Documente Academic
Documente Profesional
Documente Cultură
(( Spiritualités Viuafttesb
&RIE HINDOUISME
La collection a Spiritualités vivantes D
est diragée par Jean Herbert
SHRI AUROBINDO
La Vie divine
**
LA CONNAISSANCE ET L’IGNORANCE
I
La Bhagavad-Gîtâ
Le Guide du Yoga
Trois Upanishads
(Ishâ, Kena, Mundaka)
La Vie divine, I
Les in&terrninés,
les déterntinations cosmiques
et l’indéterminable
(l) Sameness.
T. II 2
34 La conscience i n m i e et l’ignorance
inactive, une quiétude immuable ;elle doit avoir en elle
des pouvoirs sans fin de son être et de son énergie ;une
Conscience infinie doit porter en elle d’infinies vérités
de sa propre conscience de soi. Ces vérités, mises
en actions, apparaîtraient à notre cognition comme
des aspects de son être, à notre sens spirituel comme
des pouvoirs e t mouvements de sa dynamis, à
notre sens esthétique comme des instruments e t
des formulations de son délice d‘existence. La création
serait donc une automanifestation :ce serait un déploie-
ment ordonné des possibilités infinies de l’Infini. Mais
chaque possibilité implique qu’il y a deirrière elle une
vérité d’être, une réalité dans l’Existant, car sans cette
vérité-support, il n’y aurait point de possibles. Dans la
manifestation, une réalité fondamentale de l’Existant
apparaîtrait à notre cognition comme un aspect spirituel
- fondamental de l’Absolu divin ; hors d’elle émerge
raient toutes ses manifestations possibles, ses dynamismes
innés. Ceux-ci à leur tour doivent créer ou plutôt faire
sortir d’une latence non-manifestée leurs propres formes
significatives, leurs puissances expressives, leurs pro-
cessus spontanés ; leur propre être ferait apparaître leur
propre devenir, svarûpa, svabhâva. Tel serait donc le
processus complet de création. Mais en notre mental
nous ne voyons pas le processus complet, nous voyons
seulement des possibilités qui se déterminent en réalisa-
tions ; et en dépit de nos inférences e t conjectures, nous
ne sommes pas sûrs qu’il y ait derrière elIes une nécessité,
une vérité prédéterminée, un impératif qui rende capa-
bles les possibilités, qui décide les réalisations. Notre
mental est observateur de choses réalisées, inventeur
ou découvreur de possibilités, mais il ne voit pas les
impératifs cachés qui imposent à une cré,ation ses mou-
vements et ses formes. En effet, la face de l’existence
umverselle ne nous montre que des forces déterminant
des résultats par un certain équilibre à la rencontre de
leurs puissances. Le Déterminant ou les déterminants
originels, s’il y en a, nous sont voilés par notre igno-
rance. Mais, pour la Conscience de Vérité supramentale,
Les indéterminés et l’indéterminable 35
ces impératifs seraient apparents, seraient la substance
même de ce qu’elle voit et dont elle a l’expérience. Dans
le processus créateur supramental, les impératifs, le
nœud de possibilités, les réalisations qui en résultent,
constitueraient un tout unique, un mouvement indivi-
sible ; les possibilités et réalisations porteraient en elles
l’inévitabilitk de l’impératif qui les a engendrées ; tous
leurs résultats, toute leur création, seraient le corps de
la Vérité, qu’ils manifestent eu des formes e t pouvoirs
significatifs e t prédéterminés de la Toute-Existence.
Notre cognition fondamentale de l’Absolu, notre
expérience spirituelle substantielle de Lui est l’intuition
ou l’expérience directe d’une Existenceinfinie et éternelle,
d‘une Conscience infinie et éternelle, d’un infini e t
éternel Délice d’Existence. Dans la cognition mentale e t
supramentale, il est possible de disjoindre et même de
séparer cette unité originelle en trois aspects existant en
soi car nous pouvons avoir l’expérience d’une pure
Béatitude éternelle e t sans cause, si intense que nous
ne sommes plus que cela; l’existence, la conscience
semblent être absorbées en elle, ne plus être ostensible-
ment présentes. Une telle expérience de conscience pure
et absolue, une telle exclusive identification avec elle est
aussi possible, et il peut y avoir aussi une semblable
expérience identificatrice d’existence pure et absolue.
Mais pour une cognition supramentale, les trois sont
toujours une inséparable Trinité, même si l’une se tient
en avant des autres et manifeste ses propres déterminés
spirituels, car chacune a ses aspects primordiaux ou ses
autoformations inhérentes, mais toutes les trois ensem-
ble appartiennent originellement à l’Absolu triple-en-un.
Amour, Joie e t Beauté sont les déterminés fondamentaux
du divin Délice d’Existence, et nous pouvons voir
d‘emblée qu’ils sont la substance même, la nature même
de ce Délice ; ce ne sont pas des impositions étrangères
sur l’être de l’Absolu, ou des créations supportées par
lui mais en dehors de lui ; ce sont des vérités de son être,
innées à sa conscience, puissances de sa force d’exis-
tence. Il en est de même des déterminés fondamentaux
36 L a conscience infinie et l’ignorance
de la conscience absolue : connaissance et volonté ; ce
sont des Vérités e t des puissances de la Conscience-
Force originelle et elles sont inhérentes; à sa nature
même. Cette authenticité devient plus évidente encore
quand nous considérons les déterminés spirituels fonda-
mentaux de l’Existence absolue ; ce sont ses puissances
triple-en-une, premiers postulats nécessaires à toute
son autocréation ou automanifestation : le Moi, le
Divin, l’Être Conscient ; Atman, Ishvara, Purusha.
Si nous suivons plus avant le processus d’automani-
festation, nous verrons que chacun de ces aspects ou
pouvoirs repose en son action première SUI: une triade ou
trinité ; car la Connaissance se place inévitablement dans
une trinité : le Connaissant, le Connu, la Connaissance ;
l’Amour se trouve dans une trinité : l’Amant, l’Aimé,
l’Amour ; la Volonté s’accomplit en une trinité : le Sei-
gneur de la Volonté, l’objet de la Volonté,, la Force exé-
cutrice ; la Joie a son allégresse originelle totale dans une
trinité : ce qui jouit, ce dont on jouit, et la Jouissance
qui les unit ; de même, tout aussi inévitablement, le Moi
apparaît e t trouve sa manifestation dans une trinité :
Moi-sujet, Moi-objet, e t la conscience de soi unifiant le
Moi comme Sujet-objet. Ceux-ci et les autres aspects e t
pouvoirs primordiaux prennent rang parmi les auto-
déterminations spirituelles fondamentales de l’Infini ;
tous les autres sont des déterminés des déterminés spi-
rituels fondamentaux, des rapports significatifs, des
pouvoirs significatifs, ce sont des formes d’être signifi-
catives, conscience, force, délice - énergies, conditions,
voies, directions du processus de vérité de la Conscience-
Force de l’Éternel, impératifs, possibilités, aspects
réalisés de sa manifestation. Tout ce déploiement de
puissances e t de possibilités, avec leurs conséquences
inhérentes, est maintenu en une unité intime par la
cognition supramentale qui les garde fondées consciem-
ment sur la Vérité originelle et les maintient dans l’har-
monie des vérités qu’elles manifestent et qu’elles sont
dans leur nature. I1 n’y a point ici d’imaginations impo-
sées, de création arbitraire, et il n’y a pas non plus de
Les inditerminés et l’indéterminable 37
division, de fragmentation, ni d’opposition ou de dispa-
rité inconciliables. Mais dans un Mental d’lgnorance, ces
phénomènes apparaissent ; car en lui une conscience
limitée voit e t traite toutes choses comme si c’étaient
des objets séparés de cognition ou des existences séparées,
elle cherche à les connaître, à les posséder, à en jouir, les
dominer ou supporter leur domination. Cependant,
derrière l’ignorance de cette conscience limitée, ce que
l’âme en elle cherche, c’est la Réalité, la Vérité, la
Conscience, la Puissance, le Délice par lesquels ces
choses existent. Le mental doit apprendre à s’éveiller à
cette recherche vraie, à cette connaissance vraie voilée au-
dedans de lui, à la Réalité d’où toutes choses tiennent
leur vérité, à la Conscience dont toutes les consciences
sont des entités, à la Puissance d’où tous êtres tirent la
force d’être qu’ils ont en eux, au Délice dont tous les
délices sont de partielles images. Cette limitation de la
conscience e t cet éveil à l’intégralité de la conscience
sont aussi un processus d’automanifestation, sont une
autodétermination de l’Esprit. Et même lorsqu’elles sont
en leur apparence contraires à la Vérité, les choses de la
conscience limitée ont, en leur signification et en leur
réalité plus profondes, un sens divin ; elles aussi révè-
lent une vérité ou une possibilité de l’Infini. De sem-
blable nature, pour autant qu’on puisse l’exprimer en
formules mentales, serait la cognition supramentale des
choses, qui voit partout l’unique Vérité et elle arrangerait,
ainsi l’explication qu’elle nous fournit de notre exis-
tence, l’exposé qu’elle nous présente du secret de la
création et la signification de l’univers.
Par ailleurs, I’indéterminabilité est aussi un élément
nécessaire en notre conception de 1’Absolu et en notre
expérience spirituelle : c’est l’autre aspect de la vision
que le Supramental projette sur l’être et les choses.
L’Absolu n’est limitable, n’est définissable par aucune
détermination ni par aucune somme de déterminations ;
d’autre part, il n’est pas enchaîné à un vide indétermi-
nable de pure existence. Au contraire, il est la source
de toutes determinations : son indéterminabilité est la
3s La conscience infinie et l’ignorance
condition naturelle et nécessaire à la fois de son infinité
d’être et de son infinité de puissance d’être ;il peut être
toutes choses à l’infini parce qu’il n’est nulle chose en
particulier e t qu’il dépasse toute totalité définissable.
C’est cette indéterminabilité essentielle de l’Absolu
qui se traduit en notre conscience à travers les positifs
négateurs fondamentaux de notre expérience spirituelle,
le Moi immobile, le Nirguna Brahman, l’Éternel sans
qualités, la pure Existence unique sans traits, l‘Imper-
sonnel, le Silence vide d’activités, le Non-être, l’Ineffa-
ble et l’Inconnaissable. D’autre part, l’Absolu est l’es-
sence et la source de toutes déterminations, et cette
essentialité dynamique se manifeste à nous à travers
les positifs affirmateurs fondamentaux OU l’Absolu
nous rencontre également ; car il est le Moi qui devient
toutes choses, le Saguna Brahman, l’Éternel avec des
qualités infinies, l’Un qui est le Multiple, la Personne
infinie qui est la source et la base de toutes les personnes
et personnalités, le Seigneur de la Création, le Verbe,
le Maître de toutes œuvres et de toute action. I1 est cela
par la connaissance de quoi tout est connu. Ces affirma-
tions-ci correspondent à ces négations-là. Car il n’est
pas possible, en une cognition supramentale, de séparer
les deux faces de l’Existence unique ; c’est déjà trop d’en
parler comme de (( faces », car elles sont l’une dans l’au-
tre, leur coexistence, leur existence une est éternelle
et leurs puissances se soutenant l’une l’autre sont la
base de la manifestation de soi de l’Infini.
Toutefois, la cognition séparée que nous en avons
n’est pas non plus entièrement une illusion ou une com-
plète erreur de l’Ignorance ; elle a aussi sa validité pour
l’expérience spirituelle. Ces aspects primaires de l’Ab-
solu sont en effet des déterminés ou des indéterminés
spirituels fondamentaux correspondant, en cet achève-
ment ou ce commencement spirituels de la Manifestation
descendante, aux déterminés généraux ou aux indéter-
minés génériques de la fin matérielle ou du commence-
ment inconscient de la Manifestation descendante et
ascendante. Les aspects qui nous semblent négatifs
Les indéterminés et l’indéterminable 39
portent en eux la liberté de l’Infini - de l’Infini libre
de toute limitation par ses propres déterminations ;
leur réalisation dégage l’esprit en nous, nous libère e t
nous permet. de participer à cette suprématie : ainsi,
une fois entrés en l’expérience du moi immuable, ou
ayant passé par elle, nous ne sommes plus liés ni limités,
dans la condition intérieure de notre être, par les déter-
minations et créations de la Nature. D’autre part, sous
l’aspect dynamique, cette liberté originelle permet à
la Conscience de créer un monde de déterminations sans
être liée par lui : elle lui permet aussi de se retirer de
ce qu’elle a créé et de re-créer selon une plus haute for-
mule de vérité. C’est sur cette liberté qu’est basé ce
pouvoir de l’esprit - le pouvoir de variation infinie
des possibilités de l’existence, e t aussi sa capacité de
créer, sans se lier à ses activités, toute forme de Nécessité
ou tout syst6me d’ordre : par l’expérience de ces absolus
négateurs, l’être individuel peut aussi participer à cette
liberté dynamique, e t passer d’un ordre donné de formu-
lation de soi à un ordre supérieur. Au stade où, du plan
mental, il doit s’élever vers son statut supramental,
une expérience des plus utiles, sinon indispensable à sa
libération, qui puisse survenir est l’entrée en un Nirvâna
total de la mentalité et de l’ego mental, un passage vers
le silence de l’Esprit. En tout cas, une réalisation dÜ
Moi pur doit toujours précéder le passage à cette émi-
nente position médiatrice de la conscience, d’où l’on
commande une vision claire des marches ascendantes
et descendantes de l’existence manifestée, et où la pos-
session du pouvoir de monter et descendre librement
devient une prérogative spirituelle. L’une des capacités
inhérentes à la conscience dans l’Infini permet de réali-
ser indépendamment une plénitude d’identité avec cha-
cun des aspects et des pouvoirs primordiaux, ne se rédui-
sant point, comme dans le mental, à une expérience
unique e t absorbante qui semble définitive et intégrale,
car ce serait incompatible avec la réalisation de l’unité
de tous les aspects et pouvoirs de l’existence ; c’est là
en vérité la base e t la justification de la cognition sur-
40 L a conscience infinie et l’ignorance
mentale ; c’est sa volonté de porter chaque aspect, cha-
que pouvoir, chaque possibilité jusqu’à sa plénitude
indépendante. Mais le Supramenta! conserve toujours,
et en chaque état ou condition, la réalisation spirituelle
de l’Unité de tout ; la présence intime de cette unité est
là, même dans l’étreinte la plus complète de chaque chose,
chaque état recevant tout entiers son délice de soi, son
pouvoir e t sa valeur ;ainsi les aspects affirmatifs ne sont
point oubliés même dans la pleine acceptation de la
vérité des négatifs. Le Surmental conserve encore le
sens de cette Unité sous-jacente, qui est pour lui la
base sûre de l’expérience indépendante. Dans le Mental,
la connaissance de l’unité de tous les aspects se perd à
la surface, la conscience est plongée dans des affirmations
absorbantes, séparées, exclusives ; mais là aussi, même
dans l’ignorance du Mental, la réalité totale demeure
derrière l’absorption exclusive ; elle peut &re recouvrée
sous la forme d’une profonde intuition ment ale, ou encore
par l’idée ou le sentiment d’une vérité sous-jacente
d’unité intégrale - ce qui, dans le mental spirituel,
peut se développer jusqu’à devenir une expérience
toujours présente.
