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Romantisme

Baudelaire poète latin


Mme Corinne Saminadayar-Perrin

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Saminadayar-Perrin Corinne. Baudelaire poète latin. In: Romantisme, 2001, n°113. L'Antiquité. pp. 87-103;

doi : https://doi.org/10.3406/roman.2001.1030

https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_2001_num_31_113_1030

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Abstract
Like Rimbaud and Sainte-Beuve, Baudelaire excelled in the study of Latin poetry when he was at
school. It is nonetheless legitimate to ask how much this allows us to better understand the radically
new aesthetics he advocated. Baudelaire articulated original ideas about the role of the Latin language
in French poetry and engagea in aesthetic reflection about the relationship between the Latin poetry of
the decadent period and literary modernity. Furthermore, the poet believed that there was a
mysterious, even mystical affinity between the Latin and French languages. Underlying the
intertextuality and rewriting that mark Baudelairian verse, and give it its present/absent Latinity, is a
constantly renewed process of reflection about the stylistic influences proper to the «lieu commun».
Baudelaire's poetry tends to impose Latin upon the French to such a degree that this internal tension
becomes central to the meaning, the oblique inscription of the Latinity revealing both the ontological
power of the Word and its limits. It is as if the writing is constantly pointing to an «ailleurs» that
emblematizes the diffuse and anamorphic presence of Latin in the text. This deliberate use of poetic
practice mirrors a shattered reality, whose reflection is an empty transcendence that the poet at the
same time denies. Baudelaire's Latin poetics is the linguistic projection of an ontology that is
inseparable front hermeneutics.

Résumé
Comme (notamment) Rimbaud ou Sainte-Beuve, Baudelaire excella en poésie latine durant ses
années de collège; reste qu'on peut légitimement se demander dans quelle mesure cette pratique
scolaire permet de mieux comprendre 1'esthétique radicalement nouvelle que revendique le poète.
Baudelaire article une réflexion originale sur le rôle de la langue latine en poésie française, et une
méditation esthétique sur les rapports entre la poésie latine de la décadence et la modernité littéraire.
Bien plus, le poète considère qu'il existe une affinité mystérieuse, voire mystique, entre les langues
latine et française; les jeux de d'intertextualité et de réécriture, qui doublent le vers baudelairien d'une
latinité présente/absente, sous-tendent une réflexion toujours recommencée sur les pouvoirs
stylistiques propres au lieu commun. Si l'écriture poétique de Baudelaire tend à surimposer le latin au
français jusqu'à faire de cette tension interne le foyer même de la signification, c'est parce que cette
inscription oblique de la latinité révèle à la fois les pouvoirs ontologiques du Verbe et ses limites
comme si l'écriture désignait toujours un «ailleurs» du texte qu'emblématise la présence diffuse et
anamorphosée du latin. Cette non-coïncidence à soi du langage poétique est à l'image d'un réel éclaté,
renvoyant à une transcendance vide qu'en même temps il dénie: la poétique latine de Baudelaire est la
projection linguistique d'une ontologie inséparable d'une herméneutique.
Corinne SAMINADAYAR-PERRIN

Baudelaire poète latin

«Je le respectais beaucoup, parce qu'il était fort en vers latins. . . » C'est en ces termes
que Louis Ménard évoque Charles Baudelaire, qui fut son condisciple au lycée Louis-le-
Grand l ; Emile Deschanel, camarade de classe de Baudelaire au cours de son année de
philosophie, écrit de son côté: «Lui-même, dès le lycée, était poète, soit en latin, soit en
français. Je me rappelle un de ses chefs-d'œuvre en vers latins [...] Baudelaire avait fait
merveille, composé les vers latins les plus brillants, brodé des développements
éblouissants.»2 Les palmarès confirment ces souvenirs: en troisième, en seconde et en
rhétorique, Baudelaire obtint le premier prix en vers latins; il remporta en outre un
accessit, puis un deuxième prix au Concours général, et l'un de ses professeurs notait à
son sujet: «Esprit fin [...] Ne réussit qu'en vers latins.»3 Ainsi, comme Rimbaud4 ou
Sainte-Beuve, Baudelaire excella en poésie latine durant ses années de collège, et c'est
grâce à ces succès que certaines pièces en vers latins (ce fut aussi le cas pour Rimbaud)
nous ont été conservées5. L'œuvre ultérieure du poète atteste d'ailleurs de la profonde
imprégnation linguistique que nécessitait cette pratique 6 ; la grammaire latine 7, les textes
de récitation classique, des formules célèbres 8 se retrouvent fréquemment dans ses vers
tout comme dans ses écrits en prose; on a même reconnu dans «les bijoux perdus de
l'antique Palmyre» («Bénédiction») l'écho d'un manuel classique9.
1. Louis Ménard, Tombeau de Charles Baudelaire (1896). Cité par Claude Pichois, Œuvres complètes
de Baudelaire, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», II, 1976, p. 1083. Toutes les références à
l'œuvre critique de Baudelaire renverront désormais à cette édition.
2. Emile Deschanel, conférence faite à Paris, rue Scribe, en février 1866; texte cité par C. Pichois et
Jean Ziegler, Baudelaire, Biographie Julliard, 1987, p. 108.
3. Annotation de M. Rinn, citée par C. Pichois et J. Ziegler, Baudelaire, p. 100.
4. Sur l'influence de la pratique des vers latins sur l'écriture poétique rimbaldienne dans le sonnet «Voyelles»,
voir l'article de Anne-Marie Franc, «"Voyelles": un adieu aux vers latins», Poétique, n° 60, nov. 1884, p. 41 1-422.
5. Les poèmes latins de Baudelaire ont été édités pour la première fois par Jules Mouquet, Vers latins
avec trois poèmes en fac-similé, suivis des compositions latines de Sainte-Beuve et Alfred de Musset,
Mercure de France, 1933; c'est ce texte, avec sa traduction, que C. Pichois a repris dans son édition de la
bibliothèque de la Pléiade (Œuvres complètes, I, 1975), édition à laquelle renverront désormais toutes les
citations de l'œuvre poétique et littéraire de Baudelaire.
6. Faire des vers latins consistait, pour la plus grande partie, à constituer une savante marqueterie de fragments
des grandes œuvres poétiques latines (Virgile en particulier était mis à contribution), dont certains extraits étaient
d'ailleurs donnés par le Gradus; il s'agissait de détourner habilement ces citations et de les déguiser, ce qui passait
pour l'art suprême. Pour le reste, le Gradus fournissait force épithètes de qualité comportant la quantité voulue. Pour
un aperçu d'ensemble sur les pratiques pédagogiques des humanités, voir mon livre Modernités à l'antique: parcours
vallésiens, Champion, 1999, p. 37-82 (les p. 59-62 sont plus particulièrement consacrées à la question des vers latins).
7. Les exemples-types, que les collégiens devaient apprendre par cœur, se retrouvent assez souvent dans
la prose de Baudelaire; voir par exemple dans «Sur mes contemporains: Marceline Desbordes- Valmore»:
«...La savante Italie, qui connaît si bien l'art d'édifier des jardins (aedificat hortos).» (II, p. 148; J. Crépet
identifie la formule comme une citation des grammaires latines).
8. On trouve, par exemple, la formule d'Horace Auri sacra fames en tête d'une œuvre de Samuel Cramer (La
Fanfarlo, I, p. 580). Au demeurant, ce type de référence fait partie du bagage commun de tout bachelier avant 1870.
9. C. Pichois note: «Claudine Quémar-Hof voit la source de ce vers dans l'extrait d'une épopée, Palmyre
conquise, par Claude Dorion (1815), extrait que présente le manuel de François Noël et François Delaplace
très répandu dans les collèges de la monarchie de Juillet: Leçons de littérature et de morale» (I, p. 834).

