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L'ARMÉE DANS L'HISTOIRE DE L'ÉTAT RUSSE CONTEMPORAIN

Françoise Daucé

La Découverte | « Hérodote »

2002/1 N°104 | pages 119 à 143


ISSN 0338-487X
ISBN 2707136379
Article disponible en ligne à l'adresse :
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L’armée dans l’histoire de l’État


russe contemporain

Françoise Daucé*

L’armée est un acteur central de l’histoire politique de la Russie contempo-


raine. Par ses actions et les mobilisations qu’elle provoque, elle est à la croisée des
tensions entre autoritarisme et démocratie, entre libéralisme et dirigisme, entre
collectivisme et individualisme qui traversent l’État et la société russes après la
chute de l’URSS. Son comportement est déterminant lors de l’affrontement des
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légitimités soviétique et russe (en août 1991), des légitimités parlementaire et
présidentielle (en octobre 1993) puis des légitimités centrale et fédérale (guerre en
Tchétchénie). D’un côté, la création de l’armée permet à la Russie de se consti-
tuer en État à part entière et de succéder à l’URSS. Dans la sociologie historique
occidentale, la monopolisation du pouvoir militaire par le pouvoir politique est au
fondement de l’existence des États modernes. La Russie n’échappe pas à cette
analyse. Plus encore, « l’armée est historiquement au cœur de l’État russe », estime
Roger D. Markwick 1. À partir de 1993, l’armée contribue au renforcement de
l’État et à la présidentialisation de son régime politique. D’un autre côté, le fonc-
tionnement de l’armée, qui n’a pas été réformé dans son esprit, suscite des réac-
tions qui participent de l’affaiblissement du pouvoir central : la démilitarisation de
l’économie, la valorisation des droits individuels et la fédéralisation posent la
question de l’émergence d’une société marchande et civile face au militaire, et
donc face à l’État. L’institution militaire est à la croisée de deux chemins. En plein
affaiblissement, elle reste investie d’un idéal de puissance.

* Centre franco-russe en sciences sociales et humaines de Moscou. Vient de publier L’État,


l’armée et le citoyen en Russie postsoviétique, L’Harmattan, 2001, 299 p.
1. Roger D. MARKWICK, « What Kind of State is the Russian State – if There is One ? »,
Journal of Communist Studies and Transition Politics, vol. 15, n° 4, décembre 1999, p. 112.

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L’armée, le centre, l’autorité

D’août 1991 jusqu’en mai 1992, les dirigeants russes nouvellement élus
s’interrogent sur la création d’une armée nationale. Une telle création semble
constituer l’aboutissement logique du processus de légitimation qu’ils ont engagé
face aux autorités soviétiques. Pourtant, les débats et les décisions de l’époque
laissent voir leurs hésitations politiques. En effet, après août 1991, l’armée sovié-
tique, par sa composition et son fonctionnement, ne constitue pas un obstacle à
l’affirmation de l’identité nationale russe. Elle sert ses intérêts stratégiques et poli-
tiques. Sa disparition est imposée par les nouveaux États indépendants. Elle est
subie, plus que voulue, par la Russie.

