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Comment naviguer entre les deux eaux : les récits de deux nomades identitaires

Mary Claypool

University of Wisconsin-Madison

Je suis fier d’être un SIF, un Sans Identité Fixe.


~Henri Lopes1

J.-L. Amselle propose, « La nation se construit au contraire en permanence, elle est

recherche d’une origine, mais d’une origine élaborée et déterminée par des courants extérieurs »

(cité dans Beniamino 256). Nombre de textes francophones problématisent cette quête identitaire

à l’ombre de la colonisation, aussi bien sur le plan national que sur le plan individuel, et elle ne

se limite pas à une seule aire linguistique. On retrouve les mêmes questions chez les auteurs

africains comme chez les écrivains antillais, même si leurs expériences du colonialisme diffèrent.

Les protagonistes des ouvrages francophones se demandent le plus souvent: Quelles sont mes

origines, et sur quelle base devrais-je construire mon identité? Comment puis-je réconcilier mon

passé avec mon présent afin d’entamer mon futur?

Si l’on considère Le Chercheur d’Afriques d’Henri Lopes et Desirada de Maryse Condé,

on remarque que la double appartenance familiale reflète l’identité plurielle du colonisé. Ils

réunissent dans un seul personnage, à savoir André et Marie-Noëlle, les thématiques d’adoption

et de colonisation ; le protagoniste—l’adopté colonisé—se cherche. La quête identitaire

individuelle au sein d’une famille représente en microcosme la quête identitaire nationale. André

et Marie-Noëlle évoluent dans une structure familiale où le père n’est pas connu; tous les deux

éprouvent un fort besoin de retourner à leurs origines—qu’il s’agisse d’un voyage à un lieu

physique ou d’une rencontre avec un parent biologique—et se sentent déchirés entre deux

mondes. Le passé et le présent se concurrencent, et les protagonistes cherchent leurs propres


identités entre deux cultures, voire entre deux familles et deux races. En analysant ces deux

romans, il semble que les phénomènes d’adoption et de colonisation reviennent à la même quête

identitaire. Ce n’est qu’en effectuant cette quête qu’André et Marie-Noëlle arrivent à assumer la

plénitude de leur identité et à regarder en avant vers un futur qu’ils créent eux-mêmes.

Tout d’abord, j’examinerai le trauma de la séparation dont souffrent ces deux

personnages. Premièrement, ils souffrent d’une séparation physique d’un parent biologique. De

plus, sur le plan métaphysique, ils héritent d’un passé fragmentaire et incomplet qu’ils doivent

supprimer afin de vivre de jour en jour. De ce trauma de séparation naît une identité qui repose

sur une double appartenance à un passé à trous—c’est-à-dire un souvenir partiel de sa

biographie—et à un quotidien actuel qui dépend des autres. Outre cette double appartenance sur

le plan temporel, André et Marie-Noëlle, en tant que métis, incarnent de doubles appartenances

culturelles et raciales aussi. Ce brassage identitaire est d’autant plus frappant que le Carnaval

joue un rôle capital dans leurs vies. Néanmoins, à force de vivre en refoulant leur histoire

personnelle et double, André et Marie-Noëlle veulent remonter aux sources afin de faire face à

leur héritage et à leur patrimoine. Même s’ils ne réussissent pas à harmoniser ces doubles

appartenances, en retournant en arrière pour affronter leur passé et leurs racines inconnues, ils

arrivent à se tourner vers un futur qui n’est plus alourdi par des questions, qui n’est plus

déterminé par des courants extérieurs.

