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Cahiers d'économie politique

Marché et concurrence chez Marx (remarques sur Le Capital, liv. III,


chap. X)
Ghislain Deleplace

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Deleplace Ghislain. Marché et concurrence chez Marx (remarques sur Le Capital, liv. III, chap. X). In: Cahiers d'économie
politique, n°6, 1981. La formation des prix: A. Smith, D. Ricardo, K. Marx. pp. 77-98;

doi : https://doi.org/10.3406/cep.1981.944

https://www.persee.fr/doc/cep_0154-8344_1981_num_6_1_944

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MARCHÉ ET CONCURRENCE
CHEZ MARX
(Remarques sur « Le Capital »,
liv. Ill, chap. X)

par Ghislain DELEPLACE

INTRODUCTION :
LA SOCIALISATION MARCHANDE CAPITALISTE

Je me limiterai dans cet article à l'étude du chapitre X du livre III


du Capital intitulé : « Egalisation du taux général du profit par la
concurrence. Prix de marché et valeurs de marché. Surprofit » (1).
Quelques remarques sont d'abord nécessaires pour situer l'importance
de ce chapitre, où convergent deux questions décisives pour Marx :
celle de la socialisation marchande et celle de la concurrence capitaliste.

A) La question de la socialisation marchande

Elle est abordée dans Contribution à la critique de V économie politique


et la première section du livre I du Capital, et peut être formulée
ainsi : Comment des individus séparés sont-ils socialisés à travers rechange
de marchandises?
Cette question fonde depuis deux siècles la représentation de la
société par l'économie politique, qui obéit au schéma suivant :

Valeurs
,. , ÉCHANGE T. ,
Valeurs
d'usage d'échange

Individus Individus
séparés socialisés
(en tant que marchands)

(!) Karl Marx, Le Capital, Critique de l'économie politique, liv. Ill, chap. X, Paris,
Editions Sociales, 1969, t. 6, p. 189-213.
Cahiers d'Economie Politique, n° 6
78 Ghislain Deleplace

Le couple [valeur d'usage - valeur d'échange] définit la


marchandise; faire la théorie de la société revient pour l'économie
politique à déterminer la valeur d'échange (ou prix) des marchandises.
L'interprétation de la théorie de Marx conforme à ce schéma (2)
le spécifie par la construction du concept de valeur; la valeur des
marchandises préexiste à l'échange, qui la sanctionne par l'adoption
d'un prix conçu comme forme monétaire de cette valeur :

Valeurs Prix
d'usage monétaires

Individus séparés Individus socialisés


(travaux concrets) (reconnus comme fractions
du travail social)
« Production » « Circulation »

Cette question est reprise dans le chapitre X, à travers


l'élaboration du concept de valeur de marché. Celle-ci est la mesure, en temps
de travail social, de la valeur qui s'impose dans l'échange à chaque
unité d'une même marchandise :
« [...] La valeur de marché [est] la valeur sociale de la masse de marchandises,
c'est-à-dire le temps de travail nécessaire qu'elles contiennent » (p. 198).
Marx saisit cette valeur de marché sous deux angles :
a) Comment se forme-t-elle, à partir des valeurs individuelles des
différentes « fractions » de la masse d'une même marchandise?
« Primo, les diverses valeurs individuelles doivent être égalisées pour ne faire
qu'une seule valeur sociale : la valeur de marché » (p. 196).
Ce processus de formation de la valeur de marché est donc supposé
élucider la détermination de la valeur qui préexiste à l'échange.
C'est le contenu, dans le schéma ci-dessus, du cercle (valeur^) •

b) Comment gouverne-t-elle le prix de marché, c'est-à-dire le


prix auquel est vendue effectivement chaque unité d'une marchandise ?
« Supposer que les marchandises des différentes sphères de production se vendent
à leur valeur signifie seulement que leur valeur est l'axe de gravitation autour duquel
tourne leur prix et sur lequel s'alignent leurs hausses et leurs baisses perpétuelles »
(p. 194).

(2) Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y en ait pas d'autre, comme on le verra en
conclusion. C'est en tout cas, selon moi, celle qui est à l'œuvre dans ce chapitre X.
Marché et concurrence chez Marx 79

Ce processus de gravitation du prix autour de la valeur de marché est


donc supposé élucider l'expression nécessaire de la valeur dans
l'échange. C'est l'explicitation de(Valeurs)h-»- priXj c'est-à-dire de
t
l'articulation entre la production et la circulation des marchandises.

B) La question de la concurrence capitaliste


Elle est abordée dans le chapitre X des Théories sur la plus-value
et dans le livre III du Capital, plus particulièrement dans la deuxième
section (« La transformation du profit en profit moyen »). Dans
celle-ci, elle trouve sa place dans le chapitre X, après l'étude de
la transformation des valeurs en prix de production, c'est-à-dire du
processus par lequel se manifeste le caractère capitaliste de la
production des marchandises, tel qu'il s'exprime par l'uniformité du
taux de profit.
Cette question se présente ainsi :
« Comment se passe cet alignement des profits sur le taux général du profit,
étant donné que celui-ci ne peut de toute évidence qu'être un aboutissement et
non un point de départ? » (p. 190).
La question de la concurrence capitaliste est donc bien identifiée
par Marx comme celle de la formation du taux de profit général
(puisqu'il s'agit d'un « aboutissement »), ce qui justifie d'ailleurs
le titre du chapitre X : « Egalisation du taux général du profit par
la concurrence ». Or elle semble écartée aussitôt que posée : après
avoir souligné que :
« Toute la difficulté provient de ce que les marchandises ne sont pas échangées
simplement en tant que telles, mais en tant que produits de capitaux qui prétendent
participer à la masse totale de la plus-value proportionnellement à leur
grandeur » (p. 191),
Marx ajoute immédiatement :
« La meilleure façon de mettre en lumière le point essentiel est de poser le
problème comme suit : supposons que les ouvriers soient eux-mêmes les possesseurs
de leurs moyens de production respectifs et qu'ils échangent entre eux leurs
marchandises. Dans ce cas, ces dernières ne seraient donc pas le produit du capital »
(p. 191).
Et Marx entame un long développement centré sur la notion de
valeur de marché (qui correspond à cette hypothèse), pour ne
réintroduire que beaucoup plus loin (p. 210) — et pour des remarques
très rapides — l'hypothèse que les marchandises sont en fait les
produits de capitaux.
Le paradoxe est donc le suivant : il semble bien que Marx estime
répondre à la question posée — celle de la formation du taux de
profit général — alors même que le concept qui la suscite est absent
du raisonnement...
80 Ghislain Deleplace

II faut alors examiner les raisons qui justifient pour Marx la


possibilité d'analyser la concurrence capitaliste à travers une théorie du
fonctionnement du marché où l'on fait abstraction du capital (au sens où
le capital est conçu dans la première citation de la p. 191). On trouve
dans le chapitre X deux raisons :
1) Le rôle du prix de production dans le fonctionnement d'un
marché où les marchandises sont les produits des capitaux est le
même que celui de la valeur de marché pour des marchandises
produites par des « ouvriers possesseurs de leurs moyens de production ».
Ils sont des centres pour les prix de marché :
« Ce que nous avons dit ici de la valeur de marché est aussi valable pour le prix
de production, dès que ce dernier a pris la place de la valeur de marché. Le prix
de production est fixé dans chaque sphère, et également suivant les conditions
particulières. Mais il est lui-même le centre autour duquel oscillent les prix de
marché quotidiens et sur lequel ils s'alignent à certaines périodes » (p. 195).

