, car
Hunter a oublié de le faire avant de partir pour l’aéroport. Elle évolue dans la cuisine comme si elle
vivait ici, et papa la regarde comme s’il aimerait que ce soit le cas.
Ça me fait sourire.
On aurait pu penser que ça me poserait un problème que papa soit intéressé par une autre femme
que ma mère. Mais ce genre de choses n’a jamais eu d’importance pour moi. Notre configuration
familiale est un peu bizarre, mais fonctionne bien. Papa nous aime. Il n’aime pas nos mères. Il n’y a
rien de mal à ça, et j’aimerais le voir heureux.
Isobel est plus jeune que nos mères. Elle est plus ordinaire, un peu ronde, avec des cheveux bruns
ternes, mais un sourire très doux. Elle prépare le café et me gratifie de son sourire très doux.
— Tu veux un petit déjeuner, Ash ?
— Oui, s’il te plaît.
Je m’assois à table, heureuse pour une fois de me laisser servir. Papa lève un sourcil.
— C’est Isobel, l’invitée. Ce ne serait pas plutôt à toi de lui faire à manger ?
Isobel éclate de rire.
— Ce n’est pas un problème, Lou. Fiche-lui la paix.
Je tire la langue à papa. Il lève les yeux au ciel.
— Ton frère a filé tôt ce matin. Je l’aurais cru moins pressé de conduire Rachel à l’aéroport.
Je feins d’être occupée à quelque chose sur mon portable pour ne pas avoir à le regarder.
— Oui. J’imagine.
— Tu imagines ?
— Je ne sais pas, papa, je dis en soupirant. Parles-en à Hunter.
Du coin de l’œil, je les vois, Isobel et lui, échanger des regards préoccupés.
— Il y a de l’orage dans l’air, entre eux ? murmure Isobel.
— Même si c’est le cas, déclare papa, je suis certain qu’ils régleront ça.
J’aimerais en être si sûre. Toute cette vision idéalisée que j’ai du mariage de Hunt et Rachel, moi
en demoiselle d’honneur, leur vie de couple parfaite… On dirait que tout a volé en éclats.
Décidément, la réalité, ça craint.
Et il y a Chance, son expression triste et lasse. Si les choses capotent avec Rach, est-ce que Hunter
et lui… ?
Je ne suis toujours pas certaine de parvenir à envisager les choses ainsi.
Des heures plus tard, alors que je réponds aux e-mails de mes amis, je réfléchis encore à la façon
d’en parler avec Hunter. Parfois, il se comporte vraiment typiquement comme un mec. Si je n’aborde
pas les choses avec délicatesse, il sera sur la défensive et de mauvaise humeur, et la conversation
tournera en eau de boudin.
Isobel et papa sont sortis pour l’après-midi, ce qui me laisse un peu de temps, seule à la maison.
Hunter entre sans faire de bruit. Je n’entends même pas la porte d’entrée, seulement ses pas dans le
couloir quand il passe devant ma chambre. Soit il pense que la maison est vide, soit il essaie de se
faire discret, ce qui est un signe très net que quelque chose cloche.
Refermant mon ordinateur, je m’aventure dans le couloir. La porte de la chambre de mon frère
est entrouverte, ce que je prends comme une invitation à la pousser et à entrer sans frapper.
— Hunt ?
Mais c’est Chance, et non Hunter, que je trouve debout près de la fenêtre. Il sursaute et se redresse,
avant de se tourner vers moi.
Le côté gauche de son visage est une meurtrissure noire et violacée.
Des ecchymoses courent le long de sa mâchoire, sur sa joue et autour de son œil. Je plaque une
main sur ma bouche pour m’empêcher d’exprimer le choc et l’horreur mêlés qui me glacent le sang.
Quelqu’un l’a tabassé. Quelqu’un a tabassé notre Chance.
— Oh ! mon Dieu ! Chance…
Il cille, avant d’esquisser un sourire. Là devant moi, avec la tête de quelqu’un qui s’est fait frapper
avec une batte de base-ball, il sourit.
— Quoi, ça ? demande-t-il en portant la main à son visage. Rien de grave. Je me suis cassé la
figure.
— Tu t’es cassé la figure, je répéte.
M’avançant vers lui, je lève la main vers son visage. Sans le toucher, bien sûr, car j’ose à peine
imaginer à quel point ce doit être douloureux. Qu’est-ce qu’on fait dans pareil cas ? On met de la
glace ? Ou plutôt quelque chose de chaud ? On conduit la personne chez le médecin ?
— Comment tu t’es débrouillé pour te faire ça ?
— Je suis tombé devant chez moi.
Chance se dérobe à mon contact.
— J’ai glissé de tout mon long sur une plaque de verglas. Je ne me suis pas raté. Impressionnant,
hein ?
— Oui, impressionnant, comme mensonge.
Même si son explication paraît vraisemblable, compte tenu de son passif, je ne le crois pas.
Son expression ne change pas.
— Je ne mens pas.
— Si. Tu mens tout le temps, Chance !
Je lève les mains au ciel et fais volte-face, guettant le moindre bruit susceptible d’indiquer le
retour de Hunter. Avec le sentiment qu’il est de mon devoir de gérer la situation sur-le-champ, avant
son retour.
— Ça suffit, dis-moi la vérité. C’est ton père, c’est ça ?
— Ash…
— On doit faire quelque chose ! J’ignore ce qui se passe chez toi, mais tu as dix-huit ans
maintenant, et tu n’as pas à subir ça. Barre-toi de là. Viens t’installer ici. Tu le sais, que papa
t’accueillerait dans la seconde !
— Mr J. lâcherait aussi ses chiens sur mes parents s’il apprenait qu’il se passe un truc chez moi,
réplique-t-il sans cesser de sourire (un sourire un peu crispé tout de même). Et comme je n’ai rien fait
de mal, je ne vois pas pourquoi je partirais de chez moi et leur créerait des problèmes. Je suis tombé.
Pigé ? C’est tout. Je ne peux m’en prendre qu’à moi si je suis maladroit.
Le visage tuméfié de Chance se trouble devant mes yeux. J’aimerais le croire parce que c’est plus
facile et moins douloureux que de penser que quelqu’un serait capable de lui faire ça. Pourquoi est-il
toujours en train de… Pourquoi ne peut-il pas simplement… Hunt et moi sommes-nous tellement nuls
comme amis qu’il ne peut pas compter sur nous ? Ou se ment-il à lui-même au point d’être dans le
déni ? Se raconte-t-il les mêmes histoires depuis si longtemps qu’il croit à ses propres mensonges ?
En secouant la tête, je me laisse tomber sur le bord du lit. Je porte mes mains à mes yeux, pour
essayer de réprimer les larmes qui montent. Des millions de pensées se bousculent dans ma tête. Le
moindre bleu depuis que je le connais. Toutes les fois où il a refusé d’aller nager ou de retirer son T-
shirt. Était-ce pour nous cacher quelque chose ? L’été où il s’est cassé le bras – il avait donné la même
excuse qu’aujourd’hui : « j’ai glissé ».
Comment démêler le vrai du faux ? Et que faire, ensuite ?
Il s’accroupit devant moi, pose ses coudes sur mes genoux. Et quand il me parle, sa voix est d’une
douceur étonnante.
— Allez, s’il te plaît… Arrête. Je vais bien, d’accord ? Ne te mets pas dans cet état-là pour moi.
— T’es qu’un connard, je parviens à articuler d’une voix secouée par les sanglots.
Puis je retire les mains de devant mes yeux pour le regarder. Voir les ecchymoses d’aussi près
accroît encore mon envie de pleurer.
— Pourquoi tu ne nous laisses pas t’aider ?
Il essuie quelques larmes de mon visage.
— Parce que personne ne me croira. J’ai laissé tomber le lycée et j’ai la réputation de chercher
les ennuis.
— T’as pas fini le lycée ?
— À quoi bon ? Mon père ne m’y amenait jamais, et c’était trop, faire tout ce trajet à pied jusqu’à
l’école en ville ou pour aller travailler. Quoi qu’il en soit, c’est ma parole contre la leur. J’ai besoin
d’éléments. De preuves.
Il a laissé tomber le lycée. Encore une chose que nous ignorions, même si je ne peux pas
réellement affirmer qu’il nous ait menti sur le sujet. Il ne nous a jamais dit qu’il avait obtenu son
diplôme, nous l’avons juste… supposé. Ses aveux soudains me laissent sans voix. Je fixe ses yeux et
son sourire triste.
— La preuve, tu la portes sur le visage, Chance. Au sens premier.
Il hausse les épaules.
— Non. Encore une fois, c’est ma parole contre la leur. Ils diront que je suis tombé.
— Pas si tu racontes ce qui s’est passé aux amis de papa dans la police. Tu sais qu’ils…
— Je ne raconterai rien à personne.
Il secoue la tête puis la pose sur mes genoux en soupirant.
— Je fais ce que je peux. Juste… fais-moi confiance. Personne ne me fait jamais confiance.
Je lui fais confiance. Peut-être pas pour me dire la vérité, mais pour être là si j’ai besoin de lui. Je
pourrais lui confier ma vie. Mais le reste ? Comment le pourrais-je ? Comme je ne sais pas quoi dire,
je pose ma tête sur la sienne et glisse mes doigts dans ses cheveux emmêlés.
— Hunter va péter les plombs en te voyant. J’espère que tu le sais.
Il pousse un soupir las.
— Ouais, j’imagine. Ce qui veut dire que je ferais mieux de déguerpir au plus vite.
Je me mordille la lèvre.
— Ne me dis pas que tu vas rentrer chez toi !
Il hausse les épaules.
— Pourquoi pas ? Je n’ai nulle part ailleurs où aller. Ça ne se bouscule pas, question amis.
— Alors, reste ici. Au besoin dans ma chambre. Je parlerai d’abord à Hunter et…
Je m’interromps. Et quoi ? Qu’est-ce que je lui raconterai ? Peu importe, la sécurité de Chance
prime la réaction de Hunter.
Il se lève, se lisse les cheveux.
— Non. Il faut que j’y aille. C’est jamais une bonne idée, de m’enfuir de la maison. Un de ces
jours, il va me choper. Peut-être… Peut-être que je devrais lui tomber dessus en premier. En fait, je ne
sais pas bien pourquoi je suis venu ici.
— Parce que ici, tu es en sécurité.
De nouveau, les larmes me montent aux yeux. Je ne veux pas penser à Chance en train de se battre
avec son père. Comment peut-il ne serait-ce que l’envisager ? Il y aura forcément un blessé. Je lui
prends la main et la serre, essayant de lui communiquer la peur et l’inquiétude qui me submergent, et
la confusion dans laquelle je suis plongée à le voir agir comme si tout cela n’avait pas d’importance.
— Reste. S’il te plaît.
Il presse ma main et me fait me lever. De sa main libre, il me saisit par le cou et ses lèvres froides
se posent sur mon front.
— Ça va aller, Ash. Fais-moi confiance.

*
* *

Papa m’appelle pour me dire qu’Isobel et lui ont prévu de dîner dehors puis d’aller au cinéma ;
Hunt et moi sommes donc seuls pour la soirée. Le genre de soirée où, d’ordinaire, Chance, Hunt et
moi nous empiffrons de burgers/frites ou pizzas, avant d’éteindre toutes les lumières et de baisser les
stores pour jouer à cache-cache. Ce qui n’est pas si débile qu’il y paraît. Nous n’avons plus notre
taille d’enfant, ce qui nécessite beaucoup plus de créativité pour trouver de bonnes cachettes. La
dernière fois que nous y avons joué, Chance s’était caché en haut du frigo. Dans l’obscurité, il nous a
fallu un temps fou pour le trouver.
Aujourd’hui, c’est une autre histoire… Hunter rentre une heure après le départ de Chance, qu’en
dépit de mes arguments je n’ai pas réussi à convaincre de rester. Ce soir, l’ambiance risque d’être
pesante. Ce soir, je débattrai avec ma propre conscience pour décider de ce que j’explique à Hunter et
de ce que je laisse de côté, et si oui ou non il vaut mieux que je raconte tout à papa.
Il y a quelques années, nous aurions peut-être pu faire davantage. Chance était mineur, et cela
aurait relevé de la maltraitance sur enfant. Maintenant qu’il a dix-huit ans, qu’en est-il ? Papa saurait.
J’ai l’impression que c’est son père qui le tabasse. Il est possible que Chance reste pour sa mère, ou
parce qu’il a trop honte pour venir s’installer chez nous. Je n’en sais rien.
Je ne sais rien du tout.
Mais… je crois vraiment qu’il faut que j’en parle à quelqu’un, parce que sinon je vais devenir
dingue. Pour le moment, Hunter est le seul à qui je peux en parler. Même si l’expression abattue de
son visage quand il entre dans le salon et se laisse tomber sur le canapé à côté de moi m’indique que
ce n’est peut-être pas le moment idéal.
— J’ai cru que tu t’étais perdu, je dis.
Il me pose un sac de fast-food sur les genoux. Des burgers. Miam.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
Il secoue la tête et se passe les mains sur le visage.
— Rien.
— Menteur.
Je sors un burger du sac et mords dedans. J’ai fait l’impasse sur le déjeuner, je n’avais pas envie
d’un sandwich. Ça craint de se retrouver seule à la maison sans voiture.
— Recommence, et cette fois pas de baratin, s’il te plaît.
Il grogne, les yeux rivés à la lueur déprimante de la télévision. J’ai le temps d’avaler la moitié de
mon burger avant qu’il réponde :
— Rachel et moi, on a rompu.
Je m’arrête de mastiquer pour intégrer l’information. Finis de mastiquer. Avale. Tout en
continuant de digérer ce qu’il vient de me balancer. Je ne suis pas surprise. Triste, déçue, mais pas
surprise.
— Que s’est-il passé ?
— Comme d’hab. Elle veut que je l’accompagne en Floride. Je veux rester ici. Manifestement, ça
ne pouvait pas coller.
— Ah ! là, là ! vous voyez vraiment les choses à court terme, tous les deux.
Je prends une seconde pour finir mon burger.
— Vous ne serez pas étudiants toute votre vie, j’ajoute. Beaucoup de couples ne vont pas à la
même fac et s’installent ensemble après.
— Je le sais. Mais on n’était pas heureux, Ash. C’est tout.
Je compacte l’emballage en une petite boule.
— À cause de Chance.
Il se raidit, parfaitement immobile.
— Chance m’a dit qu’il t’avait embrassé. Au Nouvel An.
Hunter pose les mains sur ses genoux, puis se lève.
— Je vais me coucher.
Peut mieux faire, côté subtilité de l’approche. Je lui jette ma boule de papier dans le dos.
— Le monde ne va pas imploser si tu en parles.
— Il n’y a rien à dire, aboie-t-il. Je ne suis pas… Tu sais bien que je ne suis pas intéressé…
— Par les garçons ?
— Par lui.
Il se retourne, les bras écartés.
— Pourquoi je chercherais à gâcher une amitié vieille de plus de dix ans ?
Je m’adosse au canapé, j’observe sa silhouette éclairée par l’écran de télévision. Sans dire un
mot, car je sens qu’il n’a pas terminé.
— Je ne peux pas être avec quelqu’un qui n’a aucun projet de vie, ou qui est incapable de dire la
vérité sur un truc aussi basique que la profession de ses parents. Fous-moi la paix.
Il se met à arpenter la pièce, une main sur la hanche, l’autre fourrageant dans ses cheveux. C’est
rare de le voir aussi bouleversé. D’habitude, c’est moi qui pète les plombs, et lui, la voix de la raison.
Mais il s’agit de Chance. Et dès qu’il s’agit de lui, plus aucune règle ne s’applique.
Hunter poursuit.
— Il est irrationnel et impulsif. Évidemment, c’est chouette de faire des conneries avec lui. Mais
on a grandi, et ça ne le fait pas, dehors, dans la vraie vie. Je n’ai pas la moindre idée de ce que je vais
faire comme boulot, dans quelle fac je vais m’inscrire, etc. Mais ce dont je suis sûr, c’est que je ne
vais pas faire semblant de rester un ado toute ma vie, à gober tous les bobards qu’il aura envie de me
balancer.
Il essaie d’aborder les choses de manière rationnelle. Parce que c’est sa personnalité, et que c’est
sa façon d’avancer. Il se dit que Bob est ce qui a permis à sa mère de se remettre de la rupture avec
papa. Qu’elle croit bien faire en le surchargeant d’activités sportives, pour faire bonne impression
dans les dossiers d’inscription en fac. Ou que ce n’est pas grave si Bob et Carol picolent, car ils n’ont
pas l’alcool mauvais. Il rationnalise tout. Avec Chance, et seulement lui, il se laisse aller à faire des
trucs débiles ou imprudents.
Je ne sais pas si les considérer ensemble serait une bonne ou une terrible idée, mais quoi qu’il en
soit, je me dois de lui faire la même remarque que celle que m’a servie Chance.
— Je crois que tu dramatises.
— Non, pas du tout. Tu ne comprends pas.
— Je comprends parfaitement, je réplique. Parce que, tu sais quoi ? je ressens la même chose.
Il s’immobilise et m’observe en laissant retomber mollement ses bras le long du corps.
— Quoi ?
C’est plus que ce que j’avais l’intention de dire, mais peut-être est-ce une bonne chose que cela
sorte. Je pose les mains sur mes genoux et les fixe pour éviter de croiser le regard de Hunter. Voyant
que je ne parle pas, il ose un :
— Lui et toi ?
— Non. Il n’y a pas de lui et moi. Il y a ce que je ressens pour lui, et il y a lui et toi.
— Pourquoi tu ne m’en as jamais parlé ?
— Oh, s’il te plaît ! Tu le sais très bien. Tu m’accuses tout le temps de flirter avec lui.
Il fronce les sourcils, l’air coupable.
— Je pensais juste que…
— Non, Hunter, ça ne t’est jamais venu à l’esprit.
Soudain, je me sens… terriblement lasse. De tout ça. Ils m’épuisent, tous les deux.
— Tu sais, je comprends, j’ajoute. Vraiment. Je comprends que ça te terrifie de ne rien contrôler
dans ta vie et de ne pas savoir comment ça va se passer. Mais tout ce que tu fais, c’est énumérer les
excuses pour lesquelles vous deux n’agissez pas en accord avec ce que vous ressentez, quoi que ça
puisse être.
— Qu’est-ce que je dois faire ?
— Si, en toute franchise, tu n’envisages pas d’être avec lui, pourquoi alors ne pas lui dire que tu
ne ressens pas la même chose ? Au lieu d’avancer tous ces arguments pour lesquels une histoire entre
vous serait vouée à l’échec. Pour quelqu’un de rationnel comme toi, ça serait la chose la plus logique
à faire.
Il me regarde comme si je venais de lui décocher un direct dans l’estomac ce qui est une
confirmation suffisante pour moi.
— Tu ne peux pas le dire parce que ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ? Tu es amoureux de lui.
Ses mâchoires se crispent.
— Je ne vois pas pourquoi nous parlons de ça.
— Parce que c’est nécessaire ! je réplique en pointant le doigt vers lui. Tu reproches à Chance
d’avoir des secrets, mais tu t’es vu ? La seule différence, c’est que Chance invente des histoires pour
remplir les blancs, alors que toi, tu laisses tout en l’état, sans rien dire. Tu crois que tu vaux mieux
que lui ?
— C’est pas pareil, murmure-t-il.
Je penche la tête.
— Parce qu’il ment sur ses parents qui le tabassent et pas toi ?
Les mots retombent, nous laissant étourdis, sans voix. Je viens de dire ce que nous savions tous
les deux sans avoir le courage de le formuler. Chance se fait maltraiter par ses parents. Depuis qu’il
est enfant. Je ferais mieux de ne rien dire, mais comment puis-je décemment en appeler à la franchise
de Hunter si je ne me montre pas franche moi-même ? Comment lui cacher que Chance est venu
aujourd’hui ?
— Il est passé plus tôt. Il avait des marques de coups sur le visage.
Hunter porte sa main à ses yeux et se détourne. Je le vois inspirer, expirer, s’efforçant d’intégrer
ce que je viens de lui apprendre.
— C’est grave ?
Je triture le bas de mon T-shirt.
— Il prétend être tombé.
— C’est grave comment ?
Ça va mal finir.
— Assez.
Il acquiesce d’un signe de tête et se dirige vers la porte d’entrée. Je bondis sur mes pieds et
m’élance après lui.
— Hunter !
— Reste ici, m’ordonne-t-il.
Cependant, il ne m’arrête pas quand, réussissant à sortir de la pièce, je me campe devant lui pour
lui bloquer le passage de mon bras tendu.
— Pas question ! Tu n’iras pas là-bas pour jeter de l’huile sur le feu. Tu veux bien t’arrêter une
seconde et utiliser ta tête ?
Il s’immobilise, et quand il tourne le visage vers moi, je vois qu’il a la mâchoire contractée. Je ne
l’avais jamais vu aussi furieux, et s’il n’était pas mon ours en peluche de grand frère, il me ferait
même peur. Lentement, je tends la main vers la sienne, qui serre les clés de voiture, et enroule mon
doigt autour de l’anneau des clés. Il ne les lâche pas, mais j’ai son attention.
Je prends une profonde inspiration.
— Tu ne sais pas dans quoi tu mets les pieds. Si jamais, en allant là-bas, nous ne faisions
qu’aggraver les choses ?
Dans ses yeux, je vois passer une lueur de doute et d’inquiétude.
— Je veux le sortir de là, Ash.
— Je le sais. Et moi aussi. Mais le forcer à partir en nous confrontant à ses parents n’est pas la
bonne solution.
Il laisse échapper un soupir lourd. Sa colère retombe, et il se met à réfléchir. Dieu soit loué.
— Et si on allait lui parler là-bas ? Pour lui demander de partir avec nous ?
Je m’interroge. Le risque est qu’une fois là-bas Hunter perde son sang-froid. Ces deux dernières
semaines ont été difficiles pour lui.
— J’y vais seule.
— Pas question.
— Alors rien.
Il arque un sourcil, esquisse un sourire.
— Tu crois que tu pourrais m’empêcher de passer ?
— Tu ne me crois pas capable de te donner un coup de pied stratégique pour te prendre les clés ?
je réplique. Parfait. On y va tous les deux, mais c’est moi qui conduis, et tu restes dans la voiture une
fois là-bas.
Il me regarde, dubitatif, puis, lentement, ses doigts se relâchent. Il me laisse prendre les clés. Un
point pour moi.
Hunter

Ce matin, le ciel était dégagé, mais à un moment sur le trajet depuis l’aéroport, la neige s’est mise
à tomber dru, sans discontinuer, même à la tombée de la nuit. Conduire sur la route mal entretenue et
non éclairée qui mène au lotissement où vit Chance n’est pas une partie de plaisir. Ash se colle au
pare-brise, scrutant l’obscurité. Ça pourrait être la première scène d’un film d’horreur.
Une seule fenêtre est éclairée dans la maison de Chance. Le vieux van déglingué de ses parents est
garée devant. Par habitude, je m’apprête à défaire ma ceinture de sécurité, avant de me rappeler que
j’ai promis de rester dans la voiture. Ash ouvre sa portière, laissant entrer un air glacial qui me fait
frissonner. Je me ratatine sur mon siège. Elle s’avance et monte les marches avec précaution, puis elle
frappe un petit coup à la porte moustiquaire.
Elle doit frapper trois fois avant qu’on vienne ouvrir. Difficile de distinguer quoi que ce soit à
travers la neige et les vitres embuées, mais à en juger par la silhouette, c’est le père de Chance.
J’abaisse ma vitre pour mieux voir, m’efforçant d’ignorer la morsure de l’air glacial sur mon visage.
Dans l’obscurité, je ne distingue que sa silhouette, penchée sur Ash comme un ours.
— Il n’est pas là, dit-il.
Son ton n’est pas agressif, juste… sec. Brusque.
— Vous savez à quelle heure il doit rentrer ?
Ash reste à une distance prudente, sans doute de façon inconsciente. Je me demande ce qu’elle
ressent près de lui, maintenant que nous savons ce qu’il fait à Chance.
Je sens une colère intense monter en moi, mais je m’efforce de la réprimer. Ash avait raison. Je
ne peux pas aller voir cet homme et faire un scandale. Cela ne ferait qu’empirer les choses. Je ne sais
pas comment elle parvient à rester aussi calme, surtout maintenant que je sais que Chance signifie
tellement plus pour elle que ce que je croyais.
— Non. Revenez plus tard.
M. Harvey rentre dans le mobile home, et la porte se referme. Ash prend quelques instants pour se
ressaisir, puis, en soupirant, redescend les marches et regagne la voiture.
— Il a dit…, commence-t-elle, une fois réinstallée derrière le volant.
— J’ai entendu, je réponds en remontant la vitre. Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? On lui
envoie un texto en espérant qu’il n’est pas trop furieux après moi pour me répondre ?
— Tout juste, approuve-t-elle avec un sourire timide. Il ne reste jamais trop longtemps sans
donner signe de vie. Ne t’angoisse pas.
Ne pas s’angoisser. D’accord. Elle fait mine de ne pas être inquiète, mais je sais qu’au fond c’est
parce qu’il lui est impossible de faire autrement.
*
* *

