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SOCIOLOGIE ET ENVIRONNEMENT EN FRANCE

L'environnement introuvable ?
Lionel Charles et Bernard Kalaora

Presses de Sciences Po | Ecologie & politique

2003/1 - N°27
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ISSN 1166-3030

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http://www.cairn.info/revue-ecologie-et-politique-2003-1-page-31.htm
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Pour citer cet article :


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Charles Lionel et Kalaora Bernard, « Sociologie et environnement en france » L'environnement introuvable ?,
Ecologie & politique, 2003/1 N°27, p. 31-57. DOI : 10.3917/ecopo.027.0031
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SOCIOLOGIE ET
ENVIRONNEMENT
EN FRANCE
L’environnement introuvable ?

Lionel Charles et Bernard Kalaora •

L’
environnement apparaît aujourd’hui comme l’objet non identifié
de la sociologie française, mais aussi comme un horizon
curieusement lointain, mal cerné par la société française et la
grande majorité de ses élites. On peut souligner la part mineure de
l’environnement dans les politiques publiques (aménagement du
territoire, infrastructures, urbanisme), largement dominée par les enjeux
techniques et sociaux. Ainsi en est-il de l’« arbitrage » relatif à
l’implantation d’un troisième aéroport en région parisienne, remis en
cause depuis par le gouvernement Raffarin, dans lequel les critères de
lutte contre l’effet de serre semblent n’avoir joué aucun rôle. La
problématique du transport routier, en particulier du fret, face à la baisse
constante du ferroviaire et l’absence de solution alternative, en apporte
une autre illustration, cruellement mise en relief par l’accident du tunnel
du Mont Blanc. On pourrait multiplier les exemples, dans des registres
extrêmement divers…
Cette cécité à l’environnement concret, vécu, l’indifférence à son égard,
expérimentées quotidiennement, sont d’autant plus curieuses qu’à un
autre niveau, dans l’opinion, la presse et les médias, mais aussi dans de
nombreuses initiatives publiques ou des entreprises, les préoccupations
environnementales n’ont jamais semblé aussi présentes et prégnantes, du
Lionel Charles est philosophe et travaille comme chercheur et consultant pour la société Fractal (Paris). Bernard
Kalaora, sociologue, a travaillé au service de la recherche du ministère de l’Environnement, puis au Conservatoire
du littoral. Il est actuellement professeur à l’université Jules Verne de Picardie et chercheur associé au LAIOS
(Laboratoire d’anthropologie des institutions et organisations sociales, MSH, Paris).

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Sociologie et environnement en France : l’environnement introuvable

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changement climatique aux questions alimentaires1. Au-delà des risques,
des accidents, des inquiétudes du type de celle suscitée par la tempête de
1999, l’environnement fait l’objet d’une prise en charge croissante par de
nombreuses instances, publiques ou privées. Force est de constater que
c’est l’idée d’environnement en tant que telle, et non pas les mises en
œuvre à son propos, qui n’a pas véritablement cristallisé et ne fait pas
sens dans la société française 2. Son caractère extrêmement général,
ubiquiste, la mise en relation entre les multiples compartiments de la vie
sociale, l’équation entre science, technique, individu et société dont elle
est porteuse ne constituent pas en France un ferment déterminant du
renouvellement social et politique, de l’imaginaire collectif, avec les
dimensions de démocratie participative, de gouvernance qui y sont
attachées. La logique spécifiquement environnementale ne semble pas
avoir réussi à s’imposer dans la société française. Elle paraît même en
régression face à l’arrivée d’une notion comme le développement
durable, qui possède un ancrage fort dans l’environnement. Les
institutions semblent cependant plus volontiers y faire référence car elle
paraît s’inscrire plus aisément dans la tradition française et mieux
correspondre à une logique sociale et à ce qui peut apparaître comme un
impératif moral.
Les ressorts des interrogations que recouvrent les préoccupations
environnementales semblent souvent davantage assignés à des traits
culturels qu’environnementaux : les tempêtes de la fin 1999 mettent à
l’épreuve l’exceptionnalité climatique de la France dite « tempérée » et
l’aménagement du territoire à la française, fierté des ingénieurs ; le
risque alimentaire est une atteinte directe à l’importance culturelle et au
souci accordés à l’alimentation. Il y a quelques années, P. Roqueplo3
avait pu évoquer à propos des pluies acides ce qu’il avait appelé un
risque inversé : quand les Allemands voyaient dans les pluies acides une
menace pour leurs forêts les amenant à réduire leurs émissions d’oxyde
d’azote en généralisant l’usage du pot catalytique, les Français y
percevaient une menace pour leur industrie automobile. L’environnement
et les questions environnementales ne sont pas saisis, contrairement à
d’autres pays, en tant que tels, comme proactifs, signifiants et moteurs
vers de nouveaux modes de développement, confirmant et répondant aux
interrogations et aux doutes soulevés par une modernité oppressive,
1 L. Charles et B. Kalaora, « Retour sur l’an 2000 : quand la France flirte avec le chaos », Mouvements, n° 18,
novembre/décembre 2001, p. 101-109.
2 L’étude menée par L. Charles, Environnement et sciences sociales, approches sémantiques, historiques,
épistémologiques et disciplinaires (Fractal, Paris, 1997), constitue une tentative pour mettre en perspective la
notion et la culture de l’environnement dans le monde anglo-saxon et en France.

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dangereuse et ravageuse. Ils le sont réactionnellement, avec lassitude,
comme menace et remise en cause d’un cadre idéalisé que l’on
souhaiterait avant tout conserver tel quel, ignorant souverainement les
transformations profondes auxquelles celui-ci ne cesse d’être soumis à
travers les évolutions technologiques et scientifiques. Sous-jacente à cette
attitude se manifeste une logique cumulative de connaissances et de
biens, supposée évidente, à partir de principes posés une fois pour toutes,
de nature patrimoniale. Celle-ci renvoie à une étrange visée du même et à
une conception d’un temps linéarisé, homogène, non subjectif, annulant
l’idée d’environnement, laquelle repose sur la diversité des expériences,
l’hétérogénéité des espaces-temps. On retrouve là un trait caractéristique
de l’histoire politique de la société française, une mise en avant de la
stabilité comme modalité déterminante du devenir collectif, qui tend à
éliminer tout ce qui la remettrait en question, sur lequel de nombreux
analystes se sont penchés, et dont l’idée de société bloquée avancée par
M. Crozier constitue l’un des avatars. L’environnement apporte une
réponse d’un autre type, non pas a priori, mais opératoire, de dynamique
d’élaboration permanente de termes communs.
Rappelons à ce propos l’analyse développée par K. Eder concernant les
particularités des cultures écologiques nationales qui sous-tend sa
conception des soubassements culturels de l’environnement. K. Eder se
fonde sur l’hypothèse que chaque société est dominée par un modèle
culturel et une forme de vie. Distinguant des pratiques culturelles
associées à différentes stratégies, il assigne à la France ce qu’il appelle
« chercher la voie médiane », correspondant à un modèle où la nature est
comprise comme « objet de l’action ». Selon K. Eder, la culture
écologique dominante en France est « marquée par le poids des élites
issues des grandes écoles nationales. L’appréhension technocratique de
la société inculquée dans les écoles d’État dont la formation est axée sur
la pratique domine les problèmes d’environnement. L’emprise
objectivante de ces problèmes se manifeste par une appréhension
technocratique du concept de risque. […] Comment comprendre la
nature quand domine une telle forme de vie. La nature reste un objet de
nature technocratique4 ».
Avant d’aborder et de discuter la question de la relation entre sociologie
et environnement en France, il n’est pas inutile d’en éclairer le contexte
par un rapide retour sur la situation française en général, l’évolution de la
3 P. Roqueplo, Pluies acides : menace pour l’Europe, Economica, Paris, 1988.
4 K. Eder, « L’environnement et le discours écologique : le cas de l’Allemagne », in M. Abélès et al. (dir.)
L’environnement en perspective. Contextes et représentations de l’environnement, L’Harmattan, Paris, 2000,
p. 200-201.

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Sociologie et environnement en France : l’environnement introuvable

sociologie en France et celle de la problématique environnementale.

