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La production biopolitique
mars 2000 Negri, Toni / Hardt, Michael
Nous avons pu appréhender d’un point de vue juridique certains des éléments de la genèse idéale de l’Empire, mais il
serait difficile sinon impossible, en restant dans cette perspective, de comprendre comment la « machine » impériale
est effectivement mise en œuvre. Les théories et les systèmes juridiques renvoient toujours à autre chose qu’à eux-
mêmes. À travers l’évolution et l’exercice du droit, ils indiquent les conditions matérielles qui définissent leur projet
sur la réalité sociale. Notre analyse doit donc descendre au niveau du concret et explorer ici la transformation
matérielle du paradigme du pouvoir. Il nous faut découvrir les moyens et les forces de production de la réalité sociale,
ainsi que les subjectivités qui l’animent.
À plus d’un titre, les travaux de Michel Foucault ont préparé le terrain pour un examen des mécanismes du pouvoir
impérial. En tout premier lieu, ces travaux nous permettent de reconnaître un passage historique et décisif, dans les
formes sociales, de la société disciplinaire à la société de contrôle. La société disciplinaire est la société dans laquelle la
maîtrise sociale est construite à travers un réseau ramifié de dispositifs ou d’appareils qui produisent et régissent
coutumes, habitudes et pratiques productives. Mettre cette société au travail et assurer l’obéissance à son pouvoir et
à ses mécanismes d’intégration et/ou d’exclusion se fait par le biais d’institutions disciplinaires - la prison, l’usine,
l’asile, l’hôpital, l’université, l’école, etc. - qui structurent le terrain social et offrent une logique propre à la « raison »
de la discipline. Le pouvoir disciplinaire gouverne, en effet, en structurant les paramètres et les limites de pensée et
de pratique, en sanctionnant et/ou en prescrivant les comportements déviants et/ou normaux. Foucault se réfère
habituellement à l’Ancien Régime et à la période classique de la civilisation française pour illustrer l’apparition de la
disciplinarité, mais l’on pourrait dire, plus généralement, que la première phase d’accumulation capitaliste dans son
entier (en Europe comme ailleurs) s’est faite sous ce modèle de pouvoir. On doit comprendre au contraire la société
de contrôle comme la société qui se développe à l’extrême fin de la modernité et ouvre sur le post-moderne, et dans
laquelle les mécanismes de maîtrise se font toujours plus « démocratiques », toujours plus immanents au champ
social, diffusés dans le cerveau et le corps des citoyens. Les comportements d’intégration et d’exclusion sociale
propres au pouvoir sont ainsi de plus en plus intériorisés dans les sujets eux-mêmes. Le pouvoir s’exerce maintenant
par des machines qui organisent directement les cerveaux (par des systèmes de communication, des réseaux
d’informations, etc.) et les corps (par des systèmes d’avantages sociaux, des activités encadrées, etc.) vers un état
d’aliénation autonome, en partant du sens de la vie et du désir de créativité. La société de contrôle pourrait ainsi être
caractérisée par une intensification et une généralisation des appareils normalisants de la disciplinarité qui animent
de l’intérieur nos pratiques communes et quotidiennes ;; mais au contraire de la discipline, ce contrôle s’étend bien
au-delà des sites structurés des institutions sociales, par le biais de réseaux souples, modulables et fluctuants.
En second lieu, le travail de Foucault nous permet de reconnaître la nature biopolitique de ce nouveau paradigme du
pouvoir. Le biopouvoir est une forme de pouvoir qui régit et réglemente la vie sociale de l’intérieur, en la suivant, en
l’interprétant, en l’assimilant et en la reformulant. Le pouvoir ne peut obtenir une maîtrise effective sur la vie entière
de la population qu’en devenant une fonction intégrante et vitale que tout individu embrasse et réactive de son plein
gré. Comme le dit Foucault, « la vie est devenue maintenant [...] un objet de pouvoir. » La plus haute fonction de ce
pouvoir est d’investir la vie de part en part, et sa première tâche est de l’administrer. Le biopouvoir se réfère ainsi à
une situation dans laquelle ce qui est directement en jeu dans le pouvoir est la production et la reproduction de la vie
elle-même.