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Reste qu'on peut légitimement se demander dans quelle mesure cette pratique des
vers latins au collège peut être rapprochée de l'œuvre ultérieure du poète. Sans doute
s'agit-il là d'un fantasme universitaire qui court tout au long du XIXe siècle, et au-
delà 10: les vers latins ne seraient qu'une propédeutique à la création littéraire ultérieure
des jeunes gens ; le but des humanités consisterait à faire passer les élèves, sans rupture
notoire, de l'institution scolaire à la carrière contemporaine des belles-lettres ou des
professions littérales; par conséquent, il ne s'agit nullement de former des poètes
néolatins, mais de forger chez les collégiens une langue d'écriture stylistiquement pure.
Telle est l'ambition de l'enseignement secondaire, projet que répètent incessamment
aussi bien les discours de distributions de prix que la presse spécialisée n et les
manuels classiques eux-mêmes 12; la préface du Gradus n'hésite pas à affirmer que ce
dictionnaire constitue un véritable «cours de littérature poétique» 13. Encore convient-il
de ne pas trop ajouter foi à ce type de propos, qui ne sauraient garantir à eux seuls
l'efficacité d'une telle méthode; d'ailleurs, les contemporains n'ont pas manqué de se
moquer de ces belles déclarations, qui élevaient un laborieux collage de lambeaux
virgiliens et d'épithètes de nature au rang de création poétique authentique, si bien que
la France regorgeait de pseudo-écrivains laborieux mais productifs: «II y a quelques
années, une réputation de poète se gagnait en France à bon marché. On apprenait en
seconde ou en rhétorique à faire des vers, puis [...] on cherchait dans les livres
quelque lieu commun de morale philosophique, ou dans la nature quelque sujet banal de
description. Cela fait, on se mettait à son bureau, et il n'est pas qu'après s'être cinq ou
six heures passé la main sur le front, on n'en tirât à la fin une centaine de vers
raisonnables et corrects.» 14 En ce sens, les vers latins pourraient n'avoir qu'une influence
désastreuse sur la création ultérieure; aussi Asselineau fait- il l'éloge des Fleurs du
Mal en soulignant l'écart qui sépare l'originalité baudelairienne de ces pénibles
compositions appliquant les recettes des vers latins au français: «II n'est aujourd'hui fils
de bonne maison, pourvu du grade de bachelier ès-lettres, et ayant un peu de lecture,
qui ne parvienne à coudre convenablement ensemble quelques hémistiches de nos poètes
modernes.» 15 Baudelaire lui-même, dans l'un de ses projets de préface, se moque de
ce type de poésie 16.
Cependant, cette indéniable limite de la pratique scolaire ne peut dissimuler
l'influence diffuse, difficilement repérable et rarement revendiquée comme telle, des
vers latins de collège. Tout d'abord, les sujets proposés et les performances exigées
10. J. Mouquet introduit en ces termes les premières poésies de collège de Baudelaire: «Ce don
poétique trouvait encore au XIXe siècle son développement facilité par la pratique, dès la cinquième, des vers
latins. Avant d'exceller dans la poésie française, Baudelaire et Rimbaud remportaient chaque année au
collège le premier prix de vers latins» (Annexe aux Vers latins..., p. 154).
11. Voir par exemple La Revue de l'Instruction publique. Les mêmes arguments durent jusqu'aux
combats d'arrière-garde, postérieurs à 1870: on ne peut former des poètes sans le secours des vers latins.
12. Voici par exemple un extrait de la préface du Guide des Humanistes de l'abbé Tuet: «C'est par
l'étude de la poésie latine que j'entreprends, cher Philomathe, de seconder vos progrès dans la carrière des
lettres...» (Librairies Belin-Mandar et Devaux, 1828, plusieurs rééditions; p. 17).
13. François Noël, Préface du Gradus ad Parnassum, édition de 1856 reproduisant à peu de détails près
celle de 1818, p. vu. C'est cette édition à laquelle nous renverrons désormais.
14. Duvergier de Hauranne, article au Globe du 7 mai 1830.
15. Charles Asselineau, article sur les Fleurs du Mal destiné à la Revue française, cité par C. Pichois, I, p. 1198.
On reconnaît dans cette pratique du collage la méthode préconisée pour faire des vers latins à partir de Virgile.
16. «Appuyé sur mes principes et disposant de la science que je me charge de lui enseigner en vingt leçons,
tout homme devient capable de composer une tragédie qui ne sera pas plus sifflée qu'une autre, ou d'aligner un
poème de la longueur nécessaire pour être aussi ennuyeux que tout poème épique connu.» (I, p. 183).

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n'avaient rien qui nécessitât toujours un classicisme strict et rigide (à l'inverse


d'ailleurs du Discours latin); l'article «Concours» du dictionnaire Larousse du XIXe
siècle en témoigne, lorsqu'il raconte le déroulement du Concours général en vers
latins: «Voici maintenant le Charlemagne, dépenaillé, démoc-soc [...] En venant, il a
fait visite à la Morgue; aussi, pour peu que le sujet de vers latins s'y prête, il vous
donnera du réalisme à faire frémir Baudelaire.» 17 Bien souvent, les matières des
manuels étaient empruntées à une thématique que n'eût pas reniée le décadentisme fin
de siècle 18, et les vers forgés par les élèves, au dire même de Baudelaire, pouvaient
parfois affirmer une modernité troublante; les professeurs en effet «laissaient l'écolier
triomphant et mutin / Faire à l'aise hurler Triboulet en latin» («A Sainte-Beuve»,
v. 11-12). On ne peut donc considérer comme rigoureusement étanches le style des
vers latins alignés pendant les classes et la poésie française que, en général, les jeunes
gens commençaient à pratiquer simultanément 19; dès le début du siècle, Chateaubriand
avait d'ailleurs souligné que l'expression poétique était première chez les élèves ayant
suivi une formation classique, en français tout comme en vers latins: «Par une
singularité, ma phrase latine se transformait si naturellement en pentamètre que l'abbé
Egault m'appelait L'Élégiaque»20, note-t-il dans les Mémoires d'outre -tombe, avant de
mentionner la même particularité en français 21 . Précisons enfin que les automatismes
de mémoire et d'écriture acquis dans les classes ne pouvaient que hanter la mémoire
littéraire d'écrivains qui, comme Baudelaire, ont mené une réflexion approfondie sur
la richesse esthétique inhérente au lexique, au lieu commun, à la rhétorique et à la
prosodie.
Cette dimension essentielle de la poétique baudelairienne ne peut être saisie qu'à
partir d'une approche historique, attentive à prendre en compte la mémoire culturelle
qui sous-tend la modernité de l'œuvre et permet seule d'en comprendre la force de
subversion et l'originalité. Aussi a-t-il fallu s'appuyer, dans l'analyse des différents
effets d'intertextualité ou de réécriture, sur ce qu'est la «latinité du XIXe siècle» (ou du
moins ce que nous pouvons en savoir, et c'est finalement assez peu), laquelle repose
sur une tradition littéraire et des pratiques d'écriture (notamment la fréquentation
assidue des «recueils de belles expressions» et du Gradus) que les réformes pédagogiques
de la Troisième République ont radicalement modifiées à partir des années 1880. Il ne
s'agira pas d'étudier dans son ensemble le rapport qu'entretient Baudelaire avec
l'Antiquité22, non plus que de répertorier les sources et influences latines qui affleurent
sans cesse dans sa poésie, en vers comme en prose; nous nous demanderons
simplement comment la lecture et la pratique des vers latins permet de mieux comprendre
une poétique radicalement nouvelle, fondée sur une mythologie (et une métaphysique)
de la langue qui vaut aussi pour une pédagogie de la lecture.

17. Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, article «Concours».
18. Voir, par exemple, l'enterrement sous les pétales de roses évoqué par E. Deschanel (C. Pichois et
J. Ziegler, Baudelaire, p. 108).
19. E. Deschanel se souvient ainsi du goût de Baudelaire pour la poésie: «Je me rappelle que, dès le
collège, Baudelaire était poète, et que, pendant la classe de mathématiques, nous passions le temps à nous
écrire des billets rimes au courant de la plume.» (Article publié dans le Journal des Débats et cité par C.
Pichois, I, p. 1228).
20. Chateaubriand, Mémoires d'outre -tombe, Livre de Poche, 1973, 1. 1, p. 86.
21. Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, I, p. 129: «Je me mis à bégayer des vers, comme si c'eût
été ma langue naturelle [...] J'ai écrit longtemps en vers avant d'écrire en prose.»
22. Sur cette question, voir l'article d'Alain Michel, «Baudelaire et l'Antiquité», Dix études sur
Baudelaire, réunies par Martine Bercot et André Guyaux, Champion, 1993, p. 185-199.

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Une évidence d'abord: la latinité du XIXe siècle ne se limite pas à une tradition littéraire
et à un domaine d'études spécifique; toute cette époque est parcourue par le mythe d'une
«latinité profonde» et protéiforme à l'œuvre jusque dans les créations les plus
contemporaines. Ainsi, dans Joseph Delorme, Sainte-Beuve, qui feint de se faire commentateur de
ses propres vers, relève systématiquement les références antiques, en précisant
paradoxalement qu'il s'agit d'une insertion spontanée du poète et non d'une pratique citationnelle:
«Joseph Delorme [...] ne savait rien de tout cela.» 23 Curieuse mise en scène, qui semble
affirmer que le poète écrit spontanément en latin... Quant à des phénomènes stylistiques
ponctuels comme l'assonance, Sainte-Beuve les considère également comme des héritages
de la poésie latine (nous y reviendrons). La réflexion poétique de Baudelaire ne pouvait
ignorer ces prises de position, puisque le poète admirait profondément, depuis sa jeunesse,
l'auteur de Volupté - et c'est encore Joseph Delorme qu'il invoque, en même temps que
Lucain, lorsqu'il élabore le volume Le Spleen de Paris24.
Baudelaire lui-même élabora de son côté une réflexion originale sur le rôle de la
langue latine en poésie française, réflexion centrale puisqu'on la retrouve à toutes les
étapes majeures de son œuvre. Tout d'abord, et par un curieux écho du discours
universitaire officiel, il considère le détour par le latin comme la condition indispensable
pour maîtriser le grand style français; se moquant d'un passage d'Hégésippe Moreau,
qui qualifie d'«ogre» un régent de collège, il écrit: «II enseignait le latin, ce qui
permettra au martyr Hégésippe d'écrire sa langue un peu moins mal que tous ceux qui
n'ont pas eu le malheur d'être enlevés par un ogre.» 25 Inversement, l'ignorance de la
langue latine représente le comble de l'incapacité littéraire et consacre l'impuissance à
saisir ou à comprendre le Beau; c'est le cas par exemple des Belges, qui, note le
poète, n'ont étudié pendant leurs classes ni le latin ni le grec26, ce qui explique leur
«haine de la poésie»; la langue latine apparaît au poète comme quasiment sacrée, au
point qu'il s'indigne de la voir parlée par des êtres qu'il en juge indignes, comme
Girardin, souffleté de cette remarque: «Girardin parler latin! Pecudesque locutae.»21
Cependant, le latin qu'admire Baudelaire est plutôt celui de la décadence, et, de
manière significative, Lucain représente l'un de ses auteurs préférés 28 - Lucain dont il
fait l'éloge dans son projet de lettre à Jules Janin, à qui il reproche de n'avoir de goût
que pour Horace ou Cicéron: «Vous vous garderiez bien de choisir Juvénal, Lucain,
ou Pétrone... [Lucain] avec ses regrets de Brutus et de Pompée, ses morts ressuscites,
ses sorcières thessaliennes, qui font danser la Lune sur l'herbe des plaines désolées.»29
23. Sainte-Beuve, Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme, «Vœu» (Note), Michel Lévy, 1863.
24. Lettre à Sainte-Beuve du 15 janvier 1866, Correspondance établie et annotée par Claude Pichois et
Jean Ziegler, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1973, II, p. 583.
25. Baudelaire, «Sur mes contemporains: Hégésippe Moreau», II, p. 159. Parlant de Thomas de Quin-
cey, Baudelaire insiste sur l'importance de sa formation en langues anciennes, et surtout sur sa capacité à
composer des vers lyriques grecs {Les Paradis artificiels, I, p. 446).
26. Baudelaire, Pauvre Belgique!, H, p. 873. Félicien Rops, heureuse exception, se trouve loué en ces termes: «Le seul
Belge connaissant le latin et sachant causer en français.» On remarquera le parallélisme. . . (Pauvre Belgique, H, p. 951).
27. Baudelaire, Fusées, I, p. 654. La formule (doublement ironique: ces bœufs et vaches doués de parole
constituent l'un des prodiges les plus inquiétants rapportés notamment par Tite-Live...) se trouve également dans
le Salon de 1859: «Je craindrais de tomber dans le vice de feu Girardin, de sophistique mémoire [. ..] C'était [...]
dans ces jours néfastes où le public épouvanté l'entendit parler latin; pecudesque locutae!» (H, p. 612).
28. C. Pichois recense les indices de cette admiration durable: «Le numéro-spécimen du Mouvement,
journal projeté par B. Saint-Edme, avait annoncé, en 1846, «Les Amours et la mort de Lucain», par Baudelaire-
Dufays. Et, en 1860 (L'Orphéon, 1er juin), Glatigny faisait prévoir la traduction de La Pharsale par Baudelaire,
lequel se consolait encore, à Bruxelles, de ses névralgies, en lisant l'épopée de Lucain» (I, p. 1356).
29. Baudelaire, «Lettre à Jules Janin», II, p. 236.