Le trauma de la séparation (de son histoire personnelle)

Selon Ruth Leys, le trauma représente une sorte de dissociation de l’esprit. Comme elle

l’explique, « The victim is unable to recollect and integrate the hurtful experience in normal

consciousness ; instead, she is haunted or possessed by intrusive traumatic memories » (2). Dans

les deux romans, une chronologie désorientée incarne ce va-et-vient instable entre le passé et le
présent, entre la violence de cette rupture et la réalité de la vie quotidienne. Il s’agit d’une plaie

symbolique que les victimes vivent et vivifient. Pour André et Marie-Noëlle, il est question

d’une séparation de leurs parents biologiques, ainsi qu’une séparation de leur histoire

personnelle. Cathy Caruth constate, « What returns to haunt the victim, these stories tell us, is not

only the reality of the violent event but also the reality of the way that its violence has not yet

been fully known » (6). L’événement traumatique surgit pendant l’enfance des protagonistes, et

par conséquent, ils ne comprennent pas la portée de ses séquelles. Ce n’est que lorsqu’ils seront

adultes que les deux protagonistes chercheront à connaître pleinement cette violence afin de se

guérir.

Avant de considérer la guérison du trauma, examinons de plus près comment il se

manifeste chez les protagonistes des textes en question. André éprouve cette disjonction quand

son père César Leclerc—commandant et colonisateur—quitte le Congo et retourne en France. Le

petit André ne saisit pas que son père ne reviendra jamais. Il lui demande, « Tu vas rester

longtemps en tournée? » (65). Cette question innocente démontre l’incapacité d’André à

comprendre la nature de cette séparation. Pourtant, au fur et à mesure que le temps passe, il se

rend compte de l’absence permanente de son père car « les années passaient, et papa ne revenait

pas de sa tournée » (75). Alioune Sow affirme, « Le départ du Commandant constitue la

première rupture dans l’apprentissage d’André et entraîne l’émergence du conflit identitaire »

(72). Plus loin, André raconte le reste du souvenir à la troisième personne, comme s’il ne l’avait

pas vécu lui-même. De ce fait, on remarque l’isolement et l’aliénation que le petit ressent,

d’autant plus qu’il s’éloigne de sa propre voix narrative. Il dit, « La nuit de ce départ . . . le fils

du Blanc, dans l’angoisse des ténèbres, n’arriva pas à trouver le sommeil . . . Ce fut sa première
nuit sans la protection de la sentinelle. Sa première nuit sur la natte . . . Lui ne pleurait plus »

(67).

De surcroît, suite au départ du Commandant, Ngalaha entraîne son fils sur une pirogue

sans lui donner d’explications pour empêcher que les colonisateurs l’enlèvent (voir Corcoran

151). Ils s’exilent sur l’île d’Ebalé « pour échapper à la volonté des autorités de ramener en

métropole tous les enfants métis » (Sow 74). Encore une fois, André souffre d’une rupture

traumatique car il est forcé de quitter tout ce qui lui est familier. Les souvenirs de ce voyage

continuent à le hanter à l’âge adulte. Il affirme, « Je rêve souvent de forêts oppressantes. Les

troncs des arbres se divisent à leur base en sauriens innombrables dont une partie du corps

s’enfonce dans la terre . . . il faut sortir de ce monde étouffant » (144). Il n’est pas seulement

question d’une séparation physique du père, mais il doit s’aliéner de son passé aussi de peur

d’être reconnu. Il doit se revêtir d’un nouveau nom et d’une nouvelle identité et ne plus

« regarder en arrière » (147). Son oncle Ngantsiala l’avertit, « Quand la pirogue viendra pour

vous amener dans le sens du courant, oublie ton nom roupéen . . . Okana, fils de Ngalaha,

entends-tu la voix de Ngantsiala ton père-côté-femme? » (177). Mais justement, il ne peut

oublier son nom. Il a horreur de tous ces changements identitaires, comme il nous explique après

avoir appris que sa mère va se marier avec Joseph Veloso, son nouveau père adoptif. Il affirme,

« Non, je ne voulais plus changer de nom. Chaque nouvelle identité m’avait traumatisé . . .

D’abord André Leclerc. Puis Okana. Maintenant Okana André. Demain Veloso » (242, mes

italiques). Malgré l’arrivée de ce nouveau père, l’image de César Leclerc et sa première identité

le troublent, jusqu’à ce qu’il aille les confronter, face à face.

