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GIORGIO AGAMBEN

Agamben, Giorgio. La glossolalie comme problème philosophique. In Discours


psychanalytique 6. Joseph Clims. Paris, 1983, pp. 63-69.

Agamben, Giorgio. La communauté qui vient. La librairie du XXe siècle. Seuil. Paris,
1990, 118 pages, Paperback, ISBN: 2020123762.

Agamben, Giorgio. Moyens sans fins: Notes sur la politique. Bibliothèque Rivages.
Rivages. Paris, 1995, 153 pages, Paperback, ISBN: 2869308817.

Agamben, Giorgio. Homo sacer. 1, Le pouvoir souverain et la vie nue. L'Ordre


philosophique. Seuil. Paris, 1997, 213 pages, Paperback, ISBN: 2020256452.

Agamben, Giorgio. Per una filosofia dell'infanzia. In Franco La Cecla. Perfetti & invidivili.
Skira. Milan, 1996, pp. 233-240.

Agamben, Giorgio, Liz Heron (Translation). Infancy and History: The Destruction of
Experience. Verso Books. New York, December 1996, 256 pages, Hardcover, ISBN:
0860914704.

Agamben, Giorgio. Le corps à venir. In Les saisons de la danse 292. Cahier special
(L'univers d'un artiste) 5, Hervé Diasnas. Dans'Press. Paris, May 1997, pp. 6-8.

Agamben, Giorgio. L'Homme sans contenu. Circé. Paris, March 2000, Paperback, ISBN:
2842420128.

Agamben, Giorgio. Enfance et histoire. Payot (Petite Bibliothèque Payot). September


2000/2001, 244 pages, Paperback, ISBN : 2228893439. ISBN: 2228895121.

Agamben, Giorgio. L'Ouvert: De l'homme et de l'animal. Bibliothèque Rivages. Rivages.


Paris, March 2002, Paperback, ISBN: 2743609648.

Agamben, Giorgio, Judith Revel (Translation). Le Temps qui reste: Un commentaire de


l'Epître aux Romains. Rivages. Paris, September 2000, 271 pages, Paperback, ISBN:
274360686X.
Giorgio Agamben est philosophe. Il a notamment
théorisé, dans la lignée de Foucault, la
« biopolitique ». Une structure de pouvoir très
ancienne, dont il fait remonter la généalogie à
l'Antiquité occidentale et qui n'a cessé de s'épandre
depuis, jusqu'à devenir la forme dominante de la
politique dans les États modernes : un « état
d'exception devenu la règle ». L'objet propre de la
biopolitique, c'est la « vie nue » (zôè), qui désignait
chez les Grecs « le simple fait de vivre », commun à
tous les êtres vivants (animaux, hommes ou dieux),
distincte de la « vie qualifiée » (bios) qui indiquait « la
forme ou la façon de vivre propre à un individu ou un
groupe ». L'objet de la souveraineté, selon Giorgio
Agamben, c'est non pas la vie qualifiée du citoyen,
bavard et bardé de droits, mais la vie nue et réduite au
silence des réfugiés, des déportés ou des bannis :
celle d'un « homo sacer » exposé sans médiation à
l'exercice, sur son corps biologique, d'une force de
correction, d'enfermement ou de mort. Au modèle de
la cité, censé régir la politique occidentale depuis
toujours, il oppose celui du camp, « nomos de la
modernité », paradigme de cette « politisation de la vie
nue » qui est devenu l'ordinaire du pouvoir. La
structure de la politique occidentale, nous dit-il, ça
n'est pas la parole, c'est le ban [1].

Cette thèse a une actualité évidente. Les mesures de


santé publique, de mise au travail, de contrôle de
l'immigration ou la prohibition des drogues révèlent la
nature éminemment biopolitique des politiques
publiques contemporaines. Elles s'appliquent
précisément à des vies nues prises dans les
catégories et les dispositifs d'un pouvoir qui les
traitent comme telles - vies exposées et administrées.
On pense immédiatement aux sans-papiers, bien sûr,
objets de camps très littéraux, très réels. Mais aussi
aux usagers de drogues, enjoints au soin ou
incarcérés ; aux chômeurs, enjoints au travail ou
condamnés à la misère d'un welfare de plus en plus
chiche ; ou bien d'autres. Ça n'est sans doute pas un
hasard si les récents débats sur le PACS ont vu la
prolifération de métaphores animalières. Au Parlement
même, cœur théorique des cités parlementaires, le
bios cède le pas à la zôè dès qu'on légifère sur des
vies.
Mais Giorgio Agamben ne s'en tient pas à un
diagnostic conceptuel. À plusieurs reprises, il appelle
et annonce, d'une manière assez prophétique, une
« autre politique » [2]. Celle-ci se déploiera
nécessairement au lieu même où s'exerce la
souveraineté moderne, parce qu'on n'y échappe pas.
Celle-ci, pour être « autre », devra sinon s'en abstraire,
du moins l'affronter, ou le subvertir. Or il se pourrait
bien que les groupes les plus exposés au biopouvoir
soient en train, depuis l'expérience qu'ils en font et les
résistances qu'ils lui opposent, d'inventer l'alternative
que Giorgio Agamben appelle de ses vœux. Pris dans
les appareils du biopouvoir, sans véritable opportunité
d'en sortir (comme échapper au pouvoir médical
lorsqu'on est atteint par le VIH, à l'administration du
welfare lorsqu'on n'a pas de revenus, aux guichets
des préfectures, aux centres de rétention ou aux
zones d'attente lorsqu'on n'a pas de papiers, etc. ?),
ces groupes inventent une biopolitique mineure, en
contrepoint de celle de l'adversaire. En revendiquant
de quoi vivre : des traitements anti-rétroviraux, un
revenu minimum garanti, des drogues légales et
sûres, etc. En affrontant le pouvoir là où il s'exerce :
au guichet des administrations, dans les
bureaucraties sanitaires, dans les tribunaux
ordinaires, etc. En cherchant, en quelque sorte, le bios
de leur zôè.

