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Accueil du site > 13- Livre Treize : ART ET REVOLUTION > Bertolt Brecht,
ses idées, son théâtre

Bertolt Brecht, ses idées, son théâtre


dimanche 4 décembre 2016, par Robert Paris
Bertolt Brecht, ses idées, son théâtre

Bertolt Brecht sur sa conception du théâtre dans son « Journal de travail » :

« L’histoire du nouveau théâtre commence avec le naturalisme. Ici est recherchée


la nouvelle fonction sociale. La tentative de maîtriser la réalité commence avec des
dramaturges passifs et des héros passifs. L’établissement de la causalité sociale
commence avec des descriptions d’états où toutes les actions humaines sont de
pures réactions. Causalité est détermination. Typique, la pièce à explosion. Les
nuées se sont accumulées sur certaines gens, familles, groupes, maintenant vient
l’orage. Le milieu social a valeur de fétiche, est destin. De toute chose on ne joue
que le dernier acte. La nouvelle dramaturgie commence avec le non-dramatique.
Deux slogans : du cru (vérisme) et peu d’action ! Le tragique est maintenu
convulsivement, bien qu’à tout instant quelques réformes minimes pourraient
apporter le soulagement. Tout ce qui est décisif se produit entre les mots, derrière
la scène, sous le dialogue. L’élément actif s’introduit par la force comme éditorial
(chœur parlé, song). A quoi s’oppose de front le jeune théâtre d’agit-prop du
prolétariat, où la réalité n’est qu’illustration. Clair, que le théâtre de la
distanciation est un théâtre de la dialectique. Néanmoins, je n’ai vu jusqu’ici
aucune possibilité d’expliquer ce théâtre en faisant usage du matériel conceptuel
de la dialectique : il serait pour les gens du théâtre plus facile de comprendre la
dialectique à partir du théâtre de la distanciation que le théâtre de la distanciation
à partir de la dialectique. D’un autre côté, il sera presque impossible de
revendiquer une représentation de la réalité telle que celle-ci devienne maîtrisable
sans signaler le caractère contradictoire, processuel, des états de fait, des
événements et des personnages, car sans la connaissance de sa nature dialectique
la réalité n’est justement pas maîtrisable. L’effet-V rend cette nature dialectique
représentable, c’est sa tâche ; c’est par elle qu’il s’explique. Dès l’établissement
des « titres », qui doivent permettre l’arrangement scénique, il ne suffit pas par
exemple de réclamer simplement une qualité sociale ; il faut que les titres
comportent aussi une qualité critique, annoncent une contradiction. Il faut qu’ils
soient pleinement arrangeables, donc que la dialectique (d’essence contradictoire,
processuelle) puisse devenir concrète. Les énigmes mondiales ne sont pas résolues
mais montrées. En ce qui concerne l’effet : les émotions seront contradictoires,
passeront les unes dans les autres, etc., à tous égards, le spectateur devient
dialecticien. Il y a constamment saut du particulier au général, de l’individuel au
typique, de maintenant à hier et demain, unité de ce qui n’est pas congruent,
discontinuité de ce qui se poursuit. Ici agissent les effets-V. J’ai pensé à écrire une
pièce jouable pour des enfants et la chose la mieux adaptée me semble être « La
vie de Confucius ». Il faut que ce soit une figure significative, et qui de plus
supporte une interprétation humoristique en soi. Il ne faudrait pas que la pièce soit
spécialement destinée à un public d’enfants, mais elle est écrivable aussi pour un
public de ce genre. Je répugne fort à adapter quoi que ce soit à telle ou telle
compréhension, l’expérience (je pense par exemple à la représentation d’
« Homme pour homme » par les élèves du lycée d’enseignement rénové de
Neukölln) a toujours montré que les enfants comprennent parfaitement ce qui en
vaut quelque peu la peine, tout comme les adultes. Et les mêmes choses à peu près
valent la peine pour les uns et les autres. Processus psychlogiques internes,
valeurs atmosphériques, le tragique, etc., ils ne se donnent pas volontiers la peine
de les comprendre. Avec une biographie de Confucius, il s’agirait d’autre chose.
On peut au demeurant, à certaines conditions d’ordre social, facilement imaginer
des comédiens professionnels enfants. De toute manière, l’apprentissage du métier
de comédien devrait commencer beaucoup plus tôt qu’il ne commence chez nous.
Et la liaison de la formation scolaire générale avec le travail n’est néfaste que
dans les conditions présentes… S’agissant du rôle de « l’identification » sur la
scène non aristotélicienne : l’identification est ici une mesure liée aux
« répétitions ». Vient au préalable « l’installation » du rôle (le comédien taille à sa
mesure l’ensemble des expressions, opérations et réactions, de telle sorte qu’elles
lui aillent confortablement, sans créer encore une figure particulière, bien qu’il
mette en place quelques qualités très générales). Suit par bonds essentiellement la
création de la figure (le comédien fait alors appel à ses expériences personnelles,
copie des individus déterminés, combine les traits de plusieurs, etc.) Déjà
l’installation du rôle peut trouver un achèvement avec l’identification du
comédien, d’abord aux situations (comment il se comporterait lui-même dans un
tel cas). En créant la figure, il peut procéder à une seconde identification,
désormais la personne qu’il veut représenter, copier. Cependant, cette
identification là aussi n’est qu’une phase, une mesure, qui doit l’aider à saisir plus
complètement un type. Ce qui importe, c’est qu’à chaque fois l’identification se
produise sans aucune suggestion, i.e. que le spectateur ne soit pas poussé à
s’identifier à son tour. Ceci est difficile, mais possible. Le comédien du théâtre
actuel, certes, ne distingue pas entre sa propre identification et celle dans laquelle
il fourvoie le spectateur (identification suggestive). Il peut difficilement se
représenter l’une sans l’autre et difficilement pratiquer l’une sans l’autre. En
réalité, ces deux mesures se manifestent séparément, et leur combinaison est un art
particulier. Non pas « l’ » art. Le comédien du théâtre actuel ne peut non plus se
représenter d’effet sans identification ni d’effet sans suggestion. Le comédien
pratique néanmoins dès aujourd’hui l’identification sans suggestion, dans la
comédie. L’artiste obtient l’effet sans suggestion. Aucune considération ne devrait
faire oublier que le « théâtre non aristotélicien » ne représente d’abord qu’
« une » des formes du théâtre ; il sert des objectifs sociaux déterminés et
n’implique pas de visée usurpatrice sur le théâtre en général. Je ne puis moi-même
utiliser le théâtre aristotélicien dans certaines mises en scène à côté du non
aristotélicien. Dans une mise en scène actuelle de « Sainte Jeanne des abattoirs »
par exemple, il peut être éventuellement avantageux de susciter par moments une
identification à Jeanne (ou de l’admettre, du point de vue actuel), puisque cette
figure parcourt tout un processus de connaissance, si bien que le spectateur
s’identifiant peut très bien depuis ce lieu dominer les parties principales des
événements. Néanmoins, il y aura toujours des spectateurs, dès aujourd’hui, qui
préfèrent considérer cette figure de l’extérieur. Ceux-là, le théâtre non
aristotélicien leur rendra mieux service. A propos du « théâtre non aristotélicien »,
souhaitable apparaît, pour certaines phases de répétion, l’identification du
comédien au personnage représenté, non pas cependant sur une base suggestive,
i.e. non pas en poussant un éventuel spectateur à faire lui aussi cette identification.
A la question : est-ce que l’identification peut se pratiquer indépendamment de la
suggestion impliquant de s’identifier également, Greid et Weigel répondent
d’abord par la négative. Je renvoie au comique qui – lors de la représentation –
s’identifie par exemple à un petit-bourgeois fanatique de droite et récolte ainsi les
rires du public. Reste à savoir si les dispositions comme la comédie en prend pour
se prémunir d’une identification du public peuvent être prises aussi par l’acteur
tragique. Le jeu suggestif, quant à lui, est quelque chose de parfaitement artificiel.
Crispation de certaines parties du muscle, mouvements de la tête exécutés comme
si elle tiraillait sur une laisse de caoutchouc, et des pieds comme s’ils étaient pris
dans la glu, raideurs, brusqueries, retenues ainsi que monotonie de la voix,
rappelant la litanie, tout cela favorise l’hypnose, et on peut dire que les serpents,
les tigres, les vautours et les comédiens rivalisent de cet art. Le jeu convaincant,
plastique, n’a rien à voir avec, il peut s’exécuter sans suggestion. Sans aucun
doute il faut lui donner la préférence, quand à la place de l’illusion doit intervenir
la simple hypothèse, à la place de l’ « envoûtement », l’ « intéressement ». Parlant
de ces choses, j’ai constamment besoin, pour ne pas verser dans la spéculation, de
garder en vue la praxis elle-même, par exemple ces représentations qui m’ont
toujours semblé les plus proches du but à atteindre, à savoir les dernières
répétitions, où les comédiens repassaient le tout encore une fois
« mécaniquement », avec le seul souci de ne rien omettre, pour leur
compréhension propre, allusivement, « en mineur ». »