Les deux nuits suivantes, je me réveille à plusieurs reprises, en vérifiant sur mon téléphone si j’ai
des nouvelles de Chance. Il ne nous a pas appelés. N’a pas envoyé de textos. En fait, son téléphone
bascule directement sur la messagerie. Donc, soit débranché, soit hors fonction. Dans les deux cas, ce
n’est pas bon signe.
Tout comme le fait qu’il soit absent depuis deux jours au travail. Je doute qu’il ait encore son
poste quand il se décidera à redonner signe de vie. Pauvre Ash, qui a dû subir la colère de sa chef.
Heureusement qu’elle ne l’avait pas recommandé, sinon j’imagine que ça aurait pu se retourner
contre elle.
Depuis nos retrouvailles avec Chance, nous n’étions pas restés plus de vingt-quatre heures sans
contact avec lui. C’était déjà arrivé quand nous étions enfants ; il disparaissait plusieurs jours
d’affilée, avant de refaire surface en expliquant que ses parents l’avaient emmené à l’improviste
rendre visite à de la famille ou en vacances. Maintenant que nous savons ce qu’il en est, la distance et
ne pas savoir où il est rendent les choses insupportables.
Presque soixante-dix heures sans nouvelles.
Même notre père, au dîner, pose la question :
— Où est passé Chance ?
Ash et moi échangeons un regard, et je suis prêt à parier qu’elle a autant envie que moi de lui
raconter ce qu’il se passe, mais je ne sais pas si ce serait une bonne chose. Que se passera-t-il si notre
père téléphone à ses potes flics, qu’ils arrêtent les parents de Chance, et que celui-ci se rétracte…
Chance serait furieux contre nous d’être intervenus. Quant à ses parents…
Il n’y a pas de bonne réponse.
Ash noie le poisson.
— Il a eu des trucs à faire, et en plus, il a attrapé un rhume, à se balader dehors dans la neige sans
manteau. Ce n’est pas faute de l’avoir prévenu…
— Hmm, fait notre père, peu convaincu. D’habitude, il vient vous trouver pour que vous preniez
soin de lui quand il est malade.
Ash hausse les épaules. Nous n’avons pas d’explication pour ça. Rien d’autre à dire que la vérité,
mais c’est impossible pour le moment. Quelques secondes passent, et je ne peux m’empêcher de lui
demander :
— Dis-moi, t’as déjà croisé les parents de Chance ?
Notre père s’arrête de boire et repose son verre de lait.
— Pourquoi tu me demandes ça ?
Je m’enfonce sur ma chaise.
— Comme ça.
— Non, je ne crois pas.
Il m’observe.
— Et tu connais le prénom de son père ? demande Ash.
Je sais pourquoi elle insiste. Notre père doit savoir quelque chose ; après tout, c’est lui qui nous a
trouvé l’adresse de Chance. Nous connaissons le prénom de sa mère. Tabby, qui doit être le diminutif
de Tabitha. Si nous connaissions le prénom de son père, nous pourrions peut-être trouver où il
travaille. Que ferions-nous de l’information ? Je n’en sais trop rien encore. Je ne crois pas que cela se
passerait très bien si nous nous présentions sur son lieu de travail pour lui demander si Chance va
bien.
— Hé ! qu’est-ce que c’est que cet interrogatoire ? demande-t-il, en levant les mains. Qu’est-ce
que vous me cachez, tous les deux ?
Nous le regardons, silencieux.
Il finit par abandonner.
— Très bien. J’ai compris.
Après le dîner, Ash et moi retournons chez Chance. Nous nous arrêtons à mi-chemin, car la
neige, trop épaisse, nous empêche d’avancer. Personne ne s’est donné la peine de déblayer cette route
perdue à peine fréquentée. Avec la fourgonnette de notre père, nous aurions pu passer. Mais là, ce
serait risqué. Dans nos sièges, sur le bas-côté de la route, nous fixons la route droit devant nous, le
tapis de neige immaculé à travers les arbres.
— On pourrait y aller à pied, suggère Ash.
En temps normal, j’aurais repoussé immédiatement l’idée. Mais je ne peux ignorer ce terrible
pressentiment qui me noue le ventre. Alors j’ouvre la portière et m’extirpe de la voiture. Je n’ai pas
vu les bleus de Chance, alors je les imagine, et je ne peux m’empêcher de me demander ce qui se
passerait si, un jour, son père décidait de… ne pas le laisser partir.
Cette simple pensée me glace le sang.
Le trajet à pied est lent, difficile, bras croisés, mains sous les bras, têtes baissées pour affronter le
froid et la neige. Dans l’obscurité, si nous avions été en voiture, nous aurions sûrement manqué la
bifurcation pour le lotissement. Des épaves et des véhicules abandonnés dans les champs sont à demi
enfouis sous la neige, et les mobile homes inoccupés semblent avoir été oubliés par le temps.
Le lotissement semble abandonné. Dans la maison de Chance, c’est le noir complet. Nous
frappons, attendons quelques minutes, frappons de nouveau. Recommençons. Personne ne répond.
Inutile de rester à attendre dans le froid qu’on vienne nous ouvrir. Abattus, nous rebroussons chemin.
S’il n’y a personne chez Chance, alors je veux repartir au plus vite de cet endroit horrible.
Alors que nous descendons les marches, Ash me saisit par le bras.
— Regarde !
Faisant volte-face, j’aperçois le mouvement infime du rideau de la fenêtre à côté à la porte.
— C’était sa mère, dit Ash. Elle est chez elle.
Et elle n’a pas souhaité nous ouvrir. Je remonte les marches et frappe de nouveau, plus fort cette
fois.
— Mrs. Harvey, ouvrez s’il vous plaît !
Là encore, seul le silence nous répond. Que fait-elle ? Pourquoi se cache-t-elle ?
— S’il vous plaît, je plaide avec insistance.
— Nous sommes inquiets pour Chance !
Ash colle son visage à la vitre pour essayer de voir à l’intérieur. Comme Tabitha Harvey persiste
à ne pas répondre, j’ouvre la porte moustiquaire, qui n’est pas verrouillée. Ash sursaute, les yeux
écarquillés.
— Qu’est-ce que tu fabriques ?
J’actionne la poignée. Elle ne bouge pas. Ce geste me tire de l’état second dans lequel je suis
plongé. Qu’est-ce que j’avais en tête ? Entrer de force et terroriser une femme en exigeant de savoir
où est son fils ? Je recule.
— Rien. Viens, allons-nous-en.
Nous nous attardons encore quelques secondes, pour tenter d’apercevoir la mère de Chance. Elle
ne refait pas l’erreur de se montrer.
Nous regagnons la voiture en silence. Il fait vraiment trop froid pour parler. Nous déblayons un
peu la neige qui, pendant notre absence, s’est accumulée autour des pneus, avant de monter dans le
véhicule et de mettre le chauffage. Ash plaque ses mains sur l’arrivée d’air.
— On peut dire que ç’a été productif ! Pourquoi elle se cache ?
— Aucune idée. Elle en a peut-être marre qu’on vienne. Et il est possible que Chance lui ait
demandé de ne rien nous dire.
Ash fronce les sourcils.
— Il ne ferait pas ça.
— Il y a une semaine, tu l’aurais cru capable de disparaître de la surface de la Terre ?
— Tu marques un point.
— Mais mon intuition me dit qu’il n’est pas chez lui. Et dans ce cas…
Je prends une profonde inspiration.
— … dans ce cas, il est quelque part dehors.
Dans l’habitacle, nous nous réchauffons, absorbés dans la contemplation de la neige qui tombe
sans discontinuer et l’obscurité alentour. Juste nous et les flocons qui s’amassent sur le pare-brise. À
penser à Chance, qui se cache quelque part dehors dans le froid.

*
* *

Notre père s’est endormi dans le canapé. Ash s’est éclipsée pour se changer, car nos jeans sont
mouillés. Je réveille mon père et l’aide à gagner sa chambre, avant de monter dans la mienne à
l’étage.
Il ne me demande pas où nous sommes allés. Il ne le fait jamais. Peut-être qu’une petite part de
moi le souhaiterait, car si nous répondions que nous sommes allés chez Chance, mais que ce dernier
n’était pas chez lui, cela déclencherait d’autres questions. Notre père est intelligent ; il comprendrait
que quelque chose cloche. Peut-être s’en doute-t-il déjà.
Je me sens perdu. Toute ma vie, mon père a été là pour moi, pour m’aider à gérer les épreuves les
plus difficiles. En fait, peut-être que le plus dur dans tout ce qui se passe, c’est d’avoir à affronter ça
seul.
Après avoir enfilé un pantalon de jogging et un T-shirt, je passe dire bonne nuit à Ash dans sa
chambre. Elle regarde des photos sur son appareil. Noël. Le Nouvel An. Chance, avec le nœud sur la
tête. Il sourit. Je m’assois sur le lit à côté d’elle.
— Il m’a emprunté mon vieil appareil, dit-elle sans lever la tête. Il m’a juré qu’il allait me le
rapporter. Alors, s’il a disparu sans le faire, est-ce que ça veut dire qu’il lui est arrivé quelque chose ?
— Tu t’inquiètes trop, je lui dis, en la prenant par les épaules, avant de déposer un baiser sur sa
tempe. Il va bien. Tout va s’arranger.
Elle acquiesce sans un mot. Rien de ce que je pourrai dire ne la convaincra ni même ne la
réconfortera, mais c’est tout ce que j’ai en stock, alors que j’ai les plus grandes difficultés moi-même
à croire que tout va s’arranger. Je reste jusqu’à ce qu’elle se glisse sous les couvertures, puis j’éteins
et je regagne ma chambre, en essayant de me persuader que le sommeil est probablement le meilleur
remède contre cette angoisse qui me ronge.
Je range un peu. Joue en ligne. Lis mes e-mails et réponds à un message de Rachel. Le lendemain
de son départ, je lui avais écrit pour m’assurer qu’elle était bien arrivée chez elle. Elle m’avait
informé qu’elle était bien rentrée. Son message était bref et sec, rien à voir avec ceux qu’elle m’avait
envoyés jusqu’à maintenant. Mais je devais m’y attendre. En toute franchise, je m’estime même
heureux qu’elle m’ait répondu. Si la situation avait été inversée, je ne suis pas sûr que j’aurais fait
preuve d’autant de gentillesse.
Je me lance dans une tentative de conversation un peu pitoyable, en lui demandant si elle a hâte de
retourner en cours après les vacances d’hiver. C’est le moins que je puisse faire. Ce n’est pas parce
que nous avons rompu que je n’ai pas d’affection pour elle, et je ne veux pas la perdre. Je n’ai pas
beaucoup d’amis. En tout cas d’amis proches, à part Ashlin, Chance et Rachel.
Au bout d’une heure à essayer de suivre un talk-show, j’éteins la télé et m’allonge, m’absorbant
dans la contemplation des étoiles au plafond. Les fichues constellations de Chance. Je me suis
toujours dit que si je ne les avais jamais retirées, c’était par égard pour mon père, pour le travail que
cela avait représenté de les accrocher. En réalité, c’est parce que Chance les adorait et que je n’ai
jamais pu me résoudre à affronter la déception dans ses yeux si jamais je les avais enlevées.
De la pointe de l’index, je suis le tracé des constellations, m’arrêtant sur ses préférées, non sans
me demander ce qui le fascine autant chez elles. La liberté qu’elles évoquent ? La distance par rapport
à son quotidien ?
Quel imbécile il fait ! Je ne parle pas de sa fascination pour les étoiles, mais de tout le reste. De
tous ses mensonges, et de toutes les fois où il n’a pas voulu de l’aide que j’aurais pu lui offrir – que je
lui aurais volontiers offerte. J’ai beau essayer, je n’arrive pas à envisager les choses de son point de
vue. S’il était depuis si longtemps dans cette situation terrible, pourquoi n’a-t-il pas cherché
désespérément à s’en sortir ? N’aurait-il pas été prêt à tout essayer ? Quelques années plus tôt, on
aurait retiré sa garde à ses parents, et il aurait été placé dans une famille d’accueil, mais je ne doute
pas une seule seconde que notre père aurait tout fait pour lui éviter ça. Il aurait pris Chance avec lui, et
les tribunaux ne l’en auraient probablement pas empêché. Pas un ex-flic comme lui à la carrière
exemplaire. Et maintenant que Chance est majeur, qu’est-ce qui l’empêche de partir ? Je n’arrive pas à
croire qu’il ait pu s’enfuir. Pas sans Ash et moi. Pas sans nous le dire.
Incapable de trouver le repos, je repousse les couvertures et me lève. Et s’il lui était arrivé
quelque chose ? Quelque chose de grave, d’irréparable ?
Je fais les cent pas dans ma chambre, essayant de soulager les fourmillements dans mes jambes,
une tension dans mon épaule. Devant la fenêtre, je m’arrête brusquement, saisi. Je me frotte les yeux,
persuadé d’être victime d’une hallucination.
Chance est sous la véranda, dans la neige, la tête levée vers ma fenêtre. Lorsque nos regards se
croisent, il porte un doigt à ses lèvres pour m’intimer le silence.
Pas facile de traverser la maison sans réveiller personne, mais j’y parviens. Chance m’attend à la
porte, de la neige jusqu’aux chevilles, dans ses chaussures qu’il porte sans chaussettes, et sans
manteau non plus. Je vais l’étrangler ! Apparemment quelqu’un s’en est déjà pris à lui. Il ne dit rien.
Je prends sa main frigorifiée et le conduis jusqu’à ma chambre, et il se laisse faire, plus docile que
jamais.
— Tu es gelé !
À cet instant, je suis trop bouleversé et soulagé pour lui reprocher toute l’inquiétude par laquelle
je suis passé.
Par ailleurs, je ne suis pas certain que la personne qui se trouve devant moi n’est pas un fantôme.
Il lâche ma main et s’assoit sur le lit. Il plie les doigts, comme s’il cherchait à retrouver une
sensation oubliée. Sur un côté de son visage, les restes d’ecchymoses sont visibles – probablement
celles dont m’a parlé Ash. Mais il y en a d’autres. Plus récentes. Elles apparaissent le long de sa
mâchoire, par-dessus les anciennes. Des bleus qui ont la forme de doigts autour de sa gorge. La
preuve indéniable que quelqu’un l’a agressé. Aucune excuse bidon possible. S’il essaie de me dire
qu’il est tombé, je crois que je serai capable de le frapper moi-même. Mais il garde le silence, et pour
le moment, je ne parviens pas à trouver les mots.
Mais, chaque chose en son temps.
Dans ma commode, je prends une paire de chaussettes et des vêtements. Quand je m’accroupis
pour l’aider à retirer ses chaussures à moitié gelées, je m’attends presque à voir ses orteils se
détacher. Ses pieds sont comme des blocs de glace. Je suis frigorifié rien qu’à les regarder.
J’essaie de réchauffer un peu sa peau, avant de lui enfiler les chaussettes qui se chargeront du
reste. Puis je me redresse, je lui marmonne des instructions, se lever, se changer. Il obtempère, il a
besoin de mon aide pour retirer sa chemise et son pantalon. Une opération qui aurait dû me paraître
étrange, mais mes yeux sont trop occupés à examiner le moindre centimètre carré de sa peau
découvrant les ecchymoses. Sur ses côtes. Un bras. Même son dos, quand il se tourne pour enfiler le
T-shirt sec.
Une autre, contre son omoplate, tout près du tatouage de la constellation du Dragon. Il
s’immobilise, le T-shirt dans la main, et je m’aperçois que je suis en train de toucher son tatouage. De
le toucher, lui. De suivre du doigt le dessin, qui semble être la seule partie indemne de sa chair pâle.
Il se tourne vers moi.
— Tu veux savoir pourquoi je me suis fait tatouer un dragon ?
Qu’est-ce qui cloche chez lui ? Il a disparu depuis des jours et débarque chez moi, des traces de
coups sur tout le corps, à peine vêtu dans la neige, et il me parle de dragon ? Ses yeux sont sombres et
distants, ses lèvres entrouvertes. Son expression est calme et contrôlée ; je vois ses doigts trembler
légèrement.
— C’est ta constellation préférée, je réponds. Elle l’a toujours été.
Il acquiesce.
— Tu te souviens de ce que tu portais le jour où on s’est rencontrés ?
C’était il y a une éternité. Comment le pourrais-je ? Je secoue la tête. Il vaudrait mieux que cette
discussion mène à quelque chose.
— Un T-shirt rouge.
Il pose la main sur mon torse, juste au-dessus de mon cœur, les doigts écartés.
— Avec un dragon sur le devant.
Contre sa paume, les battements de mon cœur s’accélèrent. Est-ce qu’il le sent ?
— Qu’est-ce que tu veux…
— Et le premier cadeau que tu m’as offert, tu te rappelles ce que c’était ?
— C’était il y a des années, Chance.
— Un dragon vert dans une boule à neige.
Oui, je m’en souviens, maintenant. C’était une babiole dénichée au magasin « Tout à un dollar ».
Le vert m’avait rappelé ses yeux, et j’avais utilisé mon argent de poche pour le lui acheter le
deuxième été chez notre père. Il l’avait pris dans ses mains avec beaucoup de délicatesse, comme si
même son souffle risquait de la briser.
— Sur le cahier qu’on se refilait tous les trois avec des petits mots et des cartes au trésor, l’été où
tu es parti, il y avait…
— Un dragon, je termine doucement.
D’autres choses, aussi, me reviennent tout à coup en mémoire. Une excursion au planétarium, un
été, pour que Chance puisse en apprendre plus sur les étoiles, notamment sur la constellation du
Dragon. Le livre sur les mythes liés aux dragons qu’il avait chipé dans un vide-grenier. Une boîte
déjeuner avec un motif d’étoiles, dans lequel il avait juré pouvoir reconnaître le tracé de la
constellation du Dragon.
— Certaines civilisations orientales les considéraient comme des protecteurs. Comme les
gardiens de la Terre, des porte-bonheur, tout ça.
Comme hypnotisé, il fixe ses doigts sur mon torse. Sa main s’est réchauffée à mon contact.
Je m’écarte, exaspéré. Il pourrait encore tendre la main et me toucher, mais il s’en abstient.
— Où tu veux en venir ?
Son regard est dur quand il le lève vers moi.
— À dix ans, j’ai rapporté cet oisillon qu’on avait trouvé dans le ruisseau, tu t’en souviens ? Celui
que je pensais pouvoir sauver.
Dans la pièce, la température chute.
Je veux cesser de le regarder, regarder ailleurs, mais je suis cloué par son regard acéré et distant.
— Le lendemain, tu m’as demandé ce qu’il lui était arrivé, et je t’ai répondu que je lui avais rendu
sa liberté. En fait, mon père l’a trouvé dans ma chambre et a piqué une crise. Il l’a lâché dans les bois
et m’a frappé si fort que je n’ai pas pu aller nager avec vous pendant des semaines.
Il éclate de rire – un rire bref, faible – et se détourne, se passe la main dans les cheveux.
— C’était toujours à cause d’une connerie sans importance. Quelque chose que j’avais laissé là où
il ne fallait pas. Ou quand je ramenais à la maison un petit animal qui avait besoin de moi. Il valait
mieux que je parte le plus souvent possible, et j’ai pensé… qu’il suffisait que je m’accroche. Que ça
irait mieux. Jusqu’à…
Je sais maintenant où il veut en venir. Je le sais. Mais je ne veux pas qu’il le dise.
— Chance, je t’en prie…
Il ne se tourne pas.
— Quinze ans. Où m’avez-vous trouvé, cet été-là ?
Je m’appuie au montant du lit, résistant à l’envie de m’asseoir. Près de Harper ’s Beach. Les
falaises d’où on apercevait l’île et, tout en haut, trop près du bord, Chance, fixant l’eau et le ciel, et
tout ce qui se trouvait entre les deux.
— J’essayais d’imaginer comment c’était de voler, explique-t-il d’une voix rêveuse. J’étais sur le
point de sauter. Personne ne m’aurait retrouvé. Même si j’avais survécu à la chute, j’aurais été trop
blessé pour remonter. La marée m’aurait emporté, et personne n’en aurait jamais rien su.
Je me souviens.
Je me souviens qu’Ash et moi étions arrivés tard. Enfourchant nos vélos, nous avions effectué le
long et pénible trajet jusqu’à la plage sans en parler à notre père, car c’était le seul endroit, à part le
ruisseau, où nous pouvions aller dans l’espoir de trouver Chance.
Comme j’aimerais croire qu’il me ment encore ! Mais les pièces du puzzle s’assemblent trop
bien. Ash avait aperçu son T-shirt jaune vif à travers les arbres, à l’écart du sentier. Nous avions laissé
nos vélos pour nous précipiter jusqu’à lui, hurlant son prénom. Debout en haut de la falaise, au bord
du précipice, Chance avait les bras écartés et les a lentement baissés en se tournant vers nous.
— Ça, c’est du timing, avait-il dit.
Je me souviens de ses yeux hagards. Je me souviens d’avoir pensé qu’il sauterait si je ne faisais
ne serait-ce que murmurer son prénom. Je repense à notre soirée du Nouvel An, au malaise qui
m’avait saisi en le voyant si près de la corniche. Je l’avais tiré en arrière.
Il a raison. Il aurait pu sauter, et personne n’en aurait jamais rien su.
— À cette époque, ajoute Chance, j’étais sûr de tenir le coup tant que je savais que vous alliez
revenir. Toi, Ash, Mr J… Vous êtes mes seuls bons souvenirs, Hunter. Puis il y a eu ces quelques
années où vous n’êtes pas venus, et même si je comprenais pourquoi, je ne pouvais m’empêcher de
penser que tu m’avais abandonné et que tu ne reviendrais jamais.
Je voulais de la franchise, je suis servi. Mais je ne suis pas bien sûr de ce que je peux encore
encaisser. Je me sens faible sur mes jambes. Je me laisse tomber sur le lit.
— Que t’est-il arrivé ?
Chance lève un doigt et secoue la tête.
— Je me suis fait tatouer un dragon en souvenir de toi. Pour me rappeler que le garçon que
j’aimais reviendrait un jour et qu’il serait toujours là pour moi.
Il esquisse un sourire las et lève les yeux au plafond. Vers les étoiles.
— Ça doit te paraître ridicule.
Je ne sais que dire. Je ne sais que penser. Si ce n’est…
— Tu ne m’aimes pas.
Son sourire s’évanouit.
— Désolé. J’oubliais que tu sais mieux que moi ce que je ressens.
— Non, je réplique d’un ton dur. Tu ne m’aimes pas, Chance. Si c’était le cas, il n’y aurait pas
tous ces secrets. Tu ne m’aurais pas caché tant de choses. Tu m’aurais parlé.
Il se tourne vers moi, et son visage tuméfié est bouleversé.
— Quand j’étais petit, très petit, ma mère m’a promis qu’elle et moi, on partirait loin de lui. Elle
venait d’hériter d’un lot de Barbie. Des éditions Collector, j’imagine, qui valaient pas mal de fric,
parce qu’elles étaient en super bon état. Pendant trois mois, tout ce à quoi j’ai pensé, c’est qu’elle
allait vendre ces fichues poupées pour qu’on puisse se barrer. Puis… pour une raison que j’ignore,
elle en a parlé à mon père. Je les ai entendus parler de ce qu’ils pourraient faire avec l’argent. Eux.
Je commence à comprendre.
— Le jour où on t’a rencontré… les Barbie avec lesquelles tu jouais…
Il s’en était débarrassé. Parce qu’il refusait que son père puisse profiter de l’argent qui était censé
le sauver.
Il s’installe sur le lit à côté de moi. Sa peau est encore froide, mais moins qu’avant.
— Et ce n’est pas parce que mon père n’avait pas d’argent. C’est un super mécanicien. Mais il
crame tout au jeu, en drogues, ou tout ce qui lui fait envie. À cause de lui, on a perdu notre jolie
maison, notre voiture, et dès que quelque chose ne marche pas comme il veut, il s’en prend à ma mère
et à moi. C’est pour ça que je ne pouvais pas partir. Il fallait que quelqu’un soit là pour la protéger.
Elle est ma seule famille, et je l’ai laissée tomber.
Je cherche sa main, j’entoure son poignet fin, un doigt après l’autre.
— Tu ne l’as pas laissé tomber. C’est elle qui aurait dû te protéger, Chance. Pas l’inverse. C’est
autant la faute de ton père que celle de ta mère.
Ses épaules s’affaissent comme si un poids venait d’en être enlevé.
— Je ne sais plus ce que je fais. Je suis si fatigué, Hunter. J’ai tellement voulu que ça change.
Il y a tant de choses à dire. Toutes ces choses que j’ai pensé dire ces dernières semaines. Des
paroles rassurantes, des paroles de réconfort… mais en cet instant, rien ne me vient à l’esprit, si ce
n’est :
— Ça va aller. Je vais prendre soin de toi. Laisse-nous t’aider.
Il secoue la tête, esquisse un faible sourire. Lentement, il passe le bras autour de mes épaules et
approche sa bouche de mon oreille.
— Est-ce que tu m’aimes ?
Un frisson court dans mon dos. Nous y voilà. Le moment de vérité. Je repense à Rachel sur le
trajet de l’aéroport, à la nuit où je lui ai dit accidentellement que je l’aimais, parce que toutes mes
pensées, toute mon attention étaient dirigées vers Chance, si beau, dehors, dans la neige. Je sens un
chatouillement sur mes lèvres en repensant à son baiser, puis aux baisers de Rachel, et comment
ensuite je n’ai pu m’empêcher de comparer les deux.
Chance est totalement immobile, mais je sens sa poitrine se soulever et s’abaisser contre moi ; je
ne vois pas son visage car nous sommes joue contre joue, et c’est peut-être une bonne chose. Sinon,
je doute même de pouvoir articuler le moindre mot.
Alors qu’il n’y a pas plus simple comme question, en fait. Je ne cesse d’y réfléchir, pourtant c’est
évident. Simplement, cette vérité me déplaît, car elle est terrifiante. Elle me met en position d’être la
seule personne au monde capable de sauver Chance Harvey, et que faire de cette responsabilité ? De
cette attente ? Comment s’ouvrir totalement à quelqu’un en qui on ne peut avoir confiance ?
Il ne me demande pas si c’est une bonne idée, ou ce que je compte faire. Seulement si je l’aime, et
je lui dois d’être honnête. Je le dois peut-être aussi à Ashlin, pour m’avoir encouragé, même si cela a
dû lui briser le cœur.
— Oui, je murmure, et les mots accrochent dans ma gorge. Je t’aime.
Il s’écarte, les yeux écarquillés, les lèvres entrouvertes. Presque étonné. Comme il s’attendait à
tout sauf ça. Je fouille son regard, cherchant désespérément quelque chose à dire pour me sentir
moins vulnérable. Je n’y parviens pas, et il se penche vers moi pour m’embrasser.
Ce n’est pas différent de la dernière fois au réveillon du Nouvel An. L’excitation et la peur qui
s’insinuent dans la moindre fibre de mon corps et provoquent une montée d’adrénaline. À ceci près,
maintenant, qu’il y a cette absence de culpabilité vis-à-vis de Rachel. Je n’ai pas la moindre idée de ce
que je suis en train de faire, mais j’embrasse le garçon que j’ai envie d’embrasser depuis des années.
Il prend mon visage dans ses mains, et je l’enlace, je veux l’attirer plus près. Je pense alors que je
risque de lui faire mal, à cause de ses bleus, mais il ne dit rien, et je ne pense plus alors qu’à
l’embrasser comme il le mérite. Je suis frappé par le contraste entre la chaleur de sa bouche et le
froid de ses lèvres.
Mes mains agrippent son bassin, et je perçois la différence par rapport à Rachel. C’est différent.
Mieux. Parce que c’est Chance. Je sens tout de lui. La moindre de ses respirations. Le moindre
battement de son cœur, qui se confond avec le mien. Sa bouche, la chaleur et la lumière qu’elle
diffuse, comme une étoile, dans toutes les fibres de mon corps.
Je ne sais pas ce que nous sommes en train de faire. Si c’est bien ou mal. Si même je m’en soucie
encore.
Il n’y a plus que lui qui compte. Le contact vrai de son corps, le goût de sa bouche, ses soupirs
contre mes lèvres quand nous nous allongeons, moi sur lui, sur le lit. Et peu importe mon inquiétude,
ou mon incertitude. C’est bon. Il n’y a que Chance et moi. Deux êtres venus de la même étoile il y a
des milliards d’années, qui se sont cherchés l’un l’autre dans l’immensité de l’univers, et qui viennent
seulement de se trouver.
— Tu seras en sécurité avec moi, je murmure contre ses lèvres. Je te protégerai. Je te le promets.
Sa bouche se courbe en un sourire triste. Ses mains me caressent le torse, les épaules, se glissent
dans mes cheveux. Comme s’il dessinait la carte de mon corps. Je me lance dans l’exploration du
sien. Soudain il grimace, j’ai touché une ecchymose.
Je m’écarte immédiatement, et le reste du monde se rappelle à moi.
— Désolé, je…
— Tais-toi.
Il rit et m’attire contre lui, j’ai la tête sur son épaule. C’est bizarre, nos corps ne s’adaptent pas
comme les pièces d’un puzzle magique. Le sien ne se moule pas au mien comme celui de Rachel.
Mais c’est parfait, et je ne dis rien.
Il regarde vers les étoiles du plafond, les yeux mi-clos, et me caresse les cheveux d’un air absent.
— Tu as vu comme la constellation du Dragon brille, dit-il.
Ce ne sont que des étoiles en plastique. Mais si ça le rend heureux, je ne vois pas pourquoi je le
contredirais. Je ferme les yeux, même si m’endormir est la dernière chose que j’aie en tête. D’ailleurs
je ne pense pas en être capable.
— Tu vas rester, hein ? On parlera à papa demain ?
Il me répond par un grognement qui n’est pas un oui, avant de dire :
— Peut-être.
Je ne pourrai probablement rien en tirer d’autre.
Il enfouit son visage dans mes cheveux et inspire longuement.
— Redis-le.
— Quoi ?
— Que tu m’aimes.
Avec mes jambes, j’essaie de remonter les couvertures sur nous. Il va me falloir un peu de temps
pour m’habituer à ce genre de choses.
— Oui, je t’aime.
— Quoi qu’il arrive ?
— Oui, Chance. Quoi qu’il arrive.