Une biopolitique mineure (Giorgio Agamben)

Si nous avons souhaité vous rencontrer, c'est en


particulier pour vous interroger sur « l'autre versant »,
si l'on peut dire, de la biopolitique dont vous parlez.
Un certain nombre de mouvements - ceux,
précisément, dont nous sommes issus ou dont nous
sommes proches : celui des sans-papiers, celui des
précaires, celui des malades du sida ou celui,
émergent, des usagers de drogues - se déploient
exactement dans le lieu politique que vous avez
identifié : dans cette zone d'indictinction « entre public
et privé, corps biologique et corps politique, zôè et
bios », dans cet « état d'exception qui est devenu la
règle ». Or de ces mouvements vous parlez peu, ou
indirectement. Ils rôdent entre vos lignes, mais plutôt
comme objets (des camps, du welfare ou du pouvoir
médical) que comme sujets. Vous analysez avec
précision la biopolitique majeure, celle de l'ennemi,
dont vous tracez minutieusement la généalogie, dont
le foyer, dites-vous, serait cet « homo sacer », vie nue
exposée au pouvoir souverain, et dont vous examinez
attentivement les dispositifs, comme le camp ; mais
vous délaissez les biopolitiques de riposte ou de
réappropriation, les biopolitiques mineures, « notre »
biopolitique, pour ainsi dire : celle d'AC !, des
collectifs de sans-papiers ou d'Act Up. Vous en
pensez pourtant la possibilité, et la nécessité :
« C'est », dites-vous, « à partir de ce terrain incertain,
de zone opaque d'indifférenciation, que nous devons
aujourd'hui retrouver le chemin d'une autre politique,
d'un autre corps, d'une autre parole. Je ne saurais
renoncer sous aucun prétexte à cette indistinction
entre public et privé, corps biologique et corps
politique, zôè et bios. C'est là que je dois retrouver
mon espace - là, ou en nul autre lieu. Seule une
politique partant de cette conscience peut
m'intéresser. » Mais vous n'explorez pas les formes
concrètes de lutte qui pratiquent, précisément, la
politique depuis cette conscience - et cette expérience
- de l'état d'exception. Or n'y a-t-il pas là, justement,
lorsque des chômeurs réclament un revenu garanti,
lorsque des malades du sida exigent des traitements,
ou lorsque des usagers de drogue revendiquent des
drogues sûres, l'embryon de cette autre biopolitique
que vous appelez de vos vœux ?

Dans un sens, il faudrait plutôt renverser la question. C'est


plutôt des acteurs en question qu'il faudrait attendre une
réponse. Cela dit, si les mouvements et les sujets dont
vous parlez « rôdent entre mes lignes plutôt comme objets
que comme sujets », c'est que je vois là un problème
majeur : la question du sujet, précisément, que je ne peux
concevoir qu'en terme de processus de subjectivation et
de désubjectivation - ou plutôt comme un écart ou un reste
entre ces processus. Qui est le sujet de cette nouvelle
biopolitique, ou plutôt de cette biopolitique mineure dont
vous parlez ? C'est un problème toujours essentiel dans la
politique classique, lorsqu'il s'agit de trouver qui est le
sujet révolutionnaire, par exemple. Il y a des gens qui
continuent de poser ce problème dans le sens ancien du
terme : celui de la classe, du prolétariat. Ce ne sont pas
des problèmes obsolètes, mais dès qu'on se pose sur le
nouveau terrain dont on parle, celui du biopouvoir, de la
biopolitique, le problème est autrement difficile. Parce que
l'État moderne fonctionne, me semble-t-il, comme une
espèce de machine à désubjectiver, c'est-à-dire comme
une machine qui brouille toutes les identités classiques et,
dans le même temps, Foucault le montre bien, comme une
machine à recoder, juridiquement notamment, les identités
dissoutes : il y a toujours une resubjectivation, une
réidentification de ces sujets détruits, de ces sujets vidés
de toute identité. Aujourd'hui, il me semble que le terrain
politique est une espèce de champ de bataille où se
déroulent ces deux processus : en même temps
destruction de tout ce qui était identité traditionnelle - je le
dis sans aucune nostalgie bien sûr - et resubjectivation
immédiate par l'État ; et pas seulement par l'État, mais
aussi par les sujets eux-mêmes. C'est ce que vous
évoquiez dans votre question : le conflit décisif se joue
désormais, pour chacun de ses protagonistes, y compris
les nouveaux sujets dont vous parlez, sur le terrain de ce
que j'appelle la zôè, la vie biologique. Et en effet il n'en est
pas d'autre : il n'est pas question, je crois, de revenir à
l'opposition politique classique qui sépare clairement privé
et public, corps politique et corps privé, etc. Mais ce terrain
est aussi celui qui nous expose aux processus
d'assujettissement du biopouvoir. Il y a donc là une
ambiguïté, un risque. C'est ce que montrait Foucault : le
risque est qu'on se réidentifie, qu'on investisse cette
situation d'une nouvelle identité, qu'on produise un sujet
nouveau, soit, mais assujetti à l'État, et qu'on reconduise
dès lors, malgré soi, ce processus infini de subjectivation
et d'assujettissement qui définit justement le biopouvoir. Je
crois qu'on ne peut pas échapper au problème.