Tous les aspects de la Réalité omniprésente ont leur
vérité fondamentale dans l’Existence suprême. Ainsi,
même à l’aspect ou au pouvoir d’Inconscience, qui
semble être un opposé, une négation de la Réalité
éternelle, correspond cependant une Vérité contenue
en soi-même par l’Infini conscient de soi et conscient
de tout. Si nous y regardons de près, c’est le pouvoir
qu’a l’Infini de plonger la conscience en une transe d’au-
to-involution, en un oubli de soi de l’Esprit voilé en ses
propres abîmes où rien n’est manifeste, mais où tout,
inconcevablement, est et peut émerger de cette latence
ineffable. Aux sommets de l’Esprit, ce sommeil, cette
transe cosmique ou infinie apparaît à notre cognition
comme une Supraconscience lumineuse suprême ; à
l’autre extrémité de l’être, il s’offre à la cognition comme
la faculté qu’a l’Esprit de se présenter à lui-même les
opposés de ses propres vérités d’être : un aibîme de non-
Les indéterminés et l’indéterminable 41
existence, une profonde Nuit d’inconscience, un éva-
nouissement insondable d’insensibilité d’où peuvent
pourtant se manifester toutes les formes d’être, de cons-
cience e t de délice d’existence ; mais elles apparaissent
en termes limités, en auto formulations qui lentement
émergent et croissent, et même en termes contraires à
elles-mêmes. C’est le jeu d’un secret tout-être, tout-
délice, tout-savoir; mais il observe les règles de son
propre effacement de soi, de sa propre opposition à soi-
même, de sa propre limitation de soi, jusqu’à ce qu’il
soit prêt à les dépasser. Telle est l’Inconscience, l’Igno-
rance que nous voyons à l’ceuvre dans l’univers matériel.
Ce n’est pas une négation, mais l’un des termes, l’une des
formules de l’Existence infinie et éternelle.
I1 importe d’observer ici le sens qu’acquiert en cette
totale cognition de l’être cosmique le phénomène de
l’Ignorance, la place qui lui est assignée dans l’économie
spirituelle de l’univers. Si tout ce dont nous avons l’ex-
périence était une imposition, une création irréelle dans
l’Absolu, l’existence aussi bien cosmique qu’individuelle,
serait en sa nature même une Ignorance ; la seule con-
naissance réelle serait l’indéterminable conscience de
soi de l’Absolu. S’il n’y avait rien d’autre que l’érection
d’une création temporelle et phénoménale s’opposant à
la réalité de l’Éternel intemporel qui en est le témoin,
et si la création n’était pas une manifestation de la Réa-
lité mais une construction cosmique arbitraire efficiente
en soi, cela aussi serait une sorte d’imposition. Notre
connaissance de la création serait la connaissance d’une
construction temporaire de conscience et d’être évanes-
cents, un douteux Devenir traversant la vision de l’Éter-
nel, et non une connaissance de la Réalité ; cela aussi
serait une Ignorance. Mais si chaque chose est une mani-
festation de la Réalité, et réelle soi-même de par l’im-
manence qui la constitue, de par l’essence et la présence
de la Réalité qui donne substance à toutes choses, alors
la conscience qu’ont d’eux-mêmes l’être individuel e t
l’être du monde serait en son origine et sa nature spiri-
tuelles un jeu de l’infinie connaissance de soi, de l’infi-
42 La conscience infinie et l’ignorance
nie connaissance de tout ; l’ignorance ne pourrait être
qu’un mouvement subordonné, une cognition réprimée
ou réduite, ou une connaissance partielle et imparfaite
en évolution, avec, celées à la fois en elle et derrière elle,
totales et vraies, la conscience de soi et la conscience de
tout. Ce serait un phénomène temporaire, non la cause
et l’essence de l’existence cosmique ; son achèvement
inévitable serait un retour de l’esprit, non point hors
du cosmos en une unique conscience de soi supracos-
mique, mais dans le cosmos même en une intégrale con-
naissance de soi et connaissance de tout.
On pourrait objecter qu’après tout la cognition supra-
mentale n’est pas la vérité finale des choses. Par-delà le
plan supramental de conscience, qui est une étape inter-
médiaire conduisant du surmental et du mental jusqu’à
l’expérience complète de Sachchidânanda, il reste encore
les plus hauts sommets de l’Esprit manifesté. Là, assu-
rément, l’existence ne serait aucunement hasée sur la
détermination de l’Un dans la multiplicité, elle rendrait
purement et simplement manifeste une pure identité
dans l’unité. Mais la Conscience de Vérité supramentale
ne serait pas absente de ces plans, car elle est une puis-
sance inhérente à Sachchidânanda : la différence serait
que les déterminations ne seraient pas des d6marcationsY
elles seraient plastiques, entremêlées, chacune d’elles
étant un c( fini B sans bornes. Car là, tout est en chacun
e t chacun est en tout, radicalement et intégralement -
c’est là qu’on trouverait le plus complètement une fonda-
mentale conscience d’identité, une inclusion et une inter-
pénétration mutuelles de conscience : la connaissance
telle que nous l’envisageons n’existerait pas, parce qu’elle
ne serait pas nécessaire, tout étant action directe de
conscience en l’être même, identique, intime, intrinsè-
quement conscient de soi et conscient de tout. Pourtant,
les relations de conscience, les relations de délice mutuel
d’existence, les relations de pouvoir d’être à pouvoir
d’être ne seraient pas exclues ;ces plans spirituels suprê-
mes ne seraient pas une région de vierge indétermina-
bilité, un vide de pure existence.
Les indéterminés et I’ indéterminable 43
On pourrait dire encore que, même ainsi, en Sachchi-
dânanda même tout au moins, au-dessus de tous les
mondes manifestés, il ne pourrait y avoir rien d’autre
que la conscience de soi de l’existence et de la conscience
pures e t un pur délice d’existence. Ou encore, en vérité,
cet être triple-en-un pourrait bien lui-même être seule-
ment une trinité d’autodéterminations spirituelles ori-
ginelles de I’Infini ; ces dernières aussi, comme toutes
déterminations, cesseraient d’exister dans l’Absolu inef-
fable. Mais notre thèse est qu’elles doivent être des
vérités inhérentes de l’être suprême ; leur réalité ultime
doit être préexistante dans l’Absolu, même si elles y
sont ineffablement différentes de ce qu’elles sont dans la
plus haute expérience possible du mental spirituel.
L’Absolu n’est pas un mystiire de vide infini, ni une su-
prême somme de négations ; rien ne peut se manifester
qui ne soit justifié par quelque puissance propre à la
Réalité originelle et omniprésente.
Chapitre trentième
(l) Selfness.
86 La conscience infinie el l‘ignorance
signification, la construction et le mouvement de l’uni-
vers.
Si nous considérons cet aspect de la RéaIité unique e t
si nous le rapportons étroitement à ses autres aspects,
nous pouvons parvenir à une vision complete de la rela-
tion entre l’éternelle Existence-en-soi e t 1s dynamique
de la Conscience-Force par laquelle elle manifeste l’uni-
vers. Si nous nous plaçons dans unesilencieuse Existence-
en-soi, immobile, statique, inactive, il apparaîtra
qu’une Conscience-Force capable de concevoir, Mâyâ,
capable de réaliser toutes ses conceptions, épouse dyna-
mique du Moi de silence, accomplit tout, s’appuie sur
l’état éternel, fixe e t non mouvant, e t projette la subs-
tance spirituelle d’être en toutes sortes de formes e t de
mouvements auxquels sa passivité consent ou en lesquels
cette substance d’être puise un plaisir impartial, son
délice immobile d’existence créa€rice et mobiIe. Que
cette existence soit réelle ou ilIusoire, telles doivent être
sa substance et sa signification. La Conscience joue avec
l’Être, la Force de la Nature en use à son gré avec
l’Existence et fait d’elle la substance de ses créations,
mais pour que ce soit possible, le consentement de I’&tre
doit être là secrètement, à chaque pas. I1 y a une vérité
évidente dans cette perception des choses ; c’est ce que
nous voyons se passer partout en nous et autour de nous ;
c’est une vérité de l’univers et elle doit répondre à un
aspect de vérité fondamental de l’Absolut. Mais quand
nous retournons, de ces apparences extériirures dynami-
ques des choses, non point en u n S ~ e n c ede témoin,
mais en une expérience intérieure dynamique partici-
pante de l’Esprit, nous découvrons que cette Conscience-
Force, Mâyâ, Shakti, est elle-même la puissance de
l’Être, l’Existant-en-soi, 1’Ishva-a. L‘Être est son
seigneur e t celui de toutes choses, nous la voyons faire
toutes choses en sa propre souveraineté ccimme créateur
et régent de sa propre manifestation ; ou, s’il reste en
retrait et laisse leur liberté d’action aux farces et créa-
tures de la Nature, sa souveraineté est encore contenue
dans la permission, la sanction tacite qu’il donne B cha-
Brahman, Purusha, Ishvara, Mâyâ, Prakriti, Shakti 87
que pas. Le G Qu’il en soit ainsi »,tathâstu, y est implicite-
ment contenu; sinon rien ne pourrait se faire ou se
passer. L’Etre e t sa Conscience-Force, l’Esprit et la
Nature ne peuvent être fondamentalement duels : ce que
fait la Nature est en réalité fait par l’Esprit. Cela aussi
est une vérité qui devient évidente quand nous péné-
trons derrière le voile et quand nous sentons la présence
d’une vivante Réalité qui est tout et détermine tout,
qui est le Tout-puissant et le Tout-Gouvernant. Cela
aussi est un aspect de vérité fondamental de l’Absolu.
E n outre, quand nous demeurons absorbés dans le
Silence, la Conscience créatrice et ses œuvres disparais-
sent en ce Silence ;la Nature et la création cessent pour
nous d’exister ou d’être réels. D’autre part, si nous re-
gardons exclusivement l’Être en son aspect de Personne
seule existante, de Souverain seul existant, la Puissance
ou Shakti par laquelle il fait toutes choses disparaît en
son unicité ou devient un attribut de Sa personnalité
cosmique ;la monarchie absolue de l’Être unique devient
notre perception de l’univers. Ces deux expériences
crifent pour l’esprit plusieurs difficultés dues à ce qu’il
ne perqoit pas la réalité de la Puissance du Moi, en im-
mobilité comme en action, ou a du Moi une expérience
trop exclusivement négatiye - ou encore à ce que nos
conceptions attachent à 1’Etre suprême en tan t que Sou-
verain un caractère trop anthropomorphique. I1 est évi-
dent que nous considérons un Infini dont la Puissance
est capable de beaucoup de mouvements, tous valables.
Si nous regardons de nouveau, plus largement, en tenant
compte à la fois, comme d’une seule vérité, de la vérité
impersonnelle et de la vérité personnelle des choses et si,
dans cette lumière, la lumière de la personnalité dans
l’impersonnalité, nous voyons l’aspect double-en-un du
Moi et de sa Puissance, alors dans l’aspect Personne
émerge une Personne duelle, Ishvara-Shakti, le Moi-
Créateur divin et la Mère divine Créatrice de l’Univers ;
alors se révéle à nous le mystère des Principes cosmiques
masculin e t féminin dont le jeu et l’interaction sontnéces-
saires à toute création. Dans la vérité supraconsciente de
5s La conscience infinie et l’ignorance
l’Existence-en-soi, les deux sont fondus et impliqués l’un
en l’autre, ils sont un et indiscernables 1”un de l’autre.
Mais dans la vérité spirituelle-pragmatique di1 dyna-
misme de l’univers, ils émergent et deviennent actifs ;la
divine Énergie-Mère, Créatrice universelle, Mâyâ, Parâ-
Prakriti, Chit-Shakti, manifeste le Moi cosniique et
1’Ishvara et sa propre puissance comme un principe duel.
C’est à travers elle que l’Être, le Moi, 1i’Ishvara agit,
et il ne fait rien que par elle. Bien que Sa volonté soit
implicite en elle, c’est elle qui accomplit to ut, en tan t que
Conscience-Force suprême contenant en elle toutes les
âmes et tous les êtres, et en tant que Natiure exécutrice.
Tout existe et agit selon la Nature, tout est la Force-
Conscience manifestant l’Être et jouant avec Lui dans
les millions de formes et de mouvements en lesquels elle
moule Son existence. Si nous nous retirons de ses activi-
tés, tout peut alors tomber dans l’immobilité et nous
pouvons entrer dans le silence parce qu’elle consent à
cesser son activité dynamique ; mais c’est en son im-
mobilité e t en son silence que nous sommes immobiles,
que nous cessons. Si nous voulons affirmer notre indé-
pendance de la Nature, elle nous révèle la puissance su-
prême et omnipotente de 1’Ishvara, et nous-mêmes comme
êtres de Son être, mais cette puissance est elle-même
et c’est en sa supranature que nous sommes cela. Si nous
voulons réaliser une plus haute formation ou condition
d’être, c’est encore à travers elle, à travers la divine
Shakti, Force-Conscience de l’Esprit, que nous devons le
faire ;notre reddition doit être faite à l’Être divin à travers
la Mère divine : car c’est vers la Nature isuprême ou en
elle que notre ascension doit avoir lieu et cela ne peut se
faire que si la Shakti supramentale s’empare de notre
mentalité et la transforme en sa supramentalité. Nous
voyons ainsi qu’il n’y a ni contradiction, ni incompati-
bilité entre ces trois aspects de l’Existence, non plus
qu’entre eux en leur état éternel et les trois modes de
sa Dynamis agissant dans l’univers. Un seul Être, une
seule Réalité, en tant que Moi, fonde, soutient, informe ;
en tant que Purusha ou Être conscient, éprouve ;en tant
Brahman, Purusha, Ishvara, Mcîyâ, Prakrifi, Shakti 89
qu’Ishvara, veut, gouverne et possède son monde de
manifestation créé et maintenu en mouvement par sa
propre Force-Conscience ou Puissance-en-soi - AIâyâ,
Praliriti, Shakti.
Notre mental a quelque dificulté à concilier ces diflé-
rents visages ou aspects du Moi et Esprit unique, parce
que nous sommes obligés d’employer des conceptions
abstraites, des mots et des idées qui définissent, pour
exprimer quelque chose qui n’est pas abstrait, quelque
chose de spirituellement vivant et intensément réel. Nos
abstractions se figent en des concepts différenciateurs
séparés par des limites bien nettes, mais telle n’est pas la
nature de la Réalité, Ses aspects sont multiples, mais
projettent leur ombre l’un sur l’autre ; sa vérité ne peut
être traduite que par des idées et des images métaphysi-
ques et pourtant vivantes et concrètes - des images qui
pourraient être prises par la Raison pure pour des figures
et des symboles, mais qui sont plus que ccla et qui sont
plus chargées de sens pour la vision et le sentiment in-
tuitifs, car ce sont des réalités d’une expérience spiri-
tuelle dynamique. La vérité impersonnelle des choses
peut être traduite dans les formules abstraites de la rai-
son pure, mais il y a un autre aspect de la vérité qui
appartient à la vision spirituelle ou mystique et, sans
cette vision intérieure des réalités, leur formulation
abstraite est, incomplète et iiiçufisamment vivante. Le
mystère des choses est la vraie vérité des choses; la
présentation intellectuelle n’est vérité qu’en représenta-
tion, en symboles abstraits, comme en un art cubiste de
la pensée-parole, en une figure géométrique. Dans une
recherche philosophique, il faut se limiter principale-
ment à cette présentation intellectuelle, mais il convient
de se rappeler que c’est là seulement une abstraction de
la Vérité, et que pour saisir ou exprimer complétement
la Vérité, il faut une expérience concrète et un langage
plus vivant et plus plein.