*
* *

Le lendemain matin, Chance n’est plus là.


Son côté du lit est encore chaud ; il n’est donc pas parti depuis longtemps. Je roule sur le côté en
grognant, je me passe les mains sur le visage, et songe que j’ai peut-être rêvé tout ce qu’il s’est passé
la nuit dernière.
Mais les vêtements que Chance m’a empruntés ont disparu, tout comme ceux qu’il portait en
arrivant chez moi. Il doit bien m’avoir piqué un quart de ma garde-robe au fil des années.
Aujourd’hui, je me demande si c’était par nécessité – parce qu’il en avait besoin et n’aurait jamais osé
me le demander – ou parce que ça le faisait se sentir plus proche de moi. Peut-être les deux.
Je me lève, un peu sonné. Et maintenant ? Que va-t-il se passer ? Chance est-il retourné chez lui ?
Si c’est le cas, il faut que je m’habille et que j’aille le rechercher là-bas. Une fois pour toutes.
Ash dort encore. Elle râle quand j’entre dans sa chambre en l’appelant, mais il suffit que je dise
« Chance était là hier soir » pour qu’elle se redresse, essaie de mettre en ordre ses cheveux tout en
repoussant les couvertures, et cherche malgré sa voix pâteuse à paraître plus alerte qu’elle ne l’est.
— Pourquoi tu ne m’as pas réveillée ?
— Il ne voulait pas qu’on le voie.
Ce qui est un demi-mensonge, parce que bien sûr il voulait me voir, moi. Et s’il avait voulu voir
Ash, il l’aurait dit. Il est comme ça.
— Viens. On va aller le chercher chez lui et le ramener ici, même si on doit enfoncer la porte.
— Ça ne paraît pas très légal, tout ça, murmure-t-elle.
Néanmoins, elle me pousse vers la porte pour que je la laisse s’habiller.
Dix minutes plus tard, nous descendons l’escalier, avec l’intention de partir sur-le-champ en
faisant l’impasse sur le petit déjeuner. À mi-hauteur, j’entends la voix de notre père, et depuis le salon,
nous le voyons à la porte d’entrée, en train de parler à deux hommes en uniforme. Je reconnais
vaguement l’un d’eux, un certain Roger, un collègue policier et ami de notre père. L’autre type est
plus jeune. Pas mal.
Ils nous aperçoivent, et leur expression sombre m’informe qu’il ne s’agit pas d’une visite de
courtoisie. Notre père se tourne vers nous, le visage fermé et inquiet. La peur me submerge, enserrant
mon cœur.
— Papa ? dit Ash. Qu’est-ce qu’il se passe ?
Notre père regarde Roger, qui répond :
— Nous cherchons Chance Harvey.
Un son étranglé sort de ma bouche. Ils le cherchent. C’est un cran au-dessous de : il a été retrouvé
mort dans un fossé la nuit dernière. Pas génial, mais ça pourrait être pire. Je réfléchis. Avant que je
puisse répondre, Ash secoue la tête.
— On ne l’a pas vu depuis plusieurs jours. On a essayé de le joindre. Il s’est passé quelque
chose ? Il va bien ?
Elle est plus douée que moi pour mentir. Je fixe les deux officiers et mon père, sans ciller, en
essayant de garder mon calme. De réfléchir de façon logique. Qu’a-t-il bien pu se passer ?
Prenant une grande inspiration, mon père annonce :
— La mère de Chance a été assassinée.
Ashlin

Je suis sonnée. Comme si j’avais percuté un mur de brique. Hunter s’effondre sur le canapé, la
tête baissée, ses mains fourragent dans ses cheveux. Doucement, je m’assois auprès de lui et tend la
main vers la sienne. Je le laisse me la serrer aussi fort qu’il en a besoin. J’en ai besoin moi aussi.
— Sa mère, je répète. Ça n’a pas de sens.
Papa fait entrer les agents de police et referme la porte. Lui aussi vient s’asseoir à côté de Hunter,
pour rester près de nous. Roger prend place dans le fauteuil de papa, tandis que son collègue reste
debout.
— Écoutez, dit Roger d’une voix douce en s’adressant à nous, tout ce que vous pourrez nous dire
nous aidera considérablement.
Oh, il y a quantité de choses que nous pourrions lui dire. Je me demande maintenant si nous avons
bien fait de taire la présence de Chance ici la nuit dernière. Aurions-nous pu lui servir d’alibi ? A-t-il
seulement besoin d’un alibi ?
— Nous ne l’avons pas vu depuis plusieurs jours, je répète. On a été un peu… Il a été… Il se
passait des trucs chez lui, et on s’est dit qu’il avait des choses à gérer.
— Quel genre de trucs ?
Mon frère et moi échangeons un regard.
— Il est suspect ? je demande.
— C’est une éventualité, répond le plus jeune des agents de police. Mais commençons par le
commencement : nous aimerions savoir s’il va bien. À en juger par l’état de la maison, on peut
supposer qu’il y a eu lutte, et Zeke Harvey lui aussi a disparu.
Roger lance un coup d’œil à son coéquipier, comme si ce dernier en avait trop dit, avant
d’ajouter :
— Chance doit venir au poste pour répondre à des questions. Nous ne pouvons écarter aucune
hypothèse.
— Chance ne s’en serait jamais pris à sa mère, martèle Hunter. S’il devait s’en prendre à
quelqu’un, ça serait à son père.
Roger pose les coudes sur ses genoux, les mains jointes.
— Et qu’est-ce qui te fait dire ça ?
Je ferme les yeux, sachant que jamais Hunter n’aurait dit une chose pareille s’il n’avait envisagé
de dérouler toute l’histoire. Maintenant, que Chance le veuille ou non, nous allons éventer son secret.
Hunter fixe ses mains, une expression indécise sur le visage.
— Parce qu’il se fait tabasser par son père, finit-il par dire.
*
* *

Il nous faut deux heures pour raconter à Roger et à Allen – son coéquipier – tout ce qui nous
paraît utile. Enfin, utile à Chance. Nous veillons bien à ne rien dire qui puisse le desservir. Ce n’est
pas mentir. Pas vraiment, en tout cas. Nous savons que Chance n’est pas coupable, et cela ne sert à rien
de donner à la police des raisons de le harceler. Je me sens toujours tiraillée. Si nous leur avouons
maintenant que nous avons menti et que Chance était ici la nuit dernière, ils pourraient mettre en doute
tout ce que nous leur avons dit. Ils ne nous donnent que très peu d’informations sur le meurtre. Nous
savons seulement que c’est arrivé hier, dans l’après-midi ou en soirée, et que les voisins ont signalé
avoir entendu un coup de feu. Il semble logique de déduire que ce coup de feu a été fatal à la mère de
Chance.
Apparemment, c’était peu de temps après notre passage. Il est possible que nous soyons même les
dernières personnes à avoir vu Tabitha Harvey en vie.
Quand les policiers repartent, Hunter est lessivé, et papa n’a pas décroché un mot. Dès que la
porte d’entrée se referme, il se lève et gagne la cuisine en boitillant. Sans rien dire. Hunter et moi le
suivons.
— Papa ? je dis.
Il nous tourne le dos, il prépare un café. Ses gestes sont emprunts de lourdeur. Puis, au bout d’un
instant :
— Je n’ai rien vu.
— Nous non plus, murmure Hunter.
— Vous étiez des gosses. L’adulte, c’était moi. Je voyais davantage Chance que ses propres
parents, et j’aurais dû reconnaître les signes. J’ai toujours su qu’il n’était pas heureux chez lui, mais
ça…
Il secoue la tête. Il s’en veut. Je déteste le voir comme ça. Ce n’était pas sa faute. Comme il
s’énerve sur la cafetière, je le pousse doucement. Il soupire et va s’asseoir à la table de la cuisine en
traînant les pieds.
— J’ai essayé quelquefois de lui parler… je lui demandais si ça se passait bien… Il a toujours
changé de sujet.
— C’était pareil avec nous, je dis.
Hunter s’assoit en face de papa.
— Tu ne crois pas… qu’il ait pu le faire ?
Papa croise les mains sur la table en soupirant.
— Chance n’est pas le seul suspect.
Ce n’est pas un « non », mais ce n’est quand même pas un « si ». Je m’en contenterai.
— Son père…
— Zeke Harvey, acquiesce papa, l’air grave. Il est mécanicien dans un garage en ville, a dit
Roger. Je n’y suis jamais allé, mais je suis passé devant de nombreuses fois. Il a une certaine
réputation…
— C’est forcément lui.
Hunter se relève, trop agité pour rester assis.
— C’est sûr. Il tabasse Chance depuis toutes ces années, et on a vu sa mère, pas vrai, Ash ? Elle est
flippée. Ça ne m’étonnerait pas qu’il la frappe aussi. Chance a dit que, toutes ces années, il avait
essayé de la convaincre de quitter son mari, et peut-être qu’elle était sur le point de le faire et qu’il l’a
découvert…
Papa lui lance un regard pensif.
— Quand est-ce qu’il t’a raconté tout ça ?
Quand Hunt ouvre la bouche pour répondre, il se ressaisit au dernier moment avant de dire hier
soir. Même si papa souhaite de tout son cœur protéger Chance, il n’approuverait absolument pas notre
décision de mentir à la police.
— Je ne sais plus. La dernière fois qu’on s’est vus.
— Hmm.
Je place une tasse de café fumant devant lui. Il la fixe, comme s’il n’était pas tout à fait sûr de ce
qu’il devait en faire.
— Roger me tiendra informé des développements de l’enquête. Ce dont j’ai besoin, c’est que tous
les deux, vous essayiez de retrouver Chance. Si vous le voyez ou lui parlez, vous me tenez au courant,
compris ? À l’heure actuelle, la meilleure chose qu’on puisse faire pour lui, c’est l’amener à
coopérer avec la police pour se disculper.
Hunter et moi échangeons un regard. Amener Chance à coopérer avec la police ? Ce n’est pas
gagné.

*
* *

Les deux jours qui suivent, je me fais porter pâle au boulot. Quand j’y retourne le troisième jour,
tout le monde se tait à mon arrivée. Je mets une bonne vingtaine de minutes avant de comprendre que
les flics ont dû se présenter ici, à la recherche de Chance, qu’ils ont appris qu’il n’était plus venu
travailler depuis quelque temps et qu’il avait été renvoyé. Du moins il l’aurait été, si Deb avait pu lui
mettre la main dessus.
Deb m’entraîne dans un bureau à l’arrière, le temps de me dire :
— J’espère que ce qu’il se passe avec Chance n’a rien à voir avec toi et que cela ne va pas affecter
ton travail.
Je rêve ! Elle pense vraiment que je pourrais avoir quelque chose à voir dans tout ça ?
— Je ne le cache pas dans ma poche, si c’est que vous pensez, je réplique d’un ton ferme.
Deb me fixe sans répondre. Génial, même ma chef me traite comme une lépreuse. Je vais
reprendre mon travail.
En passant mon tablier, je décide de faire profil bas et de me concentrer sur mon travail. C’est
mieux pour Chance. Et pour moi aussi si je veux garder ce job. Vivement que cette journée se termine
pour que je puisse me tirer et continuer à chercher Chance. Je songe que Hunter, lui aussi, est allé
travailler, et qu’il doit être aussi peu concentré que moi.
Toute la journée, j’envoie des textos à Chance, dès que je trouve un instant pour sortir mon
téléphone. Cela fait trois jours. Je ne sais pourquoi, chaque fois, je crois de façon un peu magique
qu’il va me répondre. Mais les flics ne l’ont pas retrouvé, et n’ont pas non plus retrouvé Zeke, ce qui
n’est bon signe pour aucun des deux.
Pour ma pause déjeuner, je m’isole à l’arrière du bâtiment avec mon sandwich et une barre de
céréales. Aucune envie d’aller dans la salle de repos. Avant, je déjeunais avec mes collègues,
aujourd’hui je ne peux même pas y aller pour m’asseoir un instant sans qu’on me regarde comme une
bête curieuse. Quelle que soit la façon dont c’est arrivé, une personne est morte. Je n’étais peut-être
pas la plus grande fan de Mrs. Harvey, et elle n’aurait pas remporté le prix de la mère de l’année,
mais quoi qu’il en soit, c’était un être humain. Elle ne méritait pas ça. Mais ça n’empêche pas les gens
d’y aller de leurs commérages, et je ne tiens pas à les subir.
Du coup, c’est dehors et seule. Je travaille en soirée, de sorte que, techniquement, la pause
déjeuner est une pause dîner. Bien qu’il fasse trop froid dehors pour profiter vraiment de cette pause,
je grignote ma barre de céréales, parce qu’il faut bien que j’avale quelque chose, tandis que je vérifie
encore sur mon téléphone si j’ai un appel en absence ou un texto que je désespère de recevoir un jour.
— Si tu ne comptes pas manger ton sandwich, je peux l’avoir ?
En entendant la voix de Chance, je tourne si vivement la tête que je me cogne contre le mur. Je
grimace en me frottant la nuque, j’en ai les larmes aux yeux et ma vue se brouille alors qu’il s’assoit
à côté de moi.
— Tu t’es pas ratée ! Ça va ?
— Si ça va ? j’articule avec peine, en frottant la bosse en train de se former. Si ça va ? Espèce de
connard ! T’étais où ? Les flics te cherchent partout !
Chance porte sa parka, capuche relevée. Qui ne suffit pas à dissimuler les ecchymoses. Je
comprends pourquoi Hunter était aussi bouleversé. Ça vire au marron et au jaune – ça guérit, mais
lentement. Il hausse les épaules.
— Ici et là. Qu’est-ce qu’on t’a raconté ?
— Que ta mère a été assassinée.
Je l’observe.
À part une lueur fugace de chagrin qui passe dans ses yeux, il ne réagit pas.
— Tu dois aller trouver la police, Chance. Et leur raconter tout ce que tu sais. Ils te croient soit
mort, soit suspect.
— Et me faire arrêter ? dit-il avec une grimace. Je ne crois pas, non !
— Pourquoi est-ce que les flics t’arrêteraient si tu n’es pas coupable ?
— Parce que je suis toujours suspect. Et je suis prêt à parier qu’ils trouveraient un moyen de me
garder.
— Uniquement parce que tu cherches toujours à t’enfuir. Si tu étais allé les trouver tout de suite, il
n’y aurait pas eu de problème.
Il soupire tout en entortillant, l’air absent, une mèche de mes cheveux. Le geste, si familier, me
rappelle cruellement à quel point tout, quelques jours plus tôt, était normal.
— Tu sais, c’est ma parole contre la sienne. On était tous les deux sur place.
Immédiatement, ma colère retombe. Je suis totalement vidée.
— Tu étais là… ?
Il hausse les épaules, le regard dans le vague. Il est assis juste à côté de moi, mais je le sens à des
kilomètres. Sans parler des ecchymoses, il a les traits tirés, fatigués, et les yeux rougis.
— Chance.
— Quoi ?
Je passe mes mains autour de son bras, et je le vois grimacer.
— Parle-moi.
— Il n’y a pas grand-chose à dire. Les flics doivent attraper mon père et le mettre en prison.
C’est bref, mais son intonation change à la mention de son père.
— Je n’ai rien à voir avec tout ça, ajoute-t-il.
— Tu ne peux pas fuir et les éviter jusqu’à ce que ton père soit inculpé. Ce n’est pas comme ça
que ça marche. Tu as peur, et je comprends, moi aussi, j’aurais peur. De fait, j’ai peur. Mais fuir et
ignorer ce qui se passe ne va pas arranger les choses. Tu viens de perdre ta mère, et tu détiens peut-
être des preuves susceptibles d’aider à coincer le coupable.
Il finit par me regarder, avec un sourire triste.
— J’ai bien des preuves, mais pas sur moi.
Je fronce les sourcils.
— Quelles preuves ?
Haussement d’épaules.
— Peu importe.
Je résiste à l’envie de le frapper avec le reste de ma barre de céréales. Perdre mon calme ne
servirait à rien.
— Tu dois aller trouver la police.
— Et si je n’y vais pas (il prend le sandwich auquel je n’ai pas touché, le met dans la poche de sa
parka et se lève), tu vas les appeler pour leur dire où me trouver ?
Je relève la tête. Dans sa bouche, ce n’est pas un défi. Ce n’est qu’une question, simple et directe.
Tu me dénoncerais ? Tu me crois coupable ?
Comme je garde le silence, il poursuit.
— Si mon père me retrouve, il me tuera. Si je suis arrêté, même pas longtemps, il disparaîtra, et
jamais on ne le retrouvera. Tant que je suis en liberté et en fuite, il me cherchera, et il finira par faire
une erreur et par se faire prendre.
À cet instant, je le hais presque de me faire ça. De me forcer la main – de me forcer à choisir
entre la loi et ce qui est juste pour lui. Parce qu’il a peut-être raison. Ensuite ? Si Chance est arrêté et
que, le temps qu’il soit disculpé, Zeke Harvey s’enfuit, Chance devra-t-il passer des semaines, des
mois, des années à regarder sans cesse autour de lui, à se demander quand son père le retrouvera ?
D’un autre côté, si Chance se cache, que se passera-t-il si Zeke le retrouve ? Il n’aura personne pour
le protéger.
Épuisée, je me passe la main sur le visage. Que ferait Hunter ? Je n’en ai pas la moindre idée. En
fait, je ne crois pas que lui non plus saurait quoi faire. Alors, je ne réponds rien.
— Vous deux, vous devez arrêter de me chercher, déclare Chance, en commençant à s’éloigner,
les mains dans les poches. Sinon, vous aurez des ennuis.
Il tourne le coin de la rue, et je me retrouve seule, sans sandwich, avec la moitié d’une barre de
céréales, et plus de questions que de réponses.
Hunter