S'agit-il là d'un risque ou d'une aporie ? Toute


subjectivation est-elle fatalement un assujettissement,
ou peut-on dégager quelque chose comme une
maxime, une recette de subjectivation, qui permettrait
d'échapper à l'assujettissement ?

Dans les derniers travaux de Foucault, il y a une aporie qui


me semble très intéressante. Il y a d'une part tout le travail
sur le « souci de soi » : il faut se soucier de soi, dans
toutes les formes de pratique de soi. Et en même temps, à
plusieurs reprises, il énonce le thème apparemment
opposé : il faut se déprendre de soi. Il dit plusieurs fois :
« On est fini dans la vie si l'on s'interroge sur son identité ;
l'art de vivre, c'est détruire l'identité, détruire la
psychologie. » Donc il y a bien ici une aporie : un souci de
soi qui doit aboutir à une déprise de soi. Une manière dont
on pourrait poser la question, c'est : qu'est-ce que c'est
qu'une pratique de soi, non pas comme processus de
subjectivation, mais qui n'aboutirait au contraire qu'à une
déprise, qui trouverait son identité uniquement dans une
déprise de soi ? Il faudrait pour ainsi dire se tenir en même
temps dans ce double mouvement, désubjectivation et
subjectivation. Évidemment, c'est un terrain difficile à tenir.
Il s'agit vraiment d'identifier cette zone, ce no man's land
qui serait entre un processus de subjectivation et un
processus contraire de désubjectivation, entre l'identité et
une non-identité. Il faudrait identifier ce terrain, parce que
c'est ce terrain qui serait celui d'une nouvelle biopolitique.
C'est précisément ce qui fait, à mes yeux, l'intérêt d'un
mouvement comme celui des malades du sida. Pourquoi ?
Parce qu'il me semble que là, on ne s'identifie que sur le
seuil d'une désubjectivation absolue, qui parfois peut être
même le risque de la mort. Il me semble qu'on se tient là
dans ce seuil. J'ai essayé un peu dans le livre sur
Auschwitz, à propos du témoignage, de voir le témoin
comme modèle d'une subjectivité qui ne serait que le sujet
de sa propre désubjectivation. Le témoin ne témoigne de
rien d'autre que de sa propre désubjectivation. Le rescapé
témoigne uniquement pour les Musulmans [3]. Ce qui
m'intéressait dans la dernière partie de ce livre, c'était
vraiment d'identifier un modèle du sujet comme ce qui
reste entre une subjectivation et une désubjectivation, une
parole et un mutisme. Ce n'est pas un espace substantiel,
c'est plutôt un écart entre deux processus. Mais là ce n'est
qu'un début. On touche à peine ici à une nouvelle
structure de la subjectivité, mais c'est très compliqué, c'est
tout un travail à faire. Il faudrait vraiment… C'est une
pratique, pas un principe. Je crois qu'on ne peut pas avoir
de principes généraux, sauf être attentif à ne pas retomber
dans un processus de re-subjectivation qui serait en
même temps un assujettissement, c'est-à-dire n'être un
sujet que dans la mesure d'une stratégie ou d'une
tactique. C'est pour cela qu'il est très important de voir
dans la pratique que chacun ou que les mouvements ont
d'eux-mêmes comment se dessinent ces zones possibles.
Et ça peut être partout, en travaillant à partir de cette
notion de souci de soi chez Foucault, mais en la déplaçant
dans d'autres domaines : toute pratique de soi qu'on peut
avoir, même cette mystique quotidienne qu'est l'intimité,
toutes ces zones où l'on côtoie une zone de non-
connaissance ou une zone de désubjectivation, que ce
soit la vie sexuelle ou n'importe quel aspect de la vie
corporelle. Là on a toujours des figures où un sujet assiste
à sa débâcle, côtoie sa désubjectivation, tout cela, ce sont
des zones quotidiennes, une mystique quotidienne très
banale. Il faut être attentif à tout ce qui nous donnerait une
zone de ce genre. C'est encore très vague, mais c'est cela
qui donnerait le paradigme d'une biopolitique mineure.

Vous présentez l'identité comme un risque, une erreur


du sujet. N'y a-t-il pas, néanmoins, une épaisseur
matérielle des identités, ne serait-ce que dans la
mesure où l'adversaire nous assigne à elles, que ce
soit par la loi (pensez aux lois sur l'immigration) ou
par l'insulte (pensez aux injures homophobes), qui les
rend pour ainsi dire objectives ? En d'autres termes,
quelle marge de désubjectivation nos conditions
sociales nous laissent-elles ?