Ces deux éléments du travail de Foucault se raccordent l’un à l’autre en ce sens que seule la société de contrôle est
en mesure d’adopter le contexte biopolitique comme son terrain exclusif de référence. Dans le passage de la société
disciplinaire à la société de contrôle, un nouveau paradigme de pouvoir se réalise, qui est défini par les technologies
reconnaissant la société comme le domaine du biopouvoir. Dans la société disciplinaire, les effets des technologies
biopolitiques étaient encore partiels au sens où la mise aux normes se faisait selon une logique relativement fermée,
géométrique et quantitative. La disciplinarité fixait les individus dans le cadre des institutions, mais ne réussissait pas
à les consommer/consumer entièrement au rythme des pratiques et de la socialisation productrices ;; elle ne
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parvenait pas au point de pénétrer entièrement les consciences et les corps des individus, au point de les traiter et de
les organiser dans la totalité de leurs activités. Dans la société disciplinaire, donc, la relation entre le pouvoir et
l’individu restait une relation statique : l’invasion disciplinaire du pouvoir contrebalançait la résistance de l’individu. En
revanche, lorsque le pouvoir devient entièrement biopolitique, l’ensemble du corps social est embrassé par la
machine du pouvoir et développé dans sa virtualité. Cette relation est ouverte, qualitative et affective. La société,
subsumée sous un pouvoir qui descend jusqu’aux centres vitaux de la structure sociale et de ses processus de
développement, réagit comme un corps unique. Le pouvoir s’exprime ainsi comme un contrôle qui envahit les
profondeurs des consciences et des corps de la population - et qui s’étend, dans le même temps, à travers l’intégralité
des relations sociales.
Dans ce passage de la société disciplinaire à la société de contrôle, on peut donc avancer que la relation - de plus en
plus intense - d’implication mutuelle de toutes les forces sociales, que le capitalisme a recherchée à travers son
développement, s’est maintenant totalement réalisée. Marx reconnaissait quelque chose de similaire dans ce qu’il
appelait le passage de la subsomption formelle à la subsomption réelle du travail sous le capital, et plus tard, les
philosophes de l’École de Francfort ont analysé le passage (très voisin) de la subsomption de la culture (et des
relations sociales) sous la figure totalitaire de l’État, ou réellement dans la dialectique perverse des Lumières.
Toutefois, le passage auquel nous nous référons est fondamentalement différent : au lieu de se focaliser sur le
caractère unidimensionnel du processus décrit par Marx, puis reformulé et étendu par l’École de Francfort, le passage
évoqué par Foucault traite fondamentalement du paradoxe de la pluralité et de la multiplicité - perspective que
Deleuze et Guattari développent encore plus clairement. L’analyse de la subsomption réelle, lorsque celle-ci est
comprise comme un investissement non seulement de la dimension économique ou culturelle de la société, mais
aussi - et même plutôt - du bios social lui-même, et lorsqu’elle est attentive aux modalités de la disciplinarité et/ou
du contrôle, perturbe l’image linéaire et totalitaire du développement capitaliste. La société civile est absorbée dans
l’État, mais la conséquence de ceci est un éclatement des éléments qui étaient auparavant coordonnés et médiatisés
dans la société civile, Les résistances ne sont plus marginales mais actives au cœur d’une société qui s’épanouit en
réseaux ;; les points individuels sont singularisés en « mille plateaux. » Ce que Foucault construisait implicitement -
et que Deleuze et Guattari ont rendu explicite - est, par conséquent, le paradoxe d’un pouvoir qui, tout en unifiant et
englobant en lui-même tous les éléments de la vie sociale (et en perdant du même coup sa capacité de médiatiser
effectivement les différentes forces sociales), révèle à ce moment même un nouveau contexte, un nouveau milieu
de pluralité et de singularisation non maîtrisable - un milieu de l’événement.