Mon père me tuerait s’il me voyait en ce moment, assis dans ma voiture devant le garage qui
emploie Zeke Harvey. Il s’en voudrait aussi de nous avoir révélé où travaille le père de Chance. Non
qu’il nous ait donné le nom du garage, mais il n’y en a pas beaucoup dans cette partie de la ville. Cela
confirme ce que Chance m’a dit la nuit dernière sur le métier de son père. Les mécaniciens gagnent
bien leur vie. À ce stade, j’imagine qu’il n’a plus rien à cacher. Aucune raison pour lui de continuer à
mentir.
Je ne sais pas trop pourquoi je suis ici, si ce n’est faire le peu qui est en mon pouvoir pour
trouver Chance… ou Zeke. Ce qui est stupide. C’est le dernier endroit où Chance ou son père
choisiraient d’aller se cacher. Nul doute que les flics sont déjà passés ici. Ils doivent même surveiller
les lieux et ont sûrement demandé aux autres mécaniciens de leur signaler tout ce qui pourrait leur
paraître suspect.
Me pointer dans le garage en leur demandant où est Zeke ? Ouais, je parie qu’ils pourraient
signaler mon comportement comme suspect.
Tout comme mon stationnement sur ce parking. Je devrais vraiment aller chercher Ash à son
travail, mais je n’arrive pas à me sortir de la tête que je dois continuer les recherches. Et que je
devrais savoir précisément par où commencer.
Je suis tellement concentré sur le garage et les visages étrangers qui y entrent et en sortent que je
ne remarque pas Roger, jusqu’à ce qu’il cogne à la vitre de ma voiture. Je sursaute, affolé, et j’abaisse
la vitre.
— Ah, Roger ! Bonjour.
De tous ses collègues, Roger est celui que mon père considérerait comme un véritable ami. Ils ont
été coéquipiers. Roger nous offrait des glaces et des bonbons, quand on n’avait pas le droit d’en
manger, se justifiant par un : « Si moi, je n’ai pas le droit de vous gâter, qui l’a ? » Isobel mise à part,
c’est lui qui a aidé le plus mon père pendant sa convalescence. Même si nous ne l’avons pas vu depuis
plusieurs années, je le considère comme une sorte d’oncle éloigné. Et à le voir froncer les sourcils, je
me ratatine dans mon siège.
— Ai-je vraiment envie de savoir ce que tu trafiques ici, Hunter ? demande-t-il.
— Je voulais juste…
Si seulement je savais mieux mentir… Mais de toute façon, Roger s’en rendrait sûrement compte.
Mieux vaut dire la vérité.
— Je m’inquiète pour Chance.
Il lisse sa moustache, et son expression agacée s’adoucit un peu.
— Hunter…
— Il pourrait être partout. Et si Mrs. Harvey n’était pas la seule victime ?
À cette idée, je sens ma gorge se serrer, et ma voix tremble quand j’ajoute :
— Et s’il était mort quelque part dans les bois ? Ça ne lui ressemble pas de disparaître sans rien
nous dire, à Ash et à moi. S’il n’est pas blessé, alors il se cache. Et il a peur.
Roger écoute patiemment, les bras croisés, en acquiesçant.
— Je comprends, Hunter, je t’assure. Mais tu penses vraiment que tu le trouverais ici ? Qu’en
penserait ton père ?
Je fixe l’enseigne du garage, sa peinture écaillée, comme s’il n’y avait rien de plus fascinant au
monde.
— Et vous, qu’est-ce que vous faites ici ? Vous avez une piste ?
Un sourire amusé naît sur ses lèvres.
— J’ai bien peur que non. Je suis juste venu voir les employés.
— De toute façon, même si vous aviez une piste, vous ne me le diriez pas.
Il en parlerait peut-être à mon père. Mais certainement pas à moi.
Roger secoue la tête.
— Fiche le camp d’ici, Hunter. On se verra plus tard. Et arrête de jouer les détectives.
Il donne une tape sur le toit de la voiture et recule, il attend que je démarre. Dans le rétroviseur, je
le vois qui me regarde partir. Pour s’assurer, j’imagine, que je prends bien la direction de chez mon
père.
J’ai vingt minutes de retard quand j’arrive pour chercher Ash à son travail, et elle m’attend
dehors, la tête basse, un peu de neige sur son manteau et ses cheveux. Coupable, je monte le chauffage
à fond dans la voiture quand elle se glisse, frissonnante, sur le siège passager.
— Je suis désolé. Je n’ai pas vu l’heure passer.
— Ce n’est pas grave, murmure-t-elle. C’est pas comme si ça caillait dehors.
Elle est ronchon ; je le serais aussi. Mais ce n’est pas seulement parce que j’ai tardé à passer la
prendre. Elle se tourne de façon à me signifier que ça ne va pas et qu’elle n’a aucune envie d’en
parler. Mais, alors que j’engage la voiture dans notre rue, je décide que je n’ai pas la moindre envie
aujourd’hui de me conformer à ces règles implicites.
— Mauvaise journée ? je demande.
Elle acquiesce en grommelant.
— Pas toi ?
Depuis que nous avons appris pour Mrs. Harvey, toutes nos journées sont cauchemardesques.
Certes, je n’appréciais pas beaucoup cette femme, mais ce n’est pas pour ça que je désirais sa mort. Et
puis, penser que Chance se retrouve seul à gérer ça me rend malade.
— Le boulot, ç’a été. Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
— Dans ce cas, tes collègues sont plus sympas que les miens.
Elle s’écarte encore, et presse son front contre la vitre.
Je grimace.
— Les flics sont venus interroger tout le monde, c’est ça ?
— Tout le monde le connaissait, alors chacun y va de ses conclusions. Et ils essaient de me faire
parler de ce qu’il s’est passé. Ou me faire dire si je sais où il se trouve.
— Je suis désolé, je dis en m’engageant dans l’allée pour me garer derrière la fourgonnette de
notre père. Mais je suis sûr qu’il va bien.
— Je l’ai vu aujourd’hui.
Elle ouvre la portière pour descendre. Je reste derrière le volant, estomaqué. Puis je coupe le
moteur et me précipite derrière elle.
Je la rejoins dans l’entrée où je la trouve en train de retirer ses chaussures. L’attrapant par le bras,
je lui parle à voix basse, pour que notre père – où qu’il soit – n’entende pas.
— Comment ça, tu l’as vu aujourd’hui ?
— Il est passé à la librairie pendant ma pause déjeuner, répond-elle en se dégageant de mon
emprise. Il m’a dit qu’il fallait qu’on arrête de le chercher, parce qu’il ne voulait pas qu’on s’attire
des ennuis.
Je peine à intégrer les informations qu’elle me donne, trop occupé à assimiler le fait qu’elle l’ait
vu. Il va bien, il est vivant, en un seul morceau. Les jambes en coton, je m’adosse à la porte d’entrée
en essayant de me souvenir comment respirer.
— Il ne veut pas aller trouver la police, Hunt. Il pense qu’il vaut mieux attendre que Zeke soit
arrêté. J’ai essayé de lui faire entendre raison, mais…
Mais. Ouais. Qu’ajouter d’autre ? Chance est égal à lui-même. C’est exaspérant.
— Tu aurais pu appeler les flics.
— J’aurais pu.
Elle suspend son manteau, puis se tourne vers moi.
— Tu l’aurais fait ?
— Je n’en ai pas la moindre idée.
Elle esquisse un sourire triste.
— Ouais.
Elle s’éloigne à l’intérieur de la maison. Mon père n’est pas dans le salon à regarder la télé, donc
il doit être dans sa chambre en train de lire. Je retrouve Ash à l’étage, où il est plus facile de se parler,
à l’abri des oreilles indiscrètes. Elle pose son sac et se laisse tomber sur son lit en soupirant. Je ferme
doucement la porte et m’assois sur le fauteuil.
— Tu comptes me raconter ce qu’il t’a dit, ou tu vas me laisser macérer dans mon jus comme ça ?
— Ça pourrait être drôle, répond-elle en scrutant le plafond. Je t’ai déjà tout raconté : les flics ne
croiront pas ce qu’il pourrait dire, ce serait sa parole contre celle de son père, et il préfère continuer
à se cacher. C’est à peu près tout.
C’est tout Chance. Se montrer aussi mystérieux et vague qu’il est humainement possible de l’être.
Je pourrais l’étrangler.
— Il ne t’a pas raconté ce qu’il s’est passé ?
— Simplement qu’il se trouvait sur place quand c’est arrivé. Aucun détail, ajoute-t-elle en se
couvrant les yeux.
Il était là. Il se trouvait chez lui, dans la maison, quand sa mère a été assassinée.
J’essaie de m’imaginer à sa place. Ma mère et moi avons une relation tendue, mais je l’aime. Et je
sais que Chance en voulait à sa mère, mais aussi qu’il l’aimait et souhaitait la protéger. C’était ce qu’il
a tenté de dire cette nuit-là dans ma chambre. Il pense l’avoir laissée tomber, parce qu’il n’a pas pu
éviter qu’elle se fasse tuer. Avoir été le témoin de son meurtre et se retrouver tout seul, dehors, avec
le sentiment que même la justice ne pourra pas l’aider…
Que ressent-il ?
Qu’est-ce qu’il lui passe par la tête, en cet instant ?
Que suis-je censé faire ?
— Quoi qu’il puisse penser, c’est un témoin oculaire, et son témoignage constitue une preuve,
non ?
— Il prétend avoir une preuve, mais pas sur lui… je ne sais pas trop ce que ça veut dire.
Je fronce les sourcils.
— Comment ça, une preuve ? Et il ne l’a plus ? Il l’a perdue ?
Une seconde passe. Ash, les yeux dans le vague, semble chercher une réponse.
— Je n’en ai pas la moindre idée, finit-elle par dire. Écoute, je suis épuisée. On pourrait parler de
tout ça demain ? Quand est-ce que tu travailles ?
— Le soir, encore, je dis avec un soupir.
— Moi, demain, je ne bosse pas. Heureusement. Plus vite tout sera fini, plus vite les gens
arrêteront de me regarder comme si j’étais la copine de Charles Manson.
Elle lève les yeux au ciel et agite la main, me chassant de sa chambre.
Je suis trop fatigué pour argumenter. Les événements des derniers jours nous ont pompé toute
notre énergie, à Ash, papa et moi. Plusieurs fois, j’ai entendu papa s’entretenir avec Roger au
téléphone, lui demander s’il avait du nouveau, la moindre chose qu’il pourrait nous apprendre.
Tout va s’arranger, je me répéte pour m’en convaincre.
Dans ma messagerie, je trouve une réponse de Rachel. Ses e-mails sont encore un peu froids et
distants, mais au moins, elle me répond. Je ne lui ai pas raconté ce qu’il se passe avec Chance. Je ne
peux m’y résoudre. Cela ne se fait pas vraiment, de parler à son ex de la personne qui, techniquement,
est à l’origine de la rupture…
Ce n’est pas comme si Chance et moi étions ensemble maintenant. Non ? Ce qu’il s’est passé
l’autre nuit…
Je ne sais pas.
Parfois, de façon fugace, j’ai comme une certitude sur l’issue de toute cette affaire. Zeke sera
arrêté, Chance viendra vivre avec nous, lui et moi arriverons à dépatouiller ce qu’il se passe entre
nous, quoi que cela puisse être, et tout ira bien.
Il sera en sécurité. Nous serons heureux.
Puis je me rappelle que je n’ai pas la moindre idée de l’endroit où il se trouve, et que j’ignore s’il
ne va pas finir par faire une bêtise. Parce que c’est quelqu’un de complexe et de hors normes, qui peut
se montrer aussi stupide que génial.
Mais je ne peux rien dire de tout cela à Rachel. Je ne peux même pas en parler à mon père ; quant
à Ashlin, elle a suffisamment de soucis en ce moment pour que je lui impose les miens. Ça a dû être
dur pour elle de voir Chance et d’être incapable de l’aider, d’obtenir de lui de vraies réponses.
Je ne pense pas que je m’en serais mieux sorti.
Ashlin

Cette nuit, le sommeil me fuit. Sans cesse je me tourne, je me lève, et j’arpente la pièce, le cerveau
en surrégime. À imaginer des solutions. Réfléchir. Planifier.
L’appareil photo.
Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ?
Des preuves, a dit Chance. Quelles preuves pourrait-il bien avoir que les policiers n’aient pas déjà
trouvées sur la scène de crime ? Échantillon de sang, fibres de tissu, fragments de balles, ADN,
empreintes… ils auraient trouvé tout ça.
Mais auraient-ils trouvé l’appareil photo que Chance m’a emprunté ? Et contient-il des images
susceptibles de le disculper ?
Le problème est que Chance ne risque pas de s’approcher de chez lui. À l’heure actuelle, la police
en a probablement terminé là-bas. Le ruban jaune est peut-être toujours posé pour empêcher
quelqu’un d’entrer, mais les équipes de la police ont collecté tout ce dont elles avaient besoin. Papa
n’a pas mentionné d’appareil photo.
Je n’en parle pas à Hunter, car je me rends bien compte que mon idée est complètement barge.
Nous avons déjà menti à la police et à papa, et je n’ai pas mentionné que j’avais vu Chance, alors que
j’aurais dû le faire. Ai-je vraiment envie d’aggraver encore mon cas ?
Ce qui m’inquiète, c’est que Hunter ne s’arrêtera pas. Qu’il en ait conscience ou pas, qu’il l’ait ou
non dit à Chance, je crois que je suis au clair avec le fait que mon frère est amoureux de l’un de mes
meilleurs amis. Mais mes sentiments n’ont pas disparu pour autant. Moi aussi, j’aime profondément
Chance, et dans cette affaire, je fais plus confiance à mon jugement qu’à celui de Hunter.
Isobel est là quand je me lève. Toute la semaine dernière, elle s’est efforcée de nous soutenir et de
nous aider dans cette épreuve. Elle me sourit quand je m’attable devant mon petit déjeuner. Je pourrais
m’habituer à ce que quelqu’un cuisine en permanence pour moi.
— On dirait que tu n’as pas fermé l’œil, ma belle, dit-elle en posant un verre de jus d’orange à
côté de mon assiette.
— J’ai beaucoup de choses en tête.
Je me frotte les yeux. Comment se fait-il que je sois la première à descendre, alors que je suis
probablement la dernière à avoir trouvé le sommeil ?
Isobel tire une chaise et s’assoit à côté de moi.
— Quelque chose dont tu aimerais parler ?
J’ai l’embarras du choix. Mais j’ignore si ce que je pourrais lui dire ne parviendrait pas
immédiatement aux oreilles de papa. Quand bien même, je n’aimerais pas la placer dans une situation
où elle aurait à garder un de mes secrets. Je hausse les épaules et sirote une gorgée de mon jus
d’orange. Je n’ai pas faim, pourtant les œufs sont appétissants.
— Je ne crois pas que je puisse t’en parler.
— Essaie toujours.
Je prends une grande inspiration et je me redresse.
— Bon… d’accord. Je peux te poser une question ?
À la façon dont ses yeux s’illuminent, je comprends qu’elle est ravie que je m’ouvre à elle. Isobel
se trouve sur la ligne de crête entre le désir de se rapprocher de nous et la difficulté à le faire. Ce qui
est drôle, et triste à la fois, car Hunter et moi l’adorons.
— Je t’écoute.
Je m’éclaircis la gorge et réfléchis à la façon de poser la très sérieuse question que j’ai en tête.
— Dans combien de temps papa et toi comptez-vous nous dire officiellement que vous êtes
ensemble ?
Isobel rougit violemment.
— Qui t’a dit… ?
— Personne, mais on n’est pas stupides.
Je pose les coudes sur la table, le menton dans la main, et je savoure l’expression de confusion
sur son visage. Elle est adorable, j’ai envie de la serrer dans mes bras.
— Le film que vous êtes allés voir l’autre soir, c’était bien une comédie romantique ?
— Euh… oui.
Je prends ma fourchette et l’agite sous son nez, avant de la piquer dans la nourriture.
— Papa fait tout un secret du fait qu’il aime les comédies romantiques. S’il te l’a dit et qu’il est
allé avec toi au cinéma pour en voir une… c’est vraiment qu’il tient à toi.
Isobel réprime un sourire. Je la vois jeter un coup d’œil derrière moi, avant d’entendre le pas
caractéristique de papa, qui vient d’entrer dans la cuisine. Nous nous retournons toutes les deux pour
le regarder se diriger vers la cafetière.
Quand il se tourne vers nous, sa tasse à la main, et nous voit en train de l’observer, il s’arrête.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Rien, répond Isobel avec un clin d’œil à mon intention. Ta fille veut savoir quand nous
comptons leur annoncer que nous sommes ensemble.
Papa manque de s’étrangler avec son café. Il s’éclaircit la gorge et pose sa tasse sur la table.
— C’est pas le téléphone qui sonne ? Je crois avoir entendu une sonnerie…
Non, ce n’est pas le téléphone, mais je le laisse s’en tirer comme ça. Une fois qu’il est sorti de la
cuisine en grommelant, Isobel se lève pour préparer son petit déjeuner. Avant de se rasseoir, elle se
penche vers moi et, déposant un baiser au sommet de ma tête, elle murmure :
— Je suis là si tu as besoin de parler.
Je ne sais pas comment lui expliquer que je me sens déjà mieux.

*
* *

Hunter part travailler en fin d’après-midi, bien emmitouflé pour résister à la tempête de neige qui
sévit dehors. Alors qu’il se prépare à sortir, je le nargue en me réjouissant haut et fort d’être en congé
aujourd’hui. Il me décoche un sourire triste avant de s’en aller.
Maintenant, le jeu de patience commence.
Hunter travaille jusqu’à minuit, ce qui devrait me laisser du temps pour mettre à exécution l’idée
folle qui a germé dans ma tête. Je dîne tôt et, réglé comme une horloge, papa va se coucher vers
9 heures. J’attends que le rai de lumière qui filtre sous sa porte s’éteigne, puis je coupe la télé et
monte à l’étage.
Je m’habille tout en noir, aussi chaudement que possible, et enfile un bonnet et des gants. Avant de
sortir, je glisse une lampe torche dans ma poche. Le trajet va être long, et il fait un froid glacial, mais
je songe alors que Chance l’a fait pendant des années, et qu’il n’y a aucune raison que je n’y arrive
pas.
La nuit et sous la neige, le lotissement pour mobile homes est sinistre. Il n’y a de la lumière que
dans un seul, dans le fond, mais j’inspecte les environs pour m’assurer qu’il n’y a personne avant de
m’approcher de celui de Chance. Tout ce qu’il manque, c’est mon thème perso de Mission :
Impossible.
Le ruban jaune de la police se soulève dans le vent ; il est défait à plusieurs endroits, ce qui laisse
penser que les équipes de la police ne sont pas revenues ici récemment, sinon elles l’auraient remis en
place.
La porte d’entrée est peut-être verrouillée, et en passant par devant, je risque de me faire repérer,
alors je fais le tour par-derrière, dans l’obscurité. Il n’y a pas d’autre porte, mais une fenêtre que je
peux atteindre en montant sur une pile de vieux parpaings. Je dois forcer un peu, et elle s’ouvre en
grinçant.
Je marque une pause. Je suis sur le point de pénétrer dans l’antre du lion. J’ignore ce que je vais
trouver, si même je ne risque pas de me faire surprendre. Je fixe la pièce obscure devant moi. Je ne
sais pas où regarder, ni même si je ne fais pas tout cela pour rien. J’ai l’habitude d’avoir Hunter ou
Chance auprès de moi quand je me lance dans quelque chose qui m’effraie. Pour la première fois,
j’affronte les choses seule.
Je ne peux pas reculer. J’ai déjà fait tout ce chemin.
Je me hisse jusqu’à la fenêtre et passe une jambe dans l’encadrement, tâtonnant du pied jusqu’à
trouver quelque chose – un matelas – pour me laisser tomber.
Un silence absolu règne dans le mobile home. Il y a une odeur de moisi et de renfermé. Un
effluve de mauvaise herbe, et d’autre chose aussi, de plus métallique. Du sang séché ? L’odeur ne
m’est pas familière, mais elle me retourne l’estomac.
Je referme la fenêtre derrière moi, comptant ressortir par celle de la chambre de Chance.
L’appareil photo devrait se trouver là-bas, et la pièce où je me trouve pour le moment doit être la
chambre de Zeke et de Tabitha. Elle est encombrée, la police a dû tout retourner. Les tiroirs sont
ouverts, les vêtements jonchent le sol, le lit est défait.
L’espace d’un instant, je suis saisie d’un malaise. Est-ce ici qu’elle a été assassinée ? Sur ce lit ? Je
m’empresse d’en descendre et je balaie la pièce de ma lampe torche, sans distinguer ni sang ni
éléments tendant à prouver qu’un crime a été commis ici.
Respire, respire. Souviens-toi pourquoi tu es là.
Prudemment, je sors de la pièce et m’aventure dans le couloir. La salle de bains est sur ma droite,
le salon sur ma gauche… l’entrée est barrée elle aussi par un ruban de police. C’est ici que cela a dû
se passer. Alors, je n’ai qu’une chose à faire : passer devant sans regarder et sans y penser. Il ne
manquerait plus que je vomisse alors que je m’efforce de ne pas laisser la moindre preuve de mon
passage.
Presque au bout du couloir, je trouve une porte ouverte donnant sur ce que j’imagine être la
chambre de Chance. Comme je n’ose pas allumer, je ne peux compter que sur ma petite lampe de
poche, que j’utilise pour inspecter la pièce. Dire que je trouvais que c’était le foutoir dans la chambre
de Zeke… Celle de Chance est un véritable capharnaüm.
Des posters de groupes dont je n’ai jamais entendu parler ornent les murs. Repoussées au pied du
lit, quelques couvertures râpées, mais pas de drap sur le matelas. Ses vêtements sont en pile dans un
coin près de la fenêtre, et le sol est jonché de magazines, de vêtements et de coquillages. À environ un
mètre cinquante dans la pièce, je manque de trébucher sur une chaussette avec quelque chose dedans.
Je regarde mieux : c’est une pierre. Une chaussette avec, dedans, une pierre. Qu’est-ce que c’est que
ce truc ?
Il y a peu de meubles dans la pièce. Tant mieux. Une rapide inspection de la commode ne révèle
rien d’autre que des vêtements et des babioles. Une boîte de déjeuner avec un dragon dessus, qui me
semble vaguement familière, et à l’intérieur, une boule à neige dragon, quelques photos. Moi,
Chance, Hunter. Nous plus jeunes, avant que mon père se fasse tirer dessus. Quelques-unes de Chance
et de sa mère, surtout quand il était petit. Les photos sont jaunies et les bords abîmés. À l’intérieur se
trouve aussi une tête de Barbie, sans corps, qui me rappelle aussitôt le jour où nous nous sommes
rencontrés au bord du ruisseau. À fixer son visage dépourvu d’expression, j’ai un frisson. Je referme
la boîte et la remets à sa place.
L’armoire n’a pas de porte. En bas, des chaussures en pagaille qui doivent être là depuis Dieu sait
combien de temps. Certaines sont trouées, et j’aperçois une paire que je reconnais. Des baskets rouge
vif, bien trop petites pour Chance aujourd’hui. Il a gardé les chaussures qu’il portait enfant. On
pourrait les aligner et suivre sa courbe de croissance.
Je farfouille dans l’amas qui jonche le sol, cherche sous le lit, sans rien trouver à part des
vêtements et quelques exemplaires du magazine Rolling Stone. En soupirant, je m’assois et inspecte
de nouveau la pièce avec soin. Soudain, dans la pile de vêtements, le faisceau de la lampe accroche
quelque chose de brillant. Je reviens en arrière.
La gorge nouée, je me précipite vers le lit de Chance pour prendre l’appareil photo, disposé au
milieu de T-shirts, objectif sorti. Comme s’il s’en était servi de caméra de sécurité. Soit la police n’a
pas fouillé la chambre, soit elle ne l’a pas fait avec minutie. J’appuie plusieurs fois sur le bouton de
mise en marche, mais rien ne se passe. La batterie est morte.
Mais je l’ai. Je l’ai trouvé. Et compte tenu de l’endroit où il se trouve, il est raisonnable de penser
que son contenu recèle quelque chose que nous allons pouvoir utiliser. Je vais rentrer et le mettre à
charger, et nous aurons de quoi disculper Chance.
La porte du mobile home s’ouvre.
Hunter

J’ignore pourquoi, ce soir, un des camions de livraison du magasin ne s’est pas présenté. C’est un
problème, vu que je suis chargé de la réception, et que, quelques heures avant la fin réglementaire de
ma journée de travail, je n’ai plus rien à faire. Plutôt que de me payer à rien faire, ma chef me dit de
partir.
— Rentre chez toi. Va te reposer. On va avoir une journée chargée, demain, on aura en plus à
décharger le camion qui manquait à l’appel ce soir…
Ça me convient d’autant mieux que je ne travaille pas demain. Certes, elle aurait pu trouver de
quoi m’occuper, mais elle sait – tout le monde semble au courant – que je suis proche d’une personne
suspectée dans une affaire de meurtre. C’est une petite ville, et même si on ne se connaît pas tous, à
cause du meurtre, les infos circulent vite.
Je saute dans ma voiture, puis m’attarde sur le parking, ne sachant pas quoi faire. À part consulter
mon téléphone portable. Encore. Et essayer d’appeler Chance. Encore. Comme il ne répond pas, je
jette le téléphone sur le siège passager et je ferme les yeux. J’essaie de m’imaginer ce que je
ressentirais si je ne devais plus jamais le revoir. C’était déjà terrible de ne pouvoir le contacter toutes
ces années…
Alors que je m’apprête à mettre le contact, mon téléphone se met à sonner.
Ash, sûrement. Ou mon père. Je ne vois pas ce qu’ils pourraient bien me vouloir au travail.
Je démarre le moteur pour mettre en route le chauffage, puis je porte le téléphone à mon oreille en
soupirant.
— Allô ?
— Tu devrais vraiment arrêter de m’appeler.
Mon cœur bondit dans ma poitrine.
— Chance.
La ligne est mauvaise. Il semble loin, comme s’il appelait depuis l’extrémité d’un tunnel.
— J’ai dit à Ash… vous devez arrêter… peler, sinon vous allez vous attirer des…
— Je t’entends mal, je lui dis.
Il continue de parler, et je ne sais pas s’il m’entend.
— Chance, t’es où ? Laisse-moi venir te voir, et on parlera.
Silence. Je crains qu’il ait raccroché. Puis il dit :
— Je n’aurais pas dû t’entraîner… ça. C’est ma fau… ces problèmes.
— Ne t’inquiète pas de ça maintenant.
Ma gorge se serre. J’essaie de respirer. J’essaie de ne pas hurler, de ne rien dire qui pourrait le
faire raccrocher ou le mettre en colère. Tout dans sa voix paraît fatigué, lourd, froid. Je l’entends
trembler quand il parle. Il est dehors depuis trop longtemps.
— Dis-moi juste où tu es. Je viens te chercher. Moi seulement, d’accord ?
— Non, parvient à articuler Chance. Hors de question. C’est la dernière… que j’appelle, Hunt.
Pour te dire que je t’aime. Promets-moi de ne plus m’appe…
— Chance !
— Promets-le-moi.
J’ai la bouche sèche, avant que je puisse répondre, j’entends un clic, la communication est
rompue.
Il a raccroché.
En jurant, j’essaie de le rappeler. Je tombe directement sur sa messagerie.
Merde. Merde.
— Du calme, j’intime à mon reflet dans le rétroviseur. Si tu étais Chance, tu irais où ?
Où Chance se sentirait-il à l’abri de la police, de Zeke ? Où se cacherait-il ? Dans quel endroit
froid, avec une mauvaise réception ? La ville n’est pas si grande, il ne serait pas parti trop loin…
Oui.
Ça y est.
Techniquement, il n’est plus en ville.