Armée et refondation étatique

À la fin des années quatre-vingt, les dirigeants russes, réunis autour de Boris
Eltsine, leur leader charismatique, réclament des pouvoirs accrus pour la RSFSR.
Ces demandes concernent les domaines politique, économique, social ou culturel.
Elles ne concernent pas l’armée. Alors que les autres républiques fédérées de
l’Union s’intéressent politiquement aux questions militaires (les trois États baltes
et l’Azerbaïdjan demandent le départ des troupes soviétiques stationnées sur leur
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territoire, l’Ukraine souhaite nationaliser les troupes soviétiques se trouvant à
l’intérieur de ses frontières), le désintérêt russe pour cette question marque l’ambi-
guïté politique liée à la définition du nouvel État. Les responsables russes souhai-
tent avant tout un rééquilibrage des pouvoirs au sein de l’URSS. La république
fédérée de Russie ne manifeste à aucun moment la volonté de s’approprier les
forces armées soviétiques. Les nouveaux responsables russes, Eltsine en tête,
estiment que l’armée doit rester unifiée. De décembre 1991 à mai 1992, une fois
la disparition de l’URSS actée, ils militent en faveur du maintien de forces armées
communes dans la Communauté des États indépendants (CEI) nouvellement
créée. Leur méfiance à l’égard d’un démantèlement de la force armée a plusieurs
justifications objectives : l’arme nucléaire, qui suppose un contrôle unique, est
dispersée dans plusieurs républiques ; il est difficile de partager des forces conven-
tionnelles qui ont toujours été intégrées ; la situation stratégique de la Russie est
défavorable car, jusqu’alors située à l’arrière des frontières, elle hérite de troupes
et de matériels de réserve.
À ces arguments opérationnels s’ajoutent des justifications politiques et sociales,
qui, pour n’être pas clairement exprimées, n’en sont pas moins réelles. Première-
ment, le haut commandement de l’armée soviétique est majoritairement constitué
d’officiers russes. La prise de contrôle de cette institution ne constitue donc pas
un enjeu national. Deuxièmement, durant le putsch d’août 1991, l’armée soviétique
a manifesté sa loyauté politique à l’égard d’Eltsine et des réformateurs russes.

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Alors que le ministre de la Défense de l’URSS participait aux activités du Comité


d’État à l’état d’urgence, les principaux commandants lui ont désobéi et ont choisi
de soutenir le président russe nouvellement élu. Après août 1991, la prise de
contrôle politique de l’armée ne constitue plus un enjeu pour les dirigeants de la
RSFSR. Boris Eltsine place des officiers qui lui sont proches au sein des structures
de défense soviétiques. Troisièmement, l’armée est un instrument de socialisation
politique et culturelle. Depuis la Seconde Guerre mondiale, elle contribue à la
diffusion de l’idéologie communiste mais aussi de la langue russe parmi les
conscrits de toute l’URSS 2. Son contrôle ne représente donc pas un enjeu culturel.
En clair, les dirigeants russes souhaitent séparer l’autorité politique (exercée
sur le territoire de la Russie) et l’organisation militaire (réunissant les républiques
de l’ex-URSS). Cette dissociation est inconciliable avec le principe de l’État
souverain tel que l’entendent les partenaires de la Russie, qui suppose la mise en
adéquation des instruments de la violence et du territoire sur lequel s’exerce
souverainement leur action. La création d’une armée russe est imposée par défaut,
par le refus des nouvelles républiques indépendantes de rester unies militairement.
Elle marque la transformation de la RSFSR en État souverain et traduit aussi son
renoncement à la domination politique russe multiséculaire sur des territoires
conquis par la violence. Considérée comme l’héritière de l’URSS, la Russie
s’engage à rapatrier sur son territoire les forces armées stationnées hors des fron-
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tières de l’ex-URSS ainsi que celles se trouvant dans certaines anciennes répu-
bliques soviétiques. L’armée russe regroupe ainsi toutes les troupes stationnées
en Allemagne, en Pologne, à Cuba, dans les pays baltes 3, en Transcaucasie et en
Moldavie. La Russie s’approprie toutes les flottes ex-soviétiques (à l’exception de
la flotte de la mer Noire, dont le partage est un des éléments essentiels du conflit
russo-ukrainien) et la flottille de la Caspienne. La Russie hérite d’une armée forte
d’environ 3 millions d’hommes. À l’image de l’organisation soviétique, il s’agit
d’une armée massive de conscription, organisée en cinq armes : armée de terre,
armée de l’air, marine, forces de fusées stratégiques et défense antiaérienne. Le
rapatriement des soldats de l’étranger et la réorganisation militaire du territoire
marquent définitivement la création du nouvel État. La Russie est reconnue

2. Comme le souligne Ellen JONES, « sous Brejnev, l’armée a deux missions de socialisation :
promouvoir les valeurs socialistes et favoriser l’intégration et la diffusion du russe parmi les
soldats non slaves ». E. JONES, « Social Change and Civil-Military Relations », in Timothy
J. COLTON et Thane GUSTAFFSON (éd.), Soldiers and the Soviet State, Princeton University Press,
Princeton, 1990, p. 268.
3. Le retrait des troupes soviétiques constitue un enjeu politique sensible. La Russie signe
un accord sur le retrait des troupes de l’ex-URSS des États baltes (23 janvier 1992), qui doit se
faire progressivement jusqu’à l’été 1993. Chaque retard pris dans le retrait de ces troupes est
perçu comme un signe de mauvaise volonté politique. Celui-ci s’achève pourtant dès 1994.