Sciences sociales et environnement en France

Un constat d’évidence semble caractériser l’espace public : l’émergence


d’« objets » sociaux relativement nouveaux comme le territoire, le risque
ou la ville, répondant à un vaste répertoire de préoccupations présentant
souvent une composante environnementale importante, sans qu’on puisse
pour autant réduire ceux-ci à l’environnement (ou au moins à une vision
classique de l’environnement). Ces « objets » sont complexes,
multifactoriels, relevant de nombreux arrière-plans et d’un large éventail
d’approches scientifiques et techniques, politiques, administratives,
économiques, sociales et culturelles, au sein duquel l’apport de la
sociologie, quand il se manifeste, est loin d’être déterminant. Il consiste
en un éclairage très partiel sur des questions qui relèvent de décisions et
de mises en œuvre collectives dont l’échelle semble se situer très au-delà
des plans d’intervention du sociologue. L’univers de référence semble
bien éloigné d’une réflexion en termes de fondements de la socialité, au
cœur de la tradition sociologique : il met en relief les dynamiques
collectives associant de multiples comportements et leur interaction à des
contextes eux-mêmes évolutifs.
Qu’en est-il alors de la sociologie et de sa position face à l’émergence de
ces nouveaux objets ? Indépendamment des origines multiples, voire
contradictoires de la sociologie, force est de constater la prégnance d’un
modèle conçu par les pères fondateurs et transmis de façon continue
comme garant de la légitimité de la discipline. La réalité contemporaine
continue d’être approchée et conçue à travers le filtre de ce modèle,
construit sur des objets et une temporalité particulière, sous-tendue par
une vision de la société modelée au XIXe siècle comme lieu normatif de
l’idée de progrès. La sociologie se veut un projet répondant à
l’avènement de la modernité et d’un ordre rationnel ; elle a de fait une
fonction non seulement cognitive, mais aussi structurante sur la
perception comme sur la réalité elle-même. Cette approche totalisante se
fonde dans l’ignorance, voire la dénégation de ce qui n’est pas elle, à
partir d’une ambition démesurée, d’une confiance sans limite dans sa
capacité à tout embrasser, à tout appréhender. Dans son effort pour
s’émanciper du biologique, elle scotomise tout un ordre de la réalité, le
vivant, dans une visée de pure stratégie disciplinaire, sans se préoccuper
de la portée à terme d’une telle opération 5 . Rétrospectivement, le
développement de cette problématique dans la seconde partie du XXe

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siècle permet de mieux mesurer les hasards de ce choix fondateur. Sa
dimension structurante contribue à rendre incompréhensible le retour
multiforme du vivant sur le devant de la scène et donc particulièrement
difficile l’appréciation de pans entiers des développements
contemporains. Le projet des sciences sociales est originellement marqué
par un constructivisme englobant qui consiste à penser que tout ce qui
touche à l’humain relève d’une construction sociale. En découle
l’affirmation d’une frontière intangible entre la sphère de l’humain et
celle du non-humain qui hypertrophie le lien inter-humain aux dépens de
toute autre relation. Face à des objets complexes comme ceux évoqués
précédemment, associant nature, technique et valeurs dans des réseaux de
sens multiformes, le sociologue se trouve inévitablement en porte-à-faux.

Le paradigme moderne de la nature : comprendre et dominer

On peut souligner combien cette construction est liée à une vision de la


nature issue d’un long développement, qui trouve son origine dans la
pensée grecque. La nature s’y manifeste comme une force générique
dont la puissance s’impose à l’homme et avec laquelle il est en
concurrence permanente, dans un rapport largement dominé par la peur.
L’homme est voué à la rivalité avec une nature infiniment vaste et
polymorphe, qu’il doit imiter, dont il doit s’inspirer et qui lui fournit
même, chez les stoïciens, un modèle moral à partir duquel conduire son
existence (« vivre selon la nature »). La science moderne, dans le très
large faisceau de ses composantes constitutives, trouve une de ses
origines dans la redécouverte de la nature à travers une relation
renouvelée entre celle-ci, la technique et la science : cette redécouverte
par l’humanisme renaissant signe l’émergence d’une nouvelle proximité
entre la nature et l’expérience humaine dont la science portera le
développement et qui parcourt toute la modernité. La recherche de ces
dernières décennies en histoire des sciences a bien mis en évidence
l’ampleur de la dette de cette nouvelle vision à l’hermétisme et à
l’identification entre l’esprit et le monde dont il est porteur6. On n’a
probablement pas fini de s’interroger sur cette proximité ambiguë de la
modernité à la nature et les questions irrésolues qu’elle ne cesse de
ranimer7. Cette nature apparaît, avec les travaux de Galilée, régie par des
règles ou des lois accessibles à l’esprit humain, dont la compréhension
devrait assurer à l’homme la capacité de la mettre à son service, d’en
5 L. Mucchielli, La découverte du social. Naissance de la sociologie en France, La Découverte, Paris, 1998.
6 E. Garin, Hermétisme et Renaissance, Éditions Allia, Paris, 2001. Voir également A.G. Debus, Man and Nature
in the Renaissance, Cambridge Univ. Press, Cambridge, 1978.

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Sociologie et environnement en France : l’environnement introuvable

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utiliser massivement les ressources, voire de la dominer. On peut
cependant discerner ici, évidemment très schématiquement, des
approches très sensiblement différentes selon les cultures européennes.
La formule cartésienne « se rendre comme maître et possesseur de la
nature », mise en exergue dans le monde français, constitue une
expression quelque peu exacerbée illustrant un imperium sans mesure.
L’approche proposée par F. Bacon — « on ne triomphe de la nature
qu’en lui obéissant8 » — manifeste sans doute plus de souplesse dans la
mesure où elle s’inscrit dans un contexte socio-politique large au sein
duquel elle propose une nouvelle démarche de connaissance, opératoire
et cumulative, dont elle analyse à la fois les conditions et les obstacles à
son développement. Au cours du XIXe siècle, la tension liée à l’idée de
nature propre à la modernité s’exacerbe avec la montée en puissance des
sciences de la nature et du développement industriel qui en procède. À la
fin du siècle, les sciences sociales, et en particulier la sociologie,
s’affirment avec la visée d’élargir le projet cognitivo-pratique de la
modernité au collectif humain par-delà le politique qui en est au
fondement. En posant l’équivalence entre comprendre et dominer, la
modernité a directement conduit à la situation actuelle de rupture
environnementale dans laquelle le monde naturel et le monde humain qui
y est adossé sont directement menacés par le succès même de la mise en
œuvre humaine. Ce qui a constitué la force du paradigme occidental,
l’affrontement, devient aujourd’hui un obstacle à la complexification du
rapport à la nature mais aussi au renouvellement du social qui ne peut
plus se reconfigurer de manière souple et ouverte.
Remarquons cependant que le rapport de la sociologie naissante à la
nature n’est pas absolument général. Parmi les pionniers de la sociologie,
Simmel a été l’un des rares à se démarquer entièrement de cette vision
purement anthropocentrique9. Tout son effort consiste, plutôt que de les
opposer, à chercher à concilier des registres différents, l’événement et le
stable, le collectif et l’individu, la nature et la culture, non pas en
dialecticien, dans une perspective hégélienne, mais précisément en
sociologue qui, à la différence de Durkheim, cherche à rendre compte
d’une réalité concrète, dynamique et ouverte au lieu d’en absolutiser
certaines caractéristiques. Ainsi, dans la Tragédie de la culture, paru en
1911, Simmel oppose le culturalisé10 (le mât) à la nature cultivée (l’arbre
fruitier). Il veut montrer à travers cette nuance de langage la différence
7 Voir le récent ouvrage de S. Moscovici, Réenchanter la nature, Éditions de l’Aube, La Tour d’Aigues, 2002.
8 F. Bacon, Novum Organum, aphorisme 3, PUF, Paris, 1986, p. 101.
9 Voir également Tarde.

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entre une production, le fruit de l’arbre fruitier qui « est le produit des
énergies pulsionnelles de l’arbre lui-même et ne fait qu’accomplir la
possibilité préfigurée dans ses dispositions premières » et la mise en
œuvre technique, téléologique et « sans la moindre préformation dans
ses propres tendances ontologiques ».
Les idées avancées par Simmel ont eu en France très peu d’écho, au
contraire de celles de Durkheim dont l’influence a été considérable et qui
a engagé l’analyse sociologique vers la régularité, à travers l’importance
de l’usage de la statistique, l’institué, installant la vision du social dans
un regard à la fois normatif et rétrospectif, obtus à toute réalité instable et
mouvante dans la mesure où celle-ci n’est jamais que réinterprétée à
l’aune de catégories préexistantes11. Si cette posture au fondement du
métier de sociologue a été performante dans le contexte dominant de
sociétés industrielles fondées sur la croyance en la rationalisation et le
progrès, elle trouve ses limites face à la complexité et aux incertitudes
nées de la prolifération de la raison scientifique et technicienne et de ses
conséquences 12. Dans cette configuration, le partage entre faits et
énoncés s’opère de façon nouvelle, les décalages temporels qui les
séparent sont considérablement réduits dans une accélération et une mise
au présent généralisées où la question du futur devient omniprésente.
Dans ce télescopage des temporalités, la sociologie perd prise si elle
n’accepte pas de se confronter à la nouvelle réalité mouvante et à
l’ignorance face à l’imprévu. Cet effet d’horizon tient à ce que tout
discours, tout savoir ne saurait investir qu’une part limitée du réel, quelle
qu’en soit la structure, au-delà de laquelle sa pertinence s’estompe. De ce
point de vue, l’apport de la sociologie ne peut être, comme l’avait bien
vu Simmel13, qu’émergent, et non pas structural. Il est de fait confronté
au risque : le discours émergent n’est en aucun cas assuré de sa
réception, il est précisément autre chose qu’une redite, il est décalé et, de
ce point de vue, précisément risqué, dans la mesure où il a pour fonction,
pour sens d’échapper à la répétition, au déjà dit, au déjà-là, à l’institué.
En cela réside sa nouveauté et son apport, incertain. En même temps,
s’élaborant, il devient constitutif. Il participe de la définition de la réalité
comme de sa transformation, expression évidente de la « radicalisation
de la modernité » et de l’instabilité qui la caractérise.
10 Selon l’expression de M. Gross, « Unexpected interactions : Georg Simmel and the observation of nature », à
paraître dans le Journal of classical Sociology.
11 Tout en assignant une origine biologique à la division du travail, Durkheim n’a de cesse que d’y opposer le
fondement moral et social, en minimisant toute relation d’un registre à l’autre. Voir S. Moscovici, La machine à
faire des dieux, Fayard, Paris, 1988.
12 Voir A. Giddens, Les conséquences de la modernité, L’Harmattan, Paris, 1994.
13 G. Simmel, Sociologie, PUF, Paris, 1999.