Le moment est venu d’examiner comment, dans cet
aspect de la Réalité, nous devons considérer le rapport
que nous avons découvert entre l’Un et le Rlultiple;
90 La conscience infinie et l’ignorance
cela équivaut à déterminer le véritable rapport qui
existe entre l’individu et 1’Gtre divin, entre l‘Arne et
1’Ishvara. Dans la conception théiste habituelle, les
Multiples sont créés par Dieu ; modelés par lui comme
des vases entre les mains d’un potier, les multiples
dépendent de lui comme les créatures dépendent de leur
créateur. Mais en cette plus large conception de l’Ishvara,
les multiples sont eux-mêmes le Divin unique en leur
plus profonde réalité, des K moi individuels de 1’Exis-
tence-en-soi suprême et universelle ; ils sont éternels
comme I1 est éternel, mais éternels en Son être. Notre
existence matérielle est en vérité une création de la
Nature, mais l’âme est une portion immortelle de la
Divinité, et derrière elle se tient le Moi divin dans la
créature naturelle. Cependant l’Un est la Vérité fonda-
mentale de l’existence, les multiples existent par l’Un,
et l’être manifesté dépend, par conséquent, entièrement
de l’Ishvara. Cette dépendance est masquée par l’igno-
rance séparative de l’ego qui s’efforce d’exister de par
son droit propre, bien qu’à chaque pas, l’ego dépende
évidemment de la Puissance cosmique qui l‘a créé, se
meuve par elle, fasse partie de son être et de son action
cosmiques. I1 est clair que cet effort de l’ego est une
méprise, un reflet aberrant de la vérité de lexistence-en-
soi qui est au-dedans de nous. I1 est vrai qu’il y a quelque
chose en nous, non dans l’ego mais dans le moi, dans
l’être le plus intérieur, qui surpasse la Nature cosmique
et appartient à la Transcendance. Mais cela aussi ne se
trouve indépendant de la Nature que parce que cela
dépend d’une Réalité plus haute ;c’est par le don de soi,
la reddition de I’âme et de la nature à l’Être divin que
nous pouvons atteindre à notre moi le plus haut, à
notre Réalité suprême, car c’est l’Être divin qui est ce
moi le plus haut, cette suprême Réalité, et nous ne som-
mes existence-en-soi, nous ne sommes éternels, qu’en
son éternité, et par son existence-en-soi. Cette dépen-
dance n’est pas contradictoire avec l’Identité ; elle est
elle-même la porte qui s’ouvre sur la réalisation de l’Iden-
tité - de telle sorte qu’ici encore, nous rencontrons ce
Brahman, Purusha, Ishuara, Mâyâ, Prakriii, Shakii 91
phénomène de dualité exprimant l’unité, procédant de
l‘unité et ramenant en l’unité, qui est le secret constant
et l’opération fondamentale de l’univers. C’est cette
vérité de la conscience de l’Infini qui crée entre le mul-
tiple et l’Un la possibilité de tous les rapports, parmi
lesquels la réalisation de l’unité par le mental, la pré-
sence de l’unité dans le cœur, l’existence de l’unité en
tous les éléments de l’être constituent un sommet cul-
minant. Et cependant cette vérité n’annule point, mais
confirme tous les autres rapports personnels et leur donne
leur plénitude, leur complet délice, leur signification
entière. Cela encore est la magie de l’Infini, mais aussi
sa logique.
Un seul problème reste encore à résoudre, et il peut être
résolu en partant de la même base ;c’est celui de l’oppo-
sition entre le Non-manifesté et la manifestation. On
pourrait dire en effet que tout ce qui a été avancé jus-
qu’ici peut être vrai de la manifestation, mais que la
manifestation est une réalité d’un ordre inférieur, un
mouvement partiel dérivé de la Réalité non-manifestée
et que lorsque nous entrons en Cela qui est suprêmement
réel, ces vérités de l’univers cessent d’avoir aucune
validité. Le Non-manifesté est le non-temporel, l’abso-
lument éternel, une absolue et irréductible existence-en-
soi, sur quoi la manifestation et ses limitations ne peu-
vent donner aucune indication ou seulement une indi-
cation illusoire et trompeuse par son insuffisance. On
est ainsi amené à soulever le problème du rapport entre
le Temps et l’Esprit non-temporel ; car nous avons
supposé, au contraire, que ce qui, dans 1’Eternel non-
temporel, est dans la non-manifestation, est manifesté
dans le Temps-Éternité. S’il en est bien ainsi, si le tem-
porel est une expression de l’Éternel, alors, si différentes
que soient les conditions, si partielle que soit l’expres-
cion, ce qui est fondamental dans l’expression temporelle
doit être cependant, en quelque façon, préexistant
dans la Transcendance et tiré de la Réalité non-tempo-
relle. Sinon, ce fondamental doit venir en cette Réalité
directement d’un Absolu qui est autre que le Temps
92 La conscience infinie et Z’ignorance
et le Non-Temps, et l’Esprit non-temporel doit être
une suprême négation spirituelle, un in déterminable
servant de base à la liberté de l’Absolu à l’égard de toute
limitation par ce qui se formule dans le Temps ; ce doit
être le négatif du Temps positif, dans le même rapport
avec lui que le Nirguna avec le Saguna. Mais, en fait,
ce que nous entendons par le Non-temporel est un
statut spirituel d’existence non sujet au mouvement du
temps ni à l’expérience temporelle successive ou rela-
tive d’un passé, d’un présent et d’un avenir. L’Esprit
non-temporel n’est pas nécessairement un vide vierge ;
il peut tout contenir en lui-même, mais en essence, sans
référence au temps, à la forme, au rapport ni à la cir-
constance - peut-être en une éternelle unité. L’éternité
est le terme commun entre le Temps et l’Esprit non-
temporel. Ce qui dans le Non-temporel est non-mani-
festé, impliqué, essentiel, dans le temps apparaît en
mouvement, ou du moins en dessin et en rapports, en
résultat et en circonstance. L’un et l’autre sont donc
la même Éternité ou le même Éternel en un double
statut ; ils sont un double statut d’être et cle conscience,
l’un étant une éternité d’état immobile, l’autre une éter-
nité de mouvement dans l’état.
Le statut originel est celui de la Réalité non-tempo-
relle et non-spatiale. L’Espace et le Temps seraient la
même Réalité s’étendant elle-même poui- contenir le
déploiement de ce qui était au dedans d’elle. La diffé-
rence serait, comme en toutes les autres oppositions,
celle-ci : l’Esprit se regardant en essence et en principe
d’être, et le même Esprit se regardant dans le d y n a
misme de son essence et de son principe. Espace e t
Temps sont les noms que nous donnons à cette auto-
extension de la Réalité unique. Nous sommes enclins
à considérer l’Espace comme une extension statique en
quoi toutes choses se tiennent ou se meuvent ensemble
dans un ordre fixe ; nous voyons le Temps comme une
extension mobile qui est mesurée par le mouvement
et l’événement. L’Espace serait donc le Brahman en
état d’auto-extension, le Temps serait le Brahman en
Brahman, Purusha, Ishvara, i V Û y Û , Prakriîi, Shakti 93
mouvement d’auto-extension. Mais cela peut n’être
qu’une vision rapide et inexacte : l’Espace peut être en
réalité un mobile constant, la constance et la relation
temporelle permanente des choses en lui créant le sens
de la stabilité de l’Espace, la mobilité créant le sens du
mouvement temporel dans l’Espace stable. Ou encore,
l’Espace pourrait être le Brahman étendu pour main-
tenir ensemble les formes et les objets ; le Temps pour-
rait être le Brahman qui s’est étendu pour que se déploie
son propre mouvement de puissance portant formes et
objets ; l’un et l’autre seraient donc un aspect duel de
l’unique et même auto-extension de l’Éternel cosmique.
Un Espace purement physique pourrait être considéré
comme étant en soi une propriété de la !Matière, mais la
Matière est une création de l’Énergie en mouvement.
L’Espace dans le monde matériel pourrait être par consé-
quent ou bien une auto-extension fondamentale de
l’Énergie matérielle, ou bien son champ d’existence
qu’elle a elle-même formé, sa représentation de l’In-
finité inconsciente en laquelle elle est en action, une
forme dans laquelle elle loge les formules et les mouve-
ments de sa propre action et de son autocréation. Le
Temps serait lui-même le cours de ce mouvement, ou
encore une impression créée par lui, l’impression de
quelque chose qui se présente à nous comme une succes-
sion régulière en son apparence - une division ou un
continuum soutenant la continuité du mouvement
e t cependant en marquant les successions - parce que
le mouvement lui-même est à succession régulière. Ou
encore le Temps pourrait être une dimension de l’Espace
nécessaire à l’action complète de l’Énergie, mais que
ilûus ne comprenons pas comme telle parce qu’elle
est vue par notre subjectivité consciente comme une
chose elle-même subjective, sentie par notre mental,
mais non perçue par nos sens, et par conséquent non
reconnue comme une dimension de l’espace, lequel a
pour nous l’apparence d’une extension objecth-e créée
ou perçue par les sens.
E n tout cas, si l’Esprit est la réalité fondamentale, le
94 L a conscience infinie et l’ignorance
Temps et l’Espace doivent être ou bien des conditions
conceptuelles dans lesquelles l’Esprit voit son propre
mouvement d’énergie, ou bien des conditioris fondamen-
tales de l’Esprit lui-même qui assume une apparence,
une condition différentes selon la formule de conscience
dans laquelle ces conditions se manifestent. En d’autres
termes, il y a un Temps et un Espace différents pour
chaque condition de notre conscience, et il y a même
des mouvements différents de Temps et d’Espace au
sein de chaque condition ; mais tous traduiraient quel-
que réalité spirituelle fondamentale du Temps-Espace.
E n fait, quand nous passons par-derrière l’Espace
physique, nous devenons conscients d’une extension
qui est la base de tout ce mouvement, et cette extension
est spirituelle e t non point matérielle ; c’est le Moi ou
Esprit contenant toute l’action de sa propre Énergie.
Cette origine ou réalité de base de l’Espace commence
à devenir apparente quand nous nous retirons du phy-
sique, car alors nous prenons conscience d’une exten-
sion spatiale subjective dans laquelle le mental lui-même
vit et se meut, et qui est autre que l’Espace-Temps
physique - et cependant il y a interpénétration. Car
notre mental peut se mouvoir dans son propre espace
de façon à effectuer aussi un mouvement {dansl’espace
matériel ou à agir sur quelque chose d’éloigné dans cet
espace. Dans une condition de conscience encore plus
profonde, nous prenons conscience d’un pur Espace
spirituel ; en cette condition, le Temps peut sembler ne
plus exister, parce que tout mouvement cesse ou, s’il y
a un mouvement ou un événement, celui-ci peut prendre
place indépendamment de toute succession temporelle
observable.
Si, par un mouvement intérieur analogue, nous pas-
sons par-derrière le Temps, nous retirant du physique
e t le voyant sans y être engagés, nous découvrons que
l’observation du Temps et le mouvement du Temps
sont relatifs, mais que le Temps lui-même est réel et
éternel. L’observation du Temps dépend nlon seulement
des mesures employées, mais de la conscience et de la
Brahman, Purusha, Ishvara, Mâyâ, Prakriti, Shakti 95
position de l’observateur; en outre, chaque état de
conscience a un rapport de Temps différent ; le Temps
dans la conscience e t l’espace du Mental, n’a pas le
même sens ni la même mesure de mouvements que
dans l’Espace physique ; il avance rapidement ou lente-
ment selon l’état de la conscience. Chaque état de
conscience a son propre Temps, e t cependant il peut y
avoir entre eux des rapports de Temps. Quand nous
passons par-derrière la surface physique, nous trouvons
différentes formules du Temps, différents mouvements
de Temps coexistants dans la même conscience. Cela
est évident dans le Temps de rêve où une longue suite
d’événements peut se dérouler en une période corres-
pondant à une seconde ou à quelques secondes de
Temps physique. I1 y a donc un certain rapport entre
différentes formules de Temps, mais il n’y a entre elIes
aucune correspondance vérifiable de mesure qui se puisse
affirmer. I1 semblerait alors que le Temps n’ait aucune
réalité objective, mais dépende des conditions, quelles
qu’elles soient, qu’a pu établir l’action de la conscience
en ses rapports avec l’état statique et le mouvement
d’être ; le Temps semblerait être purement subjectif.
Mais, en fait, I’Espace aussi apparaîtrait comme sub-
jectif, de par le rapport mutuel entre Espace-Mental
e t Espace-Matière ; en d’autres termes, l’un e t l’autre
sont l’extension spirituelle originelle, mais traduite
par le mental en sa pureté en un champ mental subjec-
tif, et par le mental sensoriel en un champ objectif
de perception sensorielle. Subjectivité et objectivité
ne sont que deux aspects d’une seule conscience, et le
fait cardinal est que tout Temps ou Espace donné, ou
tout Temps-Espace considéré comme un tout, est un
état d’être en lequel il y a un mouvement de la cons-
cience et de la force de l’être, mouvement qui crée OU
manifeste les faits et les événements ; c’est le rapport
entre la Conscience qui voit les événements et la force
qui leur donne forme, rapport inhérent à cet état d’être,
qui détermine le sens du Temps et crée notre prise de
conscience du mouvement temporel, du rapport tempo-
96 La conscience infinie et l’ignorance
rel, de la mesure temporelle. E n sa vérité fondamen-
tale, la formule originelle du Temps par-derriere toutes
ses variations n’est autre que l’éternité de l‘Éternel,
tout comme la vérité fondamentale de l’Espace, le sens
originel de sa réalité, est l’infinité de l’Infini.
L‘Être peut se trouver dans trois états différents de
sa conscience en ce qui concerne sa propre éternité. Le
premier est celui où il y a la condition immobile du Moi
en son existence essentielle, absorbé en soi ou conscient
de soi, mais dans l’un et l’autre cas sans développement
de la conscience en mouvements ou en événements;
c’est ce que nous distinguons comme son (éternité hors
du temps. Le deuxième est sa conscience totale des
rapports successifs de toutes les choses appartenant
à une manifestation à venir ou à une manifestation
effectivement en cours, conscience dans laquelle ce que
nous appelons passé, présent et avenir figurent ensemble
comme sur une carte ou un dessin établi, ou encore
comme la vue d’ensemble dans laquelle un artiste, un
peintre, un architecte, pourrait embrasser 1,out le détail
de son œuvre, prévue ou passée en revue dans son
mental ou disposée selon un plan d‘exécution ; c’est la
condition stable ou l’intégralité simultanée du Temps.
Cette façon de considérer le Temps ne fait nullement
partie de notre prise de Conscience normale des événe-
ments tels qu’ils surviennent, bien que notre vision
du passé, parce qu’il est déjà connu et susceptible d’être
embrassé dans son ensemble, puisse rev2tir quelque
chose de ce caractère ; mais nous savons que cette cons-
cience existe parce que, dans un état exceptionnel, il
est possible d’y pénétrer et de voir les choses du point
de vue de cette simultanéité de la vision temporelle.