Valeur de marché et prix de production sont substituables dans


ce rôle de « centre » en vertu d'un résultat antérieur établi lors de
l'analyse de la transformation des valeurs en prix, et résumé ainsi :
« Quelle que soit la manière dont les prix des différentes marchandises sont
d'abord fixés ou réglés les uns par rapport aux autres, la loi de la valeur domine
leur mouvement » (p. 193).

Cette première raison est évidemment irrecevable, puisque


l'analyse de la transformation présuppose l'uniformité du taux de profit,
ce qu'il s'agit justement d'établir par l'étude du processus de marché.
On constate d'ailleurs que le paradoxe de l'abstraction du capital,
défini par l'existence d'un taux de profit général, est en fait une
nécessité logique : on ne peut présupposer ce qu'il s'agit de
démontrer. Encore faut-il montrer qu'on peut résoudre une question (celle
du marché capitaliste) en répondant à une autre (celle du marché
entre producteurs). C'est là qu'intervient la seconde raison :
2) Les forces à l'œuvre dans la formation du taux de profit général
sont les mêmes que celles qui régissent le mouvement des prix de
marché vis-à-vis des valeurs de marché. Il s'agit de l'offre et de la
demande. Quand Marx réintroduit la question des marchandises comme
« produits de capitaux », il précise aussitôt :
« Par ce va-et-vient perpétuel, par la façon dont il se répartit entre les différentes
sphères suivant que le taux de profit baisse par ici et augmente par là, le capital
provoque un rapport entre l'offre et la demande tel qu'il entraîne l'égalité du profit
moyen dans les différentes sphères de production, d'où la transformation des valeurs
en prix de production » (p. 210).

Il suffit donc d'étudier le jeu de l'offre et de la demande au


sein d'une sphère pour en déduire les effets du déplacement des
capitaux entre les sphères.
Marché et concurrence chez Marx 81

Cette démarche semble justifiée par Marx dans une hypothèse


— jamais démontrée mais plus clairement faite dans les Théories sur
la plus-value — sur l'unicité du mécanisme de la concurrence :
« La concurrence est capable, d'abord dans une sphère, d'établir une valeur
et un prix de marché identiques à partir des diverses valeurs individuelles des
marchandises. Mais c'est seulement la concurrence des capitaux entre les différentes
sphères qui est à l'origine du prix de production, équilibrant les taux de profit entre
ces sphères. Le dernier cas nécessite un développement plus poussé du mode de
production capitaliste que le premier » (p. 196).
Cette idée que la concurrence entre producteurs libres, à
l'intérieur d'une sphère, permet de comprendre la concurrence entre
capitaux, d'une sphère à l'autre, n'est malheureusement pas démontrée
par Marx. On peut cependant penser que les conditions dans lesquelles
est élaboré le concept de valeur de marché, pour faire la théorie de la
socialisation marchande, le rendent apte, dans l'esprit de Marx, à rendre
compte de la concurrence capitaliste. Autrement dit, l'existence du capital
pourrait se manifester autrement que par l'uniformité du taux de
profit — qui est exclue, puisqu'il s'agit justement de la démontrer — ,
en l'occurrence par la manière dont est déterminée la valeur du
marché, et le rôle qu'elle joue dans le fonctionnement du marché.
On retrouve là les deux angles sous lesquels est saisie la valeur
de marché dans ce chapitre X, et qu'on a désignés ici comme
constituant une théorie de la socialisation marchande :
a) La formation de la valeur de marché. — Obtenue à partir des
valeurs individuelles d'une même marchandise, la valeur de marché
exprime les conditions sociales de production, sur la base d'une
division des travailleurs en plusieurs lignes de production de cette
marchandise. On ne considère plus les travailleurs séparés pris
individuellement, en quête de socialisation (ce qui serait le cas si la valeur de marché
était directement l'expression du travail social dépensé dans la sphère de
production), mais les collectifs de travail qui produisent, dans des
conditions différentes, les diverses « fractions » de la masse d'une même
marchandise. Ce sont ces lignes de production qui, dans une
perspective « classique », traduisent l'existence des capitaux dans la production.
b) La gravitation du prix autour de la valeur de marché. — Dans une
perspective « classique », également, la gravitation du prix de marché
autour du prix naturel est généralement interprétée comme due à une
mobilité du capital entre ses différents emplois. L'existence d'un tel
processus de gravitation, bien qu'autour d'une valeur de marché, pourrait
ainsi traduire, en elle-même, la présence des capitaux dans V échange (3) .

(3) On verra que, s'agissant de la gravitation autour de la valeur de marché, Marx


fait lui-même référence à la mobilité du capital. Ainsi : « Si, par exemple, le prix de marché
baisse par suite d'une diminution de la demande, il se peut alors que du capital soit retiré;
l'offre s'en trouvera diminuée » (p. 205).
82 Ghislain Deleplace

En tout état de cause, cette interprétation possible du caractère


« capitaliste » de la valeur de marché — qui, on l'observera, suppose
une référence à la théorie « classique » — ne doit être réexaminée que
si les processus décrits par Marx à propos de la valeur de marché
(formation, gravitation) sont effectivement démontrés. C'est pourquoi
on s'en tiendra ici à eux.
** *
II apparaît donc que l'intérêt de ce chapitre X vient de ce qu'il
analyse deux processus :
— la formation de la valeur de marché;
- — la gravitation du prix autour de la valeur de marché,
l'articulation de ces deux processus permettant de traiter
simultanément deux questions :
— la socialisation marchande d'individus séparés;
— la concurrence marchande entre capitaux.
On pourrait ainsi résumer l'objet de ce chapitre X par la question
unique suivante : la socialisation marchande capitaliste peut-elle être cons-
truite selon la figure r*^(T ~^\ —■— i? c'est-à-dire par l'articulation entre une
production et une circulation de marchandises?
La démarche du présent article s'efforcera d'y répondre, en
étudiant successivement les deux processus (formation, gravitation)
construits par Marx autour du concept de valeur de marché.