Quelques extraits et citations de Brecht

« Discours aux ouvriers comédiens danois sur l’art de l’observation » de Bertolt


Brecht :

« Partout, aujourd’hui, des villes de cent étages bâties sur l’eau,

Desservies par des paquebots grouillants de monde,

Jusqu’aux villages les plus isolés,

Le bruit s’est répandu que le destin de l’homme

Est de ne pouvoir compter que sur lui-même,

Aussi montrez maintenant, acteurs

De notre temps – un temps de maîtrise jamais vue

De la nature sous toutes ses formes, y compris humaine –

Montrez le monde humain

Tel qu’il est vraiment : construit par des hommes

Et ouvert aux transformations. »

Bertolt Brecht :

« Celui qui combat peut perdre, mais celui qui ne combat pas a déjà perdu.. »

« Qui a construit Thèbes au sept portes ? Dans les livres, on donne les noms des
Rois. Les Rois ont-ils traîné les blocs de pierre ? Babylone, plusieurs fois détruite,
Qui tant de fois l’a reconstruite ? Dans quelles maisons De Lima la dorée logèrent
les ouvriers du bâtiment ? Quand la Muraille de Chine fut terminée, Où allèrent,
ce soir-là les maçons ? Rome la grande Est pleine d’arcs de triomphe. Qui les
érigea ? De qui Les Césars ont-ils triomphé ? Byzance la tant chantée. N’avait-elle
que des palais Pour les habitants ? (…) Les frais, qui les payait ? Autant de récits,
Autant de questions. »
« Savoir perdre la tête : tout est là. »

« Mesdames et messieurs, vous voyez devant vous l’un des derniers représentants
d’une classe appelée à disparaître. Nous autres, petits artisans aux méthodes
désuètes, qui travaillons avec d’anodines pinces-monseigneur les tiroirs-caisses
des petits boutiquiers, nous sommes étouffés par les grandes entreprises appuyées
par les banques. Qu’est-ce qu’un passe-partout, comparé à une action de société
anonyme ? Qu’est-ce que le cambriolage d’une banque, comparé à la fondation
d’une banque ? » (dans « L’Opéra de quat’sous »)

« Je suis arrivé à la conclusion que si les puissants de la terre sont capables de


provoquer la misère, ils sont incapables d’en supporter la vue. » (dans « L’Opéra
de quat’sous »)

« Il y a des hommes qui luttent toute leur vie : ceux-là sont indispensables. »

« Malheur aux pays qui ont besoin de héros. »

« L’argent pue, retiens ça. »

« Le peuple a par sa faute perdu la confiance du gouvernement. Il convient donc


pour le gouvernement de dissoudre le peuple et d’en élire un autre. »

« Massacres ! Extorsions ! Arbitraire et pillage ! On se fusille en pleine rue. Des


gens allant à leur travail, des citoyens honnêtes, dans notre Hôtel de ville entrant
comme témoins, abattus en plein jour. Et, je vous le demande, qu’est-ce que fait
alors l’administration ? Rien ! Certes leur grand souci, à tous ces gens de bien
dont à servir l’État le vaste cœur aspire, c’est de mettre sur pied des obscures
combines, de jeter discrédit sur des honnêtes gens au lieu d’intervenir. »

« Jamais un ennemi, même mort, ne devient un ami. »

« Dans toute idée, il faut chercher à qui elle va et de qui elle vient ; alors
seulement on comprend son efficacité »

« L’injustice aujourd’hui s’avance d’un pas sûr. Les oppresseurs dressent leurs
plans pour dix mille ans. La force affirme : les choses resteront ce qu’elles sont.
Pas une voix, hormis la voix de ceux qui règnent, Et sur tous les marchés
l’exploitation proclame : c’est maintenant que je commence. Mais chez les
opprimés beaucoup disent maintenant : Ce que nous voulons ne viendra jamais.
Celui qui vit encore ne doit pas dire : jamais ! Ce qui est assuré n’est pas sûr. Les
choses ne restent pas ce qu’elles sont. Quand ceux qui règnent auront parlé, Ceux
sur qui ils régnaient parleront. Qui donc ose dire : jamais ? »
« Que rien ne soit tenu pour honorable hormis ce qui change le monde
définitivement : il en a grand besoin. »

« Après le soulèvement du 17 juin

Le secrétaire de l’Union des écrivains

Fit distribuer des tracts dans la Stalinallee

On y lisait que le peuple

Avait tourné en dérision la confiance du gouvernement

Et ne pourrait reconquérir cette confiance

Que par un travail redoublé. Ne serait-il

Pas plus simple que le gouvernement dissolve le peuple

Et en élise un autre ? »

« Où est Brecht, et sa soif de science ?

Vous savez ses chansons par cœur.

Il chercha avec trop d’insistance

D’où les riches tiraient leur splendeur.

Vous l’avez envoyé en exil :

Il n’avait qu’à se tenir tranquille ! »

(dans « L’Opéra de quat’sous »)

« Messieurs, un peu de cran : celui qui n’est pas mort garde un espoir de vie ! »

Brecht, écrivait aux peintres communistes :

« Si l’on vous demande si vous êtes communistes, mieux vaut produire comme
preuve vos tableaux plutôt que votre carte du parti »

« Quand l’oppression se fait plus lourde, nombreux sont les découragés, mais son
courage à lui augmente. »

Bertold Brecht, dans Eloge du révolutionnaire


Brecht : « Qui est le plus grand criminel ? Celui qui vole une banque ou celui qui
la fonde ? »

La conception du théâtre de Bertolt Brecht exposée par lui-même

Avant de laisser la parole à Bertolt Brecht, donnons-la à Sylvain Diaz

Et aussi à Marion Chénetier-Alev

Le théâtre de Brecht

Qui était Bertolt Brecht

Petit Organon pour le théâtre de Bertolt Brecht

Extraits du « Journal de Travail » de Bertolt Brecht

Au moment où Brecht écrit sa pièce « César », où il a rompu avec le


stalinisme, César lui fait penser à… Staline…

« En écrivant le « César », je n’ai pas à croire un seul instant, je le découvre


maintenant, que les choses devaient obligatoirement se passer comme elles se sont
passées, que l’esclavage, par exemple, qui rendait proprement impossible une
politique de la plèbe, ne pouvait être aboli. La recherche d’explications pour tout
événement transforme les historiens en fatalistes. En outre, dès cette époque,
l’esclavage freinait « le progrès ». Tous ces discours sur le besoin d’esclaves en
raison de l’absence de machines sont parfaitement superficiels et se perdent à
l’infini !

En fin de compte, si on ne s’est pas doté de machines, c’est aussi qu’on avait des
esclaves. Et quel est ce « on » ? Est-ce que les esclaves, eux, avaient besoin de
l’esclavage parce qu’ils n’avaient pas de machines ? Ils formaient les deux tiers de
la population, en Italie. Ma tâche consiste à montrer comment le maintien forcé de
l’esclavage jette la société entière dans la servitude. Pas un seul sénateur ou
banquier de l’époque césarienne ne jouissait d’autant de sécurité personnelle, de
possibilités d’intiative politique, de liberté de circulation, que le premier venu ou
presque à l’époque de Cicéron. Sénateurs et banquiers payèrent leurs étangs
poissonneux par la perte de tout dignité. Et aucun César n’a eu au fond le pouvoir
d’un des nombreux consuls de la république !

Il y a des concepts durs à combattre parce qu’ils répandent autour d’eux un mortel
ennui. Ainsi le concept de « décadence », Naturellement, il existe bien une sorte de
littérature des classes déclinantes. La classe perd sa belle assurance, sa tranquille
confiance en soi, elle se dissimule ses difficultés, elle s’occupe de détails, elle
devient parasitaire, culinaire, etc. Mais les œuvres qui signalent son déclin comme
tel ne sauraient déjà plus être désignées comme décadentes. C’est pourtant ce que
fait la classe déclinante. Par ailleurs, le « Festin de Trimalcion » présente de
multiples traits de décadence formelle. Je le préfère à tout « Ovide ». Et si les
« Affinités électives », ce n’est pas de la décadence, que dure de « Werther » !

Je lis de « Lukacs », « Marx » et « le problème de la décadence idéologique ».