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Fréquente dans l'œuvre sous des formes variées qui vont du commentaire explicite
à la réécriture intertextuelle, la référence à Lucain articule une réflexion esthétique sur
les rapports entre la poésie latine de la décadence et la modernité littéraire, tout en
renvoyant plus largement à une méditation non dépourvue de résonances politiques sur
le statut de l'artiste dans les sociétés contemporaines. Revendiquer une admiration
durable pour La Pharsale™ équivaut d'abord à un manifeste anti-classique: la querelle
qui s'est cristallisée autour du célèbre ouvrage de Désiré Nisard Études de mœurs et
de critique sur les poètes latins de la décadence (1834) 31 oppose les «cicéroniens»
impénitents et ceux qui, autour de Hugo, voient dans Lucain le premier des poètes
romantiques (en attendant un renouveau de la réflexion à la fin du siècle - on songe
notamment à la bibliothèque latine de Des Esseintes dans À rebours). La modernité
littéraire ne peut plus s'accommoder du magasin mythologique légué par les poètes
classiques latins; aussi la lune que chante Baudelaire n'est-elle pas cette «Lune
qu'adoraient discrètement nos pères, / Du haut des pays bleus où, radieux sérail, / Les
astres vont [la] suivre en pimpant attirail», cet astre aux charmes rhétoriques (autre
attirail...) aussi surannés que les grâces fanées d'Endymion («La Lune offensée»).
C'est bien différemment que la «sorcellerie évocatoire» du poète renouvelle les
prodiges des magiciennes thessaliennes de la Pharsale, lesquelles raniment les cadavres sur
le champ de bataille pour prédire les désastres à venir, en une scène d'épouvanté
frénétique 32 : «... la lune arrachée du ciel, vaincue et révoltée, que les Sorcières
thessaliennes contraignent durement à danser sur l'herbe terrifiée!» («Le Désir de peindre»).
Il est révélateur que, dans Fusées, la réflexion sur les «deux qualités littéraires
fondamentales: surnaturalisme et ironie» se cristallise autour d'une métaphore
empruntée au même passage de Lucain: «II y a des moments de l'existence où le
temps et l'étendue sont plus profonds, et le sentiment de l'existence immensément
augmenté. / De la magie appliquée à l'évocation des grands morts [...] De la langue et
de l'écriture, prises comme opérations magiques, sorcellerie évocatoire.»33 Comme si
le poète héritait des pouvoirs magiques dont Lucain rend compte en même temps qu'il
les met en pratique par son écriture - Fintertextualité latine rendant à la langue cette
«profondeur» que le surnaturalisme ouvre dans le réel.
Si la référence à Lucain est au principe d'une esthétique et d'une poétique, elle
comporte également une dimension politique que Baudelaire emprunte pour une
grande part à la tradition historique et culturelle. Le destin même de Lucain, compromis
dans le complot de Pison et mis à mort par Néron autant par jalousie artistique que par
vengeance impériale, a pu être rapproché du châtiment infligé au génial comédien
Fancioulle par le Prince spleenétique d'«Une mort héroïque» 34. Au-delà de
l'interrogation sur le face-à-face de l'artiste et du Pouvoir (problème au demeurant d'actualité,
pour un écrivain qui eut à souffrir de la censure impériale - et l'allusion à la guerre
civile qui opposa César et Pompée n'a rien d'innocent, puisque c'est par une Vie de
30. «La Pharsale, toujours étincelante, mélancolique, déchirante, stoïcienne, a consolé mes névralgies. Et
ce plaisir m'a induit à penser qu'en réalité nous changions fort peu.» (Lettre à Sainte-Beuve, 15 janvier 1866,
Correspondance établie par C. Pichois et J. Ziegler, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», II, p. 583).
31. Les analyses consacrées à Lucain se trouvent dans le t. II. C'est à cette occasion que la pensée de
Nisard sur la décadence s'affirme avec le plus de vigueur; le critique esquisse un certain nombre de
rapprochements avec la littérature contemporaine, entrée dans sa phase érudite et descriptive.
32. Cette scène d'horreur très spectaculaire (Pharsale, VI, 500 et suiv.), envers terrifiant de la descente
aux enfers virgilienne, a beaucoup marqué les esprits dès le tournant du siècle.
33. Baudelaire, Fusées, I, p. 658.
34. Voir Graham Robb, «Baudelaire, Lucan, and Une mort héroïque», Romance Notes, automne 1989, p. 69-75.

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César que Napoléon III jugea bon de présenter sa défense et apologie du pouvoir
personnel...), le poème en prose remet en perspective de manière très complexe (car le
Prince est aussi, d'une certaine manière, un double du comédien) la question de
l'illusion de souveraineté qu'offre l'art et le génie de la représentation. De plus, pour un
Baudelaire qui se dit «dépolitiqué» après le traumatisme de Juin 1848 et regorgement
de la République, le choix de la Pharsale, poème du crépuscule républicain et des
massacres sanglants des bella plus quant civilia, revêt un sens très contemporain - à la
fois politique et métaphysique: «La Pharsale est une anti-Enéide, qui oppose à
l'épopée lumineuse de la fondation de Rome la peinture de sa destruction: au Romanam
condere gentem de Virgile répond le Roma périt de Lucain; à une théologie de la
victoire succède une mystique de la défaite, un chant à la gloire des "captifs" et des
"vaincus". Ce que Baudelaire a pu retenir de l'idée stoïcienne de la Providence, ce
n'est assurément pas l'idée d'une sagesse supérieure au destin, mais celle d'une
Providence qui ferait de la souffrance et du mal, au mieux le chemin d'une spiritualisation
de l'être, et au pire, selon une hantise que partage l'auteur de Joseph Delorme, le
symptôme d'une collaboration inquiétante entre Providence et principe du Mal.»35 On
songe au vers fameux Victrix causa deis placuit, sed vida Catoni (I, v. 128) - qui
pourrait servir d'épigraphe à la section «Révolte» des Fleurs du Mal. À cet égard, le
paroxysme apocalyptique qui noie dans le sang l'œuvre de Lucain répond aux «égouts
pleins de sang / S 'engouffrant dans l'Enfer comme des Orénoques» de Juin 1848,
évocation que Baudelaire avait prévu d'inscrire en épilogue aux Fleurs du Mal;
d'ailleurs, c'est dans «Le Tonneau de la Haine», qui ouvre une série de poèmes hantés
par l'image obsessionnelle des massacres et de «ces bains de sang qui des Romains
nous viennent» («Spleen»), qu'on trouve l'allusion la plus directe à l'angoissante
scène de nécromancie de la Pharsale: «Le Démon a fait des trous secrets à ces abîmes
/ Par où fuiraient mille ans de sueurs et d'efforts, / Quand même elle [la Haine] saurait
ranimer ses victimes, / Et pour les pressurer ressusciter leurs corps. »

Si la réflexion sur l'œuvre de Lucain peut articuler des questions esthétiques


résolument modernes, c'est parce que Baudelaire considère qu'il existe une affinité
mystérieuse, voire mystique, entre les langues latine et française. Cette symbiose
s'effectue avant tout par le lexique, qui, grâce à l'étymologie, fusionne de manière
parfois indécidable les deux langues: pour Baudelaire, l'art du mot juste représente
l'une des facultés poétiques les plus précieuses, attribut des plus grands, comme
Théophile Gautier36 ou Victor Hugo37; or, afin d'acquérir cet art, rien de plus efficace que
35. Patrick Labarthe, Baudelaire et la tradition de l'allégorie, Genève, Droz, 1999, p. 116. Cette
dimension apocalyptique du texte de Lucain prend après 1852 une résonance d'autant plus sensible que, pour la
génération qui eut vingt ans entre 1848 et le Coup d'État, La Pharsale emblématisait l'exaltation
républicaine de la Liberté (voir par exemple la manière dont Jules Vallès évoque la révolution de février
1848 à Nantes - il était alors en classe de Rhétorique: «Je connaissais chez les poètes latins tous les vers où
luisait ardent le mot liberté. Aussi, à la première nouvelle du «mouvement», avais-je fait provision
d'héroïsme et de citations, et j'avais copié mon dernier «pensum» dans la Pharsale, répétant dix fois, pour
achever les deux cents lignes, un vers qui est de Lucain ou de moi, et qui pourrait être de tout le monde:
Summum disce decus pro libertate perire!» L'Époque, 8 juin 1865 / Œuvres de Jules Vallès, édition Roger
Bellet, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1975, I, p. 1578).
36. «Cette connaissance de la langue qui n'est jamais en défaut [...] ce magnifique dictionnaire dont les
feuillets, remués par un souffle divin, s'ouvrent tout juste pour laisser jaillir le mot propre, le mot
unique...» (Baudelaire, «Théophile Gautier», II, p. 117).
37. «Je vois dans la Bible un prophète à qui Dieu ordonne de manger un livre. J'ignore dans quel monde Victor
Hugo a mangé préalablement le dictionnaire de la langue qu'il était appelé à parler; mais je vois que le lexique français,
en sortant de sa bouche, est devenu un monde» (Baudelaire, «Sur mes contemporains: Victor Hugo», IL p. 133).