Ces théories de la société de contrôle et du biopouvoir décrivent toutes deux les aspects fondamentaux du concept
d’Empire. Ce concept est le cadre dans lequel la nouvelle universalité des sujets doit être comprise et c’est la finalité
vers laquelle tend le nouveau paradigme du pouvoir. Un véritable abîme s’ouvre ici entre les anciens cadres
théoriques de la loi internationale (sous sa forme contractuelle ou sous la forme des Nations Unies) et la nouvelle
réalité de la loi impériale. Tous les éléments intermédiaires du processus ont disparu de facto, si bien que la légitimité
de l’ordre international ne peut plus se construire par médiations, mais doit plutôt être appréhendée d’emblée et
immédiatement dans toute sa diversité. Nous avons déjà reconnu ce fait d’un point de vue juridique. Nous avons vu,
en effet, que lorsque la nouvelle notion de droit émerge dans le contexte de la mondialisation et se présente comme
capable de traiter la totalité de la sphère planétaire comme un ensemble systémique unique, il faut supposer un
préalable immédiat (faction dans un état d’exception) et une technologie appropriée, souple et formative (les
techniques de police).
Même si l’état d’exception et les techniques de police constituent le noyau dur et l’élément central du nouveau droit
impérial, ce nouveau régime n’a toutefois rien à voir avec les artifices juridiques de la dictature ou du totalitarisme
qui ont été décrits en d’autres temps et à grands sons de trompe par beaucoup (et même trop, en fait) d’auteurs. Au
contraire, le pouvoir de la loi continue de jouer un rôle central dans le contexte de l’évolution contemporaine : le droit
reste en vigueur et - précisément par le biais de l’état d’exception et des techniques policières - devient procédure.
C’est une transformation radicale qui révèle la relation non-médiatisée entre le pouvoir et les subjectivités, et
démontre du même coup à la fois l’impossibilité de médiations « antérieures » et la diversité temporelle non
maîtrisable de l’événement. Dominer les espaces illimités du globe, pénétrer les profondeurs du monde biopolitique et
affronter une temporalité imprévisible : telles sont les déterminations sur lesquelles le nouveau droit supranational
doit être défini. C’est là que le concept d’Empire doit lutter pour s’établir, là où il doit prouver son efficacité - partant,
là que la machine doit être mise en route.
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De ce point de vue, le contexte biopolitique du nouveau paradigme est parfaitement central à notre analyse. C’est ce
qui offre au pouvoir un choix, non seulement entre obéissance et désobéissance ou entre participation politique
formelle ou refus, mais aussi pour toutes les alternatives de vie et de mort, de richesse et de pauvreté, de production
et de reproduction sociale, etc. Étant donné les grandes difficultés que la nouvelle notion du droit rencontre pour
représenter cette dimension du pouvoir de l’Empire, et compte tenu de son incapacité à toucher le biopouvoir
concrètement dans tous ses aspects matériels, le droit impérial ne peut représenter (au mieux) que partiellement le
schéma sous-jacent de la nouvelle constitution d’un ordre mondial, et ne saurait réellement concevoir le moteur qui
le met en mouvement. Notre analyse doit donc se concentrer plutôt sur la dimension productrice du biopouvoir.
La question de la production, en relation avec le biopouvoir et la société de contrôle, révèle toutefois une réelle
faiblesse du travail des auteurs auxquels nous avons emprunté ces notions. Il nous faut ainsi clarifier les dimensions
« vitales » ou biopolitiques de l’œuvre de Foucault, en relation avec la dynamique de production. Dans plusieurs
ouvrages du milieu des années soixante-dix, le philosophe a avancé que l’on ne saurait comprendre le passage de
l’État « souverain » de l’Ancien régime à l’État « disciplinaire » sans prendre en compte la façon dont le contexte
biopolitique a été progressivement mis au service de l’accumulation capitaliste : « Le contrôle de la société sur les
individus ne s’effectue pas seulement à travers la conscience ou l’idéologie, mais aussi dans le corps et avec le corps.
