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LA FOLIE DE J.-J.

ROUSSEAU
Author(s): Henri Joly
Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 30 (JUILLET A DÉCEMBRE 1890), pp
. 42-67
Published by: Presses Universitaires de France
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LA FOLIE DE J.-J.ROUSSEAU

« A forced'écriresur Rousseau, dit quelque partSainte-Beuve,on


finitpar l'alambiquer terriblementet le mettre à la torture.»
M. Brunetièrea probablementvoulu simplifiercette critiquealam-
biquée, en nous donnantde la vie et des ouvragesde Rousseau une
formulebrève et intelligible.Dans un articlerécent1,il insistesur
la foliede ce grand homme : il insinue que cette maladie a éclaté
chez lui de bonne heure et Ta tourmentépresque toute sa vie. Il
ajoute qu'heureusement« son délire opérait dans le sens de son
talentou de son génie », mais qu'en retouron peut rendre« la qua-
lité de son génie solidaire de l'exaltation» d'où sa folie découla.
Ainsi, Rousseau a été fou,il ne l'a pas été seulementdans ses der-
niersjours, il Ta été dans tout le cours de son existence; mais son
génie et sa folie se sont accordés de tellesorte que ce que son ima-
ginationmalade rêvait d'impossibleet d'insensé,son génie l'embel-
lissait.... Cetteexplicationpathologiqueet littérairediminue-t-ellela
subtilitédont se plaignaitSainte-Beuveou l'aggrave-t-elle? C'est là
une question que plus d'un lecteurde la Revue des Deux Mondes
a dû se poser.
On en dira de même de certainsfragmentsd'une intéressante
publicationoù M. JohnGrand-Garteret nous montreRousseau jugé
par les Francais d'aujourd'hui*. Il y a des choses bien contradic-
toires dans ces jugements,il y a aussi des choses bien nouvelles.
Un médecin,par exemple prétendnous démontrerque Rousseau
n'a pas mis ses enfantsà l'hôpital,pour cette raison décisive qu'il
n'a jamais dû avoir d'enfants.Et pourquoi n'a-t-il pas dû avoir
d'enfants?Pour cette raison, décisive également,si elle est vraie,
qu'il étaitphysiquementhors d'étatd'en avoir. Ici le docteurlettré
use des privilègesde son titre.Il faitle diagnosticet le pronostic
des infirmités de Rousseau, d'après les symptômesdécritsdans les

i. Revuedes Deux Mondes,15janvier 1890.


2. Pans, Perner 1890, 1 vol. in-16.

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H. JOLY. - LA FOLIE DE J.-J. ROUSSEAU 43

Confessions.Il en déduit que Rousseau n'a pas tout dit, qu'il a dû


subir tels ou tels accidentset qu'en conséquence il a dû êtreinfé-
cond : s'il a prétendu qu'il avait mis cinq enfantsaux Enfants-
Trouvés,c'est qu'il a voulu fairecroireau public et à la postérité
qu'il avait eu cinq enfants,ou que les enfantsde ThérèseLe Vasseur
étaientde lui; il a mieux aimé chargersa mémoired'actes odieux
que de passer pour un impuissantou pour un mari trompé*. Voilà
la thèseduDr J.Roussel. Je ne puis la discuterici pointpar point.
Ceux qui, après avoir lu les textesdes Confessions,consulterontles
maîtresde la médecine,aurontvite acquis la convictionque ce sont
là des conjecturesarbitraireset toutà faitinvraisemblables.Jean-
Jacques a eu une maladie de vessie ou, plus exactement,une ma-
ladie de la prostate.Il avait de plus un vice de conformation peu
grave et qui, au dire d'un chirurgien,devait être compensé par
une immunitéprobable. Rien absolumentne donne à croirequ'une
cause sérieuse d'inféconditése soitjointe à ces misères
II y a bien assez de bizarreriesdans Rousseau. N'allonspas lui en
prêterd'autressans motifset compliquerà plaisirce qu'il a eu le
courage d'appeler lui-même « le labyrintheobscur et fangeuxde
ses Confessions». Revenons à l'hypothèsemalheureusementplus
sérieusede la folie.
Que Rousseau ait été fou dans les dernièresannées de sa vie,
c'est là l'opinioncommune: elle s'appuie sur des faitstrès sérieux.
Mais l'a-t-ilété beaucoup plus tôt qu'on ne le croit généralement?
L'intelligencequi a composéYÊmile,la NouvelleHéloïse et les Con-
fessionsétait-elleenvahiedéjà par le mal? Le génie et la folieont-
ils cohabité dans cette organisationsingulière? Ont-ils réagi l'un
sur l'autreet comment?Qu'un cerveau donton a abusé se détraque,
il n'y a là rien qui étonne. Mais que la maladie ait coïncidé avec
l'essor de la puissance créatrice,et que, tout en la troublant,ello
en ait exalté la vigueur,accru la fécondité,c'est-là ce qui décidé-
mentdemandeà êtreexaminéde plus près.

I
L'idée qu'on se fait de la folie change avec les progrès de la
1. Peut-être serait-ontentéde tirerargumentde cettephrasedes Confessions,
livreIer.« Ce n'estpas ce qui estcriminelqui coûtele plus à dire,c'est ce qui est
ridiculeet honteux.» On se seraitmêmeattenduà retrouver cet aveu dansle
roman médicaldu Dr J. Roussel.Mais en relisantle paragrapheentier des
Confessions,*on voit tout de suite que la penséede Jean-Jacques est celle-ci:
« Jeviens déjà d'avouerdes actes ridiculeset honteux;j'en avoueraiencore
d'autres,et dès maintenant, je suis sûr de moi et de ma véracité: nulleconfi-
dence,de quelque naturequ'ellesoit,ne me coûtera.»

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44 REVUE PHILOSOPHIQUE

science et avec les variationsdes théoriessoit philosophiques,soit


médicales. La science des aliénistes a d'abord été descriptiveet
psychologique: c'est dans le troubleapparentdes facultésordinaires
qu'elle cherchaitla caractéristiquede la folie.Ainsi,Leuretpréten-
dait voirdans le fouun homme qui se trompe...gravement;tandis
qu'Esquirol (précieusementcommentépar M. Brunetièredans le tra-
vail que nous venons de citer)y voyaitplutôtune sensibilitéexaltée.
Enfin,un autre médecin,fortrecommandableégalement, Marc, y
trouvaitde préférenceune lésion de la volonté.
Aprèsla description, vintla clinique. L'idée mise alors en lumière
futcelle-ci : ce n'est ni Tétrangeté,ni la fausseté,ni la monstruo-
sité même des idées, des sentiments,des actes, qui constituela
folie; c'est la manière dont tout cela est amené et enchaîné. Par
Tabus de ses ressources normales, par la déviation graduelle et
constamment voulue de ses facultés,un individupeut arriver,sans
être fou,à ces atrocitéssi connues de certainscriminels.C'est là
une voie qui est, pour ainsi dire,sans limites.Pour que cette dévia-
tion soit de l'aliénationproprementdite,il faut qu'elle soit due à
une cause spéciale, comme l'héréditéd'une anomalie, comme un
troublehallucinatoirerenouvelé,comme une altérationqui, au lieu
de provenirdes habitudes de l'individu,brise ses habitudeset, à
son insu, lui en impose de nouvelles.
Cette théorie classique appelait des recherches plus profondes
sur le siège de la folieet sur la nature des modifications qui la pro-
duisent.Ces recherchesse poursuivent.D'accord avec la clinique,
elles complètenttous les jours la démonstration de ces deux idées :
Io le fouest un hommequi, brusquementséparé de la société intel-
lectuellede ses semblables,coupé de son proprepassé et n'y trou-
vant plus aucune base d'opération,ne peut plus rectifieraucun de
ses mouvementsintellectuels: d'où un désaccordde plus en plus
completavec toutce qui l'entoure; 2° les impressionsqui l'assaillent
sontcausées en lui par un désordrephysique,par une lésion anato-
mique ou fonctionnelle: de là résulte pour lui un état nouveau
auquel non seulementsa volontéet sa puissance de réflexion,mais
son caractèremême,tel qu'il étaitavantla crise, demeureétranger.
Cela étant,il n'y a pas lieu de s'étonnersi le fou est en désaccord
avec lui-même,c'est-à-direavec tout ce qu'il avait pensé ou senti
jusque-là, en désaccordavec ses semblables(ne pouvantni sympa-
thiser,ni s'entendre,ni se concerteravec personne),en désaccord
enfinavec la nature même des choses (prenanttoutde travers,ne
voyantpas ce qui est et voyantce qui n'est pas).
Cette conception de la folieme paraît adoptée, depuis quelque

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tempsdéjà, par tous les hommescompétents: c'est celle de Moreau