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comme un partenaire militaire à part entière sur la scène internationale. Elle s’en-
gage à respecter les traités de désarmement signés par l’URSS.
La gestion de l’héritage nucléaire soviétique est confiée à la Russie. En 1992,
quatre des nouveaux États issus de l’URSS (la Russie, l’Ukraine, la Biélorussie et
le Kazakhstan) héritent de missiles nucléaires. Les premiers accords et traités
signés dans le cadre de la CEI en 1991 et 1992 portent essentiellement sur le
contrôle de ces armements nucléaires stratégiques (Minsk, 3 décembre 1991) et
sur le maintien d’un commandement unifié des forces stratégiques de la CEI
(Minsk, 14 février 1992). La dissémination du nucléaire militaire entre plusieurs
mains suscite l’inquiétude des démocraties occidentales, qui souhaitent la concen-
tration du pouvoir militaire soviétique entre les mains de l’État russe. Dès
août 1991, les Occidentaux veulent savoir dans quelles mains se trouve la valise
nucléaire. Comme le soulignent Bertrand Badie et Marie-Claire Smouts, « le
double postulat de l’acteur rationnel et de la personnification de l’État sur lequel
repose la dissuasion nucléaire est mis ouvertement à l’épreuve depuis août 1991.
Le bon usage de l’arme nucléaire, faite précisément pour qu’on n’ait pas à s’en
servir, suppose un mécanisme de décision centralisé, une autorité responsable, un
calcul rationnel. La situation d’incertitude causée par l’effondrement des structures
d’autorité de la plus grande puissance nucléaire en Europe suscite les plus vives
inquiétudes 4 ». En décembre 1991, le bouton nucléaire est transmis par Mikhaïl
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Gorbatchev à Boris Eltsine. La Russie devient le successeur de l’URSS et l’héri-
tière unique du statut de puissance nucléaire et du siège permanent de l’Union
soviétique au Conseil de sécurité des Nations unies. La centralisation du nucléaire
en Russie a des répercussions sur l’organisation du pouvoir politique. Comme le
souligne Dominique Colas, « supposons que la possession de certains types de
forces de destruction implique l’existence de certains rapports politiques. De la
même façon que Marx a dit qu’avec le moulin à eau on a le suzerain et le vassal et
qu’avec la machine à vapeur on a le bourgeois et le prolétaire, on pourrait dire
qu’avec le cheval et le cavalier on a l’aristocratie, et qu’avec l’arc et la flèche on a
le fantassin et la démocratie, ou avec l’arme atomique, le pouvoir personnel, prési-
dentiel ou autoritaire 5 ».

Armée et centralisation politique

Pour contrôler l’armée, le pouvoir politique russe institue un système de direc-


tion centralisé. Le Président est le commandant en chef suprême des forces
armées. Il définit la politique militaire qui est ensuite appliquée par le ministère

4. Bertrand BADIE et Marie-Claude SMOUTS, Le Retournement du monde, Presses de la


FNSP et Dalloz, Paris, 1995, p. 178.
5. Dominique COLAS, Sociologie politique, PUF, Paris, 1994, p. 264.