Quant à Marie-Noëlle, elle souffre d’un premier abandon physique de sa mère Reynalda,

et tout comme André, elle n’avait rien compris à cette première rupture. Comme le narrateur
constate, «Par contre, et Ranélise avait bien dû lui en faire le récit aussi fréquemment, Marie-

Noëlle ne gardait aucun souvenir du départ de sa mère » (18). Son histoire personnelle ne lui

appartient pas. L’innocence enfantine ne comprend point la signification du départ de la mère, et

ne peut en garder un souvenir d’ailleurs. Cependant, le retour de sa mère apparaît comme une

menace, de sorte que « Chaque fois que l’on parlait de sa maman, Marie-Noëlle avait

l’impression d’un danger . . . Elle s’efforçait rapidement de changer le sujet de la conversation »

(21). En outre, de la même manière qu’André revit son trauma la nuit, en rêves, Marie-Noëlle

souffre aussi de cauchemars : « Parfois, au milieu de la nuit, la pensée de sa mère la saisissait et

la réveillait comme un mauvais rêve. Elle se mettait à pleurer, inconsolable, et la lumière du

matin séchait ses joues » (21).2 Marie-Noëlle incarne la psychologie de l’adopté qui est bien

incorporé dans sa nouvelle famille d’adoption ; elle craint une deuxième séparation traumatique

qui déstabilise son identité à nouveau.

Malheureusement, ses craintes ne sont pas sans fondement. Cathy Caruth cite Freud en

parlant d’un « pattern of suffering that is inexplicably persistent . . . catastrophic events seem to

repeat themselves for those who have passed through them » (1). Elle rajoute, « These repetitions

are particularly striking because they seem not to be initiated by the individual’s own acts but

rather appear as the possession of some people by a sort of fate, a series of painful events to

which they are subjected, and which seem to be entirely outside their wish or control » (2).

Effectivement, Reynalda revient bouleverser le monde tranquille de Marie-Noëlle en l’arrachant

à sa mère adoptive Ranélise, avec qui elle avait forgé un lien étroit. En effet, Marie-Noëlle tombe

gravement malade en apprenant qu’elle doit retourner à sa mère biologique. Le premier

traumatisme, la séparation de sa mère, n’était que physique. Or, cette deuxième séparation est

physique et métaphysique à la fois: à l’âge de dix ans, Marie-Noëlle s’est construit une identité
comme fille de Ranélise, et elle comprend que cette deuxième séparation est définitive. Elle

réagit violemment et tombe malade: « Elle restait des heures entières sans bouger, à regarder

droit devant elle, puis elle appuyait sa joue sur l’épaule de Ranélise en laissant couler ses

larmes » (28). Cette première maladie transforme Marie-Noëlle, comme « elle ne redevint jamais

plus l’enfant qu’elle avait été » (30). Tout comme André doit se revêtir d’un nouveau nom,

Marie-Noëlle doit s’incorporer dans une nouvelle structure familiale où elle n’est pas

chaleureusement accueillie. Forcée de rejoindre celle qui ne l’a pas voulue, elle retrouve sa mère

à la métropole, mais ne peut cultiver une relation maternelle avec elle. Malgré la proximité

physique de sa mère, un grand écart persiste entre elles. Marie-Noëlle ressent combien elle est

marginalisée: « Elle savait qu’elle ne faisait pas partie de la famille » (42) et « Elle était déjà

exclue du territoire familial. Cet enfant à naître allait occuper la place qui ne serait jamais la

sienne » (100). En outre, elle n’apprend rien de plus sur l’histoire de sa naissance qu’elle tient à

savoir. Qui plus est, les traces des symptômes de sa maladie se manifestent souvent, sans qu’elle

puisse les supprimer : « Marie-Noëlle porta toujours ces images et ces sensations en elle. Sans la

prévenir, elles resurgissaient et reprenaient possession d’elle-même. L’instant s’arrêtait. Au beau

milieu d’une phrase ou d’un geste, elle semblait tomber en état » (32).