Pour la société capitaliste, c’est la biopolitique qui compte le plus, le biologique, le somatique, le corporel. »
L’un des objectifs centraux de sa stratégie d’enquête, à cette période, était d’aller au-delà des versions du
matérialisme historique - y compris des nombreuses variantes de la théorie marxiste - qui considéraient le problème
du pouvoir et de la reproduction sociale sur un plan suprastructurel, distinct du plan réel et fondamental de la
production. Foucault tentait ainsi de ramener le problème de la reproduction sociale et tous les éléments de la
« superstructure » dans les limites de la structure matérielle fondamentale, et de définir ce terrain non seulement en
termes économiques, mais aussi en termes culturels, corporels et subjectifs. On peut ainsi comprendre comment la
conception qu’avait Foucault de l’ensemble social se réalisa et se parfit lorsque, dans une phase subséquente de son
travail, il découvrit les lignes émergentes de la société de contrôle comme image du pouvoir actif à travers la
biopolitique globale de la société. Il ne semble pas, toutefois, que Foucault - bien qu’il eût puissamment saisi l’horizon
biopolitique de la société et qu’il l’eût défini comme un champ d’immanence - ait jamais réussi à libérer sa pensée de
cette épistémologie structuraliste qui guidait sa recherche depuis le début. Par « épistémologie structuraliste », nous
entendons ici la réinvention d’une analyse fonctionnaliste dans le domaine des sciences humaines, méthode qui
sacrifie effectivement la dynamique du système, la temporalité créatrice de son mouvement et la substance
ontologique de la reproduction culturelle et sociale. En fait, si, parvenus à ce point, nous avions demandé à Foucault,
qui (ou ce qui) dirige le système, ou plutôt ce qu’est le « bios », sa réponse eût été inaudible ou inexistante. En fin de
compte, ce que Foucault ne réussit pas à appréhender, c’est bien la dynamique réelle de la production dans la société
biopolitique.
Au contraire, Deleuze et Guattari nous offrent une compréhension proprement poststructuraliste du biopouvoir, qui
renouvelle la pensée matérialiste et s’ancre solidement dans la question de la production de l’être social. Leur travail
démystifie le structuralisme et toutes les conceptions philosophiques, sociologiques et politiques qui font de la fixité
du cadre épistémologique un point de référence incontournable. Ils concentrent leur attention sur la substance
ontologique de la production sociale. Des machines produisent : le fonctionnement constant des machines sociales,
dans leurs divers appareils et assemblages, produit le monde avec les sujets et les objets qui le constituent. Deleuze
et Guattari, toutefois, ne semblent être capables de concevoir positivement que les tendances au mouvement
continu et les flux absolus ;; ainsi, dans leur pensée aussi, les éléments créateurs et l’ontologie radicale de la
production du social restent sans substance ni pouvoir. Deleuze et Guattari découvrent la productivité de la
reproduction sociale - production novatrice, production de valeurs, relations sociales, affects, devenirs, etc. - mais
réussissent à ne l’articuler que superficiellement et éphémèrement, comme un horizon chaotique indéterminé,
marqué par l’événement insaisissable.
On peut concevoir plus aisément la relation entre production sociale et biopouvoir dans l’œuvre d’un groupe de
marxistes italiens contemporains ils reconnaissent en effet la dimension biopolitique en fonction de la nouvelle nature
du travail productif et de son évolution vivante en société, et utilisent pour ce faire des expressions telles que
« intellectualité de masse » et « travail immatériel », ainsi que le concept marxiste d’« intelligence générale ». Ces
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analyses partent de deux projets de recherche coordonnés. Le premier consiste en l’analyse des transformations
récentes du travail productif et de sa tendance à devenir de plus en plus immatériel. Le rôle central précédemment
occupé par la force de travail des ouvriers d’usine dans la production de plus-values est aujourd’hui assumé de façon
croissante par une force de travail intellectuel, immatérielle et fondée sur la communication. Il est ainsi nécessaire de
développer une nouvelle théorie politique de la plus-value, capable de poser le problème de cette nouvelle
accumulation capitaliste au centre du mécanisme d’exploitation (et donc - peut-être - au centre de la révolte
potentielle). Le second projet (suite logique du premier) développé par cette École consiste en l’analyse de la
dimension sociale et immédiatement communicante du travail vivant dans la société capitaliste contemporaine ;; il
pose ainsi avec insistance le problème des nouvelles figures de la subjectivité, à la fois dans leur exploitation et dans
leur potentiel révolutionnaire. La dimension immédiatement sociale de l’exploitation du travail vivant immatériel noie
le travail dans tous les éléments relationnels qui définissent le social, mais active aussi, dans le même temps, les
éléments critiques qui développent le potentiel d’insubordination et de révolte à travers l’ensemble des pratiques
laborieuses. Après une nouvelle théorie de la plus-value, donc, une nouvelle théorie de la subjectivité doit être
formulée, qui passe et fonctionne fondamentalement par la connaissance, la communication et le langage.