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Baudelaire poète latin 93

la fréquentation du dictionnaire, conseil que le poète prête à Gautier lui-même: «II me


demanda ensuite, avec un œil curieusement méfiant, et comme pour m' éprouver, si
j'aimais à lire les dictionnaires [...] Par bonheur, j'avais été pris très jeune de lexico-
manie, et je vis que ma réponse me gagnait de l'estime.» 38 Le dictionnaire permet
ainsi de réinscrire systématiquement la racine latine au cœur des mots français, donc
de les recharger d'un sens plus pur - et de les créditer d'un pouvoir ontologique dû à
la «capacité [du latin] à dire l'être» 39; au besoin d'ailleurs, si le terme français ne
suffit pas à exprimer la nuance recherchée, Baudelaire n'hésite pas à employer le mot
latin correspondant40, avec un grand souci d'exactitude qui l'amène à corriger
impitoyablement les emprunts erronés au latin dont se rendent coupables ses
contemporains 41. L'analogie, en outre, dépasse de beaucoup la question du lexique: pour
Baudelaire, les prosodies latine et française sont régies toutes deux par «une collection
de règles réclamées par l'organisation même de l'être spirituel» 42, et le poète met
fréquemment l'une et l'autre en parallèle: «La poésie française possède une prosodie
mystérieuse et méconnue, comme les langues latine et anglaise. » 43 Cette relation étroite
explique que, bien souvent, Baudelaire fasse l'éloge du style de ses contemporains par
référence aux langues anciennes; de Barbier il écrit par exemple: «Sa langue,
vigoureuse et pittoresque, a presque le charme du latin.»44 Une telle conviction se trouve
corroborée par un goût marqué pour la réécriture, saluée aussi bien chez autrui que
pratiquée par Baudelaire lui-même 45.
Notons que cette foi en l'interpénétration des deux langues a ses racines dans la
pratique même des vers latins, puisque ceux-ci tressaient à la fois des souvenirs de Virgile et
des souvenirs classiques français; ainsi, quand Baudelaire écrit: «Infremuit pelagus: tur-
gentes aequora longum I Advolvere minas: collectis viribus, ingens / In terram surrexit
hiems: quasi cotise ia, signo / Respondit tellus, et vi tremefacta latenti, / Omni s concussis
immugiit ora cavernis» 46, entre autres échos on perçoit celui de Racine (le fameux récit
racontant la mort de Théramène): «Un effroyable cri, sortant du fond des flots, / Des airs
en ce moment a troublé le repos / Et du sein de la terre une voix formidable /Répond en
gémissant à ce cri formidable [...] Cependant sur le dos de la plaine liquide / S'élève à
38. Baudelaire, «Théophile Gautier», II, p. 108. Les vertus littéraires du dictionnaire sont également
sensibles chez Pierre Dupont: «Pierre Dupont eut dès lors une petite place en qualité d'aide aux travaux du
Dictionnaire. Je crois volontiers que ces fonctions [...] servirent à augmenter et à perfectionner en lui le
goût de la belle langue [...] Il apprit ainsi à connaître l'immense valeur du mot propre.» (II, p. 30).
39. Alain Vaillant, «La latinité hugolienne: bouche d'ombre et langue morte», La Réception du latin du
XIXe siècle à nos jours, Presses universitaires d'Angers, 1996, p. 84.
40. C. Pichois remarque: «Baudelaire aime parfois à employer des mots latins, comme si le français ne
lui offrait pas le mot ou la nuance recherchée.» (II, p. 1214). Voir, par exemple, Les Paradis artificiels:
«Pour moi, l'humanité a travaillé, a été martyrisée, immolée - pour servir de pâture, de pabulum, à mon
implacable appétit d'émotion» (I, p. 437).
41. Annotant la préface de La Double Vie, par Asselineau, Baudelaire remarque en marge de la formule
«la masse du public, le numerus»: «Je n'aime pas ce numerus. Je crois même que numerus veut dire un
nombre déterminé, et vous voulez exprimer l'idée d'une foule, nombre indéterminé» (II, p. 98).
42. Baudelaire, Salon de 1859, II, p. 627.
43. Baudelaire, Projet de préface aux Fleurs du Mal, I, p. 183.
44. Baudelaire, «Sur mes contemporains: Auguste Barbier», II, p. 142. La référence au latin est
récurrente dans l'article: «Le trait vigoureux, à la manière latine, jaillit sans cesse» (II, p. 144). Il est vrai
que la référence était attendue, s' agissant de l'auteur des Iambes.
45. Baudelaire salue les imitations latines de Leconte de Lisle («Sur mes contemporains: Leconte de
Lisle», II, p. 178). Dans un projet de préface aux Fleurs du Mal, le poète envisage une «Note sur les
Plagiats» citant notamment Stace et Virgile (I, p. 184).
46. Baudelaire, «Explosion volcanique à Baies», I, p. 231.

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gros bouillons une montagne humide.»47 Comme, d'autre part, les humanités soulignaient
sans cesse que Racine lui-même avait fait de nombreux emprunts à Virgile, on voit se
dessiner une vertigineuse circularité liant indéfectiblement le français et le latin !
La fascination baudelairienne pour le pouvoir poétique de la langue latine se lit
clairement dans le travail stylistique des Fleurs du Mal, et en premier lieu par la
volonté de raviver l'empreinte latine inscrite au cœur du français, allant parfois
jusqu'à faire du détour par le latin la condition nécessaire d'accès au sens. Aussi certains
termes employés par Baudelaire sont-ils délibérément destinés à être lus en latin, mais,
contrairement à la pratique d'un grand nombre de contemporains, ils ne se signalent
pas nécessairement à l'attention par une forme particulière — néologisme, archaïsme ou
latinisme48. Souvent, il s'agit d'adjectifs tout à fait courants, mais dont la signification
ne se découvre pleine et entière qu'à condition de réactiver leur racine latine. Quand,
dans «Bénédiction», Baudelaire écrit du poète: «Et les vastes éclairs de son esprit
lucide I Lui dérobent l'aspect des peuples furieux» (v. 55-56), il est clair que Fépithè-
te doit être pris dans le sens latin lucidus («rayonnant de lumière»), sens que confirme
toute la symbolique de la «pure lumière» d'ailleurs résumée dans les derniers vers du
poème49; de même, F« occulte chemin» emprunté par la Prostitution dans «Le
Crépuscule du Soir» (v. 17) fait référence à la valeur latine de l'adjectif — et, justement, le
Gradus mentionne la formule virgilienne «occultas egisse vias»! La version
manuscrite de certains poèmes révèle que, spontanément, Baudelaire aimait à jouer sur de tels
détours50, même si la forme définitive apparaît finalement plus sobre; l'étymologie
grecque elle-même se trouve parfois mise à contribution, pour créer des effets de sens
nouveaux par rapprochements de termes 51.
Encore ne s'agit-il là que d'une signification ponctuelle plus ou moins riche; mais
il arrive fréquemment que Baudelaire confie au latin la portée symbolique de son
œuvre. Ainsi l'« atrocité» qui caractérise la ville des «Aveugles» (v. 12) résume par
son sens latin toute la valeur symbolique du sonnet: l'atrocité représente
l'aveuglement spirituel (ater, atra: noir), auquel, selon un lieu commun éprouvé (Tirésias face
à Oedipe...), s'oppose l'aveuglement physique qui comporte une illumination
spirituelle. Enfin, la lecture latine de tel ou tel terme peut «creuser» tout à coup une
image. Le premier vers de l'« Hymne à la beauté» formule la question suivante:
«Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abîme?»; or, si l'adjectif profond semble
plutôt devoir s'appliquer au gouffre qu'au ciel, en revanche, en latin, altus signifie
aussi bien profond qu' élevé: le détour par le latin souligne ce qu'esquissait la formule
47. Racine, Phèdre, V, 1507 et suiv. (c'est moi qui souligne). Il ne s'agit pas de réécriture, mais d'un
faisceau de réminiscences qui naturellement n'exclut pas d'autres sources. Sur cette circularité
fantasmatique qui lie auteurs français et œuvres latines, voir mon article «Du latin comme langue naturelle de
l'écriture», La réception du latin du XIXe siècle à nos jours, p. 161-168.
48. On jugera de cette originalité en comparant l'œuvre de Baudelaire aux latinismes dont use avec
prédilection Chateaubriand; voir par exemple l'emploi d'« arène» pour «sable»: «Un autre divertissement
était de construire avec l'arène de la plage des monuments...» {Mémoires d'outre-tombe, I, p. 66).
49. Le souci du mot propre peut également raviver une étymologie: ainsi, le «musc invétéré» du sonnet
«Le Parfum» (v. 4) désigne effectivement, conformément à la racine latine de l'adjectif, un arôme qui se
fortifie avec le temps.
50. Par exemple, dans «Le Vin de l'assassin» (v. 31), Baudelaire avait d'abord songé à emprunter au
XVIe siècle le latinisme «nuits turpides», finalement remplacé par «nuits morbides».
51. Lorsque Baudelaire évoque «celui que l'austère Infortune allaita» («Les petites vieilles», v. 36), il
est clair que la superposition du sens grec de l'adjectif («sec, stérile») à la signification française produit un
effet stylistique très frappant, qui décalque la célèbre formule d'Horace, citée notamment dans le Gradus:
l'Afrique, «arida nutrix leonum».