(de Tours),de Lasègue,de Falret,de Dagonet,de Magnan;c'est aussi
celle de Tayloret de Maudsley.« Le premiersymptômede la folie,
ditMaudsley,consisteordinairement en une perversionde la manière
de sentirqui produitun changementou une aliénationdu caractère
et de la conduite.» M. Brunetièrecite ce texte qui lui paraîtfaire
dépendrela folied'un état de la sensibilité; mais il comprend le
mot de perversiondans son sens vague de bizarrerie native et
habituelle,il ne faitpas attentionau mot de cechangement», qui
le commenteet lui donne toute sa valeur théorique.Taylor dit au
resteavec plus de clarté... : « Le grandtraitde la folieest un change-
ment de caractère.D'un homme au tempéramentviolent on peut
prouverqu'il a toujoursété le même; mais un hommefrappéd'alié-
nation mentale diffèrede ce quii a été antérieurement. » Même
formuledans Lasègue : « Du jour où la folieprépare son invasion,
alors mêmequ'elle se déclare par des prodromesplutôtque par des
faits,l'individuqu'elle menace ajoute à son caractèreun caractère
emprunté.»
Est-ce donc, dira-t-on,qu'on ne peut naîtreavec des organeset
une sensibilitéqui vous séparent du reste des hommes?Si. Mais
un individuqui naîLtel a toutesles chances possibles d'être idiot et
de le rester.Il ne romptpas avec la communautédes intelligences,
puisqu'il n'a jamais pu en fairepartie : il ne romptpointavec son
proprepassé, puisqu'il n'a jamais été en état de s'en faireun.
Il fautespérerqu'on ne nous mettrapas en demeure de prouver
que Rousseau était autre chose qu'un imbécile. Reste donc qu'il
soit devenufou. Or nous ne pouvons pas faire son autopsie : nous
ne pouvons donc ni affirmerni nier qu'il soit survenudans son
système nerveux une anomalie grave. Son existence du moins
ofFre-t-elle des signes certains de ce changementdont parlent
Maudsley,Taylor,Lasègue? Est-ilprouvéqu'il soit devenu étranger
aux hommes qui l'entouraient,étrangerà lui-même,étrangerà la
naturedes choses? Telles sontles questionsà se poser.

II

« La sensibilitéde Rousseau, voilà ce qui le sépare des Français


du xvmesiècle : voilà le secretde sa puissance et l'origineaussi de
sa folie». Ainsi s'exprimeM. Brunetièrequi ajoute : la plupartdes
contemporainsde Rousseau n'étaient-ils pas les plus secs des
hommes,les plus portésà l'ironie?Témoins: Fontenelle,Marivaux,
Montesquieu,Voltaire,d'Alembert,Grimmet tant d'autres. Le cri-
4 Vol. 30

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tique ne faitexceptionque pour un seul contemporain,pour l'au-


teurde Manon Lescaut.
Cet isolementrétrospectifauquel on condamnela sensibilitéde
Jean-Jacquesest vraiment excessif. Parmi les personnages bien
connus de ce siècle agité, nous en trouvons,ce semble, plus d'un
qui sentaitvivementet qui sentaità la manièremême de Rousseau.
Cet abandon voluptueux à la nature,cette complaisancepour les
mouvementspassionnés,cette préférencepartout donnée au cœur
sur la raison,ne les retrouve-t-on que dans l'auteur de la Nouvelle
Héloïsel Est-ce qu'en face de Mme du Deffantqui représentait
l'espritsec, ennuyé,sceptique,détestantla vie, Mlle de Lespinasse
ne personnifiait pas la passion dévorante?La rupturede ces deux
femmes« fitéclat et partageala sociétéen deux camps », dit Sainte-
Beuve. N'est-ce point là l'image du xvm° siècle en raccourci?Dans
l'un de ces deux camps, Rousseau était bafoué; mais dans l'autre,il
passait à l'état de demi-dieu.Par ses peinturesenivrantes,il flattait
les instinctsde ce second monde;par ses audacieuses théories,il en
justifiaitles préférences;par tout l'ensemble de son œuvre, il en
embellissaitl'idéal jusque-là vaguement entrevu.Faisait-on partie
du premiercamp, Ton devenaitpresque aussitôtsuspect à l'ombra-
geux philosophe et on le regardaitlui-mêmecomme un sauvage.
Était-ondu second, l'on avait chance de l'apprivoiser.
S'il futtrès sensible,il ne laissa pas que de rencontrerquelques
femmesqui le furentautantque lui et le lui prouvèrent.Parmi les
hommesdo lettresses rivaux,il en est un dontil regrettasouvent
l'hostilité,ce fut Diderot. C'est que Diderot,qui rassemblaiten
lui tant de contraires,avait un pied dans un camp, un pied dans
l'autre. Parlons seulementdu caractèreet de la sensibilité.Diderot
avait certains points de ressemblance remarquables avec Jean-
Jacques : il était enthousiasteet cynique, timide et éprouvantun
immensebesoin de familiarité, toujoursplein de phrases,probable-
mentsincères,sur la vertu,avec des vices qu'il ne prenaitguère la
peine de dissimuler. « Diderotavait une Nanettecommej'avais une
Thérèse », dit Rousseau dans les Confessions,et il ajoute : « C'était
entre nous une conformité de plus ». Pour de semblables natures
il
(et y en avait beaucoup), Fauteur des Confessionspouvait être
au-dessus du niveau commun : il n'en était pas, à beaucoup près,
si complètement« séparé ».
Non contentde sentir avec vivacité,Rousseau exagéraitencore
dans ses récitsl'expressionde ses sentiments;et le toutapropos de
choses souventtrèssimples.Il l'avoue. « L'épée use le fourreau, dit-
on quelquefois, voilà mon histoire.Mes passions m'ontfaitvivre et

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mes passions m'onttué. Quelles passions? dira-t-on.Des riens, les


choses du monde les plus simples, mais qui m'affectaient comme
s'il se fûtagi de la possession d'Hélène et du trône de l'univers.»
Mais Diderotn'a-t-ilpas dit? : « Tout s'enrichit,tout s'exagère dans
monimaginationet dans mes discours». Et n'a-t-onpas pu fairede
ces paroles commele résumé ou la formulede son génie? Mme de
Rémusatportantun jour sur tous ces hommes,amis ou ennemisles
uns des autres,un jugementd'ensemble,écrivaitbien finementà
son fils: « Mon enfant!Quels gens que ces philosophes! Quels cer-
veaux exaltés! Quelle violence! Quelle activitéde l'orgueil! Quelle
suite d'émotionsfortespour des riens!... Savez-vous ce dont tous
ces gens manquaient?C'est de pudeur.... » Rousseau du moins a eu
le méritede connaîtreexactementson faibleet de le confesserfran-
chement.
La sociétédu xvnie siècle s'ennuyait;elle avait,je ne sais qui Ta
dit, l'ennui du cœur et l'ennui de l'esprit. Les uns cherchaientle
divertissement dans la conversationdes salons; les autresle deman-
daient à la nature. Ces derniers devaient donc suivre Rousseau
qui dépeignaitcet aspect des choses avec un charme si doux et si
puissant,si bien faitpour distraireles espritset pour renouvelerles
émotions.Mais là encore,bien qu'il ait été le plus grand de tous, il
n'a pas été unique. Il avait pris plaisir à la lecture de Robinson
Crusoe (paru en 1719); il en avait pris égalementà la lecture de
Gesneret de Richardson.Il avait enfintrouvé un ami (celui peut-
être qui l'avait le mieux connu et le mieuxjugé) dans l'auteur de
Paul et Virginie1.
Cettesensibilitéqui cherchaità se rafraîchirdans le spectacle de
la campagne,se trouvaitmal à l'aise dans la société. Bon gré mal
gré, il fallaitcependantqu'elle y vécût : c'est pourquoi elle aspi-
rait à la tranformer en ramenanttout « à la nature». Dans cette
réhabilitation de l'hommeprimitif, commenous dirionsaujourd'hui,
Rousseau ne futpas non plus le premier en date. Vauvenargues
avait déjà dit * : « La raison nous trompe plus souvent que la
nature.... Ce n'est pas mon desseinde montrerque tout est faible
dans la naturehumaineen découvrantles vices de ce siècle. Jeveux,
au contraire,en excusantles défautsdes premierstemps,montrer
qu'il y a toujourseu dans la natureune forceet une grandeurindé-
pendantesde la mode et des secours de l'art.... - L'énormediffé-