Ces analyses ont ainsi rétabli l’importance de la production dans le cadre du processus biopolitique de la constitution
sociale, mais elles font également isolée sous certains aspects, en la saisissant sous sa forme pure et en l’affinant sur
le plan idéal. Elles ont travaillé comme si redécouvrir les nouvelles formes des forces productrices - travail immatériel,
travail intellectuel massifié, travail de « l’intelligence générale » - était suffisant pour saisir concrètement la relation
dynamique et créatrice entre production matérielle et reproduction sociale. En réinsérant la production dans le
contexte biopolitique, elles la présentent presque exclusivement sur l’horizon du langage et de la communication.
L’un des défauts les plus sérieux a donc été, chez ces auteurs, la tendance à ne traiter les nouvelles pratiques
laborieuses dans la société biopolitique que sous leurs aspects intellectuels et non matériels. Or la productivité des
corps et la valeur des affects sont, au contraire, absolument centraux dans ce contexte. Nous aborderons donc les
trois aspects principaux du travail immatériel dans l’économie contemporaine : le travail de communication de la
production industrielle, récemment connecté à l’intérieur de réseaux d’informations ;; le travail d’interaction de
l’analyse symbolique et de la résolution des problèmes ;; le travail de production et de manipulation des affects (cf.
Section 3.4). Ce troisième aspect, avec sa focalisation sur la productivité du corporel et du somatique, est un élément
extrêmement important dans les réseaux contemporains de la production biopolitique. Le travail de cette école et son
analyse de l’intelligence générale marquent donc un progrès certain, mais son cadre conceptuel reste trop pur,
presque angélique. En dernière analyse, ces nouvelles théories ne font, elles aussi, que gratter la surface de la
dynamique productrice du nouveau cadre théorique du biopouvoir.
Notre propos est donc de travailler à partir de ces essais partiellement réussis pour reconnaître le potentiel de la
production biopolitique. C’est précisément en rapprochant de façon cohérente les différentes caractéristiques
définissant le contexte biopolitique que nous avons décrites jusqu’ici, et en les ramenant à l’ontologie de la
production, que nous serons en mesure d’identifier la nouvelle figure du corps biopolitique collectif - qui pourrait
toutefois rester aussi contradictoire qu’il est paradoxal. C’est que ce corps devient structure non pas en niant la force
productrice originaire qui l’anime, mais en la reconnaissant ;; il devient langage - à la fois scientifique et social - parce
qu’il s’agit d’une multitude de corps singuliers et déterminés en quête d’une relation. Il est ainsi tout à la fois
production et reproduction, structure et superstructure, parce qu’il est vie au sens le plus plein et politique au sens
propre. Notre analyse doit descendre dans la jungle des déterminations productrices et conflictuelles que nous offre le
corps biopolitique collectif. Le contexte de notre analyse doit donc être le développement de la vie même, le
processus de la constitution du monde et de l’histoire. L’analyse devra être proposée non par le biais de formes
idéales, mais dans le cadre de la complexité dense de l’expérience.