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On assiste de fait, tout autant du point de vue micro que du point de vue
plus large des interrogations quant au devenir de la société, à une
absence, en tous les cas à une faiblesse de la sociologie française face
aux défis du moment, à une certaine perte d’identification, de
spécification des enjeux au profit d’une multiplication de sous-domaines
catégoriels, relativement indépendants et isolés.

La sociologie française en miettes ?

Ce n’est jamais le social en tant que signifiant (avec donc une certaine
réduction à l’insignifiance) qui est en question, dans sa double dimension
de réalité et d’aspiration, dans la conjonction des multiples visées qui le
caractérisent, y compris imaginaires ou symboliques, mais un sous-
groupe, une sous-catégorie, un sous-ensemble, un sous-espace, des
entités aux voix affaiblies, délimitées a priori. Or, aborder le social c’est
développer un discours à propos ou autour de la société, c’est-à-dire oser
une certaine forme de visibilité, ancrée dans une expérience de la
croyance et de la cohérence, dans une conviction du bien fondé de la
transmission, jamais définie à l’avance.
C’est faire un pari sur la visibilité. Le repli de la sociologie française est
sensible précisément dans cette perte de visibilité plus peut-être que de
pertinence, dans un manque de renouvellement du paradigme et de la
tradition sociologique eux-mêmes, traduisant le conformisme, le peu de
motivation à franchir la distance qui sépare d’autrui. Ce repli à bas bruit
est d’autant plus net qu’il intervient après la prolifération des discours et
des initiatives qui ont accompagné le structuralisme dans les années 1970
et 1980. Cet effacement correspond en fait à la perte de la position
paradigmatique de domination et d’imposition de la sociologie et plus
largement des sciences sociales qui avait caractérisé cette période, et que
quelques nostalgiques s’efforcent de retrouver aujourd’hui. Celle-ci avait
bruyamment manifesté combien le discours sociologique tend à se situer,
au moins dans le contexte français, dans un rapport très particulier à la
société, que l’on peut considérer comme hégémonique ou surmoïque. La
sociologie et, étroitement liée à elle, la pensée du social exercent en
France, bien plus qu’ailleurs, une véritable fonction rectrice, un
magistère dont l’on trouve un exemple manifeste dans la figure et le rôle
publics joués par Pierre Bourdieu14. L’individualisme très affirmé propre
aux pays anglo-saxons, y apporte un correctif considérable, illustré par le
travail de N. Elias par exemple. On voit ainsi comment les
développements de la discipline sont indissociables de ses contextes

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culturels et nationaux d’émergence. Le poids de certains des pères
fondateurs, Comte ou Durkheim en premier lieu, est d’autant plus lourd
en France qu’il renvoie à la congruence, au lien étroit existant entre la
pensée du social, le positivisme et l’État15.
Comme l’a souligné W. Lepennies, la sociologie française naissante s’est
adossée à l’État. Elle s’alimente indirectement de la problématique
historique complexe que constitue l’héritage catholique, la double
composante monarchique et révolutionnaire et son contexte de
destruction et de restauration, le rapport difficile de la modernité avec
l’ancien régime et la révolution16. Une des spécificités françaises est la
prise en charge plus importante qu’ailleurs de l’individu par le collectif,
son désaisissement politique partiel via la représentation17, mais aussi
désaisissement psychologique, subjectif en ce que l’individu est comme
déchargé d’avoir à assumer personnellement la confrontation au risque18.
Construite dans la perspective d’étudier des déterminismes et des
régularités sociales, la sociologie en France reste davantage une pensée
des structures, mal adaptée à l’irruption de l’acteur, du vivant, du
désordre, du multiple, de l’incertain, dont la thématique de l’anomie chez
Durkheim préfigurait déjà la difficulté. La formalisation contraignante
liée à la construction de la discipline conduit à préformater les
thématiques et constitue un obstacle dans un contexte devenu beaucoup
plus fluctuant, mobile, insaisissable.
Face à la problématique environnementale, on peut souligner combien la
situation française paraît différente de celle de l’Allemagne ou de la
Grande-Bretagne, où des figures importantes de la sociologie ont élaboré
des discours largement reçus et en phase avec la dynamique de sociétés
fortement préoccupées par les questions écologiques et
environnementales. Citons des personnalités comme U. Beck ou K. Eder
en Allemagne, interprètes des élaborations renouvelées de la modernité
allemande, ou A. Giddens en Grande-Bretagne, figure majeure de la
discipline par l’ampleur et la diversité de son approche, devenu le maître
à penser de la troisième voie mise en œuvre par T. Blair. Sans oublier les
personnalités appartenant à la génération immédiatement antérieure que
sont J. Habermas ou N. Luhmann. Aucun des porte-parole récents ou des
14 C’est ce rapport que tente aujourd’hui pour une part de reconstituer et de réinvestir un mouvement comme
Attac.
15 R. Aron, Les étapes de la pensée sociologique, Gallimard, Paris, 1967.
16 Voir Nisbet. Voir également Tocqueville.
17 Voir P. Rosanvallon, Le peuple introuvable, Gallimard, Paris, 1999. Voir également M. Gauchet, La démocratie
contre elle-même, Gallimard, collection Tel, Paris, 2002.
18 Dans une véritable construction sociale de l’indifférence. L’ouvrage de F. Ewald, l’État providence (Fayard,
Paris, 1987), peut être lu comme un analyseur de la société française.

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Sociologie et environnement en France : l’environnement introuvable

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ténors de la sociologie française n’a su ou voulu relayer les interrogations
collectives face à ces questions et tenter d’en déployer les significations.
La société du risque thématisée dès 1986 par U. Beck inaugure un
nouveau cadre d’interprétation où le risque est une dimension
constitutive de la société en devenir. En France au contraire, cette notion
est perçue comme dysfonctionnement de la société industrielle dans une
logique instrumentale, assurantielle, de gestion. Mis en scène dans son
rapport à l’État-providence, le risque en général et du même coup le
risque environnemental apparaissent comme un disrupteur du système
fondé sur les mécanismes protecteurs à grande échelle et non comme une
dimension heuristique. Il convient de mettre l’accent sur la filiation à
notre avis forte existant entre U. Beck et H. Jonas : l’heuristique de la
peur mise en avant dans Le principe responsabilité préfigure nettement la
valorisation de la thématique du risque développée par Beck.

Exceptionnalité française ?