1. Voy. Musset-Pathav,Histoirede J.-J.Rousseau, I, p. 221 et suivantes.


2. Voy. les Réflexions,Maximes et Fragmentssur les caractères des différents
siècles.

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48 REVUE PHILOSOPHIQUE

rence que nous remarquonsentreles sauvages et nous ne provient


que de ce que nous sommes un peu moinsignorants....- Tous les
hommesnaissentsincèreset meurenttrompeurs....» Plus tard,Ber-
nardin de Saint-Pierredira plus hardimentet avec un air plus
marqué de paradoxe,qu'il fautchercher« la source de nos plaisirs
dans la natureet celle de nos maux dans la société ». Entreles deux
est Rousseau, plus grandque l'un et l'autre,mais les unissantaussi
Tun à l'autre,
Rousseau a donc faitcomme tous les hommesde génie : aux pré.
férencesincertainesd'une grande partie de ses contemporains, il a
donné une résolution,un accent, une continuité,une force expan-
sive et conquérante,qui ont rallié des milliersd'âmes. Les cœurs
étant pris, il a persuadé les intelligences.De là ce témoignage si
précieux de Buffon: « Ce que VEmile dit de l'éducation,tout le
monde le pense, mais Rousseau est le seul qui se soit faitécouter».
Qu'on voie maintenants'il est vrai que la sensibilitéde Rousseau
l'ait « isolé » des Françaisdu xvmcsiècle. D'une moitiéde ces Fran-
çais, oui; de l'autre,non. Jesais que des hommeségalementsensi-
bles peuvent l'être différemment et se trouverséparés les uns des
autres par la vivacitémême de leurs impressions.Mais celles que
Rousseau a ressentieset a peintes sont-elles si extraordinaires?
Étaient-ellesmême si nouvelles?Ce qu'il y avait d'extraordinaire et
de nouveau, c'est qu'un homme d'un pareil génie eût le courage...
ou la faiblessede les raconter.Jusque-là, c'étaitmatièreà des écrits
de second ordreou à des compositionsde fantaisie.Sa liaison avec
Mme de Warens est certes une des choses les plus étrangesqu'on
ait racontées.Remarquonsd'abord que ce n'est pas lui qui a cherché
l'aventure;la femmequi l'y a entraînéeétait,on peut le dire, une
femmede son temps. « Son premieramant,nous dit Rousseau, fut
son maître de philosophie.» N'en fut-ilpas à peu près de même
chez Mme d'Epinay,séduite par le savant M. de Francueil,et chez
beaucoup d'autres? Mais voici l'invitationde la dame acceptée.
L'hommequi y a répondus'est analysélui-même.Et que nous a-t-il
montré?Rien qui ne soit dans la nature,rien que n'eussenttrouvé
en eux-mêmescent autres jeunes gens aussi peu capables de résis-
tance. « Qu'on se représentemon tempéramentardent et lascif,
monsang enflammé,moncœur enivréd'amour,ma santé, mon âge.
Qu'on pense que... l'imagination,le besoin,la vanité,la curiositése
réunissaientpour me dévorerde Tardentdésir d'être homme et de
le paraître....» Je comprendsque des âmes scrupuleusessachent
peu de gré à Rousseau d'avoirdonné à la littérature l'habitudeet le
de
gout pareillespeintures(et celle-là est encore très loin d'êtreune

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des plus osées). Mais où prend-onqu'il y ait là une sensibilitési à


part?
Je ne nie pointque cettesensibiliténe se soit souventaiguisée ou
raffinéed'une façonbien surprenante: mais ce queje soutiens,c'est
qu'elle ne mettaitnullementRousseau hors de la loi de son époque.
Elle multipliait au contrairepour lui les pointsde contact,les points
d'actionet (je le reconnaisaussi) de conflit.Si intenseque fûtsa vie
intérieureet tout individuelle,il sentitavec les autres, il sympa-
thisa, dans le sens propredu mot, avec bien des opinions et des
sensibilités.De là cettteinfluencequ'il exerça, de là ces oppositions
qu'il ressentit,de là sa gloire et ses malheurs.Mais y avait-ilen lui
un état affectif qui le condamnâtà s'abîmer solitairementdans des
joies ou dans des souffrances incompréhensiblespour les autres?
Non.
III
Les vilainscôtés de Rousseau sontnombreuxet ils sontsaillants;
il a été bizarre,il a été défiant,il a été d'une faiblessedéplorable,il
a contractéune liaisonindigne de lui, il a compromisson génie par
de sales peintures,il a manqué à des devoirs sacrés, il nous a donné
des récitsscandaleux dont quelques-uns, dit-on,sont mensongers,
dontquelques autresontle tort,plus grave peut-être,en la circons-
tance, d'êtreexacts.
Mais à quoi onttenu et commentse sont développées toutesces
misères?Ceux qui soutiennentque Rousseau a été fou de longue
date donnentune explication,qui, dans l'état actuel de la science,
détruitleur propre théorie.Le Dr Mœbius rappelle que Rousseau
eut des origines« troubleset limoneuses», une éducationdéplo-
rable..., qu'il s'en alla seul, à l'aventure,sans directionet que, dans
des sociétés de rencontre, il contracta les goûts les plus vils.
M. Brunetièrecontresignece jugementaccepté d'avance par toutle
monde,et il conclut: « C'est cette mauvaise éducationmorale qui
futla cause de la folie ultérieurede Rousseau bien plus que les
défautsde conformation physique».
Eh bien! c'est précisémentlà ce qui doit fairedouterde la foliede
Rousseau. « La foliene se contractepas comme un vice. » La mau-
vaise éducationpeut rendreun hommefouquand les habitudesqui
en résultentbrisentl'équilibre de l'organisme,changentles condi-
tions de la vie cérébrale,dénaturentle mode des sensations élé-
mentairesque fournitle système nerveux.Mais quand l'éducation
ne faitque familiariser l'individuavec des goûts malsainset n'em-
pêche pas le développementdes autresfacultésde suivreson cours,

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50 REVUE PHILOSOPHIQUE

on a simplementTune de ces innombrablescombinaisonsd'où sor-


tent les caractèresbas, tristes,répugnantsou compliqués qui se
rencontrent si fréquemment dans la vie. La mauvaise éducationa pu
altérerla puretédu génie de Rousseau : mais elle en a devancé,puis
accompagné le développement.De là une sorte d'accommodation,
lentementpréparée,constammentmaintenue,qui Ta préservé,non
du désordre,mais de cettedésagrégationoù la science voit le signe
certainde l'aliénationmentale.
De trèsbonne heure, Rousseau futaux prisesavec des difficultés
contradictoires: nul ne les a mieux senties et décritesque lui-
même. Mais il fautvoiraussi le partiqu'il en tira.
« Par une de ces bizarreriesqu'on trouverasouventdans le cours
de ma vie, en même temps au-dessus et au-dessous de mon état,
j'étais disciple et valet dans une même maison,et, dans ma servi-
tude,j'avais cependantun précepteurd'une naissance à ne l'êtreque
des enfantsdes rois. » Bassesse et orgueil,habitudes de laquais et
désir de transformer la société,voilà des contrastesdéjà unis : rien
ne les séparera plus dans sa personne.Autre contradicion: « Deux
choses presque inalliables s'unissent en moi sans que j'en puisse
apercevoirla manière : un tempéramenttrès ardent,des passions
vives, impétueuses,et des idées lentesà naître,embarrasséeset qui
ne se présententjamais qu'après coup. On diraitque mon cœur et
mon esprit n'appartiennent pas au même individu.» De pareilles
conditionssont assurémentpeu faites pour garantirle calme et la
régularitéde la vie. Mais ce qu'il fautnoter,c'est que Rousseau les
a surmontées,sinon pour son bonheur,du moins pour son génie.
D'abord il les a trèsbien connues,ce qui l'a mis en garde. Puis, sur-
tout, cette sensibilité et cette intelligenceont été rapprochéeset
unies par la plus puissantede ses facultés,qui étaitson imagination.
M. Brunetièreveut que ce soit la sensibilitéqui ait été la faculté
maîtressede Rousseau : il voit en elle toutà la foisle principede
son talentet la source de sa folie. Suivantlui, en effet,c'est cette
folie même qui a donné à notre auteur,avec Yhyperesthésie des
malades, une acuité de vision intérieureet une force d'analyse
incomparables.C'est là fairebeaucoup tropd'honneuraux maladies
des gens nerveux.Ces dernierspeuvententendrecrier plus forte-
ment en eux-mêmesles ressortsde leur machine: ces sensations
douloureuseset obsédantesne leur donnentpas une idée de plus :
caria capacitéde la souffrance peutbien enleverle goûtde l'analyse
à celui qui l'a, elle est très loin de la donner à celui qui ne la pos-
sède pas.
On me dira ici : qu'est-ce que cette imaginationque vous séparez

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de la sensibilité?Est-ce que l'une ne procède pas de l'autre? Est-ce


que la seconde faitautre chose que de prolongerla première en
l'agrandissant?- Oui , l'imaginationprolonge la sensibilité en
l'agrandissant,et même en la transformant. C'est avec cette puis-
sance de transfiguration esthétiqueque l'imaginations'achemineau
génie. Qui en douteraitn'auraitqu'à relireles Confessions: Rous-
seau lui-mêmel'édifieraitsur la distinctionde ces deux facultésqui,
d'abordunies à leur source,vontensuiteen se développantchacune
à part.
« C'est une chose bien singulière,écrivait-il,que monimagination
ne se montrejamais plus agréablementque quand mon état est le
moinsagréable,et qu'au contraireelle est moinsriantelorsque tout
ritautourde moi. Ma mauvaise têtene peut s'assujettiraux choses;
elle ne sauraitembellir,elle veutcréer. Les objets réels s'y peignent
toutau plus tels qu'ils sont : elle ne sait parerque les objets imagi-
naires.Si je veux peindrele printemps,il fautque je sois en hiver;
si je veux décrireun beau paysage,il fautque je sois dans des murs;
et j'ai dit cent foisque si jamais j'étais mis à la Bastille,j'y feraisle
tableaude la liberté*. »
Que n'a-t-ilpas dit à cet égard? Dans les bras mêmesde Mme de
Warens, il fallait qu'en imaginationil se donnât une autre mai-
tresse2. «Je me la figuraisà sa place, je me la créais de millefaçons,
pour me donnerle change à moi-même.» C'est pour continuerà se
donner le change (en quels termes incomparablesne l'a-t-il pas
expliqué dans le livre IX de la seconde partie des Confessions),
qu' « oublianttout à coup la race humaine», il se fit« des sociétés
de créaturesparfaites,aussi célestes,dit-il,par leurs vertusque par
leur beauté.... » Pour les mieux voir agir et parler,il les fitvivre
dans des lieux réels, dans ceux qu'il avait le plus goûtés durantsa
jeunesse et autourdesquels son cœur« n'avaitjamais cessé d'errer».
Là, quoi qu'il en dise, il embellitce qui est,il ne le dénaturepas, car
les plaisirsqu'il dut à la campagnesont toujoursdemeuréspour lui
sans mélange,et rienne les a jamais altérésdans son souvenir.Mais
il prêtaità ses héros les sentimentset les idées d'une société toute
renouveléed'après les principesdu Contratsocial et de YÉmïle. Dé
là cetteétroiteparentéde tous ses grandsouvrages,ce qui faitque
ses Confessions, ses traitéspolitiqueset ses romansse commentent
les uns par les autres.
L'art et la fantaisies'accommodentparfaitement d'une imagination

1. lre partie,livre IV.