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Baudelaire poète latin 95

française, à savoir l'ébauche d'un curieux univers réversible dont un poème comme
«L'Aube spirituelle» reprend ouvertement l'image: «Des Cieux Spirituels
l'inaccessible azur, / Pour l'homme terrassé qui rêve encore et souffre, / S'ouvre et s'enfonce
avec l'attirance du gouffre.» (v. 5-8).
À ce système de résurrection des sources latines au cœur de la langue française
s'ajoute, selon la plus pure tradition des vers latins de collège, le jeu littéraire des
réécritures autour d'images héritées des chefs-d'œuvre de la poésie latine. Certains
poèmes présentent dans leur ensemble une vaste orchestration autour d'un hypotexte
latin souvent célèbre de par les programmes scolaires, sans préjudice d'allusions
parfois plus erudites; inutile de revenir sur ces jeux d'échos qui ont déjà fait l'objet
d'analyses fort pertinentes. Reste que cette pratique de la référence latine était fort
commune au XIXe siècle, si bien que l'originalité de Baudelaire réside plutôt dans le
travail stylistique effectué à partir de la formule latine qui sert de point de départ.
Ainsi, à partir de la maxime fameuse d'Ovide Tempus edax rerum52, Baudelaire forge
une expression très riche de sens en la combinant avec YExegi monumentum aère
perennius d'Horace: «L'Irréparable ronge avec sa dent maudite / Notre âme, piteux
monument.» («L'Irréparable», v. 36-37). Ici, l'efficacité de la formule vient du
renversement soudain qu'elle opère sur l'affirmation triomphaliste d'Horace53. Le mot
d'Ovide se trouve par ailleurs vigoureusement mis en scène lorsque le poète développe
l'image concentrée dans le terme latin edax, faisant ainsi du Temps un monstre
dévorant: «O douleur! O douleur! Le Temps mange la vie...» («L'Ennemi», v. 12).
Enfin, cette image se retrouve sous une forme extrêmement ramassée, qui en souligne
la violence latente, dans l'obsédant refrain qui scande les tercets de «L'Avertisseur»:
«La Dent dit: Pense à ton devoir!» / «La Dent dit: "Vivras-tu ce soir?"» Dans ce
dernier cas, la métaphore latine est rendue à son étrangeté première par la sécheresse
de la formule54 et l'inattendu de la prosopopée.
La réécriture, par le double mouvement de transparence et d'opacité qu'elle induit,
ravive l'immédiateté saisissante d'une figure usée par la tradition et assure la
résurrection d'un pouvoir poétique latent que tend à résorber l'absorption dans le régime
d'usage de la référence classique. Les «Femmes damnées» qui mêlent leurs baisers
«dans le bois sombre et les nuits solitaires» rappellent ainsi, en filigrane et comme par
jeu, la célèbre formule virgilienne qui sert, dans les grammaires latines, d'exemple
pour l'Hypallage: «Ibant obscuri sola sub nocte». Avec une infinie flexibilité, Virgile
se transforme donc, et se métamorphose jusqu'à revêtir des formes fort curieuses,
quoiqu' immédiatement reconnaissables. Baudelaire porte à ses dernières limites le
travail de réécriture virgilien appris par la pratique des vers latins, opérant des
rapprochements saisissants et malgré tout respectueux du texte original. Le passage des
Bucoliques «Claudite jam rivos; sat prata biberunt» (III, 3) faisait ainsi figure, dès la classe
de quatrième, de formule rebattue au sens second fort trivial («Ça suffit»55); or, les
52. Ovide, Métamorphoses, XV, v. 234. Rappelons que les Métamorphoses étaient depuis le début du
XIXe siècle la première œuvre poétique latine que traduisaient les collégiens. Victor Hugo, dans un passage
très célèbre de Notre-Dame de Paris, glose sur cette formule : Tempus edax, homo edacior.
53. Selon le même procédé de renversement, le vers «Mon âme est un tombeau...» («Le Mauvais
moine», v. 9) inverse la maxime platonicienne «Le corps est le tombeau [de l'âme].»
54. On comparera la concision de Baudelaire à la somptueuse paraphrase que propose Théophile
Gautier de l'inscription latine qui orne l'horloge d'Urrugne: Vulnerant omnes, ultima necat («L'Horloge»,
poème cité par C. Pichois en I, p. 991-992).
55. Pour cette acception figurée de la formule, voir J. Vallès, Le Testament d'un blagueur, Gallimard,
coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1975, I, p. 1113.

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Fleurs du Mal réactivent la métaphore du pré altéré, buvant les flots d'un ruisseau,
dans un contexte très différent, d'un morbide baroque et flamboyant, qui joue sur
l'opposition colorée vert56 / rouge: «Un cadavre sans tête épanche, comme un fleuve, /
Sur l'oreiller désaltéré / Un sang rouge et vivant, dont la toile s'abreuve / Avec
l'avidité d'un pré.» («Une martyre», v. 9-12). Notons que la réécriture d'une formule ou
d'un passage entier, en vue d'un effet stylistique ou thématique radicalement opposé à
celui qu'orchestrait l'original, faisait partie de l'esthétique scolaire des vers latins, et
caractérisait même l'élève inspiré57.

Le réseau métaphorique des Fleurs du Mal garde indéniablement l'empreinte de la


poésie latine; mais la pratique des vers latins au collège a laissé des marques plus
profondes, dans la technique même d'écriture propre à Baudelaire. En effet, le poète a
gardé des exercices classiques la conviction qu'il est une richesse incommensurable du
lieu commun: «Existe-t-il [...] quelque chose de plus charmant, de plus fertile et
d'une nature plus positivement excitante que le lieu commun?»58 Ces topoi s'incarnent
par prédilection dans les formules toutes faites, les syntagmes figés qu'offre la langue:
«Profondeur immense de pensée dans les locutions vulgaires, trous creusés par des
générations de fourmis.»59 D'où les emprunts à la stylistique classique parfois la plus
éculée, comme la représentation de Pluviôse dans «Spleen I», ou certains passages
délibérément périphrastiques et rhétoriques que d'ailleurs certains critiques n'ont pas
manqué de reprocher au poète 60.
Or, il est curieux de constater que beaucoup de ces formules ont leur origine dans
le Gradus, ce qui explique leur allure latine sans qu'il s'agisse pour autant de
citations. Certains syntagmes s'affichent ouvertement comme des latinismes; c'est le cas
de toute la cosmologie mystique des Fleurs du Mal, laquelle emprunte au dictionnaire
de vers latins de nombreuses expressions spécifiques. Le poème «Élévation» est à cet
égard fort révélateur. Quand Baudelaire écrit: «Par-delà le soleil, par-delà les éthers, /
Par-delà les confins des sphères étoilées» (v. 2-3), il se contente de mettre en œuvre
certains articles du Gradus, qui suggère le pluriel aethera, ainsi que la représentation
antique de l'univers par série de sphères (axis) dont les epithètes de nature sont
justement... stellifer ou aethereus; quant à l'image, originale en français, des «champs
lumineux et sereins» (v. 16) 61, elle traduit les aeri plaga de Virgile, pour lesquels le
dictionnaire propose les adjectifs lucidus et serenusl Le Gradus n'indique d'ailleurs
pas seulement des formules imagées ; il peut également provoquer des associations de
mots automatiques, un terme appelant l'autre tout simplement parce que le dictionnaire
56. Rappelons que dans le Gradus, viridis fait partie des epithètes de nature de prata. Sur l'opposition
rouge / vert avec allusion au sang, voir «Les Phares» (v. 29-30), «Spleen III» (v. 18), et l'analyse de
Michael Riffaterre, La Production du Texte, Seuil, coll. «Poétique», 1979, p. 49-51.
57. Au contraire, le «mauvais élève» se contentait de coudre des extraits de Virgile ayant trait au sujet
proposé: la transposition était un trait stylistique recherché et valorisé, comme d'ailleurs dans la poésie
latine de la Renaissance (voir la Poétique de Vida, qui joint l'exemple au précepte).
58. Baudelaire, Salon de 1859, II, p. 609.
59. Baudelaire, Fusées, I, p. 650.
60. Voir, par exemple, les vers 5-7 du sonnet «Recueillement», attaqués par de nombreux critiques en
raison de leur enflure rhétorique et défendus par M. Riffaterre (Essais de stylistique structurale,
Flammarion, 1971, p. 184-190).
61. Rappelons qu'« Élévation» peut être rapproché du poème de jeunesse connu sous le titre
d'« Incompatibilité», écrit après le voyage du jeune Baudelaire dans les Pyrénées (1838), et sans doute
contemporain des dernières pièces de collège en vers latins.