La troisième condition est celle d’un mouvement pro-
gressif de la Conscience-Force et de sa manifestation
successive de ce qu’elle a vu dans la vision statique de
l’Éternel ; c’est le mouvement du Temps. Mais c’est
dans une seule et même Éternité que ce triplie état existe
e t que le mouvement a lieu ; il n’y a pas réellement
deux éternités, l’une éternité d’état, l’auitre éternité
Brahman, Purusha, Ishvara, nlâyâ, Prakriti, Shakii 97
de mouvement, mais il y a différents états ou positions
que prend la Conscience par rapport à l‘unique Éternité.
Car cette Conscience peut voir l’entier développement
temporel en se plaçant en marge ou au-dessus du mou-
vement ; elle peut adopter une position stable à l’inté-
rieur du mouvement et voir 1’ avant n et 1’ (( après ))
((
L’éternel et l’individuel
Je suis Lui.
isha Upanishad, 16.
1
C‘est une éternelle portion de Moi qui es
devenue l’être vivant dans un monde d’&es
vivants... L‘oeil de connaissance voit le Sei-
gneur habitant le corps, en jouissant et le
quittant.
Bhagavctd-GItd, XV, 7 et 10.
Deux oiseaux aux belles dles, a d s et
camarades, s’accrochent a u même arbre, et
l’un mange le fruit délicieux, l’autre le regarde
...
e t ne mange point Là où des âmes ailées
crient les découvertes de la connaissance sur
leur part d’immortalité, 131le Seigneur de tout.
le Gardien du Monde, prit possession de moi,
Lui le Sage, moi l’ignorant.
DIRGHATAMAS.
Rig-Véda I, 164, 2û-21
Le divin et le non-chin
.
(l) Rig-Véda, I, 1, 8 ; I, 164, 47 ; IV, 10,2 ; IV, 21, 3 L4tharva-
Veda, XII, 1, 1.
Le divin ef le non-divin 137
religion, nous pourrions nous soumettre à tout comme
à la volonté de Dieu, avec l’espoir ou la foi d’une récom-
pense dans un Paradis de l’au-delà, où nous entre-
rons en une existence plus heureuse et où nous revêtirons
une nature plus pure et plus parfaite. Mais il y a en notre
conscience humaine et en ses activités un facteur essen-
tiel qui, non moins que la raison, la distingue entièrement
de la conscience animale : il n’y a pas seulement en nous
un élément mental qui reconnaît l’imperfection, il
existe aussi un élément psychique qui la rejette. L’insa-
tisfaction de notre âme devant l’imperfection comme
loi de la vie sur la terre, son aspiration vers l’élimination
en notre nature de toute imperfection, non seulement
en un paradis de l’au-delà oii il serait automatiquement
impossible d’être imparfait, mais ici même et maintenant,
en une vie où la perfection doit être conquise par l’évo-
lution e t la lutte - sont tout autant une loi de notre
être que celle contre laquelle nous nous révoltons. Elles
aussi sont divines, c’est une insatisfaction divine, une
divine aspiration. En elles est la lumière inhérente d’un
pouvoir intérieur, qui les entretient en nous afin que le
Divin puisse, non seulement être la Réalité cachée e n
nos profondeurs spirituelles secrètes, mais se révéler
dans l’évolution de la Nature.
E n cette lumière, nous pouvons admettre que tout
concoure parfaitement à une fin divine suivant une
divine sagesse, e t que par conséquent chaque chose
est en ce sens parfaitement adaptée à son rôle; mais
nous disons que cela ne constitue pas la totalité du
dessein divin. Car ce qui est n’est justifiable, ne trouve
sa signification et sa satisfaction parfaites que par
ce qui peut être et sera. I1 y a, assurément, dans la
raison divine une clé qui justifierait les choses telles
qu’elles sont en révélant leur signification exacte et
leur secret véritable comme différents, plus subtils,
plus profonds que leur sens extérieur et leur apparence
phénoménale, ce qui est tout ce que peut normalement
saisir notre intelligence actuelle. Mais nous ne pouvons
nous contenter de cette croyance ; chercher et trouver la
138 L a conscience infinie et l’ignorcrnce
clé spirituelle des choses est la loi de notre &re. Le signe
de la découverte n’est pas une reconnaissance philoso-
phique intellectuelle, ni une acceptation résignée OU
sage des choses comme elles sont, pour la raison qu’il
y a en elles quelque signification, quelque dessein divins
qui nous dépassent ; le signe véritable est une élévation
vers la connaissance et la puissance spirituelles qui
transformeront la loi, les phénomènes et les formes
extérieures de notre vie pour les rendre plus proches
d’une image véritable de ce sens et de ce dessein divins.
Il est juste et raisonnable de supporter avec équanimité
la souffrance et l’asservissement à l’imperfection consi-
dérés comme la volonté immédiate de Dieu, comme une
loi actuelle d’imperfection imposée à nos élements, mais
à condition de reconnaître aussi que c’est Icavolonté de
Dieu en nous de transcender le mal et lai souffrance,
de transformer l’imperfection en perfection, de nous
élever à une loi plus haute de la Nature divine. Nous
portons dans notre conscience humaine l’image d’une
vérité d’être idéale, d’une nature divine, d’un dieu
naissant. Par rapport à cette vérité plus haute, notre
état d’imperfection actuel peut être décrit relativement
comme une vie non-divine et les conditions du monde
d’où nous partons comme des conditions non-divines ;les
imperfections sont l‘indication qui nous est donnée
qu’elles sont là comme des déguisements provisoires
et qu’elles ne sont pas destinées à être l’expression de
l‘être divin et de la nature divine. C’est une Puissance
en nous, la Divinité cachée, qui a allumé la flamme
d’aspiration, qui trace l’image de l’idéal, entretient notre
mécontentement et nous pousse à rejeter le déguisement
et à révéler -ou, en termes védiques, à donner forme e t a
dé-couvrir - le Divin dans l’esprit, le mental, la vie e t
le corps manifestés de cette créature terrestre que nous
sommes. Notre nature actuelle ne peut être que transi-
toire, notre état imparfait ne peut être qu’un point de
départ, une occasion de réaliser un autre état,
plus haut, plus grand, plus vaste, qui sera divin e t
parfait, non seulement par l’esprit secret en lui, mais
Le divin et le non-divin I39
dans sa forme d’existence manifeste la plus extérieure.
Ces conclusions ne sont cependant que des raisonne-
ments élémentaires ou des intuitions primaires fondés
sur notre propre expérience intérieure et sur les faits
apparents de l’existence universelle. Nous ne pouvons
les considérer comme entièrement valables tant que
nous ignorons la cause réelle de l‘ignorance, de l’imper-
fection et de la souffrance, et leur place dans le dessein
cosmique ou l’ordre cosmique. Si nous admettons
l’Existence divine, il y a sur Dieu e t le monde trois
propositions dont la raison et la conscience générales de
l’humanité portent témoignage. Mais l’une des trois
- nécessitée cependant par le caractère du monde où
nous vivons - ne s’harmonise pas avec les deux autres,
et c’est cette désharmonie qui jette le mental humain
dans les grandes perplexités de la contradiction e t
l’entraîne au doute et à la négation. En premier lieu en
effet, ce que nous trouvons aflirmé, c’est une omni-
présence Divinité-Réalité pure, parfaite et bienheureuse,
sans laquelle, hors de laquelle, rien ne pourrait exister,
puisque tout n’existe que par elle e t en son être. Toute
pensée sur ce sujet qui n’est pas soit athéiste ou matéria-
liste, soit primitive et anthropomorphique, doit admettre
au départ ce concept fondamental ou y arriver. I1 est
vrai que certaines religions semblent supposer une Déité
extracosmique qui aurait créé un monde extérieur à sa
propre existence et séparé d’elle ; mais quand elles en
viennent à construire une théologie ou une philosophie
spirituelle, elles aussi admettent l’omniprésence ou
l’immanence - car cette omniprésence s’impose, c’est
une nécessité de la pensée spirituelle. Si cette Divinité
existe, ce Moi, cette Réalité, elle doit être partout, une
et indivisible, et rien ne peut exister hors de son existence,
rien ne peut naître d’autre chose que de Cela ; il n’est
rien qui ne soit soutenu par Cela, rien ne peut en être
indépendant ou ne pas être empli par le souffle et la
puissance de Son être. Certes, on a affirmé que l’igno-
rance, l’imperfection, la souffrance de ce monde ne sont
point soutenues par l’Existence divine ; il nous faudrait
140 L a conscience infinie et l’ignorance
alors supposer deux dieux, un Ormuzd du bien et u n
Ahriman du mal, ou, peut-être, un Être parfait supra-
cosmique e t immanent et un Démiurge imparfait
cosmique ou une Nature séparée non-divine. C’est une
conception possible, mais improbable aux yeux de notre
intelligence supérieure ;ce ne pourrait être, itout au plus,
qu’un aspect subordonné, et non la vérité originelleou
la vérité intégrale des choses. Nous ne pouvons pas
davantage admettre que le Moi et Esprit unique en tout
e t le Pouvoir unique créateur de tout soient différents,
contraires dans le caractère de leur être, sélparés en leur
vouloir e t en leur dessein. Notre raison nous dit, notre
conscience intuitive sent - et leur témoignage est
confirmé par l’expérience spirituelle - que l’Existence
unique pure et absolue existe en toutes choses et dans
tous les êtres, de même que toutes choses et tous êtres
existent en Elle et par Elle, et que rien ne ]peut être ou
avoir lieu sans cette Présence qui habite et supporte tout.
Une deuxième affirmation que notre mental accepte
naturellement comme la conséquence du premier postu-
lat, c’est que, par la conscience suprême et la puissance
suprême de cette omniprésente Divinité en sa parfaite
connaissance universelle et sa divine sagesse, toutes
choses sont ordonnées et gouvernées dans leurs rapports
fondamentaux et leurs processus. Mais par ailleurs, le
processus de fait des choses, les rapports de fait que
nous leur voyons, sont, tels que les perçoit notre
conscience humaine, des rapports d’imperfection, de
limitation. Une désharmonie apparaît alors, une perver-
sion même, quelque chose de contraire à notre concep-
tion de l’Existence divine; la Présence divine est
évidemment niée, ou du moins défigurée et déguisée.
Vient alors cette troisième affirmation ; la Réalité
divine et la réalité du monde diffèrent en essence et en
ordre ;elles sont si différentes qu’il nous faut nous retirer
de l’une pour atteindre l’autre. Si nous voulons trouver
l’Habitant divin, il nous faut rejeter le monde qu’il
habite, gouverne, a créé ou manifesté en sa propre exis-
tence.
Le diuin et le non-divin 141
La première de ces trois propositions est inévitable ;
la seconde aussi doit être défendue si le Divin omniprésent
a vraiment quelque chose à voir avec le monde qu’il
habite et avec sa manifestation, son érection, sa conser-
vation et son gouvernement. Mais la troisième semble
aussi aller de soi, et cependant elle est incompatible avec
les précédentes. Ce désaccord nous met en face d’un
problème qui ne paraît susceptible d’aucune solution
satisfaisante.
I1 n’est pas difficile de tourner la difficulté par quelque
construction de la raison philosophique ou du raisonne-
ment théologique. I1 est possible d’ériger une Déité
K fainéante »,comme les dieux d’gpicure, bienheureuse
en Elle-même, observant avec indifférence un monde
bien ou mal conduit par une loi mécanique de la Nature.
I1 nous est loisible de postuler un Moi témoin, une Arne
silencieuse dans les choses, un Purusha qui permet à la
Nature de faire ce qu’elle veut, et se contente de réflé-
chir tout l’ordre et tous les désordres de cette Nature en
sa conscience passive et immaculée - ou un Moi
suprême absolu, inactif, libre de tous rapports, indiffé-
rent aux œuvres de cette illusion ou Création cosmique
qui est mystérieusement ou paradoxalement issue de Lui,
peut-être malgré Lui pour tenter et afliiger un monde de
créatures temporelles. Mais toutes ces solutions ne font
rien de plus que refléter le désaccord apparent entre les
deux aspects de notre expérience ; elles n’essaient pas
de concilier ces deux aspects, elles ne résolvent ni
n’expliquent le désaccord ; elles se bornent à l’affirmer
à nouveau par un dualisme déclaré ou voilé et une divi-
sion essentielle de 1’Indivisible. Pratiquement, on y
affirme un Divin duel : le Aloi ou Ame et la Nature.
Mais la Nature, la Puissance dans les choses, ne peut
rien être d’autre qu’une puissance du Moi, de I’Ame, de
l’Être essentiel des choses ; ses œuvres ne peuvent être
entièrement indépendantes de l’Arne, du Moi, elles ne
peuvent être un résultat, une activité propre de la
Nature, contraires au Moi et non affectées par le consen-
tement ou le refus du Moi, ni la violence d’une Force
142 La conscience infinie et l’ignorance
mécanique imposée à ïinertie d’une Passivité mécanique.
I1 est possible aussi de postuler un Moi observateur inactif
e t un Divin créateur actif ; mais cet expédient ne peut
nous servir, car à la fin l’un et l’autre devront en vérité
n’être qu’un sous un aspect duel : le Divin étant l’aspect
actif du Moi observateur, le Moi un témoin de sa propre
Divinité en action. L’existence d’un dés,accord, d’un
fossé entre le Moi en connaissance et le même Moi
en ses œuvres, requiert une explication, mais il se pré-
sente comme inexpliqué et inexplicable. Nous pourrions
encore postuler une double conscience de Brahman,
de la Réalité : l’une statique et l’autre dynamique,
l’une essentielle e t spirituelle, en quoi il est le Moi par-
fait et absolu, e t l’autre formatrice, pragmatique, en
quoi il devient non-moi et à quoi son caractèreabsolu
et sa perfection ne se soucient pas de participer : car
ce n’est qu’une formation temporelle dans la Réalité non-
temporelle. Mais pour nous, même si nou.;c ne sommes
qu’à demi existants, à demi conscients., nous n’en
habitons pas moins le demi-rêve de vivre de l’Absolu
et nous sommes obligés par la Nature, et d’en être terri-
blement e t incessamment occupés et de le traiter comme
réel, et cela revêt alors l’apparence d’une évidente mysti-
fication. E n effet cette conscience temporelle et ses
formations sont aussi en fin de compte une l’uissance du
Moi unique, dépendent de lui, ne peuvent exister que
par lui ; ce qui existe par la puissance de la Réalité
ne peut être sans rapport avec Elle, ou encore : Cela
ne peut être sans rapport avec le monde cju’a façonné
Sa propre Puissance. Si le monde existe par l’Esprit su-
prême, son ordre e t ses rapports doivent également exis-
ter par la puissance de l’Esprit, sa loi doit être conforme
à quelque loi de la conscience et de l’existence spiri-
tuelles. Le Moi - la Réalité - doit être conscient de la
conscience du monde (et en la conscience du monde)
qui existe en son être. Une puissance du Moi, de la Réa-
lité, doit constamment déterminer ou du moins sanction-
ner ses phénomènes e t ses activités, car il ne peut y
avoir de puissance indépendante, de Naturle qui ne soit
Le divin et le non-divin 143
dérivée de l‘originelle et éternelle Existence en soi. Si
le Moi ou Réalité n’en fait pas davantage, il doit du moins
causer ou déterminer l’univers par le seul fait de sa
consciente omniprésence. C’est, à n’en pas douter, une
vérité d’expérience spirituelle, qu’il y a un état de paix
et de silence dans l’Infini derrière l’activité cosmique,
une Conscience qui est le Témoin immobile de la créa-
tion - mais cela ne constitue pas l’intégralité de l’expé-
rience spirituelle, e t nous ne pouvons espérer trouver
une explication fondamentale et totale de l’univers
dans un seul aspect de la connaissance.