2. Voy. 1™partie, livre V.

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52 REVUE PHILOSOPHIQUE

capable de transformerainsi toutes choses; la vie pratique s'en


trouvemoinsbien. De là toutesles souffrances chimériqueset toutes
les manies qui nous étonnentou nous fontpitié chez tant d'« ar-
tistes», quand, au lieu de regarderuniquementdans leurs œuvres,
nous pénétronsdans leur existencede tous les jours.
Tout homme d'imagination,mis en face de l'inconnu,le remplit
aussitôtd'événements,le peuple de créatures.Seulement,les uns
ont l'imaginationgaie et voienttouten rose; les autresl'onttristeet
voienttouten noir. Les uns donc n'attendentque le plaisirde tout
ce qui a un air de mystère,et c'est ce qui faitqu'ils s'y jettentà
l'étourdie,jusqu'à y sombrerquelquefois.Quant aux autres,tout ce
qui manque de clartéles inquièteet les paralyse. Jean-Jacquesétait
de ces derniers: il Ta compriset nous l'a fait comprendreclaire-
ment: « Jamais un malheur quel qu'il soit ne me trouble ni ne
m'abat, pourvuque je sache en quoi il consiste; mais mon penchant
naturelest d'avoir peur des ténèbres; je redoute et je hais leur air
noir. Le mystèrem'inquiètetoujours. L'aspect du monstrele plus
hideux m'effrayerait peu, ce me semble; mais si j'entrevoisde nuit
une figure dans un drap blanc, j'aurai peur... Voilà donc mon imagi-
nation,qu'allumait ce long silence, occupée à me tracer des fan-
tômes. » A proposde quoi Rousseau nous donne-t-ilcetteanalyse?
A proposdes craintessans nombreque lui occasionna la suspension
de l'impressiondeVÉmile. Ce futlà l'un des troublesles plus furieux
de son existence, et lui-même,on le voit,nous l'explique de la
façonla plus naturelle.
Il nous explique encore parfaitement bien ses défianceset quel-
ques-unes de ses injustices.L'homme qui vit beaucoup par l'imagi-
nation est distrait.On agit devant lui, on lui parle : il poursuitla
réflexionou la rêverie commencées.C'est après coup que, dans un
momentde loisir,il revientà partlui sur l'attitudeet sur les paroles
de ceux auxquels il a eu affaire.Son imaginationse mêle alors à ses
souvenirs,effaceles uns, avive les autres et reconstruitun tableau
plus vifque fidèle.Qui n'a pas connuet fréquentéde pareilshommes?
Qui n'a eu souventà se prémunircontre leurs soupçons tardifs,
invérifiableset d'autant plus dangereux? Tel était certainement
Rousseau : écoutons-le.
« J'ai étudié les hommes et je me crois assez bon observateur.
Cependant,je ne sais rien voir de ce que je vois,je ne vois bien que
ce queje me rappelle,et je n'ai de l'espritque dans mes souvenirs.
De toutce qu'on dit,de toutce qu'on fait,de toutce qui se passe en

'. Voy. 2« partie, livre XI.

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H. JOLY. - LA FOLIE DE J.-J. ROUSSEAU 53

ma présence,je ne sens rien,je ne pénétrerien. Le signe extérieur


est toutce qui me frappe.Mais ensuitetoutcela me revient: je me
rappellele lieu,le temps,le son, le regard,le geste,la circonstance;
rien ne m'échappe. Alors sur ce qu'on a dit ou fait,je trouvece
qu'on a pensé, et il est rare que je me trompe*. »
« II est rare queje me trompe» Rousseau se faitici quelque illu-
sion. Je ne crois pas, il est vrai, qu'il se trompetoujoursen matière
grave,et surtoutquand un intérêtd'ordreesthétiqueou littéraireest
en jeu. Il y a chezlui des portraitsadmirables,celui de Diderot,celui
de Mme de Luxembourg,celui de Mme de Houdetot(pour n'en pas
citerd'autres) et qui sont aussi exacts que vivants.Mais il est hors
de doute que cetteméthoded'évocationest bien dangereuseet qu'il
n'y a rien de plus propre à rendre un homme victime de ses
défiances.
Il y a une autreraisonqui achèved'expliquerles habitudesombra-
geuses de Rousseau : c'est encorele tourde son imaginationqui la
fournit.
Il avait toujoursété trèstimide2 : il sentaitque, dans la vie ordi-
naire,il y avait une disproportion assez grandeentre ses moyenset
ses désirs; de là sa craintede la raillerie. Elle éclate déjà dans le
charmantrécitde ses amoursavec Mmede Larnage.« Les sarcasmes
malinsdu marquisauraientdû me donnerau moinsla confianceque
je n'osais prendreaux bontésde la dame, si, par un traversd'esprit
dont moi seul étais capable, je ne m'étais imaginé qu'ils s'enten-
daientpourme persifler.Cettesotteidée acheva de me renverserla
tête et me fitfairele plus plat personnagedans ma situationoù mon
cœur, qui étaitréellementpris, m'en pouvait dicterun assez bril-
lant. » La mêmemésaventurelui arrivaplus tard (et il l'avoue) près
de Mmed'Houdetot.
Devenu célèbre et orgueilleuxde son génie, il dut moinsredouter
le persiflage.Cette dispositiond'esprit se retrouveranéanmoins
partoutdans sa vie : les circonstancesl'aurontmodifiée,mais on la
reconnaîtrabien aisément.
Il ne craindraplus d'êtreraillé et tournéen ridicule,mais il crain-
dra d'être renduodieuxpar la calomnie.Au fond,ce sera la même
terreurde l'opiniond'autrui,la mêmedéfiancede soi dans le com-
mercedu monde.On le recherchera: mais alors ce mélange cons-
tantd'orgueilet de timiditéqu'on remarquechez lui comme chez

1. Confessions.i'° partie,livre III.


2. Il n'avait pas encore seize ans (voy. Confessions,lrc partie, livre I) que son
goût pour la solitude qui, dit-il,a modifié toutes ses passions, était déjà déter-
miné pour la vie.

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54 REVUE PHILOSOPHIQUE

Diderot produira naturellementdes effetsnouveaux. Il craindra


toujoursqu'on ne lui témoigneplus de curiosité que de bienveil-
lance et qu'après l'avoir vu pour se satisfaire,on ne le montre
ensuiteaux autresen se vantantde l'avoir apprivoisé.Il redoutera
les pièges que cacherontà ses yeux l'ostentationdes services et
les cadeaux; il redoutera également la tyranniede l'admiration
vraie ou feinte;il dira, en parlantde Mme du Deffant,qu'il a mieux
aimé s'exposer « au fléau de sa haine qu'à celui de son amitié».
Tout cela est passionné,toutcela est exagérépar une imagination
que la souffranceet la solitude assombrissent;mais rien de tout
cela n'est hallucinatoire,et surtoutriende tout cela n'a éclaté subi-
tementà un momentdonné de sa carrière.
Ces défiancesde son imaginations'accordèrentdu restetrèsbien
avec certainesdélicatesses de son cœur. Il avait horreurdes que-
relles. Il en eut beaucoup cependant(car n'est-ce pas souventaux
choses que l'on craintle plus qu'on est le plus exposé?); mais il fai-
sait sincèrementtous ses effortspour n'être engagé dans aucune.
Quand il avait besoin d'une personne et se sentait lié à elle pour
jamais, il ignoraittout de parti pris ou se résignaità tout : c'est
ce qu'il fitsi longtempsavec Thérèse. Quand il sentaitla mésintel-
ligence devenirplus aiguë, il aimait mieux rompreet, s'il y mettait
d'ordinaireune brusquerie un peu sauvage, il y apportaitaussi
intérieurementune nuance de sentimentqui ne laissait pas que
d'êtretouchante.«Mieux vaut mille fois,écrivait-il, cesserde se voir,
s'aimer encore et se regretterquelquefois.»
Enfin,il avait une raison plus permanente,et dirai-jeplus désin-
téressée,de se défierdes gens qui lui écrivaientou qui venaientle
voir : toutvisiteuret toutcorrespondant ne risquaient-ilspas d'inter-
rompre sonou commerce avec le monde imaginaireou son com-
merce avec la nature?« à
Quandprêt partirpour ce monde enchanté
je voyais arriver de malheureux mortelsqui venaientme retenirsur
terre,je ne pouvais modérer ni cacher mon dépit; et n'étantplus
maîtrede moi, je leur faisais un accueil si brusque qu'il pouvait
passerpour brutal*. »
II glissaitd'autantplus aisémentsur cettepente que, non content
d'avoir transfiguréses amis et ses maîtresses,il s'était composéà
lui-mêmeun personnage.« Jetémalgrémoi dans le monde sans en
avoirle ton,sans être en état de le prendreet de pouvoirm'y assu-
jettir,je m'avisai d'en prendreun à moi qui m'en dispensât.Ma
sotte et mauvaise timiditéque je ne pouvais vaincre, ayant pour

i. 2e partie, livre IX.