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de la Défense. Comment cette centralisation, induite par la gestion de l’armée,


peut-elle s’accommoder de la démocratie, de la séparation des pouvoirs et de
l’État de droit, à l’honneur en Russie en 1991-1992 ? Pour répondre à ce dilemme,
les dirigeants russes se tournent vers l’exemple occidental. En URSS, la forte
imbrication des sphères politique et militaire était au fondement de l’autoritarisme.
En 1992, la démocratisation des relations civilo-militaires, sur le modèle occi-
dental, est officiellement soutenue par les nouveaux responsables politiques
russes. D’un point de vue théorique, l’organisation des relations entre l’armée et
le pouvoir (relations civilo-militaires) constitue un élément de définition de l’iden-
tité politique des États. Les chercheurs occidentaux ont longtemps considéré que
l’organisation des relations civilo-militaires était radicalement différente en URSS
et dans les démocraties occidentales. Conformément au paradigme élaboré par
Samuel Huntington dans les années cinquante 6, ils définissent deux types idéaux
de relations civilo-militaires : dans les démocraties populaires, les pouvoirs mili-
taires et politiques sont fortement imbriqués. Les militaires siègent dans les
instances de prise de décisions civiles tandis que des commissaires politiques sont
placés au sein de l’armée pour assurer sa soumission au régime communiste. Ce
type de relation est qualifié de « contrôle subjectif ». À l’inverse, dans les démo-
craties occidentales, le pouvoir politique monopolise l’élaboration des décisions
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de défense mais reconnaît que l’armée dispose d’une autonomie professionnelle
dans leur application. Ce type de relation est qualifié de « contrôle objectif ». Si
l’on suit ce modèle, la transition démocratique en Russie dans le domaine des
relations civilo-militaires semble donc se résumer au passage de la première forme
d’organisation (contrôle civilo-militaire subjectif) à la seconde (contrôle civilo-
militaire objectif) et à l’instauration d’une séparation des sphères civile et mili-
taire. Cette séparation peut prendre des formes institutionnelles variées :
suppression des commissaires politiques dans l’armée, retrait des militaires de la
vie politique, nomination d’un ministre de la Défense civil, partage des compé-
tences des pouvoirs exécutif et législatif sur l’armée. Le passage de l’une des
formes d’organisation à l’autre est présenté comme l’un des déterminants d’une
réussite de la démocratisation de la Russie.
Les transformations de la fin des années quatre-vingt ont semblé correspondre
aux prescriptions démocratiques des observateurs occidentaux. La suppression
des commissaires politiques par Mikhaïl Gorbatchev, après le putsch d’août 1991,
marque le premier pas vers une démocratisation des relations civilo-militaires.
Les commissaires politiques avaient été institués dans l’armée soviétique après la
révolution de 1917. Ils étaient chargés de s’assurer de la fidélité des officiers et

6. Et notamment dans son ouvrage The Soldier and the State : The Theory and Politics of Civil-
Military Relations, The Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge, Mass., 1957.

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des soldats au régime bolchevique. En supprimant cette institution caractéristique


de l’autoritarisme soviétique, Gorbatchev semble ouvrir la voie à une transition
démocratique dans les forces armées. Les réformes institutionnelles et politiques,
engagées au cours de l’année 1992 par les dirigeants russes, semblent poursuivre
la démocratisation gorbatchévienne. La nomination d’un ministre de la Défense
civil est évoquée à plusieurs reprises au début de l’année 1992. Elle semble
acceptée mais est temporairement reportée pour des raisons d’opportunité. Au
printemps 1992, le général Volkogonov, président de la Commission d’État pour
la création du ministère de la Défense, explique : « Je suis personnellement favo-
rable à ce que le ministère russe de la Défense soit une administration civile et que
toutes les directions opérationnelles soient transférées à l’état-major général. [...]
Durant la première année, le ministre de la Défense russe peut être un militaire.
Ensuite, il faudra peut-être décider de nommer un civil 7. » La « civilianisation »
du ministère de la Défense est un objectif politique reconnu par les dirigeants
russes. Concernant le partage des pouvoirs sur l’armée, de nouvelles lois militaires
sont votées par le Parlement russe en 1992 et 1993. Elles définissent les compé-
tences respectives du pouvoir exécutif et législatif sur l’armée : le Président définit
la politique militaire tandis que le Parlement vote le budget de défense. Formel-
lement, la Russie s’oriente vers la constitution de relations civilo-militaires de
type démocratique.
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Cette volonté de réforme des relations civilo-militaires s’atténue au fil de
l’exercice du pouvoir par les dirigeants russes. Les difficultés économiques, les
inquiétudes sociales et le développement des tensions avec le Parlement condui-
sent les membres de l’exécutif à envisager l’armée comme une ressource poli-
tique. En 1993, le bombardement du Parlement par l’armée constitue un tournant
déterminant. L’armée applique l’ordre du Président, qui lui commande de
bombarder l’immeuble où se sont retranchés les députés. Cette intervention met
en cause la séparation des pouvoirs sur l’armée en démontrant sa seule loyauté à
l’égard du pouvoir exécutif. Elle contribue à l’évolution du régime politique russe.
À l’issue de la dissolution du Parlement, une doctrine militaire est adoptée en
novembre 1993. Ce texte général introduit une disposition importante : le Président
obtient le droit de décider de l’intervention de formations armées sur le territoire
russe. La nouvelle Constitution, adoptée en décembre 1993, donne la prépondé-
rance au Président dans le contrôle et le commandement de l’armée. Elle est
complétée par des actes législatifs. Par un décret du 21 décembre 1993, Boris Eltsine
prend de force le contrôle de trois ministères, dont le celui de la Défense. En 1996,