On ne cesse d’assister en France à une réduction confondante du débat


public, verrouillé par des prédéterminations qui échappent à la discussion
et limité à un cénacle médiatico-intellectuel relativement étroit — on
peut penser à l’image sartrienne du huis clos, dont le succès télévisuel de
l’émission Loft Story a récemment permis de retrouver le symptôme —,
qui pèse de tout son poids sur les représentations et les mises en œuvre, à
partir d’une vision toujours sélective des thématiques abordées, auquel
répondent des explosions sporadiques dans la rue. La décision récente de
poursuivre sur une décennie un programme massif de destruction de
grands ensembles faute de politique urbaine probante permet, d’un autre
point de vue, de mesurer l’ampleur des déficits auxquels est confrontée la
société française, après des décennies de politique urbaine qui ont
constitué autant d’échecs. La gestion, le management, le pilotage, une
version particulièrement restreinte de pragmatisme prétendent s’inscrire
comme le nouvel horizon raisonnable et mesuré de la réalité française,
vouée à une technicité sociale sans précédent, qui laisse d’emblée dans
l’ombre les questions hors champ, celles du devenir à long terme d’un
projet collectif véritablement partagé car pleinement discuté, et pas
seulement proposé à la sauvette ou imposé. La société française n’est pas
tant absente à elle-même, traumatisée par les années de chômage et
repliée sur elle-même que tenue à l’écart, ignorée par des élites, y
compris des sociologues guidés par la commande publique, qui
produisent le plus souvent de la société des images ad hoc

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Lionel Charles et Bernard Kalaora

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particulièrement réductrices. Et cela faute d’une approche ouverte des
dynamiques qui animent les comportements collectifs, indépendante des
intentions des décideurs ou des programmes politiques qui orientent et
donnent validité aux travaux des sociologues.
Le pilotage de la recherche s’exerce sur une base de plus en plus
administrative : les thématiques, les champs d’intervention, les objets, les
orientations sont établis non par les chercheurs à travers les dynamiques
de recherche mais en fonction des logiques d’un certain nombre
d’administrateurs et de décideurs. Les équipes voient leurs structures
propres s’établir en fonction d’objectifs définis à travers des cadres
bureaucratiques, d’où une atomisation des objets et l’impossibilité de
retrouver un sens commun, c’est-à-dire un sens tout court. Ce type de
pilotage renforce le caractère étroit, fermé des problématiques. La
faiblesse d’un tel mode opératoire tient à ce qu’il est conduit par le court
terme, par les urgences du moment, sans anticipation, sans réflexivité,
sans continuité. Parler de la société en France revient en fait souvent à
parler à et de l’État qui, dans une certaine mesure, est censé la
représenter tout autant qu’il est supposé l’animer. On a pu opposer l’État
à la société, marquant ainsi ce que cette représentation a d’insuffisant et
de trompeur, mais cette opposition n’a pas de sens si l’on ne mesure pas
en même temps leur proximité. Et c’est aussi dans une certaine mesure
parler le langage de l’État. La question des rhétoriques est ici très
importante et demanderait à être approfondie.
C’est dans une telle perspective que l’on peut saisir la peur de l’avenir,
du multiple, de la diversité, face auxquels l’État est précisément démuni,
incertain, réduit à l’artifice, car trop lourd, trop lent ou trop assuré. Le
sociologue H.-P. Jeudy et l’anthropologue M. Abélès ont pu évoquer
dans un texte paru dans Le Monde la force de ce qu’ils appelaient une
rétrovision, c’est-à-dire une fixation particulièrement forte du regard
collectif sur le passé, évidente dans la référence omniprésente à la notion
de patrimoine et de patrimonialisation. Cette référence semble traduire la
situation durable d’incongruence de la société française, non pas
tétanisée par de profonds déchirements, irrémédiablement clivée, mais
soumise à une vision héritée du passé, réductrice et mutilante, distillée
par des élites politiques ou culturelles dont tout montre combien elles
sont attachées au maintien des bénéfices symboliques exorbitants liés à la
fonction comme à l’idée de représentation. L’hypocrisie du discours
officiel autour des thématiques du chômage, de l’exclusion, qui a pu au
cours des années 1990 prendre une figure quasi-paradigmatique de
catastrophe collective, est, de ce point de vue, éminemment révélatrice,

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Sociologie et environnement en France : l’environnement introuvable

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comme a pu l’être la thématique de la fracture sociale mise en avant par
J. Chirac le temps d’une campagne électorale.
Aujourd’hui, le débat public oscille entre problèmes sociaux
« classiques » (chômage, retraites) et inquiétudes face à la mondialisation
et à la construction européenne, dans une perspective très connotée de
critique du libéralisme, en laquelle droite et gauche se retrouvent.

L’environnement au risque du social, le social


au risque de l’environnement

De cet univers dont il est pourtant au cœur, et malgré les incantations sur
le développement durable19, l’environnement est absent, car vécu non pas
comme un choix prospectif, mais au mieux comme parcours imposé,
quand ce n’est pas comme effondrement ou menace d’effondrement des
valeurs françaises. C’est clairement sur ce mode qu’ont été perçus la
tempête, les OGM, la vache folle, le scandale de l’amiante ou encore,
dans une moindre mesure, l’agriculture ou l’aménagement du territoire ;
ne serait-ce que dans la perspective de la participation au débat
d’interlocuteurs qui n’y étaient pas invités au départ.
Dans ces domaines, l’accumulation des contradictions, des incohérences
ont produit le chaos, sans qu’aucune structuration sérieuse de la
responsabilité ne se manifeste, dans un incessant jeu sournois de
déguisements et de faux-semblants. Une telle situation ne semble
cependant pas constituer un obstacle au développement de la France,
mais bien plutôt un style de développement, tout à la fois bureaucratique
et anarchique, erratique, avec de grandes disparités et des mécanismes
d’ignorance et de refoulement qui font système et permettent que les
choses se poursuivent en l’état. Même si le surgissement de telle ou telle
image ou de telle réalité amnésiée vient de temps à autre rappeler
l’ampleur des déficits et des carences collectives où société et État se
répondent comme en un miroir. En même temps que l’observation qu’on
en fait alimente en permanence la conscience douloureuse d’une
frustration dont seul l’aveuglement peut protéger. Le problème peut
s’interpréter comme celui d’un écart massif entre discours,
représentations et réalité, dont d’innombrables occurrences viennent
confirmer la distance. Celle-ci est la même que celle qui sépare l’État et
les mécanismes de construction qui lui sont propres du reste de la
société, dans la mesure où il s’identifie à elle en tant qu’il est supposé la
19 Voir O. Godard, « Le développement durable, Exhorter ou gouverner », Le Débat, n° 116, oct.-nov. 2001,
p. 64-79.

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Lionel Charles et Bernard Kalaora

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représenter en même temps que ses spécificités techniques et
gestionnaires le conduisent à s’en écarter massivement. Tant que la vision
de la société se ramène à une question d’essence du social, dont l’on
mesure pleinement le sens de reconduire la représentation en légitimant
l’État au détriment de toute autre considération, le raisonnement
sociologique se construit davantage dans une perspective de validation de
modèles théoriques et méthodologiques que de confrontation à une
réalité émergente 20 . D’où une déprise face aux enjeux, et la non-
perception par les leaders de la discipline de l’importance majeure que
tend à prendre la question de l’environnement dans le devenir collectif,
préformaté par les constructions institutionnelles.
Sur un autre plan, la façon dont A. Lipietz21 a théorisé la question de
l’environnement dans l’univers politique est révélatrice de l’emprise du
paradigme politique du social au détriment de l’environnement. Face au
déficit théorique des Verts, A. Lipietz, cherchant à proposer une
construction pérenne, a mis au premier plan le social, auquel il a
conditionné l’environnement. Ce positionnement est lourd de
conséquences, mais témoigne aussi d’un manque de clairvoyance face au
renouvellement récent du débat environnemental et de l’évolution qui a
vu sa dynamique se rééquilibrer à la faveur du poids grandissant des
scientifiques dans son appréhension et sa compréhension. La question
des relais sociaux que soulève l’évolution des problématiques
environnementales, dans la mesure où elles ne cessent et ne cesseront
probablement de se modifier, reste entière.
Rien de surprenant alors que dans un tel contexte, l’environnement ne
trouve pas de prise cognitive. Il relève avant tout de la gestion
administrative des affaires courantes et est traité selon un type de
rationalité bureaucratique, comme le montre de façon emblématique la
mise en œuvre en France de Natura 200022. De même que l’État, dont
nous avons dit par ailleurs combien il est clivé, l’environnement
n’échappe pas à la règle : il reste de l’ordre de l’accident. Il n’est pas vu
de façon intégrée, articulée, proactive ou subjective, mais simplement
dans la reconduite ou la recomposition de la fragmentation des modalités
techniques et des initiatives sociales, en déchets, pollution
atmosphérique, protection de la nature, traitement de l’eau, cadre de vie,
etc. Il est proposé à la société française à travers l’analytique des
fonctions sociales telles qu’elles sont déjà constituées, dans la logique,
20 De ce point de vue, la question du sang contaminé a sans doute constitué une rupture.
21 A. Lipietz, Qu’est-ce que l’écologie politique ? La Grande transformation du XXIe siècle, La Découverte et
Syros, Paris, 1999.
22 L. Charles et B. Kalaora, « La nature administrée », Le Débat, n° 116, sept.-oct. 2001, p. 47-63.