Une fois admis un gouvernement divin de l’univers,
nous devons conclure que son pouvoir de gouverner est
complet e t absolu ;car autrement, nous sommes obligés
de supporter qu’un être et une conscience infinis e t
absolus ont une connaissance et une volonté limitées
en leur contrôle des choses ou entravées en leur pouvoir
d’agir. I1 n’est pas impossible de concéder que la Divinité
immanente suprême puisse laisser une certaine liberté
d’action à quelque chose qui est venu à l’existence en Sa
perfection, mais qui est soi-même imparfait et cause
d’imperfection, à une Nature ignorante ou inconsciente,
à l’action de la volonté et du mental humains, et même
à une Puissance consciente, à des Forces conscientes de
ténèbres e t de mal qui se fondent sur le règne d‘une
Inconscience fondamentale. Mais aucune de ces choses
n’est indépendante de Sa propre existence, de Sa
propre nature, de Sa propre conscience, et aucune ne
peut agir sinon en Sa présence et par Sa sanction ou Sa
permission. La liberté de l’homme est relative, et il ne
peut être tenu pour seul responsable de l’imperfection
de sa nature. L’ignorance et l’inconscience de la Nature
ont apparu, non point indépendamment, mais dans
l’Être unique; l’imperfection des activités de cette Nature
ne peut être entièrement étrangère à quelque volonté
de l’immanence. On peut admettre qu’il est permis
aux forces mises en branle de fonctionner selon la loi
de leur mouvement ;mais ce que la divine Omniscience
et Omniprésence a laissé apparaître et agir en Son
144 La conscience infinie et l’ignorance
omniprésence, en Sa toute-existence, nous devons
considérer que c’est Elle qui l’a engendrk et ordonné,
puisque sans le fiat de l’Être, cela ne pourrait avoir été,
ni continuer d’exister. Si le Divin se soucie tant soit peu
du monde qu’Il a manifesté, il n’y a pas d’autre
Seigneur que Lui, et on ne pourra jamais éviter ou
écarter cette nécessité de Son être originel et universel.
C’est en partant de cette conséquence évidente de notre
prémisse première, e t sans que nous puissions éluder
aucune de ses implications, qu’il nous faut considérer
le problème de l’imperfection, de la souffrance et du mal.
Et d’abord il faut nous rendre compte que l’existence
de l’ignorance, de l’erreur, de la limitation, de la souf-
france, de la division et de la discorde dans le monde ne
constitue pas nécessairement en soi-même, comme nous
l’imaginons trop inconsidérément, une nég,ation ou une
réfutation de l’être, de la conscience, de la puissance, de
la connaissance, de la volonté, du délice divins dans
l’univers. Elles peuvent l’être si nous devons les consi-
dérer en elles-mêmes séparément, mais nous n’avons pas
besoin de les considérer comme telles si nous parvenons
à une claire vision de leur place et de leur signification
dans une vue complète des activités universelles. Une
partie isolée de l’ensemble peut être imparfaite, laide,
incompréhensible, puis, si nous la revoyons dans
l’ensemble, reprendre sa place dans l’harmonie, avoir un
sens et une utilité. L’être de la Réalité divine est infini ;
en cet être infini, nous trouvons partout l’être limité
- tel est le fait apparent d’où semble partir notre
existence en ce monde et dont notre ego étroit et ses
activités egocentriques portent constamment témoi-
gnage. Mais, en réalité, quand nous ]parvenons à
une intégrale connaissance de nous-mêmes, nous décou-
vrons que nous ne sommes pas limités, car nous aussi
nous sommes infinis. Notre ego n’est qu’une face de l’être
universel et n’a pas d’existence séparée ; notre individua-
lité séparatrice apparente n’est qu’un mouviement super-
ficiel, derrière lequel notre individualité véritable
s’étend j nsqu’à l’unité avec toutes choses et s’élève
Le divin et le non-divin 149
jusqu’à l’unité avec la transcendante Infinité divine.
Ainsi notre ego, qui semble être une limitation d’exis-
tence, est en réalité une puissance d’infinité ; la multi-
plicité sans nombre des êtres dans le monde est un
résultat et un signe évident, non point d’une limitation
ou d’un état fini, mais de cette illimitable Infinité.
L’apparente division ne peut jamais s’ériger en sépa-
ration réelle ; il y a, la supportant et la dominant, une
indivisible unité que la division elle-même ne peut
diviser. Ce fait universel et fondamental de l’ego et
d’une apparente division avec leurs activités séparatives
dans l’existence du monde, n’est pas une négation de la
divine Nature, de son unité et de son être indivisible ;
ce sont les résultats superficiels d’une multiplicité infinie
qui est un pouvoir de l’Unité infinie.
I1 n’y a donc pas de réelle division ou limitation de
l’être, pas de contradiction fondamentale dans la Réalité
omniprésente ; mais il semble bien y avoir une réelle
limitation de conscience : il y a une ignorance du moi, un
voile qui masque la Divinité intérieure, et toute iniper-
fection en est la conséquence. Car nous nous identifions
mentalement, vitalement, physiquement, avec cette
superficielle conscience de l’ego qui est notre première
expérience impérieuse de nous-même ; ceci nous impose
une division, non point fondamen talement réelle, mais
pratique, avec toutes les fâcheuses conséquences qu’en-
traîne cette séparation d’avec la réalité. Ici encore
cependant il nous faut découvrir que, du point de vue
des activités de Dieu - et quelles que soient nos réac-
tions ou notre expérience de surface - le fait d’igno-
rance est lui-même une opération de connaissance et
non une véritable ignorance. Le phénomène d’ignorance
y est un mouvement superficiel ; car derrière se tient
une toute-conscience indivisible : l’ignorance est un
pouvoir que cette tonte-conscience met en avant,
pouvoir qui se limite dans un certain domaine, entre
certaines bornes, à une opération de connaissance parti-
culière, à un mode particulier de fonctionnement
conscient, et elle garde en attente tout le reste de sa
146 La conscience infinie et l’ignorance
connaissance, comme une force en réserve. Tout ce qui
est ainsi caché constitue une réserve occulte de lumière
et de puissance OU la Toute-Conscience puise pour
l’évolution de notre être dans la Nature ; un fonction-
nement secret comble toutes les lacunes de l’Ignorance
du premier plan, se sert de ses trébuchements apparents,
les empêche de conduire à un autre résultat final que
celui qu’a décrété la Toute-Connaissance, et aide l’âme
dans l’Ignorance à puiser dans son expérience - même
dans les souffrances et les erreurs de la personnalité
naturelle - ce qui est nécessaire à son évolution, et à
abandonner ce qui n’est plus utilisable. Ce pouvoir de
façade qu’est l’Ignorance est un pouvoir de concentra-
tion en un jeu limité, très semblable au pouvoir de notre
mentalité humaine qui nous permet de nous absorber en
un objet particulier, en une tâche particulière e t de
paraître y employer seulement la quantité die connaissance
et les idées qui sont nécessaires à cette tâche - le reste,
qui y est étranger ou pourrait gêner, est mlomentanément
relégué à l’arrière-plan. Cependant, ce qui a fait la tâche
à accomplir, vu la chose à voir, c’est en réalité, tout le
temps, la conscience indivisible que nous sommes ;c’est
elle qui silencieusement connaît e t agit,, et non point
quelque fragment de conscience ou une quelconque
exclusive ignorance en nous ; il en va de même pour ce
pouvoir de concentration mis en avant par la T o u t e
Conscience au-dedans de nous.
Dans notre appréciation des mouvements de notre
conscience, nous tenons à juste titre cette capacité de
concentration pour l’un des plus grands pouvoirs de Ia
mentalité humaine. Mais de même le pouvoir de faire
apparaître ce qui, semble-t-il, est le jeu exclusif d’une
connaissance limitée, ce pouvoir qui se présente à nous
comme une ignorance, doit également être considéré
comme l’un des plus grands pouvoirs de la Conscience
divine. Seule une suprême Connaissancemaîtresse d’elle-
même peut avoir ainsi la puissance de se limiter dans
l’acte et cependant d’accomplir parfaitement toutes ses
intentions à travers cette apparente ignorance. Dans
Le divin et le non-divin 147
l’univers, nous voyons cette suprême Connaissance
maîtresse d’elle-même, agissant à travers une multitude
d’ignorances, dont chacune s’efforce d’agir selon son
propre aveuglement; et pourtant à travers toutes ces
ignorances, la Connaissance conssjuit et exécute ses
harmonies universelles. Plus encok : le miracle de son
omniscience apparaît de la facon la plus saisissante en ce
qui nous semble l’action d’un Inconscient, quand, par la
nescience complète ou partielle - plus épaisse que notre
ignorance - de l’électron, de l’atome, de la cellule, de la
plante, de l’insecte, des formes inférieures de vie animale,
elle arrange parfaitement son ordre des choses et guide
l’impulsion instinctive ou l’élan inconscient vers une fin
dominée par la Toute-Connaissance, mais tenue derrière
un voile, ignorée par la forme instrumentale de l’exis-
tence, et pourtant parfaitement efficace dans le cadre
de cet instinct ou de cette impulsion. Nous pouvons
donc dire que cette action de l’ignorance, de la nescience,
n’est pas une ignorance réelle, mais une puissance,
un signe, une preuve d‘une omnisciente connaissance
de soi et de tout. S’il nous faut un témoignage personnel
et intérieur de cette toute-conscience indivisible qui
est derrière l’ignorance - et dont toute la Nature
est la preuve extérieure - nous ne pouvons le trouver
avec quelque intégralité qu’en notre être intérieur le plus
profond, ou en notre état spirituel plus ouvert et plus
élevé quand nous franchissons le voile de notre ignorance
de surface e t que nous prenons contact avec l’Idée et la
Volonté divines qu’il dissimule. Nous discernons alors
clairement que ce que nous avons fait par nous-même
âans notre ignorance était néanmoins suivi et guidé en
ses résultats par l’invisible Omniscience ; nous décou-
vrons un plus grand jeu derrière notre jeu ignorant, e t
nous commençons d’en entrevoir le dessein en nous.
Alors seulement nous pouvons voir et connaître ce que
pour le moment nous adorons par la foi, recoiinaître
pleinement la pure et universelle Présence, trouver le
Seigneur de tous les êtres et de toute la Nature.
Ce qui vaut pour la cause, qui est l’Ignorance, vaut
148 La conscience infinie e f l’ignorance
également pour les conséquences de cette Ignorance.
Tout ce qui nous semble incapacité, faiblesse, limitation
de puissance ou impuissance, lutte dans les entraves et
labeur dans les chaînes de notre volonté prend, du point
de vue du Divin en ses propres activités, l’aspect d’une
juste limitation d’une puissance omnisciente, limitation
effectuée par la libre volonté de cette Puissance même
pour que l’énergie de surface corresponde exactement à
l’œuvre qu’elle doit accomplir, à sa tentative, au suc-
cès accordé ou à l’échec assigné parce que nécessaire, &
l’équilibre de la somme des forces dont elle fait partie, e t
au résultat plus vaste dont ses propres résultats sont une
portion inséparable. Derrière cette limitation de puis-
sance est la Toute-puissance, et dans la limitation cette
Toute-puissance est à l’œuvre ; mais c’est par la somme
d’un grand nombre d’activités limitées que l’indivisible
Omnipotence exécute infailliblement et souverainement
ses desseins. Ce pouvoir de limiter sa force et d’œuvrer en
se limitant par ce que nous appelons labeur, efforts, diffi-
culté, par ce qui nous semble une série d’échecs ou de
semi-réussites, e t d’accomplir par là ses intentions se-
crètes, n’est donc pas le signe, la preuve, la réalité d’une
faiblesse, mais le signe, la preuve et la réalité - la plus
grande qui soit possible - d’une omnipotence absolue.
Quant à la souffrance, qui est une pierre d’achoppe-
ment si importante dans notre tentative de compréhen-
sion de l’univers, elle est évidemment une conséquence
de la limitation de conscience, de la restriction de force
qui nous empêche de maîtriser ou d’assimiler le contact de
ce qui est pour nous une force autre que la nôtre. Le résul-
t a t de cette incapacité, de cette désharmoriie, est que nous
ne pouvons saisir le délice de ce contact et qu’il provoque
en nous une réaction de malaise ou de douleur, un senti-
ment de manque ou d’excès, un désaccord causant une
blessure intérieure ou extérieure - réaction née de la
séparation entre le pouvoir de notre être et le pouvoir
de l’être qui se présente à nous. Au-delà, idans notre Moi,
notre esprit, se trouve le Tout-Délice de l’être universel
qui fait son profit du contact : un délice (d’abord dans la
Le divin et le non-divin 149
souffrance supportée, ensuite dans la conquête de la souf-
france, et enfin dans la transmutation qui doit suivre ;
car douleur et souffrance sont un terme perverti et con-
traire du délice d’existence, et ils peuvent être transfor-
més en leur opposé, et même en le Tout-Délice originel,
Ananda. Ce Tout-Délice n’est pas présent dans l’univer-
sel seulement, il est ici-même, secret en nous, comme
nous pouvons le découvrir quand nous nous retirons de
notre conscience extérieure pour entrer dans le Moi qui
est au-dedans de nous. L’être psychique en nous fait son
profit même de ses expériences les plus perverties e t
contraires tout autant que d’autres plus favorables, et il
croît aussi bien en les rejetant qu’en les acceptant ; il
tire une signification, une u Mité divines de nos souffran-
ces, difficultés e t infortunes les plus poignantes. Seul ce
l‘out-Délice pouvait avoir l’audace ou le cœur de s’impo-
ser ou de nous imposer de telles expériences ; lui seul
pouvait ainsi les faire servir à ses propres fins et à notre
profit spirituel. De même, seule une inaliénable harmo-
nie de l‘être inhérente à une inaliénable unité de l’être
pouvait projeter tant de discordes apparemment cruel-
les, e t les obliger cependant à servir son dessein de telle
sorte que finalement elles ne puissent rien faire d’autre
que servir et protéger, qu’elles se changent même en
éléments qui forment un rythme universel grandissant,
une ultime harmonie. A chaque pas, c’est la Réalité di-
vine que nous pouvons découvrir derrière ce que la na-
ture de la conscience superficielle où nous demeurons
nous oblige encore d’appeler non-divin, et que nous
avons raison en un sens d’appeler ainsi, car ces apparen-
ces sont un voile qui recouvre la divine Perfection, un
voile nécessaire pour le moment, mais nullement l’image
vraie et complète.
Mais même quand nous considérons ainsi l’univers,
nous ne pouvons ni ne devons répudier comme entière-
ment et radicalement fausses et irréelles les valeurs que
lui attribue notre propre conscience humaine limitée.