Je travaille en ce moment sur les lettres de Paul. Paul


pose le problème : « Qu'est-ce que la vie messianique ?
Qu'allons-nous faire maintenant que nous sommes dans le
temps messianique ? Qu'allons-nous faire par rapport à
l'État ? » Et là il y a ce double mouvement qui a toujours
fait problème, qui me semble très intéressant. Paul dit en
même temps : « Reste dans la condition sociale, juridique
ou identitaire, dans laquelle tu te trouves. Tu es esclave ?
Reste esclave. Tu es médecin ? Reste médecin. Tu es
femme, tu es marié ? Reste dans la vocation dans laquelle
tu as été appelé. » Mais en même temps, il dit : « Tu es
esclave ? Ne t'en soucie pas, mais fais-en usage, profites-
en. » C'est-à-dire qu'il n'est pas question que tu changes
de statut juridique, ou que tu changes ta vie, mais fais-en
usage. Il précise ensuite ce qu'il veut dire par cette image
très belle : « comme si non », ou « comme non ». C'est-à-
dire : « Tu pleures ? Comme si tu ne pleurais pas. Tu te
réjouis ? Comme si tu ne te réjouissais pas. Es-tu marié ?
Comme non-marié. As-tu acheté une chose ? Comme
non-achetée, etc. » Il y a ce thème du « comme non ». Ce
n'est même pas « comme si », c'est « comme non ».
Littéralement, c'est : « Pleurant, comme non pleurant ;
marié, comme non marié ; esclave, comme non esclave. »
C'est très intéressant, parce qu'on dirait qu'il appelle
usages des conduites de vie qui, en même temps, ne se
heurtent pas frontalement au pouvoir - reste dans ta
condition juridique, dans ta vocation sociale - mais les
transforment complètement dans cette forme du « comme
non ». Il me semble que la notion d'usage, en ce sens, est
très intéressante : c'est une pratique dont on ne peut pas
assigner le sujet. Tu restes esclave, mais, puisque tu en
fais usage, sur le mode du comme non, tu n'es plus
esclave.

Comment un tel usage pourrait-il être proprement


politique, ou sous conditions politiques ? Parce qu'il
serait possible d'y voir une conversion de pensée
strictement individuelle ou éthique, ou même
religieuse, en tout cas singulière et « privée », disons,
avec les guillemets. Quelle relation cette conversion
vis-à-vis de son propre statut, qui permet de ne plus
être un sujet, entretient-elle avec la politique ? En quoi
est-ce que ça nécessite de la communauté, de la lutte,
du conflit, etc. ?

Bien sûr, on considère parfois ce thème chez Paul comme


relevant de l'intériorisation. Mais je ne crois pas du tout
qu'il s'agisse de cela. Son problème, c'est au contraire
celui de la vie de la communauté messianique à laquelle il
s'adresse. Par exemple, ce thème de l'usage, on le voit
ressortir sous une forme très forte - une critique du droit -
dans le mouvement franciscain, où le problème est celui
de la propriété : ces ordres qui pratiquent la pauvreté
extrême refusent toute propriété, et en même temps ils
doivent faire usage de certains biens. Il y a à cette
occasion un conflit très fort avec l'Église, dans le sens où
l'Église veut bien admettre qu'ils refusent un droit de
propriété qu'il soit un droit de propriété de l'individu, ou un
droit de propriété de l'ordre - parce qu'ils le refusent même
en temps qu'ordre -, mais elle voudrait qu'ils classifient
leur conduite de vie comme droit d'usage. C'est quelque
chose qui existe encore : l'usufructus, le droit d'user, en
tant que séparé du droit de propriété. Eux insistent au
contraire, et c'est là le conflit : ils disent : « Non, ce n'est
pas un droit d'usage, c'est de l'usage sans droit. » Ils
appellent cela usus pauper, l'usage pauvre. C'est vraiment
l'idée d'ouvrir une zone de vie communautaire qui fait
usage, mais qui n'a pas de droit, et n'en revendique pas.
D'ailleurs, les Franciscains ne critiquent pas la propriété,
ils en laissent tous les droits à l'Église : « La propriété ?
Nous n'en voulons pas. Nous nous en servons. » On peut
donc dire que ce problème est purement politique, ou du
moins communautaire.

Néanmoins, est-ce être absolument un hasard si les


références que vous convoquez pour penser cette
alternative appartiennent à la sphère religieuse ? Par
moment, à vous lire, il y a dans la désignation de cette
autre politique, ou de cette autre statut du politique,
quelque chose comme un ton prophétique. Vous
écrivez par exemple : « C'est pourquoi, si l'on nous
permet d'avancer une prophétie sur la politique qui
s'annonce, celle-ci ne sera plus un combat pour le
contrôle ou la conquête de l'État par de nouveaux ou
d'anciens sujets sociaux, mais une lutte entre l'État et
le non-État (l'humanité), disjonction irrémédiable des
singularités quelconques et de l'organisation
étatique. » Quelle place accordez-vous à ces
références et à ce ton-là dans votre travail ?