I - LA FORMATION DE LA VALEUR DE MARCHÉ

Le point de départ de cette analyse — comme de celle de la


gravitation — est la conception de la marchandise, que Marx rappelle :
« Bien que marchandise et argent soient tous deux des unités de la valeur
d'échange et de la valeur d'usage, nous avons déjà vu comment, dans l'achat et
la vente, ces deux unités se répartissent aux deux pôles extrêmes, la marchandise
(vendeur) représentant la valeur d'usage et l'argent (acheteur) traduisant la valeur
d'échange. L'une des conditions de la vente est que la marchandise possède une valeur d'usage,
qu'elle satisfasse donc un besoin social. L'autre condition est que la quantité de travail contenue
dans la marchandise représente bien du travail socialement nécessaire » (p. 197) (souligné
par moi, G. D.).
La formation de la valeur de marché (question qu'analyse Marx
dans le texte d'où est tirée cette citation) doit donc satisfaire à deux
conditions, qui se manifestent, pour l'une sur le marché, pour l'autre
dans la production :
• L'existence d'un besoin social :
« Dire que la marchandise possède une valeur d'usage signifie seulement qu'elle
pourvoit à un quelconque besoin social » (p. 200).
Marché et concurrence chez Marx 83

II faut remarquer que l'étude de la formation de la valeur de


marché peut être menée « sans nous arrêter à l'importance du besoin
à satisfaire » (p. 200), alors que, pour la détermination du prix de
marché, « il est maintenant indispensable de prendre en considération
la mesure, c'est-à-dire la quantité de ce besoin social » (p. 200).
• L'expression, par la marchandise, d'un travail socialement nécessaire,
grâce à la détermination de la valeur de marché à partir des valeurs
individuelles des différentes « fractions » de la masse de la marchandise.
Que ces deux conditions soient distinctes (on verra, dans la deuxième
partie, que leur réunion caractérise justement la vente à la valeur
de marché, c'est-à-dire le cas où valeur de marché et prix de marché
sont égaux) montre que la valeur de marché préexiste bien au marché (s'il
n'en était pas ainsi, il faudrait pour la déterminer connaître la mesure
du besoin social).
Or il y a dans le chapitre X quelques remarques ambiguës (4)
selon lesquelles la valeur de marché dépendrait de l'écart entre l'offre
et la demande. Cela est clairement impossible et d'ailleurs rejeté
catégoriquement par Marx :
« Pour une productivité du travail donnée, la fabrication d'une quantité donnée
d'articles requiert dans chaque sphère de production particulière un temps de
travail social déterminé, bien que cette proportion soit entièrement différente
d'une sphère de production à l'autre et qu'elle n'ait rien à voir avec l'utilité de
ces articles et la nature particulière de leur valeur d'usage » (p. 202).
Ou encore :
« Cependant, il n'existe qu'un lien fortuit et non nécessaire entre, d'une part,
la quantité totale du travail social utilisé à produire un article social, ou encore
la partie aliquote de la force de travail totale que la société utilise pour la production
de cet article, ou encore le volume que sa production occupe dans la totalité de la
production, et, d'autre part, la mesure dans laquelle la société exige satisfaction
de ce besoin par l'article en question » (p. 202).
Il faut à présent analyser :
— la détermination de la valeur de marché à partir des valeurs
individuelles ;
— la signification des valeurs individuelles elles-mêmes.

A) La détermination de la valeur de marché


COMME MOYENNE PONDÉRÉE DE VALEURS INDIVIDUELLES
L'exposé de Marx, très confus, peut être résumé ainsi : il existe,
pour chaque marchandise, plusieurs « fractions » ou « portions »

(4) Cette ambiguïté vient pour partie du va-et-vient continuel qu'opère Marx dans
ce chapitre X entre valeur de marché et prix de marché (ce qui provoque même des
erreurs de traduction dans le texte français), et pour partie de la présentation maladroite
du mode de calcul de la valeur de marché (obscurcissant ce qui n'est, on le verra, qu'une
moyenne pondérée).
84 Ghislain Deleplace

de sa masse, produites dans des conditions différentes. Cela détermine


des valeurs individuelles différentes. Selon les circonstances, c'est la
valeur individuelle de telle ou telle « fraction » qui détermine la
valeur de marché; ces circonstances dépendent de la part relative
de ces fractions dans la masse totale, et excluent, comme on vient
de le dire, toute référence au rapport entre cette masse et la
demande :
« Supposons enfin que la masse de marchandises produites dans des conditions
supérieures à la moyenne dépasse de loin celle produite dans des conditions
inférieures et représente même une grandeur importante par rapport à la masse de
marchandises produites dans des conditions moyennes : c'est alors la fraction des
marchandises produites dans les meilleures conditions qui règle la valeur de marché (5) .
Nous ne tenons pas compte ici de l'encombrement du marché où c'est toujours
la fraction produite dans les meilleures conditions qui règle le prix de marché;
en effet, nous n'avons pas affaire ici au prix de marché dans ce qu'il a de différent
de la valeur de marché, mais aux diverses déterminations de la valeur de marché
elle-même » (p. 198-199).

En même temps, Marx affirme que la valeur de marché est « le


résultat de l'addition de toutes les valeurs des marchandises produites
dans les diverses conditions » (p. 199). On comprend qu'il ne puisse
pas en être autrement : le travail qui produit chaque unité de la
marchandise doit être évalué socialement avant que la marchandise
ne soit présentée au marché (6) ; il ne peut alors l'être qu'en tant
qu'il appartient à la sphère de production de cette marchandise, et
cette appartenance ne peut se manifester que par la participation
de cette unité à la détermination de la valeur de marché.
Ces deux conditions apparemment contradictoires (la valeur de
marché est déterminée à partir de toutes les valeurs individuelles,
mais elle est réglée par celle de la fraction la plus importante) ne
sont conciliables que si la valeur de marché est la moyenne de toutes
les valeurs individuelles, pondérée par la part, si minime soit-elle,
de chaque fraction dans la masse totale de la marchandise.
Ce mécanisme montre l'importance de la notion de sphère de
production d'une marchandise, qui est à double face :
— à chaque sphère est associé un besoin social, qui spécifie la
caractéristique selon laquelle la socialite d'un producteur est reconnue
dans l'échange;
•— c'est en tant qu'il appartient à une sphère que la socialite du
producteur est d'abord évaluée, dans la production, à travers la
formation de la valeur de marché. Encore faut-il comprendre les
éléments de cette évaluation, c'est-à-dire les valeurs individuelles.