Car I’amiction, la douleur, la souffrance, l’erreur, la faus-
seté, l’ignorance, la faiblesse, la méchanceté, l’incapacité,
150 La conscience infinie el l’ignorance
le fait de ne pas faire ce qu’il faut faire, de mal faire,
la volonté déviée et la volonté déniée, l’égoïsme, la limi-
tation, la séparation d’avec les autres être!; avec qui nous
devrions être un, tout ce qui constitue l’aspect effectif
de ce que nous appelons le mal, sont des faits de la cons-
cience universelle, et non des fictions ou des irréalités -
bien que la signification complète ou la vraie valeur de
ces faits ne soient pas celles que nous leur prêtons en
notre ignorance. Cependant la signification que nous
leur donnons est une partie de leur vraie signification,
les valeurs que nous leur attribuons sont nécessaires A
leur complète évaluation. Nous découvrons un aspect de
la vérité de ces choses quand nous pénétrons en une
conscience plus profonde et plus vaste, car nous trouvons
alors qu’il y a une utilité cosmique et individuelle à ce
qui se présente à nous comme ennemi et comme mal.
Sans l’expérience de la douleur nous ne saurions en effet
atteindre à toute l’infinie valeur du délice divin que la
douleur est en train d’enfanter ;toute ignorance est une
pénombre qui environne une orbe de connaissance, toute
erreur est significatrice de la possibilité et de l’effort
d’une découverte de vérité ; chaque faiblesse, chaque
faillite est un premier sondage des abîmes de puissance
et de potentialité ; toute division est destinée à enrichir,
par une expérience variée de la douceur de l’unification,
la joie de l’unité réalisée. Toute cette imperfection est
pour nous le mal, mais tout mal est en train d‘enfanter le
bien éternel ; car dans la loi de cette vie qui émerge de
l’Inconscience, tout est une imperfection qui est la condi-
tion première pour manifester avec une plus grande per-
fection la divinité cachée. En même temps, le sentiment
que nous avons maintenant de ce mal et de cette imper-
fection, la révolte de notre conscience contre eux sont
pourtant aussi une évaluation nécessaire, car si nous
avons d’abord à les affronter et à les supporter, la tâche
ultime qui nous est assignée n’en est pas mioins de rejeter,
de surmonter, de transformer la vie et lai nature. C’est
pour cette raison qu’il n’est pas permis à leur insistance
de se relâcher ;l’âme doit apprendre les conséquences de
Le divin et le non-divin 151
l’Ignorance, elle doit être éperonnée par leurs réactions
dans son effort de maîtrise et de conquête et enfin dans
son plus haut effort de transformation et de transcen-
dance. Quand on vit intérieurement dans les profon-
deurs, il est possible de parvenir intérieurement à un état
de vaste égalité et de vaste paix, que ne troublent pas les
réactions de la nature extérieure. C’est là une libération
immense, mais incomplète - car la nature extérieure
aussi a droit à la délivrance. Or, même si notre déli-
vrance personnelle est complète, il reste encore la
souffrance d’autrui, le monde dans les douleurs de l’en-
fantement, que celui qui a l’âme élevée ne peut contem-
pler avec indifférence. I1 y a avec tous les êtres une
unité que quelque chose en nous ressent, et la déli-
vrance d’autrui doit être ressentie comme essentielle à
notre propre délivrance.
Telle est donc la loi de la manifestation, la raison de
l’imperfection que nous voyons en ce monde. Ce n’est, il
est vrai, qu’une loi de manifestation, et même une loi
spéciale au mouvement dans lequel nous vivons, et nous
pouvons dire qu’elle eût pu ne point être - s’il n’y avait
pas eu de mouvement de manifestation, ou pas ce mou-
vement particulier ; mais, étant donné cette manifesta-
tion et ce mouvement, la loi est nécessaire. I1 ne sufit
pas de dire simplement que cette loi et tout ce qui l’en-
toure sont une irréalité créée par la conscience mentale,
sont non-existants en Dieu, et que la seule sagesse con-
siste a rester indifférent à ces dualités ou à sortir de la
manifestation pour entrer en l’être pur de Dieu. I1 est
exact que ce sont des créations de la Conscience mentale,
mais le Mental n’est responsable qu’au second degré ;
dans une réalité plus profonde, ce sont, nous l’avons vu,
des créations de la Conscience divine projetant le mental
hors de Sa Toute-connaissance afin de réaliser ces valeurs
opposées ou contraires de Sa toute-puissance, de Son
tout-délice, de Son être intégral et de Son unité. I1 est
évident que nous pouvons qualifier d’irréels cette ac-
tion et ces fruits de la Conscience divine en ce sens qu’ils
ne sont pas la vérité éternelle et fondamentale de l’être,
152 La conscience infinie et l’ignorance
ou qu’ils peuvent être taxés de fausseté parce qu’ils
contredisent ce qui est originellement et ultimement la
vérité ; ils ont toutefois leur réalité et leur importance
persistantes à notre stade présent de la manifestation,
et ils ne peuvent être une simple erreur de la Conscience
divine, sans qu’aucun sens dans la diviine sagesse, ni
aucun dessein de la joie, de la puissance., de la connais-
sance divines ne justifient leur existence. Une justifi-
cation doit exister, même si pour nous elle repose sur un
mystère qui, tant que nous vivons en une expérience
de surface, peut nous apparaître comme une énigme
insoluble.
Néanmoins si, acceptant cet aspect de la Nalure, nous
disons que toutes les choses sont assujetties à la loi im-
mobile e t statutaire de leur être, et que l’homme aussi
doit être assujetti à ses imperfections, son ignorance,
son péché, sa faiblesse, sa bassesse, sa souffrance, notre
vie perd sa signification véritable. L’effoirt perpétuel de
l’homme pour s’élever hors des ténèbres et de l’insuffi-
sance de sa nature ne pourrait alors avoir nulle issue dans
le monde lui-même, dans la vie elle-même ; sa seule issue,
s’il en est une, devrait consister à échapper à la vie, au
monde, à l’existence humaine et par conséquent à la loi
éternellement non-satisfaite qui lui impose l’imperfec-
tion, pour entrer soit en un paradis des dieux ou de Dieu,
soit en la pure ineffabilité de l’Absolu. S’il en est ainsi,
l’homme ne pourra jamais réellement dégager de l’igno-
rance e t de la fausseté la vérité et la connaissance, du
mal et de la laideur le bien et la beauté, de la faiblesse et
de la bassesse la puissance et la gloire, de l’affliction e t de
la souffrance la joie et le délice contenus dans l’Esprit
qui se tient derrière eux, et dont ces contradictions sont
les premières conditions, adverses et contraires, d’émer-
gence. Tout ce qu’il peut faire, c’est de retrancher de lui
les imperfections et d’outrepasser également les opposés
qui leur font équilibre et qui sont imparfaits, eux aussi;
il doit avec l’ignorance abandonner la1 connaissance
humaine, avec le mal le bien humain, avec la faiblesse
la force et la puissance humaines, avec la lutte et la souf-
Le divin et le non-divin 153
france la joie et l’amour humains ; car ces choses sont en
notre nature présente inséparableinent jumelées, elles
semblent des dualités conjointes, pôles négatifs et pôles
positifs de la même irréalité et, faute de pouvoir les
élever et les transformer, il faut les abandonner les unes
et les autres. La nature humaine ne peut trouver son
accomplissement dans la divinité ; elle doit disparaître,
être repoussée et rejetée. Qu’il en rEsulte la jouissance
individuelle de la nature divine absolue ou de la Présence
divine, ou un Nirvâna dans l’Absolu sans formes, c’est un
point sur lequel les religions et les philosophies diffè-
rent : mais, dans un cas comme dans l’autre, l’existence
humaine sur terre doit être considérée comme condam-
née à l’imperfection éternelle par la loi même de son
être ; elle est perpétuellement et irrémédiablement une
manifestation non-divine dans la divine Existence. E n
assumant la condition humaine, et peut-être par le fait
même de la naissance, l’âme a décliu du Divin, a commis
une erreur ou un péché originels que l’homme, dès qu’il
est éclairé, doit se donner pour but spirituel d’effacer
complètement, d’éliminer sans défaillance.
E n ce cas, la seule explication raisonnable d’une ma-
nifestation ou création aussi paradoxale est qu’il s’agit
d’un divertissement cosmique, d’une Lîlâ, d’un jeu, d’un
amusement de l’Être divin. Peut-être fait-Il semblant
d’être non-divin, peut-être revêt-I1 cette apparence
comme le masque, ou le maquillage d’un acteur, pour le
seul plaisir de la feinte ou du drame. Ou encore, I1 a créé
le non-divin, l’ignorance, le péché et la souffrance pour la
simple joie d’une création multiple. Ou peut-être l’a-t-Il
fait, comme le supposent curieusement certaines reli-
gions, pour qu’il y ait des créatures inférieures qui Le
louent et Le glorifient de Sa bonté, Sa sagesse, Sa félicité
et Son omnipotence éternelles, et qu’elles essaient timi-
dement de s’approcher de la bonté de quelques centi-
mètres afin de partager la félicité - sous peine d’un
châtiment, que d’aucuns disent éternel, si elles échouent
dans leur tentative, comme ce sera nécessairement le cas
pour la grande majorité, en raison même de leur imper-
154 La conscience infinie et l’ignorance
fection. Mais, à la doctrine d’une Lîlâ si grossièrement
conçue, on peut toujours répliquer qu’un Dieu, lui-même
tout-bienheureux, qui se réjouirait de la souffrance des
créatures ou leur imposerait cette souffrance pour expier
les défauts de sa propre création imparfaite, ne serait
nullement Divin e t que l’être moral et l’intelligence de
l’humanité doivent se révolter contre Lui ou nier Son
existence. Si au contraire l’âme humaine est une parcelle
de la Divinité, si elle est en l’homme un Esprit divin qui
revêt cette imperfection et, sous la forme humaine, con-
sent à supporter cette souffrance, ou encore si l’âme en
l’humanité est destinée à être entraînée jusqu’à l’Esprit
divin, à être Son associée, ici-bas dans le jeu de l’imper-
fection, ailleurs dans le délice de l’être parfait, la Lîlâ a
beau demeurer un paradoxe, elle cesse d’iitre un para-
doxe cruel ou révoltant ; on peut tout au plus la consi-
dérer comme un mystère étrange et inexplicable pour
la raison. Pour l’expliquer, il manque deux éléments :
un assentiment conscient de l’âme à cette manifestation,
et une raison dans la Toute-Sagesse qui rende le jeu
significatif et intelligible.
L’étrangeté du jeu s’atténue, le paradoxe perd de son
acuité, si nous découvrons que, bien qu’il (existe des de-
grés établis, chacun ayant son ordre de nature appro-
prié, ce ne sont que fermes échelons pour une ascension
progressive den âmes incarnées dans les formes de la
matière, une manifestation divine progressive s’élevant
de l’état inconscient à l’état supra-conscient ou
intégralement conscient, avec la conscience humaine
comme décisif point de transition. L,’imperfection
devient alors un terme nécessaire de la manifectation :
car, puisque la nature divine entière est cachée
mais présente dans l’Inconscient, elle doit en être pro-
gressivement dégagée ; cette progression nécessite un
déploiement partiel, e t ce caractère partiel, ce développe-
ment inachevé exigent l’imperfection. Une manifestation
évolutive exige un moyen terme avec des degrés au-dessus
et des degrés au-dessous - et c’est l’étape que repré-
sente précisément la conscience mentale de l’homme,
Le divin et le non-divin 155
mi-connaissance, mi-ignorance, puissance intermédiaire
de l’être encore appuyée sur l’Inconscient mais s’élevant
lentement vers la divine Nature toute-consciente.
Un déploiement partiel impliquant l’imperfection et
l’ignorance peut prendre pour compagne inévitable, et
peut-être pour base de certains mouvements, une per-
version apparente de la vérité originelle de l’être. Pour
que durent l’ignorance ou l’imperfection, tout ce qui
caractérise la nature divine, son unité, sa toute-cons-
cience, sa toutepuissance, sa toute-harmonie, son bien en
tout, son délice en tout doit avoir un apparent con-
traire ; limitation, discorde, inconscience, désharmonie,
incapacité, insensibilité et souffrance, mal, doivent
apparaître. Car sans cette perversion, l’imperfection
serait dépourvue de base solide, et ne pourrait ni mani-
fester, ni maintenir si librement sa nature en opposition
avec la présence de la Divinité sous-jacente. Une con-
naissance partielle est une connaissance imparfaite, et
une connaissance imparfaite est, dans la mesure de son
imperfection, une ignorance, l’opposé dela nature divine ;
mais quand cette connaissance partielle considère ce qui
dépasse sa connaissance, ce contraire négatif devient un
contraire positif ; il engendre l’erreur, la fausse connais-
sance, un commerce faux avec les choses, avec la vie,
avec l’action ;la connaissance fausse devient une volonté
fausse dans la nature, peut-être d’abord fausse par er-
reur, mais ensuite fausse par choix, par attachement,
par délectation dans la fausseté - le simple contraire se
transforme en une perversion complexe. L‘inconscience
et l’ignorance une fois admises, ces contraires positifs
apparaissent comme un résultat naturel, suivant une
succession logique, et doivent être admis aussi comme
facteurs nécessaires. La seule question est de savoir
pourquoi une manifestation progressive de ce genre
etait elle-même nécessaire ; c’est là le seul point qui de-
ineure obscur pour notre intelligence.
Une manifestation de cette sorte, autocréation ou
Lîlâ, ne semblerait pas justifiable si elle était imposée à
la créature contre sa volonté; or il sera évident que
1% La conscience infinie et l’ignorance
l’assentiment de l’esprit incarné doit être là déjà, car
Prakriti ne peut agir sans l’assentiment du Purusha.
Pour rendre possible la création cosmiqiue, il a dû y
avoir, non seulement la volonté du Purusha divin, mais
l’assentiment du Puruslia individuel pour rendre possible
la manifestation individuelle. On peut dire, il est vrai,
que la raison pour laquelle la Volonté et le délice divins
assument cette manifestation progressive dificile et
tourmentée, et la raison pour laquelle l’âme y a donné
son assentiment sont encore un mystère. Mais ce n’est
pas tout à fait un mystère si nous considérons notre
propre nature et si nous pouvons supposer au commen-
cement quelque mouvement analogue de notre être qui
se trouverait à l’origine cosmique de notre nature. De
fait, un jeu de cache-cache - se cacher et se découvrir
- est l’une des joies les plus vigoureuses qu’un être
conscient puisse se donner à lui-même, c’es,t un jeu d’un
extrême attrait. I1 n’y a pas de plus grand plaisir pour
l’homme lui-même qu’une victoire qui est en son prin-
cipe même un triomphe sur des difficultés., une victoire
de connaissance, une victoire de puissance, une victoire
de création remportée sur les impossibilitks de la créa-
tion, un délice dans la maîtrise d’un labeur exténuant,
dans la conquête d’une souffrance et de ses dures épreuves.
A la fin de la séparation vient l’intense joie de l’union,
la joie de retrouver un moi de qui nous étions séparés.
I1 y a un attrait dans l’ignorance même parce qu’elle
nous procure la joie de la découverte, la surprise d’une
création nouvelle et imprévue, une grande aventure de
l’âme ; il y a une joie du voyage et de la quête et de la
découverte, une joie de la bataille et de son couronne-
ment, du labeur e t de la récompense du labeur. Si le
délice d’existence est le secret de la création, tout cela
fait aussi partie des délices de l’existence ; et peut être
considéré comme la raison, ou du moins une raison, de
cette Lîlâ apparemment paradoxale et contraire. Mais,
outre ce choix du Purusha individuel, il y a u n e vérité
plus profonde inhérente à l’Existence originelle et qui
trouve son expression en la plongée dans l’inconscience ;
Le divin ei le noli-divin 157
il en résulte une affirmation nouvelle de Sachchidânanda
can ce qui est apparemment son opposé. Si nous admet-
tons le droit de l’Infini à se manifester diversement,
cela aussi est intelligible et a sa significalion profonde,
car c’est l’une des possibi1ili.s de sa inanifestatioii.