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Baudelaire poète latin 97

les liait indéfectiblement : ainsi, le vers 41 de «Bénédiction» proclame: «Et je me


soûlerai de nard, d'encens, de myrrhe...», reprenant l'association nard-myrrhe que
suggère le Gradus dans la seule citation qu'il mentionne62; finalement, le procédé
s'élargit même à des termes qui ne figurent pas dans le dictionnaire, tant se trouve
profondément assimilé ce type de composition: le terme «benjoin», par exemple,
figure toujours avec d'autres parfums orientaux comme l'encens ou la myrrhe63. Enfin, la
poésie latine de collège a laissé son empreinte par l'usage baudelairien de l'épithète de
nature. Celle-ci se trouve parfois employée directement et sans détour: le Gradus
suggère une géographie (l'Afrique est brûlante ou superbe, l'Asie langoureuse64...), un
système allégorique (le myrte se caractérise par sa couleur verte, contrairement au
cyprès toujours noir65), un ensemble d'automatismes (le gouffre est souvent béant, les
yeux ardents66...)
On ne saurait voir là des réminiscences incontrôlées, relevant d'un usage immodéré
du stéréotype. En effet, Baudelaire s'avère très conscient des effets qu'on peut tirer de
l'épithète de nature: si celle-ci ne donne lieu à aucune production de sens, il la
supprime dans la version finale de l'œuvre67; mais, le plus souvent, l'adjectif suggéré par le
Gradus donne lieu à un travail stylistique qui le renouvelle, soit par un écart lexical
sensible («un temple aux ombres bocagères » 68 : l'inattendu de l'adjectif attire
l'attention sur la connotation élégiaque que veut suggérer le poète, connotation qui doit être
nettement ressentie pour souligner le renversement qui suit), soit par un déplacement
de l'image: dans le vers de «Correspondances» «Doux comme des hautbois, verts
comme des prairies», l'épithète de nature viridis, normalement applicable à p rata, fait
l'objet d'une double modification, puisque la comparaison produit une disjonction et
donc une signification globale plus proche du superlatif que du descriptif, cependant
que l'adjectif amoenus, attendu dans un contexte de verte campagne, se trouve accolé
à «hautbois», sans doute par l'appel phonétique du «bois» que contient le nom de
l'instrument; se met ainsi en place un syntagme nouveau à partir d'éléments bien
répertoriés, mais systématiquement recomposés 69.
62. L'article «Nardus» cite ces vers d'Ovide: «Nardis lenis aristas, / Quassaque cum flava substravit
cinnama myrta. »
63. Voir par exemple, «Correspondances» (v. 13): «Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens»;
«À une madone» (v. 34): «Tout se fera Benjoin, Encens, Oliban, Myrrhe.»
64. «La Chevelure» (v. 6): «La langoureuse Asie et la brûlante Afrique»; «Le Cygne» (v. 43): «Les
cocotiers absents de la superbe Afrique». Le Gradus cite comme épithète de nature pour «Africa» «arida,
torrida, usta, exusta / dives» et pour «Asia» «mollis».
65. Le myrte est arbrisseau de Vénus (voir la description baudelairienne de Cythère), et le cyprès arbre
funèbre. Voir «Les deux bonnes sœurs», v. 14: «Sur ses myrtes infects enter tes noirs cyprès», où la
première épithète fonctionne par renversement autour d'une attente que la seconde respecte parfaitement.
66. Voir l'article «abîme» des Concordances, index et relevés statistiques des Fleurs du Mal (Librairie
Larousse, Paris). L'adjectif français «béant» doit être rapproché de «hiatus», que le Gradus donne comme
synonyme à «vorago / gurges». Quant aux «ardentes oculi» cités par le dictionnaire de vers latins, on le
retrouve tel quel dans «Femmes damnées», v. 14: «Delphine la couvait avec des yeux ardents.»
67. Ainsi, le v. 20 de «Chant d'automne» évoquait «l'ardent soleil rayonnant sur la mer», écho exact
du Gradus qui conseille «ardens sol»; la version définitive supprime la formule.
68. L'adjectif, surprenant en français, n'est autre que le calque du latin «nemoralis, silvestris», épithètes
de nature d'« umbra». Parfois, Baudelaire traduit de manière plus neutre une proche suggestion du
dictionnaire poétique latin: ainsi, l'«umbrosa solitudo» devient les «ombreuses retraites» de «A une dame créole»
(v. 12).
69. Rappelons qu'en latin, «frais» est une épithète de nature très fréquente pour qualifier les «bois», et
que justement le vers précédent de «Correspondances» citait «des parfums frais comme des chairs d'enfants».
Il semble que les termes s'appellent l'un l'autre, reconstituant une sorte de sous-texte à échos latins.

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Une comparaison sommaire entre les suggestions du Gradus, les vers latins de
Baudelaire qui nous ont été conservés et le recueil des Fleurs du Mal permettra de saisir
plus précisément le travail stylistique à partir du lieu commun latin. Un terme comme
«nuit» dessine ainsi tout un parcours baudelairien, qui va du stéréotype jusqu'à
l'obsession personnelle. Notons d'abord qu'une brève comparaison entre les épithètes de
nature citées à l'article nox et le relevé des occurrences du terme dans le recueil montre que
le poète a mis en œuvre dans ses poèmes la quasi-totalité des adjectifs proposés 70. Mais,
surtout, l'utilisation du motif dès la pièce de vers latins «Éruption volcanique à Baies»
met en place une thématique spécifiquement baudelairienne. Le collégien écrit en effet:
«Fuderat irriguam pacem nox languida: frigus / Leniter afflabat terras...» 71; or, le
rapprochement «nox-frigus» (fréquent d'ailleurs en latin: voir noxfrigida...) préfigure une
des formules le plus célèbres du poète, les «rafraîchissantes ténèbres» de «La Fin de la
journée», tandis que le verbe fundere, par l'idée de liquide qu'il suggère, peut être
rapproché de l'image utilisée dans Le Spleen de Paris: «Enfin! il m'est donc permis de
me délasser dans un bain de ténèbres!» («À une heure du matin»). Quant au poème
latin «L'Exilé», qui évoque ainsi la tombée du soir: «Ast ubi reddiderat nox muta
silentia terris...» 72, il annonce le cri de soulagement de «A une heure du matin»:
«Pendant quelques heures, nous posséderons le silence, sinon le repos.» Sans doute
convient-il de ne pas trop insister sur de tels rapprochements, qui ne peuvent être
significatifs que pour des thèmes extrêmement fréquents en vers latins (c'est le cas de la nuit
qui tombe, qui s'achève, etc.) et souvent repris par l'œuvre ultérieure: en effet,
l'échantillon des poésies latines de collège qui nous est resté représente une partie infime de la
production du collégien pendant ses classes, si bien que des motifs comme les sommets
dénudés 73, bien que récurrents dans la poésie baudelairienne, ne sauraient donner lieu à
des analyses suffisamment pertinentes.
En revanche, le travail stylistique sur certains thèmes montre la lucidité du poète
sur les ressources et les dangers des souvenirs du Gradus. Ainsi, «Le Vin des
chiffonniers» met en scène un imaginaire glorieux qui, par cela même qu'il relève du
rêve et de l'ivresse, tolère et même réclame l'usage du lieu commun: aussi peut-on
aisément rapprocher certains vers de «Philopoemen aux Jeux Néméens», sujet qui
reprend le motif bien connu de l'entrée triomphale («Mantinea cinctus Philopoemen
tempora lauro, / Victor adest; sequitur juvenum ferrata catervua» 74), de l'arrivée des
héros qui «reviennent, parfumés d'une odeur de futailles, / Suivis de compagnons...»
(v. 17-18); quant à la foule en liesse, elle présente les mêmes réactions en latin
(«Ebriaque unanimas in coelum tollere voces» 75) et en français: «Ils apportent la gloire

70. Voici quelques-unes de ces épithètes: «languida / muta, silens, tacita, placida, tranquilla, arnica /
longa; hiberna / atra, nigra, opaca, umbrosa / humida, frigida, gelida / horrida, terribilis». L'article «Nuit»
des Concordances montre bien l'usage que fait Baudelaire de chacune de ces suggestions; remarquons
qu'une formule comme «nuit noire» peut cependant aussi bien avoir sa source dans le romantisme hugolien
que dans le souvenir des vers latins.
71. «La nuit apaisante avait répandu sa paix qui baigne tout: une fraîcheur soufflait doucement sur les
terres.» Traduction J. Mouquet, I, p. 230.
72. «Mais, dès que la nuit silencieuse avait ramené le calme sur les terres. . .» Traduction J. Mouquet, I, p. 228.
73. On comparera les vers: «Culmina [...] nudata apparent» («Éruption volcanique à Baïes»: «Ses
hauteurs apparaissent dénudées», traduction J. Mouquet), avec le topos descriptif des «pics désolés» dans
« Incompatibilité » .
74. «Philopémen, les tempes ceintes des lauriers de Mantinée, apparaît, victorieux; une troupe de
guerriers en cuirasse le suit.» Traduction J. Mouquet, I, p. 226.
75. «Ivre, la foule poussa jusqu'au ciel des clameurs unanimes.»

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au peuple ivre d'amour.» Mais, lorsque le lieu commun ne se justifie pas entièrement,
Baudelaire prend une prudente distance par rapport aux réminiscences importunes:
tantôt il opère des suppressions significatives sur une première version trop proche du
Gradus (le «bouillonnement» de la cité dans «Le Crépuscule du Soir», inspiré de
Yaestus latin76, devient dans la version définitive «rugissement»), tantôt il provoque
des renversements significatifs: F«antiquum decus» des vers latins77, antique honneur
des cités, se transforme en «vieil honneur» des courtisanes («Le Jeu», v. 20).
Remarquons cependant que l'épithète de nature peut, en traduction française, produire un
effet de modernité frappant: «l'été blanc» de «Chant d'automne» (v. 27) a tout
simplement pour source le candens sol du Gradus 1%... Chez Baudelaire, on ne peut donc
parler de simples réminiscences de vers latins: il s'agit au contraire d'une réflexion
toujours recommencée sur les pouvoirs stylistiques propres au lieu commun.