(6) Dans l'édition citée : prix de marché; corrigé d'après l'édition allemande.
(6) Ce n'est donc pas le marché qui impose cette évaluation sociale à chaque unité
de la marchandise.
Marché et concurrence chez Marx 85

B) La signification des valeurs individuelles

II peut être utile de partir d'un exemple : soit une sphère de


production dans laquelle sont produites trois unités d'une même
marchandise : l'une en une heure de travail d'un producteur particulier,
une autre en deux heures d'un deuxième travail concret, et la dernière
en trois heures par encore un autre travailleur. Gomment, dans ces
conditions, se présente le calcul de la valeur de marché?
L'appartenance de ces travaux concrets à une même sphère de
production autorise à les sommer (c'est même cette possibilité qui
définit l'existence de la sphère de production, en l'absence d'une
référence au besoin social, qui, on l'a vu, ne se manifeste que sur
le marché). Rien n'empêche alors d'appeler « valeurs individuelles »
les quantités de travail produisant les diverses unités de la
marchandise. La « valeur de marché » de celle-ci en est la moyenne pondérée,
ici égale à deux heures de travail.
Peut-on dire pour autant que la marchandise contient deux heures
de travail social? Evidemment non, car ce travail est calculé au sein
d'une sphère particulière, et il ne peut être « social » que par la
prise en compte de toutes les sphères. Or la sommation de ces travaux
n'a pas de sens, justement parce que c'est la commensurabilité de
ceux dont ils sont une moyenne qui définit chaque sphère de
production, en tant qu'elle est distincte de toutes les autres.
Il semble donc impossible de considérer que la valeur de marché
est la valeur sociale de la marchandise, alors qu'elle a précisément
été définie comme cela.
Renversons la question : à quelles conditions pourrait-elle l'être?
C'est-à-dire à quelles conditions les deux heures de travail « moyen »
contenues dans notre marchandise peuvent-elles être comptées comme
x heures de travail social? Puisque la valeur de marché n'est pas
en elle-même valeur sociale, il n'existe que deux possibilités pour
justifier sa socialite en dehors de sa procédure de calcul : après celle-ci
ou avant elle :
1) Les deux heures de travail « moyen » sont comptées comme
x heures de travail social car elles sont une moyenne de travaux
produisant une marchandise dont la valeur est de x heures de travail
social. Que cette valeur procède de l'échange ou soit donnée n'a
que peu d'importance : il va de soi que la détermination de la valeur
de marché à partir des valeurs individuelles ne peut plus être
considérée comme un processus de formation de la valeur.
Cette suppression du problème posé se constate d'ailleurs dans
l'élimination de la procédure de calcul elle-même : si la valeur de
la marchandise est réputée égale à x heures de travail social,
indépendamment du calcul de la valeur de marché, chaque unité de
cette marchandise contient déjà x heures de travail social, qu'elle
86 Ghislain Deleplace

soit produite en une, deux ou trois heures de travaux concrets. Ces


heures-ci ne peuvent plus être considérées comme les valeurs
individuelles des diverses unités de la marchandise, qui, par le fait même,
sont d'emblée toutes égales (à x). La procédure de calcul de la valeur
de marché (moyenne pondérée de valeurs individuelles différentes)
perd sa raison d'être.
2) Les deux heures de travail « moyen » sont comptées comme
x heures de travail social, car elles sont une moyenne de travaux
déjà évalués socialement. Les travaux particuliers (une, deux et trois
heures) sont convertis en une grandeur sociale et c'est pourquoi
toute moyenne calculée sur eux a aussi une telle mesure sociale.
Mais alors on doit considérer que cette évaluation des travaux
particuliers est indépendante de leur appartenance à une sphère de
production, puisque tous les travaux, quels qu'ils soient, sont à
présent directement commensurables.
Le problème posé par Marx est ici aussi supprimé. En effet, la
valeur de marché ne joue aucun rôle dans l'évaluation sociale des
producteurs, puisque la sphère de production, conçue préalablement
au marché (et donc en dehors d'une référence au besoin social), ne
peut plus être définie. La procédure de calcul de la valeur de marché
perd encore une fois sa raison d'être.
En résumé, il n'existe pas de valeurs individuelles d'une
marchandise à partir desquelles puisse se former, dans la production,
une valeur de marché. En effet, pour que la valeur de marché soit
sociale, il faut que les valeurs individuelles, dont elle est la moyenne,
le soient aussi. On est alors devant une alternative : soit on désigne
par « valeur individuelle » la valeur d'une unité de la marchandise,
et elle se confond avec la valeur de marché, soit on entend par là
l'évaluation sociale du temps de travail d'un producteur particulier,
et il n'y a aucune raison de la rapporter à une marchandise. Puisque
la notion de valeur individuelle d'une marchandise est dépourvue de sens, on
ne peut parler de processus de formation de la valeur de marché. Celle-ci doit
donc être considérée comme donnée.

Cette conclusion négative sur la formation de la valeur de marché


a des conséquences importantes pour la compréhension de la
marchandise et de la socialisation marchande.
La conception par Marx de la marchandise, rappelée au début
de cette partie, conduit à définir une marchandise particulière de
deux manières :
— dans la production, comme produit de travaux particuliers
susceptibles d'être additionnés. Une marchandise est alors le produit
d'une sphère de production^
Marché et concurrence chez Marx 87

— dans l'échange, comme objet satisfaisant un besoin social


déterminé, qui se manifeste sur le marché. Une marchandise est alors
l'objet d'un marché.

Autant que le second, le premier aspect constitue cette


marchandise particulière en objet social, puisque, selon le chapitre X, la
sommation des travaux particuliers aboutit à une valeur sociale :
la valeur de marché. Mais l'examen des conditions d'existence de
celle-ci a montré que ces travaux particuliers pouvaient être
additionnés soit parce que particuliers (i.e. produisant une même
marchandise, ce qui présuppose sa définition dans l'échange), soit parce
que travaux (i.e. déjà évaluations sociales, ce qui élimine toute
référence à la marchandise). Il faut donc conclure à la non-pertinence
de cette définition de la marchandise dans la production, c'est-à-dire
à l'inutilité, pour le problème de la valeur, d'un découpage en sphères
de production conçues comme réunions de travailleurs.
Il découle de cela une autre conséquence : la socialisation
marchande d'individus séparés est décrite par Marx comme un processus
dans lequel leur appartenance à la société est conditionnée, avant
l'échange, par la production de la valeur des marchandises l r*—(T7>j—*-i I •
Or il apparaît à présent que, soit cette socialite est en rapport avec
la marchandise, mais elle ne préexiste pas à l'échange (qui définit
la marchandise), soit cette socialite est posée en dehors de l'échange,
mais elle est sans rapport avec l'existence de marchandises. Dans les
deux cas, la production de marchandises, préalablement à l'échange,
ne peut être la condition de la socialisation d'individus séparés (7).

