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À PROPOS DE
La guérison infinie,
de Ludwig Binswanger et Aby Warburg
Eduardo Mahieu*
trouvés pour les maîtriser, correspondent aux besoins secrets de l’esprit du temps »
[1].
Aby Warburg, intellectuel allemand qui révolutionna de la correspondance entre les deux hommes. Ce n’est pas à
l’approche esthétique de l’histoire de l’art dans sa recher- proprement parler un livre d’auteur et il paraît excessif de
che d’un « diagnostic » de l’homme occidental en lutte l’attribuer à L. Binswanger ou A. Warburg, tel le choix
pour guérir de ses contradictions, fut au centre de l’atten- éditorial. C’est un ouvrage qui répond par sa forme à
tion d’une certaine aristocratie pensante de l’Europe ger- certaines exigences que Jacques Rancière relève chez
manophone des années 1920-1930 (des philosophes J.-L. Borges : la transformation continuelle du personnage
comme Ernst Cassirer et Walter Benjamin, mais aussi des en narrateur, du lecteur en auteur, et qui a en littérature une
psychiatres et psychanalystes comme Ludwig Binswanger, fonction bien précise, la réversibilité des expériences [4].
Emil Kraepelin, Sigmund Freud ou Hans Prinzhorn). Celui La préface de l’historien italien Davide Stimilli introduit
pour qui « Le bon Dieu est dans les détails », s’est donné sommairement quelques-unes des problèmes psychiatri-
la tâche de « guérir par le symbole », projet « d’autolibé- ques qui vont se poser autour de A. Warburg et sa folie.
ration » qu’il pensait partager avec l’homme occidental : Tout d’abord, un problème diagnostique. À son entrée à
« Il me semble parfois qu’en historien de la psyché, j’ai Bellevue (la clinique de Binswanger à Kreuzlingen, aux
essayé de faire le diagnostic de la schizophrénie de la bords du lac de Constance en Suisse) en provenance de
civilisation occidentale à travers son reflet autobiographi- l’asile d’Iéna en 1921, il est sans appel : dementia praecox,
que ; la nymphe extatique (maniaque) d’un côté et le avec pronostic « absolument défavorable ». L’élève de
mélancolique dieu fluvial (dépressif) de l’autre » [1]. Ses Eugen Bleuler rectifie cela dans un premier temps : schi-
deux projets déraisonnablement infinis, Mnemosyne (une zophrénie, mais il confie dans une lettre à S. Freud son
quarantaine d’écrans de toile noire où sont fixées des mil- pessimisme quant à la possibilité de la reprise du travail
liers de photographies sur des sujets iconographiques de sa scientifique du savant. À son chevet de Bellevue se sont
recherche), et sa bibliothèque aux allures borgiennes (où penchés bien entendu Ludwig, mais aussi Otto Binswanger
des milliers d’ouvrages sont ordonnés par le principe du (l’oncle de Ludwig qui jadis s’occupa de Friedrich Nietzs-
« bon voisin » fixé par lui et par lequel la solution au che dans sa clinique à Iena) et E. Kraepelin. La question qui
problème doit se trouver non dans le livre qu’on cherche, les réunit est de savoir si cet éminent intellectuel restera
mais dans celui qui est à côté), sont restés raisonnablement perdu dans les labyrinthes de sa folie ou bien s’il pourra un
inachevés. L’ensemble de l’œuvre de A. Warburg a trouvé jour reprendre son travail sur les survivances iconographi-
doi: 10.1684/ipe.2007.0116
récemment un regain d’intérêt. ques dans l’art1, donc la question de son pronostic.