L’ « homme » s’installe sur toutes les positions abandonnées par le prolétariat ! Il


est de nouveau question du réalisme, par bonheur ils ont maintenant réussi à
l’esquinter autant que les nazis le socialisme. L’écrivain réaliste de la
« décadence » (égale notre époque ; au début on marmonne encore quelques
« décadence bourgeoise », puis il ne reste plus que décadence tout court – c’est
l’ensemble qui croule, pas la bourgeoisie) se trouve dispensé du matérialisme
dialectique. Il lui suffit de « préférer, dans son travail de « mise en forme », la
réalité correctement perçue et vécue aux conceptions du monde inculquées, aux
préjugés inculqués », puisque Balzac et Tolstoï ont fait ainsi, ils rendent la réalité !
Les Cholokov et les Thomas Mann se trouvent du même coup justifiés, ils rendent
la réalité ! Il n’existe pas d’antagonisme entre les réalistes de la bourgeoisie et ceux
du prolétariat [Brecht parle ici du stalinisme – NDLR] (un regard sur les Cholokov
et autres semble à vrai dire le prouver), c’est sans doute qu’il n’y en a pas non plus
entre la bourgeoisie et le prolétariat ? Comment y en aurait-il aussi, sous le signe
du front populaire ? Vive le pasteur Niemöller ! Un réaliste de la plus belle eau !
La « mise en forme », encore une fois, ne requiert aucun savoir. Puisque Thomas
Mann sait mettre en forme, lui qui ne sait rien. Ces half-wits de la mise en forme
préfèrent sans le savoir la réalité aux préjugés. C’est l’expérience directe : tu reçois
un coup de pied, dis : aïe ! il a reçu un coup de pied, fais-lui dire « aïe ». ô naïveté !
Ce Lukàcs est fasciné par le problème des décadences idéologiques Sua res, c’est
son affaire. Les catégories de Marx sont ici poussées à l’absurde par un kantien qui
cherche à les appliquer, et non pas à les réfuter. Il y a donc la « lutte des classes »,
notion vidée, prostituée, pillée, méconnaissable à force d’avoir été recuite, mais
enfin la voici, elle entre en scène…

Difficultés avec « César ». Il faut que l’individu ressorte davantage encore. Il faut
qu’il émerge d’entre les classes. Propulsé vers le haut par la pression des classes en
lutte, se hissant à son tour. La révolution prolétarienne elle-même ne permit-elle
pas (stalinisme NDLR) – dans ce pays où après la victoire restaient deux classe en
lutte, les ouvriers et les paysans – la dictature d’un homme ? Les equites eurent
César au-dessus d’eux, dès qu’ils mirent à leurs pieds plebs et patres. Pour finir, le
tableau suivant : la plèbe, constamment renouvelée par l’apport des esclaves,
rabaissée au niveau de l’esclavage, constitue le réservoir de l’armée, avec laquelle
les nations étrangères sont abaissées et maintenues sous le joug, tant qu’elles se
présentent comme nations, sinon cette armée aide les classes dominantes
étrangères à réprimer leur prolétariat. Sous les empereurs, la plèbe ne forme plus
vraiment une classe. Equites et patres se mélangent, sur la base des affaires,
d’affaires… équitables. Les politiciens sénatoriaux passent dans l’administration.
Le prolétariat – i.e. le monde des esclaves -, est international, il ne poursuit plus
son développement en tant que force productive. L’économie serve, qui a accouché
de tout ce qu’elle porte en elle, est achevée au double sens du terme. L’oppression
est générale, elle a gagné toutes les couches. Petite phase à part, vite révolue, sous
César : la plèbe rurale doit encore effectuer rapidement le passage à l’économie
serve dans la viticulture et l’oléoculture, alors qu’il est déjà accompli dans le
secteur céréalier. D’où la lex Julia. »

« Tout le projet césarien est inhumain d’un autre côté, il est impossible de
représenter l’inhumain sans une certaine idée de l’humanité. Il est impossible de
représenter le système social sans en entrevoir un autre. Et je ne puis écrire
exclusivement d’un point de vue contemporain, il faut que j’aperçoive, même pour
une époque lointaine, la possibilité d’une alternative, un univers froid, une œuvre
froide, et pourtant je vois, en posant la plume comme en écrivant, à quel point nous
sommes dégradés humainement… »

« La clique de Moscou porte actuellement aux nues la pièce de Hay, « Avoir ».


C’est du réalisme socialiste garanti. Neuf parce qu’ancien. Ici créa un génie
préservé des modes et des confusions de son époque. La forme, qu’est-ce ? Ici il y
a du contenu. Cette pièce est en réalité une triste camelote, en comparaison
Sudermann marque un progrès. « Mais il y a des hommes de chair et de sang ». On
sait bien ( ?) qu’en guise de chair et de sang la scène dispose de carton et d’encre
rouge, qui se mettent ensuite à ressembler à de la chair et du sang « mais ce sont
des hommes vivants avec leurs contradictions ». Dialectique qui vaut celle des
vessies et des lanternes. Dans la pièce, le capitalisme est mauvais parce qu’il rend
cupide. Un démon surgit en la personne d’une vieille sorcière qui entraîne au
meurtre tout le village, i.e. les femmes, et exécute un jour, moment culminant, une
danse démoniaque. D’après Feuchtwangler, elle est le capitalisme même…
Feuchtwangler confirme que le marxisme, pour Hay, « ne reste pas seulement une
idée, mais remplit tout son être, ses sentiments, jusque dans les galeries de
l’inconscient ». Le principal, naturellement, c’est qu’il ne soit pas resté, ou plus
exactement qu’il ne soit pas devenu une idée. La pièce est « intimement imprégnée
de marxisme » donc teinte, malheureusement pas de façn indélébile. »

(…)

« Koltsov aussi a été arrêté à Moscou. Mon dernier contact russe avec là-bas.
Personne ne sait rien de Tretiakov, cet « espion japonais ». Personne ne sait rien de
Neher, qui à Prague se serait occupée d’affaires trotskistes pour le compte de son
mari. Reich et Asja Lacis ne m’écirvent jamais plus, Grete ne reçoit plus aucune
réponse de ses amis du Caucase et de Léningrad. Bela Kun, le seul homme
politique qu’il m’ait été donné de voir, est lui aussi arrêté. Meyerhold a perdu son
théâtre, mais serait autorisé à faire de la régie d’opéra. L’art et la littérature
semblent minables, la théorie politique dans le quatrième dessous, il existe une
sorte d’humanisme prolétarien maigrelet, exsangue, propagé bureaucratiquement,
dans un article officiel (« La théorie de Lénine et de Staline sur la victoire du
socialisme triomphe en Union soviétique ») un certain Wokrevski présente à peu
près ainsi la théorie de Staline : « Le dépérissement de l’Etat résulte de sa
consolidation généralisée », et « L’Etat socialiste est nécessaire pour (!) inculquer
aux masses la nouvelle discipline socialiste du travail », et encore : « si nous
faisions des meilleurs performances stakhanovistes les normes moyennes de
l’ensemble du pays, nous créerions les conditions déterminantes d’un passage du
socialisme au communisme. » Les flux de travailleurs (entre usines à salaires
différents) sont stoppés par interdiction légale, et il y aurait eu des grèves, sur la
« démocratie » politique. On n’apprend que des phrases et on n’apprend rien du
tout sur l’organisation sociale de la production… Pendant ce temps, le capitalisme
au stade de l’impérialisme et des trusts mène ses luttes économiques par nations
interposées. Cette forme nationale ne cèdera pas le terrain avant d’avoir donné son
maximum (y compris pour le développement des forces productives, qu’elle
transforme actuellement en forces destructives). »

« Dans l’introduction à son esthétique Hegel rend la théorie aristotélicienne de


l’art. La phrase-clé me semble la suivante : « On assigne donc aussi comme fin
dernière à la société des hommes et à l’Etat le développement et l’expression en
« tous » sens de « toutes » les facultés humaines comme de « toutes » les énergies
individuelles mais devant une vue aussi formelle la question se pose bientôt de
savoir quelle unité rassemblera ces diverses formations, quel « but unique » elles
doivent ériger en principe de base et en fin dernière. Or, comme la notion d’Etat, la
notion d’art a besoin elle aussi d’une part d’une but « commun » à ses éléments
particuliers, mais d’autre part d’un but supérieur éminemment « substantiel ».
(…) »

« La philosophie de l’Histoire de ce Hegel est une œuvre terriblement


impressionnante. Sa méthode ne lui permet pas seulement de discerner le positif et
le négatif à l’intérieur de tout phénomène historique, mais encore de constituer
cette polarité comme cause première de l’évolution. Extraordinaire la description
du formalisme de la constitution sous les empereurs, à l’époque où la richesse
n’était « pas le fruit de l’industrie ». De quelle mpanière grandiose ressortent les
moments charnières en quelques pages compactes ! Par exemple, ces Gracques qui
s’efforcent de « peupler l’Italie de citoyens, au lieu d’esclaves ». Sous les Césars,
elle est dépeuplée ! Et ce transfert à l’extérieur, au temps de César, des
contradictions intérieures, cette fondation de l’empire, qui devait « succomber sous
le poids de l’impôt et des pillages » ! Et qu’on se reporte dans l’ « Introduction », à
l’évoccation de César, ce « chargé d’affaires de l’esprit du monde » ! En ces
« chargés d’âmes » les classes, en l’occurrence la plèbe dépravée, le sénat
encanaillé, rencontrent irrésistiblement l’esprit qui les habite elles-mêmes ! Et
après que « de la dislocation de l’Etat soient issues ces individualités colossales »,
la personnalité des Césars devient tellement insignifiante que, dit-on, « sous le plus
brutal et le plus odieux des tyrans (Domitien) le monde romain se reposa ». Je n’ai
plus avancé dans mon « César », j’étais prêt à le croire incompréhensible, mais
voilà que j’ai maintenant du renfort : la sœur de Grete, épouse d’un ouvrier
métallurgiste, arrive d’Allemagne. Elle lit en une seule soirée le deuxième livre et
le trouve du plus grand intérêt. Interrogée par Grete, elle prouve qu’elle a
relativement tout compris. Benjamin et Sternberg, eux, intellectuels hautement
qualifiés, n’ont pas compris, et ils ont insisté pour que j’y mette davantage
d’iutérêt humain, davantage de roman à l’ancienne ! Et puis, il y a encore Steff qui
réclame une suite. Ça devrait suffire… »

« Je me suis remis aux « Affaires de Monsieur Jules César », le livre IV. Grete a
prêté à quelques ouvriers allemands ce que j’ai déjà en main (3 livres), le résultat a
été très encourageant. Ce sont principalement des syndicalistes et ils ont tout
compris, jusque dans les détails. Leur intérêt pour la chose m’a incité à
continuer…. »

« Il est capital, pour le « César », d’abandonner les hauteurs de la rétrospective.