II - LA GRAVITATION DU PRIX DE MARCHÉ


AUTOUR DE LA VALEUR DE MARCHÉ

Que la valeur de marché, comme on vient de le voir, doive être


considérée comme une donnée n'élimine pas la question de la
gravitation. La détermination de la valeur de marché devait expliciter
l'une des conditions de l'échange : que la marchandise contienne
du travail socialement nécessaire. Même si cette détermination
apparaît problématique, il faut à présent examiner comment cette valeur,
quelle qu'elle soit en dehors du marché, est selon Marx reconnue par
le marché.
La question de la gravitation procède donc de la définition de

(7) Pour plus de précisions sur la réinterprétation de Marx qu'imposent ces


conclusions, cf. Ghislain Deleplace, Théories du capitalisme : une introduction, Paris/Grenoble,
Maspero/puG, 1979, chap. 4, en particulier les p. 220 à 247.
88 Gishlain Deleplace

la marchandise chez Marx, comme le montre l'extrait suivant, qu'il


est nécessaire de citer en entier :
« Chaque article pris isolément ou toute quantité déterminée d'une catégorie
de marchandises peut ne contenir que le travail social requis par sa production,
et, de ce point de vue, la valeur de marché de toute la catégorie représente seulement
du travail nécessaire. Néanmoins, si la production de cette marchandise dépasse
la mesure du besoin social, une partie du temps de travail social se trouve gaspillée;
sur le marché, la masse de marchandises représente alors une quantité de travail
social très inférieure à celle qu'elle contient effectivement. (Là seulement où la
production se trouve sous le contrôle réel et planifié de la société, celle-ci établit
le rapport entre le temps de travail social employé à produire certains articles et
le volume des besoins sociaux à satisfaire par ces articles.) C'est pourquoi ces
marchandises doivent être vendues au-dessous de leur valeur de marché; il se peut
qu'une certaine fraction en devienne invendable. L'inverse se produit quand le
volume de travail social utilisé à la production d'une catégorie de marchandises
donnée est trop faible pour le volume du besoin social particulier que ce produit
doit satisfaire.
Mais quand la quantité de travail social utilisée à la production d'un certain
article correspond au volume du besoin social à satisfaire, en sorte que la masse
produite correspond au degré normal de reproduction, la demande restant
constante, la marchandise est alors vendue à sa valeur de marché. L'échange ou la
vente des marchandises à leur valeur est rationnel; c'est la loi naturelle de son
équilibre et c'est à partir de cette loi qu'il faut expliquer les écarts et non inversement
expliquer la loi elle-même à partir des écarts » (p. 202-203).
La dernière phrase indique que la question de la gravitation est
posée par Marx dans la ligne d'Adam Smith, c'est-à-dire d'un
mécanisme mettant en jeu deux lois : la valeur de marché étant déterminée
par une loi, le prix de marché est déterminé par une autre loi (la
relation entre l'offre et la demande), gouvernée par la première :
« Par conséquent, si ce sont l'offre et la demande qui règlent le prix de marché
ou plus exactement les écarts des prix de marché par rapport à la valeur de marché,
par contre c'est la valeur de marché qui règle le rapport entre l'offre et la demande
ou qui constitue le centre autour duquel les fluctuations de l'offre et de la demande
font varier les prix de marché » (p. 197).
Il faut donc définir l'offre et la demande de telle sorte que la
valeur de marché « règle » leur « rapport ». Pour cela, Marx pose
à la fois une relation entre la valeur de marché et l'offre et une
relation entre la valeur de marché et la demande :
• L'offre est la quantité présente sur le marché, supposée égale
au volume de la « reproduction annuelle », qui « possède une certaine
valeur de marché » (p. 202) :
« Entre la quantité d'articles se trouvant sur le marché et leur valeur de marché,
une seule relation peut exister : pour une productivité du travail donnée, la
fabrication d'une quantité donnée d'articles requiert dans chaque sphère de production
particulière un temps de travail social déterminé... » (p. 202).
• La demande est :
« ... la quantité de marchandises requise par le besoin social, c'est-à-dire la
quantité que la société est capable de payer à la valeur de marché » (p. 196).
Marché et concurrence chez Marx 89

L'intelligibilité du processus de gravitation a pour condition que


la demande puisse être distincte de l'offre, et ainsi le prix de marché
de la valeur de marché. Dans la situation de référence, définie par la
vente de la marchandise à sa valeur de marché, la quantité (demandée)
réellement payée à celle-ci est égale à la quantité (offerte) pour
laquelle cette valeur est calculée. Dans une situation de Marché
quelconque, en dehors du « contrôle réel et planifié de la société », à
une quantité offerte est associée une valeur de marché déterminée
et, à celle-ci, une autre quantité est demandée, que « la société est
capable de payer ». La gravitation est le processus par lequel les
deux quantités s'égalisent, amenant le marché en situation de référence.
La forme de la gravitation, et donc de l'articulation entre
situation de référence et situations de marché, dépend évidemment de
l'interprétation donnée aux relations entre la valeur de marché d'une
part, l'offre et la demande d'autre part (comment comprendre dans
les citations ci-dessus : « la fabrication d'une quantité... requiert...
un temps de travail »?; « la quantité que la société est capable de
payer »?). La relative confusion du chapitre X conduit à examiner
les deux voies qu'ouvrent dans l'économie politique deux
interprétations différentes de ces relations :
— comme relations descriptives des conditions de production d'une
marchandise et de dépense d'un pouvoir d'achat. Dans cette
conception « classique », la situation de référence est dite « naturelle »;
— comme relations fonctionnelles définissant des prix d'offre et de
demande. Dans cette conception « néo-classique », la situation
de référence est dite « d'équilibre ».

A) Marx classique : deux lois?


1) Les grandeurs « naturelles ». — Pour plus de clarté, je rappellerai
d'abord la manière dont se présente la gravitation chez Smith (8).
On peut la résumer en trois propositions :
a) II existe des grandeurs (« naturelles ») déterminées par une
loi et qui gouvernent d'autres grandeurs (« de marché »)
déterminées par une autre loi.
b) Si la première loi est peu clairement identifiée par Smith (il
semble bien que l'élément central en soit le taux de profit naturel,
mais il n'est pas rigoureusement déterminé), la seconde est définie
comme la relation entre l'offre et la demande, en des sens très
particuliers : l'offre est la quantité présente sur le marché; la demande
est un pouvoir d'achat adressé au marché.

(8) L'interprétation ici présentée est celle de Carlo Benetti, dans Smith, la teoria econo-
mica délia società mercantile, Milan, Etas libri, 1979, chap. 5; cf. également sa contribution
au présent numéro des Cahiers d'Economie politique.
90 Ghislain Deleplace

c) La présence des grandeurs naturelles sur le marché (qui


conduit la première loi à gouverner la seconde) se manifeste du côté
de la demande, qui est une demande naturelle (9) . Elle ne se modifie
donc pas, quoi qu'il arrive sur le marché, et on doit ainsi considérer
le pouvoir d'achat adressé au marché comme constant tout au long
du processus de gravitation.
La référence à Smith permet de comprendre que la gravitation
présuppose la constance d'au moins une grandeur déterminée, tout
au long du processus. Quelle (s) grandeur (s) « naturelle (s) » trouve- t-on
chez Marx?
La valeur de marché (qu'on notera désormais V) semble en être
une, puisque « c'est à partir de cette loi [de la valeur] qu'il faut
expliquer les écarts et non inversement expliquer la loi elle-même à
partir des écarts » (p. 203). Cependant, on verra plus loin que Marx
envisage la réduction de ces écarts par une variation de V.
La demande (qu'on notera désormais Q,d) en est une autre, en
raison de ce dont dépend sa relation à V :
« Remarquons ici en passant que « le besoin social », ce qui règle le principe
de la demande, est essentiellement conditionné par les rapports des différentes
classes entre elles et par leur position économique respective; donc, d'abord par
le rapport de la plus-value totale au salaire et ensuite par le rapport entre les diverses
fractions entre lesquelles se décompose la plus-value (profit, intérêt, rente foncière,
impôts, etc.) » (p. 197).