Ce qui m'intéresse dans les textes de Paul, ce n'est pas


tellement le domaine de la religion, mais ce domaine
ponctuel qui a affaire avec le religieux mais qui ne
coïncide pas avec lui, qui est le messianique, c'est-à-dire
un domaine très proche du politique. Là, c'est plutôt un
autre auteur qui a été décisif pour moi, qui n'est pas du
tout religieux : c'est Walter Benjamin, qui pense le
messianique comme paradigme du politique, ou disons du
temps historique. C'est plutôt cela dont il est question pour
moi. Et je pense en effet que la manière dont, dans la
première Thèse sur le concept d'histoire, Benjamin
introduit la théologie en tant qu'entité qui, même cachée,
doit aider le matérialisme historique à remporter la partie
contre ses ennemis, reste un geste très légitime et très
actuel, qui nous donne, justement, les moyens de penser
autrement le temps et le sujet. Alors vous parliez du
prophète… Ces jours-ci, j'étais en train d'écouter les cours
enregistrés de Foucault, notamment celui où il distingue
quatre figures de la véridiction dans notre culture : le
prophète, le sage, le technicien, et puis celui qu'il appelle
le parrèsiastès, celui qui a le courage de dire la vérité. Le
prophète parle au futur, et non pas en son nom, mais au
nom de quelque chose d'autre. Le parrèsiastès, au
contraire, avec lequel Foucault s'identifie sans doute, parle
en son nom, et doit dire ce qui est vrai maintenant,
aujourd'hui. Bien sûr, il dit que ce ne sont pas des figures
séparées. Mais moi je revendiquerais plutôt la figure du
parrèsiastès que celle du prophète. Bon, le prophète, c'est
évidemment très important, et c'est même une catastrophe
qu'il ait quitté notre culture : la figure du prophète, c'était
celle du leader politique jusqu'à il y a cinquante ans ; il a
complètement disparu. Mais en même temps, il me
semble qu'on ne peut plus penser un discours qui
s'adresse au futur. Il faut penser l'actualité messianique, le
kairos, le temps de maintenant. Cela dit, c'est un modèle
de temps très compliqué, parce que ce n'est ni le temps à
venir - l'eschatologie future, l'éternel -, ni exactement le
temps historique, le temps profane, c'est un morceau de
temps prélevé sur le temps profane qui, du coup, se
transforme. Benjamin écrit quelque part que Marx a
sécularisé le temps messianique dans la société sans
classes. C'est tout à fait vrai. Mais en même temps avec
toutes les apories que cela engendre - les transitions, etc.
- c'est une espèce d'écueil sur lequel la Révolution a
échoué. On ne dispose pas d'un modèle de temps qui
permette de penser cela. En tout cas, je crois que le
messianique est toujours profane, jamais religieux. C'est
même la crise ultime du religieux, le rabattement du
religieux dans le profane. À ce propos, je pense à une
revue qui vient d'être publiée en France, par des jeunes
gens que je connais, qui s'appelle Tiqqun [4]. Là, c'est
vraiment une revue messianique, parce que Tiqqun, dans
la cabale de Luria, c'est justement le terme de la
rédemption messianique, de la restauration messianique.
Ça m'intéresse, parce que c'est une revue extrêmement
critique, très politique, qui prend un ton très messianique,
mais toujours de manière complètement profane. Ainsi ils
appellent Bloom les nouveaux sujets anonymes, les
singularités quelconques, évidées, prêtes à tout, qui
peuvent se diffuser partout, mais restent insaisissables,
sans identité mais réidentifiables à chaque moment. Le
problème qu'ils se posent, c'est : « Comment transformer
ce Bloom, comment ce Bloom va-t-il opérer le saut au-delà
de lui-même ? »

C'est là, peut-être, que nous avons du mal à vous


suivre. Non pas sur la posture messianique, mais sur
les « singularités quelconques ». Comment dire ? À
vous entendre, la biopolitique nouvelle, cette politique
qui s'annonce, relève davantage de la fuite ou de la
sortie que de la résistance ou du conflit. D'un côté
vous identifiez très clairement un ennemi, un
adversaire, très massif, très consistant, très cohérent,
dont on peut tracer des généalogies longues, dont on
peut repérer des dispositifs récurrents, etc. De l'autre,
face à la consistance de cet adversaire, tout se passe
comme si vous plaidiez pour une sorte de politique de
l'inconsistance, de la dissolution, de l'esquive : plutôt
que fabriquer des sujets collectifs, il faudrait
apprendre à se « déprendre » de soi ; plutôt que
revendiquer des droits, il faudrait imaginer des
« usages sans droit » ; plutôt qu'affronter l'État, il
faudrait s'assumer comme un « non-État », etc. Or a-t-
on toujours la latitude de fuir ? Il nous semble que la
puissance des appareils biopolitiques (pensez aux
politiques de santé publique, à l'administration du
welfare, au contrôle de l'immigration, etc) tient
précisément à leur force, terrible, de capture. Pour dire
ça brutalement, pardonnez-nous, il se pourrait bien
que la désubjectivation soit un luxe, dont la possibilité
ne s'offre précisément qu'à ceux qui échappent aux
appareils du biopouvoir. Comment se déprendre de
soi, esquiver la resubjectivation, être un non-État, etc.
lorsqu'on est « séropositif », « RMIste » ou
« toxicomane », c'est-à-dire pris, littéralement, dans
les catégories et les dispositifs du biopouvoir ? N'est-
on pas, bien souvent, contraint d'agir comme tels
plutôt que comme non, pour reprendre vos termes ?
Bref, on peut avoir le sentiment que vous plaidez pour
la mobilité et l'esquive, là où la puissance de capture
et l'épaisseur matérielle de l'ennemi ne nous laissent
pas d'autre choix que de l'affronter.