Chapitre trente-troisième
L’illusion cosmique,
mental, rêve et hallucination
La cortnceissrcmce et I’îgrtoraraee
personnalité ou de Temps.
Mais cette conscience du Moi, en même temps qu’elle
est non-temporelle, est aussi capable de considérer libre-
ment le Temps comme une chose reflétée en elle et soit
comme la cause, soit comme le champ subjectif d’une
expérience changeante. C’est donc à la surface de l’éter-
nel je suis »,de la conscience non-changeante, que sur-
viennent les changements de l’expérience consciente qui
se succèdent dans le processus du Temps. La conscience
superficielle constamment ajoute à son expérience ou
rejette de son expérience ; chaque addition la modifie, e t
aussi chaque rejet. Bien que ce moi plus profond qui
soutient et contient ces changements demeure non-modi-
fié, le moi extérieur ou superficiel développe constam-
ment son expérience, si bien qu’il ne peut jamais dire
absolument de lui-même, J e suis le même que j’étais il
((
(I) Awareness.
Connaissance par identité, connaissance séparatrice 337
tant pour apparaître à la surface :c’est sous la contrainte
de cette lutte que l’être vivant séparé s’efforce - si
aveuglément que ce soit au début et entre d’étroites
limites - d’entrer en relations conscientes avec le
reste de l’être cosmique qui lui est extérieur. C’est par
la somme croissante des contacts qu’il peut recevoir e t
auxquels il peut réagir, et par la somme croissante des
contacts qu’il peut opérer de lui-même ou imposer afin
de satisfaire à ses besoins et impulsions que l’être de
matière vivante fait apparaître sa conscience, sort de
l’inconscience ou de la subconscience pour entrer en une
connaissance séparatrice limitée.
Nous voyons ainsi tous les pouvoirs inhérents à l’ori-
ginelle Conscience spirituelle (I) existant en soi, amenés
lentement à la surface, et manifestés en cette croissante
conscience séparatrice ; ce sont des activités refoulées,
mais innées à la connaissance par identité secrète et
involuée, et ils émergent par degrés sous une forme étran-
gement diminuée et hésitante. D’abord émerge une faculté
sensorielle grossière ou voilée qui se développe en
sensations précises, aidée par un instinct vital ou une
intuition cachée ;puis se manifeste une perception vitale-
mentale avec, derrière elle, obscure, une vision cons-
ciente, un sentiment conscient des choses ; l’émotion
se met à vibrer e t cherche des échanges avec autrui ;
enfin montent à la surface la conception, la pensée, la
raison comprenant et appréhendant l’objet, combinant
ses données de connaissance. Mais toutes sont incom-
plètes, encore mutilées par l’ignorance séparatrice e t
l’obscurcissante inconscience première ; toutes dépen-
dent des moyens extérieurs, sont impuissantes à agir
de leur propre fait : la conscience ne peut agir directe-
ment sur la conscience; il y a une pénétration et un
enveloppement constructifs des choses par la conscience
mentale, mais non une réelle possession ; il n’y a point
de connaissance par identité. C’est seulement quand le
subliminal est capable d’imposer au mental et aux sens
(*) Awareness.
338 La conscience infinie et Z‘ignorance
de surface quelques-unes de ses activités secrètes, pures
et non-traduites dans les formes ordinaires de l’intelli-
gence mentaie, qu’une action rudimentaire des méthodes
plus profondes se hausse à la surface; mais de telles
émergences sont encore une exception ; elles pourfen-
dent la normalité de notre connaissance acquise e t
apprise avec la saveur de l’anormal et du supranormal.
C’est seulement par une ouverture sur notre être inté-
rieur ou par une entrée en lui qu’une prise de conscience
intime directe peut être ajoutée à la prise de conscience
extérieure indirecte. C’est seulement par notre éveil
à notre âme intérieure la plus profonde, à notre moi
supraconscient, qu’il peut y avoir un commencement
de connaissance spiri tuelle, avec l’identité pour base,
pour puissance constituante, pour substance intrinsè-
que.
Chapitre trente-neuvième
Concentration exclusive
de la
Conscience-Force et ignorance
de l’autre.
Tailfirîya Upanishad, II, 9.
Ceux-ci, ils sont conscients qu’il y a grande
fausseté dans le monde ; ils grandissent dans
la demeure de la Vérité, ils sont les fils forts e t
invincibles de l’Infinité.
VASHISHTHA.
Rig-Véda, VII, 60, 5.
396 La conscience infinie et l’ignorance
Le premier e t le plus haut sont vérité ; dans
le milieu est la fausseté, mais elle est prise
entre la vérité des deux côtés et elle tire son
être de la vérité (I).
Brihadâranyaka Upanishad, V, 5, 1.
(9 Katha- Upanishad, V, 9.
41 O La conscience infinie et l’ignorance
influences conscientes qui s’attachent aux objets, et que
les objets peuvent être bons ou mauvais. On peut encore
soutenir cependant que cela n’affecte pas la neutralité
de l’objet, et que celui-ci n’agit pas de par une conscience
individualisée mais seulement dans la mesure où il est
utilisé pour le bien ou pour le mal ou pour les deux
ensemble. La dualité de bien et mal n’est pas innée dans
le principe matériel, elle est absente du monde de la Ma-
tière.
La dualité commence avec la vie consciente et émerge
pleinement avec le développement du mental dans la
vie ;le mental vital, le mental du désir et de la sensation,
est le créateur du sens du mal et du fait du mal. E n outre,
dans la vie animale, le fait du mal est présent, le mal de
la souffrance et le sens de la souffrance, le mal de la
violence, de la cruauté, de la lutte et de la duperie, mais
le sens du mal moral est absent. Dans la vie animale, il
n’y a pas de dualité de péché ou de vertu, toute action
est neutre et licite pour la préservation de la vie e t sa
continuité, e t POUF la Satisfaction des instincts v it a u x
Les valeurs de bien e t de mal attribuées aux sensations
sont inhérentes à la forme de douleur e t de plaisir, de
satisfaction vitale et de frustration vitale, mais l’idée
mentale et la réaction morale du mental à ces valeurs
sont une création de l’être humain. I1 ne s’ensuit pas,
comme on pourrait hâtivement l’inférer, que ces valeurs
soient irréelles, de simples constructions mentales, e t que
la seule façon vraie de recevoir les activités de la Nature
consiste à observer une indifférente neutralité, à tout
accepter également, ou, intellectuellement, d’admettre
tout ce qu’elle peut faire comme une loi divine ou une
loi naturelle ou tout est impartialement admissible.
C’est là certes un aspect de la vérité : il y a une vérité
infra-rationnelle de la Vie et de la Matière qui est impar-
tiale et neutre, qui admet toutes choses comme faits de
Nature, comme utilisables pour la création, la préserva-
tion ou la destruction de la vie, trois mouvements néces-
saires de l’Énergie universelle, tous trois mutuellement
indispensables, et, chacun à sa place, d‘égale valeur.
L’origine et le remède de la fausseté, de l’erreur ... 411
I1 y a aussi une vérité de la raison détachée qui peut
regarder tout ce que la nature a ainsi admis comme
utilisable pour ses processus dans la vie et la matière, et
observer tout ce qui est avec impartialité, dans une
acceptation neutre e t impassible. C’est une raison philo-
sophique et scientifique qui regarde en témoin, et qui
cherche à comprendre les activités de l’Énergie cosmique,
mais considère futile de les juger. Il y a aussi une vérité
supra-rationnelle se formulant en expérience spirituelle,
qui peut observer le jeu des possibilités universelles,
tout accepter impartialement comme les traits e t les
conséquences véritables e t naturelles d’un monde
d’ignorance et d’inconscience, ou admettre tout avec
calme e t compassion comme une partie du jeu divin,
mais qui tout en attendant l’éveil d’une conscience et
d’une connaissance plus hautes comme la seule issue
hors de ce qui se présente comme mal, est prête à aider,
à intervenir là où c’est véritablement utile et possible.
Néanmoins, il y a aussi cette autre vérité intermédiaire
de conscience qui nous éveille aux valeurs de bien e t de
mal et à l’appréciation de leur nécessité et de leur im-
portance ; cet éveil, quelles que puissent être la sanction
ou la validité de ses jugements particuliers, est l’une des
étapes indispensables clans le processus de la Nature en
évolution.
Mais d’oh provient donc cet éveil? Qu’est-ce donc,
dans l’être humain, qui engendre le sens du bien e t du
mal et lui donne son pouvoir et sa place? Si nous consi-
dérons seulement le processus, nous pouvons admettre
que c’est le mental vital qui fait la distinction. Sa pre-
mière évaluation est sensorielle et individuelle : tout ce
qui est agréable, bienfaisant, utile à l’ego vital est bon ;
tout ce qui est désagréable, malfaisant, nuisible ou des-
tructeur est mauvais. Sa deuxième évaluation est utili-
taire e t sociale : tout ce qui est considéré comme utile
à la vie en société, tout ce que celle-ci exige de l’indi-
vidu pour demeurer en association et ordonner l’associa-
tion en vue du meilleur entretien, de la satisfaction, du
développement, du bon ordre de la vie du groupe e t de
412 La conscience infinie et l’ignorance
ses membres, tout cela est bon ;tout ce qui, du point de
vue de la société, a un effet ou une tendance contraires,
est mauvais. Mais le mental pensant intervient alors
avec sa propre évaluation et s’efforce de découvrir une
base intellectuelle, une idée de loi ou u n principe, ra-
tionnels ou cosmiques, une loi de karma peut-être ou un
système éthique fondé sur la raison ou sur une base
esthétique, émotive ou hédoniste. La religion introduit
ses sanctions : il y a une parole, une loi de Dieu qui pres-
crit la justice, encore que la nature permette ou stimule
son opposé - ou peut-être la Vérité et la justice sont-
elles elles-mêmes Dieu et n’y a-t-il pas d‘autre Divinité.
Mais derrière toutes ces applications pratiques ou ra-
tionnelles de ce qu’ordonne l’instinct éthique humain,
est le sentiment qu’il y a quelque chose de plus profond ;
tous ces critères sont ou bien trop étroits et rigides, ou
bien complexes et confus, incertains, susceptibles d’être
changés par une modification, une évolutian vitales e t
mentales. O n sent malgré tout qu’il y a une vérité per-
manente plus profonde e t quelque chose en ilous qui
peut avoir l’intuition de cette vérité; en d’autres
termes, on sent que la sanction réelle est intérieure,
spirituelle et psychique. I1 est traditionnel d’appeler ce
témoin intérieur conscience, pouvoir de perception mi-
mental e t mi-intuitif en nous; mais c’est là quelque
chose de superficiel, de construit, à quoi l’on ne saurait
se fier. I1 y a certainement au-dedans de nous, quoique
moins aisément actif, plus masqué par les éléments
superficiels, un sens spirituel plus profond, un discerne-
ment de l’âme, une lumière innée au-dedans de notre
nature.
Quel est donc ce témoin spirituel ou psychique? Ou
quelle est pour lui la valeur de ce sens du bien ou du
mal? On peut soutenir que la seule utilité du sens du
péché et du mal est qu’il permet à l’être incarné de pren-
dre conscience de la nature de ce inonde d’inconscience
et d’ignorance, qu’il l’éveille à une connaissance de son
mal et de sa souffrance, et de la nature relative de son
bien et de son bonheur, et qu’il l’amène à s’en détour-
L’origine eS le remède de la fausseté, de l’erreur... 413
ner, pour se diriger vers ce qui est absolu. Ou encore son
utilité spirituelle peut être de purifier la nature par la
poursuite du bien e t la négation du mal jusqu’à ce qu’elle
soit prête à percevoir le bien suprême et à se détourner
du monde pour se diriger vers Dieu. Il peut aussi, comme
le maintient l’éthique bouddhique, aider à préparer la
dissolution de l’ignorant complexe d’ego et l’évasion
hors de la personnalité et de la souffrance. Mais il se
peut aussi que cet éveil soit une nécessité spirituelle
de l’évolution même, un pas vers la croissance de l’être
qui sortira de l’Ignorance pour entrer dans la vérité de
l’unité divine, dans l’évolution d’une conscience divine
et d’un être divin. Car, bien plus que le mental ou la
vie qui peuvent se tourner soit vers le bien, soit vers le
mal, c’est la personnalité-âme, l’être psychique, qui
insiste sur la distinction entre le bien et le mal, quoi-
qu’en un sens plus large que la simple différence morale.
C’est l’âme en nous qui se tourne toujours vers la Vérité,
le Bien e t la Beauté, parce que c’est par ces choses qu’elle-
même croît en stature; le reste, leurs contraires, est
une partie nécessaire de l’expérience, mais doit être
dépassé au cours de la croissance spirituelle de l’être.
L’entité psychique fondamentale en nous a le délice
de la vie e t de toute expérience, qui fait partie de la
manifestation progressive de l’esprit, mais le principe
même de son délice dans la vie est de cueillir dans tous
contacts et événements leur signification et leur essence
divines secrètes, de découvrir leur utilité et leur dessein
divins, de telle sorte que, par l’expérience, notre mental
et notre vie puissent en croissant sortir de l’Inconscience
et se diriger vers une conscience suprême, sortir des divi-
sions de l’Ignorance et se diriger vers une conscience
et une connaissance qui intègrent toutes choses. C’est
pour cela que l’entité psychique est ici-bas, et elle pour-
suit de vie en vie cette tendance, cette affirmation ascen-
dante, toujours croissante ; la croissance de l’âme est
une croissance hors des ténèbres en la lumière, hors de
la fausseté en la vérité, hors de la souffrance en son pro-
pre Ananda suprême et universel. La perception qu’a
414 La conscience infinie et l’ignorance
l’âme du bien et du mal peut ne pas coïncider avec les
critères artificiels du mental, mais elle a un sens plus
profond, elle est capable d’une sûre discrimination entre
ce qui oriente vers la lumière supérieure et ce qui en
détourne. I1 est vrai que, tout comme la lumière infé-
rieure est au-dessous du bien et du mal, la lumière spi-
rituelle supérieure est au-delà du bien et du mal ; mais
cela ne signifie pas qu’on admet toutes choses avec une
neutralité impartiale, qu’on obéit également aux impul-
sions du bien et du mal, cela signifie qu’intervient une
loi supérieure de l’être dans laquelle il n’y a plus de place
ni d’utilité pour ces valeurs. I1 y a une loi que la Vérité
suprême se donne a elle-même e t qui est au-dessus de
tout critère ; il y a un Bien suprême et universel inhé-
rent, intrinsèque, existant en soi, conscient en soi, mû
et déterminé par soi, infiniment plastique de la pure plas-
ticité qu’a la conscience lumineuse de l’Infini suprême.