La répétition des événements traumatiques ne se limite pas à de tels épisodes. Marie-

Noëlle souffre d’autres maladies ; d’autres rapports qu’elle forge sont voués à l’échec. Son

exclusion se perpétue tout au long de sa vie. Son amie Mme Esmondas disparaît sans lui dire un

mot (à vrai dire, elle meurt), et Marie-Noëlle s’en plaint: « Si son unique amie disparaissait, elle

n’en garderait rien. Pas un objet-souvenir. Pas une photo. Rien que des images qui ne

résisteraient pas au temps dans sa tête » (49). Plus tard, quand Marie-Noëlle se réinstalle en

Amérique, son amie Arélis est tuée, et elle ressent le même sentiment d’abandon: « C’était la
connaissance que cette fois encore, comme dans le cas de Mme Esmondas, son amie l’avait

laissée sans un au revoir » (131). Tout semble incomplet et lacunaire pour Marie-Noëlle jusqu’à

elle-même. Au moment où sa mère est sur le point de lui révéler son histoire, elle coupe la parole

brusquement et retourne dans son bureau (71). En conséquence, quelques semaines après, Marie-

Noëlle tombe gravement malade encore, « atteinte d’une cavité tuberculeuse au poumon droit »

(71). On remarque une véritable pathologie liée à la connaissance de soi chez Marie-Noëlle.

Tout de même, au sanatorium de Vence, elle se guérit de la tuberculose, mais reste atteinte du

pire mal du monde, le « manque d’amour » (81). Elle se met avec un musicien Stanley et

l’accompagne aux Etats-Unis où elle se rend compte que :

L’amour qu’elle avait éprouvé pour Reynalda et qu’elle avait enfoui à l’intérieur d’elle-

même, puisqu’il ne servait à rien, avait laissé une place aride et pierreuse à l’endroit de

son cœur. C’était à cause de Reynalda si elle n’avait de goût pour rien, pour personne, si

elle dérivait sans but dans l’existence. Elle avait espéré que Stanley pourrait la guérir,

mais il était un mauvais médecin et puis, de toute façon, son mal était incurable (96).

Malgré cette diagnose pessimiste, lors des obsèques de sa mère adoptive, Marie-Noëlle rentre en

Guadeloupe et entreprend de panser ces plaies traumatiques. Pour Marie-Noëlle comme pour

André Leclerc, le trauma de la séparation, aussi bien physique que métaphysique, crée une

instabilité identitaire pendant l’enfance à laquelle ils ne peuvent se confronter avant d’atteindre

l’âge adulte.

Doubles appartenances

Il semble donc que le trauma serve de charnière à l’identité, divisant le passé du présent

et créant de doubles appartenances. Caruth élabore, « At the core of these stories, is thus a kind

of double telling, the oscillation between a crisis of death and the correlative crisis of life;
between the story of the unbearable nature of an event and the story of the unbearable nature of

its survival . . . two stories, both incompatible and absolutely inextricable » (7). On peut donc

imaginer la colonisation comme catalyseur du trauma, et d’où cette double appartenance, chez

André et Marie-Noëlle.3 Pour André, le Commandant est venu au Congo, en tant que

colonisateur, mais il est seulement de passage. Il doit retourner à sa vie en métropole, et à partir

de cette séparation, son enfant André Leclerc est censé être mort ou effacé en tant que tel et

Okana est né. Or, les deux identités sont inextricables l’une de l’autre. Pour Marie-Noëlle, la

colonisation séduit sa mère. Elle ne veut point rester en Guadeloupe; la métropole représente une

terre d’opportunités. Comme le narrateur l’explique, « Une ou deux semaines après le baptême,