En nous demandant comment les éléments politiques et souverains de la machine impériale viennent à se
constituer, nous découvrons qu’il n’est nullement nécessaire de limiter notre analyse aux institutions régulatrices
supranationales établies, ni même de la concentrer sur elles. Les organisations des Nations Unies, avec leurs grandes
agences multinationales et transnationales pour la finance et le commerce (le FMI, la Banque mondiale, le GATT,
etc.), ne deviennent importantes dans la perspective d’une constitution juridique supranationale que lorsqu’on les
considère dans le cadre de la dynamique de la production biopolitique de l’ordre mondial. La fonction qu’elles
occupaient dans l’ancien ordre international - aimerions-nous souligner - n’est pas ce qui donne maintenant une
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légitimité à ces organisations. Ce qui les légitime à présent est bien plutôt leur fonction nouvellement possible dans la
symbolique de l’ordre impérial. En dehors de ce nouveau cadre, ces institutions sont inefficaces. Au mieux, l’ancien
cadre institutionnel contribue à la formation et à l’éducation du personnel administratif de la machine impériale, au
« dressage » de la nouvelle élite impériale.
Les énormes sociétés transnationales et multinationales construisent le tissu conjonctif fondamental du monde
biopolitique, sous certains aspects essentiels. Le capital, en effet, a toujours été organisé dans une perspective
embrassant le monde entier, mais c’est seulement dans la seconde moitié du XXe siècle que les sociétés industrielles
et financières multinationales et transnationales ont vraiment commencé de structurer biopolitiquement les
territoires à l’échelle mondiale. Certains avancent que ces sociétés sont simplement venues occuper la place qui était
tenue par les systèmes colonialistes et impérialistes des différentes nations dans les phases antérieures du
développement capitaliste, depuis l’impérialisme européen du XIXe siècle jusqu’à la phase fordiste de l’évolution au
XXe siècle. Cela est en partie vrai, mais cette place elle-même a été substantiellement transformée par la nouvelle
réalité du capitalisme. Les activités des sociétés ne sont plus définies par l’imposition d’un commandement abstrait et
par l’organisation de pillage pur et simple et d’échanges inégaux. Elles structurent et articulent plutôt directement
territoires et populations, et tendent à faire des États-nations de simples instruments pour enregistrer les flux des
marchandises, des monnaies et des populations qu’elles mettent en branle. Les sociétés transnationales répartissent
directement la force de travail sur les différents marchés, attribuent fonctionnellement les ressources et organisent
hiérarchiquement les divers secteurs de la production mondiale. L’appareil complexe qui sélectionne les
investissements et dirige les manœuvres financières et monétaires détermine la nouvelle géographie du marché
mondial, c’est-à-dire réellement la nouvelle structuration biopolitique du monde.
L’image la plus complète de ce monde est offerte dans une perspective financière. De ce point de vue, on peut
distinguer un horizon de valeurs et une machine de distribution, un mécanisme d’accumulation et un moyen de
communication, un pouvoir et un langage. Rien n’existe, ni « vie brute » ni point de vue extérieur, qui puisse être
placé à l’extérieur du champ contrôlé par l’argent ;; rien n’échappe à l’argent. Production et reproduction sont revêtus
d’habits financiers et de fait, sur la scène du monde, chaque figure biopolitique se présente parée de ses oripeaux
monétaires :« Accumulez, accumulez ! C’est la Loi et les Prophètes ! »
Les grandes puissances industrielles et financières produisent ainsi non seulement des marchandises, mais aussi des
subjectivités. Elles produisent des subjectivités agentiques dans le cadre du contexte biopolitique besoins, relations
sociales, corps et esprits - ce qui revient à dire qu’elles produisent des producteurs. Dans la sphère biopolitique, la vie
est destinée à travailler pour la production, et la production à travailler pour la vie. C’est une grande ruche dans
laquelle la reine surveille en permanence production et reproduction. Plus l’analyse pénètre profondément, plus elle
découvre, à des niveaux croissants d’intensité, les assemblages communicants de relations interactives. Le
développement des réseaux de communication possède un lien organique avec l’apparition du nouvel ordre mondial :
il s’agit, en d’autres termes, de l’effet et de la cause, du produit et du producteur. La communication non seulement
exprime mais aussi organise le mouvement de mondialisation. Elle l’organise en multipliant et en structurant les
interconnexions par le biais de réseaux ;; elle l’exprime et elle contrôle le sens et la direction de l’imaginaire qui
parcourt ces connexions communicantes. En d’autres termes, l’imaginaire est guidé et canalisé dans le cadre de la
machine communicatrice. Ce que les théories du pouvoir de la modernité ont été forcées de considérer comme
transcendant, c’est-à-dire extérieur aux relations productrices et sociales, est ici formé à l’intérieur, immanent à ces
mêmes relations. La médiation est absorbée dans la machine de production. La synthèse politique de l’espace social
est fixée dans l’espace de communication. C’est la raison pour laquelle les industries de communication ont pris une
position aussi centrale : non seulement elles organisent la production à une nouvelle échelle et imposent une
nouvelle structure appropriée à l’espace mondial, mais elles en rendent aussi la justification immanente. Le pouvoir
organise en tant que producteur ;; organisateur, il parle et s’exprime en tant qu’autorité. Le langage, en tant que
communicateur, produit des marchandises mais il crée de surcroît des subjectivités qu’il met en relation et qu’il
hiérarchise. Les industries de communication intègrent l’imaginaire et le symbolique dans la structure biopolitique,
non seulement en les mettant au service du pouvoir, mais en les intégrant réellement et de fait dans son
fonctionnement même.