L’historien a naturellement tendance à confondre le résultat avec le but, et à force
de traîner avec lui les mobiles, il lui arrive de grossir involontairement le secteur
des projets délibérés. Un exemple : il se peut qu’Hitler ait conclu le pacte avec les
Russes pour avoir les mains libres contre les puissances occidentales. Il a presque
certainement projeté une offensive en novembre que l’armée lui a apparemment
refusée. De son côté, Staline, à la faveur de cette gigantesque action déferlant par
la Hollande, aurait pu organiser son offensive en Finlande… L’URSS joue-t-elle
réellement avec l’idée de conquérir le monde aux côtés d’Hitler ? Un seul pays ne
suffit-il pas à construire le socialisme ? (…) Est-ce que la perte de la sympathie du
prolétariat mondial compense les garanties militaires ? »

(…)

« Ce qui m’a longtemps gêné dans le production théâtrale : je voulais bien raconter
une parabole de portée générale, mais pas imiter la vie telle qu’elle surgit, pleine
de contradictions, ou encore provoquer l’émotion et masser ainsi les âmes
avachies. On dira qu’un esprit lucide peut fort bien s’employer aussi à distraire
autrui, et que, dans une pleine pelletée de vie confuse, le sage trouve toujours son
bien. Mais cette sagesse-là est autre, résulte d’une attitude autre ; le narrateur, lui,
abandonne en quelque sorte sa dignité à chaque instant, i.e. sa dignité personnelle,
pas celle de son Etat, en roulant des yeux, en laissant son pouls s’emballer, ses
mains trembler du désir de distribuer les cartes sans les avoir correctement battues.
Si je n’avais pas eu cette vision, j’aurai pu écrire des pièces bien plus naïves, bien
plus épanouies, et aussi plus désespérées. »

Cinq difficultés pour écrire la vérité de Bertolt Brecht

1. Le courage d’écrire la vérité


Il peut sembler aller de soi que l’écrivain écrive la vérité, en ce sens qu’il ne doit
pas la taire, ni l’étouffer, ni rien écrire de faux.

Qu’il ne doit pas plier devant les puissants, ni tromper les faibles. Mais,
naturellement, il est très difficile de ne pas plier devant les puissants, et très
avantageux de tromper les faibles.

Déplaire aux possédants, c’est renoncer à posséder soi-même.

Renoncer au salaire pour un travail qu’on a fourni, c’est renoncer à la limite au


travail lui-même ; et refuser la gloire que vous font les puissants, c’est souvent
renoncer à toute espèce de gloire.

Il faut pour cela du courage.

Les époques d’extrême oppression sont généralement des époques où il est


beaucoup question de grandeur et d’idéal.

Parler à de telles époques de choses aussi basses et mesquines que la nourriture et


le logement des travailleurs, alors qu’il est fait un tel battage autour de l’esprit de
sacrifice comme vertu première, cela exige du courage.

Au moment où les paysans sont abreuvés de belles paroles et couverts de


décorations, il faut, pour parler des machines et des fourrages bon marché qui
allégeraient leur travail tant honoré, du courage.

Quand on crie partout sur les ondes qu’un homme sans savoir et sans culture vaut
mieux qu’un homme savant, il faut du courage pour demander : mieux pour qui ?

Quand on parle de belles races et de races dégénérées, il faut du courage pour


demander si par hasard la faim, l’ignorance, et la guerre ne produiraient pas de
terribles malformations.

Du courage, il n’en faut pas moins pour dire la vérité sur soi-même, lorsqu’on est
vaincu.

Il y en a beaucoup qui, sous l’effet des persécutions, perdent la faculté de


reconnaître leurs fautes.

Etre persécuté leur semble être le mal absolu.

Les méchants, ce sont les persécuteurs, puisqu’ils persécutent ; eux, qui sont
persécutés, ne peuvent l’être que pour leur bonté.

Cette bonté, pourtant, a bien été battue, vaincue, réduite à l’impuissance ; c’était
donc une bonté faible, une bonté inconsistante, sur qui on ne pouvait compter, une
mauvaise bonté : on ne voit pas en effet pourquoi on accepterait que la bonté soit
faible comme on accepte que la pluie soit humide.

Il faut avoir le courage de dire que les bons ont été vaincus non parce qu’ils étaient
bons, mais parce qu’ils étaient faibles. Bien sur, il faut écrire la vérité, mais la
vérité en lutte contre le mensonge ; et il ne faut pas en faire une généralité vague,
sublime et à multiples sens ; cette généralité vague, sublime et à multiples sens est
précisément le propre du mensonge.

Lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il a dit la vérité, c’est que certains, ou beaucoup, ou
un seul, ont commencé par dire des généralités vagues, ou carrément un mensonge,
mais que lui a dit la vérité, c’est-à-dire quelque chose de pratique, de concret,
d’irréfutable, la chose même dont il fallait parler.

Ce n’est pas du courage que de se lamenter en termes généraux sur la méchanceté


du monde et le triomphe de la bassesse, quand on écrit dans une partie du monde
où il est encore permis de le faire. Beaucoup font les braves comme si des canons
étaient braqués sur eux, alors que ce ne sont que des jumelles de théâtre.

Ils lancent leurs proclamations générales dans un monde où l’on aime les gens
inoffensifs.

Ils réclament une justice universelle, pour laquelle ils n’ont jamais rien fait
auparavant, et la liberté universelle de recevoir leur part d’un gâteau qu’on les a
longtemps laissé partager.

Ils ne reconnaissent comme vérité que ce qui sonne bien. Si la vérité consiste en
faits, en chiffres, en données sèches et nues, si elle exige pour être trouvée de la
peine et de l’étude, alors ils n’y reconnaissent plus la vérité, parce que ça ne les
exalte pas.

D’écrivains qui disent la vérité, ils n’ont que l’extérieur, les gestes.

Le malheur avec eux, c’est qu’ils ne savent pas la vérité.

2. l’intelligence de reconnaître la vérité

Comme il est difficile d’écrire la vérité, parce qu’elle est partout étouffée, écrire ou
non la vérité apparaît à la plupart comme une question morale.

Ils croient qu’il suffit pour cela de courage.

Ils oublient la seconde difficulté, celle qu’il y a à trouver la vérité.

Non, il n’est pas du tout vrai qu’il soit facile de trouver la vérité.
Il n’est déjà pas facile, tout d’abord, de déterminer quelle vérité vaut la peine d’être
dite.

C’est ainsi qu’en ce moment, par exemple, tous les grands Etats civilisés sombrent
l’un après l’autre dans la barbarie. De plus, chacun sait que la guerre intérieure, qui
se mène avec les moyens les plus effroyables, peut chaque jour se transformer en
guerre extérieure, qui ne laissera de notre partie du monde qu’un amas de ruines.

Voilà à n’en pas douter une vérité, mais il existe naturellement bien d’autres
vérités.

Ce n’est pas une contrevérité, par exemple, de dire que les chaises ont une partie
faite pour qu’on s’assoie dessus, et que la pluie tombe de haut en bas.

Il y a beaucoup d’écrivains qui disent des vérités de ce genre-là.

Ils font penser à des peintres qui couvriraient de natures mortes les parois d’un
navire en perdition.

Pour eux, la première difficulté que nous avons signalée ne vaut pas, et ils n’en ont
pas moins bonne conscience.

Ils barbouillent leurs images sans se laisser troubler par les puissants, mais sans se
laisser troubler non plus par les cris de leurs victimes.

L’absurdité de leur façon d’agir engendre en eux-mêmes un pessimisme "profond",


qu’ils monnayent convenablement, et que d’autre auraient de meilleures raisons
d’éprouver, à la vue de ces maîtres et de la manière dont ils vendent leurs
sentiments.

On reconnaîtra par là sans peine que leurs vérités sont du même ordre que celles
sur les chaises ou la pluie, mais d’ordinaire elles sonnent différemment, comme
des vérités portant sur des choses importantes.

Aussi bien est-ce le propre de la création artistique que de conférer de l’importance


aux choses dont elle parle.

Il faut y regarder de plus près pour s’apercevoir qu’ils ne disent rien d’autre que :
"Une chaise est une chaise", et : "personne ne peut rien contre le fait que la pluie
tombe de haut en bas."

