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WATERLOO OU LA PLURALITÉ DES INTERPRÉTATIONS

Armand Colin | « Littérature »

2012/1 n°165 | pages 84 à 113


ISSN 0047-4800
ISBN 9782200927486
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 PHILIPPE MONGIN, CNRS ET HEC PARIS1

Waterloo ou la pluralité
des interprétations

L’ÉVÉNEMENT HISTORIQUE FACE


AUX INTERPRÉTATIONS.
UNE PLURALITÉ SANS RÈGLE ?

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Le 18 juin 1815, dans un repli de la plaine brabançonne, une bataille
de quelques heures déclenchait des conséquences incalculables, qui ne
sont pas toutes d’ordre politique et militaire. Elle provoquait la seconde
chute de l’Empire et la réinstallation durable de la monarchie, elle confir-
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mait le système diplomatique de Vienne et la mise en sujétion de la


France par les autres puissances ; mais Waterloo eut aussi des effets plus
inattendus, qui nous occuperont particulièrement ici. Défaite outrageuse
pour les uns et victoire sans gloire pour les autres, Waterloo est un
triomphe du génie interprétatif des peuples européens. Depuis presque
deux siècles que l’événement perdure dans leur mémoire et leur imagina-
tion, il aura sollicité de multiples façons l’activisme des historiens, des
militaires, des littérateurs, des artistes. Modeste fantassin de cette armée
de l’ombre, nous tenterons de faire progresser non pas l’interprétation de
l’événement lui-même – ce but a motivé un travail antérieur, d’un genre
historique particulier2 – mais, réflexivement, celle des interprétations qu’il
a suscitées. Pour ne pas entraîner le lecteur dans une cavalcade à travers
deux siècles d’histoire et de littérature, sans parler d’une iconographie
populaire et artistique elle aussi foisonnante, nous limiterons d’autorité
l’examen3. Il ne portera que sur deux auteurs, Clausewitz et Stendhal,
sélectionnés à la fois pour l’excellence – que nous démontrerons – de
leurs commentaires et parce que le principe de l’un s’oppose immédiate-
ment à celui de l’autre. Nos deux exemples, l’historique et le romanesque,
se trouvent en effet aux extrémités polaires du spectre interprétatif, ce qui
nous excusera peut-être de ne pas en étudier d’autres.
Clausewitz illustrera le mode analytique d’appréhension de
Waterloo. Le stratège prussien est un des maîtres du genre du récit de
1. L’auteur remercie de leurs commentaires la rédaction de Littérature et ses auditeurs au
colloque de la société de philosophie analytique à Genève en 2009.
84 2. Mongin (2008) reconstruit la stratégie de campagne de Napoléon en s’aidant du modèle
des jeux à somme nulle introduit par von Neumann et Morgenstern.
LITTÉRATURE 3. L’ouvrage de Largeaud (2006) couvre la documentation de langue française, mais il
N˚ 165 – MARS 2012 manque des recensions comparables pour les autres langues.
WATERLOO OU LA PLURALITÉ DES INTERPRÉTATIONS 

campagne, tel qu’il se développe aux XIXe et XXe siècles chez les écrivains
militaires, et c’est un apport que des admirateurs trop exclusifs du traité
De la guerre n’ont pas su reconnaître comme il convenait.4 En l’occur-
rence, La Campagne de France de juin 1815 nous semble toujours,
malgré certaines lacunes, le récit de Waterloo le plus brillant qu’ait pro-
duit l’énorme littérature spécialisée. Clausewitz soumet ses interprétations
à une hypothèse de travail exclusive : les hommes poursuivent instrumen-
talement leurs fins. Nous montrerons à propos de Napoléon et de ses
maréchaux comment il l’ajuste aux données de l’histoire qu’en sens
inverse, elle l’aide à sélectionner, sérier, agencer. La circularité produc-
tive de ce mouvement est une généralité de l’interprétation qui s’applique
au-delà de l’hypothèse particulière, dite aujourd’hui de rationalité
individuelle.

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Stendhal illustrera, par une sorte d’opposé, la fragmentation
volontaire de l’événement Waterloo, ramené aux significations et aux
sensations de ses acteurs subalternes, perdant à la longue sa nature
d’objet reconnaissable et de problème lancé à l’interprétation. Ignoré ou
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mal décrit par la critique, le paradoxe de La Chartreuse est qu’elle offre


une interprétation parmi d’autres de la bataille tout en contestant
qu’aucune soit possible. Nous tenterons d’offrir une solution démarquée
de la théorie sémantique. La force de l’exemple, ici encore, peut
s’apprécier comparativement, car Stendhal a fondé un genre nouveau, le
récit littéraire de bataille au point de vue du témoin subjugué, genre évi-
demment plus occasionnel et fragile que son répondant clausewitzien,
mais à sa manière limitée, également reproductible comme tel. Le fonc-
tionnement complice de ce genre, chez Tolstoï et d’autres continuateurs
moindres, traduit une autre généralité de l’interprétation, qui est sa
capacité de reproduction auto-référentielle.
Une fois campés nos deux auteurs, nous nous déporterons vers
une ébauche philosophique sur l’interprétation et la pluralité interpré-
tative qui fait le but dernier de l’article. Car Waterloo, qui ne sera plus
à ce point qu’un exemple motivant, soulève la question générale et
conceptuelle de réconcilier la liberté des interprètes, qu’on dirait sans
règle ni principe unificateur, avec l’admission qu’ils font tacitement
de traiter du même événement historique supposé connu. Si Stendhal
et Clausewitz avaient pu se lire, ce que la chronologie autorisait (La
Chartreuse date de 1835 et La Campagne de 1839), ils se seraient
peut-être amusés de la dissimilitude presque extravagante de leurs
récits, alors que, déjà, les journées de juin 1815 avaient conquis leur
place dans la mémoire collective. Nous analyserons le problème et
proposerons d’y répondre à partir de l’idée simple que l’interprète 85
dévoile des significations et non pas des vérités. L’étonnement initial
LITTÉRATURE
4. Ainsi, regrettablement, Earl Meade (1943), Aron (1976, 1987), Paret (1992). N˚ 165 – MARS 2012
 IMAGES DE SOI

que suscite la pluralité interprétative s’expliquerait par une conception


trop large de la nature sémantique propre à son activité. Une fois
qu’on la ramène à ce qu’elle est, on lui découvre des règles implicites,
d’ordre conceptuel et stylistique, qui en limitent la diversité première.
Bien plus, elle s’avère propice non seulement à la liberté, mais aux
hiérarchies : certaines interprétations l’emportent sur d’autres, même
si toutes ne sont pas commensurables, ce que le rapprochement de
Stendhal et Clausewitz avec leurs successeurs faisait déjà sentir à
l’intuition. Notre ébauche a pour objet l’événement historique et la
diversité de ses restitutions, mais elle pourrait se développer plus
généralement : elle reflète une option rationaliste sur la pluralité inter-
prétative qui tranche avec celles, communes en cette matière, du

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scepticisme et du relativisme.

PRÉALABLES HISTORIQUES SUR WATERLOO


ET SES INTERPRÈTES
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Depuis que s’était répandue la nouvelle stupéfiante du retour de


l’île d’Elbe, les puissances représentées au Congrès de Vienne se
tenaient sur le pied de guerre. Le 25 mars 1815, soit cinq jours après la
fuite désespérée de Louis XVIII, la Russie, l’Angleterre, la Prusse et
l’Autriche convinrent par traité d’une guerre contre la France qui ne
devait prendre fin qu’avec l’élimination définitive de l’usurpateur. Les
armées des quatre nations se mirent en route dans le but de passer les
frontières françaises dès la fin juin. Après avoir reconstitué tant bien
que mal ses moyens militaires, Napoléon résolut de prendre les devants
et d’anéantir celles qui le menaçaient le plus, la prussienne et l’anglo-
hollandaise, parce qu’elles étaient déjà présentes sur le sol belge. Avec
les forces dont il disposait, l’empereur ne pouvait l’emporter que s’il
reproduisait les coups d’éclats de la campagne d’Italie en battant sépa-
rément les deux adversaires. C’est le plan qu’il aurait choisi en prenant
la route de Belgique le 12 juin ; tous les historiens de la campagne le lui
attribuent et la plupart, y compris Clausewitz, reconnaissent qu’il était
le seul praticable.
L’exécution commença favorablement : le 15 juin, Napoléon
entrait dans Charleroi, poussant devant lui l’avant-garde prussienne, et
le 16, il affrontait Blücher seul près du hameau de Ligny, au nord-est de
cette ville. Non seulement les deux alliés n’avaient pas effectué leur
jonction, mais le regroupement de chacun laissait à désirer. Wellington
s’était trop largement déployé autour de Bruxelles, à distance de Blü-
86 cher, qui n’avait autour de lui que trois de ses quatre corps. Le général
prussien pouvait sans doute espérer que Wellington le rejoindrait dans
LITTÉRATURE
N˚ 165 – MARS 2012 le feu de l’action, mais en restant si près de Napoléon, il s’exposait à
WATERLOO OU LA PLURALITÉ DES INTERPRÉTATIONS 

l’affronter seul, et c’est ainsi qu’il fut battu le 16 juin à Ligny. Bien
qu’elle fût indiscutable au terme de la journée, la défaite des Prussiens
les avait entamés sans les détruire, et ils parvinrent à se retirer en assez
bon ordre pendant la nuit.
Ce même 16 juin, Napoléon avait envoyé sur sa gauche un fort
détachement sous les ordres de Ney. Celui-ci devait tenir la route de
Bruxelles par où Wellington était susceptible de rejoindre Blücher et,
pour cela, il devait s’assurer du carrefour stratégique de Quatre-Bras. La
manière dont Ney s’acquitta de la mission fait l’objet d’un premier
désaccord entre les interprètes, et nous y reviendrons en commentant
Clausewitz, qui s’oppose ici à Napoléon lui-même. En effet, dans le
passage du Mémorial de Sainte-Hélène que l’empereur a dicté sur sa