L’ouvrage La guérison infinie présente le dossier médi-
cal du célèbre savant (inédit jusqu’ici) ainsi qu’une partie 1
La survivance (Nachtleben) et le pathos-formel (la force affective ou le
symptôme de l’image) sont deux concept essentiels de la pensée de
A. Warburg, avec lesquels il construit une théorie culturelle des schizes
*
EPS Erasme, 143, avenue Armand-Guillebaud, 92130 Antony symboliques : le symptôme du conflit dans lequel s’enracine la
L. Binswanger souhaite faire venir S. Freud pour avoir son désert d’Arizona. Dans les notes pour la conférence2 (qui
avis, mais la famille Warburg demande la consultation de ne sont pas publiées dans La guérison infinie) A. Warburg
E. Kraepelin en 1923. Après presque deux ans d’interne- se réfère à son travail comme « La confession d’un schi-
ment à Bellevue et cinq ans d’évolution de sa psychose zoïde (incurable), versée aux archives des médecins de
déclenchée en 1918 sans que son état se soit modifié nota- l’âme » [3]. Dans le commentaire éclairé que Georges
blement, le Munichois renverse la donne : « état mixte Didi-Huberman fait de la préparation de la conférence, il
maniaco-dépressif avec pronostic hautement favorable ». pense que c’est grâce au tact thérapeutique de L. Binswan-
Néanmoins, il signale avec prudence que le patient doit ger qu’est rendu possible cet extraordinaire travail d’anam-
rester dans la clinique car il s’agit encore d’un « cas aigu ». nèse, qui procède remontant le chemin de l’épreuve psy-
L’ouvrage La guérison infinie comporte l’intégralité du chotique actuelle à Bellevue, à l’expérience de jeunesse
chez les Hopi, et de celle-ci à la connaissance d’un style
dossier médical de Bellevue, avec les observations faites
nouveau, la fameuse science sans nom de A. Warburg qui
régulièrement par les différents médecins de la clinique,
va fasciner ses contemporains et les nôtres. Ce n’est que le
dont certaines de L. Binswanger. Dans ces documents cli-
début de la guérison, car L. Binswanger ne laisse sortir son
niques, il est possible de reconnaître les nombreux problè-
patient de Bellevue qu’en 1924, après une deuxième visite
mes rencontrés de manière quotidienne dans la folie ordi-
de E. Kraepelin et de E. Cassirer. Seize mois séparent cette
naire de toute institution psychiatrique : rapports de force,
conférence qui fera couler tant d’encre par d’innombrables
gestes violents, angoisses persécutives paranoïaques, insul-
universitaires du monde entier (malgré l’interdiction expli-
tes et hurlements, au sein d’essais et d’échecs thérapeuti-
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tant) et le salut (Heile), qui prévoit la création d’une dimen- dont parle L. Binswanger : comme un salut des deux côtés,
sion jusque-là inconnue du patient. Ces deux dernières « du côté du médecin et du côté du patient ».
restant, selon C. Marazia, aux contours vagues et inter- La guérison infinie, avec ses documents inédits et mal-
changeables chez L. Binswanger : le passage du « monde gré (ou plutôt grâce à) ses imperfections, trouve pleinement
propre » au « monde commun » et de « l’illusion » à « la sa place dans la bibliothèque warburgienne domestique du
vérité ». Cependant, les références au cas Warburg sont psychiatre, puisqu’il correspond au principe du « bon voi-
bien peu nombreuses dans les ouvrages à venir de sin » prévu pour l’autre bibliothèque : le livre qu’on cher-
L. Binswanger, et ce malgré la suggestion de Max War- che n’est pas nécessairement celui qu’on a pris, car c’est le
burg, le fils du savant, qui lui demande en 1934 s’il y a livre « voisin » sur l’étagère qui peut contenir les informa-
quelque chose d’intéressant dans ses archives personnelles tions essentielles. Et ainsi de suite.
en vue de la publication d’une biographie. L. Binswanger
lui répond qu’il compte réfléchir aux intéressantes « tran- Références
sitions [de] ses vues scientifiques à des idées détachées et 1. AGAMBEN G. La Puissance de la pensée, Essais et confé-
délirantes », mais il n’écrira rien à ce propos. G. Didi- rences. Paris : Bibliothèque Rivages, 2006.
Huberman [2] fait à ce sujet l’hypothèse séduisante d’un 2. DIDI-HUBERMAN G. L’image survivante, Histoire de l’art et
véritable échange épistémique entre les deux hommes : une temps des fantômes selon Aby Warburg. Paris : Editions de
composante « warburgienne » dans le travail de Minuit, 2002.
L. Binswanger et, réciproquement, une compréhension 3. MICHAUD PA. Aby Warburg et l’image en mouvement.
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