Reynalda avait annoncé qu’elle partait travailler en métropole. En métropole? Pardi oui! . . . Elle

avait l’intention d’étudier et de devenir quelqu’un » (19). Suite à sa noyade ratée, elle accouche

de Marie-Noëlle, mais veut connaître sa propre renaissance aussi. Quand Marie-Noëlle va la

rejoindre, elle garde son identité passée, en tant que Guadeloupéenne, mais cette période est

reléguée au domaine de la mémoire. Comme elle dit, en parlant de Ranélise, « On aurait juré que

sa bienfaitrice d’antan n’avait jamais existé » (42). Ne pouvant supporter son exclusion au sein

de sa propre famille, elle déménage aux Etats-Unis pour forger sa propre identité à elle.

Il est évident que pour les deux protagonistes, le foyer a deux pôles: un passé (dont on ne

parle pas trop) et un présent. Affoué Kouassi propose, en parlant du foyer, « S’il a deux pôles, il

crée chez l’enfant une mobilité qui ne facilite pas l’enracinement et l’identification » (377). Il

s’agit d’une perplexité généalogique qui est problématique: « not knowing one’s birth parents

was . . . incompatible with a secure self-image » (Watkins 260). À cette perplexité généalogique

se rajoute le métissage, sa manifestation visuelle; chez André comme chez Marie-Noëlle, la

couleur de la peau montre à tout le monde leur appartenance à deux races. Les deux personnages
parlent de ce métissage comme s’il s’agissait d’une monstruosité. Selon André, « Dans les

villages, les enfants métis gênaient. À la fois bêtes à ailes et mammifères, taches discordantes sur

le décor, ces chauves-souris brouillaient la ligne de démarcation » (178). Lui, en tant que métis,

connaissait cette gêne: « Savez-vous donc, ô vous, tout d’une roche, la torture de la vie entre les

eaux? » (242) et « Nous sommes un problème pour les Blancs, nous sommes un problème pour

nous-mêmes. J’ai failli ajouter que moi, j’étais un autre problème insoluble dans cet océan

d’inconnus » (252). Cette double appartenance est troublante et fait que les métis n’appartiennent

nulle part. André explique, « Malgré l’affection dont on m’entourait, je me suis souvent demandé

si je n’étais pas un enfant recueilli. À bien y réfléchir, je ne pouvais être le fils ni du

Commandant ni de Ngalaha. Ma peau était différente de la leur, différente même de celle des

albinos » (182). Cette monstruosité est d’autant plus frappante qu’il rencontre son père lors du

Carnaval en France; son identité n’est jamais fixe : parfois il est Africain, parfois Martiniquais,

mais il est toujours Autre.

Marie-Noëlle, de sa part, « fût née en plein Carnaval » (15). À la différence d’André, elle

ne sait même pas le nom de son père. C’est une question à laquelle elle cherche une réponse, et

qu’elle avait posée à Ranélise une fois :

Elle l’avait coupée avec détermination et avait demandé qui était son papa, car il n’existe

pas sur la terre un enfant sans papa . . . En vérité, elle avait peur de la réponse qu’elle

pouvait entendre. C’est que sa couleur tranchait sur le noir bon teint de ceux qui étaient à

l’entour d’elle ainsi que sa tignasse jaune paille et ses yeux que la lumière tigrait selon les

moments en vert ou en jaune (34).

Il est clair que son corps est monstrueux à ses propres yeux, et elle ne sait qu’en faire. Elle se

compare aux monstres de la Renaissance qui « naissaient de copulations interdites, tellement


effroyables que leur imagination seule refroidissait le sang . . . Le monstre, même s’il ne porte

pas ouvertement les signes de sa monstruosité . . . ne peut que causer le vide autour de lui »

(260). Marie-Noëlle, issue d’une copulation interdite (si bien que sa mère voulait se suicider au

lieu d’accoucher de son enfant !), porte les signes de sa monstruosité à l’intérieur comme à

l’extérieur. Le « secret de sa naissance » pèse sur son existence, alors que sa double race est

visible (22). Toutefois, il faut souligner qu’à la Renaissance la monstruosité ne portait pas

forcément une connotation dégradante, mais tout simplement une connotation d’altérité. En effet,

comme Marie-Noëlle l’explique, « En fin de compte, réelle ou imaginaire, cette identité-là avait

fini par me plaire » (281).