Ces gens ne trouvent pas la vérité qu’il vaut la peine de dire.

D’autres s’occupent vraiment, eux, des tâches les plus urgentes.


Ils craignent les puissants et ne craignent pas la pauvreté, mais n’arrivent pas,
cependant, à trouver la vérité.

C’est qu’ils manquent de connaissances.

Ils sont pleins de vieilles superstitions, de préjugés vénérables et que les temps
anciens ont souvent revêtus d’une belle apparence.

Pour eux, le monde est trop embrouillé, ils ne connaissent pas les faits et
n’aperçoivent pas les liaisons entre ces faits.

Il ne suffit pas de la droiture. il faut des connaissances susceptibles d’être acquises


et des méthodes susceptibles d’être apprises. En ces temps de complications et de
grands bouleversements, les écrivains ont besoin de connaître la dialectique
matérialiste, l’économie et l’histoire. Cette connaissance peut s’acquérir par les
livres et par une initiation pratique, pour peu qu’on s’y applique.

Il y a beaucoup de vérités qu’on peut découvrir de manière plus simple, des


fragments de la vérité ou des données qui conduisent à la découvrir.

Quand on a la volonté de chercher, il est bon d’avoir une méthode, mais on peut
aussi trouver sans méthode, et même sans chercher.

Cependant, en procédant ainsi, au hasard, on ne peut guère atteindre à une


représentation de la vérité telle que sur la base de cette représentation les hommes
sachent comment agir.

Des gens qui n’enregistrent que de petits faits ne sont pas en mesure de rendre
maniables les choses de ce monde.

Or, c’est bien à quoi sert la vérité, et à rien d’autre. Ces gens ne sont pas à la
hauteur de l’exigence de vérité.

Si quelqu’un est prêt à écrire la vérité, et capable de la reconnaître, trois difficultés


l’attendent encore.

3. L’art de faire de la vérité une arme maniable

S’il faut dire la vérité, c’est en raison des conséquences qui en découlent pour la
conduite dans la vie.

Comme exemple de vérité dont on ne peut tirer aucune conséquence, ou seulement


des conséquences fausses, nous pouvons prendre l’idée très répandue selon
laquelle le régime barbare qui règne dans certains pays provient de la barbarie.
D’après cette conception, le fascisme est un déferlement de la barbarie qui s’est
abattue sur ces pays avec la violence d’un élément naturel.

D’après cette conception, le fascisme serait une troisième voie, une voie nouvelle
entre le capitalisme et le socialisme, ou dépassant l’un et l’autre ; d’après elle, non
seulement le mouvement socialiste, mais aussi le capitalisme auraient pu continuer
à exister sans le fascisme, et ainsi de suite.

C’est là évidemment la thèse fasciste, une capitulation devant le fascisme.

Le fascisme est une phase historique dans laquelle est entré le capitalisme ; c’està-
dire qu’il est à la fois quelque chose de neuf et quelque chose d’ancien.

Dans les pays fascistes, le capitalisme n’existe plus que comme fascisme, et le
fascisme ne peut être combattu que comme la forme la plus éhontée, la plus
impudente, la plus oppressive, la plus menteuse du capitalisme.

Dès lors, comment dire la vérité sur le fascisme, dont on se déclare l’adversaire, si
l’on ne veut rien dire contre le capitalisme, qui l’engendre ?

Comment une telle vérité pourraitelle revêtir une portée pratique ? Ceux qui sont
contre le fascisme sans être contre le capitalisme, qui se lamentent sur la barbarie
issue de la barbarie, ressemblent à ces gens qui veulent manger leur part du rôti de
veau, mais ne veulent pas qu’on tue le veau.

Ils veulent bien manger du veau, mais ils ne veulent pas voir le sang.

Il leur suffirait, pour être apaisés, que le boucher se lave les mains avant de servir
la viande.

Ils ne sont pas contre les rapports de propriété qui engendrent la barbarie, ils sont
seulement contre la barbarie.

Ils élèvent leur voix contre la barbarie dans des pays où règnent les mêmes
rapports de propriété, mais où les bouchers se lavent les mains avant de servir la
viande.

Récriminer bien haut contre des mesures barbares peut avoir de l’effet
provisoirement, tant que ceux qui vous écoutent s’imaginent que ces mesures sont
impensables dans leur propre pays.

Certains pays sont encore à même de maintenir leurs rapports de propriété par des
moyens moins violents. La démocratie leur rend encore les services pour lesquels
d’autres doivent faire appel à la violence, à savoir : garantir la propriété privée des
moyens de production.
Le monopole des usines, des mines, des biens fonciers engendre partout un régime
de barbarie ; mais il est plus ou moins visible.

La barbarie ne devient visible que lorsque le monopole ne peut plus être protégé
que par la dictature ouverte.

Certains pays qui n’ont pas encore besoin de renoncer, à cause de la barbarie des
monopoles, aux garanties formelles de l’Etat libéral, ainsi qu’à des agréments tels
que l’art, la littérature,la philosophie, prêtent une oreille complaisante aux réfugiés
qui accusent leur pays d’origine de renoncer à ces agréments, car ils en tireront
avantage dans les guerres qui s’annoncent.

Peut-on vraiment dire que c’est reconnaître la vérité que d’exiger bruyamment un
combat inexpiable contre l’Allemagne, parce que c’est elle "le vrai berceau du Mal
à notre époque, la filiale de l’Enfer, le séjour de l’Antéchrist" ?

Disons plutôt qu’il s’agit là de gens stupides, impuissants et nuisibles.

Car la conclusion de cette phraséologie est que le pays en question doit être rayé de
la carte.

Tout le pays, avec tous ses habitants, car les gaz toxiques ne font pas le tri,
lorsqu’ils tuent, entre les innocents et les coupables.

L’homme superficiel qui ne connaît pas la vérité s’exprime en termes élevés,


généraux et vagues.

Il discourt sur les Allemands, se lamente sur le Mal, et en mettant les choses au
mieux, le lecteur ne sait jamais ce qu’il doit faire.

Doit-il décider de n’être plus Allemand ? L’enfer disparaîtra-t-il si lui au moins est
un juste ?

Les discours sur la barbarie qui vient de la barbarie sont de la même espèce.

Si la barbarie vient de la barbarie, elle cesse avec la moralité, qui vient de la


culture et de l’éducation.

Tout cela dit en termes très généraux, et non en vue des conséquences à en tirer
pour l’action ; un discours qui au fond ne s’adresse à personne.

De telles considérations ne montrent que quelques maillons dans l’enchaînement


des causes et ne présentent que certaines forces motrices, et comme des forces
impossibles à contrôler, à dominer.
De telles considérations renferment une grande obscurité, qui dissimule les forces
d’où sortent les catastrophes.

Un peu de lumière, et on verra apparaître des hommes comme causes des


catastrophes !

Car nous vivons en un temps ou le destin de l’homme est l’homme lui-même.

Le fascisme n’est pas une calamité naturelle qui pourrait se comprendre à partir
d’une autre nature, la nature humaine.

Or, il y a des descriptions de calamités naturelles qui sont dignes de l’homme,


parce qu’elles font appel à ses vertus combatives.

Dans beaucoup de revues américaines, on a pu voir, après le tremblement de terre


qui avait détruit Yokohama, des photos représentant des décombres. La légende au
bas disait :

Steel stood (l’acier a tenu) ; et de fait, après n’avoir vu au premier coup d’oeil que
des ruines, on découvrait, alerté par cette inscription, que quelques grands
immeubles étaient restés debout.

Parmi toutes les descriptions que l’on peut donner d’un tremblement de terre,
celles des ingénieurs du bâtiment sont d’une importance exceptionnelle, parce
qu’elles tiennent compte des glissements de terrain, de la violence des secousses,
de la chaleur dégagée, etc., ce qui permet d’envisager des constructions qui
résistent aux tremblements de terre.

Quand on veut décrire le fascisme et la guerre, ces catastrophes majeures, qui ne


sont pas des catastrophes naturelles, il faut dégager une vérité dont on puisse faire
quelque chose.

Il faut montrer que ce sont là des catastrophes réservées par les possesseurs de
moyens de production à la masse énorme de ceux qui travaillent sans moyens de
production à eux.

Si l’on veut écrire, sur un état de choses mauvais, une vérité efficace, il faut
l’écrire de façon telle qu’on puisse reconnaître ses causes et les reconnaître comme
évitables. Si elles sont reconnues comme évitables, l’état de choses mauvais peut
être combattu.

4. Le discernement pour choisir ceux entre les mains de qui la vérité devient
efficace
Les usages séculaires du commerce de la chose écrite sur le marché des idées et
des représentations descriptives, en ôtant à l’écrivain tout souci de ce qu’il advient
de ses écrits, lui ont donné l’impression que l’intermédiaire, client ou
commanditaire, les transmettait à tout le monde.

Il pensait : je parle, et m’entendent tous ceux qui veulent bien m’entendre. En


réalité, il parlait, et l’écoutaient ceux qui pouvaient payer.