*
* *

Sur la plage, le vent et la neige hurlent. Les rochers sont glissants, et le froid me brûle les yeux. Je
tire le canot derrière moi, un pas après l’autre, implorant les puissances supérieures, si jamais elles
existent, de ne pas le laisser se déchiqueter sur un rocher, car c’est le seul moyen dont je dispose pour
rejoindre Chance.
À supposer que j’aie vu juste. Et que je n’aie pas complètement perdu l’esprit… J’ai téléphoné à
Ash sur le chemin, sans réussir à la joindre. Je ne veux pas perdre de temps en faisant le détour par la
maison pour la tirer du lit. Si je tarde trop, Chance sera peut-être parti… ou pire encore.
Sous la lumière de la lune, je bataille pour gonfler le canot et le mettre à l’eau. L’eau tourbillonne
autour de mes chevilles ; mon jean est mouillé jusqu’aux genoux, le froid m’engourdit les orteils, et
je contracte les mâchoires pour m’empêcher de claquer des dents. Je fais peut-être fausse route, mais
c’est ma seule piste.
Ma seule chance.
Je range mon téléphone dans une poche intérieure de ma parka, en priant pour qu’il reste au sec,
puis je pousse le canot et monte dedans. Manœuvrer seul, qui plus est par ce temps, ne va pas être une
partie de plaisir. La marée menace de me rejeter sur la rive tant que je n’aurais pas réussi à
m’éloigner suffisamment.
Sous le ciel nocturne, l’île n’est qu’une forme floue au loin. Le vent projette sur mon visage des
bourrasques de neige qui m’aveuglent et, à chaque coup de rame, je redoute de dévier de la bonne
trajectoire.
Chance est peut-être là-bas. Quelque part sur cette île, seul, effrayé, presque mort de froid.
Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? Pourquoi ne veut-il jamais me laisser prendre soin de lui ?
Enfin, par miracle, par la grâce des étoiles, le canot touche la rive de l’île, les rochers, la terre, le
sable. Je saute de l’embarcation et la tire sur la terre ferme pour que le courant ne la rejette pas à la
mer. Derrière les vestiges du mur où nous l’avions laissée la fois précédente, je découvre un autre
canot.
Un canot plus petit. Pour une ou deux personnes.
Le canot de Chance ? Qui d’autre pourrait venir ici par ce temps ? Personne n’est aussi stupide. Il
a dû acheter le plus petit qu’il a trouvé. J’ignore comment il a fait, ou comment il s’est débrouillé
pour le transporter sans voiture. Je ne devrais jamais sous-estimer sa détermination.
Les mains en porte-voix, je crie son nom. J’écoute le silence qui me répond. Dans les arbres et les
bâtiments en ruine, le souffle sinistre du vent porte jusqu’à mes oreilles des centaines de voix
fantômes, et je ne sais où aller.
L’île n’est pas si vaste. Je m’engage sur le sentier principal entre les bâtiments délabrés, cherchant
quelque chose, n’importe quoi. Une source lumineuse, un feu, un signe de vie. Il faut que Chance soit
là. Et qu’il aille bien.
Je trouve le bâtiment dans lequel nous avions pique-niqué au Nouvel An et, par l’escalier, je
monte jusqu’au toit pour mieux voir alentour. Je m’approche de la bordure à quatre pattes, car la
surface est glissante et le vent menace de me faire tomber par-dessus bord.
De là-haut, j’ai vue sur une bonne partie de l’île. La neige immaculée scintille sous la lune, et j’y
aperçois des traces et des empreintes qui ne sont pas les miennes. Elles ne peuvent appartenir qu’à une
seule personne.
Je fais la seule chose à faire : je suis ces traces à travers l’île. Elles me conduisent jusqu’à un
bâtiment incliné. Les empreintes décrivent un cercle autour de la construction, puis disparaissent à
l’entrée, une lourde porte en bois tenant par une seule charnière. Je la pousse de l’épaule ; elle butte
contre le sol endommagé. À l’intérieur, il ne fait guère plus chaud. Mais au moins, le vent glacial n’y
souffle plus. Quoi qu’il en soit, aucun être humain ne pourrait survivre ici bien longtemps.
— Chance ?
Pas de réponse.
J’inspecte la première pièce en hâte, à la lueur de ma lampe torche. Un bruit furtif dans une pièce
adjacente attire mon attention sur une porte dans l’angle que j’ai failli manquer dans l’obscurité. Ce
pourrait être un animal. Ce pourrait être Chance.
— Chance, c’est moi.
J’avance sur le parquet abîmé jusqu’à l’autre pièce. Il ne me répond pas, mais je le vois. À terre.
Dans le coin le plus éloigné. Recroquevillé sur lui-même, tête baissée, capuche sur la tête, serrant
dans ses bras ses genoux remontés contre sa poitrine. Minuscule et immobile, mais bien là. En vie.
Je l’ai retrouvé.
La lampe torche tombe par terre avec un bruit métallique. Je m’agenouille devant lui, touche ses
bras, abaisse sa capuche.
— Chance. Chance, regarde-moi.
Lentement, il penche la tête, et cette esquisse de mouvement semble lui demander un effort
considérable.
— Ah, murmure-t-il, avant d’ajouter : Salut.
Je laisse échapper un soupir de soulagement. Je pose une main sur sa joue, retenant à peine un
mouvement de recul. Il est si froid ! Il cille, ferme les yeux. Je le prends par l’épaule et le secoue
doucement.
— Non. Tu dois rester éveillé, pigé ? Je vais te sortir de là et te mettre au chaud.
Je retire ma parka et la lui passe. Instantanément, je sens à travers mon pull la morsure du froid,
que j’essaie d’ignorer. Je tire le téléphone de la poche de ma veste et essaie de composer le numéro
des secours. Il n’y a pas de réseau, mais les appels d’urgence passent par des relais satellite même
lorsque le réseau est indisponible.
J’indique au répartiteur où nous nous trouvons, et que Chance a besoin d’une ambulance de toute
urgence. On me demande de ne pas raccrocher, mais je n’ai pas le choix. Impossible de savoir
combien de temps il leur faudra pour arriver jusqu’ici en hélicoptère, nous devons au moins
retourner jusqu’à la plage.
Chance soupire quand je passe son bras autour de mes épaules et le mien autour de sa taille pour
le mettre debout. Il peut à peine tenir sur ses jambes, et je dois quasiment le porter.
— On retourne à la plage ? demande-t-il dans un murmure.
— Oui.
J’avance en direction de la porte. Du calme, Hunter, du calme. Il est conscient, il parle. Peut-être
pas de façon cohérente, mais il parle tout de même.
— Oui, on va à la plage. Reste éveillé et continue à me parler.
Ensemble, nous rebroussons chemin dans la neige jusqu’à la plage. Chance tremble. Je le mène
jusqu’aux canots en lui posant des questions auxquelles il murmure des réponses incohérentes.
N’importe quoi pourvu qu’il continue à parler tandis que nous marchons.
Je ne me sens pas de reprendre le grand canot. Je ne vois pas non plus comment je pourrais
simultanément le mettre à l’eau et y installer Chance. Le petit canot est plus facile à manœuvrer, et je
le pousse. Sans ménagement, je place Chance dedans, qui proteste d’un grognement rauque. À mon
tour, je monte dedans et je prends Chance dans mes bras, le tenant serré contre moi pour lui
communiquer un peu de ma chaleur.
Le canot de Chance est une frêle embarcation bas de gamme, aisément malmenée par le vent,
même avec le poids de deux personnes à son bord. Je rame jusqu’à en avoir les bras qui me brûlent.
Jusqu’à ce que je me rende compte que nous allons dans la mauvaise direction, sans plus de force
pour continuer. Chance et moi allons dériver, sous les étoiles qu’il aime tant, jusqu’à ce que nous
mourions de froid.
Finalement, la marée nous pousse vers Harper ’s Beach. Je me glisse dans la mer glaciale. Je
m’attendais à avoir de l’eau jusqu’à mi-cuisse, or, elle m’arrive à la poitrine. Le choc du froid glacial
me tétanise et je suis incapable de bouger. Mais la rive est juste là. Avec ce qu’il me reste d’énergie,
je pose le pied sur la terre ferme et tire le canot jusqu’à ce que j’entende, satisfait, le fond râper sur le
sable.
Je tire Chance de l’embarcation, sans me soucier que les rames soient emportées par la mer. Nous
n’en aurons plus besoin. Chance laisse retomber sa tête sur mon épaule, et je gravis la plage, haletant,
frissonnant, les muscles en feu à force de porter un poids mort. Mais je réussis à retourner à la
voiture, et j’installe Chance à l’arrière avec moi, avant de fermer les portières pour nous protéger du
froid.
Je me penche pour mettre en route le chauffage. Avant d’être aussi mal en point que lui. J’appuie
la tête contre la vitre, essayant de reprendre mon souffle et de me dire que nous sommes tirés
d’affaire désormais. Chance pose son visage dans mon cou, et je sens son souffle chaud et tremblant
contre ma peau.
— Je les vois pas, murmure-t-il.
Ma voix a du mal à sortir, et je lui frotte les bras pour le réchauffer.
— Tu vois pas quoi ?
— Les étoiles.
Il remue les lèvres, je les sens dans mon cou. Tellement froides.
— Je vois pas les étoiles.
Évidemment. C’est tout lui de penser à ça dans un moment pareil ! Je m’écarte pour voir son
visage et glisse une main dans ses cheveux.
— Nous sommes de la poussière d’étoile. C’est toi-même qui l’as dit. Et si, pour l’instant, tu te
contentais de me regarder ?
Il ouvre plus grand ses yeux verts. Je crois même voir l’esquisse d’un sourire sur ses lèvres. Il
n’essaie plus de parler. Je le laisse me regarder, pendant que je lui caresse le visage, les cheveux, que
je l’embrasse sur le front.
Les secours arrivent au bout de dix minutes, lumières tourbillonnantes et sirènes assourdissantes.
Ils m’enlèvent Chance et le placent sur une civière. Je veux le suivre, mais un secouriste m’en
empêche.
— Ça va aller, on s’occupe de lui, fiston. Il vaudrait mieux ne pas laisser ta voiture ici. Tu n’as
qu’à nous suivre jusqu’à l’hôpital.
Il a raison, mais je reste encore un peu, le temps qu’ils le montent dans l’ambulance et qu’ils
repartent. Culpabilité, colère, inquiétude, tout s’agite en moi. Il est sauvé. Il va vivre.
Mais ira-t-il bien ?
Ashlin

Je m’immobilise pendant les cinq secondes qu’il faut à mon cerveau pour comprendre que je ne
suis pas seule dans la maison. Et puisque j’ai l’intuition qu’il ne s’agit pas de Chance, je suis dans un
sacré pétrin.
J’éteins ma lampe de poche. Je me tourne, bien décidée à m’éclipser par la fenêtre, mais en
essayant de la soulever, je m’aperçois qu’elle est clouée. Jamais Chance n’aurait fait une chose
pareille ; sans doute une initiative de Zeke. Il l’a clouée pour empêcher son fils de filer en douce.
Je n’aurai pas le temps de me faufiler dans le couloir. La seule cachette possible est sous le lit. La
poussière me chatouille le nez, ainsi que l’odeur de linge sale, et je ne peux rien faire d’autre que
prier toutes les divinités auxquelles je pense de me rendre invisible.
Les pas progressent dans le couloir. Lentement et prudemment. Donc, ce n’est pas la police.
Franchement, je préférerais me faire pincer par Roger ou par n’importe quel flic plutôt que de me
retrouver nez à nez avec Zeke Harvey.
J’ai une bouffée d’adrénaline, mais j’essaie de rester parfaitement immobile. Peut-être qu’il
passera devant la pièce sans s’arrêter. Peut-être qu’il ira directement dans sa chambre sans entrer ici –
merde ! est-ce que j’ai refermé la fenêtre ?
Les pas s’arrêtent devant la porte.
Mon téléphone sonne.
Il est sur vibreur, mais c’est déjà un son, et j’ignore à quel point il est audible. Et si quelqu’un peut
l’entendre depuis le couloir. Dans ma poche arrière, il vibre plusieurs fois ; j’expire le plus lentement
possible. C’est peut-être papa. Ou Hunter. Qui que ce soit, cette personne va s’inquiéter de ne pas
avoir pu me joindre, et…
La porte de la chambre de Chance s’ouvre.
Je porte les mains à ma bouche. Respire, Ash. Respire lentement. Tranquillement. Du calme.
De l’endroit où je suis, je vois des pieds. Des chaussures de travail usées, aux lacets noués serré.
Le genre de modèle susceptible d’être porté par Zeke Harvey. Il avance parmi le désordre par terre et
s’arrête au pied du lit. Il lui suffirait de se pencher et de regarder dessous pour m’apercevoir… et me
tuer.
J’ai tellement peur que j’ai envie de fermer les yeux, mais s’il regarde sous le lit, il faut que je
sois prête à me dégager et à m’enfuir. Courir le plus vite possible. Gagner la porte d’entrée et
disparaître dans les bois où il ne me retrouvera pas, puis rentrer chez moi en longeant le ruisseau.
Un plan d’évasion. Tout va bien se passer.
De toute ma vie, jamais je n’ai souhaité aussi intensément que mon frère soit auprès de moi.
Zeke se dirige vers la pile de vêtements près de la fenêtre. Je crois qu’il regarde dehors. Quand il
se retourne, il bute contre une pierre glissée dans une chaussette et trébuche.
— Putain ! jure-t-il en ramassant la chaussette avant de la jeter contre le mur. Je lui éclaterai la
tête, à ce vaurien…
Je comprends alors que les pierres ne sont pas une lubie de Chance. Elles lui ont servi à se
protéger. Une manœuvre de dissuasion pour empêcher Zeke d’entrer dans sa chambre. Ou, au moins,
pour laisser à Chance une possibilité de s’enfuir. Sa chambre est une course d’obstacles.
Sans cesser de jurer, Zeke sort. Je tends l’oreille pour savoir où il se trouve, je me demande si je
peux risquer un coup de fil et appeler la police pour les prévenir qu’il est dans la maison. Ils
arriveraient peut-être assez vite pour l’arrêter. Je devrais m’expliquer sur mon effraction, mais peu
importe.
Non, une chose après l’autre. Je dois d’abord sortir d’ici. Si je passais un coup de fil maintenant,
Zeke m’entendrait, et alors je ne serais plus en mesure d’aider personne.
Après quelques minutes de silence angoissantes, j’entends de nouveau les pas de Zeke dans le
couloir, ainsi que le bruit de quelque chose qu’il tire ou… fait rouler ? Une valise ? Est-il repassé
chez lui pour prendre des affaires avant de s’enfuir ? Et s’il n’avait pas pour projet de rester en ville,
comme le pense Chance ? Et s’il décidait de se tirer d’ici pendant qu’il le peut encore ?
Je sens mon estomac se nouer quand la porte d’entrée s’ouvre et se referme de nouveau. Je laisse
passer encore quelques secondes, puis, tremblante, refoulant mes larmes, je sors de dessous le lit et
empoche l’appareil photo.
Il faut que je parte d’ici. Tout de suite.
Je fonce dans le couloir jusqu’à la chambre de Zeke, sans chercher à savoir ce qu’il a emporté
avec lui. La fenêtre est fermée. Je n’arrive pas à me souvenir si c’est de mon fait. Je l’ouvre et passe
ma jambe dans l’encadrement pour sortir. Mes pieds touchent le bloc de parpaings, avant de
s’enfoncer dans la neige. Je suis libre. En vie.
Puis, me tournant, j’aperçois Zeke à quelques mètres de moi, qui me fixe.
Sa bouche se fend d’un rictus.
— Toi…
Je ne le laisse pas terminer sa phrase. Je m’enfuis en direction des bois, aussi vite que mes jambes
peuvent me porter. Il s’élance après moi. Dans l’obscurité, je ne sais pas quelle direction prendre. Il
me hurle de m’arrêter. C’est ça. Comme si j’allais obtempérer et m’arrêter quand un taureau en furie
me fonce dessus.
Le bruit du ruisseau est une symphonie à mes oreilles. Je prends à gauche, esquivant les branches.
Je cherche ma lampe de poche. Sans me rendre compte que Zeke est là. Jusqu’à ce que ses mains
puissantes se referment autour de mon bras et me fassent faire volte-face.
Mais nous sommes tout près du ruisseau désormais, et le sol est très en pente. J’utilise toutes mes
forces pour le repousser. Surpris, il vacille… et m’entraîne avec lui dans sa chute.
L’espace d’un instant, tout devient noir.
Quand je reprends mes esprits, une douleur atroce irradie dans mon épaule droite. Je sens la
neige mouillée dans mon dos. Je cherche ma lampe de poche : disparue. Mon téléphone : disparu.
Dans ma poche, je ne retrouve que l’appareil photo. J’ignore s’il est encore en état de marche. Mais je
n’ai pas l’intention de m’attarder ici pour le découvrir.
À côté, Zeke grogne et cherche à se relever. Je roule sur le dos pour m’éloigner, me redresse,
tandis qu’il rampe dans la neige vers moi. Un filet de sang me coule sur le visage.
— Où il est ? éructe Zeke d’une voix râpeuse. Où est Chance ?
Le talon de ma chaussure accroche une pierre solidement fichée dans le sol gelé, ce qui me donne
suffisamment d’appui pour me hisser et remonter la colline. Je ne réponds rien. Je ne regarde pas
derrière moi. Je grimpe le plus vite possible jusqu’à ce que, les poumons en feu, je me retrouve enfin
sur la terre ferme. Là seulement, je jette un coup d’œil vers l’arrière. Zeke se trouve toujours en bas,
à essayer de grimper. Je recule encore, et déplore la perte de mon téléphone.
Mais j’ai l’appareil, et à cet instant c’est tout ce qui compte.
Je me fonds dans l’obscurité, espérant retrouver le chemin de la maison.
Hunter

Je n’ai pas le luxe de griller tous les feux rouges comme l’ambulance, aussi, quand j’arrive à
l’accueil de l’hôpital, je me dis qu’ils ont déjà procédé à l’admission de Chance. Les urgences sont
étonnamment calmes à cette heure de la nuit. Quelques parents et leurs enfants au nez qui coule ; une
femme âgée encombrée d’une mauvaise toux. Je suis trempé et j’ai froid, alors je fais un détour par
les toilettes pour me changer et passer les vêtements de rechange pour le travail que je garde toujours
dans le coffre de ma voiture.
À l’accueil, il n’y pas de file d’attente, aussi je me dirige droit vers la réceptionniste.
— Mon ami vient d’être transporté ici. Son nom de famille est Harvey.
La femme, assez jeune, avec les cheveux tressés et des lunettes aux verres épais, vérifie sur son
ordinateur.
— Hmm… Non, je regrette, je n’ai personne de ce nom.
— Je sais qu’il est ici, je commence à dire, avant de comprendre.
Je n’ai pas donné son nom de famille aux secouristes. Ils doivent donc ignorer son identité, a
fortiori si Chance n’avait pas ses papiers.
— Il est arrivé en ambulance, il a à peu près mon âge. Ceux qui l’ont amené ne doivent pas savoir
comment il s’appelle.
Comme elle continue de me fixer sans répondre, j’ajoute :
— S’il vous plaît. Vous pouvez vous renseigner ?
Elle accède à ma requête, et je la vois décrocher son téléphone pour s’enquérir d’un adolescent
qui viendrait d’être admis. Je tends l’oreille, mais la voix à l’autre bout du fil est trop assourdie.
Après avoir raccroché, la réceptionniste penche la tête vers moi.
— Il est hors de danger. Il est traité pour hypothermie, il dort.
Je pose les mains sur le comptoir en expirant.
— Je peux le voir ?
— Je regrette. Il faut être de la famille.
— Comment savez-vous que je ne suis pas de sa famille ?
— Vous avez dit qu’il était votre ami.
Elle m’adresse un léger sourire.
— Je suis désolée. Mais nous apprécierions toutes les informations que vous pourriez nous
donner sur son identité. Il n’avait pas de papiers sur lui. Quel nom de famille avez-vous mentionné ?
Harvard ?
Je plisse les yeux.
— Alors comme ça, je n’ai pas le droit de le voir, mais j’ai le droit de vous dire qui il est ?
Je m’écarte du comptoir.
— Non merci.
Elle n’essaie pas de me retenir quand je m’éloigne. C’est une réaction exagérée, à mettre sur le
compte de la frustration, et peut-être devrais-je retourner lui donner le nom de famille de Chance,
mais en quoi cela l’aiderait-il ? Que se passerait-il si, en saisissant son nom dans son ordinateur, elle
déclenchait une alerte auprès de la police ? Est-ce qu’elle viendrait jusqu’ici pour l’arrêter ? Je peux
supporter beaucoup de choses, mais pas de voir Chance menotté et poussé à l’arrière d’une voiture de
patrouille.
Je ne peux pas rentrer chez moi. Je ne peux pas non plus rester éternellement ici, dans l’espoir
qu’une infirmière me prenne en pitié et me laisse voir Chance. Mon père, en revanche, saurait peut-
être quelles ficelles tirer pour que je puisse lui rendre visite, mais ça voudrait dire que…
Je devrais tout lui raconter. Je devrais lui dire que je suis allé chercher Chance sur Hollow Island.
Comment ne pas être sûr, alors, qu’il ne prévienne pas Roger ?
Je me laisse tomber sur un banc dehors, épuisé par le froid. Mais je ne veux pas me retrouver à
l’intérieur avec ces gens, leurs rhumes, leurs gamins morveux, et leur petits problèmes bien
normaux, alors que mon monde a basculé dans une dimension délirante. J’essaie d’y voir clair.
Premièrement, et c’est le plus important, Chance va s’en tirer. Certes, l’hypothermie peut être
fatale, mais il était conscient et pouvait parler, alors son état n’est pas trop grave. Deuxièmement,
même si les flics l’embarquent, même s’il est arrêté et condamné pour avoir fui la police, ce ne
pourra pas être pire que ce qu’il a vécu pendant sa fuite. Ce ne peut pas être pire que de mourir de
froid. Et certainement pas pire qu’une nouvelle confrontation avec Zeke.
Troisièmement, mon père risque de me passer un sacré savon, mais il sera aussi heureux
d’apprendre que Chance est sain et sauf. Avec le temps (et quantité de discours moralisateurs), sa
colère s’estompera, alors que si Chance était mort… je n’ose même pas imaginer.
Quand j’ai repris suffisamment mes esprits, je sors mon téléphone pour rappeler Ash. La
sonnerie bascule directement sur sa messagerie. Bizarre. Malheureusement pour moi, ça signifie que
je ne peux faire autrement que d’appeler mon père, parce qu’il n’y pas de fixe à la maison, et même si
nous en avions un, je doute qu’Ash y répondrait.
Au bout de quelques sonneries, mon père décroche, d’une voix fatiguée :
— Allô ?
— C’est moi.
Silence.
— J’ai retrouvé Chance.
Immédiatement, je le sens vif et alerte.
— Où est-il ? Et toi… tu as vu l’heure ?... Où tu es ?
— À l’hôpital.
Je grimace en entendant ses jurons bien sentis. Ça ne lui arrive pas souvent, alors quand il s’y
met…
— Je vais bien. Chance va bien. Il est en hypothermie, mais il va s’en sortir. Est-ce que tu
pourrais…
Je suis fier d’être plutôt quelqu’un de coriace. D’équilibré. Je ne pleure pas. Je ne suis pas un
bébé. Je ne compte pas sur les autres pour m’aider. Mais en cet instant, dans cette épreuve dans
laquelle je me sens si perdu, confus, je me rends compte que…
J’ai terriblement besoin de mon père.
Parce qu’il me comprend sans que j’aie besoin de terminer ma phrase.
— J’arrive, Hunter. Tiens bon.
Ashlin