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dernière campagne, il en fait reposer l’échec sur les carences de ses
maréchaux, Ney pour la journée du 16 et Grouchy pour celle du 18,
tandis que Clausewitz réhabilite l’un et l’autre et lui refuse toute atté-
nuation de responsabilité.
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Après leur défaite de Ligny, les Prussiens ne refluèrent pas le long


de leur ligne de communication naturelle, vers la Meuse à l’est, mais
plus au nord, jusqu’au bourg de Wavre, où ils effectuèrent leur regrou-
pement le 17 au soir. De ce lieu habilement choisi, ils pouvaient soit
organiser une retraite définitive, soit retrouver l’armée anglo-
hollandaise à une seule journée de marche vers l’ouest. Nul ne peut dire
avec certitude – c’est un deuxième point de désaccord entre les inter-
prètes – pourquoi Napoléon décida, le 17 juin, d’envoyer contre eux la
totalité de son aile droite sous les ordres de Grouchy. Celui-ci pouvait
ou bien se contenter de poursuivre l’arrière-garde prussienne, ou bien
s’interposer entre l’armée prussienne entière et les Anglo-Hollandais
pour éviter leur jonction, ou bien réaliser un compromis entre les deux
objectifs. Il ne s’attacha qu’au premier le 17 et même le 18, alors qu’il
lui était encore possible de se rabattre au moins sur la stratégie intermé-
diaire. De son côté, avec le restant de l’armée, Napoléon s’était porté le
17 au soir par Quatre-Bras jusqu’au pied du Mont-Saint-Jean, un
modeste plateau dont Wellington occupait la crête et où il avait établi
son état-major à quelques pas en arrière de celle-ci, dans le village de
Waterloo.5
On connaît trop bien la bataille du 18 juin pour que nous en retra-
cions le déroulement. Le fait qui sollicite l’interprète, troisième lieu de
désaccord, est que Napoléon, après avoir reconnu l’échec de la première
offensive, pouvait encore organiser sa retraite, mais qu’il choisit de
5. Wellington s’employa et finalement réussit à imposer le nom de Waterloo pour la bataille
du 18 juin. Les militaires allemands, dont Clausewitz, disaient à l’origine la bataille de la
Belle-Alliance, en reprenant le nom si étrangement symbolique de la ferme où Napoléon
87
avait fixé son quartier général et où Blücher et Wellington se retrouvèrent au soir du 18. En LITTÉRATURE
histoire militaire, il n’est pas rare qu’une bataille lexicale suive celle des armes. N˚ 165 – MARS 2012
 IMAGES DE SOI

continuer la bataille. Le tournant principal se situe vers 15 h 30, quand


deux corps prussiens venus de Wavre commencèrent à saper son aile
droite ; cependant, Grouchy, sur lequel il comptait peut-être encore, beso-
gnait dans Wavre contre un seul corps qui l’immobilisait entièrement.
Comme il en voulait à Ney, l’empereur en exil charge Grouchy,
qui aurait dû, lit-on chez Las Cases, se trouver « dans le champ de
bataille du Mont-Saint-Jean le 18 ». Les écrivains militaires français ont
repris la thèse tout en la nuançant, et elle est suffisamment répandue à
l’étranger pour qu’on n’y voie pas une vulgaire tocade nationale6. Clau-
sewitz en fait la critique en règle. Répondant au problème interprétatif
du 17 juin, il conclut que Bonaparte – comme il le nomme – aurait
confié à Grouchy une mission de poursuite simple, et non pas d’interpo-

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sition, ou de poursuite combinée avec l’interposition. En s’accrochant à
l’arrière-garde prussienne, Grouchy se serait conformé aux ordres de
son chef, qui n’aurait qu’à s’en prendre à lui-même de l’échec du 18. Le
parallélisme avec la défense rétrospective de Ney reflète celui des
reproches que le Mémorial distribue entre les deux maréchaux. Un
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débat perdure sur leurs responsabilités, et plus particulièrement celles de


Grouchy, jusque dans les écrits contemporains, au rythme de production
toujours stupéfiant7.
L’examen des preuves disponibles explique l’acharnement des
commentateurs. En effet, les seules pièces indiscutables sont les dépêches
de l’état-major et les réponses que leur faisaient les maréchaux, et si l’on
parvient généralement à s’accorder sur les horaires d’envoi et de récep-
tion, les textes eux-mêmes, écrits en style soutenu et presque oratoire,
défient toute conclusion tranchée par leur imprécision technique. Les
ordres laissent du champ libre aux destinataires, et les renseignements de
terrain que ceux-ci procurent en retour sont nébuleux. L’échange tend à
privilégier l’encouragement à l’action, de la part de l’état-major, et la pro-
testation de fidélité, de la part des maréchaux. Ainsi, les responsabilités
sont par nature une affaire d’interprétation et même, ce qui n’allait pas de
soi, d’analyse textuelle. Dans l’étude antérieure sur Waterloo, nous recon-
sidérions le problème posé par Grouchy avec l’idée d’en faire avancer la
résolution positive. Ici, nous examinerons celui de Ney, qui est compa-
rable, dans le but d’illustrer la méthode de Clausewitz et non de le
résoudre sur le fond.
Le stratège occupe une position à part dans la vaste lignée des
commentateurs savants. Il est l’un des premiers par ordre chrono-
logique, mais il ne pouvait s’imposer tout de suite parce que La
Campagne, comme la plupart de ses écrits, ne fut pas publiée de son
88 6. Voir notamment l’historien britannique Fuller (1951-1956).
7. Toutes langues confondues, il se publie chaque année une bonne demi-douzaine
LITTÉRATURE d’ouvrages et un nombre indéfini d’articles qui prétendent renouveler l’histoire de la cam-
N˚ 165 – MARS 2012 pagne de Waterloo.
WATERLOO OU LA PLURALITÉ DES INTERPRÉTATIONS 

vivant. Avec ses autres études historiques, elle est moins souvent lue,
aujourd’hui, que considérée favorablement à la lumière du traité. Si
nous la mettons en valeur, ce n’est donc pas en raison de la place qu’elle
occupe, mais de celle qu’elle devrait occuper, dans l’analyse militaire
de Waterloo. Clausewitz fixe avec une clarté supérieure le pôle antina-
poléonien de l’interprétation, et ceux qui, aujourd’hui, continuent de
pourfendre la thèse impériale devraient avouer qu’ils ont une dette à son
égard.
Les travaux savants sont évidemment loin de faire le tout du corpus
interprétatif de Waterloo. Dans les trois pays impliqués à titre principal, la
campagne et, surtout, la bataille du 18 juin firent l’objet d’une surabon-
dance de témoignages chez ceux qui s’étaient frottés aux événements. On

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est surpris de constater que ce courant ne s’installe pas aussitôt et se pro-
longe tard dans le XIXe siècle, ce qui ne plaide pas en faveur de son
authenticité documentaire8. En outre, avant que l’histoire des campagnes se
constituât en discipline professionnelle, la narration de Waterloo appartenait
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aux gens de lettres sans distinction, et beaucoup la pratiquèrent avec plus


d’éloquence et d’imagination que d’exactitude : le genre mi-descriptif, mi-
romancé ne gênait pas alors comme aujourd’hui par son caractère hybride.
Ainsi, dans les Mémoires d’outre-tombe, Chateaubriand consacre à la
journée du 18 juin quelques fortes pages qui sont incorrectes, et dans Les
Misérables, Hugo produit le long chapitre que l’on sait, aussi vigoureux
qu’il est contestable. Quant à l’Histoire de la Restauration de Lamartine,
elle verse dans une emphase peu inspirée qui confine parfois au ridicule.
Il faut l’originalité sarcastique de Stendhal pour que la littérature se
délivre enfin des fausses prétentions érudites. En mêlant son héros pié-
montais, Fabrice Del Dongo, à l’agitation de la troupe française pendant
la journée du 18 juin, La Chartreuse instaure une forme du récit militaire
qui convient parfaitement à l’art du romancier. Le Tolstoï de Guerre et
Paix retiendra la leçon géniale dans le passage qu’il consacre à une autre
bataille napoléonienne, Borodino ou, comme elle se nomme aussi, la
Moskova. Son héros, le prince André, se compare à celui de Stendhal en
ceci qu’il est trop limité par son champ de vision et ses modestes respon-
sabilités pour apprécier le courant qui l’entraîne. On a souvent rapproché
les deux auteurs sans préciser que Tolstoï était aussi clausewitzien ; car
son récit ne met pas moins en valeur un personnage historique,
Koutouzov, promu vainqueur à Borodino contre toute évidence, et l’argu-
ment habile et spécieux que Tolstoï martèle à son lecteur est que
Koutouzov prit l’avantage en cédant le terrain. Comme De la guerre (II,
2 et III, 1) les définit, la tactique est l’usage des forces armées pour 89
gagner l’engagement, et la stratégie est l’usage des engagements pour
LITTÉRATURE
8. L’observation ressort de la synthèse effectuée par Largeaud (2008). N˚ 165 – MARS 2012
 IMAGES DE SOI

gagner la guerre. Faible tacticien, mais grand stratège, Koutouzov gagna


la campagne de Russie en perdant ses batailles, y compris Borodino.
S’il fallait rapprocher Stendhal d’un traitement historique de la
chose militaire, c’est la littérature de témoignage qui s’imposerait à l’évi-
dence. Chez Grouchy ou chez Gamot – le relais posthume de Ney –, elle
émane des protagonistes et se développe en plaidoyers, mais il n’a pas
manqué de cadres inférieurs, voire d’hommes de troupe, dans un camp ou
l’autre, qui, loin d’offrir des clefs explicatives, recréent par leurs récits le
mélange unique d’effarement et de passion qui les avait submergés le jour
du drame. Toutefois, la spontanéité de ces reconstitutions est aussi dou-
teuse, et elles sont même des plaidoyers à leur façon, car il est bien rare
qu’elles ne s’en prennent pas aux carences de l’organisation militaire.
Elles font visiter les coulisses du théâtre napoléonien, avec l’intendance

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qui ne suit pas, les ordres contradictoires, le mépris des états-majors pour
la chair à canon, l’issue des batailles finalement jouée à la roulette.
Stendhal n’est proche qu’en apparence de ces observateurs plus engagés
qu’il ne semble, car, s’il exprime une sympathie peu douteuse à l’égard de
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la base, il ne soutient pas ses naïves protestations catégorielles. À ce jour,


la critique n’a pas su trouver de précédent au chapitre de Waterloo dans
un corpus qui était pourtant déjà fourni à sa date de composition9. En fait,
Stendhal n’apprécie pas mieux les témoignages orientés que les pédantes
études historiques, cibles plus manifestes de sa délectable ironie.

CLAUSEWITZ

La méthode interprétative de La Campagne ne se manifeste nulle


part mieux qu’aux chapitres XXXV et XXXVI, qui traitent de Ney à
Quatre-Bras. Le lecteur est d’abord frappé du contraste qu’ils forment
alors qu’ils traitent des mêmes faits : le premier les raconte platement et
comme s’ils étaient d’importance égale, alors que le second en isole
quelques-uns pour les soumettre à des raisonnements explicatifs. C’est
avec la reprise ultérieure que l’affaire, si confuse au départ, trouve une
signification d’événement historique et que le procédé littéraire initial
s’aperçoit : Clausewitz avait strictement calibré son récit d’après les
besoins de l’examen ultérieur, qui seul compte à ses yeux.
Il ressort du chapitre XXXV que le maréchal s’était acheminé fort
lentement vers Quatre-Bras, qu’il avait rencontré les Anglo-Hollandais
vers trois heures de l’après-midi et qu’il s’était colleté avec eux jusqu’au
soir, dans plusieurs échauffourées visant au contrôle du carrefour. Ainsi les
données se mettent en place, mais insuffisamment, car elles se présentent
encore comme une kyrielle d’accidents. Ney commence par bousculer
90 9. Blin (1954, p. 165-166) propose une filiation purement littéraire : Courier précéderait
LITTÉRATURE Stendhal dans le privilège inattendu qu’il accorde à l’acteur secondaire d’un récit de bataille.
N˚ 165 – MARS 2012 À notre connaissance, la critique n’est pas allée plus loin dans la recherche des sources.
WATERLOO OU LA PLURALITÉ DES INTERPRÉTATIONS 

devant lui une division anglaise, puis une autre survient et bloque sa pro-
gression. Il reçoit des ordres pressants de Napoléon et repart à l’offensive
autrement. Le combat paraît l’avantager, et il tente alors de rappeler le
corps de Drouet d’Erlon, que Napoléon lui avait confié tout en le mainte-
nant en arrière pour qu’il participe si nécessaire à la bataille de Ligny.
Finalement, les Anglo-Hollandais se renforcent et, Drouet n’arrivant pas,
le combat s’équilibre, chaque armée regagnant ses positions autour de
Quatre-Bras. La sélection et la présentation séquentielle de ces données
suffit à les rendre intelligibles, mais à bas régime si l’on peut dire, car il
subsiste beaucoup de questions pendantes : pourquoi Ney attaque-t-il si
tardivement ? Comment se fait-il que Wellington n’ait pas senti venir
l’attaque ? Pourquoi Ney, en bon ordre de bataille, n’a-t-il pas remporté la
victoire sur un adversaire qu’il prenait par surprise ?