Je vois bien le problème. Je crois que tout dépend de ce


qu'on entend par fuite. C'est un motif que l'on trouve chez
Deleuze : la « ligne de fuite », l'éloge de la fuite. Mais vous
avez raison de protester. La notion de fuite, ce n'est pas
qu'il y ait un ailleurs où on puisse aller. Non, c'est une fuite
très particulière. C'est une fuite qui n'a pas d'ailleurs. Où
serait l'ailleurs où l'on pourrait s'enfuir ? Dans certains cas,
quand le mur de Berlin était debout, par exemple, il y avait
des fuites évidentes parce qu'il y avait un mur (mais est-ce
qu'il y avait un ailleurs ?). Pour moi, il s'agirait de penser
une fuite qui n'implique pas une évasion : un mouvement
dans la situation où il a lieu. C'est uniquement en tant que
telle que la fuite pourrait avoir une signification politique. Et
puis il y a un autre problème qui me semble toucher à la
question que vous avez posée. C'est le problème qu'on
trouve chez Marx quand il fait la critique de Stirner. Dans
l'Idéologie allemande, il consacre plus de cent pages au
théoricien de l'anarchie, dont il récuse la distinction entre
révolte et révolution. Stirner théorise la révolte en tant
qu'acte personnel de soustraction, égoïste. Pour Stirner, la
révolution, c'est un acte politique qui vise le conflit contre
une institution, alors que la révolte, c'est un acte individuel
qui ne vise pas à détruire les institutions. Il suffit tout
simplement de laisser l'État être, et ne plus l'affronter : il va
se détruire lui-même. Il suffit donc de se soustraire - une
fuite. Marx critique très fortement ce motif, mais le fait qu'il
lui consacre cent pages montre bien que c'est un
problème sérieux. À cette opposition révolte/révolution, il
oppose une sorte d'unité entre la révolte et la révolution. Il
n'oppose pas un concept politique à un concept anarchico-
individuel, il cherche l'unité des deux : ce sera toujours
pour des raisons égoïstes, pour ainsi dire de révolte, qu'un
prolétaire fera un acte directement politique. Là, même si
cela pose d'autres problèmes, j'aurais tendance à penser
comme Marx : une espèce d'unité des deux gestes, ou
bien d'entre-deux, disons. J'aurais tendance à penser non
pas une coupe qui isole la fuite de la révolution, comme on
a tendance à le faire, mais que tout acte émanant du
besoin singulier d'un individu, le prolétaire, qui n'a aucune
identité, aucune substance, sera aussi, quand même, un
acte politique. Je crois qu'il ne faut pas opposer action
politique et fuite, révolte et révolution, mais essayer de
penser l'entre-deux. Mais cela fait problème pour Marx
aussi. C'est tout le problème de la classe. La classe n'a
pas de conscience, le prolétariat existe en tant que sujet,
mais il n'a pas de conscience. D'où le problème léniniste
du parti : il faudra quelque chose qui ne soit pas différent
de la classe, qui ne soit pas autre chose que la classe,
mais qui sera pour ainsi dire l'organe de sa conscience.
C'est une aporie, là aussi. Je ne dis pas qu'il y a une
solution à ce problème, entre les lignes de fuite qui
seraient un geste de révolte, et une ligne purement
politique. Ni le modèle parti, ni le modèle d'action sans
parti : il y a besoin d'inventer. Parce qu'après on tombe
dans le problème de l'organisation politique, du parti-
classe, qui va produire un « nous » : le parti est celui qui
veille à ce que toute action soit politique et pas
personnelle, pas individuelle ; la classe, au contraire, est
l'organe d'une infinie production d'actes non politiques,
mais de révoltes individuelles. Mais le problème est réel.

C'est d'ailleurs un problème qui se pose, en pratique,


à tous ceux qui cherchent à produire du collectif - et à
l'occasion du « nous » - en dehors de ces machines à
agréger que sont les partis politiques, et sans le
secours d'un principe général supérieur, que ce soit la
République, la Classe ou l'Homme. Si vacarme se sent
proche des associations de malades, de chômeurs ou
de précaires, c'est précisément parce qu'elles
inventent quelque chose comme une politique à la
première personne, dans des formes d'organisation
nouvelles, où les distinctions entre le social et le
politique, la classe et sa conscience, le singulier et
l'universel, etc. s'effacent, et où la signification
politique des actes est immanente aux actes eux-
mêmes.