Je n’ai jamais été aussi heureuse de retrouver la maison. Mes articulations me font souffrir après
avoir autant marché dans la neige. Dehors, à l’heure qu’il est, c’est une véritable tempête.
La lumière dans la chambre de papa est toujours éteinte, et je peux monter sans bruit dans ma
chambre, où je m’écroule sur mon lit.
En larmes.
Je presse mon visage dans mes mains, partagée entre rire et larmes. Parce que je viens d’entrer
par effraction chez quelqu’un. Parce qu’un meurtrier m’a poursuivie à travers les bois. Parce que je
ne peux en parler à personne, j’ai besoin de recouvrer mes esprits, respirer, me répéter que tout va
bien, que je vais bien, et que le jeu en valait la chandelle. Zeke ne sait pas où je vis ; il ne peut pas
suivre la piste jusque chez moi. Aucun risque. Il est sûrement remonté dans son van, et s’est tiré.
J’ai raté l’occasion d’appeler la police et de le faire appréhender, mais au moins, s’il est loin, il
ne s’en prendra plus à Chance.
Je m’accorde quelques minutes : je pleure, je ris, je reprends mon souffle, et je chasse
l’engourdissement de mes doigts. Puis je sors l’appareil photo de ma poche, effleure du pouce la
fêlure sur l’écran. Génial.
Mais l’appareil en lui-même n’est pas le plus important. Je retire la carte mémoire et l’insère dans
mon ordinateur, que j’allume. Je regarde l’heure. Hunter aurait déjà dû être rentré. Malheureusement,
mon seul moyen de le contacter pour le moment se trouve, probablement en miettes, quelque part
dans les bois près du mobile home de Chance.
La carte mémoire contient des tonnes de sous-dossiers. L’appareil en crée automatiquement à
chaque date de prise de vue. Je devrais peut-être commencer par la fin, mais je n’arrive pas à m’y
résoudre. Ce qui s’y trouve, quoi que cela puisse être, ne sera pas beau à voir, j’en ai le pressentiment.
Je ferais peut-être mieux d’attendre Hunter. Je ferais peut-être mieux de…
Prendre sur moi et me comporter comme une grande fille. C’était ma décision. En outre, je dois
aussi protéger Hunter de ce que contiennent ces dossiers ; quand il s’agit de Chance, je gère mieux les
choses que lui.
J’ouvre le premier dossier.
Il contient quelques photos anodines. Le ciel, des arbres, la chambre de Chance. Comme si ce
dernier avait testé l’appareil pour voir s’il marchait bien. Je les fais défiler avec une impatience
grandissante, désireuse d’arriver à ce qui est important. Je n’ai pas risqué ma vie pour des photos de
paysage.
Puis il y a une vidéo. Courte. Trente secondes. Je dois rassembler mon courage pour lancer la
lecture.
Le visage de Chance apparaît, souriant, joyeux, sans ecchymoses. Compte tenu de l’angle, je
dirais qu’il a posé l’appareil sur sa commode, ce qui lui permet de parler en étant assis sur son lit.
« Salut ! dit-il avec un petit geste de la main. C’est Chance Harvey. Si vous êtes en train de
regarder ça, c’est que vous êtes soit Ash, soit Hunter, ou les deux. Comment ça va, les amis ? »
Je sens mon cœur se serrer et fondre tout à la fois. Le Chance de cette vidéo n’a plus rien à voir
avec celui que j’ai vu l’autre jour dans la ruelle après le boulot.
Il poursuit.
« Et si vous avez trouvé ça, c’est que quelque chose s’est passé. Ça craint, hein ? Mais je me suis
dit que je pourrais utiliser cet appareil pour rassembler des indices. Des preuves. Alors, quoi qu’il
arrive… j’espère vraiment que ça pourra servir. »
Il sourit, fait un petit salut de la main, puis se lève et arrête l’enregistrement. J’avais vu juste.
Chance s’est servi de l’appareil pour filmer ce qu’il se passait chez lui. Pour avoir une preuve de ce
que son père leur faisait, à lui et à sa mère. Je prends une grande inspiration pour me calmer, puis je
me remets à consulter les photos.
Après cette vidéo, elles changent radicalement.
Des ecchymoses.
Un trou dans le mur.
Un nez en sang.
Ça a dû se passer pendant la période où il nous a évités. Il ne voulait pas que nous sachions ce
qu’on lui avait fait.
Une lèvre gonflée, un œil au beurre noir.
Puis une autre vidéo. Cette fois, l’appareil filme depuis la cachette – la pile de vêtements de
Chance. Dissimulé, il enregistre, sans que personne s’en doute. Cette vidéo est plus longue : trente
minutes. Elle commence par montrer Chance qui place l’appareil et s’assure que l’objectif n’est pas
recouvert, mais ses mouvements sont précipités, désordonnés, et on entend Zeke hurler quelque part à
l’arrière-plan.
Chance, quant à lui, ne dit rien. Il est recroquevillé sur son lit, immobile et silencieux. Fixant la
porte. On entend une autre voix – celle de Tabitha, j’imagine. Elle crie aussi. Pleure. En entendant
cette voix, Chance se relève précipitamment de son lit et sort de la pièce, et ses cris s’ajoutent à la
cacophonie ambiante.
Des bruits de verre. Puis les sanglots de Tabitha. Et les cris de Chance et de Zeke, le son d’une
bagarre.
Le bruit de quelque chose qui cogne contre le mur, encore et encore, puis les menaces de Zeke –
« Je vais te tuer, espèce de petit ingrat… » –, et Tabitha qui les supplie d’arrêter.
Après, il y a d’autres photos. Des preuves de ce que Zeke a fait, au-delà des cris et des menaces.
Puis d’autres vidéos. Certaines comme la première. Rien qu’une pièce vide et des cris à l’arrière-
plan. Sur d’autres, j’aperçois des images fugaces de bagarre dans le couloir. Et d’autres encore, où
Chance se réfugie dans sa chambre, haletant, le nez en sang, les mains tremblantes sous l’effet de
l’adrénaline.
« J’aurais dû t’enfermer dans un sac et te noyer. »
Zeke ouvre la porte avec une telle force que la poignée fait un trou dans le mur. Dans sa chambre,
Chance court moins de risques. Il est vif et connaît les pièges disposés par terre, et il bondit pour se
placer hors de portée, tandis que Zeke, en tentant de se jeter sur lui, trébuche sur des chaussures, et
grimaçant et jurant, se cogne les orteils contre les pierres dissimulées dans les chaussettes.
Une autre fois, Zeke, déboule en furie dans la chambre, armé d’un marteau et d’une poignée de
clous. Chance recule, pensant sûrement qu’ils lui sont destinés, mais pour une fois, Zeke l’ignore et
s’avance vers la pile de vêtements. Vers la fenêtre. L’appareil photo est déplacé, recouvert par le coton
d’un T-shirt, et le son est assourdi.
« On verra bien si tu pourras filer, maintenant. »
Des pas. Le silence.
Les grognements de Chance quand il essaie – je suppose – de forcer l’ouverture de la fenêtre.
« Le fils de pute. »
Sa voix, faible, furieuse, fatiguée.
J’arrête après cette vidéo et me frotte les yeux. J’arrête parce que j’ai cru entendre du bruit en bas.
La porte de la chambre de papa, je crois. Il se lève sûrement pour aller aux toilettes.
Je me demande pourquoi Hunter n’est pas encore rentré.
Je visionne d’autres vidéos au contenu similaire, cris et bagarres, et regarde une douzaine de
photos. Une dernière, je décide, puis je m’occuperai de savoir pourquoi mon frère est encore dehors
à cette heure-là.
Dans cette vidéo, la plupart des blessures de Chance sont guéries, ou tout du moins, non visibles.
J’entends la voix de Tabitha :
« … Peux te parler ?
— Entre, répond Chance en lâchant l’appareil photo. »
Cette fois, il ne le positionne pas comme pour les autres vidéos, et je me demande s’il se rend
compte qu’il est en train d’enregistrer. Il se rassoit sur son lit. L’objectif de l’appareil cadre son
visage à partir du cou. C’est une première sur toutes les vidéos, que Tabitha Harvey entre dans la
chambre de son fils, en dépit du nombre de fois où il a volé à son secours. Jamais une seule fois elle
n’a essayé de s’interposer entre Chance et son père. Quel genre de mère fait ça ? Quel genre de parent
ignore ainsi de façon aussi flagrante les souffrances infligées à son enfant, surtout quand tout se passe
sous son nez ?
Tabitha a un claquement de langue réprobateur en voyant l’état de la chambre, mais Chance se
contente de la regarder, et elle s’assoit sur le lit à côté de lui.
« J’ai eu un coup de fil de l’avocat. Tout ce que j’ai à faire, c’est d’aller signer les papiers
demain, et l’argent est à moi. »
Elle semble si excitée, si pleine d’espoir. Est-ce donc ce qu’il s’est passé ? Tabitha était-elle enfin
sur le point de quitter son mari et de partir ? Et Zeke l’a-t-il découvert, et pété les plombs ?
« T’as déjà dit ça avant, murmure Chance.
— Un peu de respect, jeune homme, répond Tabitha. Ne fais pas l’ingrat. Tu veux que je te laisse
ici ? C’est ça ? Parce que j’en suis capable. »
Chance retire des bouloches sur la toile de son matelas, les yeux rivés à ses pieds nus.
« Alors, j’attends ! dit Tabitha.
— Non, maman. »
Il ne relève pas la tête, mais tout dans son attitude paraît étriqué, vulnérable, comme s’il redoutait
d’être abandonné. Elle le ferait sans doute. De toute sa vie, elle ne l’a pas protégé, pourquoi
commencerait-elle maintenant ?
La vidéo se termine. Il n’y a plus qu’un dossier.
— Ashlin !
La voix de papa me tire de ma spirale de questions angoissantes. Je pivote sur mon fauteuil pour
me tourner vers le couloir. Qu’est-ce qu’il fabrique debout à une heure pareille ? Et surtout, pourquoi
est-ce qu’il crie comme ça ?
Je roule mon fauteuil jusqu’à la porte et passe la tête dans l’entrebâillement pour lui répondre
avant qu’il fasse quelque chose de vraiment stupide comme monter l’escalier.
— Quoi ?
— Descends, tout de suite !
Je sens les poils dans ma nuque se hérisser. Où est Hunter ? Je jette un coup d’œil à l’écran de
mon ordinateur en me mordillant la lèvre. Les preuves de Chance devront attendre, j’en ai bien peur.
Pour l’heure, j’éteins l’écran et descends l’escalier. Papa est habillé, il a le visage fatigué, et des plis
soucieux lui barrent le front. Il me regarde de la tête aux pieds.
— J’ai essayé de t’appeler sur ton téléphone – tu ne dormais pas ?
Je le fixe, les yeux vides. Il ajoute :
— Tu es encore habillée.
Je fais ce que je peux pour rester impassible.
— Ouais, euh, qu’est-ce qu’il se passe ? Tout va bien ?
Il serre les dents et se passe une main sur le visage avant de se détourner.
— Mets tes chaussures.
— Papa ?
Sérieusement, il commence à me faire flipper. Je gagne l’entrée pour mettre mes chaussures, en
priant pour qu’il ne remarque ni mon jean mouillé ni la flaque de neige fondue que mes bottes ont
laissée par terre.
S’il s’aperçoit de quelque chose, il ne fait aucun commentaire. Il prend juste son manteau et
l’enfile. Il est soit bouleversé, soit en colère – merde, je n’arrive pas à savoir. Je ne l’ai jamais vu
vraiment furieux ou inquiet. Il est plutôt le genre de personne à prendre les choses calmement et à
rassurer les autres. Je le laisse dans sa bulle de silence le temps de rejoindre la fourgonnette. Puis, me
voyant derrière le volant, il semble prendre conscience qu’il doit me dire ce qu’il se passe, car j’ai
zéro idée de là où il veut que j’aille.
— L’hôpital, finit-il par dire, d’une voix fatiguée. Hunter a retrouvé Chance.
Mes mains se crispent si fort sur le volant que ça me fait mal. Je redoute le son de ma voix si
j’essaie de parler. C’est la raison pour laquelle il n’a rien voulu dire – parce qu’il vaudrait mieux que
je m’abstienne de conduire si je suis bouleversée. Parce que lui l’est…
— Je crois que ça va aller, lâche papa.
Mais sa voix est distante, je ne sais pas ce qu’il a dans la tête.
Il continue de se sentir coupable. Mais c’est pareil pour moi. Et pour Hunter.
Nous n’avons pas arrêté de dire que Chance faisait partie de la famille, et tous, nous nous sommes
montrés incapables de le protéger.
J’acquiesce en silence, je garde mes commentaires pour moi. Ça va aller, c’est on ne peut plus
vague. Ça peut presque s’appliquer à tout, non ? À part la mort. Ça va aller, ça veut dire en vie, mais
pas nécessairement que ça va bien. La différence est de taille.
Inutile d’essayer de se réconforter mutuellement. Je pourrais lui promettre que tout va s’arranger,
que le plus dur est derrière nous, mais à quoi bon ? Nous savons tous le deux que tout pourrait mal
finir. Que les meilleures années de notre vie avec Chance pourraient être derrière nous, et que tout ce
qui nous attend désormais…
L’angoisse me noue le ventre.
La dernière fois que j’ai mis les pieds dans un hôpital, c’était quand papa s’est fait tirer dessus.
D’ailleurs, ce qui se passe cette nuit n’est pas sans me rappeler l’incident. Hunter et moi étions seuls à
la maison, papa était au boulot. Il avait dit qu’il rentrerait pour dîner et nous avait laissé de l’argent
pour qu’on se fasse livrer une pizza. L’heure du dîner était passée, il n’était toujours pas rentré. Nous
nous étions installés pour regarder un film, moi blottie contre Hunter, à me sentir seule sans papa et
sans Chance pour égayer l’atmosphère.
Ce devait être l’une des fois où il avait disparu pendant quelques jours. En y repensant, il s’était
sûrement fait tabasser et il ne voulait pas qu’on lui pose de questions.
Il était près de 23 heures, ce soir-là, quand Roger était arrivé pour nous informer de ce qu’il
s’était passé. Deux types recherchés dans plusieurs comtés pour braquage de banque… et papa faisait
partie du groupe qui avait essayé de les intercepter quand ils avaient été repérés en ville. Il était aussi
le seul à avoir été touché, et ses jours étaient en danger.
Nous avions dormi chez Roger cette nuit-là, dans la chambre d’amis, Hunter et moi dans le même
lit. Nous avions supplié Roger de nous laisser rester chez nous, car sinon, comment Chance aurait-il
pu apprendre ce qu’il s’était passé ? Mais Roger n’avait rien voulu entendre et avait refusé
catégoriquement de nous laisser passer la nuit seuls dans la maison. Nous n’avions pas appelé nos
mères. Pas tout de suite. Bien sûr, quand papa avait repris connaissance, il nous avait sermonnés, et le
lendemain la mère de Hunter venait le chercher, et moi j’étais dans un avion pour la Californie.
Nous avons été séparés de notre père, qui, j’en suis persuadée, avait besoin de nous, et nous avons
été séparés l’un de l’autre. J’avais besoin de Hunter au moins autant que lui avait besoin de moi… et
nous avions tous les deux besoin de Chance.
Je ne suis pas sûre d’avoir jamais pardonné à ma mère de m’avoir fait ça. Ni de m’être pardonnée
à moi-même de n’avoir pas plus bataillé.
Cette fois, les choses ne se passeront pas comme ça.
Je tends le bras et pose ma main sur celle de papa. Il sursaute, puis il la prend.
Je trouve à me garer directement devant l’entrée. Les urgences sont-elles toujours aussi
tranquilles la nuit ? Je saute du van et fais le tour pour surveiller papa qui descend à son tour et
s’avance avec sa canne sur le parking verglacé.
— Attention à ne pas glisser, je lui dis.
— Si ça arrive, répond-il, au moins nous sommes à l’hôpital.
À l’intérieur, l’odeur est bizarre. Stérile, mais pas propre, si tant est que cela ait un sens. Comme
si les odeurs de javel et de désinfectants masquaient celles de microbes et de bactéries sur les sièges
de la salle d’attente, les boutons des distributeurs, les stylos à l’accueil.
Parmi les personnes présentes, j’aperçois Hunter, le dos voûté, les yeux rivés à l’écran de
télévision fixé dans l’angle de la pièce. Il ne semble pas vraiment la regarder, mais plutôt la fixer
comme si elle lui permettait d’occuper une partie de son cerveau.
Quand papa l’appelle, il sort de son hypnose volontaire et se lève immédiatement. Il ouvre les
bras dans le même geste réflexe qui me pousse à m’y blottir et à le serrer tout contre moi. Il baisse la
tête et murmure :
— Ils ne veulent rien me dire. Parce que je ne suis pas de sa famille.
Il crache le dernier mot comme s’il était empli de venin. Comme si le personnel ici n’avait pas la
moindre idée de ce qu’était vraiment une famille.
— Tu ne leur as pas donné son identité, n’est-ce pas ? demande papa, en allant s’asseoir.
Je garde la main de Hunter dans la mienne. Mon frère secoue la tête.
— Non. Je me suis un peu… énervé parce qu’on ne voulait pas me laisser le voir, et j’ai refusé de
dire quoi que ce soit.
Papa soupire.
— On va devoir leur donner son nom. Sinon, tu risques d’être poursuivi pour complicité de délit
de fuite.
Hunter redresse les épaules, son dos se raidit. La simple idée de prévenir la police le heurte. Je ne
peux pas dire non plus qu’elle me plaise.
— Comment tu l’as retrouvé ? je demande.
Papa hoche la tête. De toute évidence, la réponse l’intéresse lui aussi.
— Il m’a appelé.
Hunt a le regard dans le vide. Son pouce caresse le dos de ma main.
— J’ai découvert qu’il se trouvait sur Hollow Island et je… il fallait que j’aille le chercher. S’il
avait pensé que j’appellerais la police, il se serait de nouveau enfui. Et on ne l’aurait jamais retrouvé.
Papa acquiesce en soupirant. Mais un soupir n’est pas un reproche. Je ne suis pas sûre qu’il puisse
reprocher à Hunter quoi que ce soit, étant donné qu’il a contribué à sauver la vie de Chance. Aussi, il
se contente de demander :
— Et toi, ça va ?
Hunter finit par relever la tête. Il n’a pas besoin de répondre, papa a compris. Je pose la tête sur
l’épaule de Hunter, sa tête repose sur la mienne. Papa met la main sur l’épaule de mon frère.
Nous restons assis là, une famille, dans la salle d’attente des urgences d’un hôpital, en sachant
tous ce qu’il convient de faire. Sans qu’aucun de nous, pourtant, ne puisse à s’y résoudre. Sans
qu’aucun de nous comprenne comment nous avons fait pour en arriver à un tel fiasco. À repenser à ce
que nous aurions pu faire autrement. À regretter ce que nous n’avons pas fait.
Papa finit par se lever.
— Je ferais mieux d’appeler Roger. Ça va aller, ici ?
Hunter ne répond pas.
— Oui, ne t’inquiète pas.
Papa tire son téléphone de sa poche et, de son pas hésitant, sort de la salle d’attente. Hunter le
regarde s’éloigner.
— J’ai essayé de t’appeler. Ça basculait directement sur messagerie.
— C’est sûrement parce que j’ai perdu mon téléphone quelque part dans les bois, près de la
maison de Chance.
Quand Hunt ouvre des grands yeux, je fronce les sourcils.
— Tu peux parler, toi qui es allé à la nage jusqu’à une île en pleine tempête de neige.
— Je n’y suis pas allé à la nage. J’ai pris le canot.
— Et Chance, comment il avait fait pour y aller, alors ?
— Lui aussi avait un canot. J’imagine qu’il a préféré en acheter un plutôt que de voler le nôtre.
— Peut-être. Ou peut-être qu’inconsciemment il espérait que tu découvrirais où il était et que tu
irais le sauver.
Cette pensée me met en colère et me bouleverse tout à la fois. Jamais il n’aurait dû mettre Hunter
dans cette position ou lui faire courir ce danger. Jamais il n’aurait dû lui-même se mettre dans une
telle situation. Il devait bien savoir que nous n’abandonnerions pas avant de l’avoir retrouvé.
Hunter approuve d’un grognement.
— Qu’est-ce que tu fabriquais chez Chance ?
Je sais que nous sommes seuls. Autant que possible dans une salle d’attente, du moins.
N’empêche, je jette un coup d’œil alentour pour m’assurer que personne ne nous écoute.
— J’ai failli me faire choper par Zeke Harvey. J’ai mon appareil photo. Chance a enregistré des
trucs.
Hunter blêmit. Il semble tiraillé entre le désir de me questionner sur ce qu’il s’est passé avec Zeke
et l’envie de savoir ce que contient l’appareil photo.
— Des trucs ? Est-ce qu’il a…
— Je ne sais pas. Je n’ai pas eu le temps de finir de les visionner avant qu’on parte pour l’hôpital.
Mais si c’est le cas, on aura des preuves, et tout ira bien pour Chance.
Il hoche la tête lentement, intégrant tout ce que je viens de lui dire. De l’index, je lui donne une
petite poussée dans les côtes.
— Ça n’a pas l’air de te réjouir. Pourtant, c’est une bonne chose.
— Je sais, dit-il sans bouger. Je veux le voir.
— On devrait pouvoir dès qu’il sera réveillé, j’imagine.
À moins que les flics débarquent ici et interdisent toute visite. J’ignore comment ça se passe, tout
ça.
Quand papa regagne la salle d’attente, son expression est indéchiffrable. Je ne lui en veux pas. Ce
qu’il a dû faire… Évidemment que c’était difficile. Avertir ses collègues qu’il sait où se trouve un
garçon recherché et qu’il considère comme l’un de ses enfants…
— Ils sont en route. J’ai convaincu les infirmières de vous accorder quelques minutes avec lui, si
vous voulez le voir.
Hunter relève la tête d’un coup.
— On peut y aller ? Mais comment…
Papa esquisse un petit sourire.
— Tu as oublié tout le temps que j’ai passé dans cet hôpital ? Tout le monde me connaît, ici.
Du menton, il montre les doubles portes.
— Mais vous feriez mieux d’y aller maintenant. Les policiers ne seront pas très contents
d’apprendre que je me suis débrouillé pour qu’il ait de la visite.
Pas besoin qu’on nous le dise deux fois. Papa reste en arrière pour faire le guet, tandis que Hunter
et moi prenons un badge visiteur à l’accueil, obtenons le numéro de chambre de Chance et passons
les doubles portes.
L’image de papa, allongé dans un lit d’hôpital, à peine conscient à cause des médicaments, reste
assez vivace pour que j’appréhende, un peu nauséeuse, de voir Chance dans un état similaire. J’espère
qu’il est réveillé, pour qu’on puisse le rassurer et lui dire que, maintenant, tout va s’arranger. Hunter
me serre la main avec une telle force que j’envisage presque de le laisser y aller seul pour qu’ils aient
un peu d’intimité… Non. C’est peut-être de l’égoïsme, mais moi aussi, j’ai besoin d’être là. J’ai
besoin de lui dire pour l’appareil photo.
C’est une chambre double dont l’autre lit est inoccupé. Nous entrons et refermons la porte. Les
vêtements de Chance sont repliés soigneusement sur la table de chevet. Il dort. Relié à des machines.
Petit et vulnérable. Hunter s’immobilise une fraction de seconde avant d’avancer jusqu’au lit, je le
suis sans un mot.
Je regarde le visage de Chance, ça n’a finalement rien de commun avec papa. Chance a l’air
normal. Aussi normal que possible pour quelqu’un en chemise d’hôpital, sous une tonne de
couvertures qui grattent, relié à des moniteurs et à des tubes.
— Comment tu le trouves ? je demande à Hunt. Comparé à avant.
Hunt tend la main. Du bout des doigts, il effleure la joue de Chance avec une douceur qui me
bouleverse.
— Mieux. Avant, il était si… livide. Froid. Je l’ai cru mort, quand je l’ai trouvé.
— C’est pas poli, murmure Chance.
Nous sursautons. Je m’assois sur le lit et prends sa main.
— T’es réveillé.
— Vous faites du bruit, dit-il d’une voix qui sonne à mes oreilles comme du verre brisé.
Très lentement, il ouvre les yeux, les pose sur Hunter, et dit :
— Salut.
— Salut.
Hunter s’effondre sur une chaise, l’approche et pose ses coudes sur le lit. Il ne peut s’arrêter de
toucher Chance. Son épaule, son visage, ses cheveux, avec une expression de soulagement.
— Tu m’as fichu une de ces trouilles, espèce de crétin.
Les doigts de Chance se referment sur ma main.
— Laissez-moi deviner. Les flics sont en route.
Hunt et moi échangeons un regard.
— Oui, je réponds.
Chance lève les yeux vers le plafond.
— Et l’appareil photo ? demande Hunter.
Chance nous dévisage.
— Quel appareil photo ?
— Celui que tu as caché dans ta chambre, je dis. Je me suis introduite chez toi pour aller le
chercher.
Je me force à sourire.
— C’est la preuve dont tu avais besoin, non ? Dont tu me parlais ?
Il me regarde, à la fois amusé et triste.
— Génial. Tu as regardé ce qu’il contient ?
— En partie. J’ai dû partir pour l’hôpital avant d’avoir pu terminer. Je le donnerai aux flics, et en
un rien de temps tu seras disculpé.
— Tu t’es introduite chez moi ? demande-t-il avec un rire éraillé. Et Hunter a traversé l’océan
sous une tempête de neige pour me secourir sur une île. Tous les deux, vous n’arrêterez jamais de me
surprendre.
— À quoi ça sert, la famille ? je dis.
— Faut voir. La vôtre, ou la mienne ?
— Tu fais partie de notre famille, insiste Hunter.
Chance grogne. On frappe à la porte, puis une infirmière passe la tête.
— Désolée de vous interrompre… Votre père m’a demandé de venir vous chercher. Il a dit qu’il
était temps de partir.
Décidément, il ne plaisantait pas en parlant de minutes. Pas de temps pour des questions, pas
de temps pour quoi que ce soit d’autre. Je descends du lit après une dernière pression sur la main de
Chance. Il essaie de retarder le moment, une expression d’angoisse sur le visage.
— Tu es sûr que tu dois partir ?
Hunter soupire.
— Personne n’est autorisé à te voir. Mais on reviendra dès que ce sera possible, d’accord ? Et en
un rien de temps, tu pourras rentrer à la maison. Chez nous.
— Tu sais…
Un sourire apaisé passe sur les lèvres de Chance.
— Ça me dirait vraiment bien.
— À très bientôt.
J’envoie à Chance un baiser et me dirige vers la porte. Du coin de l’œil, je vois Hunter qui
s’attarde, puis il se penche et embrasse Chance sur la bouche.
C’est la première fois que je vois ça. Un vrai baiser. Pas celui, pour jouer, de la plage, le jour où
Chance nous avait embrassés tous les deux. Cela me semble être la chose la plus naturelle du monde,
ce qui pose quantité de questions. Par exemple : quand tout sera terminé, arriveront-ils à clarifier ce
qu’il y a entre eux ? Hunter présentera-t-il Chance comme son petit ami ?
Je sens mon cœur se serrer, j’ai malgré tout envie de sourire. Et si, finalement, tout se terminait
bien ?
Hunter