Or, cette méditation sur la fécondité du latin en tant que parole poétique originelle
trouve son couronnement dans la réflexion baudelairienne sur l'essence de la prosodie
comme forme de musicalité mystique. Le vers latin, fondé sur l'alternance des brèves et
des longues, exige en effet un travail stylistique très précis sur le rythme et le nombre;
le poète s'avoue fort sensible à ce qu'il appelle «les sons nombreux des syllabes
antiques» («La Muse malade», v. 12). Mais il y a plus: par une curieuse dérive qui
relève du fantasme, toute recherche sur les sonorités, assonances ou allitérations, en
vient à être considérée comme un emprunt à l'esthétique antique. C'est Sainte-Beuve,
dans Joseph Delorme, qui rend le mieux compte de cette idée. En note aux vers
suivants: «Pourtant je n'ai souci ni de la brise amère, / Ni des lampes d'argent brillant
au firmament», il développe en effet cette analyse: «C'est sans doute à dessein que le
poète a redoublé les sons en an, pour rendre l'effet du scintillement; les Anciens sont
pleins de ces effets dans leurs peintures. Nos critiques prosaïques les répudient comme
des fautes de français.»79 Il est probable (en tout cas, Théophile Gautier le suggère80)
que Baudelaire trouva dans cette affirmation non seulement un encouragement pour ses
recherches propres, mais aussi la certitude que, par de tels effets stylistiques, il se
rapprochait de la grande musicalité latine; certains de ses vers vont jusqu'à reproduire
l'assonance que Sainte-Beuve donne en exemple, dans un contexte similaire: «Ou
d'une enseigne, au bout d'une tringle de fer, / Que balance le vent pendant les nuits
d'hiver.» («Les Métamorphoses du vampire», v. 28). Cependant, bien que l'on puisse
également comparer certaines allitérations figurant dans les vers latins de Baudelaire à
d'autres effets mis en œuvre dans sa création poétique ultérieure81, il serait méthodologi-
76. Le terme latin aestus désigne aussi bien le bouillonnement de la mer que celui d'une foule;
Baudelaire avait écrit dans «Philopoemen aux Jeux Néméens»: «Late vulgi aestuat unda.» («Le flot populaire
bouillonne au loin», traduction J. Mouquet, p. 226).
77. Baudelaire avait employé la formule dans «Philopoemen aux Jeux Néméens».
78. Le dictionnaire poétique latin précise: «La blancheur dénote dans un corps enflammé un degré de
chaleur très intense.» Le choix de l'épithète de nature rejoint ici l'exigence du mot propre.
79. Passage cité par A. Cassagne, Versification et métrique de Charles Baudelaire, Paris, Hachette,
1906, p. 67. L'auteur considère l'influence latine comme réelle.
80. Voir l'extrait cité par A. Cassagne, ouvr. cité, p. 58. Gautier fait lui aussi l'éloge de ce procédé.
81. Par exemple, on trouve dans «Éruption volcanique à Baies» une allitération en M. : «Uxorem repetens
tepida inter saxa vagatur, / Et mutas moestus interrogat oras.» («Cherchant sa femme, il erre parmi les rochers
encore tièdes, et, plein de tristesse, il interroge les rivages muets.» On reconnaît dans cette phrase une source possible
pour le titre latin «Moesta et errabunda»). La même allitération se retrouve dans «Semper eadem» (v. 2): «Montant
comme la mer sur le roc noir et nu», et dans «Causerie»: «Mais la tristesse en moi monte comme la mer...». Il
serait néanmoins hasardeux, dans l'état actuel de nos connaissances, d'asseoir une analyse sur cette conjonction.

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quement peu sûr de s'avancer plus loin: en effet, les recherches concernant l'harmonie
du vers ne constituent nullement une absolue nouveauté au XIXe siècle, même si elles
connaissent un essor nouveau; d'autre part, l'affirmation que ce trait stylistique est
spécifique à la poésie latine et à elle seule relève certes d'une croyance révélatrice,
d'ailleurs fortifiée par le collège qui prônait l'harmonie imitative dans la composition
des vers latins, mais il ne s'agit nullement d'un trait d'influence littéraire clairement
établi dans les faits: «Comment savoir, par exemple, si le goût de Baudelaire pour des
suites de phonèmes, et notamment de consonnes, considérées comme rugueuses n'est
pas lié à la pratique du vers latin ? Rien, de fait, ne permet de le savoir. » 82 Cela dit, les
propos de Sainte-Beuve révèlent bien le rôle de modèle a priori que revêt la référence
à la prosodie latine dans la réflexion esthétique.
D'autres emprunts à la poésie latine paraissent cependant mieux fondés. C'est le
cas en particulier pour l'emploi de la répétition d'un même terme dans un même vers,
ou dans un passage bref. Ce procédé était strictement condamné par les préceptes
classiques, qui y voyaient un effet fâcheux de répétition; or, les vers latins non
seulement l'admettent, mais encore le recommandent, par la plume même de Rollin, dans
l'extrait placé en tête du Gradus: «Les répétitions ont beaucoup de grâce dans la
poésie. » 83 Quant aux grandes œuvres offertes en exemple aux élèves, elles mettent
largement en pratique ce précepte; ainsi, Ovide écrit: «Arge, jaces, quodque in tot
lumina lumen habebas / Extinctum est. » 84 Baudelaire, dans les Fleurs du Mal, tire des
effets très expressifs de ces répétitions d'une même racine: «Berçant notre infini sur le
fini des mers», «Après s'être lavés au fond des mers profondes», «Ouvrant leurs
vastes bras pour embrasser la gloire» 85... De tels vers témoignent d'une recherche
stylistique qui trouve dans la poésie latine les armes de sa propre modernité. C'est également
par référence au latin que le poète réhabilite les jeux sur les mots, voire le calembour,
dans le domaine de la grande poésie. Il peut s'agir d'un tournoiement verbal autour de
paronomases, qui révèlent quelque vérité cachée au cœur des mots ; ainsi, la femme du
Poète dans «Bénédiction» déclare (v. 38-40): «Puisqu'il me trouve assez belle pour
m'
adorer, I Je ferai le métier des idoles antiques / Et comme elles je veux me faire
redorer.» On songe à la valeur métaphysique que Hugo prête au calembour latin: «Le
calembour est miraculeux, au sens - théologique - où l'effet (la production d'une
signification nouvelle) excède sa cause (la simple manipulation de quelques lettres):
c'est la trace [...] d'une croyance, confuse mais puissante, dans la magie du
langage. » 86
Si l'écriture poétique de Baudelaire tend à surimposer le latin au français jusqu'à
faire de cette tension interne le foyer même de la signification, c'est parce que cette
inscription oblique de la latinité révèle à la fois les pouvoirs ontologiques du Verbe et
ses limites. Comme le note P. Labarthe, «la fascination pour le latin semble tenir à
l'ambivalence suivante: d'une part, en tant que langue morte, le latin est, à l'instar des
ruines, le vestige d'une grandeur perdue [...] Simultanément, le latin est langue de

82. Alain Vaillant, art. cité, p. 80.


83. Rollin, Traité des Études, «De la poésie latine», cité par F. Noël en avant-propos au Gradus, p. XIV.
84. Ovide, Les Métamorphoses, I, v. 720: «Argus, te voilà gisant; et toute la lumière que tu possédais
dans tes yeux si nombreux s'est éteinte.»
85. Respectivement dans «Le Voyage» (v. 8), «Le Balcon» (dernier vers), «La Chevelure» (v. 19). Le jeu
de variation peut se poursuivre sur plusieurs vers, comme dans ce projet d'Épilogue pour Les Fleurs du Mal:
«Le cœur content, je suis monté sur la montagne... / Où toute énormité fleurit comme une fleur.» (I, p. 191).
86. A. Vaillant, art. cité, p. 83.