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Sociologie et environnement en France : l’environnement introuvable

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comme l’a bien vu K. Eder, du caractère technique donné à
l’environnement, ce qui n’est pas étonnant compte tenu du cadre techno-
étatique hérité du positivisme qui arme la France, mais pour lequel
cependant à terme l’environnement pourrait bien constituer une cause de
déchirement. Cela pourrait également avoir comme conséquence la
confusion, le désarroi de l’individu, confronté dans les circonstances
ordinaires de l’existence à une réalité identifiée de façon très
contradictoire, structurelle et massive d’un côté et totalement erratique
dans l’expérience quotidienne qu’il en a de l’autre, donc pour lui
incompréhensible et suscitant un sentiment d’arbitraire et de déni. La
culture française n’a pas de concept d’environnement, elle en associe mal
les registres contradictoires de proximité et de distance, de complexité
technique et scientifique et de subjectivité, de connaissance et d’action.
Elle n’en comprend pas la problématique ni les effets d’échelle. Dans son
héritage cartésien de clarté, de spécification et de distinction, elle récuse
le flou, l’inconnu, le paradoxe, l’indéterminé. C’est une culture du
construit, plutôt que de l’événementiel, du vécu. Cette incompréhension
à l’environnement peut s’expliquer historiquement en ce que celui-ci
trouve son origine dans un univers socio-culturel très différent du monde
français, celui de l’empirisme anglais23 (et l’émergence de la notion
d’individu qui y est liée) qui s’est développé précisément en réaction aux
insuffisances comme aux excès de la pensée cartésienne. Mais
aujourd’hui, face à l’extension mondiale de ce concept et des
développements qu’il génère et face à sa congruence aux perspectives de
la mondialisation, ou simplement au rôle qu’il joue dans la politique
européenne, la position française devient nettement moins pertinente et
favorable. Car là où ailleurs on assiste à l’extension du champ de
l’émancipation autour du remodelage et de la complexification des
enjeux socio-techniques, on ne fait en France que reconduire le système
préformaté de gestion de ces enjeux, donc constituer un contexte de
contrainte de plus en plus frustrant et aliénant.
Qu’est-ce que l’environnement ? C’est la « question du monde pour le
sujet », a écrit Merleau-Ponty. C’est une façon de voir le monde qui
repose sur l’interrogation quant à la façon dont précisément nous voyons
le monde, jusqu’à comprendre ce que l’on ne peut voir et pourquoi.
Merleau-Ponty avait déjà posé ces questions dès la fin des années 1950
dans différents travaux, dans ses cours au collège de France comme dans
Le visible et l’invisible. Le ressort fondamental de l’environnement n’est
donc pas la connaissance, comme une épistémologie encore trop
23 On en trouve une quasi-notion chez Locke…

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puissante en France voudrait le faire croire, mais la relation au monde,
dont l’appui premier est l’action24. La problématique environnementale
est avant tout une problématique de l’action, indissociable en ce sens de
celle de l’autonomie. L’environnement est le creuset d’innombrables
mises en œuvre. La France, de ce point de vue, ne manque pas à l’appel
et a développé des structures significatives. Et de fait, alors que la
sociologie de l’environnement marque à l’évidence le pas et est perçue
comme déficitaire par de nombreux acteurs, y compris scientifiques, qui
ne comprennent pas pourquoi celle-ci n’est pas capable d’apporter les
éléments de sens qui viennent prolonger leurs propres élaborations, il est
un domaine qui connaît un certain essor, c’est celui de la pensée politique
autour de ou inspirée par l’environnement dans les configurations
envisagées plus haut : territoires, ville, risque. On peut citer un groupe
assez large d’auteurs tels P. Muller, J.-P. Gaudin, Y. Le Galès, P.
Lascoumes, L. Blondiaux, B. Villalba, D. Boy, L. Mermet, etc. Ce qui les
réunit, en dépit de différences, c’est une compréhension du nouveau
contexte des mises en œuvre collectives de plus en plus multipolaire et
incertain, une remise en question des modes classiques de gouvernement
et de décision au profit de nouvelles modalités plus en phase avec
l’évolution sociale, le niveau des connaissances, les univers techniques et
scientifiques, les aspirations des individus à des démarches plus ouvertes,
plus intégrées, plus participatives, qui constituent une aspiration
croissante se manifestant partout en Europe.

Développement de l’environnement en France :


une vision rétrospective

Un regard rétrospectif sur la sociologie de l’environnement en France


élargit ces constats. On peut considérer que celle-ci se découpe
globalement en quatre périodes successives.

Les années 1960 et 1970 : un mouvement social en effervescence


La première va de la fin des années 1960 au début des années 1980. Elle
est marquée par la montée en puissance du mouvement environnemental,
dans la suite du mouvement de mai 68, par les premières expressions
spécifiquement politiques du mouvement Vert, comme par la création en
1971 du ministère de l’Environnement. À cette époque, le mouvement
environnemental est profondément en phase avec le progressisme social
24 Voir Goethe, concluant le monologue de Faust (Faust, première partie) « Au commencement était l’action »,
repris par S. Freud en clôture de Totem et tabou (Payot, Paris, 1968).

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Sociologie et environnement en France : l’environnement introuvable

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dont il constitue une sorte d’avant-garde, introduisant des thématiques
entièrement nouvelles dans le contexte français. Il accompagne, relaie et
prolonge la crise de croissance grave que connaît la société française,
marquée par un conformisme politique très fort, avec une droite au
pouvoir qui ne réussit pas à élaborer les réformes permettant le
décloisonnement de la société soumise par ailleurs à des transformations
importantes et rapides. Cette période voit aussi des figures de premier
plan de la sociologie comme É. Morin ou S. Moscovici non seulement
investir et s’approprier la préoccupation écologique montante et en
théoriser les différents plans, mais la placer au cœur de leur réflexion sur
le développement des sociétés modernes, y associant très fortement une
dimension communicationnelle mal comprise à l’époque. Curieusement
cependant, ces figures restent isolées, liées à un mouvement social
relativement informel, qui redoute plus que tout l’endiguement
institutionnel, la récupération politique, dans une logique de défiance
caractéristique de l’après mai 68. Elles ne réussissent pas à constituer
autour d’elles des structures de recherche, des groupes de travail et une
production pérenne. Elles accompagnent le mouvement de la société, et
lui servent de repère, de miroir et d’amplificateur, de lieu de
reconnaissance de problématiques importantes ignorées par la tradition
sociale et politique, dans un moment fortement conflictuel. Elles sont
davantage des porte-parole éclairés des sensibilités alternatives qu’elles
ne réussissent à thématiser dans un corpus de recherche structuré.

Les années 1980 : entre institutionnalisation et risque


Cette première période prend fin avec le début des années 1980 et
l’arrivée de la gauche au pouvoir. La dynamique entamée dans une
perspective d’opposition politique assez farouche se renverse dans les
méandres et les ambiguïtés de la participation à l’action
gouvernementale. Cette nouvelle période est marquée par une
institutionnalisation progressive dans un contexte qui connaît lui-même
une mutation accélérée, d’une pensée écologique — et non pas
environnementale — se revendiquant d’une certaine radicalité militante,
et dont les fondements restent largement mal connus, y compris par la
communauté des sociologues, dont l’acculturation dans ce domaine est
très faible25. Le début des années 1980 enregistre un reflux relatif des
idées écologiques dans une situation où les économies renouent avec la
croissance, où la technologie connaît l’explosion de la micro-
informatique et où les sociétés sont de nouveau soumises à un rythme de
25 Voir G. Sainteny, « Élites écologistes et sciences sociales », Les Études sociales, n° 134, 2e semestre 2001,
p. 55-72.

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Lionel Charles et Bernard Kalaora

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transformation accélérée. Les sociologues français éprouvent, face aux
problématiques de l’écologie conjuguant des interrogations inédites, un
évident malaise et de profondes réticences. Connaissant assez mal les
bases scientifiques ou le contexte d’élaboration de la discipline, ils voient
plutôt celle-ci sous l’angle d’une idéologie ou d’un mouvement social
dont les fondements et les objectifs leur apparaissent des plus flous et
contestables26.
En effet, ceux-ci mettent en question certaines des idées centrales de la
pensée sociologique : un intérêt pour la nature en tant que telle et non pas
vue et interprétée à travers un filtre social et culturel, ou encore le lien
entre la dynamique de progrès et le développement scientifique et
technique, alors que pour la sociologie dans ses différentes versions,
seule la mise en œuvre sociale de ce progrès est conçue comme
défaillante parce qu’injuste et inégalitaire. Peu nombreux sont de toute
façon ceux qui s’impliquent dans ce domaine déconsidéré au sein de la
discipline, et quand ils le font c’est le plus souvent à travers des schémas
intellectuels qui opposent la validité des paradigmes culturels et sociaux
à l’interpellation écologique non reconnue comme reposant sur un savoir
digne d’attention. La réflexion se polarise sur les thématiques de la
protection de la nature, du paysage, dont on s’efforcera de souligner les
fondements sociaux et culturels, et trouve un relais important dans la
sociologie rurale, à un moment où le monde rural connaît une mutation
majeure via une technicisation généralisée. L’environnement n’est jamais
envisagé en tant que tel, et n’apparaît que comme un affichage, un terme
générique et fédérateur, un catalogue de thèmes dont la réalité
intrinsèque n’est pas examinée, sans contenu ni signification particulière,
en fait très mal intégré.
C’est autour de la problématique du risque et celle, corrélative, de
l’expertise que se cristallise le plus nettement la réflexion en France, et
où se rencontrent les figures les plus significatives de la sociologie
française dans ce domaine, D. Duclos, J.-L. Fabiani, J. Theys, P. Lagadec
ou P. Roqueplo, auxquels on ne peut pas ne pas associer les figures de B.
Latour et M. Callon, dont les travaux se situent dans des perspectives
sensiblement différentes, mais cependant convergentes. Il faut souligner
les itinéraires et les personnalités atypiques de ces chercheurs. Ainsi P.
Roqueplo, polytechnicien, membre du cabinet d’H. Bouchardeau, dont
l’arrivée dans le domaine de l’environnement s’est fait via son intérêt
pour les questions du statut et du rôle de la techno-science dans les
sociétés avancées, questions qui l’amèneront à s’intéresser et à enquêter
26 Voir A. Cadoret (dir.), Protection de la nature, histoire et idéologie, L’Harmattan, Paris, 1985.