Puisque, si V varie, Qd se modifie aussi, la gravitation n'est


alors possible que si V et Qd sont liées à travers une troisième
grandeur qui est, quant à elle, constante. Ce ne peut être un taux de
profit « naturel », puisque, précisément, la gravitation est étudiée
par Marx sur la base de l'exclusion du taux de profit général (10).
On doit alors supposer que c'est le produit V X Qd qui est constant,
et on en revient à la conception de Smith (u).
L'étude de la gravitation présuppose donc la constance soit de V
et Qd, soit du seul produit V X Q,d . Elle concerne alors les effets des
variations de la quantité offerte.
2) Le mécanisme de marché. — II faut à présent examiner le
mécanisme décrit par Marx, qui doit conduire au résultat suivant :
« Le rapport de l'offre à la demande explique donc : d'une part, les seuls écarts
des prix de marché par rapport aux valeurs de marché ; d'autre part, la tendance

(9) Ce qu'on doit comprendre ainsi : la demande, grandeur de marché, est en même
temps, par son niveau, une grandeur naturelle.
(10) Cf. supra l'introduction du présent article. Je rappelle que la compréhension
du processus de marché doit permettre, selon Marx, d'établir l'existence du taux de
profit général, qui est « un aboutissement, et non un point de départ » (p. 190).
(u) C'est ce que suggèrent les remarques sur la relation inverse entre V et Q,^ (p. 196-
197), bien que, on le verra, une autre interprétation de cette relation soit possible.
Marché et concurrence chez Marx 91

à réduire ces écarts, c'est-à-dire la tendance à annuler l'action du rapport entre


l'offre et la demande. [...] L'offre et la demande peuvent provoquer de façon très
variée l'annulation de l'effet produit par leur inégalité » (p. 205).

Marx étudie alors différentes situations de marché provoquées


par un changement des conditions qui assuraient la vente à la valeur
de marché. Or ce changement est exclusivement attribué à une
variation de la demande. A la suite de la citation précédente, on lit :
« Si, par exemple, le prix de marché baisse par suite d'une diminution de la
demande, il se peut alors que du capital soit retiré; l'offre s'en trouvera diminuée.
Mais il est également possible dans ce cas que la valeur de marché elle-même subisse
une baisse à la suite d'inventions diminuant le temps de travail nécessaire. Elle sera
alors alignée sur le prix de marché » (p. 205-206).

Quelle que soit la conception retenue de la demande «


naturelle » (une quantité — Qd — ou un pouvoir d'achat — V X Q.J,
une variation de la demande se manifeste par une variation de la
valeur de marché. Ce cas est hors sujet, puisqu'il concerne un
changement non par rapport à la loi de valeur, mais de la loi de la valeur
elle-même. Afin de ramener ce cas dans le sujet, on doit justifier
autrement le point de départ, qui est la baisse du prix de marché (P) :
on ne l'attribue plus à une diminution de la demande, mais à une
augmentation exogène de V offre (Q,o). Ainsi comprise l'origine de l'écart
entre prix de marché et valeur de marché, on peut étudier ses deux
modes d'annulation évoqués par Marx.
Une baisse de l'offre par retrait de capital a deux sens différents
selon ce qu'on entend par « capital » :
— S'il s'agit d'un droit à la perception d'un profit au taux
général, alors le concept de valeur de marché, qui exclut
explicitement une telle référence, doit être abandonné, et le processus de
gravitation être construit autour du concept de prix de production (12).
■— S'il s'agit par contre simplement d'une valeur de moyens de
production, la compréhension de ce mécanisme par lequel Q^o
diminue quand P est inférieur à V reste à élaborer, et ce en dehors
d'écarts au taux de profit général et de toute relation fonctionnelle
du type qu'on étudiera plus loin dans l'optique néo-classique. Même
si cette difficulté est surmontée, l'association d'une valeur de marché
différente à chaque quantité offerte (dans une relation descriptive
des conditions de production) a pour conséquence une modification
de la valeur de marché avec la baisse de l'offre. Il apparaît donc
que les deux modalités d'annulation de l'écart P/V (baisse de Qo
et baisse de V) n'en font qu'une, dans laquelle la valeur de marché
se modifie au cours du processus de marché. Comment, dans ces condi-

(12) Une tentative dans ce sens figure dans l'article de Patrick Maurisson, Prix d'offre
et égalisation des taux de profit : essai sur la formation des prix chez Marx, publié dans
le présent Cahier.
92 Ghislain Deleplace

tions, peut-on encore dire que la valeur de marché, déterminée par


une loi, gouverne le prix de marché déterminé par une autre loi?
On voit bien que ce n'est pas V associée à Q^o qui joue le rôle
de centre, puisqu'elle se modifie avec la variation de Qo. Il faut
une valeur de marché de référence (V*), associée à un « degré normal
de reproduction » (Q,*o), lequel « correspond au volume du besoin
social à satisfaire » (Q^) (p. 203), et c'est cette valeur de référence
qui, en fixant le pouvoir d'achat adressé au marché considéré,
détermine le processus y ramenant.
V,Pi Courbe descriptive
des conditions
de production

Courbe d'égale
dépense

Q.0

II existe donc bien une valeur de marché « naturelle » (V*),


qui n'est pas celle associée à la quantité spontanément offerte (V) , mais celle
associée à une quantité de référence (« requise par le besoin social »).
C'est elle et elle seule qui, pourvu que la relation adéquate entre
l'écart P/V et Qo puisse être élaborée, gouverne le marché.
Il s'agit là d'une possibilité d'élaboration du mécanisme de
gravitation qui, l'existence du taux de profit général mise à part,
s'apparente beaucoup à celle de Smith (13), et illustre la même figure de
la socialisation, dans laquelle la grandeur de référence doit être
présente au marché pour qu'il fonctionne, de sorte qu'on est en présence
d'un marché centralisé.
En l'absence de détermination cohérente de la valeur de marché
(cf. la première partie de cet article) et d'indications autres que

Je remercie Carlo Benetti de m'avoir aidé à clarifier cette voie.


Marché et concurrence chez Marx 93

fonctionnelles sur la relation entre P et Q^o il faut cependant


constater que, dans cette optique des deux lois, le chapitre X ne fournit
pas d'éléments spécifiques (par rapport à l'analyse classique) pour
la construction d'une théorie du marché.

B) Marx néo-classique : une loi?