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H. JOLY. - LA FOLIE DE J.-J. ROUSSEAU 55

principela craintede manquer aux bienséances,je prisle parti de


Jesfouleraux pieds. Je me fiscynique et caustique par honte; j'af-
fectaide mépriserla politesseque je ne savais pas pratiquer.Il est
vrai que cetteâpretéconformeà mes nouveauxprincipess'ennoblis-
sait dans son Ame,y prenait l'intrépiditéde la vertu.C'est, j'ose le
dire,surcetteaugustebase qu'elle s'est soutenue*. »
Ce passage est bien curieux : on y voit un progrèset finalement
un ensembleoù toutRousseau est résumé.Au début sont des dis-
positions qui tiennentévidemmentà la sensibilitéphysique, mais
qui, à elles seules, n'eussent fait qu'un être à la fois vulgaire et
bizarre.Qu'y aura-t-ilau bout? Une théorie de la « vertu... intré-
pide », c1est-à-dire sauvage et systématiquement ennemie de la
société. Entre les deux, il y a bien, comme nous l'avons dit, l'ima-
ginationqui se compose un personnagefictifet qui obtientpour lui
le secoursde doctrinesflatteuse,entremêléesde sophismesspéciaux
et de véritésdésormaisconquises.
En résumé,il y eut dans la nature premièrede Rousseau plus
d'unecontradiction et d'une dissonance.Fut-ille jouet inconscientde
ces impulsionsincohérentes?Dans la vie proprementdite,souvent;
dans sa vie de penseuret d'écrivain,rarement.Son imaginationen
sommeétaitéprisede vérité et de beauté. Il faussa gravementcette
véritédans la politique,mais il la rétablitdans la plus grandepartie
de la science de l'éducation,il la respecte,l'embellitet (selon le mot
qu'il répète si souvent)l'adora dans la nature.Toutes les foisdonc
que son génie travaillaità son œuvre de prédilection,il imposaità
toutesses tendancesune règle et une unité. Nous avons même vu
que, jusque dans ses bizarreries,sa conduiteétaitgouvernéepar les
exigences de ce personnageque son imaginations'était composé.
C'est pourquoi sans doute Bernardinde Saint-Pierre,après l'avoir
longuementfréquenté,nous a dit de lui :
« II n'y avait pas d'hommeplus conséquent avec ses principes.»
Le second signe de la folie (la désagrégationde son propre
caractère et la transformation de sa personnalité)me paraît donc
manquer tout autantque le premierdans l'ensemble de la vie de
Rousseau.
IV

Le délire, dira-t-on,est quelquefoisconséquentavec lui-même.


Le déliredes grandeurs,le déliredes persécutions,toutesles mono-
maniesenfinsuiventavec obstinationla voie qu'elles se sontouverte

i. 2« partie, livre VIII.

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56 REVUE PHILOSOPniQUB

en dehorsde touteréalité.Le malade fermeles yeux sur les faitsqui


le contredisent: c'est le moyen d'avoir toujoursraison : aussi sou-
tient-ilsans broncherle personnage que les combinaisonsinté-
rieuresde son cerveaului ont une foisimposé.
Est-ce là le cas de Rousseau? Avantde discutertel ou tel épisode
de sa vieillesse,prenonsl'ensemblede sa vie et demandons-nous s'il
a, dans le sens propredu mot,déliré"!
Y a-t-ileu chez lui ce qu'on appelle le déliredes actes, c'est-à-dire
des impulsionsirrésistibleset sans rapportsoit avec les vues habi-
tuelles,soit avec,les sentimentspréférés?Non.
Est-ce la sensibilitéqui a déliré? Elle lui a procurédes émotions
trèsfortes: elle Ta rendutour à tour très heureux et très malheu-
reux. Mais,c'est encore un aliénistede professionqui le dit1,« pour
la sensibilité,nous n'avons pas, comme pour la raison,une mesure
invariabledontaucune intelligencen'a le droitde s'écarter;les exa-
gérationssentimentalesse concilient,dans une certainelimite,avec
l'état sain de l'esprit,il n'y a là ni vérité ni erreur,et les degrés
extrêmesqu'on appelle folietouchentde près à ceux qu'on retrouve
dans les organisationsordinaires». Tel homme sera capable de
mourir,littéralement, d'une émotionqui effleureralégèrementson
voisin; il ne sera pas foupour cela, du momentoù sa douleurrépond,
si démesurémentque ce soit, à un motif.Éprouvez-vousune dose
de plaisir ou de souffrance qu'on puisse apprécierpar 10, pour un
événementimaginaire,invraisemblableou sans aucune signification,
vous êtes plus près de la folieque si vous éprouviez une quantité
d'émotionappréciablepar 100 ou par 1000 à proposd'un événement
grossipar vous, mais réel,possible toutau moinset qui vous touche.
Reste donc à savoirsi l'intelligencede Rousseau a déliré*. Allons
tout de suite au point capital : ces ennemis,ces persécuteurs,ces
espions dontil parle à toutmoment,les a-t-il inventés?
M. Brunetièrea sincèrementrappelé commentRousseau futtrès
loin d'être dans la chimèreet dans le faux absolu quand il parlait
de ses persécutions.Que craignait-ild'abordpar-dessustout?Qu'on
ne falsifiâtses ouvrages, qu'on n'en publiât des fragments sans sa

i. Lasègue, Études médicales.


2. Le délire de la sensibilité peut encore, cela va de soi, s'apprécier à l'une
des deux mesures dont nous avons parlé tout à l'heure : un désaccord profond
avec Témotivitéde ses contemporains,ou un changementradical et subit dans sa
manière personnelle de sentir et d'être ému. Par exemple, admettons que Ra-
cine soit réellementmort de chagrin, comme on Ta dit, pour s'être cru méprisé
de Louis XIV, personne ne s'avisera de dire qu'il soit devenu fou. Supposez
qu'un écrivain d'aujourd'hui fasse une maladie pour avoir déplu au Président de
la République, sa familleserait certainementtentée d'aller consulterun aliéniste.

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H. JOLY. - LA FOLIE DE J.-J. ROUSSEAU 57

permissionet contrairement aux engagementsqu'il avait pris? Mais


toutcela étaitbel et bien à craindre,car toutcela se pratiquaitsou-
ventet largement.Enfinson Emile paraît: il regrettealors sincère-
mentles accusationsde fourberiequ'il a lancées contred'honnêtes
libraireset les soupçons qui, « dans son espritprévenu,s'étaient
changésen certitude». Mais voici un autreorage : le livre,qui con-
tientla professionde foi du vicaire Savoyard,est déclaré impie et
blasphématoire;il est lacéré et brûléen la courdu Palais, et l'auteur
lui-même,décrété de prise de corps,n'échappe à la prisonque par
la fuite.Saint-MarcGirardinl î' parfaitement expliqué commentle
malheureuxRousseau avait dû être hors d'état de rien comprendre
à un pareil déchaînement.Lui, qui étaitsi soupçonneux,commença
par n'en riencroireet par dire que « ce bruitétaitune inventiondes
Holbachienspourtâcherde l'effrayer et pourl'exciterà fuir». En effet
il y avait là une véritableénigme,et il n'étaitpointfacileà Rousseau
d'avoirle motde cette comédie- car c'en étaitbien une. «Comme
il avait faitson livre contrela philosophieirréligieuse[et matéria-
liste],non contrel'Église, c'étaitdu côté des philosophesqu'il atten-
dait la guerreet non du côté de l'Église ou du Parlement.De plus,il
croyaitavoir pour lui le créditde Mme de Luxembourg,qui con-
naissait beaucoup l'ouvrage, et l'appui de M. de Malesherbes,il
croyaitmême être certainde la faveurdu ministère.Que pouvait-il
donc craindre?Rousseau ne savait pas que le ministèrelui-même,
c'est-à-direM. de Ghoiseul,songeait à frapperles jésuites, et qu'en
frappantYÉmile commen'étantpas assez religieux,il tenaità mon-
trerqu'il étaitmeilleurchrétienque les jésuites ». - ceLe Parlement
résolutdonc de poursuivreRousseau, afinde paraîtreun zélé défen-
seur de la religion;le ministèreservitles poursuitespour avoirle
même mérite,et c'est ainsi que celui qui aurait dû êtresoutenupar
le Parlement,par le pouvoiret même par l'Église, comme un auxi-
liaire contre les philosophes,auxiliaireindiscretet incommode,je
l'avoue, mais puissant,celui qui s'attendaità être pris comme un
allié et qui s'y prêtaitau fondd'assez bonnegrâce, se vit toutà coup
attaqué par le Parlement,abandonnépar la Couret reniépar les phi-
losophes *. »
Donc, ces deux assertionsqu'on relità chaque pas dans les Con-
fessions,dans les Lettreset dans les Dialogues : je suis persécutéet

1. Lui cependant, avec un à peu près plus littéraire que scientifique, parle
du délire de Rousseau.
2. Saint-MarcGirardin explique encore très finementcommentRousseau
paya
pour les autres, parce qu'il signait ses écrits, tandis que les autres écrivaient
tous sous l'anonyme.