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de façon détaillée sur la question des pluies acides et du climat27. Cette
réflexion sur le risque se situe à une interface particulièrement complexe
et riche, nodale dans l’univers français, entre monde naturel, monde
technique, décision, expertise, administration et politique. Elle
contribuera à éclairer le nouveau contexte de décision qui se met en place
pour piloter le système technique, et ses déficits. Le travail de Roqueplo
et les mises en œuvre autour du risque s’inscrivent dans la perspective du
remodelage de la société française des années 1980, de la constitution
d’une nouvelle image et d’un nouveau statut accordés à la science, la
technique et l’industrie, et de la remise à niveau du dispositif français
dans le domaine de la sécurité et des risques. Et ce, à un moment où le
parc électro-nucléaire français atteint son plein régime et où les accidents
de Three Mile Island et de Bhopal, précédant celui de Tchernobyl,
constituent des alertes particulièrement sérieuses. Mais ces travaux ne
dégagent aucune vision générale et de long terme, ils restent cantonnés à
un registre évidemment intéressant mais finalement relativement limité
des sociétés.
Un nouvel acteur commence à cette époque à jouer un rôle significatif
dans le domaine de la recherche, c’est le ministère de l’Environnement,
qui entreprend de financer la recherche, y compris dans les sciences
sociales, alors que le PIREN28, créé à la fin des années 1970, s’attache
aux problématiques de l’interdisciplinarité. Ce financement est cependant
ambigu, dans la mesure où, compte tenu de la faible crédibilité de la
recherche en environnement, cet argent est fréquemment utilisé par les
chercheurs ou les laboratoires à autre chose, et le retour sur
investissement est faible. L’ouvrage L’environnement, question sociale29
porte la marque du caractère divers, éclaté de cette recherche,
insuffisamment coordonnée et qui ne réussit pas à constituer une
véritable communauté de chercheurs.

Les années 1990 : le changement global


Une troisième période apparaît au détour des années 1990. Elle est
marquée sur le plan environnemental par l’émergence des problèmes
globaux, effet de serre, ozone, disparition des forêts, érosion de la
biodiversité, qui sont au cœur de la conférence de Rio en 1992 et sont
liés à des développements scientifiques également nouveaux. Elle voit
enfin apparaître un questionnement environnemental au sens
27 P. Roqueplo, Climat sous surveillance, Economica, Paris, 1993.
28 Programme interdisciplinaire de recherche sur l’environnement et la nature.
29 Collectif, L’environnement question sociale. Dix ans de recherche au ministère de l’environnement, Odile
Jacob, Paris, 2001.

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contemporain, dont l’objet est la biosphère et où les processus ne sont
plus vus seulement sectoriellement, mais aussi dans la perspective de leur
résonance globale, sous l’angle de l’implication d’ensemble de
l’humanité dans des transformations de grande ampleur affectant le
monde naturel dans sa totalité. L’échelle, mais aussi le regard sur les
phénomènes se modifie profondément au fil d’une lente prise de
conscience collective. L’ampleur du problème apparaît considérable,
mais manifestement hors d’échelle pour les sociologues en France, face à
une réalité dont ils n’imaginent pas qu’elle puisse être de leur ressort. Le
paradigme environnemental apparaît dans toute son ampleur, beaucoup
plus large d’une certaine façon que le paradigme social. Seul P. Roqueplo
saura s’intéresser au problème sous l’angle précisément de la
construction scientifique des climatologues. L’émergence des
« ecological economics » à la fin des années 1980, marquée par la
publication en 1991 de l’ouvrage Ecological economics30 entraîne la
cristallisation de la réflexion de certains économistes autour de la
problématique environnementale.
Ce moment voit l’intégration progressive de la question
environnementale dans les préoccupations et les dispositifs
institutionnels à toutes les échelles, de la commune à l’État, et la mise en
place de dispositions législatives dans plusieurs domaines (déchets, eau,
air, bruit). Cela se fait dans un contexte de plus en plus complexe,
caractérisé par la déprise agricole et la mise en cause croissante de
l’agriculture technique et productiviste, une certaine recomposition du
territoire avec le développement des métropoles régionales, l’extension
de l’urbanisation et la péri-urbanisation, accompagnées de la montée de
la problématique urbaine avec, entre autres, l’émergence d’une
inquiétude sociale face à la pollution atmosphérique en ville. Dans cette
situation, décrite très schématiquement, et qui se prolonge jusqu’à
récemment en dépit de la multiplication des travaux, les sociologues
innovent peu face aux mutations et à l’extension des problèmes, qui
changent d’échelle, constituant l’environnement en une réalité globale et
ubiquiste qu’ils n’ont pas su identifier. La génération pionnière, active
dans les années 1970 et 1980, se retire progressivement pour des raisons
diverses qui ne tiennent pas seulement à l’âge, mais aussi à la lassitude, à
l’isolement, à l’absence de soutien, d’encadrement, au manque de
structures et d’orientations capables de pérenniser la recherche. Les
personnalités qui se sont investies dans ce domaine étaient souvent
30 R. Costanza (dir.), Ecological economics. The science and management of sustainability, Columbia Univ.
Press, New York, 1991.

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Sociologie et environnement en France : l’environnement introuvable

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atypiques, très indépendantes. Cette génération n’est pas remplacée,
aucune personnalité marquante n’affirme de leadership ou ne réussit à
impulser des orientations partagées, à proposer des synthèses. Les
thématiques abordées restent très fragmentées à un moment où les Verts,
devenu un parti politique reconnu et qui entre au gouvernement en 1997,
désertent à leur manière, comme nous l’avons évoqué plus haut, le
champ environnemental en orientant leur stratégie politique vers le
social. La formation de jeunes chercheurs ne progresse guère. Quelques
lieux de recherche, quelques équipes se sont constitués 31 , parfois
surdéterminés par des ancrages institutionnels préexistants (lien du
Centre de sociologie de l’innovation à l’École des Mines, constitution du
LADYSS à partir du Centre de sociologie rurale créé par H. Mendras et
repris par M. Jollivet, par exemple), ou bénéficiant de financements
publics pour des opérations toujours limitées. Mais ce qui marque cette
période, c’est le poids accru des institutions publiques, qui, de manière
quasi mécanique, prennent en charge les thématiques qui ont été
constitutives du champ. De ce point de vue, la création de l’IFEN32 en
1993, dont la mission est le rassemblement des informations dans le
domaine de l’environnement, marque un tournant : la reprise
institutionnelle de cette information tend à en minimiser la charge
conflictuelle et la portée, et donc à affadir en quelque sorte en le
normant, l’environnement. Quant au ministère de l’Environnement,
soumis depuis l’origine à un faisceau de contradictions liée à l’ambiguïté
du positionnement administratif et sectoriel d’une thématique par essence
transversale, « trajective », il est pris dans un processus de routinisation
administrative, de normativité, de conformisme. En résulte que les
institutions apparaissent comme le passage obligé de toute élaboration de
savoir dans ce domaine en même temps que leur capacité d’animation du
champ est structurellement réduite étant donné les exigences
organisationnelles auxquelles elles sont soumises. Une manifestation
latérale de l’institutionnalisation est visible avec l’inscription de fait de
l’environnement dans les conflits opposant les institutions entre elles.
Cela a été particulièrement net en ce qui concerne les rapports entre santé
et environnement, lié à l’ignorance réciproque complète des deux
31 Par exemple le LADYSS, à l’université de Paris X - Nanterre, dirigé par Y. Luginbuhl ; le STEPE, dépendant
de l’INRA et dirigé par R. Larrère ; le CERAT (IEP de Grenoble) dont le responsable est C. Gilbert ; ou le Centre
de sociologie de l’innovation de l’École des mines de Paris, dirigé par M. Callon et dont fait partie B. Latour ; le
CRESAL (St Étienne) dirigé par A. Micoud. Le programme Environnement, vie et sociétés du CNRS voit ses
orientations antérieures sanctionnées et son financement largement réduit à partir de 1998, et à terme son existence
menacée. Son rôle dans l’animation de la recherche est limité, compte tenu des restrictions pesant sur ses moyens.
32 L’Institut français de l’environnement, qui rassemble l’ensemble des informations et statistiques dans le
domaine de l’environnement, est devenu la source principale d’information sur l’environnement en France.