Ce qu’il disait n’était pas entendu de tous, et ceux qui l’entendaient ne voulaient
pas tout entendre. C’est une question sur laquelle il s’est dit déjà beaucoup de
choses, mais pas encore assez ; je me bornerai à souligner qu’écrire pour quelqu’un
est devenu écrire tout court.

Or on ne peut comme cela écrire la vérité, sans plus ; il faut absolument l’écrire
pour quelqu’un, quelqu’un qui peut en faire quelque chose.

Connaître la vérité, c’est un processus commun aux écrivains et aux lecteurs.

Pour dire de bonnes choses, il faut bien entendre, et entendre de bonnes choses.

La vérité doit être pesée, calculée par celui qui la dit, et pesée par celui qui
l’entend.

Il nous importe beaucoup, à nous écrivains, de savoir à qui nous la disons et qui
nous la dit.

Nous devons dire la vérité sur un état de choses mauvais à ceux pour qui il est le
plus mauvais, et c’est d’eux que nous devons l’apprendre.

Il ne faut pas s’adresser seulement à des gens d’une certaine opinion, mais aussi à
des gens auxquels il conviendrait qu’ils aient cette opinion, en raison de leur
situation.

Et puis, vos auditeurs ne cessent de se transformer ! Même avec les bourreaux on


peut causer, s’ils ne touchent plus la prime pour chaque pendaison, ou si le métier
devient trop dangereux.

Les paysans bavarois étaient contre tout bouleversement social, mais lorsque la
guerre eut duré assez longtemps et que les jeunes revinrent au foyer et ne
trouvèrent plus de place dans les fermes, alors on a pu les gagner à la révolution.

Il importe beaucoup pour les écrivains de trouver l’accent de la vérité. D’ordinaire,


les accents qu’on entend sont douceâtres, geignards, on dirait des gens qui ne
veulent pas faire de mal à une mouche.
Entendre ces accents là quand on est dans la misère, c’est devenir encore plus
misérable.

C’est le ton de gens qui ne sont sans doute pas des ennemis, mais non plus, à coup
sur, des compagnons de lutte.

La vérité est militante, guerrière, elle ne combat pas seulement le mensonge, mais
aussi certains hommes qui le répandent.

5. La ruse pour répandre la vérité parmi le grand nombre

Beaucoup, fiers d’avoir le courage de dire la vérité, heureux de l’avoir trouvée,


fatigués peut-être par la peine que leur a coûté le fait de la mettre en forme
maniable, attendant avec impatience que s’en saisissent ceux dont ils défendent les
intérêts, n’estiment pas nécessaire d’user par-dessus le marché de ruses
particulières pour sa diffusion.

Et c’est ainsi qu’ils perdent souvent tout le fruit de leur travail.

En tous temps, on a usé de ruse pour répandre la vérité, lorsqu’elle était étouffée ou
cachée. Confucius falsifia un vieil almanach patriotique.

Il se contentait de changer des mots.

Là ou il y avait : "Le seigneur de Kun fit mettre à mort le philosophe Wan parce
qu’il avait dit ceci et cela ... ", il remplaçait "mettre à mort" par "assassiner".

Disait-on que le tyran Untel avait été victime d’un attentat, il mettait : "avait été
exécuté". Ce faisant, Confucius ouvrit la voie à une vue nouvelle de l’Histoire.

A notre époque, mettre au lieu de "peuple" la "population" et au lieu de "sol"


"propriété terrienne", c’est déjà retirer son soutien à bien des mensonges.

C’est retirer aux mots leur auréole mystique et frelatée. Le mot "peuple" implique
une certaine unité, évoque des intérêts communs ; il ne devrait donc être employé
que lorsqu’il est question de plusieurs peuples, car c’est au mieux dans ce cas
qu’une quelconque communauté d’intérêts peut se concevoir.

La population d’un territoire a des intérêts divers, voire antagonistes, et c’est là une
vérité constamment étouffée.

De même, parler de sol et faire des champs une peinture qui parle aux yeux : par la
couleur et à l’odorat par les senteurs de la terre, c’est apporter son appui aux
mensonges des puissants.
Car ce qui est en question n’est pas la fécondité du sol, ni l’amour que l’homme lui
porte, ni l’ardeur au travail, mais essentiellement le prix du blé et le salaire du
travail.

Ceux qui tirent profit du sol ne sont pas ceux qui en tirent du blé, et le parfum de la
glèbe est inconnu à la Bourse ; elle préfère d’autres parfums.

Tandis que "propriété terrienne" est le mot juste ; il se prête moins à l’illusion.

A la place de "discipline", là ou règne l’oppression, il faudrait dire "obéissance",


car il peut y avoir discipline sans oppression et le mot a par là même plus de
dignité qu’obéissance.

Et à la place d’honneur il serait préférable de mettre "dignité humaine" : l’individu


ne sort pas aussi facilement du champ de vision.

On sait tout de même quelle canaille se permet de vouloir défendre l’honneur d’un
peuple !

Et avec quelle profusiop les gens repus distribuent de l’honneur à ceux qui les
nourrissent tout en souffrant eux-mêmes de la faim. La ruse de Confucius peut
encore servir de nos jours.

Confucius remplaçait des appréciations injustifiées sur des événements de


l’histoire nationale par des appréciations justifiées.

L’Anglais Thomas More décrivit dans son Utopie un pays où règne un état de
choses juste, et c’était un tout autre pays que celui où il vivait, mais il lui
ressemblait comme deux gouttes d’eau, à l’état de choses près !

Lénine, menacé par la police tsariste, voulait dépeindre l’exploitation et


l’oppression de l’île de Sakhaline par la bourgeoisie russe.

Il mit la Corée à la place de Sakhaline et le Japon à la place de la Russie. Les


méthodes de la bourgeoisie japonaise rappelèrent à tous les lecteurs celles de la
bourgeoisie russe à Sakhaline, mais le texte ne fut pas interdit parce que le Japon
était ennemi de la Russie.

Ainsi beaucoup de choses qu’on ne peut pas dire en Allemagne sur l’Allemagne,
on peut les dire en Autriche.

Il y a bien des ruses pour berner l’Etat soupçonneux.

Voltaire combattit la croyance de l’Eglise aux miracles en écrivant un poème


galant sur la Pucelle d’Orléans.
Il décrivit les miracles que Jeanne dut en effet accomplir, selon toute
vraisemblance, pour demeurer vierge au milieu d’une armée, d’une cour et de
moines.

Par l’élégance de son style, en décrivant des aventures érotiques dans le cadre
luxueux et luxurieux de la vie des puissants, il amenait subrepticement ceux-ci à
sacrifier une religion qui leur fournissait les moyens de mener cette vie dissolue.

Mieux, il se donna ainsi la possibilité de faire parvenir ses oeuvres par des voies
illicites à leurs destinataires naturels.

Ceux d’entre ses lecteurs qui étaient des puissants en facilitèrent ou pour le moins
en tolérèrent la diffusion.

Ils sacrifièrent ainsi la police, qui protégeait leurs plaisirs.

Le grand Lucrèce, lui, souligne expressément qu’il compte beaucoup, pour la


propagation de l’athéisme épicurien, sur la beauté de ses vers.

De fait, un haut niveau littéraire peut servir d’enveloppe protectrice à une idée.

Mais il est de fait aussi qu’il éveille souvent les soupçons.

Il peut être alors indiqué de le rabaisser intentionnellement.

C’est le cas par exemple lorsque dans la forme méprisée du roman policier, on
glisse en contrebande en quelques endroits, sans éveiller l’attention, des
descriptions de maux sociaux.

De telles descriptions suffiraient à justifier l’existence d’un roman policier.

Pour des considérations bien moindres, le grand Shakespeare abaissa ce niveau


lorsque, volontairement, il fit parler sans éclat la mère de Coriolan au moment où
elle va à la rencontre de son fils qui marche avec son armée contre sa ville natale :
il voulait que Coriolan ne soit pas détourné de son plan pour des raisons valables
ou par un mouvement profond, mais par une sorte de paresse qui le fait retourner à
ses habitudes de jeunesse.

Chez le même Shakespeare, on trouve un modèle de vérité répandue par la ruse : le


discours funèbre de Marc-Antoine devant la dépouille de César.

Il ne se lasse pas de répéter que le meurtrier de César, Brutus, était un homme


honorable, mais en même temps il décrit le meurtre, et l’évocation de cet acte est
plus impressionnante que celle de l’auteur du meurtre ; l’orateur laisse ainsi aux
faits le soin de vaincre pour lui, il leur confere une plus grande éloquence qu’à
"lui-même".
Un poète égyptien, qui vivait il y a quatre mille ans, a usé d’une méthode
identique.

C’était une époque de grandes luttes de classes. La classe jusque-là dominante se


défendait à grand-peine contre son grand antagoniste, la partie jusque-là serve de la
population.

Dans le poème, on voit un sage paraître à la cour du pharaon et appeler à la lutte


contre les ennemis de l’intérieur.

Il décrit longuement et de façon prenante le désordre qui est résulté du


soulèvement des couches inférieures.