Oui. Il faut inventer une pratique qui briserait la coque de


ces représentations. Sûrement pas un sujet substantiel à
identifier, mais autre chose, qu'il me semble avoir trouvé
chez Paul, pour revenir au travail en cours. Paul a affaire
avec la loi juive qui partage les hommes en Juifs et non-
Juifs, Juifs et Goyim. Qu'est-ce qu'il va faire avec cette
division ? On présente souvent Paul comme si c'était le
mentor de l'universalisme, quelqu'un qui aurait opposé à
ces divisions-là juif/non-juif un nouveau principe universel,
père de l'Église catholique, c'est-à-dire universelle. Or
quand on regarde son travail de près, c'est exactement le
contraire. Face à cette division imposée par la loi (il
considère au fond la loi comme ce qui divise, ce qui
partage, juif/non-juif, mais aussi citoyen/non-citoyen, etc.),
au lieu d'opposer comme on aurait tendance, nous, au
temps des droits de l'homme, un principe universel contre
le partage ethnique, il fait une chose très subtile : il divise
la division même. La loi divise en Juifs et non-Juifs ? Eh
bien moi je vais couper cette division par une autre coupe.
Il y en a plusieurs, par exemple juif selon la chair et juif
selon l'esprit, le souffle. Cette coupe chair/souffle va
diviser la division exhaustive qui partageait l'humanité
entre Juifs et non-Juifs. Ce nouveau partage va produire
des Juifs qui ne sont pas juifs, parce que ce sont des Juifs
qui sont juifs selon la chair, et non selon l'esprit, et des
Goïm qui sont goïm selon la chair, mais pas goïm selon
l'esprit. C'est-à-dire qu'il va produire un reste. Paul
introduit un reste dans cette division Juif/non-Juif. C'est
une espèce de coupe qui coupe la ligne même. Donc, au
fond, c'est beaucoup plus intéressant : il n'oppose pas un
universel, il met en échec la division de la loi, il introduit un
reste. Parce que le Juif selon l'esprit, il n'est pas non-juif, il
est aussi juif, mais on pourrait dire que c'est une espèce
de non-non-Juif. Partout, Paul travaille comme cela : il
divise la division au lieu de proposer un principe universel.
Et ce qui reste, c'est le sujet nouveau, mais indéfinissable,
toujours en reste parce qu'il peut être de tous les côtés, du
côté des non-Juifs, du côté des Juifs. Il y a là quelque
chose de précieux pour se représenter aujourd'hui une
notion de peuple, et peut-être aussi pour penser ce que
Deleuze disait quand il parlait de peuple mineur, du peuple
en tant que minoritaire. C'est moins un problème de
minorités, qu'une présentation du peuple comme étant
toujours en reste par rapport à une division, quelque chose
qui reste ou résiste à une division - pas comme une
substance, mais comme un écart. Il s'agirait de procéder
plutôt comme cela, par division de la division, plutôt qu'en
se demandant : « Quel serait le principe universel
communautaire qui pourrait nous permettre de nous
retrouver ensemble ? » Au contraire. Il s'agit, face aux
divisions que la loi introduit, aux coupes que la loi fait
continuellement, de travailler ce qui fait échec en résistant,
en restant - résister, rester, c'est la même racine.

C'est exactement ce qui s'est passé en France autour


des sans-papiers. La loi définissait des critères, et tout
le travail a consisté non pas à invoquer un principe
d'hospitalité général, mais à montrer que tous les
critères produisaient des situations qui ne
correspondaient plus à aucun : des gens
inexpulsables et irrégularisables, etc. Finalement, la
stratégie des associations a consisté à montrer que
l'on pouvait démultiplier les critères de façon telle que
personne ne correspond exactement à l'alternative
entre clandestin et régulier. Il y a une ligne de repère
qui ressort de ça.

C'est ce qui m'a frappé chez Paul. C'est ce qu'on trouve


dans la Bible, dans la figure du prophète : le prophète
parle toujours d'un reste d'Israël. C'est-à-dire qu'il
s'adresse à Israël comme à un tout, mais lui annonce que
« seul un reste sera sauvé ». C'est ce qui se joue chez
Isaïe, chez Amos, dans le discours prophétique. On dirait
là que ce n'est pas une portion numérique, mais la figure
que tout peuple doit prendre dans l'instant décisif - en
l'occurrence, le salut ou l'élection, mais cela peut être
n'importe quoi d'autre. Le peuple doit se produire en reste,
prendre la figure de ce reste. Il faut toujours le voir dans
une situation déterminée : qu'est-ce qui, dans une telle
situation, se poserait en tant que reste ? Cela ne
correspond pas à la distinction majorité/minorité. C'est
autre chose. Tout peuple prend cette figure si l'instant est
vraiment décisif.

Cela dit, quelle place reste-t-il aux « situations


déterminées » et aux « instants décisifs », justement,
dans une critique de l'époque aussi radicale que la
vôtre ? À vous lire, vous penchez davantage du côté
de l'aporie, de l'impasse et de l'échec - notamment
dans la manière dont vous renvoyez dos à dos, là
encore à partir de Debord, les figures du totalitarisme
et de la démocratie - que du côté de l'opportunité, du
coup, du kairos, comme vous dites. Dans vos livres,
vous évoquiez notamment une « expérience de
l'impuissance absolue », et « la solitude et le mutisme
là où nous nous attendions à la communauté et au
langage ». À quoi pensiez-vous ?