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Lionel Charles et Bernard Kalaora

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administrations, dont la conséquence a été un retard considérable de la
recherche dans ce secteur.

La période contemporaine et le développement durable


On peut sans doute avancer que l’émergence publique de la notion de
développement durable introduit une nouvelle étape dans la périodisation
opérée autour de l’environnement en France33. Développée au niveau des
organisations internationales dans une perspective de renouvellement des
grandes orientations en matière de développement, mettant l’accent sur le
caractère multidimensionel de celui-ci, tant économique, que social,
environnemental, éthique et politique (par le recours à la notion de
gouvernance), cette notion a dynamisé le jeu des relations au plan
international. Son introduction en France reste cependant limitée,
souvent associée à la rhétorique politique ; un recours socio-éthique au
contenu souvent restreint et appauvri par rapport aux intentions initiales.
Le développement durable prend sens dans le constat des risques de la
modernité, économiques, sociaux et environnementaux et vise à
s’inscrire dans un tout autre modèle que celui du développement
industriel ou même de son réaménagement. Concernant la connaissance,
le développement durable fait appel à des registres nouveaux de savoirs
intégrés et mondialisés, largement en décalage avec les approches
disciplinaires et segmentées classiques. Compte tenu des ambiguïtés
propres à la relation entre pouvoir et langage, la sémantique du
développement durable risque cependant d’être piégée dans les jeux de
langage auxquels ne cessent de se livrer les institutions en France,
redoublés par l’effet de centralité et de hiérarchie propre à
l’establishment français. Il est trop tôt pour émettre un jugement quant à
l’issue de cette nouvelle situation, mais de fait un nouveau débat est
engagé au sein de la société française.Une dimension objective,
quantifiée, descriptive de l’environnement semble aujourd’hui dépassée
et comme obsolète. On n’est plus dans le contexte d’une confrontation
brutale et spectaculaire à la pollution, à des dégradations, des désordres
trop évidemment induits par le développement technique et industriel
comme dans les années 1970, de la naissance d’un mouvement social
nouveau, capable d’intéresser les sociologues, ou encore de la
confrontation à une dérive générale et inédite de la biosphère, avec la
montée des problématiques globales, comme cela a été le cas à partir de
la fin des années 1980. De constats généraux et relativement simples on
33 M. Jollivet (dir.), Le développement durable, de l’utopie au concept. De nouveaux chantiers pour la recherche,
Elsevier, Paris, 2001.

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Sociologie et environnement en France : l’environnement introuvable

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est passé à des démarches d’intégration beaucoup plus délicates et
complexes, dans lesquelles de multiples effets, de multiples acteurs, de
multiples instances jouent les uns avec les autres ; où les incertitudes, les
contradictions, la difficulté des choix, la complexité du jeu des valeurs
opèrent pleinement et sont beaucoup plus difficiles à cerner. Cela soulève
de nombreux problèmes dans la mesure où les travaux précédents des
sociologues, tardifs et limités, ont apporté peu d’éléments pour
appréhender cette nouvelle situation. Ils n’ont guère fait preuve de
clairvoyance ou d’anticipation face à la dimension et aux enjeux de la
problématique environnementale, dont ils ont peu contribué à préciser les
contours, en en proposant des images souvent réductrices et surannées.

L’environnement dans la globalisation

Les effets induits par la chute du mur de Berlin et la disparition de


l’Union soviétique manifestent aujourd’hui toute leur puissance avec
l’avènement d’un nouveau “système monde” dont l’attentat du 11
septembre 2001 peut être vu comme la cristallisation symbolique. Une
page semble définitivement tournée. L’expansion du capitalisme de
marché s’étend à la planète entière, même s’il fait l’objet d’une
contestation renouvelée. La dynamique qui l’anime ne se limite pas à la
seule sphère de la production de biens ou des profits, mais elle a une
composante idéelle, cognitive et communicationnelle qui l’emporte peut-
être sur sa simple dimension matérielle avec un ancrage majeur dans les
nouvelles technologies de la communication et de l’information. Face à
ce que certains appellent mondialisation, les attitudes sont contrastées.
Les uns y voient l’achèvement d’un mouvement conduisant les sociétés
occidentales puis mondiales vers la liberté, l’échange généralisé, la
concrétisation de l’utopie moderne de circulation universelle, entendue
comme principe vertueux. D’autres, au contraire, s’alarment de la
menace que représentent pour la souveraineté des États les firmes
mondiales comme de la possibilité que quelques entrepreneurs
surpuissants puissent contrôler les marchés. Entre les deux, une vision
plus concrète voit dans ce processus l’extension des enjeux et des
champs de conflictualités et l’émergence de nouveaux acteurs permettant
la reconfiguration des jeux institutionnels. Si l’on tend aujourd’hui à
mettre en avant l’aspect fortement novateur de la globalisation et
l’apparition de phénomènes qui lui donnent un caractère de rupture, tout
montre cependant que celle-ci constitue d’abord un processus continu,
aux formes et aux dynamiques multiples et variables, permettant

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Lionel Charles et Bernard Kalaora

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d’évoquer plutôt l’idée de régimes historiques de la mondialisation. Ainsi
le régime contemporain, apparemment univoque dans ses visées
technologiques, financières, économiques et culturelles globales
prolonge un mouvement dont un des moteurs a été la rivalité est-ouest,
avec les formes spécifiques qui l’ont caractérisée, notamment l’ampleur
des initiatives et des visées communicationnelles. Dans cette perspective,
l’effondrement du système communiste n’aura été, dans un premier
temps, qu’un effet de l’accélération de cette globalisation, puis, ensuite,
l’instrument de son amplification.
D’un point de vue historique, en reprenant la notion et la logique du
système monde avancées par I. Wallerstein34, c’est dans le déploiement
général de la Renaissance que l’on en trouve la genèse, autour des
notions de décentrement, d’instabilité et des ruptures symboliques
majeures que celle-ci a instituées, dont l’éloignement dans le temps nous
permet de mesurer toujours davantage l’ampleur. Ce mouvement tient à
un paradoxe fondateur avec la mise en place de deux registres simultanés
et contradictoires, l’un de la positivité, de la maîtrise, de l’objectivable et
du calcul, et l’autre de sa transgression et par là de celle de tous les
ordres possibles dans l’affirmation même d’un ordre inévitablement
partiel et de la préemption qu’il met en place. Ce qui, dans un premier
temps, a constitué l’objet d’une conquête, l’« arraisonnement du
monde », selon l’expression d’Heidegger, s’installe dans l’impensé de ses
impacts, de ses effets non voulus, non anticipés, tant sur le plan humain
et social que sur celui des milieux, des espèces vivantes, des habitats, etc.
Le choc en retour de la modernité, c’est la découverte précoce des
disparitions irréversibles, des destructions initiées par l’expansion
humaine. La notion d’environnement apparaît indissociable, constitutive
du processus même d’expansion générique de la modernité et de la
globalisation. Sa traduction spatiale, géographique, prégnante dès le XVe
siècle, conduit les navigateurs portugais à l’exploration des côtes
africaines, Christophe Colomb à une navigation hypothétique vers les
Indes et Magellan à la première navigation circumterrestre. Deux siècles
plus tard, les défrichements des forêts primaires de l’Île Maurice35 et leur
remplacement par la culture intensive de la canne entraînaient la
disparition du dodo, qui, via le relais des naturalistes, allait devenir
l’animal symbole de la destruction opérée par la fièvre de conquête des
Occidentaux. Au nom de la raison animant un développement à la fois
34 I. Wallerstein, The end of the world as we know it. Social science for the Twenty-first Century, Univ. of
Minnesota Press, Minneapolis, 1998.
35 R. Grove, Green Imperialism. Colonial expansion, tropical island Edens and the origins of environmentalism,
1600-1860, Cambridge Univ. Press, Cambridge, 1995.