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Les données du chapitre XXXV se ramènent aux déplacements de
masses humaines et aux états de choses qui en résultent d’après la stricte
comptabilité militaire, c’est-à-dire le terrain conquis ou perdu et les effectifs
avant et après le choc. Comme ces informations homogènes s’intègrent à un
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ordre temporel dénué de rupture, il est loisible d’interpréter causalement


leur succession. La dualité d’analyse ressort en l’absence de tout moyen
démonstratif grâce à l’usage bien compris des temps grammaticaux et des
adverbes de temps. La qualité intelligible du chapitre lui vient de cette retra-
duction causale spontanée, qui cependant ne suffit pas à contenter le besoin
d’explication. La platitude voulue du style fait sentir et le manque lui-
même, et l’impossibilité d’y remédier, sans changer de registre littéraire.
Clausewitz pense en effet qu’une autre technique de restitution que le récit
devient inévitable pour expliquer ; il est ici en désaccord avec le plus grand
nombre des historiens, pour lesquels celui-ci est autosuffisant10.
Des questions laissées pendantes, le chapitre XXXVI ne reprendra
en fait qu’une seule : pourquoi la victoire a-t-elle échappé à Ney ? S’il
laisse de côté les autres, c’est que le théoricien militaire Clausewitz, dif-
férant par là encore des historiens, poursuit un but démonstratif, qui est de
mettre en cause Napoléon ; il n’a rien à faire de contester aussi
Wellington, ni même d’expliquer intégralement les actions de Ney. Il
conclut que le maréchal ne pouvait exploiter son avantage. Napoléon lui
avait confié environ 50 000 hommes, en y incluant le corps de Drouet aux
fonctions indécises, et si Wellington avait regroupé à temps ses forces, il
se serait trouvé devant 80 000 Anglo-Hollandais. Qu’il l’emportât dans le
premier affrontement ne lui prouvait pas qu’une armée entière n’était pas
en embuscade un peu plus loin ; en s’avançant, il risquait d’être sub-
mergé. Clausewitz s’en tient à cette observation et ne veut pas envisager
que d’autres que Ney, séduits par l’énormité du gain que représentait une 91
victoire surprise, l’auraient fait prédominer sur la crainte d’une mauvaise
LITTÉRATURE
10. Veyne (1971) renouvelle avec brio cette affirmation traditionnelle. N˚ 165 – MARS 2012
 IMAGES DE SOI

rencontre. Il se déporte de la rationalité de Ney vers celle de Napoléon, ce


qui reflète son but démonstratif : sachant les effectifs du détachement,
l’empereur ne pouvait espérer que son maréchal lui rapportât de Quatre-
Bras une bataille victorieuse. Le diagnostic est unilatéral, mais la méthode
qui l’inspire est caractéristique : elle consiste à mettre entre parenthèses
les déclarations des acteurs pour reconstituer rationnellement leurs inten-
tions à partir d’autres indices.
En s’appuyant sur le contenu des dépêches, Clausewitz croit pouvoir
ajouter que le but donné au maréchal était seulement défensif (« Ney a
complètement rempli son but : arrêter les secours de Wellington »,
p. 104). Il fait ainsi le saut d’un raisonnement hypothétique fondé sur la
rationalité à une assertion factuelle pure et simple : sa méthode lui aura

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finalement servi à combler le silence des données, car on ne sait pas quels
ordres Ney a effectivement reçus11. Un autre aspect de cette méthode
transparaît, qui est la distinction des formes objective et subjective de la
rationalité instrumentale. Toutes deux se définissent par l’adéquation des
moyens employés aux fins poursuivies, mais la première est propre à
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l’observateur et la seconde à l’acteur, et suivant la différence d’informa-


tion de l’un et de l’autre, le jugement d’adéquation peut changer du tout
au tout. La rationalité objective se prononce d’après la totalité des
connaissances disponibles à l’observateur et en écartant les faussetés
manifestes ; la rationalité subjective ne retient que la fraction de ces
connaissances qui est partagée avec l’acteur et elle admet des faussetés
manifestes s’il se trouve qu’il y croit ; la première peut avoir de la force
normative, mais la seconde seule est explicative. Quand l’observateur est
un historien, la dichotomie se ramène pratiquement à celle du savoir
rétrospectif et du savoir hic et nunc des protagonistes. Napoléon ignorait
en 1815 ce qu’il connaîtra en 1820, c’est-à-dire que le mauvais ordre de
bataille de Wellington offrait à Ney la chance d’une victoire à Quatre-
Bras. À défaut de les définir explicitement comme Weber le fera beau-
coup plus tard, Clausewitz maîtrise si bien la distinction des deux
rationalités qu’on pourrait lui attribuer le brevet d’inventeur12.
Le modèle de la rationalité subjective fait le tout des explications
chez Clausewitz. Outre les buts et les représentations, il pouvait, comme
tant d’autres écrivains militaires, prendre comme facteurs pertinents la
discipline des troupes, la technologie des armes, la durée des transports,
les précipitations, la nature du terrain. Les chapitres narratifs mentionnent
ces données évidentes, mais les chapitres explicatifs ne développent que
le rôle des individus (la dualité du récit et de l’examen que nous avons
11. Le même problème et le même saut de raisonnement se retrouvent chez Mongin (2008)
92 à propos de Grouchy. Si la méthode du choix rationnel peut aider l’histoire, c’est notamment
de cette manière, qui revient à colmater les failles de sa documentation.
LITTÉRATURE 12. La distinction apparaît chez Weber en plusieurs points des Aufsätze zur Wissenschaftslehre
N˚ 165 – MARS 2012 (1922).
WATERLOO OU LA PLURALITÉ DES INTERPRÉTATIONS 

découverte aux chapitres XXXV et XXVI se retrouve en fait tout au long


du livre). Par une restriction supplémentaire, Clausewitz ne considère que
les chefs d’armées ou de corps, seuls personnages dont il tienne pour
acquise l’influence sur le cours des choses. À cet égard, il se rattache à
l’histoire traditionnelle, mais il s’en éloigne par un autre côté qui
semblera plus important : il sépare les causes en deux groupes, celles qu’il
regarde comme explicatives, toujours situées dans les raisons des individus
agissants, et celles dont il fait de simples conditions de l’explication, en
ne leur permettant d’agir que pour restreindre la liberté de ces auteurs.
Les théoriciens du choix rationnel, aujourd’hui, ne procèdent pas autre-
ment lorsqu’ils prêtent à leurs agents, d’une part, une fonction-objectif à
maximiser, d’autre part, des contraintes sous lesquelles s’effectue la
maximisation ; celles-ci jouent le rôle de fourre-tout de la causalité.

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Malgré la force de ses anticipations, Clausewitz est inégalement
convaincant dans ses analyses particulières. Celle, trop brève, qu’il
consacre à Ney illustre un stade encore primitif de conceptualisation.
Même s’il ne s’intéresse en fait qu’à Napoléon, il devait montrer que le
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maréchal eut raison d’engager ses forces précautionneusement ; sinon, il


n’établira pas non plus que Napoléon eut tort de prétendre qu’une vic-
toire était à portée de main. La dimension réflexive de la rationalité – ce
qu’il est rationnel d’attendre pour l’un dépend de ce qu’il est rationnel
de faire pour l’autre – lui échappe entièrement. Pour administrer la
conclusion intermédiaire, il faut passer par des étapes d’analyse qu’il
télescope. Il convient d’abord de séparer la considération proprement
épistémique de l’incertitude, probabilisable ou non, et celle, qui est
affective ou passionnelle, de l’attitude plus ou moins réservée par
rapport au risque. La théorie économique, aujourd’hui, fait très bien
comprendre cette distinction, même si elle lui donne une forme qu’on
peut juger trop particulière13. En substance, le modèle de la rationalité
subjective n’explique les actions de Ney que si cet acteur est non seule-
ment très incertain, mais très ennemi du risque. La première hypothèse
est étoffée, mais non pas la seconde, qui est même assez douteuse : deux
jours plus tard à Waterloo, le « brave des braves » conduira les charges
de cavalerie les plus téméraires. Enfin, Clausewitz n’envisage pas que
Ney pouvait agir pour remédier à son état d’incertitude. Le maréchal
avait de la cavalerie qu’il ne semble pas avoir utilisée pour la recon-
naissance. Qu’il manifeste une forme d’irrationalité non pas instru-
mentale, mais cognitive, cela se lit dans La Campagne entre les lignes
seulement, parce que Clausewitz ignore cette distinction supplémen-
taire. Celle des rationalités objective et subjective, qu’il pratique avec
talent, ne suffit plus à l’analyse. Les théories économiques ont fait
13. Les économistes ont repris l’idée de von Neumann et Morgenstern d’inscrire l’incerti-
93
tude dans la fonction de probabilité et l’attitude par rapport au risque dans la fonction d’uti- LITTÉRATURE
lité. La théorie de la décision pratique aujourd’hui d’autres découpages. N˚ 165 – MARS 2012
 IMAGES DE SOI

comprendre qu’il existait un entre-deux caractérisé par l’acquisition


rationnelle d’information14.
S’il est souvent trop sommaire, Clausewitz n’en jette pas moins
d’étonnantes fulgurations. Dans le chapitre XVLIII, revenant sur le der-
nier grand problème interprétatif de Waterloo, il se demande si Napoléon
n’aurait pas dû interrompre à temps la bataille du 18 juin. La réponse est
loin d’être défavorable au vaincu :
Un capitaine prudent, Turenne, Eugène, Frédéric le Grand, qui ne se serait pas
trouvé dans une situation aussi extraordinaire, qui aurait eu plus de responsabilité
ou plus à perdre, n’aurait pas livré la bataille de la Belle-Alliance ; à midi, lorsque
Bülow parut, il aurait rompu le combat et battu en retraite… Mais pouvait-on
mesurer [Bonaparte] à l’échelle à laquelle il faut mesurer un Turenne… Son