7. Interview du général de corps d’armée D. Volkogonov, « V novyh strukturah mozet


najtis’mesto i dlâ generala Lobova » (« Dans les nouvelles structures, on peut trouver une place
pour le général Lobov »), Izvestia, 12 avril 1992.

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une nouvelle loi sur la défense indique que le ministère de la Défense n’ap-
plique que les décisions prises par le Président.
Les relations civilo-militaires aujourd’hui en Russie empruntent à la fois à
l’exemple occidental et aux traditions soviétiques. Conformément à l’exemple
démocratique, des débats autour de la politique militaire sont tolérés. Les opposants
à la politique militaire gouvernementale, qui s’expriment au Parlement ou au sein
des mouvements associatifs, peuvent faire entendre leur voix. Cependant, dans la
sphère militaire, la tradition autoritaire reste fortement présente, en assonance avec
les demandes des autorités militaires mêmes. Une personne unique, le Président,
est placée au sommet de la hiérarchie militaire et décide seule de son utilisation.
Les militaires restent impliqués dans la définition de la politique de défense et dans
sa mise en œuvre. À la Douma comme au Conseil de la fédération, les députés
membres du Comité de la défense sont majoritairement d’anciens généraux.

L’armée, une institution totale

À partir de 1993, l’utilisation de l’armée en politique intérieure introduit des


logiques de marchandage entre le pouvoir politique et le ministère de la Défense,
qui gênent la mise en place d’une véritable réforme. Soucieux de conserver le
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soutien de l’armée, le Président consent aux autorités militaires la conservation de
leur organisation antérieure. De 1992 à 2001, les ministres de la Défense succes-
sifs de l’URSS sont des généraux formés à l’époque soviétique. Bien que l’idée
de la nomination d’un ministre de la Défense civile ait été envisagée en 1992,
Boris Eltsine ne se résout pas à appliquer cette idée, qui irrite les militaires. Ce
n’est qu’en 2001 que le président Poutine nomme un civil au ministère de la
Défense. Cette « civilianisation » est plus symbolique que réelle. Le nouveau
ministre, Sergueï Ivanov, est un ancien général du Service fédéral de sécurité
(FSB), passé dans le civil quelques semaines avant sa nomination et bien connu
des militaires pour avoir dirigé le Conseil de sécurité de la Russie. Sa nomination
est orchestrée par Vladimir Poutine et valorisée comme un signe de modernité
politique. Elle peut aussi être comprise comme un retour des services de sécurité
et comme une tentative pour restaurer un contrôle direct du pouvoir politique au
sein de l’armée.
En dépit des évolutions intervenues dans le pays, les autorités politiques
reconnaissent au ministère de la Défense une pleine autonomie dans la gestion de
ses effectifs. Les responsables militaires ne sont pas tenus d’ouvrir leur institution
vers la société civile et d’y reconnaître les droits individuels de chaque citoyen.
Les autorités militaires insistent au contraire sur le devoir patriotique qui pèse sur
chaque membre de la communauté nationale. Ils s’opposent à la reconnaissance de
l’objection de conscience et à l’instauration d’un service civil alternatif. À l’intérieur