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58 REVUE PHILOSOPHIQUE

je ne sais pas pourquoi,elles ne sont fausses ni Tune ni l'autre. Les


libelles anonymesremplisde calomniesgrossières,l'explosiond'une
haine populaire qui s'attaquait à lui sans le connaître,la lapidation
de Motiers,l'expulsionde File de Saint-Pierre,la prétenduelettredu
roi de Prusçe, tous ces griefsde Rousseau contrela société dans
laquelle il vivaitétaientréels. Il en ajoutaitd'autresqui venaientdes
récitsmensongersde sa tristecompagne; il étaitalors dupe des his-
toires qu'elle inventait,mais lui personnellementn'inventaitrien.
Égaré par les insinuationset les manœuvresde Thérèse, il inter-
prétafortmal certainsactes de David Hume : son imaginationqui
grossissaittout dénatural'attitudeprotectrice,mais froideet assez
dédaigneuse de son hôte. Ici, commel'écrit Mme de Bouffiers, « sa
colère n'est pas fondée,mais elle est réelle ». Est-ce môme assez
dire? Non seulementsa colère est réelle, c'est-à-diresincère; elle
n'est pas sans êtreprovoquée par des indiceset par des semblants
(toutau moins)de duplicité.
Battu par tous ces orages, il voulut fuir de plus en plus la
société. Rien n'étaitplus conformeaux tendances invétéréesde son
caractère,autantqu'à ses théories.Dans ses Dialogues,où fourmillent
les idées noireset les idées peu sensées,il dit: « On savaitqu'étranger
et seul, il était sans appui, sans parents,sans assistance,qu'il ne
tenaità aucun partiet que son humeursauvage tendaitelle-mêmeà
l'isoler; on n'a fait,pour l'isolertoutà fait,que suivresapente natu-
relle,y fairetoutconcourir,et dès lors tout a été facile.» Cela est
absolumentvrai. Quantaux effetsde cette solitudede plus en plus
profonde,ils étaientinévitables: elle devaitaugmenterpourle public
le mystèredontil s'entourait,elle le mettaitplus en butte aux rail-
leries des lettréset à la curiositébizarre de la foule; puis, pourlui-
même,elle accroissaitl'épaisseurde ces ténèbresau fonddesquelles
son imaginationvoyaitagir ses ennemis.
Demandonsà l'un de ces derniersun jugementimpartial.Aussitôt
après la mortde Rousseau (en juillet 1778), Grimmécriten parlant
de lui : « Cette âme, naturellementsusceptibleet défiante,victime
d'une persécutionpeu cruelle à la vérité,mais fortétrange;aigrie
par des malheursqui furentpeut-êtreson propre ouvrage,mais qui
n'en étaientpas moins réels; tourmentéepar les tracasseriesd'une
femmequi voulaitêtreseule maîtressede son esprit;cetteâme, à la
foistropforteet tropfaible,voyaitsans cesse autour d'elle des fan-
tômesattachésà lui nuire. Sur toutautreobjet, son espritconserva
jusqu'à la fintoutesa forceet touteson énergie. »
Ainsil'imaginationde Rousseau travaillaitdouloureusement, mais
sur des données qu'elle n'inventaitpas : les tristeschimèresqu'elle

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H. JOLY. - LA FOLIE DE J.-J. ROUSSEAU 59>

bâtissaitreposaientsur un fondréel. Donc là encore le traitcaracté-


ristiquede la véritablealiénationfaitdéfaut.
V
Nous voici maintenant bien en mesured'examinerde plus prèsles
divers diagnosticsqu'on a portés sur l'état mentaldu grand écri-
vain.
On lui a successivementattribuéplusieurs variétés de folie,et il
fautavouerque diverspassages des Confessionsoù il s'est mis abso-
lumentà nu, devaientfournirde spécieuxprétextes.Ces accusations
offrent d'ailleurs un intérêtpsychologiquequi n'est point à dédai-
gner : elles serventà mieuxmarquerla différence de la folievraie et
de certainsétatsqui y ressemblenttrès superficiellement par l'appa-
renceextérieuredes actes.
Ainsi,à proposd'un épisode du premierlivredes Confessions,on
lance à notre auteur l'épithèted'exhibitionniste- mot ingénieux
inventépar les aliénistespour exprimerle plus décemmentpossible
une manieoutrageantepourla pudeur.Or,cettemaniea été bienétu-
diée,et les caractèrescliniques en ontété fixésavec précision: pério-
dicitéet instantanéité de la sensation,absence d'antécédentsimmo-
raux,absence de toute préoccupationultérieure,aucune recherche
d'aventureni de plaisir; tous ces caractèresmarquentbien un délire
qui est venu spontanéments'insérerde toutespièces dans le déve-
loppementcommencédes caractères.Ce déliremène à des actes qui
n'ontaucun rapportni avec l'éducationde l'individu,ni avec sa mora-
lité ou son immoralitédéjà acquises. Or,qu'a été l'épisoderidiculeet
honteux du jeune Jean-Jacques? Tout simplement l'acte d'un
polissondontles sens étaientdéjà tentés et qui, « ne pouvantcon-
tenterses désirs[habituels],les attisaitpar les plus extravagantes
manœuvres» *.C'estlui-mêmequi nous donne cettevéridiqueexpli-
cation.
Une accusationplus vraisemblableet surlaquelle on insistedavan-
tage est celle de mégalomanie. M. Brunetière s'en prend ici à
l'orgueilde Rousseau; c'est à cet orgueil exalté qu'est due, suivant
lui, cettemanie de tout exagérer;il veut grossir,par exemple,son
importance,en grossissantses défauts,ses vices et ses malheurs.
Que Rousseau ait été orgueilleux,c'est ce dont,pour ma part,je
ne doutepas, quoiqu'il l'ait été, par exemple,beaucoup moins que
Voltaire.Qu'il ait toutexagéré,cela est encore évident.Mais l'ordre
dans lequel les faitspsychologiquess'amènentet se succèdenta une

1. Voy. lr* partie, livre III.

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60 REVUE PHILOSOPHIQUE

grandeimportance.Chez les fous,ce n'est pas l'orgueil,vice habi-


tuel et inné, si Ton veut,du caractèrequi produitla mégalomanie;
c'est l'agrandissementsubit et monstrueuxde toutes choses dans
leur imaginationmalade qui les granditeux-mêmes,comme toutle
reste,à leurs propresyeux. Le mégalomanene compteque par mil-
lions, en toutes choses; il exagère tout indistinctement, ce qui le
toucheet ce qui ne le touchepas. Donc, si timideet si modestequ'il
ait pu êtreavant son mal, il s'attribueà lui-mêmedes facultés,des
jouissances, des revenus, des aventures incommensurables.L'or-
gueilleux, lui, débute par enflersa propre importance; puis il
exagère ce qui l'intéresse,ce qui est propre à donner de sa per-
sonne une idée plus considérable,et il rapetissetoutle reste. Cette
distinctionsuffit déjà pour montrertoutce qu'il y a d'indiscretdans
l'emploi de ces mots techniquespris- quoi qu'on en dise - dans un
sens vague et métaphorique.Qu'on y regardeattentivement, on verra
que l'orgueil de Rousseau et sa manie d'exagérerviennent de deux
sources différentes, la premièrede son caractère,la seconde de son
imagination.
L'une et l'autreont pu successivementle fairesentir,c'est-à-dire
jouir et souffrir, avec excès, car il était tourà tour très heureux et
très malheureuxpour de petiteschoses. N'oublions pas cependant
que l'attraitauquel cetteimaginationcédait le plusvolontiers,c'était
bien celui de la nature; n'oublionspas toutce qu'elle a su nousrepré-
senterde charmant,de grand et de vrai.
Rousseau a été triste,d'une tristessemortelle.A-t-il donc été
lypémaniaqueï Mais le caractère essentielde la lypémanieest un
engourdissementprofondde toutes« les manifestations extérieures,
aussi bien dans l'ordre moral que dans l'ordre organique ». Or,
Rousseau demeurejusqu'au bout fortagité, et nul ne peut relever
en lui le moindresymptômede cet anéantissementde la volonté
qu'on nommeaboulie.
A-t-ilété frappéde ce qu'on appelle quelquefoisle délirepar accès!
Mais son irritationcontreses ennemis,sa sauvagerie,ses soupçons,
toutcela étaitpermanent.
Voyonssi lui-même,très ingénieuxdans l'analyse de ses propres
misères,ne nous mettraitpas sur la voie. Dans le secondDialogue où
il répondau Français qui l'accuse, il dit : « La fuiteest un effetbien
plus naturelde la crainteque de la haine. Il [Rousseau] ne fuitpas
les hommesparce qu'il les hait, mais parce qu'il en a peur. » A la
lecture de ces lignes, je me reporteà un passage de Falret où je
vois : « La tristesseest la base de la mélancoliedépressive,la crainte
celle de la mélancolieanxieuse,et la défiancecelle du déliredes per-