Quand je l’embrasse, Chance m’agrippe par la chemise. Ses lèvres sont sèches, mais sa bouche
est chaude, et je me dis alors… que c’est ainsi que les choses devraient être. Chance et moi.
L’embrasser quand j’en ai envie. C’est ainsi que cela se passera quand toute cette affaire sera
terminée, et le savoir va me permettre de tenir le coup. Nous le permettre à tous les deux. J’ai été à
deux doigts de le perdre, et je ne laisserai pas pareille chose se reproduire.
Ashlin s’éclaircit la gorge. Je m’écarte, le visage en feu, mais je ne la regarde pas. Pas envie de
voir son sourire entendu de sale gosse.
Les yeux de Chance restent rivés aux miens.
— Je t’aime, dit-il.
Ces mots accentuent encore la rougeur de mon visage, et je sens que je lui retourne un sourire
béat. Je plonge ma main dans ses cheveux.
— Moi aussi, je t’aime. Je reviens te voir bientôt. Je te le promets.
Quand ses doigts relâchent ma chemise, j’emboîte le pas à ma sœur.
Dans le couloir, Ash me prend la main et me donne un petit coup de coude, en souriant. Je connais
cette expression.
— Hunter est amoureux…
Je la pousse gentiment à mon tour.
— Bienvenue à la maternelle ! Et toi ? Est-ce que… t’es OK avec ça ?
Ma sœur hausse les épaules d’une façon qui suggère qu’elle n’en sait rien mais qu’elle s’efforce
de l’être. C’est tout Ashlin. Se réjouir pour les autres, même si elle souffre.
— Je crois… que tous les deux, vous avez besoin l’un de l’autre. Je crois que c’est ainsi que les
choses doivent être. Mais je dois te poser la question : est-ce que ça veut dire qu’on va aller draguer
les mecs ensemble ? Ce serait top.
Je prends sur moi pour ne pas lever les yeux au ciel.
— Ce n’est pas comme ça que ça marche. C’est juste…
Je ne trouve pas les mots. Comment décrire les choses ?
— Chance est spécial, dit Ash.
Voilà, résumé en trois mots, ce que je ne réussissais pas à dire en une centaine. J’esquisse un
demi-sourire.
— Oui. Chance est spécial.
Notre père nous attend dans la salle d’attente. Aucun signe des policiers pour le moment, mais je
suis sûr qu’ils ne vont plus tarder. Il se lève, nous regarde l’un après l’autre.
— Alors ?
Je passe un bras autour de l’épaule d’Ash, l’attire à moi, tandis qu’elle répond :
— Il va bien. Il est réveillé.
Sur le visage de notre père, le soulagement est palpable.
— Bien. C’est bien. La police ne va pas tarder à arriver, alors on devrait y aller. J’imagine qu’ils
auront des questions à te poser demain sur la façon dont tu as retrouvé Chance.
Super. Il ne manquait plus que ça. Mais si ce que je peux dire est susceptible de l’aider en quoi que
ce soit, si je peux répéter de nouveau à la police que Chance a fui uniquement parce qu’il avait peur,
peut-être qu’ils ne retiendront pas de charges contre lui.
L’espoir fait vivre, non ?
Le trajet jusqu’à la maison est tranquille. Ash reconduit notre père avec la fourgonnette, et je
rentre tout seul en voiture, trop fatigué pour allumer la radio. Dans quelques heures, il fera jour.
Heureusement, je ne travaille pas, j’envisage donc de rentrer dormir quelques heures, puis de
retourner à l’hôpital. Et aller voir la police, quelque part entre tout ça.
Nous montons dans la chambre d’Ash. Ce n’est qu’une fois à l’intérieur que j’ai l’impression de
pouvoir enfin exprimer mon soulagement.
— C’est à peine croyable que je m’en sois sorti sans leçon de morale.
— Tu as sauvé la vie de Chance et aidé la police. Je crois que papa pense devoir passer l’éponge
sur ton comportement stupide. Pour l’instant.
Elle se laisse tomber sur le fauteuil.
— C’est l’hôpital qui se fout de la charité ! Qu’est-ce qu’il dirait s’il découvrait que, non
seulement t’es entrée par effraction dans une maison, mais qu’en plus t’es tombée nez à nez avec un
meurtrier en cavale ?
— À ma décharge, il n’était pas censé être là.
Je m’assois sur son lit, d’où je peux voir l’écran de son ordinateur.
— Tu n’as rien dit à papa à propos de l’appareil photo.
Elle hausse les épaules, allume l’écran.
— Je ne pouvais pas ! Il m’aurait demandé comment je me l’étais procuré et… il aurait pété les
plombs. Ça serait plus simple si Chance racontait à la police qu’il m’a donné l’appareil, ou un truc du
genre. Je n’en sais rien. Je n’ai pas réfléchi encore à ce que je vais dire.
Elle marque une pause et fait pivoter son fauteuil vers moi.
— T’es sûr d’être en état de visionner les vidéos ? Elles sont… Je sais que tu crois en avoir la
force, mais il s’agit de Chance, et…
Je me raidis.
— Hors de question de me défiler sous prétexte que je risque d’être bouleversé par ce que je vais
voir. Chance, lui, n’a pas eu cette possibilité.
Ash acquiesce, apparemment satisfaite par ma réponse.
— Il me restait quelques photos à voir et une ou deux vidéos à visionner…
À vrai dire, je ne sais pas si j’en ai vraiment la force, et je n’en aurais pas plus s’il s’était agi
d’Ash, de mon père ou de ma mère. Voir les gens qu’on aime non seulement souffrir, mais souffrir
par l’action de quelqu’un d’autre ?
Je pensais ce que j’ai dit : Chance n’a pas eu ce choix. Ashlin a couru d’énormes risques pour
récupérer ces images. Le moins que je puisse faire, c’est de savoir ce que nous allons donner à la
police.
Elle ouvre le dernier dossier et commence par la première photo. Qui n’est pas une photo de
Chance, mais de sa mère. Comme elle tourne le dos à l’appareil, Tabitha ne doit pas se rendre compte
qu’elle est photographiée.
— Regarde.
Ash touche l’écran pour me montrer une bande sombre sur son bras. Des ecchymoses. Il y en a
une autre sur son avant-bras. Son poignet. Comme si elle s’était cognée ou que sa main avait heurté
violemment quelque chose. La preuve, n’est-ce pas, que Chance n’était pas le seul à se faire tabasser ?
La preuve que Zeke n’hésitait pas à frapper et son fils et sa femme.
— Dans une des vidéos, elle parlait à Chance d’un avocat et d’argent.
Ash clique sur la photo suivante. Elle montre un trou dans le mur, probablement fait par Zeke.
Une autre, d’un placard de la maison, où une lampe infrarouge est allumée et orientée sur un plant de
cannabis.
— On dirait qu’elle avait pour projet de partir d’ici avec Chance. Peut-être que les choses avaient
encore empiré…
— Zeke a tout découvert, et il a pété les plombs, je conclus.
Ash acquiesce.
Heureusement, il n’y a pas de photos de Chance. Avant de passer à la dernière vidéo, Ash hésite.
Peut-être qu’on s’excite pour rien. Elle n’a peut-être rien à voir avec le meurtre de Tabitha. De toute
façon, on dispose déjà de suffisamment de preuves.
— On y va ? demande-t-elle.
— C’est maintenant ou jamais.
Ash lance la lecture.

*
* *

La chambre de Chance est une pagaille sans nom. Des vêtements, des livres, du bazar par terre.
Chance s’affairant sur l’appareil photo. Haletant. Les yeux écarquillés.
Des pas. Quelqu’un qui se précipite dans le couloir.
Chance se redresse d’un bond, les muscles bandés, sur le qui-vive, prêt à fuir. La porte s’ouvre
et…
Ce n’est pas Zeke, mais Tabitha. Les ecchymoses autour de son cou forment comme un collier.
Elle claque la porte, essaie de la verrouiller, la poussant de l’épaule.
« Il a cassé le verrou. »
Chance saute sur son lit, debout, comme si être en hauteur, au-dessus d’elle, lui donnait le
sentiment de maîtriser la situation. De se sentir moins impuissant. Il paraît calme. Plus agacé qu’autre
chose.
« Sors d’ici, maman. »
Mais Tabitha ne réagit pas suffisamment vite. Zeke ouvre la porte avec une force telle qu’il la
projette au sol. Sa fureur, en soi, est déjà impressionnante, mais en plus, il a une arme à la main.
Zeke s’élance vers Tabitha. Chance – avec les réflexes de quelqu’un qui l’a fait un nombre
incalculable de fois – saute du lit et pousse son père, dans le seul but de faire diversion et de
concentrer sa fureur sur lui.
« Fous-lui la paix ! »
Zeke fait volte-face et pose le canon de son arme sur la tempe de Chance. Ce dernier chancèle et
s’appuie au mur pour essayer de garder son équilibre. Mais ça a marché. La fureur de son père est
désormais focalisée sur lui. Tabitha, en larmes, recroquevillée par terre, n’a plus d’importance.
« Tu te mets toujours en travers ! hurle Zeke. Tu te crois plus malin que tout le monde ! »
Chance sort de la chambre en titubant. Mais Tabitha ne bénéficie que d’un répit temporaire,
pendant que Zeke hurle après son fils. Puis Zeke s’en prend de nouveau à elle. Il l’attrape par le bras
et l’entraîne, gémissante, en dehors de la chambre.
« Tu sais qui tu protèges, espèce de petit merdeux ? » beugle Zeke.
On l’entend, mais on ne le voit pas. La pièce est vide. La dispute se poursuit ailleurs dans la
maison. Il y a de la bagarre. Des corps qui cognent contre des murs. Des coups de poing. La caméra
n’enregistre que les sons.
Haletant, Zeke dit :
« Baisse ça – elle avait l’intention de nous quitter tous les deux ! Je parie que t’étais pas au
courant, pas vrai ?
— On allait se tirer d’ici ensemble, riposte Chance. On allait récupérer le fric et se barrer le plus
loin possible de toi, et si t’essayais de nous retrouver…
— C’est pour ça qu’elle était en train de faire sa valise ? Hein ? Je t’ai pas vu faire la tienne. »
Silence.
« Dis-lui, Tabby. Dis-lui. Tu comptais l’emmener avec toi ? »
Tabitha gémit, ses explications seulement audibles de son mari et de son fils.
Chance réagit. Sa voix est incrédule. Douloureuse.
« Tu comptais vraiment partir sans moi ?
— Non… C’est faux… C’est pas ce que tu crois… Je serais revenue te chercher ! »
La fin. La vérité.
Tabitha Harvey, qui avait fini par en avoir assez de son mari, était sur le point de le quitter. Et elle
avait décidé d’abandonner son fils et de le laisser gérer seul les conséquences de la catastrophe.
Chance a un rire grave.
« Non, c’est pas vrai. »
Ensuite, il se passe quelque chose. Quelqu’un essaie de s’enfuir ou de prendre l’arme.
Des cris.
Du verre brisé. Tabitha crie. Zeke hurle des menaces. Seul Chance reste silencieux.
Puis, un coup de feu retentit dans le chaos, et tout redevient silencieux.

*
* *

Je sens des frissons courir dans mon dos, comme si un millier de minuscules araignées avaient
entrepris un pèlerinage le long de ma colonne vertébrale.
La vidéo continue. Des mots étouffés. Des pas. Effrayés, paniqués. Des portes qui claquent.
Personne ne retourne dans la chambre de Chance. L’appareil continue de filmer.
Encore et encore.
Jusqu’à ce que la batterie s’épuise, et que l’image s’arrête. Ma sœur et moi n’avons pas bougé.
N’avons pas parlé. Elle a porté la main à sa bouche. Ses yeux, quand elle finit par se tourner vers moi,
sont écarquillés et sans vie.
— Qu’est-ce qu’il vient de se passer ? murmure-t-elle.
J’ai la bouche sèche, comme du coton, et ma langue refuse d’obéir. Je ne sais pas, je veux dire. Je
n’y parviens pas. Avant que l’un de nous puisse réagir, la sonnerie de mon téléphone retentit.
Chance

Tout de suite après le départ de Hunt et d’Ash, je me lève de mon lit.


Je débranche les machines du mur, avant d’arracher d’un coup sec la perfusion et de retirer le
moniteur fixé à mon index. Celui qui a inventé les chemises d’hôpital – surtout celle qu’on noue dans
le dos et qui vous laissent les fesses à l’air – mériterait des baffes.
Mes vêtements, pliés sur une table à côté du lit, sont sales. Je vais devoir les jeter et me
débrouiller pour m’en procurer d’autres quelque part.
Je me dépêche de les enfiler. Mes membres ne m’obéissent pas comme j’aurais voulu, ils sont
d’une lenteur insupportable. Hypothermie, c’est ça ? Quoi qu’il en soit, je devrais finir par récupérer.
Ma chambre se trouve au premier étage. Remercions les étoiles pour les petits coups de main. Je
prends mon téléphone, enfile mes chaussures et ouvre la fenêtre. Je l’enjambe, et me laisse tomber
sur le sol, dans l’herbe. Et je prends la fuite avant que les moniteurs alertent le poste infirmier. Ou que
les flics se pointent.
S’ils pensaient que j’allais attendre bien sagement dans mon lit que la police vienne me menotter
comme un vulgaire criminel, ils se gourent.
Ils ne savent rien. Ne comprennent rien. Comment le pourraient-ils ?
Il ne peut y avoir de happy end.
J’aurais aimé que Hunter et Ashlin me croient quand j’ai essayé de le leur dire. Tout aurait été
beaucoup plus facile.
Les étoiles brillent dans la nuit. Lumineuses et magnifiques.
J’aimerais que Hunter soit là pour les contempler avec moi. La constellation du Dragon est la
plus brillante, mais il ne me croit jamais quand je le lui dis. Sur l’île, j’avais une vue incroyable des
étoiles. Plus je les regardais… plus je me disais que j’aurais pu rester à les admirer jusqu’à ce que le
froid m’emporte.
Manifestement, Hunter voyait les choses autrement.
Je choisis une direction et me mets à courir. Je suis sûr que cette route me mènera à l’autoroute,
puis à la liberté. Quelle belle idée. Suivre une route pour être libre. J’espère, car cette idée me plaît.
Pas autant qu’habiter chez les Jackson. Mais quelle meilleure perspective pourrait-il exister quand
je redoute de rester dans les parages parce qu’il y a quelque chose dans l’appareil photo qu’ils ne
devraient pas voir.
Tu comptais partir sans moi…
Ce n’est pas que Hunter ne comprendrait pas. Après tout ce que mon père a fait, tout ce que ma
mère n’a pas fait…
Baisse cette arme. Baisse… cette… arme.
C’est difficile d’être triste. Véritablement triste. Ma mère est morte, et c’est terrible, bien sûr.
C’est un événement triste. La mort, quand elle survient, est triste. Les gens ont de l’importance, et la
fin d’une vie doit être pleurée. Mais comment, moi, pourrais-je être capable de ressentir pareille
émotion ?
Je voulais protéger.
Je voulais être protégé.
Je voulais seulement m’en aller. M’éloigner de lui. De cette maison. Je voulais vivre avec Hunter
et Ash, avec Mr J. et même Isobel. Une belle et grande famille heureuse. Avec eux, je pourrais être
normal. Je pourrais être… meilleur. Quelqu’un de bon. Je pourrais aimer et être aimé.
Je n’ai pas de mots pour expliquer à quel point cette sensation est étrange pour moi.
Qu’est-ce qu’il t’a pris ? Qu’est-ce qu’il t’a…
Comment ce rêve s’est-il écroulé ? À moins que je l’aie saboté moi-même ? Car, regardons les
choses en face, je ne suis pas digne de faire partie de leurs vies. Pas comme ça. Pendant des années,
j’ai été dans leur orbite, gravitant autour de la chaleur et de la lumière de la famille Jackson.
En définitive, on n’a pas d’autre choix que d’abandonner tous ses rêves. Au profit de la réalité.
Et ma réalité est la suivante : je ne peux pas rester. Hunter et Ashlin s’en sortiront. Mr J. prendra
soin d’eux. Hunter ne serait peut-être pas d’accord pour dire que mon départ est une bonne chose,
pourtant c’est la vérité. Je ne pourrais que les entraîner vers le bas. Comme ça, ils iront à l’université,
feront quelque chose de génial de leur vie. Peut-être qu’un jour je les verrai à la télé ou à la une d’un
magazine. Et peut-être qu’ils feront allusion au garçon qu’ils ont connu dans leur jeunesse.
Car après tout, j’ai beau ne pas vouloir qu’ils me cherchent, je ne veux pas non plus qu’ils
m’oublient. Il fait nuit, et l’autoroute est déserte, à part un camion de temps en temps. J’ai fait
beaucoup de stop en périphérie de la ville, mais jamais ici. Jamais aussi loin.
Dans ma poche, mon téléphone est aussi lourd que du plomb. La police pourrait-elle me retrouver
grâce à lui ? Qui sait. C’est possible. Mais le garder est garder un lien avec eux. Et pour l’instant, ce
serait injuste, et égoïste.
Hunter décroche à la première sonnerie.
— Chance ?
— J’appelais pour dire au revoir.
Ça craint. Comme tous les au revoir.
— Vous avez fini de visionner ce qu’il y avait sur l’appareil ?
— Oui.
— Bien.
Ça me fait sourire. Il voulait de la franchise, et il n’y a pas plus franc que ce qu’ils ont découvert.
Qu’est-ce qu’il t’a pris ? Tu l’as tuée…
Les événements de cette nuit sont douloureusement présents dans ma mémoire. Je lutte pour les
repousser.
Un camion passe, et le bruit fait réagir Hunter.
— Mais t’es où ?
— Peu importe.
Continuer à marcher. À mettre de la distance. Chaque pas rend les choses plus faciles. Il paraît.
— C’était chouette, mais ça risque de devenir plutôt moche. Tous les deux, vous auriez mieux fait
de ne pas essayer de me retrouver. Alors… je vais faire en sorte que vous ne puissiez plus le faire.
— Ne fais pas ça.
Sa voix me bouleverse. Comment un type comme Hunter, qui semble parfois si insensible, peut-il
me fendre le cœur par une seule inflexion de sa voix ? Quand il me parle comme ça, je ferais
n’importe quoi pour lui… Je ferais n’importe quoi… pour le protéger.
C’est ce que je fais. Je le protège.
— Je dois y aller, Hunt. Ne t’inquiète pas pour moi, d’accord ? Donne ces photos et ces vidéos
aux flics. Qu’ils arrêtent ce pauvre type pour le foutre en prison, même si ce n’est pas pour
longtemps. Et s’il te plaît, ne me dis pas que ce n’est pas ce qui va se passer, parce que j’aime assez
l’idée que mon père pourrisse en prison pour avoir levé la main sur moi.
Je commence à écarter le téléphone de mon oreille.
— Attends ! Je veux savoir quelque chose.
Je ferais vraiment mieux de raccrocher, sinon il va continuer à me parler pendant des jours et
finir par me convaincre de rebrousser chemin. Et pourtant, je suspends mon geste.
— Juste une chose.
Hunter prend une profonde inspiration. J’espère qu’il est conscient de la gravité du moment. Une
seule question. À laquelle je répondrai, et ce sera terminé. À un moment, il faut tirer une croix.
Il se lance :
— Y a-t-il quoi que ce soit que tu m’aies dit qui ait été vrai ?
La vérité.
Ah ! qu’est-ce que la vérité ? La vérité est dans les yeux de celui qui écoute. Les mensonges ne
sont-ils pas que de simples variations de la vérité ? Un fait qu’on étire jusqu’à le transformer ?
Même les étoiles sont des mensonges.
Elles brillent de mille feux, mais leur lumière met des années à nous atteindre. Pour ce que j’en
sais, la constellation du Dragon pourrait s’être éteinte. Je ne le saurai jamais. Comment puis-je
affirmer que ce que j’ai pu dire dans ma vie était vrai, y compris ce que j’ai dit à Hunter et à Ashlin ?
Oh, si. Il y a une chose. La seule à propos de laquelle j’ai une certitude absolue :
— Je t’aime. Ç’a été vrai depuis le jour de notre rencontre.
Raison pour laquelle je ne le laisse pas continuer à parler. Je raccroche, me tourne, et jette le
téléphone de toutes mes forces dans le champ en bordure de l’autoroute. Terminé.
C’est tout moi, couper les liens avec tout et avec tous ceux qui m’ont blessé.
Et avec tous ceux que j’ai blessés. À chérir ma liberté aussi longtemps que je le pourrai.
Je lève la main, pouce en l’air, pour faire signe à un camion sur la route.
Peut-être suis-je moi aussi une étoile déjà éteinte, et personne ne s’en est encore rendu compte..
Remerciements

Sous la même étoile ne ressemble pas aux autres livres que j’ai écrits. Pour la première fois, j’en
avais toute la trame avant de commencer. J’avais le début, le milieu, la fin. Et j’ai bénéficié aussi de
l’aide de cette faiseuse de miracles qu’est mon éditrice, Stacy Abrams, pour me maintenir dans la
bonne direction et fixer dès le début tous les détails de l’histoire. Elle a contribué à la fluidité de tout
le processus d’écriture, et j’espère que nous aurons l’occasion de retravailler de la sorte.
Je souhaiterais également adresser mes remerciements à mes premiers lecteurs critiques pour
leurs encouragements pendant les moments de doute, et notamment à Nyrae Dawn. Merci d’être la
première personne à lire ce que je tape. Je sais que si elle aime mes personnages, c’est gagné, parce
que je n’écris pas le genre de romans vers lesquels elle irait naturellement. Pour ma plus grande joie,
elle continue de me lire et de donner sa chance à chacune de mes idées.
Mais comme toujours, mes plus grands remerciements vont à mes lecteurs. Merci de donner une
chance à mes livres. Merci d’aimer mes personnages, qu’ils soient décalés, heureux, tordus ou
totalement brisés par la vie. J’ai bien conscience d’écrire des romans qui ne s’inscrivent pas dans les
tendances du marché, et le fait que vous choisissiez mes livres entre tous ne cesse jamais de me
surprendre et de me réjouir.
Ce livre est avant tout l’histoire de Chance, un personnage plus grand que nature que, j’espère,
tous les lecteurs aimeront, en dépit de ses failles. Merci, chers lecteurs, de m’avoir laissé vous
raconter cette histoire. Vous êtes merveilleux. Vous êtes beaux. Vous êtes tous parfaits.


Dans la même collection :
découvrez un extrait de
La Vérité sur Alice de Jennifer Mathieu
JENNIFER MATHIEU

LA VÉRITÉ
SUR ALICE

Traduit de l’américain
par Cécile Tasson

Titre original : The Truth about Alice.

© 2014, Jennifer Mathieu.