Si donc le mal et la fausseté sont des produits naturels
de l’Inconscience, des résultats automatiques de l’évo-
lution hors d’elle de la vie et du mental dans le proces-
sus de l’Ignorance, il nous faut voir comment ils se pro-
duisent, de quoi dépend leur existence et quel est le
remède ou l’issue. C’est dans l’émergence en surface de
la conscience mentale e t vitale hors de l’Inconscience
qu’on peut trouver le processus par lequel ces phéno-
mènes viennent à exister. I1 y a là deux facteurs déter-
minants, et ce sont eux qui sont la cause efficiente de
l’émergence simultanée de la fausseté et du mal. D’abord,
il y a, sous-jacentes et encore cachées, une conscience e t
une puissance de connaissance inhérente, et il y a aussi,
les recouvrant, une couche de ce qu’on pourrait appeler
une substance indéterminée ou encore mal formée de
conscience vitale et physique. A travers ce milieu obs-
cur et difficile, la mentalité émergente doit se frayer
de force un chemin ; elle doit s’imposer a lui par une
connaissance non plus inhérente mais construite, parce
que cette substance est encore pleine de nescience,
lourdement chargée e t enveloppée de l’inconscience de
la Matière. Puis, l’émergence a lieu en une forme de vie
L’origine ef le remède de la fausseté, de l’erreur ... 415
distincte qui doit s’affirmer contre un principe d’inertie
matérielle inanimée et contre une poussée constante de
cette inertie. matérielle vers la désintégration, vers une
rechute dans l‘Inconscience inanimée originelle. Cette
forme de vie distincte, maintenue seulement par un
principe limité d’association, doit aussi s’affirmer contre
un monde extérieur qui est, sinon hostile à son existence,
du moins plein de dangers et auquel elle doit s’imposer,
oh elle doit conquérir son espace vital, parvenir à s’ex-
primer e t à se propager, si elle veut survivre. Le
résultat d’une émergence de conscience en de telles
conditions est la croissance d’un individu vital e t
physique qui s’affirme, une construction de la Nature
vitale et matérielle, avec, caché derrière elle, un indi-
vidu vrai psychique ou spirituel, pour lequel la Nature
crée ce moyen extérieur d’expression. A mesure que se
développe la mentalité, cet individu vital et matériel
prend la forme plus développée d’un ego mental, vital
et physique s’affirmant sans cesse. Notre conscience e t
notre genre d’existence de surface, notre être naturel
a façonné son caractère actuel sous la contrainte de ces
deux faits initiaux et fondamentaux de l’émergence
évolutionnaire.
E n sa première apparition, la conscience semble un
miracle, un pouvoir, étranger à la Matière, qui se mani-
feste inexplicablement dans un monde de Nature incons-
ciente, et qui croît lentement et avec difficulté. La
connaissance est acquise, créée de rien, semble-t-il,
apprise, augmentée, accumulée par une créature igno-
rante éphémère en laquelle, à la naissance, elle est com-
plètement absente, ou est présente, non comme connais-
sance, mais sous la forme d’une capacité héritée, propre
au stade de développement de cette ignorance qui len-
tement s’instruit. On pourrait conjecturer que la
conscience est seulement l’Inconscience originelle enre-
gistrant mécaniquement les faits de l’existence sur les
cellules cérébrales e t provoquant dans les cellules un
réflexe, une réaction qui leur permettent de lire auto-
matiquement le signe enregistré et de dicterleurréponse;
416 La conscience infinie et l’ignorance
le signe enregistré, le réflexe, la réaction, tout cela
réuni constitue ce qui paraît être la conscience. Mais assu-
rément ce n’est pas là l’entière vérité, car si cela peut
rendre compte de l’observation et de l’action mécanique
- bien que l’on ne voie pas clairement comment un
enregistrement inconscient et une réaction inconsciente
peuvent devenir une observation consciente, un sens
conscient des choses e t un sens de soi-il n’est pas croya-
ble que l’on puisse ainsi rendre compte de l’idéation,
de l’imagination, de la spéculation, du libre jeu de l’intel-
lect avec les matériaux qu’il observe. On ne peut rendre
compte de l’évolution de la conscience et de la connais-
sance que s’il y a déjà dans les choses une conscience
cachée avec ses pouvoirs inhérents et innés émergeant
peu à peu. De plus, les faits de la vie animale et les opé-
rations du mental émergeant dans la vie nous imposent
la conclusion qu’il y a dans cette conscience cachée une
Connaissance ou un pouvoir de connaissance sous-
jacents que la nécessité des contacts vitaux avec le
milieu fait venir à la surface.
L’être animal individuel, en sa première affirmation
Consciente de lui-même, doit s’en remettre à deux sour-
ces de connaissance. Comme il est ignorant et impuis-
sant, comme il est une minime quantité de conscience
de surface non-informée dans un monde qui lui est
inconnu, la Force-consciente secrète envoie à cette sur-
face le minimum d’intuition nécessaire pour que l’ani-
mal reste en vie et exécute les opérations indispensables
pour vivre e t survivre. L’animal ne possède pas cette
intuition ; c’est elle qui le possède et le meut. C’est quel-
que chose qui se manifeste de soi-même dans la fibre
de la substance de sa conscience vitale et physique sous
la pression d’une nécessité et pour une occasion déter-
minée. Mais, en même temps, le résultat superficiel de
cette intuition s’accumule et prend la forme d’un ins-
tinct automatique qui joue toutes les fois que l’occasion
se représente ; cet instinct appartient à la race et il est
donné à ses membres individuels dès leur naissance.
L’intuition, quand elle advient ou revient, est infailli-
L’origine ef le remède de la faussefé, de l’erreur ... 417
ble ; l’instinct en règle générale est automatiquement
juste, mais il n’est pas infaillible, car il se trompe ou
s’embrouille quand intervient la conscience superficielle
ou une intelligence mal développée, ou quand l’instinct
continue à agir mécaniquement alors que, les circons-
tances ayant changé, la nécessité ou les conditions néces-
saires ont disparu. La seconde source de connaissance
est le contact superficiel avec le monde qui environne
l’être naturel individuel; c’est ce contact qui est la
cause, d’abord d’une sensation et d’une perception sen-
sorielle conscientes, puis de l’intelligence. S’il n’y avait
pas de conscience sous-jacente, le contact ne créerait
aucune perception, aucune réaction ; c’est parce que
le contact stimule le subliminal d’un être, déjà vitalisé
par le principe vital subconscient et ses premières néces-
sités et aspirations, e t le transforme en un sentiment et
en une réaction de surface, qu’une conscience de sur-
face commence à se former et à se développer. Intrinsè-
quement, l’émergence d’une conscience de surface par
la force des contacts vitaux est due au fait que, tant dans
le sujet que dans l’objet du contact, la force-conscience
est préexistante, latente dans le subliminal. Quand le
principe-vital est prêt et suffisamment sensible dans le
sujet, dans celui qui reçoit le contact, cette conscience
subliminale émerge en réaction au stimulus et commence
de constituer un mental vital ou mental-vie, le mental
de l’animal, puis, au cours de l’évolution, une intelli-
gence pensante. L a conscience secrète se traduit par la
sensation et la perception de surface, la force secrète
par l’impulsion de surface.
S’il arrivait que cette conscience subliminale sous-
jacente apparût elle-même à la surface, il y aurait ren-
contre directe entre la conscience du sujet et le contenu
de l’objet, et le résultat serait une connaissance directe.
Mais cela n’est pas possible, d’abord à cause du veto,
de l’obstruction de l’Inconscience, et, secondement,
parce que le dessein de l’évolution est un lent développe-
ment à travers une conscience de surface imparfaite mais
grandissante. La conscience-force secrète doit par consé-
T. II I4
418 La conscience infinie et l’ignorance
quent se limiter à des traductions imparfaites venant
sous forme de vibrations et d’actions vitales et mentales
superficielles ; étant donné l’absence, le retrait ou l’in-
suffisance de la prise direcîe de conscience, elle est for-
cée de faire apparaître des organes et des instincts
a d a p t h à une connaissance indirecte. Cette création
d’une connaissance e t d’un:: intelligence eslésieures
s’esectue dans la structure consciente indt.lerininée
déjà prépartie qui est la touie première formation à la
surface. Au début, cette strucLrrre n’est qu’une formation
de conscience minimum avec une vague perception
sensorielle e t une impulsion à réagir; mais à niesure
qu’apparaissent les formes de vie plus organisées, cela
croît en un niental-vital et une intelligence vitale pour
une grande part mécaniques et automatiques au début
et occupés seulement de besoins, désirs et impulsions
pratiques. Toute cette activité est au commencement
intuitive et instinctive ; la conscience sous-jacente se
traduit dans le substrat de surface en mouvemerits auto-
matiques de la substance consciente de la vie et du corps;
les mouvements du mental, quand ils apparaissent,
sont involués dans ces automatismes, ils surviennent
comme une notation mentale subordonnée, à l’intérieur
de la notation sensorielle vitale prédominan te. Mais,
lentement, le mental s’applique à la tâche de se dégager ;
il œuvre encore pour l’instinct vital, les besoins vitaux,
le désir vital, mais ses propres caractéres spéciaux émer-
gent : observation, invention, élaboration de procédés,
intention, réalisation de plans en même temps que la
sensa tion et l’impulsion s’adjoignent l’émotion et appor-
tent une valeur et un élan affectifs plus subtils et plus
raffinés dans la réaction vitale élémentaire. Le mental
est encore très involué dans la vie, et ses opérations pure-
ment mentales les plus hautes ne sont pas mises en évi-
dence ; il reconnaît comme support un vaste arrière-plan
fait d’instincts e t d’intuitions vitales, et l’intelligence
qui s’organise, quoique toujours grandissante à mesure
qu’on s’élève dans l’échelle de la vie animale, n’est
qu’une superstructure surajoutée.
L’origine et le reméde de la fausseié, de l’erreur... 419
Quand l’intelligence humaine s’ajoute à la base ani-
malle, cette base demeure encore présente et active, mais
elle est, dans une large mesure, transformée, rendue plus
subtile et élevée par la volonté et l’intention conscientes ;
la vie automatique des instincts et des intuitions vitales
diminue et ne peut conserver sa position primitive de pré-
dominance par rapport à l‘intelligence mentale consciente
de soi. L’intuition devient moins purement intuitive ;
même quand il y a encore une forte intuition vitale, son
caractère vital est caché par la mentalisaiion, et I’in-
tuition mentale est le phis souvent un mélange, non la
chose pure, car il s’y fait un alliage pour qu’elle puisse
être mentalement utilisable et avoir cours. Dans l’ani-
inal aussi, la conscieiice de surface peut faire obstacle
h l’intuition ou l’altérer, mais, sa capacité étant moin-
dre, elle s’iminiscc moins dans le jeu automatique, méca-
nique ou instinctif de la Nature. Dans l’homriie mental,
quand l’intuition s’élève vers la surface, elle est saisie
aussitôt, avant d’y parvenir, et elle est traduite en ter-
mes d’iiitelligence mentale avec un commentaire ou une
interpréta lion mentale qui viennent s’y ajouter et ca-
chent l’origine de la connaissance. L‘instinct aussi est
privé de son caractère intuitif par le fait qu’il est saisi
et mentalisé ; par cette transformation, il devient moins
sUr, quoique davantage soutenu (quand il n’est pas rem-
placé) par une faculté plastique d’adaptation des choses
et d’auto-adaptation propres à l’intelligence. L’émer-
gence du mental dans la vie augmente immensément
l’étendue e t la capacilé de la conscience-force en &O-
lution, inais elle augmente aussi immensément l’étendue
et la capacité de l’erreur. Car le mental en évolution
traîne constamment l’erreur derrière lui coinine son
ombre, une ombre qui croit avec la masse croissante de
conscience e t de connaissance.
Si dans l’évolution la conscience de surface etait tou-
jours ouverte à l’action de l’iiituitioii, l’intervention de
l’erreur ne serait pas possible. Car l’intuitior? est iiii fais-
ceau de lumière projet6 par le supramental secret, il en
résulterait l’émergence d’une vérité-consciente, sfire de
420 La conscience infinie et l’ignorance
son action, toute limitée qu’elle soit ; si l’instinct devait
se former, il serait docile à l’intuition et s’adapterait
librement au changement évolutif et au changement
des circonstances intérieures ou environnantes. Si l’in-
telligence devait se former, elle obéirait à l’intuition
et en serait l’expression mentale exacte, son éclat serait
peut-être modulé pour convenir à une activité diminuée
servant de fonction et de mouvement mineurs et non
pas, comme maintenant, majeurs - mais elle ne serait
pas mal assurée e t sujette à des déviations, elle ne som-
brerait pas, par ses éléments d’obscurité, dans le faux
ou le failIible. Toutefois cela ne peut pas être, parce
que l’emprise de l’Inconscience sur la matière, substance
de surface dans laquelle le mental et la vie doivent s’ex-
primer, rend obscure la conscience de surface et l’empê-
che de réagir à la lumière intérieure ; de plus elle est
poussée à chérir ce défaut, à substituer de plus en plus
ses propres clartés, incomplètes mais mieux saisies,
aux suggestions intérieures inexplicables, parce qu’un
développement rapide de la conscience de vérité n’est
pas dans les intentions de la Nature. La méthode choi-
sie par celle-ci est en effet une évolution lente et difi-
cile de l’Inconscience se développant pour devenir
Ignorance, de l’Ignorance prenant forme en une con-
naissance mêlée, mitigée et partielle, avant de pouvoir
se prêter à être transformée en une conscience de vérité
et une connaissance de vérité plus hautes. Notre intel-
ligence mentale imparfaite est un stade de transition
nécessaire avant que ne puisse devenir possible cette
plus haute transformation.
E n pratique, il y a dans l’être conscient deux pôles
entre lesquels joue le processus évolutionnaire : l’un
une nescience de surface qui doit graduellement se trans-
former en connaissance, l’autre une secrète Conscience-
Force dans laquelle est tout pouvoir de connaissance e t
qui doit lentement se manifester dans la nescience. L a
nescience de surface pleine d’incompréhension, inca-
pable d’appréhender, peut se changer en connaissance
parce que la conscience est là, involuée en elle ; si elle
L’origine et le remède de la fausseté, de l’erreur... 421
était intrinsèquement une absence complète de cons-
cience, la transformation serait impossible. Néanmoins
elle se comporte comme une inconscience s’efrorçant
d’être consciente ; elle est d’abord une nescience obli-
gée de sentir et de réagir, sous la nécessité et le choc de
l’extérieur, puis une ignorance s’efforçant péniblement
de savoir. Le procédé employé est une mise en contact
avec le monde, ses forces et ses objets qui, comme
le frottement de deux morceaux de bois, fait jaillir
une étincelle de conscience; la réaction partant du dedans
est cette étincelle bondissant dans la manifestation. Mais
la nescience de surface, lorsqu’elle revoit la réaction
d’une source sous-jacente de connaissance, l’atténue
et la transforme en quelque chose d’obscur et d’incom-
plet; il y a une appréhension imparfaite ou fausse de
l’intuition qui répond au contact. Par ce processus
( ependant, un commencement de conscience capable
COUVERTURE :
** *
Voir également :
JEAN HERBERT ; L’anatomie psychologique de l‘homme
selon Shri Aurobindo (Derain).
JEAN HERBERT : La métaphysique et la psychologie de
Shrî Aurobindo, en préparation (Albin Michel).
- No d‘Êdit. 4965. - No d’irnp. 2030. -
r>cpat Mgai : COT triniestrc 1973.