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H. JOLY. - LA FOLIE DE J.-J. ROUSSEAU 64

sécutions». Mais la mélancolie dépressive,encore une fois,n'a pu


êtrele faitd'un hommequi écrivait,si peu de tempsavant sa mort,
les admirablesRêveries d'un promeneursolitaire. La mélancolie
anxieusel'étaitencore moinspuisque « le sujet qui en souffre,nous
dit Falret, s'accuse lui-mêmede crimes imaginaires,au lieu d'en
accuserles autres». Certesnous sommesici aux antipodesde l'état
mentaldu pauvre Jean-Jacques.Reste donc le délire des persécu-
tions.
C'est bien ici en effetque la ressemblanceapparenteest le plus de
natureà faireillusion; mais, chose étonnante,autantle rapproche-
mentsemble indiqué pour un littérateurou un hommedu monde,
autantil doitl'êtrepeu pourun aliénisteou un clinicien.
Prenons Tun après l'autre les caractèresspéciaux du vrai délire
de persécution,d'après Lasègue et Falret *.
Que voit-ontoutd'abord? « Des inquiétudesqui reposentsur des
faitsd'ordre toutà faitsecondaire,sur des niaiseries ou des taqui-
neries, sur des misères: rien qui soit en rapportavec les grandes
passionsqui agitentordinairement l'humanitéà l'état normal,telles
la
que l'amour, jalousie, etc.... » Or, Rousseau se plaignitbien des
foisde petitestaquineries,cela est vrai ; mais il est vrai aussi qu'à
ses yeux chacuned'elles mettaiten jeu sa réputationlittéraire,son
honneur,sa fidélitéà ses théories.Nous ne touchons donc ici à
l'état mentalde Rousseau que pour nous en éloignertoutaussitôt.
Nous en sommesplus éloignésencorequand nous lisons dans nos
aliénistes que le malade, « éprouvantdes symptômesphysiques
impossiblesà décrireet qu'il ne peut pas expliquer,les rapporteà
une persécutionqu'il ne comprendpas ». Jamais Rousseau n'a pris
textede ses infirmités physiquespour accuser qui que ce soit. Il ne
s'explique pas pourqnoion le persécuteautant qu'il croit qu'on le
fait; mais il comprendparfaitement la nature de cette persécution
et la voit très bien inspirée par des motifspolitiques et par des
jalousies littéraires.11l'exagère,il la voitsouventlà où elle n'est pas,
il en souffredémesurémentet s'en occupe toujours; mais cette
exagération-làn'est pointuno inventionconstruitede toutespièces
pourexpliquerune impressionmorbidesubjective.
La ressemblances'effaceencore davantage pour nous quand on
nous dit : « Une fois l'idée do persécutionentréedans Tespritdu
malade, il ne tientplus à vérifier;...il meten cause des gens qu'il
n'a jamais vus et il ne cherche ni à les connaîtreni à les voir : il
se résigneau rôle de victimeet ne tient pas autrementà se rensei-

1. Voy. Lasègue, Études médicales,t. I.


ó Vol. 30

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62 REVUE PHILOSOPHIQUE

gner.» Avanttout,Rousseau mettaiten cause les gens qui l'avaient


vu, qui étaientvenus troublerses habitudesou contrarierses goûts;
puis, il s'obstinaità vouloir « vérifier» et à vouloir se disculper.
« Je dois jusqu'à la fin,disait-il,dans le troisièmedialogue,fairetout
ce qui dépend de moi, sinon pour ouvrirles yeux à cette aveugle
génération,du moinspour en éclairer une plus équitable. » L'his-
toirede l'écrit qu'il voulutdéposerà Notre-Dameest bien étrange.
C'est dans le récit qu'il en fait que se trouvepourtantcette belle
phrase,l'une de celles qui ont pu être les plus dignes d'inspirer
Kant: <£L'espéranceéteinteétouffe bienle désir,mais elle n'anéantit
le
pas devoir, je et veux jusqu'à finremplirle miendans ma con-
la
duiteenversles hommes.Jesuis dispensédésormaisde vains efforts
pour leur faireconnaîtrela vérité, qu'il sont déterminésà rejeter
toujours;mais je ne le suis pas de leur laisser tes moyensd'y reve-
nir autant qu'il dépend de moi, et c'est le dernierusage qu'il me
•resteà fairede cet écrit.»
Enfinne sommes-nouspas aussi loin que possible de l'état vrai de
Jean-Jacques,lorsque nous arrivonsà ce symptômeen quelque
sorte suprême: « II y a là, on ne saurait trop le dire, autre chose
que l'exagérationd'une tendance naturelle : les esprits les plus
craintifsn'y sont pas les plus prédisposés;c'est un élémentpatho-
logique nouveau introduitdans l'organismemoral» '.
Quand on a relu soigneusementtoutesles descriptionsauthenti-
tiques du vrai délire des persécutions,savez-vous comment on
représenteRousseau frappéenfinde ce mal? Eh bien, il eût oublié
tout son passé, Mme de Warens et Thérèse, et ses livres et ses
succès. Il eût faitcommecet officier supérieurqui, dans la banlieue
de Paris,en 1870,entendaitle canon des Prussienset n'y croyaitpas,
mais se préoccupaitdes toursd'un envieux dont le nom même lui
était inconnu; ou bien encore comme ces gens qui traversentune
révolutionet perdentleur fortunesans s'en apercevoir,mais s'in-
quiètentd^unë chaise dérangée ou d'un coup de sonnette.Il eût
pris constamment souci, non de sa réputationet de ses écrits,mais
de quelque détail matérielinsignifiant.Il eût pris ombragenon de
Hume ou de M. de Ghoiseul ou de d'Holbach, mais d'un enfant,
d'un passant,d'un individurencontrépour la premièrefois et par
hasard.
En réalité,le mal dontsouffrit Rousseau, de trèsbonne heure,fut
cette faiblesseirritabledes nerfsque les médecins d'aujourd'hui
nommentla neurasthénie.Elle faisaitle fondsur lequel son imagi-

1. Lasègue,travailcité.

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nationdessinaittourà tourses soupçons,ses utopieset ses sys-


tèmessophistiques, quandelle n'avait pas l'heureuseinspiration
d'évoquer les eaux courantes et la verdure(car alorstoutse rassé-
rénait).Lisez la description de la neurasthénie dans le Traitédes
névrosesd'Axenfeld ou dans les Maladiesdu système nerveux,de
Grasset: vousretrouverez à chaqueinstantl'histoirede Rousseau;
vousy retrouverez certaines causesinavouables, avouéescependant
parlui,de son mal; vous y retrouverez diverssymptômes que lui
seul, dans l'esquissede ses aventuresamoureuses, étaitcapable de
décrirecommeil l'a fait.Maisvousretrouverez aussi ce témoignage
de l'hommede science,que, quoiquel'espritdu neurasthénique soit
« trèsfrappé de cettesituation pénible», chez lui néanmoins « l'in-
tégritédesfonctions intellectuelleset des sensest complète» '
VI
II m'a sembléqu'il y avaitintérêtà dégagerdes accusations de
foliela périodeactiveet créatricede la viede Rousseau.Je ne veux
cependantpas fermerles yeux sur les accidentsdes dernières
années.La folies'est-ellealorsinstalléedéfinitivement danssa per-
sonne?En toutcas,elle a été aux portes!elle y a étévueetreconnue
avec des caractères et des symptômes, soitphysiologiques, soitpsy-
chiques,toutà faitnouveauxdanssa vie.
Le textele plusdécisifestici celui de Gorancez f.
« Depuis longtemps je m'apercevais d'un changement frappant
danssonphysique, je le voyaissouventdans un étatde convulsion
qui rendaitson visageméconnaissable, et surtoutl'expression de
son visageréellement effrayante. Dans cet ses
état, regards sem-
blaientembrasserla totalitéde l'espace,et ses yeux paraissaient
voirtoutà la fois;mais,dansle fait,ils nevoyaient rien.Il se retour-
naitsursa chaiseet passaitles braspar-dessus le dossier.Ce bras,
ainsi suspendu,avait un mouvementaccélérécommecelui du
balancierd^unependule,etje fiscetteremarqueplus de quatreans
avantsa mort,de façonque j'ai eu toutle tempsde l'observer.
Lorsqueje lui voyaisprendre cettepostureà monarrivée,j'avais le
cœurulcéré,et je m'attendais aux proposles plus extravagants;
jamaisje n'ai été trompédansmonattente. C'estdans une de ces
situations qu'il medit: « Savez-vouspourquoije donne
affligeantes
« au Tasseunepréférence si marquée?...Sachezqu'il a préditmes
« malheurs....Jevous entends, le Tasse est venuavantmoi; com-
1. Grasset,ouvrage cité, p. 778.
z. voy. Mussei-jrainay,t. i, p. sou.

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« menta-t-ileu connaissance de mes malheurs?Je n'en sais rien et


« probablementil n'en savait rien lui-même;mais il les a prédits.»
Ce récit se passe de commentaire.On y voit bien ce coup subit
qui ébranlele systèmenerveuxet yjette un désordre inaccoutumé;
on y voit aussi, non pas cette fois une exagération, mais une
croyanceà quelque chose de nettementimpossible.
Cet état,qui se greffesur l'état habituel de Rousseau, mais qui
s'en distingue,a-t-ilété constantdans ces quatre dernièresannées
auxquelles fait allusion Gorancez?Y eut-il là une crise dernière,
amenantce « changementde front» totaldontparlentles aliénistes?
Ou bien y eut-ildes crises successives et espacées, dont chacune
exaspéraitson imaginationet lui faisaitdire ou fairedes insanités,
mais cédait ensuitepour un tempsà la réaction des forcessaines?
C'est cetteseconde hypothèsequi me semble la vraie.
Rousseau lui-mêmenous a faitl'aveu et nous a donné la descrip-
tion de plusieursde ces crises. Ses récitsconcordentparfaitement
avec celui de Corancez (ce qui leur donne une certaineautorité);
mais il montreque c'étaient là des espèces d'attaques quasi fou-
droyantes,assez courtes, en somme, et dont sa raison, une fois
l'accès passé, ne demeuraitpas complètementvictime.Il va, par
exemple,à Notre-Damepour y déposer sa fameuseprotestation, et
il aperçoittout à coup devant lui une grille qu'il n'avait jamais
remarquée.
« Au moment,dit-il,que j'aperçus cette grille,je fus saisi d'un
vertigecommeun hommequi tombeen apoplexie, et ce vertigefut
suivi d'un bouleversementdans toutmon être,tel que je ne me sou-
viens pas d'en avoir éprouvé jamais un pareil. L'église me parut
avoir tellementchangéde faceque, doutantsi j'étais bien dans Notre-
Dame, je cherchaisavec effort à me reconnaître...,etc., etc. Revenu
à
peu peu de mon saisissement,je ne tardai pas d'envisagerd'un
autre œil le mauvais succès de ma tentative....J'avaisdit dans ma
suscriptionque je ne m'attendaispas à un miracle,et il était clair
néanmoinsqu'il en aurait fallu un pour faireréussirmon projet...;
car mon idée étaitsi folle... que je m'étonnaismoi-mêmed'avoirpu
m'en bercerun moment.»
Voilà, traitpour trait,la descriptiond'un de ces accès de conges-
tioncérébralequ'on a voulu confondreun instantavec un accès épi-
leptiqueet que d'autres auteurs ont plus justementdénommécon-
gestionà formemaniaque *. Rousseau en éprouva plus d'un, jus-

1. Voy.dansle Traitépratiquedesmaladiesdu système


nerveuxde Grassetle
chapitre sur la Congestioncérébraleet notammentles pages 96-98.