On m'a souvent reproché, ou du moins attribué, ce


pessimisme dont peut-être je ne me rends pas compte.
Mais moi je ne le vois pas comme cela. Il y a une phrase
de Marx que Debord cite aussi, que j'aime bien, c'est :
« La situation désespérée de la société dans laquelle je vis
me remplit d'espoir. » Je partage cette vision : l'espoir est
donné pour les désespérés. Je ne me vois pas si
pessimiste. Non, pour répondre à votre question, je
pensais à l'horrible situation politique des années 1980. Je
pense aussi à la guerre du Golfe et aux guerres qui ont
suivi, en Yougoslavie notamment. Disons que la nouvelle
figure de la domination se dessine maintenant assez bien.
C'est au fond la première fois qu'on voit aussi nettement
en œuvre le modèle spectaculaire. Pas seulement dans
les médias : il est pour ainsi dire mis en œuvre
politiquement. Simone Weil dit quelque part que c'est une
faute de considérer la guerre comme un fait qui concerne
la politique extérieure - il faut la considérer aussi comme
un fait de politique interne. Or il me semble que, dans ces
guerres-là, on a précisément une absolue indétermination,
une absolue indiscernabilité entre politique interne et
politique extérieure. Maintenant, ces choses sont
devenues triviales. On les trouve dans la bouche des
experts : la politique extérieure et la politique intérieure,
c'est la même chose. Mais j'insiste : il n'y a là aucun
pessimisme psychologique ou personnel. C'est d'ailleurs
une autre manière de poser le problème du sujet. C'est au
fond ce que j'aime beaucoup chez Simondon : on peut
penser qu'il pense l'individuation, toujours, comme
coexistence entre une principe individuel et personnel et
un principe impersonnel, non-individuel. C'est-à-dire
qu'une vie est toujours faite de deux phases en même
temps, personnelle et impersonnelle. Elles sont toujours
en rapport, même si elles sont nettement séparées. Je
crois qu'on pourrait appeler l'impersonnel l'ordre de la
puissance impersonnelle avec laquelle toute vie est en
rapport. Et on pourrait appeler désubjectivation cette
expérience qu'on fait tous les jours de côtoyer une
puissance impersonnelle, quelque chose qui en même
temps nous dépasse et nous fait vivre. Voilà, il me semble
que la question de l'art de vivre, ce serait : comment être
en rapport avec cette puissance impersonnelle ?
Comment le sujet saura être en rapport avec sa
puissance, qui ne lui appartient pas, qui le dépasse ? C'est
un problème poétique, pour ainsi dire. Les Romains
appelaient cela le génie, principe impersonnel fécond, qui
permet d'engendrer une vie. Là aussi, c'est un modèle
possible. Le sujet ne serait ni le sujet conscient, ni la
puissance impersonnelle, mais ce qui se tient entre les
deux. La désubjectivation n'a pas seulement un aspect
sombre, obscur. Elle n'est pas simplement la destruction
de toute subjectivité. Il y aussi cet autre pôle, plus fécond
et poétique, où le sujet n'est que le sujet de sa propre
désubjectivation. Permettez-moi, donc, de refuser votre
accusation : je suis sûr que vous êtes plus pessimistes
que moi…

[1] Homo Sacer, le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, 1997 ; Ce


qui reste d'Auschwitz, Bibliothèque Rivages, 1999.

[2] La communauté qui vient, théorie de la singularité quelconque,


Seuil, 1990 ; Moyens sans fin, notes sur la politique, Bibliothèque
Rivages, 1995.

[3] Der Muselmann, le « musulman » désigne, dans l'argot des camps,


l'homme-momie, le mort vivant, celui qui a cessé de lutter, qui a perdu
toute conscience et toute volonté. Ce terme renvoie probablement
« au sens littéral du terme arabe muslim, signifiant celui qui se soumet
sans réserve à la volonté divine » (Ce qui reste d'Auschwitz,
Bibliothèque Rivages, p. 53). Selon l'Encyclopedia Judaïca, il pourrait
provenir « de la posture typique de ces détenus, blottis seuls, les
jambes repliées à la manière "orientale", le visage rigide comme un
masque. ». Pour Giorgio Agamben (Ibidem, p. 49), le « musulman »
est le nom de l'intémoignable : « Le témoin témoigne en principe pour
la vérité et la justice, lesquelles donnent à ses paroles leur
consistance, leur plénitude. Or le témoignage vaut ici essentiellement
pour ce qui lui manque ; il porte en son cœur cet "intémoignable" qui
prive les rescapés de toute autorité. Les "vrais" témoins, les "témoins
intégraux", sont ceux qui n'ont pas témoigné, et n'auraient pu le faire.
Ce sont ceux qui "ont touché le fond", les "musulmans", les engloutis.
Les rescapés, pseudo-témoins, parlent à leur place, par délégation -
témoignent d'un témoignage manquant. Mais parler de délégation n'a
ici guère de sens : les engloutis n'ont rien à dire, aucune instruction ou
mémoire à transmettre. Ils n'ont ni "histoire" […], ni "visage", ni
"pensée". Qui se charge de témoigner pour eux sait qu'il devra
témoigner de l'impossibité de témoigner. » (Ibidem, p. 41-42).

[4] Tiqqun, revue de métaphysique critique.

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