Voici ce que cela donne :

Or donc : les grands sont pleins de lamentations et les petits de joie. Chaque ville
dit : chassons les puissants d’entre nous tous.

Or donc : les chambres des scribes sont ouvertes, et les listes emportées ; les serfs
deviennent les maîtres.

Or donc : on ne reconnaît plus le fils du maître respecté ; l’enfant de la maîtresse


est devenu le fils de la servante.

Or donc : on a attelé les riches aux meules ; ceux qui n’avaient jamais vu la
lumière sont sortis au jour.

Or donc : l’ébène des cassettes de sacrifice a été brisée ; on débite à la hache le


santal merveilleux pour en faire des lits.

Voyez : la résidence s’est écroulée en une heure.

Voyez : les pauvres sont devenus riches. Voyez, celui qui n’avait pas de pain
possède maintenant une grange, et ce dont son grenier est pourvu, c’est le bien pris
sur un autre.

Voyez : l’homme se sent bien de manger sa nourriture.

Voyez : celui qui n’avait pas de blé possède maintenant des granges ; celui qui
comptait sur les distributions gratuites de blé en distribue maintenant lui-même.

Voyez : celui qui n’avait pas une paire de boeufs sous le joug possède maintenant
des troupeaux, celui qui ne pouvait se procurer de bêtes de trait possède maintenant
du bétail en grand nombre.

Voyez : celui qui ne pouvait se bâtir une chambre possède à présent quatre murs.
Voyez : les conseillers cherchent refuge dans les silos à grain, et celui qui avait à
peine le droit de se reposer sur les murs possède maintenant un lit.

Voyez : celui qui ne pouvait se construire une barque possède à présent des
navires, et le propriétaire jette un regard vers eux, mais ils ne sont plus à lui.

Voyez : ceux qui avaient des habits vont maintenant en loques, celui qui tissait
pour les autres est vêtu à présent de lin. Le riche a soif dans son sommeil ; et celui
qui lui demandait la lie de ses outres possède à présent des caves de cervoise.

Voyez : celui qui n’entendait rien au jeu de la harpe possède maintenant une harpe,
celui devant qui on ne chantait jamais célèbre à présent la musique.

Voyez : celui qui par dénuement dormait sans femme trouve à présent des dames,
et celle qui se regardait dans l’eau possède à présent un miroir.

Voyez : les puissants du pays errent sans trouver d’occupation, on ne donne plus
aux grands de nouvelles sur rien. Celui qui était messager en envoie maintenant
lui-même.

Voyez : voilà cinq hommes envoyés par leurs maîtres, et qui disent : faites
maintenant vous-mêmes le chemin ; nous, nous sommes arrivés.

Il saute aux yeux qu’il s’agit là de l’évocation d’un désordre qui doit apparaître aux
opprimés comme un état hautement désirable.

Cependant, le poète se laisse difficilement saisir.

Il condamne explicitement cet état de choses, mais il le condamne mal...

Jonathan Swift proposa dans une brochure, pour que le pays devienne prospère,
qu’on sale les enfants des pauvres, qu’on les mette en conserve et qu’on les vende
comme de la viande.

Il alignait des calculs précis qui démontraient qu’on peut faire beaucoup
d’économies quand on ne recule pas devant les moyens.

Swift faisait la bête.

Il avait l’air de défendre une façon de penser bien définie, qui lui était odieuse,
avec beaucoup de conviction et de sérieux, dans une question où son ignominie
apparaissait à l’évidence à n’importe qui.

N’importe qui pouvait être plus avisé, ou en tout cas plus humain que Swift,
surtout celui qui jusque-là n’examinait pas les idées sous l’angle de leurs
conséquences.
La propagande pour la pensée, en quelque domaine qu’elle se fasse, est utile aux
opprimés. Une telle propagande est très nécessaire.

Car la pensée passe dans les régimes d’exploitation pour une occupation basse.

Ce qui passe pour bas, c’est ce qui est utile à ceux qui sont maintenus en bas de
l’échelle.

Sont tenus pour bas : le souci constant de manger à sa faim ; le dédain des
honneurs qu’on fait miroiter à ceux qui défendent le pays où on les laisse mourir de
faim ; le manque de foi dans le chef lorsqu’il vous conduit à l’abîme ; le manque
de goût au travail quand il ne nourrit pas son homme ; la révolte contre l’obligation
de se comporter de façon absurde ; l’indifférence à la famille lorsqu’il ne servirait
à rien de s’y intéresser.

Les affamés sont accusés du péché de gourmandise ; ceux qui n’ont rien à
défendre, de lâcheté ; ceux qui doutent de leurs oppresseurs, de douter de leur
propre force ; ceux qui veulent être payés de leur travail, de paresse, et ainsi de
suite.

Sous de tels régimes, la pensée est tenue généralement pour quelque chose de vil,
elle a mauvaise réputation.

On ne l’enseigne plus nulle part, et dès qu’elle apparaît, on la persécute.

Mais il reste toujours des domaines où l’on peut impunément faire allusion aux
réussites de la pensée : ce sont ceux où la dictature a besoin d’elle.

C’est ainsi, par exemple, qu’on peut exposer les réussites de la pensée dans la
technique et l’art militaire.

Une organisation permettant de faire durer les stocks de laine et d’inventer des
textiles synthétiques exige de la pensée.

La détérioration des denrées alimentaires, la préparation de la jeunesse à la guerre,


voilà qui exige de la pensée, et c’est une chose que l’on peut exposer.

L’éloge de la guerre, but irréfléchi de cette pensée, peut être astucieusement évité,
ainsi la pensée, qui part de la question du meilleur moyen pour faire la guerre, peut
amener à se demander si cette guerre a un sens, et s’appliquer à la question du
meilleur moyen d’éviter une guerre absurde.

Naturellement, cette question est difficile à poser publiquement. Est-ce que la


pensée qu’on a propagée peut être exploitée, c’est-à-dire présentée de façon telle
qu’elle ait prise sur les événements ?
Elle peut l’être.

Pour qu’en un temps comme le nôtre, l’oppression, qui sert à l’exploitation d’une
partie (majoritaire) de la population par une autre partie (minoritaire), demeure
possible, il y faut une certaine attitude fondamentale de la population, qui doit
s’étendre à tous les domaines de l’existence.

Une découverte en biologie, comme celle de Darwin, a pu tout d’un coup


constituer un danger pour l’exploitation ; pourtant l’Eglise fut longtemps la seule à
s’en préoccuper, la police ne s’apercevait encore de rien.

Ces dernières années, les recherches des physiciens ont abouti à des conséquences
dans le domaine de la logique qui ont pu devenir dangereuses pour toute une série
d’articles de foi sur lesquels reposait l’exploitation.

Le philosophe d’Etat prussien Hegel, occupé à de difficiles recherches logiques,


livra à Marx et Lénine, les classiques de la Révolution, des méthodes de pensée
d’une valeur inestimable.

Le développement des sciences s’accomplit avec cohérence, mais selon un rythme


inégal, et l’Etat n’est pas en mesure de tout suivre et de tout surveiller.

Les champions de la vérité peuvent se choisir des emplacements de combat


relativement à l’abri des regards.

Ce qui importe avant tout, c’est qu’une pensée juste soit enseignée, à savoir une
pensée qui interroge les choses et les événements pour en dégager l’aspect qui
change et que l’on peut changer.

Les puissants éprouvent une vive aversion contre les grands changements.

Ils aimeraient bien que tout reste en l’état, mille ans si possible. Si seulement la
lune restait sur place, si seulement le soleil arrêtait sa course !

Personne n’aurait plus faim et ne voudrait plus dîner.

Quand ils ont tiré au fusil, l’adversaire ne devrait plus tirer lui-même, leur coup
devrait être le dernier.

Une vision des choses qui en dégàge particulièrement l’aspect transitoire est un
bon moyen d’encourager les opprimés. De même, dans l’idée qu’en chaque chose,
chaque état, s’annonce et grandit une contradiction, il y a quelque chose à opposer
aux vainqueurs, qui permet de leur résister.
Une telle vision du monde (la dialectique, ou la doctrine de l’écoulement perpétuel
des choses), on peut s’y exercer dans l’analyse d’objets qui échappent
temporairement aux puissants.

On peut l’appliquer à la biologie ou à la chimie.

On peut s’y exercer aussi dans la peinture des destinées d’une famille, sans trop se
faire remarquer.

L’idée que chaque chose est dépendante de beaucoup d’autres, elles-mêmes en


constant changement, est une idée dangereuse pour les dictatures, et elle peut se
présenter sous bien des formes, sans donner prise à l’intervention de la police.

Une description complète de toutes les circonstances, de tous les processus dans
lesquels se trouve pris un homme qui ouvre un débit de tabac, peut être un rude
coup porté à la dictature.

Les gouvernements qui mènent les masses à la misère doivent absolument éviter
que dans la misère on pense au gouvernement. Ils parlent beaucoup de destin.

C’est lui, et non pas eux, qui serait responsable de la pénurie.

Qui se mêle de rechercher la cause de la pénurie est arrêté avant même d’avoir pu
atteindre le gouvernement.