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de l’armée, comme dans tous les pays, des règles légales régissent le comportement
des soldats. En Russie comme en URSS, elles reprennent les principes classiques
d’organisation des casernes. Le nouveau règlement disciplinaire, qui entre en
vigueur au 1er juillet 1994, change peu par rapport au règlement soviétique. Le
préambule et les citations de Lénine sont supprimés mais le corps du texte reste
sensiblement le même. Le règlement précise que « l’ordre du commandant [chef]
doit être rempli sans objection, précisément et en temps voulu. Le militaire qui
reçoit un ordre répond “À vos ordres” puis l’accomplit 8 ». L’obéissance absolue
du subordonné au chef est rappelée en permanence dans les publications mili-
taires. Ce qui différencie l’armée russe des armées occidentales, c’est, au-delà du
règlement disciplinaire, qui peut être qualifié de légal et de rationnel, les pratiques
violentes régissant les relations entre les hommes dans les casernes. Fondées sur
la soumission traditionnelle des plus jeunes aux plus âgés, elles créent une atmo-
sphère de peur et d’arbitraire au sein de l’institution. Elles renforcent le caractère
total des exigences de l’autorité militaire à l’égard de ses subordonnés.
Les réformes structurelles, qui sont entreprises après la chute de l’URSS, n’affec-
tent pas l’« esprit » de l’institution. La nature des menaces auxquelles l’armée doit
faire face change. La Conception de la sécurité nationale (adoptée en janvier 2000),
la doctrine militaire (avril 2000) et la Conception de la politique étrangère
(juin 2000) affirment que la menace d’agression majeure directe contre la Russie
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est en déclin. En revanche, les menaces liées à l’émergence de conflits locaux aux
frontières méridionales de la Russie sont en développement. Pour lutter contre ces
dernières, des aménagements institutionnels sont entrepris. La doctrine militaire
préconise la création de groupements armés mixtes, réunissant des militaires, des
policiers et des gardes-frontières. Poutine renforce les missions des troupes
de gardes-frontières et du ministère de l’Intérieur. L’institution militaire est
concurrencée par l’apparition de formations destinées à maintenir l’ordre à l’inté-
rieur même du pays. Issues du KGB, les forces de gardes-frontières se constituent
en administration indépendante. Elles comptent 140 000 hommes en 2000 9. Les
troupes du ministère de l’Intérieur en regroupent autant et se développent pour
mener des missions de maintien de l’ordre élargi. Pour ne prendre qu’un exemple
récent, en août 2001, le responsable du ministère de l’Intérieur à Moscou,
Vladimir Pronine, propose que les nouveaux conscrits ne soient pas incorporés dans
l’armée mais dans les rangs de la police de Moscou, qui manque de personnel 10.
L’accroissement des enjeux de sécurité intérieure oriente la réforme de l’armée.
Le ministère de la Défense lance, dès 1992, un programme de réforme des forces
armées, suivi, jusqu’en 2001, de nombreux projets semblables, appliqués

8. Ministerstvo oborony Rossijskoj Federacii, 1996, p. 19.


9. The Military Balance 2000-2001, Oxford University Press, Londres, 2000, p. 126.
10. RFERL Security Watch, vol. 2, n° 32, 22 août 2001.