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unique chemin vers le but était précisément de poursuivre les dernières espé-
rances, de chercher à fixer la fortune, même par son fil le plus fragile. Quand il
s’avança contre Wellington, presque certain de sa victoire, 10 000 hommes appa-
rurent dans son flanc droit. Il y avait cent à parier contre un que cinq ou six fois
autant d’hommes les suivaient, et alors on ne pouvait plus gagner la bataille. Mais
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il était pourtant possible que ce ne fût qu’un détachement de force médiocre et que
beaucoup d’incertitudes et de prudence empêchassent son entrée en ligne effi-
cace. De l’autre côté, il n’y avait pour lui qu’une chute inévitable ; devait-il se
laisser effrayer par un danger incertain ? Non, il y a des situations où la plus
grande prudence n’est à chercher que dans la plus grande hardiesse ; la situation
de Bonaparte était de celles-là (ibid., p. 156-157).
Le brio aphoristique ne doit pas faire écran, car le passage est de
plus rigoureux, comme ne l’était pas celui sur Ney : Clausewitz parvient
à isoler l’attitude personnelle à l’égard du risque, alors qu’il la distinguait
mal, jusqu’à présent, de l’incertitude ressentie sur les états de choses.
L’obstination de Napoléon le 18 juin s’explique à ses yeux par la réunion
d’un goût pour le risque extrême, d’une chance de gain très faible qu’il va
jusqu’à probabiliser à titre illustratif, enfin d’une perte qu’il estime d’un
montant limité relativement à celui du gain. Comme un bon théoricien du
choix rationnel, il ne prête pas d’efficacité causale séparée aux compo-
santes, mais les fait agir en les combinant : la première et la troisième, qui
tiraient dans des sens opposés à la deuxième, auraient prédominé sur elle.
On est à la lisière d’un modèle quantitatif que la théorie contemporaine
fournirait à la demande.
Il arrive que Clausewitz renonce à l’hypothèse de rationalité subjec-
tive au vu des conclusions surprenantes qu’elle impliquerait. Plus haut
dans le chapitre XLVIII, il évalue la tactique de Napoléon le 18 juin, qui,
selon lui, visait à percer le centre adverse par un grand coup de boutoir. Il
prétend que Napoléon devait lui consacrer plus de moyens dès le début et,
94 en particulier, déplacer vers le centre un corps – le 6e – qu’il avait placé à
LITTÉRATURE 14. Elles distinguent la décision prise à information donnée et celle de rechercher l’informa-
N˚ 165 – MARS 2012 tion, qui devient alors l’objet d’un calcul spécifique, à combiner avec le précédent.
WATERLOO OU LA PLURALITÉ DES INTERPRÉTATIONS 

l’aile droite ; de même, il aurait dû engager la Garde au lieu de la tenir en


réserve jusqu’à la fin. La conclusion de Clausewitz se rapproche mainte-
nant beaucoup d’un diagnostic d’irrationalité :
Bonaparte manquait de forces pour préparer convenablement le choc sur le
centre ennemi comme actuellement doit l’être tout choc ; il manquait aussi de
temps. Il dut donc tout précipiter. Ce n’était plus un plan pesé avec sagesse,
et conduit à maturité, mais un acte aveugle de désespoir (ibid., p. 153).
Cette analyse paraît trop courte : au lieu d’introduire et de peser les
unes contre les autres des considérations de gain, de risque et de probabilité,
elle consiste simplement à vérifier l’inadéquation des moyens disponibles à
une fin supposée. Si Clausewitz peut s’en tenir à ce mode de raisonnement,
c’est qu’il n’envisage que le plan d’attaque frontal, alors qu’il devait élargir

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le problème de décision à tous les plans concevables. Dans ce cadre plus
large, le diagnostic d’irrationalité peut s’avérer fallacieux. Il y a une infor-
mation à tirer du fait que Napoléon n’ait pas voulu attaquer à droite : c’est
probablement qu’il redoutait la menace prussienne sur ce côté, auquel cas la
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position excentrée du 6e corps se justifiait, même si elle diminuait les


chances de l’attaque frontale. Plus lucide que Clausewitz ne le supposait, la
tactique du 18 juin serait finalement un compromis entre le succès offensif
recherché au centre et l’indispensable défense de l’aile droite. L’erreur
théorique, ici, est d’ignorer que l’acteur doit souvent redéfinir l’objectif ini-
tial au vu de ce qu’implique l’usage du moyen, et, plus profondément, de
corseter l’analyse rationnelle par un modèle fins-moyens qui est moins
expressif que le modèle objectifs-contraintes de la théorie contemporaine.
Il est un autre degré d’innovation absent de La Campagne, celui qui
déporterait l’analyse vers l’incertitude stratégique proprement dite, au lieu
qu’elle s’en tienne à la seule incertitude naturelle. À chaque type correspond
un traitement disciplinaire spécifique : la théorie de la décision individuelle
étudie les décisions optimales en supposant que la source de l’incertitude
n’y réagit pas (ce qui la qualifie comme naturelle), et la théorie des jeux les
étudie en faisant la supposition contraire (l’incertitude provient alors
d’autres acteurs semblables à celui qui décide, ce qui la qualifie comme stra-
tégique). Une lecture fondée sur cette distinction révèle que Clausewitz
s’arrête au premier niveau d’analyse, alors que son objet demanderait qu’il
envisage le second. Il traite des acteurs multiples en les considérant tour à
tour comme s’ils avaient des relations à sens unique : ainsi, dans le passage
cité, Napoléon se préoccupe de Blücher, mais non pas Blücher de Napoléon,
de sorte que le premier regarde les actions du second comme si elles étaient
en fait celles de la nature ; ailleurs, ce sera Blücher qui se préoccupe de
Napoléon, et de nouveau unilatéralement. Il ne faut pas s’étonner que Clau-
sewitz n’anticipe pas le concept de l’incertitude stratégique alors que celui- 95
ci ne s’est dégagé qu’avec peine et tardivement de l’autre15.
LITTÉRATURE
15. Aujourd’hui même, l’histoire et la pensée militaires n’ont toujours fait le saut. N˚ 165 – MARS 2012
 IMAGES DE SOI

STENDHAL

Les chapitres II-V du livre I de La Chartreuse de Parme retra-


cent la journée de Waterloo avec une verve et une fantaisie tellement
libres qu’on s’étonne de leur voir adresser des compliments d’exacti-
tude par les critiques. Ainsi, dans son édition classique des Romans,
Martineau s’autorise de l’académicien Houssaye pour affirmer que le
récit évoquerait correctement la fin des combats, et dans Stendhal et
les problèmes du roman, Blin croit bon de surenchérir16. C’est leur
manière imparfaite de reconnaître que le roman livre sur les batailles
et la guerre en général des vérités que manquent les textes documen-
taires, évidemment préférables si l’on s’intéresse à Waterloo en
particulier.

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Sans rappeler au lecteur, ni même supposer qu’il connaisse, les péri-
péties du 18 juin, Stendhal promène son lecteur en tout sens sur le terrain
des affrontements, à la suite de Fabrice Del Dongo, qui, cherchant à
découvrir où ils se tiennent, n’y participera finalement jamais. Stendhal
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n’évoque les mouvements de troupes et les autres faits objectifs de la


bataille que pour autant, seulement, que Fabrice y soit impliqué. C’est
pour accentuer ce choix de perspective qu’il représente le terrain comme
plus vaste et plus compartimenté qu’il n’était. Le front, à Waterloo, cou-
vrait seulement 4 km contre plus du double à Austerlitz. Les travaux
d’arasement ultérieurs ont perturbé le relief, mais pour avoir été plus
pentu qu’il ne se voit aujourd’hui, il ne comportait pas de grands déni-
velés. Ainsi, les soldats d’un même camp restaient toujours au contact, et
les longues chevauchées en petits groupes qu’évoque La Chartreuse sont
rigoureusement impossibles. Il est vrai que les témoins ordinaires, et
peut-être même les grands acteurs, n’eurent jamais de vision générale
satisfaisante, mais ce fait s’explique par les champs non fauchés, la pluie
ruisselante jusque tard dans la matinée, la fumée des canons et des tirs
d’infanterie, ainsi que l’étirement des colonnes en profondeur qu’imposait
justement l’étroitesse du front.
Le très jeune héros de La Chartreuse – il n’est âgé que de 17 ans –
survient de son Piémont natal pour servir l’empereur qu’il idolâtre et pour
en découdre avec les puissances réactionnaires, exécrées par l’aristocrate
libéral et le patriote italien qui se réunissent en lui. Combattant novice, il
rêve de s’illustrer par son courage et sa ténacité, ignorant tout de la chose
militaire ; pour lui, une bataille décisive n’est jamais qu’une mise à
l’épreuve de qualités individuelles. Il déchantera sans revenir entièrement
de ses illusions. Déçu du peu qu’il accomplit et même du peu qu’il voit
pendant la journée fatidique, il se demande à plusieurs reprises : ceci est-
96 16. Voir Martineau (Pléiade, 1952, p. 1389-1392) et Blin (1954, p. 166). Comme Martineau
LITTÉRATURE le rappelle plus opportunément, Stendhal s’est vu mêlé à d’autres épisodes militaires, en
N˚ 165 – MARS 2012 Russie et à Bautzen, qu’il a pu se remémorer.
WATERLOO OU LA PLURALITÉ DES INTERPRÉTATIONS 

il donc une bataille ? Après qu’il a suivi les troupes en retraite, il en vient
à se poser la question différente : ai-je bien participé à la bataille de
Waterloo ?
Monsieur, c’est la première fois que j’assiste à la bataille, dit-il enfin au maré-
chal des logis ; mais ceci est-il une véritable bataille ? (p. 96).
Son principal chagrin était de n’avoir pas adressé cette question au caporal
Aubry : Ai-je réellement assisté à une bataille ? Il lui semblait que oui, et il
aurait été au comble du bonheur s’il en eût été certain (p. 118).
Il n’était resté enfant que sur un point : ce qu’il avait vu, était-ce une bataille ?
et en second lieu, cette bataille était-elle Waterloo ? (p. 131).
Le dernier extrait manifeste une subtile transformation des idées.

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Si, à la fin de la journée, Fabrice en vient à s’interroger sur sa participa-
tion à une bataille désignée, Waterloo, c’est qu’il ne doute plus qu’il ait
participé à une bataille prise en général. La seconde question ne se pose
évidemment que si la première a trouvé une réponse affirmative. Ainsi,
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Fabrice progresserait en savoir au cours de l’extraordinaire journée.