La recherche des origines ou la remontée aux sources

Les doubles appartenances posent problème aux protagonistes au point de départ, et ils

doivent apprendre à naviguer entre les eaux, c’est-à-dire entre le passé et le présent, entre la

colonie et la métropole, entre le monde noir et le monde blanc. Une moitié de leur identité

connue, ils effectuent tous les deux des retours en arrière pour affronter la moitié imaginée.

Kouassi appelle cette remontée aux sources « une confrontation dont l’issue heureuse permet au

personnage d’accéder à un équilibre intérieur » (383). Certes, cet équilibre est différent pour nos

deux protagonistes, mais leurs processus se ressemblent. André se rend à Nantes pour assister à

une conférence donnée par son père. Comme il l’explique, « Ni les souvenirs de ma mère ni la

tradition orale que rapporte Ngantsiala ne me permettent de me faire une idée claire du profil de

mon père » (208). Il est obsédé par cette recherche des origines et essaie de trouver dans les

écrits du Commandant les traces de sa propre identité avant d’entreprendre ce voyage. Or,

comme il le constate, « [C]es Carnets de voyages ne me font guère avancer dans la recherche de

mes origines . . . ‘Nous avons tous les mêmes origines : le singe.’ Comme si cela aidait
l’orphelin à vivre au quotidien » (209). Ce qu’il lui faut, c’est une rencontre face à face. André

décide de prendre rendez-vous pour consulter le médecin dans son cabinet, et il affirme, « En

fait, mon esprit ne retrouvera pas la tranquillité tant que je n’aurai pas obtenu ma consultation »

(111). Il s’agit d’un fort besoin de savoir à qui l’on se ressemble. Il constate, « Je ne suis venu ni

mendier ni revendiquer. Je ne ferai aucun procès. Je voulais seulement te voir. Une pulsion

biologique. Rien de plus. Ensuite je m’en irai et je méditerai, même si j’ignore sur quoi » (291).

De la même manière, Marie-Noëlle effectue un retour au pays natal pour assister à

l’enterrement de Ranélise, mais elle a d’autres buts à atteindre aussi: « Ce n’était pas pour

réparer de longues années d’indifférence, demander pardon à Ranélise et la mettre en terre . . .

C’était pour courir après des chimères personnelles » (163). Quand elle était jeune, elle passait

devant « Il Lago di Como » pour guetter son propriétaire Gian Carlo Coppini qu’elle soupçonnait

d’être son père. Après avoir posé la question à Ranelise sans avoir de réponse, « Elle se jurait d’y

mettre les années qu’il faudrait, mais un jour de déchiffrer indéchiffrable » (34). Comme André,

Marie-Noëlle n’aura pas de tranquillité tant qu’elle ne connaît pas l’identité de son père. Or, le

sort a d’autres projets. Elle poursuit plusieurs pistes, mais finit par collectionner seulement des

bribes de son histoire. Les uns contredisent les autres, et il devient clair que personne ne possède

la clé de sa généalogie. Quand Nina lui révèle que son père n’est point Gian Carlo comme elle le

pensait, Marie-Noëlle est « dépossédée . . . Personne ne savait rien d’elle dans cette famille

qu’était la sienne. Elle était le surgeon oublié » (147). Pour elle aussi, il s’agit d’une pulsion

biologique, de se voir dans un autre: « En vérité, elle n’attendait de Gian Carlo rien de ce qu’on

est en droit d’attendre d’un papa. Ni affection, ni soutien, ni avantages matériels. Pas de

reconnaissance en forme de coup de théâtre romanesque. Simplement, elle voulait bien se mettre

en l’esprit les traits de sa figure, connaître le son de sa voix » (147).