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Sociologie et environnement en France : l’environnement introuvable

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scientifique, technique, juridique et politique nourri de la croyance
héritée du christianisme en un monde pacifié, amélioré, civilisé, l’Europe
se lance dans un immense processus d’accaparement mais aussi de
transformation à l’échelle de la terre, dont le terme ne cesse de reculer et
d’échapper, multipliant à tous les niveaux les bouleversements36 et dont
nous vivons aujourd’hui le énième avatar. Le capitalisme et les États-
nations ont constitué les deux vecteurs majeurs de cette course en avant.
Avec l’accélération contemporaine du régime de la mondialisation et des
changements d’échelle, de taille, de processus qui lui sont liées, ces
cadres constitutifs apparaissent relativisés face à la complexité du jeu des
acteurs et de mécanismes identificatoires qui ne peuvent plus relever
d’attributions définies d’avance. On évolue de plus en plus vers une
réalité circonstancielle qui, d’un capitalisme de système fait un
capitalisme d’opportunité, fonctionnant de plus en plus vite, sur des pas
de temps de plus en plus courts, maximisant les incertitudes.
L’environnement prend alors des significations multipliées, à la foi
univers proche, horizon indépassable de toutes les initiatives et projection
du lointain à travers les réseaux techniques et de sens. On a là des
caractéristiques voisines de celles décrites par Beck 37 où un double
mouvement centripète et centrifuge met l’individu au centre de l’univers
social de la modernité avancée. Dans une société de plus en plus
différenciée et complexe, l’individu devient, par défaut, le vecteur social
prééminent de la fonctionnalité. Ce qui avait constitué le fer de lance du
développement de la sociologie, la dialectique acteur-système est
aujourd’hui devenue l’obstacle principal à son développement. Une des
caractéristiques du nouveau régime est la reconnaissance croissante de la
labilité du complexe monde qui interroge à une échelle inconnue jusque-
là les effets de discours, la capacité même du langage à susciter les
éléments d’interprétation capables de conduire les phénomènes. Cette
situation est particulièrement problématique en France dans la mesure où
l’État y apparaît comme colonne vertébrale et garant de l’ordre collectif à
travers le contrôle, voire la tutelle des formes, du langage et du sens.
D’où un désarroi qui naît de la perte de contrôle par les émetteurs
conventionnels des instruments de coordination du collectif, sensible
dans la difficulté à s’accommoder de la pluralité des points de vue, des
opinions, des constructions et à rompre avec l’implicite des
fonctionnements classiques. Les pays anglo-saxons semblent faire preuve
36 Voir I. Wallerstein et la révolution française dans I. Wallerstein, Impenser la science sociale. Pour sortir du
XIXe siècle, PUF, Pratiques Théoriques, Paris, 1995.
37 U. Beck, « Living your own life in a runaway world : individualisation, globalisation and politics », in W.
Hutton et A. Giddens (dir.) On the Edge. Living with global Capitalism, Vintage, Londres, 2001, p. 164-174.

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de davantage de souplesse et de réalisme, témoignant d’un héritage
socio-politique sensiblement différent, plus proche des traditions
compréhensives, de l’approche webérienne, accordant une place
beaucoup plus importante à la subjectivité, à l’individu, à la continuité de
son existence sociale. Celui-ci est moins soumis que dans la tradition
française au clivage, au découpage, au morcellement qui en organise la
représentation, sans masquer le fait que ce mode d’insertion se paye d’un
prix parfois très lourd sur le long terme. Par ailleurs, comme nous l’avons
évoqué précédemment, l’État, dans ses différentes composantes, en
particulier en tant qu’architecte de la construction nationale, a toujours
été, en France, la référence implicite de la pensée sociologique. C’est
précisément cette mise en œuvre que met en question la globalisation,
qui nécessite la déconstruction du cadre normatif qui structure la
discipline tout autant qu’elle apparaît comme une incitation très forte à
un redécoupage territorial, administratif, politique ou cognitif. Celui-ci
fait l’objet de résistances tant l’héritage structure en profondeur les
organisations comme les comportements.
La problématique de la mondialisation est fondamentalement spatiale, et
c’est d’abord cette transcription spatiale qui apparaît difficile dans le
contexte français, dans la mesure précisément où elle associe de plus en
plus étroitement l’espace et les fonctionnalités.
Structurellement, du fait même de la division et de la concurrence entre
disciplines, le sociologue ignore le territoire et le géographe le social.
Les tentatives pour embrasser les deux perspectives sont
exceptionnelles : historiquement, on peut citer Le Play38 ou encore le
géographe Max Sorre 39 . La prééminence de la rhétorique dans la
construction de la réalité en France constitue un obstacle aux mutations
nécessaires, l’inflation du jeu des discours constituant un facteur
d’irréalité et de déni à l’encontre de postures plus pragmatiques, plus
concrètes que propose l’environnement. Force est de constater que la
globalisation et l’environnement, qui lui est congruent, constituent un
défi pour la sociologie dont la conceptualisation est liée aux cadres
nationaux40 et qui — en l’état — a beaucoup de difficulté à cerner les
effets de facteurs pendant longtemps considérés comme extérieurs au
social. La sociologie ne semble pas disposer aujourd’hui des instruments
d’intelligibilité lui permettant de constituer l’outil d’analyse du collectif
38 Voir B. Kalaora et A. Savoye, Les inventeurs oubliés. Le Play et ses continuateurs, Champ Vallon, Seyssel,
1987.
39 M. Sorre, Les fondements de la géographie humaine, Tomes 1 et 2, Librairie Armand Colin, Paris, 1951.
40 N. Elias, La société des individus, Fayard, Paris, 1997

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Sociologie et environnement en France : l’environnement introuvable

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à la hauteur des enjeux globaux et environnementaux dont nous avons
montré la congruence.

Les sciences sociales dans des mondes turbulents


Notre propos n’est pas de minimiser la production récente de la
sociologie française, dont l’activité peut se mesurer au nombre d’articles,
d’ouvrages, de contrats, mais plutôt d’en situer une limite face au
renouvellement des enjeux et à l’émergence de nouveaux objets qui
modifient en profondeur l’ensemble du paysage intellectuel et par rapport
auquel elle éprouve un évident malaise. Il ne se situe pas non plus dans
un cadre strictement disciplinaire voire scientifique au sens étroit du
terme. Il vise à dessiner une nouvelle réalité marquée par la
multiplication des discours, des développements scientifiques et
technologiques, particulièrement sensible dans le domaine de
l’environnement, et à en interroger les implications culturelles,
identitaires et sociales pour la société française. À travers cette question
est posé le problème crucial du politique, de la conduite du collectif
soumis à des reconfigurations rapides, massives et largement impensées,
appelant des élaborations que l’on peut imaginer fortement renouvelées,
mais dont on perçoit cependant mal les prémisses concrètes. À supposer
que la question soit celle du changement, les termes à travers lesquels
celui-ci se pose ne sont pas nécessairement ceux auxquels les sciences
sociales sont accoutumées ni ceux facilement accessibles à l’expérience
collective. Traditionnellement, les représentations sociales du
changement se polarisent autour des notions de rupture et de continuité,
en accusant les conflictualités, les résistances ou au contraire les
processus d’appropriation, d’adhésion, objet, de la part du sociologue,
d’une construction de sens. Ces développements prennent effet dans un
ordre prééxistant et inentamé par le changement. Dans la situation
actuelle, le changement est permanent, auto-entretenu et source constante
d’anticipations, avec un effet de mouvement généralisé où les conditions
initiales sont sans cesse oubliées et dépassées. De ce point de vue,
l’environnement constitue l’instrument réflexif par excellence, l’outil
d’intelligibilité indispensable d’« un présent se mouvant », ubiquiste en
ce qu’il permet de passer d’un univers à un autre, et hybride en ce qu’il
conjugue des univers différents. Ce à quoi sont confrontées les sciences
sociales est moins la matérialité des transformations que l’architecture
des savoirs elle-même et le positionnement de ceux-ci face à l’émergence
constante de l’inconnu. Le processus de radicalisation de la modernité

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Lionel Charles et Bernard Kalaora

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nous éloigne de la « visibilisation », de la spectacularité de la première
modernité, à laquelle elle substitue des involutions liées à des feedbacks,
des jeux d’échelle dont la discrétion n’en diminue pas l’ampleur et la
puissance de métamorphose.
Parallèlement à leur revendication à l’universalité, les sciences sociales
se sont affirmées de fait comme sciences du local. Elles relèvent d’une
assignation à un rôle, à une classe sociale, à une nation, et sont muettes
face à la complexité des inscriptions dans les univers multiples de la
contemporanéité qui se jouent des frontières et marient des champs aussi
divers que l’esthétique, l’éthique, le politique, la science, etc. Face à une
telle situation, l’issue ne peut se situer ailleurs que dans l’extension des
dialogues, la prolifération des passerelles entre des domaines, des
univers, des champs géographiques, techniques, sociaux, religieux,
culturels… Elle constitue aussi une énorme incitation à une relecture de
l’ensemble de la modernité et de ses bifurcations, en exemplifiant
certaines figures atypiques, ignorées ou rejetées en leur temps, qui,
travaillant à la marge, ont été des préfigurateurs des univers que l’on voit
s’annoncer.

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