1) La redéfinition des notions de demande et d'offre. — Marx énumère


pendant plus d'une page (p. 203-204) les éléments qui rendent la
demande « éminemment élastique et fluctuante », de sorte que « sa
fixité n'est qu'apparente ». Elle est relativement fixe pour des
conditions habituelles (« traditionnelles », « comme par le passé ») de
production des marchandises, de formation des revenus et d'existence
des individus, compte tenu de l'accumulation du capital et de
l'accroissement annuel de la population. Elle fluctue selon les variations des
prix et des revenus monétaires. Il faut donc distinguer la demande
sur le marché et le besoin social effectif :
« Les limites entre lesquelles le besoin en marchandises représenté sur le marché,
c'est-à-dire la demande, diffère quantitativement du besoin social effectif varient,
bien entendu, beaucoup pour les différentes marchandises; précisons qu'il s'agit
ici de la différence entre la quantité de marchandise demandée et celle qui le serait
si les prix de la marchandise ou les conditions d'existence et de fortune des acheteurs
étaient autres » (p. 204).
Les illustrations fournies par Marx montrent sans conteste que
les prix et les revenus dont la demande dépend sont des prix et des
revenus de marché. Dès lors, la demande est un point d'une fonction du
prix, cette fonction se modifiant selon « les conditions d'existence et de
fortune des acheteurs ». La distinction entre les deux composantes du
besoin social effectif n'est autre que celle entre un déplacement sur la
courbe de demande et un déplacement de la courbe de demande.
Parmi les éléments de la demande qui sont fonction du prix,
Marx signale la « consommation productive »; cela le conduit à
redéfinir aussi l'offre, qui devient fonction du prix de marché par
l'intermédiaire d'une relation de coût. Et il conclut :
« Si le prix de marché est déterminé par l'offre et la demande, ces dernières
sont déterminées par le prix de marché, et, en poussant plus loin l'analyse, par la
valeur de marché. Ceci paraît évident pour la demande dont le mouvement se
fait en sens inverse du prix; elle augmente quand le prix baisse et inversement.
Mais ce qui précède n'est pas moins valable pour l'offre; car les prix des moyens
de production qui entrent dans la marchandise offerte au marché déterminent
la demande de ces moyens de production, partant l'offre des marchandises,
inséparable de la demande de ces moyens de production. Les prix du coton déterminent
l'offre des tissus de coton » (p. 206).
Une question se pose alors : qu'est-ce qui autorise encore Marx
à dire que c'est la valeur de marché qui, « en poussant plus loin
l'analyse », détermine l'offre et la demande?
94 Ghislain Deleplace

On ne peut admettre, comme cela semble pourtant être le cas,


qu'il en soit ainsi parce que P est déterminé par V; car c'est
précisément pour démontrer cela que Marx s'interroge sur la
détermination de l'offre et de la demande, et avance leur relation à P...
On n'évite cette circularité qu'à condition de considérer la valeur
de marché comme le prix d' équilibre, pour lequel prix d'offre et prix
de demande s'égalisent. Et Marx est bien en droit de parler d'une
offre et d'une demande à la valeur de marché, qui ne sont rien
d'autre que l'offre et la demande d'équilibre.
Il en découle une conséquence immédiate : un écart entre la
valeur de marché et le prix de marché ne peut plus être interprété
comme un écart entre deux grandeurs déterminées par deux lois
différentes. Une seule loi est à l'œuvre, celle de l'offre et de la
demande, et les seuls écarts constatés le sont au cours du processus
d'ajustement au prix d'équilibre.
2) L'ajustement au prix d* équilibre. — L'interprétation du
mécanisme de marché dans la ligne de Smith conduisait à s'interroger
sur la signification de la phrase : « Si, par exemple, le prix de marché
baisse par suite d'une diminution de la demande... » Est-ce plus
clair à présent?
Puisque c'est une variation autonome de la demande qui
provoque une modification du prix de marché, on doit l'interpréter
comme un changement de la fonction de demande, ce qui se traduit
graphiquement par un déplacement de la courbe D, de D° en D1,
de sorte que Q^ < Qo :

V, P M

yo __ po _ pi
P2
P3

Oh QJ 01 0.0 = Q.S = 02 Q,

Qu'est-ce qui permet de dire que le prix de marché baisse, par


exemple pour descendre à Vn ? La réponse est pour Marx la suivante :
« Inversement, que l'offre soit plus grande que la demande, quelqu'un commence
à vendre meilleur marché et les autres sont obligés de l'imiter, tandis que les
acheteurs s'efforcent en commun de faire descendre le plus possible le prix de marché
au-dessous de la valeur de marché » (p. 209).
Marché et concurrence chez Marx 95

Comment comprendre la phrase : « Quelqu'un commence à


vendre meilleur marché »? On pourrait penser que cette vente est
effective et qu'il y a donc toute une série de transactions successives
à des prix compris entre P° et PM : Ç£d est d'abord vendue à un prix
P1 = P° puis, devant l'absence de demande supplémentaire déclarée,
un prix P2 est proposé, auquel une quantité Qfd — Q^ est écoulée,
et ainsi de suite jusqu'à un prix Pw auquel est vendue la dernière
quantité Qo — QV1. On ne peut alors dire que Pw est le prix de
marché pour la période : il n'y a en effet qu'un prix de marché
moyen calculé sur toutes les transactions. Ce n'est qu'à la période
suivante que, si tous les acheteurs sont informés d'une dernière vente
à Pw, et si l'offre n'a pas changé (ce qui est une des deux situations
envisagées par Marx), Pw sera le nouveau prix d'équilibre, ou, pour
le dire comme Marx, la valeur de marché aura elle-même subi une
baisse (14).
L'existence de multiples transactions à des prix de déséquilibre
doit cependant être appréciée à la lumière des remarques faites par
Marx, selon lesquelles la situation est symétrique dans le cas d'un
excès de demande sur l'offre (il dit alors qu' « un acheteur
surenchérit sur l'autre »), ce processus étant l'expression d'une opposition
entre une concurrence et un monopole :
« Le côté de la concurrence momentanément le plus faible est aussi celui où
l'individu agit indépendamment de la masse de ses concurrents et souvent contre
elle; ce qui rend justement l'interdépendance plus sensible. Par contre, le côté
le plus fort affronte toujours d'adversaire comme unité plus ou moins homogène [...]
Si un camp l'emporte, chacun de ses membres y gagne; tout se passe comme s'ils
avaient à faire valoir un monopole commun. Un camp est-il le plus faible, chacun
essayera pour son propre compte d'être le plus fort » (p. 208-209).

Cette opposition remonte à James Steuart, qui distingue « demande


simple » et « demande composée » (15). Dans l'exemple d'une offre
supérieure à la demande, elle conduit à considérer une concurrence
entre offreurs face à une demande « simple », homogène.