Outre ce besoin d’une rencontre et d’une reconnaissance, les protagonistes veulent forger

leur propre identité, leur propre conception de soi. André affirme, « Je dois sortir vainqueur de

cette confrontation » (55). Il se déguise et crée une nouvelle identité pour prendre rendez-vous,

comme il le dit, « J’ai changé de nom. Lebrun. C’est ainsi qu’au pays on désigne ceux qui ont la

peau claire » (266). Lors de la consultation, il donne tout simplement son nom, Okana; pour le

prénom, il a « inventé Moïse, puis ajouté André » (290). Il contrôle tout, jusqu’à la révélation de

sa cicatrice, qui confirme son identité au père, sans qu’ils en parlent (voir 292). Il scelle la

rencontre en serrant les mains du docteur et de sa femme en disant, « Au revoir, papa, au revoir,

maman . . . Dans ma langue, les mots monsieur et madame n’existent pas. On appelle papa et

maman tous ceux de la génération de nos parents » (295). En ce faisant, il ferme la porte sur ce

passé et s’en lave les mains littéralement. Comme il l’explique, « Je sors mon mouchoir, m’en

essuie la main et le jette dans une boîte à ordures » (295). De retour au Congo, il prétend que

« malgré [s]es recherches, [il] n’avai[t] retrouvé aucune trace de César Leclerc » (301). André se

libère ainsi de son passé accablant; il s’y confronte et se tourne vers un avenir au Congo, où tout

de même, il n’a pas d’identité fixe. Le chauffeur de taxi lui dit que « pour un Martiniquais, [il] ne

parlai[t] pas mal la langue-là. La conversation s’est poursuivie en français » (302). Cet

embrouillage d’identité marque la création d’une tierce identité de son choix.

De la même manière, Marie-Noëlle se reconstruit dans un tiers espace. Aux Etats-Unis,

« Elle était même en train de se faire un petit nom » (142) dans le monde des professeurs et

intellectuels. En revanche, un de ses concitoyens en Guadeloupe la critique:

Comme cela, elle était venue à la recherche de sa famille? (Il riait.) A la recherche de son

identité? (Il riait plus fort.) L’identité, ce n’est pas un vêtement égaré que l’on retrouve et
que l’on endosse avec plus ou moins de grâce. Elle pourrait faire ce qu’elle voulait, elle

ne serait plus jamais une vraie Guadeloupéenne (172).

Comme pour André, la perte d’identité fixe représente le gain d’une identité que l’on se crée.

Pour Marie-Noëlle, ce dépaysement permet une réinvention d’elle-même, car « Les Etats-Unis

d’Amérique étaient faits pour ceux de son espèce, les vaincus, ceux qui ne possèdent plus rien, ni

pays d’origine, ni religion, peut-être une race et qui se coulent, anonymes, dans ses vastes coins

d’ombre » (163). Elle sort de son exil, retourne à son pays natal à la recherche de ses origines et

se rend compte qu’elle « n’aurait jamais la réponse à sa question », puisqu’il s’agit d’« une

histoire qui ne reposait que sur le dire » (209). De toute façon, cette découverte la met en contact

avec plusieurs autres personnages de son passé. Elle décide donc d’embrasser l’inconnu, de

changer sa façon de penser son altérité, en se posant la question, « est-ce qu’elle ne pouvait pas

continuer de vivre comme elle le faisait? Sans identité, comme une personne à qui on a volé ses

papiers et qui erre à travers le monde? . . . C’est une sale manie de vouloir savoir à tout prix d’où

on sort et la goutte de sperme à laquelle on doit la vie » (243). Voilà ce que marque le « début de

[s]a guérison »: la reconnaissance que son identité réside dans sa propre interprétation de sa

monstruosité (qui d’ailleurs « donne explication à ce qui entoure sa vie » (281)). En effet,

Maryse Condé décrit cette évolution chez Marie-Noëlle, « She wants to be liberated from all the

constructions others make of her. She doesn’t want to have to act in accordance with their

expectations. She wants to be free . . . Finally, just at the end of the novel, she begins to

articulate, hesitantly, a few words » (“A New Conception of Identity” 523).