Mais il suffit d’expliciter la seconde question pour voir qu’elle ne pou-
vait pas se poser dans les termes qu’emploie Stendhal, car si près des
faits qu’il a vécus, Fabrice ne pouvait entrevoir ni que le mot
« Waterloo » s’imposerait pour les désigner17, ni même qu’on leur con-
férerait la portée d’un événement (« la bataille de Waterloo »). La
Chartreuse emploie des termes intelligibles au Fabrice méditatif qui se
découvre à la fin de l’ouvrage, mais non pas au novice de ses premiers
chapitres.
Dans tous les récits, qu’ils soient d’histoire ou de fiction, il se
rencontre des anachronismes puisque le langage du narrateur se ressent
de la position temporelle ultérieure qui est la sienne. La formulation
stendhalienne est d’une incongruité plus profonde, car, placée à mi-
chemin des discours direct et indirect, elle autorise à conclure que le
terme anachronique appartiendrait au héros lui-même. En prêtant à
Fabrice des termes qui, en l’occurrence, sont inadéquats, Stendhal
laisse entendre que, généralement, ils sont problématiques à employer.
Par un simple tour de style, il jette le doute sur les significations que
l’on prête d’ordinaire aux batailles et aux événements historiques.
Nous nous proposons de relire les chapitres II-V à ce point de vue, qui
fait du personnage romanesque l’opérateur inconscient d’une explora-
tion métalinguistique.
Une lecture aussi abstraite n’est pas illégitime dès lors qu’il est
entendu que La Chartreuse en admet d’autres, plus concrètes et peut-être
plus naturelles. On donne souvent le livre pour un roman d’apprentissage, 97
sur le modèle inauguré par Wilhelm Meister, et le récit de Waterloo
LITTÉRATURE
17. La guerre du toponyme était à venir ; voir la note 5. N˚ 165 – MARS 2012
 IMAGES DE SOI

s’accorde en effet à cette interprétation. Pendant le cours de la bataille,


Fabrice est encore assez enfant pour toucher le sentiment maternel de la
cantinière qui le sauve de plusieurs mauvais pas, mais les dames
flamandes qui le recueilleront blessé s’attendriront des malheurs du jeune
guerrier ; c’est qu’il est devenu adulte dans le temps de l’épreuve. Partant
du principe que les hommes et les actes se divisent en bons et mauvais,
Fabrice en rabattra, découvrant que, lorsque la survie est en jeu, rien ni
personne ne peut passer pour absolument bon ou absolument mauvais, et
le bravache qu’il était finira par déguerpir comme les autres. La faillite
des idées chevaleresques signale, mieux que des exploits qu’il n’a pas
accomplis, son entrée dans l’âge adulte. Le thème de l’apprentissage tra-
verse donc les chapitres II-V, mais c’est un tout autre principe, moins
coloré de psychologie, et ignoré de la critique à ce qu’il semble, que nous

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allons mettre à l’épreuve sur eux. Au lieu du roman goethéen, le précé-
dent littéraire sera pour nous le conte philosophique voltairien, et s’il fal-
lait justifier la référence par la biographie, nous rappellerions que
Stendhal a proclamé son admiration pour le XVIIIe siècle plus volontiers
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que sa dette à l’égard du romantisme18.


Suivant le dictionnaire, une bataille se définit comme un combat
général ou collectif. L’étymologie des deux substantifs les rapproche,
mais le premier indique la pluralité d’individus, alors que le second
couvre plus largement, ce qui autorise à parler de combat singulier. Il faut
ajouter que la pluralité des individus se rencontre des différents côtés : un
lynchage ne compte pas comme un exemple de bataille. Les dictionnaires
disent aussi parfois que la bataille est un combat d’armées, ce qui, pour le
coup, détermine trop l’usage ; on l’expliquera mieux en disant qu’elle est
un combat entre des groupes identifiés comme tels et organisés pour se
nuire. Par ailleurs, le langage ordinaire distingue la bataille et la cam-
pagne même s’il ne le fait pas à la manière technique de Clausewitz. Au
sens coutumier, une bataille est une partie délimitée d’une campagne, cir-
conscrite par le lieu et le moment – celle de Waterloo, par exemple, s’est
déroulée entre la colline du Mont-Saint-Jean et les fermes environnantes,
le 18 juin 1815, depuis 11 h 30 jusqu’au coucher du soleil.
L’expérience de Fabrice confirme-t-elle ces précisions sémantiques ?
Rappelons brièvement les vicissitudes par lesquelles va passer le héros.
Dans un habit de hussard qu’il a emprunté, il se laisse amener par une
cantinière vers un autre corps que celui auquel il est supposé appartenir,
croise une troupe à cheval mené par un général qui s’avérera être Ney,
la suit en divaguant, passe devant l’empereur qu’il ne reconnaît pas, et
l’escorte de Ney devenant celle d’un autre général, il se trouve le suivre
sans l’avoir voulu. Dépossédé de son cheval, il reprend ses divagations,
98 18. La Vie de Henry Brulard et le Journal témoignent d’un attachement aux maîtres du
LITTÉRATURE XVIIIe siècle que le premier texte fait remonter à l’influence du grand-père Gagnon ; voir les
N˚ 165 – MARS 2012 Œuvres intimes réunies par Martineau dans la Pléiade.
WATERLOO OU LA PLURALITÉ DES INTERPRÉTATIONS 

cette fois comme fantassin, en suivant un groupe auquel il réussit à


s’intégrer ; c’est ainsi qu’il participe à la retraite, qui est une vraie
débandade. Happé par un officier, il reçoit l’ordre d’empêcher les sol-
dats de fuir et risque sa vie dans cette mission. Blessé par des hommes
de son camp, il fuit à son tour dans une direction prise au hasard.
La définition précédente de la bataille est malmenée par la
séquence. Les hommes ne forment bloc, ni d’un côté, ni surtout de
l’autre, l’ennemi étant le plus souvent hors d’atteinte et même invisible.
Fabrice n’apercevra que de petites troupes, à la composition instable, qui
s’affrontent brièvement avant de suivre leur chemin. L’organisation des
groupes qui est propre à la bataille fait ainsi défaut, et l’idée plus vague
de combat n’est pas même tout à fait pertinente, car elle ne s’accorde

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pas à l’agitation sans but qui règne. Fabrice en fait justement la
remarque :
Mais réellement, pendant toute la journée, je ne me suis pas battu, j’ai seule-
ment escorté un général – Il faut que je me batte, dit-il à la cantinière (p. 104).
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Quant à la détermination spatio-temporelle des faits, elle est tout


autant prise en défaut. Pour avoir rencontré Ney, Fabrice a bien dû se
trouver au centre du champ de bataille, et pourtant, le récit n’assigne aux
lieux qu’il parcourt ni centre, ni périphérie. Le découpage n’est pas plus
facile à rétablir dans la durée : rien n’est apparu des offensives qui se suc-
cédèrent du matin jusqu’au soir, ni du tournant constitué par l’interven-
tion prussienne. La retraite est la seule scansion manifeste de la journée,
mais Fabrice n’en prendra conscience qu’une fois pris dans le flot, et il ne
pourra pas mieux dire quand elle s’achève.
Un concept hétérodoxe de la bataille se dégage du récit : des mou-
vements individuels ou en petits groupes, qui se produisent en réaction
les uns aux autres avec une intensité variable et des directions diffé-
rentes, sans jamais obéir à des raisons manifestes et, en particulier, sans
que les intentions hostiles soient patentes. Des déplacements qui sont
aussi erratiques ne mettent pas les hommes à part des animaux et des
projectiles qui abondent sur le terrain. Fabrice le dit à nouveau très
bien :
Ce sont comme des moutons qui se sauvent, dit Fabrice au caporal d’un air
naïf.
– Veux-tu bien te taire, blanc-bec ! dit le caporal indigné ; et les trois soldats
qui composaient toute son armée avec Fabrice regardèrent celui-ci comme
s’il avait blasphémé (p. 109).

L’échange illustre la technique stendhalienne de décalage sémantique, 99


mise en œuvre tout au long du passage. Après Voltaire et Montesquieu, qui
LITTÉRATURE
s’abritaient derrière Hurons ou Persans, mais en dissimulant mieux son N˚ 165 – MARS 2012
 IMAGES DE SOI

ironie, Stendhal exploite la présence d’un naïf dans des circonstances


connues et supposées comprises pour en démonter la rassurante certitude.
Suivant le modèle goethéen des Lehrjahre, il est de plain-pied avec son
lecteur, qui est comme lui-même plus accompli que son personnage ; mais
suivant le modèle du conte philosophique, il est complice du personnage
contre les stéréotypes du lecteur. La différence avec Voltaire et
Montesquieu vient de ce qu’il n’ébranle pas tant des vérités que des
significations figées en évidences. Il n’a pas de thèse substantielle à
défendre, et sans doute accepte-t-il bien des opinions communes sur la
bataille de Waterloo (et quelques-unes transparaissent d’ailleurs dans La
Chartreuse, par exemple qu’elle eut pour effet de consolider la réaction
en Europe). C’est que l’esprit critique, chez lui, porte sur tout autre

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chose que la vérité ou la fausseté d’une affirmation particulière ; il vise
le sens ordinaire des mots.
Dans son détail narratif, le texte accentue le démontage. Même s’ils
sont aléatoires, des mouvements d’entités invariables supposent encore de
l’objectivité – ce sont les mêmes choses qui se déplacent. Or dans La
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Chartreuse, cette représentation disparaît quelquefois derrière l’évidence


antérieure des couleurs et des sons. Il est ainsi question de « fumée
blanche » (p. 87), de « lignes fort étendues d’hommes rouges (qui) sem-
blaient tout petits, pas plus hautes que des haies » (p. 96), d’un bruit de
cuirasse frappée (p. 100), et des grondements divers, tantôt dissociés,
tantôt réunis dans une sorte de basse continue (p. 90). Intentionnellement,
Stendhal ne parle pas aussitôt du canon et des coups de fusil, des uni-
formes anglais, du corps à corps des cavaliers ; ces précisions objecti-
vantes surviendront ensuite, apportées à Fabrice par ses interlocuteurs.
Dans ces moments du récit, le lecteur est attiré vers une phénoménologie
de la bataille. Certes, pour voir et sentir comme Fabrice, un observateur
plus averti devrait suspendre volontairement le sens reçu des choses, alors
que le héros n’a pas besoin de s’imposer d’efforts ; mais on peut juste-
ment lire son expérience comme un substitut imaginaire à l’époché
husserlienne19.
La mise en cause du sens commun est si évidente qu’on y ferait
volontiers tenir toute l’intention de Stendhal. Mais de même que Montesquieu
et Voltaire ne condamnaient pas toujours ce dont ils se moquaient par
Persan ou Huron interposé, de même celui-ci ne veut pas imposer absolu-
ment les pensées de son naïf, et il s’en tient à un stade de moquerie inter-
médiaire. On peut lire de différentes manières la phrase-clef : « Il n’était
resté enfant que sur un point : ce qu’il avait vu, était-ce une bataille ? Et
19. Merleau-Ponty (1945, p. 416-417) ne tente pas ce rapprochement dans le bref passage
100 qu’il consacre à Waterloo vu par Fabrice. Il souligne la difficulté à traiter du social comme
d’un objet (« en troisième personne ») et représente alors le héros comme s’il échouait dans
LITTÉRATURE une tentative de ce genre ; c’est manquer la dénivellation sémantique entre celui-ci et
N˚ 165 – MARS 2012 l’observateur ordinaire qui fait l’objet de la présente analyse.
WATERLOO OU LA PLURALITÉ DES INTERPRÉTATIONS 

en second lieu, cette bataille était-elle Waterloo ? » Au-delà d’un doute


résiduel, elle peut signifier que Fabrice a participé à une bataille, au sens
le plus convenu, et de fait, à cet événement illustre qu’on désigne comme
la bataille de Waterloo. Les significations ordinaires s’appliqueraient-elles
malgré tout ?
En relisant le texte avec cette nouvelle grille, on perçoit que les dif-
férends sémantiques entre Fabrice et ses interlocuteurs ne tournent jamais
à leur désavantage, mais au sien. Le naïf rend correctement ce qu’il per-
çoit, mais rien de plus que cela, car il ne sait pas lui donner de sens ou se
méprend sur le sens approprié. C’est la cantinière qui lui enseigne ce que
veut dire l’étrange fumée blanche et elle lui fait connaître au passage la
distinction vitale des amis et des ennemis :

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Cette fumée blanche, que tu vois là-bas par-dessus la haie, ce sont des feux
de peloton, mon petit. Ainsi, prépare-toi à avoir une fameuse venette, quand
tu vas entendre siffler les balles (p. 87).