Mais il est possible en général de parer à la phraséologie du destin ; on peut


montrer que le destin de l’homme lui est réservé par d’autres hommes.

Cela à son tour peut se faire de multiples façons.

On peut par exemple raconter l’histoire d’une ferme, mettons d’une ferme
islandaise.

On dit dans tout le village qu’un sort lui a été jeté.

Une paysanne s’est précipitée dans le puits, un paysan s’est pendu.

Un jour, on célèbre un mariage, le fils du paysan épouse une fille qui apporte en
dot quelques arpents.

Le sort s’éloigne du village.

Le village n’est pas d’accord sur les causes de l’heureux dénouement.

Les uns l’attribuent à la nature radieuse du jeune paysan, les autres aux arpents de
terre de la jeune paysanne qui permettent enfin à la ferme de vivre.
Même avec un poème qui évoque un paysage, on peut faire avancer les choses,
pour autant qu’on incorpore à la nature les choses créées par l’homme.

Pour que la vérité se répande, il y faut de la ruse.

Résumé

La grande vérité de notre temps (qu’il ne sert pas encore à grand-chose de


simplement connaître, mais sans la connaissance de laquelle aucune autre vérité
d’importance ne peut être trouvée), c’est que nos contrées sombrent dans la
barbarie parce que la propriété privée des moyens de production est conservée de
force.

A quoi bon écrire quelque chose de courageux d’où il ressort que l’état dans lequel
nous sombrons est un état barbare (ce qui est bien vrai), si l’on n’éclaire pas
pourquoi nous y tombons ?

Il faut dire que l’on torture parce que les rapports de propriété actuels entendent
subsister.

Certes, si nous disons cela, nous perdrons beaucoup d’amis, qui sont contre la
torture, parce qu’ils croient qu’on pourrait conserver les rapports de propriété
existants sans torture (ce qui n’est pas vrai).

Nous devons dire la vérité sur le régime barbare qui est celui de notre pays, afin
que puisse être fait ce qui seul peut le faire disparaître, c’est-à-dire ce qui permet
de changer les rapports de propriété.

Il nous faut la dire, d’autre part, à ceux qui souffrent le plus des rapports de
propriété, qui sont le plus intéressés à leur abolition, les ouvriers, et à ceux que
nous pouvons leur amener comme alliés parce que, même s’ils sont associés aux
profits, ce sont des gens qui ne possèdent pas eux non plus de moyens de
production.

Et cinquièmement nous devons procéder par ruse.

Et ces cinq difficultés, nous devons les résoudre en même temps, car nous ne
pouvons pas étudier la vérité sur un régime de barbarie sans penser à ceux qui en
souffrent, et pendant que, repoussant toujours toute velléité de lâcheté, nous
recherchons les liaisons causales en pensant à ceux qui sont prêts à rendre leur
connaissance utile, nous devons également penser à leur présenter la vérité de
façon telle qu’elle puisse entre leurs mains être une arme, et en même temps de
façon assez rusée pour que cette transmission échappe à la vigilance et à la riposte
de l’ennemi.
Exiger que l’écrivain écrive la vérité, c’est exiger tout cela.

Questions From a Worker Who Reads, Bertolt Brecht

Who built Thebes of the 7 gates ?

In the books you will read the names of kings.

Did the kings haul up the lumps of rock ?

And Babylon, many times demolished,

Who raised it up so many times ?

In what houses of gold glittering Lima did its builders live ?

Where, the evening that the Great Wall of China was finished, did the masons go ?

Great Rome is full of triumphal arches.

Who erected them ?

Over whom did the Caesars triumph ?

Had Byzantium, much praised in song, only palaces for its inhabitants ?

Even in fabled Atlantis, the night that the ocean engulfed it,

The drowning still cried out for their slaves.

The young Alexander conquered India.

Was he alone ?

Caesar defeated the Gauls.

Did he not even have a cook with him ?

Philip of Spain wept when his armada went down.

Was he the only one to weep ?

Frederick the 2nd won the 7 Years War.

Who else won it ?

Every page a victory.


Who cooked the feast for the victors ?

Every 10 years a great man.

Who paid the bill ?

So many reports.

So many questions.

Bertolt Brecht 1937 - Speech at the Second Congress of Writers for the Defense of
Culture

Bertold Brecht - La scritta invincibile

Bryan Rees - The Resistible Rise of Arturo Ui

ELOGE DE LA DIALECTIQUE

L’injustice aujourd’hui s’avance d’un pas sûr.

Les oppresseurs dressent leurs plans pour dix mille ans.

La force affirme : les choses resteront ce qu’elles sont.

Pas une voix, hormis la voix de ceux qui règnent,

Et sur tous les marchés l’exploitation proclame : c’est maintenant que je


commence.

Mais chez les opprimés beaucoup disent maintenant :

Ce que nous voulons ne viendra jamais.

Celui qui vit encore ne doit pas dire : jamais !

Ce qui est assuré n’est pas sûr.

Les choses ne restent pas ce qu’elles sont.

Quand ceux qui règnent auront parlé,

Ceux sur qui ils régnaient parleront.

Qui donc ose dire : jamais ?

De qui dépend que l’oppression demeure ? De nous.


De qui dépend qu’elle soit brisée ? De nous.

Celui qui s’écroule abattu, qu’il se dresse !

Celui qui est perdu, qu’il lutte !

Celui qui a compris pourquoi il en est là, comment le retenir ?

Les vaincus d’aujourd’hui sont demain les vainqueurs

Et jamais devient : aujourd’hui.

Eloge du communisme

"Il est raisonnable, à portée de tous. Il est facile.

Toi qui n’es pas un exploiteur, tu peux le comprendre.

Il est fait pour toi, renseigne-toi sur lui.

Les sots l’appellent sottise et les malpropres, saleté.

Il est contre la saleté et contre la sottise.

Les exploiteurs disent que c’est un crime,

Nous, nous savons :

Il est la fin des crimes.

Il n’est pas une absurdité,

Mais la fin de l’absurdité.

Il n’est pas le chaos.

Mais l’ordre.

Il est chose simple,

Difficile à faire."

Eloge du révolutionnaire

Quand la répression s’aggrave

Beaucoup se découragent
Mais lui, augmente son courage.

Il organise le combat

Pour le salaire, pour l’eau de thé

Et pour le pouvoir dans l’État.

Il interroge la propriété :

D’où vient-elle ?

Il se met à questionner :

À quoi sert-elle ?

Là où toujours on se tait

Là, il parlera

Là où la répression se complaît

Là où elle régit le destin

Là, les noms, il citera.

Où il s’assied à la table

La grogne passe à table

Le repas empire

Et la pièce se resserre.

Là où ils le chassent,

L’agitation se déplace, et d’où on le chasse,

L’inquiétude reste en place.

Un dernier message de Bertolt Brecht :

Il faut beaucoup de choses

Pour transformer le monde :

La colère et la ténacité.
La science et l’indignation.

L’initiative rapide, la longue réflexion,

La froide patience et la persévérance infinie,

La compréhension du cas particulier et la compréhension de l’ensemble :

Seules les leçons de la réalité peuvent nous apprendre à transformer la réalité.

2 Messages de forum
• Bertolt Brecht, ses idées, son théâtre 5 décembre 2016 07:49, par Jolie Môme

Bonjour.

Nous profitons de la venue en Allemagne de la troupe de théâtre kurde


Jîyana pour les accueillir un soir en France.

Cela se passe à La Belle Etoile, à Saint-Denis où ils joueront L’exception et


la règle, de Bertolt Brecht (avec sous-titres en francais )

Leur Centre Culturel de Mésopototamie, à Istanbul vient d’être fermé par le


gouvernement Erdogan.

Le spectacle sera suivi d’un débat, c’est pourquoi nous démarrerons tôt :

L’exception et la règle,

de Bertolt Brecht par la cie Jîyana

Mardi 6 décembre à 19h30 à La Belle Etoile

Réservations au 01 49 98 39 20 - Tarifs 15€ et 12€

(petite restauration possible sur place)

Répondre à ce message

• Bertolt Brecht, ses idées, son théâtre 5 novembre 2019 07:07, par Cie Jolie
Môme

Bertolt Brecht interroge la justice et nous, on s’en amuse un peu...

Alors nous comptons sur vous pour prendre date,


pour inviter vos amis,

pour leur faire parvenir cette petite Bande


Annonce https://youtu.be/yCmbv2zHItA

Comme toujours, c’est dès les premiers jours que doit s’amorcer le bouche à
oreille,
alors n’attendez pas la grève générale qui commence le 5 décembre pour
venir ;)
Appelez nous pour toute question, réservation individuelle ou de groupe au
01 49 98 39 20

A bientôt !

La Compagnie Jolie Môme

01 49 98 39 20 - www.cie-joliemome.org

La Belle Etoile, 14 rue Saint-Just, La plaine - Saint-Denis

M° Front Populaire (ligne 12)

Bus Front populaire ou Eglise de la plaine (lignes 139-239-153-302-512)

RER B La plaine stade de France

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