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partiellement voire oubliés dès que signés. Au terme de dix ans de réformes mili-
taires, les effectifs ont fortement baissé. L’armée compte aujourd’hui 1 million
d’hommes environ et devrait passer à 850 000 hommes en 2003. D’un point de
vue macropolitique, la démobilisation engagée à l’issue de la guerre froide semble
réussie. Cette diminution des effectifs s’accompagne d’une réduction du nombre
d’armes au sein de l’armée. En 1997, l’armée russe passe de cinq à quatre armes.
Les forces de défense antiaériennes disparaissent et fusionnent avec l’armée de
l’air. En 2001, les troupes de fusées stratégiques sont supprimées. L’organisation
de l’armée russe se conforme techniquement à celle des forces occidentales. Elle
comprend désormais trois armes : terre, air, mer. Ces réductions correspondent au
souhait du président Poutine de constituer une armée compacte et adaptée aux
capacités économiques du pays. Elles ne sont cependant pas le signe d’une démili-
tarisation du pays. Le déclin des effectifs du ministère de la Défense s’accompagne
d’une augmentation de ceux des autres agences de sécurité. Le conflit en Tchétchénie
contribue à brouiller les évolutions. Pour éviter de reconnaître qu’il s’agit d’une
véritable guerre, les autorités russes transforment les troupes du ministère de
l’Intérieur en véritable armée équipée de matériel lourd. À l’intérieur de l’armée,
les contraintes qui pèsent sur les soldats ne sont pas atténuées.
Au niveau régional, pour s’adapter au territoire de la RSFSR, les responsables
russes tentent de réformer les régions militaires. Cette politique est formellement
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conçue comme une déconcentration du pouvoir du ministère de la Défense vers
les régions, qui ne laisse pas de place à l’autonomie régionale. À la chute de
l’URSS, le territoire russe est divisé en huit régions militaires (Saint-Pétersbourg,
Moscou, Nord-Caucase, Volga, Sibérie, Extrême-Orient, Oural, Transbaïkalie).
Aux régions militaires s’ajoute une entité à part : l’oblast de Kaliningrad. Ce
dernier constitue un avant-poste russe fortement militarisé sur la mer Baltique.
Il est perçu comme le dernier bastion de la Russie à sa frontière occidentale. En
1998, le nombre de régions militaires passe de huit à sept. Le ministre de la Défense,
I. Sergeev, transmet des capacités opérationnelles et stratégiques aux commandants
de ces régions. En 2001, les régions militaires de la Volga et de l’Oural fusionnent.
Une tendance à l’agrandissement territorial des régions militaires est donc obser-
vable. Ce choix est justifié par des arguments économiques (volonté de réduire les
coûts de fonctionnement des commandements régionaux). L’armée russe vit une
transformation organisationnelle mais pas de réforme idéologique. Les mêmes prin-
cipes de centralisation, de hiérarchie et d’autorité fondent son organisation.

L’armée, le local, l’informalité

Entre 1992 et 2001, dans la Russie « d’en bas », l’armée, héritée de l’URSS,
vit en contradiction avec les évolutions économiques et sociales du pays. L’heure
est à la conversion du complexe militaro-industriel, à la création de mouvements

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HÉRODOTE

de défense des soldats, à la libéralisation des comportements individuels et


marchands, or l’armée n’a pas fait l’objet d’une réforme de son organisation et
reste une institution à prétention totalitaire. Face à elle, des mouvements sociaux
et des mobilisations individuelles se développent sur l’ensemble du territoire. Ces
évolutions touchent l’organisation des régions militaires, la vie des casernes et le
comportement des simples soldats. Confinées dans le domaine de l’informel et de
l’illégal, ignorées des autorités publiques, elles produisent des modifications inat-
tendues au sein de l’armée.

Le patrimonialisme

En 1991-1992, la démilitarisation de l’économie et de la société constitue un


enjeu important pour la transformation politique de la Russie. L’organisation de
l’URSS était tout entière tournée vers la satisfaction des besoins militaires du
pays, conduisant certains observateurs à parler d’« économie mobilisée », voire
de « société mobilisée ». Les activités de défense absorbaient de 75 % à 80 % du
budget total consacré à la recherche et au développement et s’accompagnaient
d’une forte militarisation de la science. L’industrie de défense assurait plus de la
moitié de l’activité productive totale 11. À partir de 1989, la priorité accordée au
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système militaire est présentée comme l’une des causes des difficultés écono-
miques de l’URSS. Les autorités soviétiques estiment que la diminution du budget
de la défense est un préalable indispensable à la réforme économique 12. La
conversion du secteur militaire devient le mot d’ordre. Les budgets alloués au
ministère de la Défense sont fortement réduits. Ils passent de 4,7 % du PIB en
1992 à 2,6 % en 2000 13. Le 1er septembre 2001, Vladimir Poutine annonce que,
pour la première fois dans l’histoire de la Russie, l’État dépense plus pour l’édu-
cation que pour la défense 14. Ces chiffres et ces déclarations doivent être accueillis
avec précaution. Comme le soulignent certains observateurs, « le budget militaire
n’est pas transparent et la société civile ne peut pas contrôler de manière effective
les structures armées 15 ». En dépit de ces restrictions, une diminution des budgets
militaires est indéniable par rapport à la période soviétique.
En l’absence de réforme réelle, la réduction des budgets militaires produit des
effets indésirables. Vers 1995-1996, le paiement des soldes a souvent atteint