Plus tard, Fabrice se croit attaqué par quatre hommes au galop. Il


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s’agissait seulement d’estafettes de son camp (p. 97), ce qui montre qu’il
ne maîtrise toujours pas la différence des deux côtés. Quand tout vacille à
la fin, des soldats se mettent à courir « dans une confusion qui surprit fort
notre héros ; il trouva qu’ils avaient l’air penaud » (p. 104). Stendhal a dû
vouloir que l’adjectif paraisse étrange : « penaud » se dirait d’un individu
qui subit une déconvenue de moyenne importance, mais non pas d’une
foule entière qui se débat pour sa survie. La phrase est encore à mi-
chemin des discours direct et indirect, et il ne faut pas la solliciter beau-
coup pour attribuer à Fabrice le faux-sens qu’elle contient. Une fois de
plus, c’est à son mentor, la cantinière, que le héros doit de comprendre
que la retraite a commencé. Même après cette illumination, il manque en
partie le sentiment qui règne, c’est-à-dire la déception aggravée de peur
que le mot « penaud » – Stendhal n’y revient pas – exprimait bizarrement.
Ainsi, la candeur de Fabrice est toujours insoutenable, elle le met
chaque fois en péril, et le bon jugement est toujours du côté de ses
interlocuteurs. Il y a plusieurs explications possibles au fait inattendu
que Stendhal résolve au profit du sens commun le décalage séman-
tique d’abord favorable au naïf. La plus simple voudrait que Stendhal
se satisfasse au fond du concept ordinaire de bataille, avec ses pro-
priétés admises, la division des masses en deux camps, les limites de
temps et d’espace, les phases caractéristiques d’attaque, de suspension
et de retraite. Stendhal ne douterait pas non plus de l’identité de l’événe-
ment Waterloo avec sa position familière dans l’histoire. S’il n’accentue
pas outre mesure le retour au réel, c’est qu’il était plus agréable de flotter 101
en dehors avec l’aimable Fabrice. Une autre explication, de nature
LITTÉRATURE
plus subtile, est que Stendhal veut jeter durablement le doute sur les N˚ 165 – MARS 2012
 IMAGES DE SOI

idées communes, mais qu’il doit trouver un procédé pour communi-


quer avec des lecteurs qui, justement, partagent ces idées. La résolu-
tion servirait à leur faire sentir où réside le décalage en le rendant plus
intense par le moyen d’un contraste forcé. Cette nouvelle hypothèse
renvoie à une considération générale de théorie sémantique.
En suivant Frege, celle-ci a mis en évidence la distinction de la
référence et de la signification, c’est-à-dire de la chose désignée et de
son mode de présentation. Il est conforme à cette distinction que des
significations multiples s’appliquent à une même référence, mais aussi
bien que celle-ci ne se donne jamais comme telle, et cette propriété,
sur laquelle on insiste d’habitude moins que sur l’autre, implique un
traitement inégal des significations. L’une d’entre elles doit se figer

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pour fonctionner comme désignation ; l’attribution des autres au
même objet devient alors évidente, à supposer qu’elles communiquent
suffisamment avec celle qui est ainsi mise à part. Si l’on reconnaît que
l’étoile du soir et l’étoile du matin sont des contenus de pensée diffé-
rents à propos du même corps céleste, c’est qu’on se représente le
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corps en question à l’aide d’une autre pensée encore, celle de la


planète Vénus, et qu’on sait alors faire le lien entre les trois. La
Chartreuse illustre à sa façon le processus : en signifiant les canons,
les fusils, les soldats ennemis, la cantinière désigne les objets du
monde auxquels nous, lecteurs, allons rapporter celles des pensées de
Fabrice qui diffèrent des siennes. L’exemple révèle à la fois que toutes
les significations se valent, puisqu’elles ne sont que des modes de pré-
sentation des choses, et qu’elles ne se valent pas également, puisque
l’une d’entre elles fournit la voie d’accès aux choses, dont les autres
seraient détachées si elle ne remplissait pas ce rôle. Telle est la leçon
frégéenne du passage, mais elle est problématique à déchiffrer, parce
qu’il comporte seulement deux termes à comparer – face aux signifi-
cations de Fabrice, qui sont comme l’étoile du soir, celles de la
cantinière sont tantôt comme l’étoile du matin, c’est-à-dire d’autres
significations mises sur le même plan, et tantôt comme Vénus, c’est-
à-dire des significations privilégiées qui rendent l’ensemble intelli-
gible. Pour contester efficacement les idées de l’humanité ordinaire,
Stendhal devait aussi les approuver, d’où résulte l’ambivalence mise
au jour.
Entre les deux lectures – le retour pleinement assumé au bon
sens ou la concession nécessitée par le traitement sémantique – le
genre romanesque ne contraint pas à choisir. Stendhal sous-entend
parfois, ce qui est une autre idée encore, que les concepts de la canti-
102 nière l’emportent sur ceux de Fabrice parce qu’ils servent à coor-
donner les acteurs et à préserver leurs intérêts dans les situations
LITTÉRATURE
N˚ 165 – MARS 2012 critiques. La perception commune de la retraite, par exemple, synchro-
WATERLOO OU LA PLURALITÉ DES INTERPRÉTATIONS 

nise les mouvements de fuite qui peuvent garantir la survie. Mais le


sous-entendu bien compris pourrait être que ces concepts n’ont juste-
ment qu’une valeur utilitaire et subjective. Le sens intime des choses
se révèle mieux si on les écarte. On rejoindrait ainsi par une autre voie
la critique des significations communes.

ÉBAUCHE PHILOSOPHIQUE SUR L’INTERPRÉTATION


ET LA PLURALITÉ INTERPRÉTATIVE

Définir ce qu’est une interprétation peut sembler présomptueux,


alors que les philosophes du courant herméneutique – ainsi Gadamer et
Ricœur – se sont bien gardés de le faire. Mais nous ne sommes pas lié par

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leur thèse implicite – omniprésente, l’interprétation devrait se substituer à
la définition y compris pour dire ce qu’elle est elle-même – et pouvons
donc nous risquer plus facilement qu’ils ne le feraient. Une interprétation
sera pour nous toute action coordonnée sur un ensemble de choses pour
leur attribuer des significations, en prenant ces choses comme des signes
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même si elles n’en sont pas et en rendant plus claires, plus déterminées
ou plus manifestes les significations qui s’y rencontreraient déjà. Confor-
mément à la dualité lexicale familière, le mot voudra dire aussi le résultat
d’une telle action. Ainsi, le concept aurait pour registre sémantique celui
de la signification plutôt que d’autres catégories relationnelles comme la
référence et la vérité. Souligner ce rattachement, c’est déjà prendre une
option qu’il faut justifier.
Quand le président reçoit un groupe en audience, qu’il demande
à son chef de protocole « Lequel est M. Durand ? » et qu’il s’entend
murmurer « Celui qui est à droite », on ne dira pas que le chef du
protocole interprète l’expression « M. Durand » ou qu’il aide le prési-
dent à l’interpréter. Des cas de désignation aussi francs échappent
indiscutablement au concept, et par extensions successives, ils justifie-
raient d’exclure les cas plus subtils dans lesquels on se sert d’une
expression à titre principalement, mais non exclusivement, référentiel.
Il est vrai qu’en logique et en linguistique formelle, le mot « interpré-
tation » couvre des attributions purement référentielles, et qu’en philo-
sophie du langage, il sert à chapeauter l’activité sémantique générale,
qu’elle soit référentielle ou significative. Mais le mot figure alors dans
une définition stipulative et l’on peut tenir à l’écart de tels emplois
techniques.
Il est plus difficile de cerner le rapport des interprétations à la vérité.
Manifestement, le vrai et faux s’appliquent au travail du philologue qui
authentifie un manuscrit, du clinicien qui diagnostique une maladie, de 103
l’historien qui retrace un événement. Ainsi, quoique ce ne soit pas le cas
LITTÉRATURE
de toutes, beaucoup d’interprétations peuvent recevoir des valeurs de N˚ 165 – MARS 2012
 IMAGES DE SOI

vérité. Bien plus, quand celles-ci interviennent, elles règlent non seule-
ment le jugement extérieur, favorable ou défavorable, sur l’activité inter-
prétative, mais la direction de cette activité même : chacune des trois
spécialités précédentes comporte des règles coutumières – le recollement
des textes, le contrôle du diagnostic, la vérification des sources – qui ont
pour sens obvie de faciliter l’expression de la vérité. Mais pour autant,
celle-ci n’est pas inhérente à l’interprétation comme elle l’est à d’autres
activités cognitives qui en sembleraient proches. Suivant les philosophes
des sciences, Hempel notamment, si un savant produit une explication et
qu’elle s’avère fausse, on doit conclure qu’il n’a rien expliqué du tout ; en
revanche, si le manuscrit authentifié par le philologue se révèle être un
faux, on ne cessera pas de dire qu’il l’a interprété. Le contraste provient
de ce que la découverte du vrai entre dans l’interprétation comme un pro-