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l'origine, il a donc la valeur préservée des commencements [...] Tout se passe comme
si cette présence tutelaire [du latin dans le poème «Les Voix»] ne cessait de rappeler
au poète que tout berceau est déjà une tombe, et l'invitait, par avance, à privilégier ce
point de vue panoramique et distant qui appréhende en toute chose la ruine qu'elle
sera.»87 La poésie baudelairienne instaure ainsi avec l'intertextualité latine (au sens
large) un rapport radicalement original: il ne s'agit pas d'asseoir sur le prestige du
latin une quelconque monumentalité éternelle de la langue française, encore moins de
légitimer implicitement une œuvre par la mémoire culturelle qu'elle incarne. Au
contraire, si la latinité habite indéniablement la chair verbale du français, c'est sur le
mode de l'ambiguïté qu' emblematise le titre «Duellum»: cet archaïsme (Baudelaire
utilise la forme ancienne de bellum) renvoie à la fois au caractère originel de la
violence qu'évoque le poème, à la vigueur native que la latinité rend au français «duel»,
enfin à la tension intralinguistique dont le latin est l'indice autant que le révélateur.
Aussi le goût pour l'orthographe étymologique, qui fait saillir la latinité inhérente
au français, ne relève pas seulement du mythe d'une refondation sémantique, ou d'une
remotivation en profondeur de la langue, destinée à «donner un sens plus pur» aux
mots dégradés par l'usure de l'universel reportage. Car le latin cristallise tout un nœud
d'incompatibilités qu'il porte au cœur même de la langue française. Langue sacrée de
l'Église, il constitue aussi le détour privilégié du discours erotique88, comme le montre
l'équivoque d'un titre comme «Franciscae meae laudes» (en tête d'un poème riche
d'allusions fort scabreuses...), ou une formule telle que Diva! supplicem exaudii! dans
«La prière d'un païen», vers qui peut rappeler l'imploration de Polyphème à Galatée
dans les Métamorphoses d'Ovide (XII, v. 855-856), œuvre au demeurant très présente
dans les programmes des classes d'humanités, mais qui résonne aussi comme l'écho
déformé et détourné d'une prière chrétienne. Cette double connotation renvoie au
besoin métaphysique, éternellement inassouvi, que recouvre le désir amoureux - à
moins qu'elle n'introduise quelque ironie grinçante dans l'affirmation spirituelle dont
prétend relever l'appel à l'Idéal.
L'éternité marmoréenne traditionnellement accordée au latin s'effrite également,
rongée par la même ambivalence: si la latinité reste vivace au cœur du français moderne,
c'est sous la forme «faisandée» (dira Des Esseintes) qui caractérise la langue moribonde,
voire déjà cadavre, de la décadence; le vers ne peut dès lors recueillir que «la forme et
l'essence divine / De [ses] amours décomposés» — la pourriture linguistique du latin
valant à la fois comme mort et comme promesse de transfiguration mystique dans une
renaissance spirituelle: «Ne te semble-t-il pas, lecteur, comme à moi, que la langue de la
dernière décadence latine, — suprême soupir d'une personne robuste déjà transformée et
préparée pour la vie spirituelle, - est singulièrement propre à exprimer la passion telle que
l'a comprise et sentie le monde poétique moderne? [...] Les mots, pris dans une
acception nouvelle, révèlent la maladresse charmante du barbare du nord agenouillé devant la
beauté romaine. Le calembour lui-même, quand il traverse ces pédantesques bégaiements,
ne joue-t-il pas la grâce sauvage et baroque de l'enfance?» 89 Les vers qui ouvrent
Franciscae meae laudes synthétisent cette esthétique de la caducité latine paradoxalement
rendue à la fraîcheur de l'origine: «Novis te cantabo chordis, / O novelletum. . . »
87. P. Labarthe, Baudelaire et la tradition de l'allégorie, p. 339.
88. Comme on sait, le latin brave l'honnêteté: aussi est-ce dans deux poèmes au titre latin - Crimen
amoris et Laeti et errabundi, ce dernier constituant un clin d'œil au Moesta et errabunda de Baudelaire -
que Verlaine évoque son aventure avec Rimbaud.
89. Note accompagnant «Franciscae meae laudes» dans l'édition des Fleurs du Mal de 1857.

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La latinité implicite qui habite la langue française, loin d'assurer quelque rassurante
continuité historique fondant sa légitimité littéraire, cristallise ainsi un foyer de tensions
consubstantiel à la nature linguistique même de la poésie. Rien d'étonnant dès lors à ce
que Baudelaire exacerbe jusqu'au paroxysme cette tension latente que le latin vient
porter au cœur du langage: le latin, inscrit par transparence, concentre une rhétorique
de la subversion et de l'agression commandée par la «double lecture» qu'il requiert. Le
phénomène est particulièrement sensible dans des poèmes en prose qui, comme
«Assommons les pauvres !» et «Le Gâteau», reposent sur un dispositif retors de
renversements, lesquels en font une parabole «satanique» dont la portée éthique et politique90
s'impose au lecteur sur le mode de l'absolue violence. L'humanitairerie idéaliste et
philanthropique que dénonce Vincipit d'« Assommons les pauvres!» trouve ainsi son
emblème dans la formule virgilienne (passée en lieu commun 91) Mens agitât molem ;
mais cette profession de foi spiritualiste se trouve d'emblée invalidée par les modalités
mêmes de son insertion, et le parallèle prosaïque (de la divinité virgilienne au charlatan
de foire...) qu'elle commande: «Un mendiant me tendit son chapeau, avec un de ces
regards inoubliables qui culbuteraient les trônes, si l'esprit remuait la matière, et si l'oeil
d'un magnétiseur faisait mûrir les raisins.» La référence virgilienne, ainsi utilisée à
rebours du mysticisme révolutionnaire qu'elle est censée corroborer, permet à la fois
une critique d'ordre politique et le démantèlement d'une pratique mystificatrice du
discours bourgeois (et du recours «littéraire» à l'intertextualité classique...).
On retrouve une stratégie rhétorique du même ordre dans «Le Gâteau»: la
plénitude idyllique, née de fusion du Moi et du monde, que trouve le «promeneur solitaire»
sur les cimes se trouve irrémédiablement détruite par la révélation de la violence
inhérente à la misère sociale et à la faim - cette révélation réduit à néant l'utopie d'une
égalité fraternitaire et l'idéalisme pétri de bonne conscience qu'orchestrait le premier
«versant» du poème. Or, cette expérience douloureuse du mensonge lyrique, qui
sanctionne l'impossibilité même de l'écriture élégiaque, vient se concentrer dans le double
sens, esthétique et étymologique, de la formule «pays superbe» qui sert de clausule
désillusionnée: «II y a donc un pays superbe où le pain s'appelle du gâteau, friandise
si rare qu'elle suffit pour engendrer une guerre parfaitement fratricide!» La réflexion
métalinguistique désigne indirectement le sens latin qui donne toute sa pertinence à
cette «morale»: «La confusion entre pain et gâteau est rapportée aux mœurs d'un
«pays superbe», c'est-à-dire d'un pays dont la prétendue beauté masque, si l'on se
réfère à Fétymologie latine de l'adjectif, les méfaits de l'orgueil. Ce pays n'est autre
que le monde prétendument civilisé des repus, murés dans cet orgueil du privilégié qui
se grime, pour l'occasion, en philanthrope sublime, et cela pour mieux dénier le fond
de violence et de misère constitutif du réel. » 92 Ce fond irréductible de la violence
sociale constitue l'exact envers de l'illusion lyrique, comme au cœur du paysage de
montagne un «petit lac immobile, noir de son immense profondeur» inscrit le
répondant inversé de l'ivresse du rêve - réversibilité soulignée par le double sens du
latin altus: si ce lac, miroir de mélancolie, réfléchit à sa surface les «merveilleux
nuages» aimés du poète, c'est dans ses profondeurs «noires comme de l'encre» que
s' origine l'écriture corrosive du «Gâteau». Dans les deux cas, le détour par le latin

90. Pour une analyse de ces deux textes comme discours politiques implicites, voir Dolf Oehler, Juin
1848. Le Spleen contre l'oubli, Paris, Payot, 1996, et, pour «Le Gâteau», P. Labarthe, Petits poèmes en
prose de Charles Baudelaire, Gallimard, coll. «Foliothèque», 2000, p. 86-91.
91. Enéide, VI, v. 727; la formule se trouve encore de nos jours dans les pages roses du Larousse...
92. P. Labarthe, Petits poèmes en prose de Charles Baudelaire, p. 91.

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«creuse» le sens poétique et politique de la parabole, et sert, par l'agression même


qu'il déclenche, une authentique pédagogie de la lecture.
Car la latinité, par les déplacements sémantiques qu'elle instaure, ouvre une béance
au sein même de la langue, en parasitant la corrélation traditionnellement admise du
signifiant et du signifié - comme si l'écriture, parcourue de distorsions internes
produisant du sens par un perpétuel travail de négation, désignait toujours un «ailleurs»
du texte qu' emblematise la présence diffuse et anamorphosée du latin. Cette fracture,
cette non-coïncidence à soi du langage poétique est à l'origine d'une déstabilisation et
d'un malaise qui valent aussi pour une véritable propédeutique à la lecture
«allégorique» de l'œuvre; la violence qui travaille la chair même de la langue est à
l'image d'un réel éclaté, renvoyant à une transcendance vide qu'en même temps il
dénie - en ce sens, la poétique latine de Baudelaire est la projection linguistique d'une
ontologie inséparable d'une herméneutique.

«On dirait encore une de ces robes étranges de danseuses, où une gaze transparente
et sombre laisse entrevoir les splendeurs amorties d'une jupe éclatante, comme sous le
noir présent transperce le délicieux passé; et les étoiles vacillantes d'or et d'argent,
dont elle est semée, représentent ces feux de la fantaisie qui ne s'allument bien que
sous le deuil profond de la Nuit.» Le «miroitement en dessous» que produit
l'inscription de la latinité dans la poésie baudelairienne constitue sans doute un avatar de cette
esthétique, qui sert de clausule allégorique au «Crépuscule du soir» en prose. La
«splendeur amortie» de la langue latine, rayonnant dans la chair verbale du texte,
opère une authentique spiritualisation de la langue; elle «creuse» le vers et plus
généralement l'écriture vers les profondeurs d'un ailleurs dont elle est la promesse autant
que le reflet. Reste que cette inscription d'un infini ou d'une transcendance, qui
renvoie à un surnaturalisme linguistique autant qu'ontologique, est inséparable du «deuil»
qui la rend possible: si le latin porte en lui le sacré d'une relique, c'est justement
parce qu'il est langue morte, désignant un état originel et défunt de la langue et de la
poésie dont la modernité (et le français) ne peuvent enregistrer que l'irrémédiable perte.
Si le latin est souvenir et promesse d'un au-delà, il en marque en même temps le déni
et n'en réfracte que l'absence. La latinité «par transparence» de l'écriture
baudelairienne, par cette tension et cette violence qu'elle porte au cœur même de la langue,
fonde ainsi une herméneutique et une poétique inséparables de la «rhétorique
profonde» rêvée par le poète.
(Université Jean Monnet - Saint-Étienne)

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