Conclusion

Après avoir analysé et comparé les expériences d’André et de Marie-Noëlle, on peut se

demander si ce modèle du trauma de la séparation qui crée une instabilité identitaire et qui
provoque enfin un retour au pays natal ou une confrontation au passé s’applique à d’autres

personnages francophones dans d’autres contextes coloniaux. Flora Fontanges du Premier jardin

d’Anne Hébert semble se prêter à une telle analyse. Par ailleurs, quoique les références aux

rapports entre ces adoptés colonisés et leurs patrimoines soient obliques ou restent à l’arrière-

fond (c’est-à-dire que les protagonistes ne se lamentent pas sur leur condition coloniale et leur

position entre deux familles semble plus frappante), j’aimerais explorer plus cet aspect. Par

exemple, dans son Portrait du colonisé précédé par portrait du colonisateur Albert Memmi dit à

propos du colonisé, « L’assimilation lui étant refusée, nous le verrons, il ne lui reste plus qu’à

vivre hors du temps. Il en est refoulé par la colonisation et, dans une certaine mesure, il s’en

accommode. La projection et la construction d’un avenir lui étant interdites, il se limite à un

présent » (135). Pour André et Marie-Noëlle, on peut parler d’assimilations familiale, sociale, et

nationale qui leur sont refusées. Memmi ne fait pas mention du passé dans ce passage, mais la

construction d’un avenir n’est pas possible pour André et Marie-Noëlle avant qu’ils n’essaient de

trouver leurs racines. C’est justement en luttant contre ces conceptions imposées de l’extérieur et

en naviguant « entre les eaux », qu’ils se découvrent, tels qu’ils sont, eux-mêmes.
Notes
1
Lopes, Henri. Ma grand-mère bantoue et mes ancêtres les Gaulois. Paris : Editions Gallimard,

2003. 11.
2
Ces mauvais rêves continuent au cours de sa vie: « Parfois la nuit… Marie-Noëlle rêvait sa

mère. Elle la rêvait avec tendresse et pitié » (83), « Quand même, elle avait fait un rêve qui la

troublait encore avec la violence d’un cauchemar » (145), « Cette nuit-là, Marie Noëlle refit le

même mauvais rêve : la case nue sur son haut plateau calcaire dévasté » (153).
3
Dans un article ultérieur, je vais considérer de plus près comment ce traumatisme s’applique

aux nations colonisées: l’imposition d’une identité française exige une séparation du patrimoine.

Lors des indépendances, une deuxième séparation s’effectuera aussi, et ce lien devrait être

exploré plus profondément.


Ouvrages Cités

Beniamino, Michel. La Francophonie littéraire: Essai pour une théorie. Espaces Francophones.

Paris: L’Harmattan, 1999. Print.

Caruth, Cathy. Unclaimed Experience: Trauma, Narrative and History. Baltimore: Johns

Hopkins University Press, 1996. Print.

Condé, Maryse. Desirada. Paris: Éditions Robert Laffont, 1997. Print.

---. “Desirada—A New Conception of Identity: An Interview with Maryse Condé.” World

Literature Today. 74.3 (2000): 519-528. Print.

Corcoran, Patrick. “Politics and Fatherhood in the African Novel: Le Chercheur d’Afriques by

Henri Lopes.” Paternity and Fatherhood: Myths and Realities. Ed. Lieve Spaas. New

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Kouassi, Affoué. “Identité métisse, identité problématique.” Colonizer and Colonized. Studies in

Comparative Literature 26. Ed. Theo D’haen and Patricia Krüs. Amsterdam, Netherlands:

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