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qu'aujouroù survint le dernier (qui éclatasous uneforme pluspar-


ticulièrement apoplectique et qui l'emporta - car l'hypothèse du
suiciden'a jamaispu êtredémontrée). Il avaitfiniparles attendre,
ces crises,et par les supporter patiemment, dit-il,comptantsur
la guérisonaccoutumée.
« Convaincude l'impossibilité de contenir les premiers mouve-
mentsinvolontaires, j'ai cessétousmesefforts pourcela; je laisse,à
chaqueatteinte, monsangs'allumer, la colèreet l'indignation s'em-
parer de mes sens;je cède à la nature cettepremière explosion, que
toutesmesforcesne pourraient arrêterni suspendre. Jetacheseu-
lementd'enarrêter les suitesavantqu'elle ait produitaucuneffet.
Les yeuxétincelants, le feudu visage,le tremblement desmembres.
les suffocantes palpitations, tout cela tient au seul physique,et le
raisonnement n'ypeut rien. Mais, après avoir laissé faire au naturel
sa premièreexplosion, Tonpeutredevenirson propremaîtreen
reprenant peuà peu ses sens : c'est ce que j'ai tâchéde fairelong-
tempssanssuccès,maisenfinplusheureusement.... 1»
Dansles étatsqui succédaient à ces attaquespassagères, qu'était
désormaisRousseau?Ce qu'il avaittoujoursété : ni plusni moins
sensé,ni plus ni moinsorgueilleux, ni plus ni moinséprisde ses
rêverieset de ses chimères, les unesnoblesetgracieuses, les autres
souilléespar le souveniret par l'apologiede tousses vices.Il est
etille sent,maisil nerépudieaucunede ses idées,il nerompt
affaibli
aucunede ses habitudes.Son géniecontinueà se déployer, avecla
mêmeinégalité, dans les diversgenresoù il s'étaitdonnécarrière
duranttoutesa vie : ici,ses dialoguespleinsde subtilités, de lon-
gueurs,de sophismes et d'arguties, parcequ'il y discutecontreles
hommes etsurlui-même; là,sesadmirables rêveriesd'unpromeneur
solitaire,pleines d'un charme que sa mélancolie résignéen'a fait
sans
qu'adoucir, y rien mêler cette fois de nuageuxni d'utopique.
Cettefidélité à soi-mêmequ'ilretrouve dansles intervalles de ses
crises,ellene se soutient pas seulement dans l'intensité de son ima-
gination, dansle charmede sa rêverie,dans son amourde la vraie
nature,dans l'émotionattendrissante de son style.Elle se soutient
aussidansces idéesqui ontfondéchez nous,commel'a ditVictor
Cousin,la philosophie populaire, qui ontcombattu, dès leur appa-
ritions,les maximesde la philosophie sensualiste et devancé,on le
reconnaîtaujourd'hui, quelques-unesdes idées de Kant.Dans la
troisième de ses Promenades (écritesla dernièreannéede savie),
Rousseaupasseen revuetousles efforts qu'il a faitsdès sa jeunesse
1. Huitièmepromenade.

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pour se donnerdes croyancesfixes et justifiées.Là il se montreà


nous dans l'unité, maintenuejusqu'au bout, de sa pensée philoso-
phique,écartantdes objectionsqu'il ne pouvaitrésoudre,« mais qui
se rétorquaientpar d'autres objectionsnon moins fortes dans le
systèmeopposé »; laissant là les argumentscaptieux,les difficultés
qui passaient sa portée « et peut-êtrecelle de l'esprithumain »,
bravant le scepticisme moqueur de la générationprésente,pour
chercherun accordavec les sages de tous les tempset de toutesles
nations,s'arrêtantenfinaux principesfondamentaux appropriésceà sa
raison, à son cœur, à tout son être » et «
portant le sceau de l'assen-
timentintérieurdans le silence des passions ».
Nulle part il n'y a rien de plus touchant,rien de plus beau que
ce mélange d'assuranceet de modestieavec lequel il se reposedans
cette foidéfinitive.« Aujourd'huique toutes mes facultés,affaiblies
parla vieillesseet les angoisses,ont perdu tout leur ressort,irai-je
m'ôterà plaisir toutes les ressources que je m'étais ménagées et
donnerplus de confianceà ma raison déclinante,pour me rendre
injustementmalheureux,qu'à ma raison pleine et vigoureusepour
me dédommagerdes maux queje souffresans les avoir mérités?»
II fautlire toute la suite pour admirercommeelle le méritecette
dialectiqueapaisée, mais forteencoreet surtoutlucide.
Ainsi,ces crisesdes quatre dernièresannées, nous croyonsmain-
tenantles connaître.Par des poussées congestivesintermittentes,
ellesont développéchez Rousseau des accès de manie où sa raison
et sa vie même furentbien souventen danger de subir une catas-
trophedéfinitive.Ces accès néanmoins,il ect impossiblede les con-
fondreavec l'état permanentd'irritabiliténerveuse,d'exagération,
de sauvagerie,d'imaginationsoupçonneuseet de passionanti-sociale
qui furenttoujoursles côtés faiblesde Rousseau. Les crises passées,
le naturel ancien se retrouvaitintact,avec tout ce qu'il avait de
misérableet de divin.C'est pourquoiil nous a paru que décidément
le mot de folie,dans son acception rigoureuseet scientifique,ne
pouvaitpoints'appliquerà Jean-JacquesRousseau.
Si cela est, le problèmede l'accord du génie et de la foliedans
Rousseau tombeou du moinsse réduità bien peu de chose. Que la
qualité de son génie ait été solidaire de son exaltationet des excès
qui le compromirent si souvent,cela est indubitable,c'est ce qu'on
peut dire de presque tous les grands hommes. La tensionqui fait
agir si puissammenttous les ressortsde leur organismementalest
aussi ce qui les violenteet les use et très souventles fausse.C'est
encore cette tensionde certainesfacultésqui en laisse d'autresdans
la torpeurou qui les abandonne en quelque sorte à elle-mêmes.La

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qualitédu géniequi fitde Voltaireun immortel railleurfutsolidaire


de cetteespèced'exaltation, d'irrévérence et d'injusticequi lui fit
outrager tantde choseset de personnes sacrées.La qualitédu génie
fit
qui que Napoléongagna tant de victoiresfutsolidairede cette
maniebelliqueusequi le conduisit en Russieet à Waterloo;elle fut
égalementsolidairedu méprisqu'il afficha pourl'opinion, pourla
diplomatie et le droit des gens. Mais faut-il
retourner la proposition?
Le géniedu grandhommedoit-ilquelque chose à son délire,si
délireil y a? Une foliequi non seulementrespectele génie d'un
homme,maisqui le favorise, qui opère complaisamment dans le
sens de ses besoinset de ses aptitudes, voilàuneformule qui, pour
le commun des mortels, auraitbienbesoind'êtreexpliquée.Jusqu'à
ce qu'ellel'aitété,je croiraique la découverte ou la peinture du vrai
fontplusque le sophismepourla gloired'unécrivain; je croiraique
c'est l'exacteprévision, non le dédaindes possibilités réelles,qui
faitle succèsd'unhommed'action.
Jecomprends qu'uneimagination puissante ait à luttercontreun
tempérament maladif;je comprendsque touten surmontant les
difficultés, elle en et
souffre, qu'elle ne sortede la lutte qu'attristée,
souilléeou diminuée ; elletriomphe néanmoins detoutescesmisères,
si les organesqui la serventontune réservesuffisante de forces
saines et si elle-mêmes'est éprised'un idéalà la foisnouveauet
vrai,qui rallie ses tendancesfécondeset leur assureune action
victorieuse : tel étaitceluique Rousseauavaitheureusement trouvé
dans la poésiede la nature.Ce que je ne comprends pas, c'estque
la vigueurd'unhommepuissedevoirquelque choseà une maladie
dontil souffre d'unefaçonconstante. On dit,je le sais,que la perle
estunemaladiede l'huitro et la truffeune maladiedu chêne.Mais
ni l'huîtrenile chênene profitent duproduit que nousleurvolons,
tandisque l'humanité vitet se développeparles efforts de ses héros.
Puis, si le génieest une maladie,que sera l'étatdu commundes
hommes etque seral'étatdes imbéciles?

Henri Joly.

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