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duit éventuel, mais non pas comme un but constitutif. Elle ne vise que le
surcroît de signification, les vérités survenant comme des résultats supplé-
mentaires et facultatifs de l’action elle-même.
Si proches qu’ils soient, les deux concepts d’interprétation et de
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signification ne peuvent être confondus, puisque l’une consiste à attribuer


l’autre et qu’une action n’est pas identique à l’objet qu’elle modifie.
Quand l’une veut dire le résultat et non pas l’activité, sa différence avec
l’autre s’estompe, mais on la rétablit en remontant vers l’origine. C’est
une chose pour un signe que de bénéficier d’une signification, c’en est
une autre que de l’avoir reçue d’un interprète. Le rôle de celui-ci est fon-
damental et rattache l’interprétation à la pragmatique plutôt qu’à la
sémantique, où réside justement la signification.
L’activité de l’interprète a pour trait général de tendre à une révéla-
tion. Elle se justifie par l’obscurité, l’équivocité ou l’inaptitude expressive
qu’il constate ou suppose dans le matériau significatif de départ, et elle se
manifeste alors par un différentiel correspondant : soit plus de clarté, soit
plus d’univocité, soit plus d’explicitation. S’il n’y avait un déficit de sens
au départ, l’interprétation n’aurait pas lieu d’être ; cependant, sa méthode
revient à montrer que le sens requis affleurait dans le matériau et qu’il
demandait seulement à être découvert. Ce qui vaut pour la première étape
vaut pour les suivantes : l’interprète qui ne se tient pas pour satisfait de
son résultat peut le reprendre comme s’il s’agissait d’un nouveau maté-
riau, et ainsi de suite sans qu’il y ait de terme naturel à son travail, tou-
jours orienté dans la même direction. Grand modèle de l’interprétation qui
est lui-même surinterprété, l’exégèse biblique illustre ces différents effets
simultanément. Les interprétations chrétiennes de l’Ancien Testament
visent à y découvrir l’anticipation imparfaite de la venue du Christ au
104 monde, telle que le Nouveau Testament la fait connaître. On retrouve,
dans cette application particulière, l’obscurité motivante du point de
LITTÉRATURE
N˚ 165 – MARS 2012 départ, l’équivocité des signes qui s’y rencontrent déjà, le cheminement
WATERLOO OU LA PLURALITÉ DES INTERPRÉTATIONS 

de l’implicite vers l’explicite. Des exemples pareillement soutenus sont


rares dans l’histoire de l’activité interprétative, ce qui justifie que de nom-
breux philosophes, hors même de la tradition chrétienne, lui confèrent une
valeur canonique. Mais tout ce que le langage courant désigne comme
interprétation révèle, quoique de manière diffuse, certains des caractères
qui précèdent au moins.
Nous ajoutons, ce qui semblera plus discutable, que l’action de
l’interprète est coordonnée sur un ensemble de choses. Certes, il arrive
qu’on parle d’interprétation pour des jugements ponctuels : « J’inter-
prète le geste de X comme hostile », « Ce panneau routier s’interprète
comme l’annonce d’un contrôle de vitesse ». Mais le jugement en ques-
tion n’est porté que parce que d’autres le sont aussi : je comprends X

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grâce aux clichés sociaux de l’hostilité, et l’automobiliste ne comprend
le panneau que parce qu’il s’est entraîné aux conventions graphiques du
genre. Une fois reconstruits, ces contre-exemples manifestent chez
l’interprète une activité globale en deux sens distincts. D’une part, en
droit sinon en fait, il s’occupe d’un ensemble de choses prises comme
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signes, ensemble qui n’est ni accidentel, ni instable ; c’est une totalité


qui se tient, un complexe. D’autre part, l’action par laquelle il rend
significatif un élément donné s’accorde avec des actions semblables
effectuées sur les autres éléments, ce qui rend son activité organique et
cohérente. Complexité du matériau, cohérence de la transformation – on
retrouve là deux caractères que beaucoup d’interprétations manifestent
empiriquement. Nous faisons le pas de les intégrer au concept lui-même
et donc d’analyser les cas problématiques en restituant des liaisons
omises.
Après ces généralités inégalement prudentes, il reste à mettre en
place l’idée corrélative de pluralité des interprétations. Elle flotte entre
plusieurs formes de diversité, celle des choses sur lesquelles porte l’acti-
vité de l’interprète, celle des moyens d’expression qu’il adopte, et celle,
enfin, des partis pris de signification auxquels il s’arrête. À suivre l’usage
actuel, il ne semble pas que la pluralité, au sens des choses considérées,
doive rencontrer de limites. Le mot « interprétation », depuis le courant
du XIXe siècle, a circulé partout, en s’appliquant à des catégories de plus
en plus nombreuses. L’acception première ne concernait que les textes et,
en fait, les textes sacrés, mais aujourd’hui, on ne s’étonne plus d’entendre
dire – ce qui gênerait encore Littré – que le clinicien interprète des symp-
tômes et l’historien des événements. La taxinomie des objets reste à faire,
mais quelque forme qu’elle prenne, elle sera traversée par la distinction,
elle aussi perturbatrice du sens originel, entre ceux qui sont, ou qui
comportent, des signes par convention générale, et ceux que l’interprète 105
constitue lui-même en signes. Le traducteur et l’historien typifient la
LITTÉRATURE
distinction : le premier n’est pas censé ajouter de mots à ce qu’il lit ou N˚ 165 – MARS 2012
 IMAGES DE SOI

entend, alors que le second n’est pas tenu à l’avance par la liste de ce qui
est significatif. La pluie torrentielle du matin du 18 juin n’aurait pas
compté si Napoléon avait pu sans inconvénient retarder sa bataille contre
Wellington. À chaque pas, l’historien rencontre des faits qu’il mentionne
seulement s’ils lui semblent apporter de la signification, et il n’y a que le
sens commun qui restreigne sa latitude de choix.
On ne s’étonne pas non plus d’entendre parler d’interprétations à
propos des moyens expressifs les plus divers. Sous cet angle aussi, la
tendance à l’élargissement est constante, et elle s’est traduite par des
néologismes qui ont cessé depuis longtemps de choquer20. L’acception
d’origine dans l’exégèse n’est plus aujourd’hui qu’une parmi d’autres,
n’en déplaise à la philosophie herméneutique, et il faut donc revoir le pri-

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vilège traditionnel de l’écrit en le confrontant à la parole et aux procédés
non linguistiques, représentatifs ou non, que sont l’imagerie, la plastique,
la gestuelle, la composition musicale – ce que l’exemple de Waterloo
illustre à nouveau très bien. Mais la pluralité qui importe le plus est celle
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des partis pris de signification, et pour l’apprécier au plus juste, il faut éli-
miner les deux sources précédentes de variation. Soit, donc, un objet
d’étude, l’événement historique Waterloo, et un moyen expressif, l’écrit.
Dans le cadre ainsi fixé, d’innombrables interprétations coexistent : dira-
t-on qu’elles forment une diversité entièrement amorphe, ce qui est une
thèse sceptique, qu’elles s’opposent les unes aux autres chacune avec sa
valeur, ce qui est une thèse relativiste, déjà plus informative que l’autre,
ou qu’elles supportent les comparaisons entre elles, ce qui est une thèse
rationaliste, la plus coupante de toutes ?
Les interprétations communes d’un événement historique se laissent
reconstruire comme des choix emboîtés de l’interprète : en premier lieu, il
favorise aux dépens du reste les actions humaines, en second lieu, il ne
considère que les acteurs représentatifs, en troisième lieu, il se limite à des
actions elles-mêmes représentatives de la part de ces individus privilégiés.
Personnages et actions sont tantôt réels, tantôt imaginés, Clausewitz et
Stendhal s’opposent évidemment par là, mais au-delà de cette distinction
élémentaire, tous deux suivent le schématisme qui vient d’être indiqué.
Cette étape franchie, l’interprète recherche en l’acteur les intentions direc-
trices de l’action, et là réside son choix technique le plus déterminant. S’il
est vrai qu’il honore le concept général d’interprétation, il le spécialise
aussi, et même très étroitement, car il s’empêche de considérer des signi-
fications extérieures ; il faudra qu’elles procèdent des individus eux-
mêmes et qu’elles aient dirigé leurs actions, bien qu’en agissant peut-être
aux limites de leur conscience. À propos des œuvres d’art, certaines
106 conceptions esthétiques permettent, et d’autres interdisent, à l’interprète
LITTÉRATURE 20. Littré signalait comme un emploi récent l’interprétation, au sens de l’exécution, d’un
N˚ 165 – MARS 2012 morceau de musique ou d’une pièce de théâtre.
WATERLOO OU LA PLURALITÉ DES INTERPRÉTATIONS 

de s’abstraire des intentions poursuivies par l’auteur. Un problème iden-


tique se pose, mutatis mutandis, à propos des actions constitutives de
l’événement et il reçoit alors une réponse automatique en faveur de
l’intentionnalisme dans sa version la plus simple21.
On rencontre souvent la thèse que l’analyse rationnelle serait le
canon exclusif de l’interprétation en matière d’actions humaines, mais
elle nous paraît erronée à l’un des titres suivants. Ou bien elle ignore la
distinction entre deux types de comportements finalisés, l’intentionnel et
le rationnel, et elle appauvrit le registre interprétatif en excluant de traiter
une action comme irrationnelle22. Ou bien elle accepte cette distinction au
plan théorique, mais suppose qu’il est toujours possible d’aller au-delà
des intentions perçues en identifiant, plus fortement, des raisons, ce qui

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revient à pécher par excès d’optimisme. Dans leur plus grande emprise,
les interprétations qui nous occupent sont du type intentionnel, et ce n’est
que dans certains cas qu’elles peuvent articuler la téléologie de l’action
jusqu’au point de faire surgir des raisons.
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Le récit, historique ou de fiction, est le procédé archétypique des


interprètes quand ils s’occupent d’actions humaines et donc d’événements
historiques. Comme les chapitres narratifs de Clausewitz l’illustrent bien,
l’efficacité du genre suppose qu’il restreigne ses enchaînements aux
séquences temporelles, la causalité venant alors de surcroît. Une rupture
de la séquence passe à bon droit pour une digression, et si elle se prolonge
ou se répète, elle devient la marque sûre d’un récit manqué. On s’explique
ainsi que le narrateur se contente généralement de rapporter les intentions
– ou, quand cela se présente, les raisons – comme si elles étaient de
simples faits, à l’instar des actions elles-mêmes et de leurs conséquences
immédiates. Le procédé n’a lieu d’être que si le lecteur supplée ce qui
manque à l’aide du sens commun ; ainsi, l’économie de moyens si admirable
dans le récit a pour rançon la trivialité de ses contenus psychologiques.
Certes, le narrateur se fait plus explicite quand ces contenus s’enrichissent,
mais il ne peut aller très loin sans tomber dans la digression, qui est la
mort du genre. « Vers 18 heures, Napoléon ne croyait plus la victoire pos-
sible, et il voulut alors provoquer une défaite plus catastrophique encore
que celle que Wellington pouvait lui infliger ; c’est pourquoi il sacrifia le
corps qui lui était cher entre tous, la Vieille Garde, dans une offensive
condamnée par avance. » Une phrase semblable, sans être proprement
choquante, porte le récit aux limites de ses possibilités. Les motifs prêtés
à Napoléon débordent ici du sens commun ; ils appellent des preuves –
témoignages, documents, précédents – qui seraient étrangères au déroule-
ment temporel immédiat et briseraient la narration. Si Clausewitz jugeait
21. La philosophie analytique de l’art distingue des variantes de l’intentionnalisme (voir
Pouivet, 2007) qui n’auront donc pas d’équivalent ici.
107
22. L’irrationalité, qui n’est pas la non-rationalité, suppose encore l’intentionnalité ; voir LITTÉRATURE
Mongin (2007). N˚ 165 – MARS 2012
 IMAGES DE SOI

inévitable de composer des chapitres analytiques distincts, c’est qu’il


avait pleinement saisi combien sont fortes les exigences d’un récit bien
mené.
Les genres stylistiques de l’interprétation demanderaient à être
développés plus largement. Mais l’exemple du récit peut suffire à établir
qu’ils imposent d’une certaine façon leurs lois, ce qui a pour effet de
réduire à nouveau la pluralité interprétative. Nous avons d’abord mis en
évidence des restrictions conceptuelles à la recherche des significations :
un événement historique ne s’interprète qu’en exposant les intentions et
peut-être les raisons des acteurs. Nous venons maintenant de faire appa-
raître d’autres normes, plus strictement formelles : un interprète de
Waterloo qui, par tradition, adopte le récit n’a d’autre choix que d’en
suivre les règles, et un autre interprète qui, inspiré par Clausewitz,