(14) Pour Marx, cette nouvelle valeur de marché était déjà auparavant la valeur
individuelle pour certains producteurs; elle est à présent imposée à tous, la concurrence
étant « l'action qui force, petit à petit, les autres à adopter, eux aussi, le mode de
production moins onéreux, ramenant le travail socialement nécessaire à un niveau
inférieur» (p. 209). L'impossibilité de penser la valeur de marché comme moyenne de valeurs
individuelles (cf. supra la première partie) rend évidemment ce processus plus difficile
à comprendre.
(15) « La demande est soit simple soit composée. Simple quand le demandeur est
unique, composée quand ils sont plusieurs. Mais cela n'est pas tant relatif aux personnes
qu'aux intérêts. Vingt personnes demandant avec le même intérêt déterminé ne forment
qu'une demande simple », Sir James Steuart, An inquiry into the principles of political economy,
New York, Kelley reprints, liv. II, chap. 2, p. 233. Cette remarque m'a été faite par
Antoine Rebeyrol, ainsi que la suivante sur les conditions de la différenciation des prix.
96 Ghislain Deleplace

Or, selon la théorie néo-classique, une différenciation des prix


permettant l'épuisement de la rente du consommateur n'est
possible qu'en cas de monopole de l'offre, face à une concurrence
entre demandeurs : c'est la situation inverse de celle qu'évoque
Marx.
On doit donc conclure qu'il n'y a pas des transactions multiples
à des prix de déséquilibre, et que le monopole des acheteurs face à
la concurrence des vendeurs se traduit nécessairement par la vente
de toute la production au prix Pw (16) . Le processus de passage de P°
à Vn est un simple tâtonnement, sans transactions, sur un marché
où la quantité offerte est donnée.
Une fois comprise la phrase : « Si, par exemple, le prix de marché
baisse par suite d'une diminution de la demande... », le processus
qui mène au prix d'équilibre, pour lequel prix d'offre et prix de
demande s'égalisent (c'est-à-dire à la « valeur de marché ») peut
être interprété dans les termes habituels d'un déplacement sur la
courbe d'offre ou de la courbe d'offre (17). Il n'y a pas lieu d'élaborer
ici davantage ce mécanisme; il suffit d'observer que sa conséquence
logique est la disparition du concept de valeur de marché, puisque
celle-ci se confond simplement avec le prix d'équilibre.

CONCLUSION

Conformément à la démarche inaugurée par Smith et qui fait


l'originalité classique de la socialisation marchande d'individus séparés,
le chapitre X du livre III du Capital décrit les grandeurs sociales
associées aux marchandises à travers deux lois :
— une loi de la valeur, qui détermine les valeurs de marché d'après
les conditions sociales de la production, en dehors de l'échange;

(16) On remarquera que la situation symétrique d'excès de la demande sur l'offre


exclut d'emblée toute transaction à un prix de déséquilibre; car si toute l'offre de la
période est écoulée à l'ancien prix d'équilibre, aucune « surenchère » ne pourra provoquer
de vente ultérieure.
(17) Marx examine page 206 les situations correspondant au cas symétrique d'excès
de la demande sur l'offre, qui entraîne un prix de marché supérieur à la valeur de marché.
Deux d'entre elles appellent cette même description en termes néo-classiques (avec,
semble-t-il, un cas de « cobweb explosif », puisqu' « il est alors possible qu'une trop grande
masse de capital soit dirigée sur une sphère de production, ce qui provoquerait un
accroissement de la production; dans ce cas, le prix de marché lui-même tombe au-dessous de
la valeur de marché »). La troisième (« Enfin, la possibilité existe d'une hausse des prix
qui réduit la demande elle-même ») est inenvisageable, car elle suppose un retour à
l'équilibre par un déplacement sur une courbe de demande inchangée, alors que l'écart
entre l'offre et la demande a été justement provoqué par un déplacement de cette même
courbe.
Marché et concurrence chez Marx 97

— une loi du prix, qui détermine le prix de marché d'après l'offre


et la demande, dans l'échange.
La gravitation du prix de marché autour de la valeur de marché
doit montrer que la loi de la valeur gouverne la loi du prix; comme
pour « la main invisible » de Smith, cela traduirait l'existence d'une
société décentralisée, où la division sociale du travail n'est pas a priori
imposée aux hommes, mais est reproduite à travers des relations
particulières (marchandes) entre individus indépendants.
L'analyse de ce chapitre X met à jour les difficultés que rencontre
Marx à expliciter ce processus.
La formation de la valeur de marché est rendue inintelligible par
l'indétermination des valeurs individuelles dont elle procède. Celles-ci
ne peuvent en effet être conçues que comme mesures conventionnelles
des individus, en dehors de toute référence à la production de
marchandises. La loi de la valeur, comme expression d'une socialite
préalable à l'échange, se trouve privée de tout fondement analytique.
L'analyse de la gravitation semble, sur la base du mécanisme décrit
par Marx, pouvoir emprunter deux voies :
• Soit l'adoption de la spécification classique du marché. La
possibilité formelle des deux lois est alors assurée, mais la gravitation
n'est pas pour autant établie : en effet, les situations analysées par
Marx mettent en évidence non un mouvement autour de la valeur
de marché, mais une variation de cette valeur elle-même. L'idée
d'un centre de gravitation suppose alors qu'existe un taux de profit
de référence ou une valeur de marché de référence, ce qui, faute
d'indications supplémentaires, ramène à la théorie classique du marché et à
la critique qu'elle appelle : la présence sur le marché d'un élément de
référence donne à ce marché un caractère centralisé.
• Soit l'adoption de la spécification néo-classique du marché. Il
n'est pas surprenant alors de constater qu'il n'y a encore place que
pour une loi du prix, la valeur de marché étant seulement le nom
donné au prix d'équilibre. La problématique de la valeur s'en trouve
expulsée, comme celle du prix naturel l'a été lors du passage de la
théorie classique à la théorie néo-classique, et la question du marché
devient celle de l'ajustement des prix déterminés par la loi de l'offre
et de la demande.

***

On doit donc conclure qu'il n'existe pas, dans le chapitre X du


livre III du Capital, de théorie propre à Marx de la socialisation
marchande capitaliste. Cependant, le renvoi aux théories classique et
néo-classique de la formation des prix ne signifie pas pour autant
que Marx n'ait rien à nous dire concernant l'élaboration d'une
théorie de la société décentralisée.
98 Ghislain Deleplace

Dans ce chapitre X, Marx adopte en effet le présupposé de


l'économie politique classique, qui décrit cette société selon la figure de
l'articulation entre une production et une circulation de
marchandises I r*~C""~"""2>5 — *-i } 5 c'est cette démarche et elle seule qui est
ainsi mise en cause par les critiques ici présentées. Cela ne doit pas
faire oublier qu'il existe, ailleurs chez Marx, des éléments pour la
construction d'une autre théorie de la socialite d'individus séparés (18) .

Janvier iq8o.
Université d'Orléans.

(18) Ces remarques, tant sur la critique de la conception de la société marchande


selon l'économie politique que sur une autre interprétation de la démarche de Marx,
sont développées dans Ghislain Deleplace, Théories du capitalisme : une introduction,
Paris/Grenoble, Maspero/puG, 1979.

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