© 2016, éditions Pocket Jeunesse, département d’Univers Poche,


pour la traduction française.
Elaine

Moi, c’est Elaine O’Dea, et j’ai deux choses incroyables à vous raconter :
1. L’été dernier, juste avant qu’on rentre en première, Alice Franklin a couché avec deux mecs
d’affilée sous mon toit. Elle s’est tapé le premier et genre… cinq minutes après, paf ! l’autre. Sérieux.
Tout le monde est au courant.
2. Il y a deux semaines, juste après le bal de promo, un des deux mecs, Brandon Fitzsimmons (un
type hyper populaire ; lui et moi on se connaissait très… intimement, si vous voyez ce que je veux
dire) est mort dans un accident de voiture. C’est la faute d’Alice. Tout le monde le sait aussi.
Le deuxième, c’est un étudiant, Tommy Cray… un ancien de Healy High. Mais je crois qu’avant
de parler des garçons, il faut que je vous en dise plus sur Alice.
C’est bizarre. Alice Franklin, c’est pas un nom de fille à scandale. Ça fait plutôt élève parfaite qui
note bien tout en cours ou qui passe ses vendredis soir à faire du bénévolat à la maison de retraite en
servant du punch et des biscuits (ou autre : je ne sais pas ce qu’ils font le vendredi soir, à la maison de
retraite). D’ailleurs, Alice, c’est un prénom de grand-mère. Vous savez, le genre qui cache des
mouchoirs dans ses manches, qui perd sans cesse son sac et passe son temps devant Des chiffres et des
lettres ? Rien à voir avec Alice, quoi. Mais alors, pas du tout.
Alice Franklin, c’est une grosse salope.
En la voyant, on ne dirait pas pourtant. Elle est un petit peu plus grande que la moyenne, sans être
une girafe, et je dois admettre qu’elle est plutôt bien foutue. En tout cas, elle n’a jamais eu de
problèmes de poids. Peut-être que sa mère lui fait compter les points Weight Watchers, comme la
mienne, mais j’en doute. La sienne n’a même pas l’air de s’inquiéter que toute la ville traite sa fille de
traînée. Quant à son père, je ne sais pas ce qu’il en pense. Je ne l’ai jamais vu depuis qu’on se connaît
et on se connaît depuis toujours.
Alice a les cheveux courts, à la garçonne. Elle fait partie de ces filles qui ont la bouche
naturellement pulpeuse et elle porte tout le temps du rouge à lèvres framboise. Son visage est joli,
sans plus. Elle a plusieurs piercings aux oreilles, mais elle n’est pas punk, ni… bizarre. En fait, elle
s’habille plutôt bien. Du moins, c’était le cas avant toutes ces histoires. Sa tenue fétiche, c’était jupe
droite et haut moulant, pour faire ressortir sa poitrine, avec des sandales. Même en février.
Après tout ce qui s’est passé, on dirait qu’elle a arrêté de se préoccuper de son look. Ces derniers
temps, elle ne met plus que des jeans et des sweats, la capuche le plus souvent relevée. Par contre, elle
n’a pas renoncé au rouge à lèvres. Je trouve ça bizarre.
Elle n’a jamais été hyper populaire comme moi (on dirait que je me la raconte, mais c’est la
vérité, j’y peux rien)… mais elle n’était pas non plus au niveau de Kurt Morelli, la bête de foire du
lycée, avec son QI de 540, qui ne parle à personne sauf aux profs. Imaginez un peu que la popularité
soit un immeuble : quelqu’un comme Brandon Fitzsimmons occupe l’appartement-terrasse, tout en
haut. Les métalleux dorment par terre dans la cave, et Kurt Morelli n’a même pas le droit d’entrer
dans le bâtiment. Alice, elle, a passé une grande partie de sa vie dans les étages supérieurs.
Du coup, elle était assez cool pour venir à ma fête.
Il faut que vous compreniez que l’histoire d’Alice qui a couché avec deux mecs et la mort de
Brandon sont les plus gros trucs qui soient arrivés à Healy depuis une éternité. Et il n’y a pas qu’au
lycée qu’on en parle : toute la ville s’y intéresse. C’est drôle parce que d’habitude les adultes pigent
rien à notre façon de vivre… Ils ne savent pas ce que veut dire tel ou tel mot, ou pourquoi une
émission a du succès, et ils sont toujours super excités à l’idée de te montrer une vidéo d’un chat qui
éternue sur YouTube alors que ça fait cent ans que tu l’as vue.
Mais Alice a couché avec deux mecs et Brandon est mort, et tout le monde sans distinction ne
parle plus que de ça. Les femmes en discutent aux réunions de parents d’élèves, elles posent des
questions à leurs filles et quand elles croisent la mère d’Alice au supermarché, elles lui lancent un
regard du style : « Tu me fais pitié, mauvaise mère, va. » (Je le sais, parce que la mienne l’a fait,
c’était au rayon yaourts, quand elle cherchait un dessert Weight Watchers à 2 points qu’il lui fallait
absolument.)
Si l’accident a fait autant de bruit, c’est parce que la victime n’est autre que Brandon Fitzsimmons,
l’espoir sportif de toute la ville. Un quarterback à tomber par terre que tout le monde connaissait. Les
hommes en discutent aux réunions du club des supporters et en faisant la queue à Norauto. Ils
secouent la tête et disent tous que c’est vraiment dommage que Brandon Fitzsimmons soit mort
quelques semaines après le début de la saison. (Je le sais, parce que mon père l’a fait, même qu’il a
demandé à voix haute pourquoi cette garce d’Alice Franklin s’est sentie obligée de ruiner notre
meilleure chance de remporter le championnat.)
Le football américain prend une place énorme à Healy, mais la ville en elle-même est assez petite.
Il y a deux supermarchés, trois pharmacies, et à peu près un milliard d’églises cachées entre les
magasins. Le cinéma ne passe qu’un film à la fois, donc on n’a pas trop le choix, et la seule chose à
faire le week-end quand on a moins de vingt ans, c’est squatter le parking du lycée et dire du mal des
autres en buvant de la bière. Sauf si les parents de quelqu’un quittent la ville, là, on organise une
soirée. Il n’y a pas de juste milieu : soit on adore ce genre de trucs et on veut rester vivre ici pour
toujours, soit on déteste et on a hâte de se tirer.
J’aime vivre ici. Bon ok, je n’ai rien connu d’autre… mais j’adore entrer dans n’importe quel
magasin, en sachant que les gens vont me reconnaître. Ils me sourient et prennent des nouvelles de
mes parents. Ils me demandent si je fais partie de l’équipe des pompom girls cette année (oui), si je
compte m’inscrire au comité du bal (oui) et si je pense que le lycée a ses chances pour le championnat
(toujours). Et puis, on dirait que les autres élèves veulent tout faire comme moi. Quand on était en
seconde, mes copines et moi, on s’est servi de cure-dents pour graver sur notre vernis des messages
comme « I love <3 you <3 » ou « Best Friend ». En l’espace d’une semaine, toutes les filles de notre
année nous avaient imitées.
Bref. Alice Franklin.
Dans les films, les fêtes de lycéens sont toujours des soirées de dingues avec cinq cents personnes
et des gens nus qui sautent dans la piscine depuis le toit. Dans la vraie vie, ça n’a rien à voir. Pas à
Healy en tout cas. Ici, on passe la soirée assis dans le salon à boire, à s’envoyer des SMS alors qu’on
est dans la même pièce, à regarder la télé et, de temps en temps, quelqu’un va chercher une bière dans
la cuisine. Des fois, deux personnes montent dans une chambre, et tout le monde les charrie. Puis,
vers minuit ou une heure du mat’, les gens s’endorment sur le canapé ou rentrent chez eux.
Dit comme ça, ça n’a pas l’air génial. En fait, ce qui est excitant, c’est l’idée qu’un de ces jours,
pendant l’une de ces fêtes, il pourrait se passer quelque chose.
Et ça a fini par arriver.
Kelsie

Le soir de la fête d’Elaine O’Dea, j’étais à l’agonie avec quarante de fièvre.


Je n’y suis pas allée.
Si ça n’avait pas été une question de vie ou de mort, vous pouvez me croire, je n’aurais pas raté
ça. L’ancienne Kelsie, celle que j’ai laissée à Flint, existe encore au fond de moi. Dans le Michigan, je
faisais partie des intellos. Des moins que rien. Ici, je suis populaire. Je n’arrive toujours pas à y
croire. Le soir de la fête, j’étais persuadée que si je ratais une seule occasion de rappeler mon
existence aux autres, j’allais me retrouver à manger toute seule à la cantine, condamnée à terminer le
lycée à la table de la honte. J’aurais alors dû renoncer au plaisir de faire partie du club d’élite. On n’a
pas de poignée de main secrète et on ne tape pas en morse sur la porte avant d’entrer, mais le jeu en
vaut la chandelle.
Enfin, pour être honnête, je ne suis pas tout en haut de l’échelle sociale, comme peuvent l’être
Elaine O’Dea et sa bande, mais si, pour n’importe quelle raison, celles-ci se retrouvaient dans
l’impossibilité d’assurer leur rôle de « filles les plus populaires du lycée », j’aurais la chance de faire
partie des dauphines. Et en tant que telle, je possède certains privilèges. Par exemple… la satisfaction
d’entrer dans la cantine en sachant que je peux m’installer n’importe où. Ou le fait que les profs
connaissent mon nom dès le premier jour. Ou encore la joie de ne pas avoir à m’inquiéter une seule
seconde des personnes avec qui je vais sortir le week-end. Tout le monde veut passer du temps avec
moi. Dans la semaine aussi, d’ailleurs. On s’envoie des messages, on parle, on s’appelle, on boit, on
s’embrasse, on rit, on danse, on boit, on s’envoie des messages, on parle et on boit. Je suis toujours là
où il faut être.
Mais le soir de la fête d’Elaine, j’étais tellement malade que je ne me suis fait aucune illusion : je
savais que je n’irais pas. Alors, j’ai agrippé la cuvette des toilettes et j’ai déversé ma colère en
pensant à Elaine, Alice, Josh, Brandon et tous les autres ensemble, sans moi.
Je déteste être mise à l’écart. Je déteste rater les choses.
Et là, j’en ai raté une belle. Le truc dont on n’a pas arrêté de parler cette année. Je l’ai su dès le
lendemain, quand Alice Franklin, ma meilleure amie, m’a appelée et que je l’ai écoutée en mangeant
des biscottes et en buvant du Canada Dry.
— Dis-moi la vérité. Est-ce que tu as reçu des messages au sujet d’hier soir ? a-t-elle chuchoté,
d’un air grave.
Si ça avait été moi, j’aurais été en larmes. Mais Alice, elle, ne pleurait pas. Pas encore.
— Juste un.
J’en avais reçu trois, mais je ne voyais pas l’intérêt de le lui dire. Le premier venait d’une
élève de seconde complètement tarée dont la spécialité était de répandre des rumeurs :

Alice s’est tapé Tommy Cray ET Brandon F. à la soirée d’Elaine. OMG.

En le lisant, j’ai senti mon estomac se retourner et ça n’avait rien à voir avec mes nausées. C’était
à cause de Tommy Cray. Je ne savais pas qu’il était là. Ça avait sans doute été sa dernière occasion de
faire la fête avant de retourner à la fac. Mais quand on mentionne son nom, je pense forcément au
Truc Trop Horrible qui m’est arrivé l’été dernier. Personne n’est au courant. Pas même Alice.
— Ce n’est pas vrai, Kelsie ! Tu le sais. J’ai aucune idée de pourquoi Brandon est allé raconter
une connerie pareille. Il ne s’est rien passé ! On était à la soirée ensemble et il a essayé de me draguer,
mais j’avais trop bu et je lui ai dit que je n’avais pas envie. Et puis, je suis partie. Dis-moi que tu me
crois !
— Bien sûr que je te crois, lui ai-je répondu.
Mais pas vraiment, en fait.
Pour être franche, je ne savais pas quoi penser.
Ça devrait vous en dire long sur Alice Franklin. Après tout, elle m’a bien menti à propos de ce
qu’elle a fait à la piscine. Et on parle encore de ce qui s’est passé entre Brandon, Elaine et elle, au
collège. Elle devait se douter que tout le monde allait s’en rappeler. C’est peut-être pour ça qu’il y
avait comme de la panique dans sa voix, même si elle faisait tout pour la cacher.
Pour être honnête, je commençais à paniquer aussi. Je crois que c’est là que je me suis demandé
pour la première fois si le fait d’être la meilleure amie d’Alice Franklin n’allait pas m’attirer des
ennuis. Si personne ne jugeait que ce qu’elle avait fait était grave, tout irait bien. Mais si jamais elle
était allée un peu trop loin… j’avais peur qu’on me mette dans le même panier. Avoir déjà couché,
c’est une chose. Se taper deux mecs en une nuit, c’en est une autre.
Au départ, je ne savais pas comment la rumeur allait être reçue. Je le jure. Si vous ne vous en étiez
pas encore aperçu, j’essaie d’être la plus honnête possible. Si la rumeur n’avait pas transformé Alice
en paria, le choix aurait été facile. Tommy Cray ou non, ça aurait été plus simple pour moi de rester
son amie. Je me serais contentée de me rallier à la majorité. Très franchement, si Alice avait été
applaudie à Healy High pour ce qu’elle avait soi-disant fait, j’aurais continué à la fréquenter.
Je sais, c’est monstrueux, mais j’assume.
C’est comme quand on a lu Le Journal d’Anne Frank, en cinquième. Je suis persuadée que, si
j’avais vécu la guerre, j’aurais été nazie, parce que je n’aurais pas eu le courage d’être autre chose.
Parce que j’aurais eu trop peur d’aller à contre-courant. J’aurais été passive, mais dans le mauvais
camp. Bien sûr, je ne l’ai pas dit à voix haute… mais je me souviens que pendant le cours tout le
monde disait : « J’aurais aidé Anne. Je me serais rebellé. Je ne comprends pas comment on a pu
laisser de telles choses arriver, bla-bla-bla. » Si tout le monde pense comme ça, alors pourquoi
seulement une poignée de personnes a agi à l’époque ? Ça prouve bien que je suis la plus honnête !
Bref. Cette fête a eu lieu à la fin de l’été et on venait à peine de reprendre les cours quand Brandon
est mort. C’était il y a quelques semaines, juste après le bal de promo. C’est à ce moment-là que tout
est parti en vrille. Josh Waverly, son meilleur ami, était avec lui dans la voiture. Il a dit à la mère de
Brandon que l’accident était la faute d’Alice. Les choses n’étaient déjà pas faciles pour elle avant
l’accident, alors après, elles ont pris des proportions inimaginables.
Alice m’a appelée en pleurs pour m’en parler. Je lui ai répondu que j’étais vraiment désolée et
que je savais qu’elle n’avait rien à voir là-dedans. La fois suivante, je n’ai pas décroché. Après, je lui
ai fait croire que ma mère voulait que je l’aide à préparer à manger. Elle a arrêté d’essayer la
semaine dernière. Peut-être qu’elle ne le fera plus jamais. Au tout début de l’année, avant que Brandon
meure et que les choses empirent, elle m’a proposé de regarder des comédies musicales ringardes,
comme quand on était en troisième. Le jour même, j’ai décommandé en prétextant que j’étais malade.
La vérité, c’est qu’Elaine O’Dea m’avait invitée chez elle avec d’autres filles. Comme si j’allais dire
« non » à Elaine O’Dea pour traîner avec la plus grosse garce (supposée) du lycée !
La vérité, c’est que ces dernières semaines, j’ai « oublié » d’attendre Alice devant son casier à
l’heure du déjeuner. Quand elle arrive à la cantine, il n’y a plus qu’une ou deux places à la table des
losers. Ou pas du tout. En guise d’excuses, je hausse les épaules et je lui fais signe de la main, sans
grand enthousiasme. Je suis une telle poule mouillée que, malgré tout, je ne veux pas qu’elle m’en
veuille. Vous trouvez ça ridicule, vous aussi ? C’est complètement hypocrite, je sais.
On ne s’est pas disputées. On n’a pas causé de scène. Alice Franklin était ma meilleure amie, puis
petit à petit, elle est devenue moins proche, une connaissance, jusqu’à ne plus être quoi que ce soit
pour moi.
Le plus terrible, c’est que, à l’instant où j’ai lu le message, je savais que notre amitié était finie. Ça
peut paraître injuste et superficiel… La Kelsie Sanders que j’étais à Flint n’aurait jamais fait une
chose pareille. Mais j’ai passé trop d’années à manger seule à la cantine pour que ça recommence.
Plutôt mourir.
Josh

Je ne me rappelle pas grand-chose de l’accident. Quand je me suis réveillé à l’hôpital, je ne savais


pas ce que je faisais là. Puis, mon père est entré dans la chambre et m’a raconté ce qui s’était passé. Il
m’a annoncé que Brandon était mort. À ce moment-là, j’ai eu l’impression de quitter mon corps.
Comme j’avais entendu parler de ce genre de choses à la télé, pendant une seconde, j’ai cru que j’étais
en train de mourir, moi aussi. Pourtant mon père m’avait déjà annoncé que j’étais hors de danger, en
grande partie parce que j’avais attaché ma ceinture.
Au bout d’une heure ou deux, l’inspecteur Daniels est venu me poser quelques questions. Je
l’avais aperçu à travers la porte en train de discuter avec mes parents. Quand il est entré, ma mère l’a
suivi et s’est assise à côté de moi sur une chaise en plastique vert.
— Brandon et toi, vous aviez bu avant de prendre la voiture ? m’a-t-il demandé d’un air détaché
en feuilletant son petit carnet.
Tout ça sans me regarder. Il ne s’était même pas assis.
Je ne lui ai pas répondu tout de suite. La pièce empestait la pisse et la Javel. Ça me donnait envie
de vomir.
— Mon garçon… Nous avons procédé à des tests d’alcoolémie sur Brandon et toi, dit-il. Vous
étiez tous les deux au-dessus de la limite autorisée. Alors, ce n’est pas la peine de mentir.
Quand il m’a dit ça, je crois que je me suis senti soulagé. Je lui ai répondu que, ouais, Brandon et
moi, on s’était descendu une bière ou deux avant que sa mère nous demande d’aller acheter des
couches pour sa petite sœur.
L’inspecteur Daniels a gribouillé quelque chose sur son calepin.
— Brandon aurait-il pu être distrait par autre chose ? m’a-t-il demandé.
Dérouté par la question, j’ai fermé les yeux le plus fort possible pour essayer de m’éclaircir
l’esprit. Je me souvenais du crissement des freins juste avant que la voiture quitte la route. Je me
souvenais de m’être mordu la langue et du goût métallique qui m’avait empli la bouche, comme si
j’avais léché une pièce de monnaie.
De longues minutes avaient dû s’écouler, parce que ma mère est intervenue.
— Josh ? Qu’as-tu à dire à l’inspecteur Daniels à propos de ce qui s’est passé ?
J’examinai le stylo du policier. On aurait dit qu’un rat l’avait mordillé. J’essayai de ne pas penser
à la douleur lancinante au niveau de mon épaule. J’essayai de ne penser à rien, en fait.
— Hé bien… Il jouait avec son portable, répondis-je au bout d’un moment.
Daniels secoua la tête.
— C’est devenu d’un banal, de nos jours ! annonça-t-il à ma mère, comme si je n’étais pas là.
Il nota encore quelques trucs, me dit qu’il avait tout ce dont il avait besoin et me souhaita de me
rétablir au plus vite.
— Au fait, lança-t-il juste avant de se retourner pour partir. Félicitations pour le match, mon
garçon.
— Merci, monsieur, répondis-je.
Ma mère et moi, on resta un petit moment silencieux. Puis, elle se pencha pour m’embrasser sur
le front. Elle renifla légèrement, comme si elle se retenait de pleurer.

Ça fait presque un mois que Brandon est mort. Physiquement, je ne suis pas encore au top de ma
forme, mais le docteur pense que je pourrai reprendre l’entraînement à temps pour les derniers
matchs de la saison.
Comme si c’était ce qui m’inquiétait le plus. Jouer au foot. Alors que mon meilleur pote est mort.
Ma mère, mon père et mon petit frère n’arrêtent pas de me regarder comme si j’allais disparaître.
Comme si j’aurais dû mourir dans l’accident et que j’avais une chance folle de m’en sortir, ou un truc
dans le genre… alors il vaut mieux ne pas me lâcher des yeux. On ne sait jamais. Des fois, ma mère
pleure en me regardant. Elle est grave.
Malgré ma fracture de la clavicule et mes douleurs musculaires, j’ai assisté à l’enterrement. Je ne
pouvais pas ne pas y aller. Il y avait un monde de dingue. Même en arrivant à l’heure, certains se sont
retrouvés tout au fond. Des gens sont restés dans le hall pour essayer d’écouter, alors qu’ils ne
voyaient rien. Le maire lui-même était présent. Les parents de Brandon et ses frères et sœurs étaient
assis devant. Sa mère était en larmes, limite hystérique, ce qui faisait pleurer les autres mères encore
plus fort. L’équipe dans son intégralité et Hendricks, notre entraîneur, se trouvaient juste derrière la
famille. Hendricks n’arrêtait pas de secouer la tête.
Je crois qu’Alice est la seule élève de Healy High à ne pas être venue. Même Kurt Morelli était là
avec sa grand-mère. Remarque, il habite à côté de chez Brandon depuis la maternelle, c’est plutôt
logique.
Pendant le service, le pasteur a raconté tout un tas de trucs à propos de Jésus et a expliqué
pourquoi les mauvaises choses se produisent, mais je ne l’ai pas vraiment écouté. J’essuyais mes
mains moites sur mes genoux. Je n’arrêtais pas de penser au fait que j’étais receveur et Brandon
quarterbarck, et qu’on s’entraînait tout le temps ensemble, rien que tous les deux ; on n’avait même
plus besoin de se parler pour se comprendre. On savait où l’autre allait courir, dans quelle direction il
allait lancer la balle. Je pensais à ses passes en spirales parfaites qui me tombaient direct dans les
mains. Il lançait, j’attrapais. On aurait pu continuer comme ça pour l’éternité.
On communiquait sans se parler.

Je pense à Brandon, je pense à la cérémonie, je pense à l’hôpital, mais surtout je pense à ce jour,
peu après l’enterrement. Celui où sa mère est venue me voir chez moi. La mienne m’obligeait à
passer mes journées sur le canapé, pour ne pas me perdre des yeux.
— Mon Dieu, Josh, si j’avais su que Brandon avait bu, je ne lui aurais jamais demandé d’aller au
magasin, m’a dit madame Fitzsimmons. Mais je ne suis pas stupide, mon grand. Il avait l’habitude de
boire une bière ou deux. La police affirme que c’est son alcoolémie qui a causé l’accident, mais
l’inspecteur Daniels m’a dit que tu avais mentionné quelque chose à propos de son portable ? Tu peux
m’en dire plus ? Je t’en prie, Josh. Il faut que je sache tout ce qui s’est passé ce jour-là.
Le son de la télé avait été coupé. Pendant une minute, je gardai les yeux rivés sur la chaîne de
sports. Madame Fitzsimmons, elle, était assise au bord du vieux fauteuil de mon père. Ma mère lui
avait offert un verre de thé glacé qu’elle tenait sur ses genoux, mais elle n’y avait pas encore touché.
Elle se contentait de le serrer dans ses mains.
— Hé bien, en fait…, commençai-je.
Mon cœur battait très fort.
— Je sais que tu ne veux causer de tort à personne, mais il me semble qu’il y a une autre
explication que ces quelques bières, m’encouragea Mme Fitzsimmons.
Elle posa son verre sur la table basse et me prit les mains. Les siennes étaient froides et moites.
Peut-être à cause du thé. Ou peut-être qu’elles étaient toujours comme ça. Je repensai à toutes les fois
où j’étais allé chez Brandon quand j’étais petit. Madame Fitzsimmons avait toujours été très gentille
avec moi, presque comme une deuxième maman.
Je sentis mes lèvres bouger et des mots en sortir. Tout à coup, je me retrouvai à lui parler de
messages qu’Alice lui avait envoyés.
— Alice Franklin ? me demanda-t-elle, les sourcils froncés.
Je hochai la tête. C’était carrément gênant, de parler de ça à la mère de Brandon, mais j’étais sûr
que les rumeurs étaient arrivées jusqu’à elle. Tout le monde ne parle plus que de ça.
Alors, je lui avouai que, pendant qu’on était sur la route, Alice avait envoyé des tas de messages à
Brandon et qu’elle avait refusé d’arrêter.
— Des messages ? Quel genre de messages ? me demanda madame Fitzsimmons. Qu’est-ce
qu’elle pouvait bien avoir à lui dire ?
Je jetai un coup d’œil à l’écran de télévision, puis au verre de thé glacé posé sur la table basse.
J’étais incapable de la regarder, elle, dans les yeux.
— Euh. Je suis désolé, mais c’est vraiment gênant, lui confiai-je.
— Mais non, ne t’inquiète pas, Josh. Ces messages, c’était quoi ? Du harcèlement ?
— C’était, euh, sexuel, lui répondis-je. Des trucs à propos de la fête et euh, des choses qu’elle
voulait faire à Brandon…
— Combien de messages lui a-t-elle envoyé pendant qu’il essayait de conduire ? me demanda
madame Fitzsimmons.
— Beaucoup. Tellement que j’ai arrêté de compter. Toutes les deux secondes.
Quand elle hocha la tête, il était clair qu’elle n’était pas contente, mais son expression s’était un
peu détendue, comme si une partie d’elle-même ressentait un certain soulagement. Cette fois, elle but
une gorgée de thé.
— Donc, tu dirais qu’il a été distrait par ces messages ? me demanda-t-elle.
— Ouais, répondis-je. On peut dire qu’il était distrait.
— Merci, Josh. Merci de m’en avoir parlé. Je sais que ça n’a pas dû être facile.
J’acquiesçai, mais j’étais content qu’elle change de sujet, même si c’était pour parler de
l’enterrement. Elle avait été touchée qu’autant de personnes se soient déplacées. Ça aurait fait plaisir à
son fils. On continua de discuter un peu plus longtemps de Brandon et du vide qu’il avait laissé. De
temps en temps, madame Fitzsimmons s’interrompait et s’essuyait les yeux avec sa serviette pour ne
pas fondre en larmes. Quand elle se décida enfin à partir, elle me serra dans ses bras, en faisant
attention à mon épaule.
— Josh, mon grand, je veux que tu saches que tu seras toujours le bienvenu chez nous, me dit-
elle. Tu peux venir n’importe quand. Je ne veux pas qu’on perde contact. J’espère que tu le sais.
Je hochai la tête encore une fois, pressé de la voir partir. Je m’en voulais de penser une chose
pareille, mais j’avais juste envie d’être seul.
Avant de sortir, elle s’arrêta dans la cuisine pour parler à ma mère. Malgré les cris qui
s’échappaient de la télévision, j’entendais des bribes de leur conversation. J’adore ma mère, ce n’est
pas le problème, mais elle est incapable de garder quoi que ce soit pour elle. Et dans une ville comme
Healy, le genre d’informations que je venais de partager se répand à la vitesse de la lumière. Je
suppose que ma mère l’a dit à une autre qui elle-même en a parlé à une autre et celle-ci en a peut-être
parlé à son gosse. Tout ça pour dire que quand j’ai repris les cours, Alice Franklin n’était plus juste la
salope qui avait couché avec deux garçons à une soirée.
Elle était devenue la salope qui avait tué Brandon Fitzsimmons.
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Titre original :
Made of Stars

Collection « Territoires » dirigée


par Pauline Mardoc

Loi no 49 956 du 16 juillet 1949 sur les publications


destinées à la jeunesse : juin 2016.

Copyright © 2013, Kelley York, Entangled Publishing.

© 2016, éditions Pocket Jeunesse, département d’Univers Poche,


pour la traduction française et la présente édition.

Couverture : Katia Monaci. Photos : © Istock et


© Keith Ladzinski/National Geographic – Image Source/Getty Images

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Composition numérique réalisée par Facompo

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