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opterait pour un modèle de choix rationnel, tomberait sous des règles éga-
lement strictes23.
Cette analyse peut suffire à écarter la thèse sceptique, voulant que le
champ de l’interprétation soit amorphe. Mais il demeure la thèse relati-
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viste, suivant laquelle, une fois écartées les candidatures déviantes suivant
les normes précédentes, on ne pourrait pas départager celles qui restent.
Dans certains contextes pragmatiques, le mot d’interprétation, à lui seul,
fait naître une connotation de relativité. Que le locuteur veuille s’excuser
des opinions qu’il avance, ou bien dénigrer celles de l’interlocuteur, le
même cliché convient : « Ce n’est qu’une interprétation ». (L’évolution
lexicale se repère ici encore ; on peut douter que les classiques perce-
vaient le sous-entendu, eux qui réservaient pratiquement l’interprétation
aux Écritures.) Lorsque la vérité devient un critère de l’activité interpréta-
tive, comme en philologie, elle lui sert de garde-fou, mais ce n’est pas en
la brandissant comme étendard que le rationaliste se défendra le mieux.
Non seulement il ne pourra invoquer en sa faveur qu’un groupe limité
d’interprétations, mais le relativiste lui objectera qu’il n’apprécie pas
même bien ce sous-groupe, car on juge d’une interprétation en tant que
telle seulement à partir des significations qu’elle met au jour.
Le rationaliste qui relèverait ce défi ne peut espérer une victoire
complète. Il semble évident qu’on ne puisse comparer des significa-
tions et, par leur intermédiaire, des interprétations que suivant un
ordre partiel. Si elles se classent transitivement, c’est déjà beaucoup ;
au mieux, il y aura des hiérarchies locales, comme des chefferies,
entre lesquelles le rationaliste ne tentera pas d’invraisemblables
rapprochements. Avec ce propos modeste en tête, il peut envisager le
critère suivant, qui s’accorde avec notre définition liminaire des inter-
prétations. Une seule contrainte, véritablement, leur est imposée, qui
108 23. Narration and Knowledge par Danto (1985) reste une bonne source pour l’analyse du
LITTÉRATURE récit. La question du modèle, pour traiter de l’événement historique, a surgi plus récem-
N˚ 165 – MARS 2012 ment ; voir Grenier, Grignon et Menger (2001) et Mongin (2008).
WATERLOO OU LA PLURALITÉ DES INTERPRÉTATIONS 

est la cohérence dans les attributions sémantiques multiples. Il y a


moyen de remplir cette contrainte à des degrés d’excellence divers,
que traduira l’extension plus ou moins grande des objets pris en
compte : une interprétation du capitalisme seul vaudra moins qu’une
autre qui embrasse en outre le précapitalisme, à supposer que toutes
deux soient cohérentes. Séduisant, le critère est encore superficiel, car
les concepts qui définissent la couverture ne sont pas tous de nature exten-
sionnelle ; bien au contraire, certains tirent leur extension de choix signifi-
catifs antérieurs ; il en va ainsi, justement, des concepts de capitalisme et de
précapitalisme. La difficulté peut se mettre en scène en imaginant un dis-
ciple de Marx qui se targuerait de faire mieux qu’un disciple de Braudel au
motif qu’il peut traiter aussi du précapitalisme, dont celui-ci, prétend-il, ne

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s’occuperait pas. Une telle prétention ne serait pas tenable parce qu’elle
revient à fixer la distinction du capitalisme et de précapitalisme comme si
elle n’appartenait pas à la comparaison ; or chacun des interprètes a la
sienne propre. Selon Marx, le capitalisme avait une forme industrielle inhé-
rente, parce que celle-ci pouvait seule réaliser l’accumulation à grande
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échelle ; en revanche, Braudel admettait pour le capitalisme des formes


commerciales parce qu’il récusait la liaison analytique avec l’accumulation.
Sous des chefs différents, chacun des deux historiens peut traiter à la fois de
Manchester au XIXe siècle et de Florence au XVe siècle, et le critère de la
couverture ne les distingue plus. Comme le rationaliste est d’avance résigné
à l’ordre partiel, il ne trouvera peut-être pas gênant que deux interprétations
aussi bien considérées que celles de Marx et de Braudel restent incommen-
surables, mais le problème ressurgira avec des interprétations moindres,
car il résulte d’une considération sémantique générale, qui est la non-
extensionnalité des concepts sous-jacents au découpage.
Le critère de la capacité intégrative, que nous allons examiner main-
tenant, nous apparaît comme plus solide. Certaines significations entrent
avec d’autres dans un rapport naturel de compréhension. Soit le concept
de Vénus rapporté à ceux de l’étoile du matin et de l’étoile du soir :
l’apparence lumineuse dans le ciel, qui est celle d’une étoile, figure dans
le contenu partagé des trois concepts, tandis que la nature du corps
céleste, planète et non pas étoile, appartient au spécifique du premier seu-
lement. Par analogie, une interprétation peut se rapporter à une autre en
distinguant ce qu’elle a de commun avec elle, ce qu’elle en exclut et ce
qu’elle lui ajoute. Mais à la différence du rapport entre les significations,
qui est une propriété sémantique objective et qui se constate de l’exté-
rieur, celui des interprétations affecte le projet subjectif de l’interprète : la
capacité à s’intégrer une partie de l’autre est alors désirée, elle est aussi
consciente, et elle est même une des motivations les plus vigoureuses 109
du travail interprétatif. Depuis Nietzsche, on représente souvent les
LITTÉRATURE
interprétations – comme les valeurs – en guerre les unes contre les N˚ 165 – MARS 2012
 IMAGES DE SOI

autres ; ce qu’on oublie de dire est que le combat, s’il a lieu, prendra la
forme spéciale d’un enveloppement. Une interprétation l’emporte sur une
autre si elle reprend une partie de son contenu et fait comprendre pour-
quoi elle procède à la division de ce qu’elle garde et de ce qu’elle écarte ;
en revanche, si l’autre rend manifeste qu’elle ne se laisse pas morceler
ainsi, elle lui résiste avec succès.
Le critère de la capacité intégrative peut s’autoriser de la défini-
tion abstraite, car celle-ci confère une préexistence, réelle ou sup-
posée, aux significations que l’interprète produit : il est censé les
mettre au jour plutôt que les inventer. Et l’aspect différentiel, qui est
aussi tellement caractéristique de l’interprétation – plus de clarté,
d’univocité, d’explicitation, écrivions-nous – se trouve bien matéria-

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lisé lorsque les interprètes se succèdent, B reprenant à son compte le
matériau de A pour y révéler des significations que A n’avait pas su
découvrir ou pour en faire disparaître des significations que A n’aurait
pas dû y trouver. Pour certains philosophes, une telle situation est
même paradigmatique – il faudrait que des interprètes se succèdent
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pour qu’une interprétation quelconque se déploie, aucune inter-


prétation n’aurait de point de départ absolu, chacune serait déjà une
méta-interprétation. Nous n’en dirons pas tant ; il ne nous semble pas
exclu qu’une interprétation procède ex nihilo, comme il en va
lorsqu’un devin lit dans les entrailles des machinations divines qu’il
est seul à reconnaître ; alors, les significations ne préexistent à l’acti-
vité de l’interprète que parce qu’il veut bien le dire. Il nous suffit
d’affirmer que le critère de la capacité intégrative s’accorde avec la
définition précédente ; qui veut aller plus loin devrait la réviser pour
que ce concept y figure à titre nécessaire.
On peut détailler le nouveau critère en essayant de définir avec lui
ce qu’est une grande interprétation. Suivant une première analyse, on
demandera qu’elle parvienne à s’intégrer un certain nombre d’autres
interprétations, si possible déjà classifiées comme grandes. Suivant une
seconde, on demandera qu’elle sache résister aux tentatives d’intégration
lancées par d’autres, de préférence aussi des grandes. On retrouve à ce
point les deux définitions concevables en mathématiques – positive et
négative – d’un élément maximal, chaque fois que l’on considère un ordre
seulement partiel. C’est en effet la nature d’un tel ordre que de dualiser
les notions. Comment s’appliquent-elles donc aux interprétations de
Waterloo par Clausewitz et Stendhal ?
La Campagne englobe, en la perfectionnant, la défense de Ney
telle que Clausewitz pouvait la lire chez Gamot, et elle effectue un tra-
110 vail comparable, que nous n’avons pas exposé, sur la défense de
Grouchy telle qu’on la trouve dans ses Mémoires. De même, ce qui
LITTÉRATURE
N˚ 165 – MARS 2012 n’allait pas de soi, l’ouvrage relativise l’interprétation du Mémorial au
WATERLOO OU LA PLURALITÉ DES INTERPRÉTATIONS 

lieu de l’écarter. En substance, Clausewitz et Napoléon s’entendent sur


les actions qu’imposait la rationalité objective, ou rétrospective, et ils ne
s’affrontent que sur celles qu’exigeait la rationalité subjective, ou
située. Même restreinte, une base d’accord est nécessaire pour qu’une
interprétation s’oppose efficacement à l’autre, et Clausewitz fait com-
prendre l’une des deux formes du succès, qui est l’assimilation. Il
illustre généralement ce qu’est le rapport actif aux interprétations précé-
dentes, et si la sienne mérite d’être appelée grande, c’est donc en vertu
de la première notion, positive, de maximalité. La Chartreuse est tout à
l’opposé. À en croire l’une des lectures possibles, elle déploierait une
sémantique originale, irréductible à celle du sens commun et aux inter-
prétations qui la supposent dans la littérature édifiante, l’histoire
sérieuse, le témoignage direct. Mais si grand est le refus de la confron-

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tation chez Stendhal qu’il n’indique ni ne sous-entend ces interpréta-
tions communes que le lecteur pense tout naturellement à comparer avec
la sienne. Elle illustre donc l’autre forme du succès, qui est l’évitement,
et la relation passive aux prédécesseurs qui l’accompagne ; si l’interpré-
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tation doit être nommée grande, ce ne peut être qu’en vertu de la


seconde notion, négative, de maximalité. Ainsi, nos deux exemples
auront servi à dégager une nouvelle forme de polarité abstraite.
Une grande interprétation, suivant l’une ou l’autre idée, ne
devrait pas rester telle à jamais. Quand l’ordre partiel des comparai-
sons devient plus complet, ce qui est inévitable avec le passage du
temps, puisqu’il multiplie et le nombre d’interprétations et celui de
leurs échanges, un élément maximal – au sens positif ou négatif – peut
se voir déclassé. On le constatera plus facilement avec Clausewitz
qu’avec Stendhal, avec l’histoire qu’avec la littérature, mais l’idée qui
ressort, compatible avec définition abstraite du début, est que l’inter-
prétation ouvre un processus en droit indéfini, ce qui ne vaut pas pour
d’autres activités limitrophes comme, encore une fois, l’explication.
En faisant cette concession au relativisme, nous ne le validons
pas pour autant, car nous maintenons qu’il existe des hiérarchies, au
moins locales et temporaires, sous le désordre apparent de la pluralité
interprétative.

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LITTÉRATURE
N˚ 165 – MARS 2012

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