Parvenus à ce point, nous pouvons commencer de traiter la question de la légitimation du nouvel ordre mondial.
Celle-ci n’est pas née des accords internationaux existant antérieurement ni du fonctionnement des premières
organisations supranationales embryonnaires, elles-mêmes créées par des traités fondés sur la loi internationale. La
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10/10/12 La production biopolitique
légitimation de la machine impériale est née - au moins en partie - des industries de communication, c’est-à-dire de
la transformation du nouveau mode de production en une machine. C’est un sujet qui produit sa propre image
d’autorité. C’est une forme de légitimation qui ne repose sur rien d’extérieur à elle-même et qui est reformulée sans
cesse par développement de son propre langage d’auto-validation.
Une autre conséquence doit être abordée à partir de ces prémisses. Si la communication est l’un des secteurs
hégémoniques de la production et influe sur la totalité du champ biopolitique, alors nous devons considérer la
communication et le contexte biopolitique comme coexistants et coextensifs. Cela nous emmène bien loin de l’ancien
terrain tel que Jürgen Habermas l’a décrit, par exemple. En fait, lorsque Habermas a développé le concept d’action
communicatrice, démontrant si fortement sa forme productrice et les conséquences ontologiques qui en découlent, il
partait toujours d’un point de vue extérieur à ces effets de la mondialisation, d’une perspective de vie et de vérité qui
pouvait contrecarrer la colonisation de l’individu par l’information. La machine impériale, toutefois, démontré que ce
point de vue extérieur n’existe plus. Au contraire, la production communicatrice et la construction de la légitimation
impériale marchent de conserve et ne peuvent plus être séparées. La machine est auto-validante et auto-poïétique -
c’est-à-dire systémique. Elle construit des structures sociales qui évacuent ou rendent ineffective toute
contradiction ;; elle crée des situations dans lesquelles, avant même de neutraliser la différence par la coercition, elle
semble l’absorber dans un jeu d’équilibres auto-générateurs et auto-régulateurs. Comme nous l’avons dit ailleurs,
toute théorie juridique qui traite des conditions de la postmodernité doit prendre en compte cette définition
spécifiquement communicatrice de la production sociale. La machine impériale vit en produisant un contexte
d’équilibres et/ou en réduisant les complexités ;; elle prétend proposer un projet de citoyenneté universelle et
intensifie à cette fin l’efficacité de son intervention sur tout élément de la relation de communication, tout en
dissolvant identité et histoire sur un mode entièrement postmoderne. Mais contrairement à la façon dont beaucoup
de prises en compte postmodernes (auraient fait, la machine impériale, au lieu d’éliminer les récits fondateurs, les
produit et les reproduit réellement (les principaux récits idéologiques, en particulier), afin de valider et de célébrer son
propre pouvoir. C’est dans cette coïncidence de production par le langage, de production linguistique de la réalité et
de langage d’auto-validation que réside une clef fondamentale pour comprendre l’efficacité, la validité et la
légitimation du droit impérial.
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