11. Thierry MALLERET et Murielle DELAPORTE, L’Armée rouge face à la perestroïka,


Complexe, Bruxelles, 1991, p. 129.
12. Ibid., p. 166.
13. The Military Balance 2000-2001, op. cit., p. 116.
14. RFERL Newsline, 4 septembre 2001, http ://www.rferl.org
15. Nezavissimoe voennoe obozrenie, 7-13 septembre 2001, p. 3.

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L’ARMÉE DANS L’HISTOIRE DE L’ÉTAT RUSSE CONTEMPORAIN

plusieurs mois de retard. Les conditions de logement de nombreux officiers sont


précaires et les programmes de relogement engagés par l’État depuis 1992 ne
permettent pas de leur fournir un toit. Cette situation contraste avec le niveau de
vie élevé que connaissaient les militaires à l’époque soviétique. Le déclin de leurs
ressources n’en est que plus durement ressenti. La désorganisation des forces
armées et la dégradation du niveau de vie de leurs membres contribuent au
développement de nouveaux comportements au sein de cette institution et au sein
de l’État russe plus généralement. Dès 1992, la désorganisation des forces armées
s’accompagne d’un accroissement de la corruption et de la criminalité. Le rapa-
triement sur le sol russe des troupes de l’étranger constitue le premier élément de
confusion entre les sphères marchande et publique. Le rapatriement des troupes
de l’ex-RDA en donne l’illustration la plus claire. Le ZGV (Groupe des troupes
occidentales), stationné en RDA, regroupait des hommes, des infrastructures et
des matériels en nombre important. Leur retrait donne lieu à des transactions
économiques à la légalité douteuse. Des scandales de corruption, touchant le
ministère de la Défense russe, éclatent en 1994. Le ministre russe aurait directe-
ment bénéficié d’avantages financiers liés à la vente d’avoirs militaires sovié-
tiques en ex-RDA. Le rapatriement, par les échanges et les déplacements de biens
qu’il entraîne, constitue un facteur important de développement de la corruption
dans la sphère militaire. Il n’est pas le seul. La vente de matériel militaire est une
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grande source de malversations en Russie même. Les scandales financiers qui y
sont liés sont une constante de l’histoire récente. En mai 2001, la reconnaissance
de ces malversations prend même un tour officiel. Selon un rapport de la Cour des
comptes, le ministère de la Défense aurait utilisé à contre-emploi 50 millions
de dollars en 2000. Les plus gros détournements auraient été constatés dans le
domaine de la coopération militaire internationale 16. En effet, la Direction de la
coopération internationale du ministère de la Défense est autorisée à vendre à
l’étranger des matériels militaires inutilisés par l’armée russe et dispose ainsi de
ressources en devises. Ces ressources auraient ensuite été mal contrôlées et auraient
en partie disparu. Là encore, les chiffres sont difficiles à vérifier et les accusations
de corruption sont parfois le fruit de concurrences politiques et institutionnelles.
Cependant, les informations et les rumeurs sur l’enrichissement indu des officiers
dans les échelons supérieurs du pouvoir militaire contribuent à la diffusion de ces
pratiques aux niveaux subalternes. Les officiers et les soldats sur le terrain se
sentent moralement exonérés en comparaison avec le comportement de leurs
supérieurs. Leurs difficultés économiques et sociales les conduisent à adopter
des stratégies de survie qui enfreignent les règles légales. Ils parviennent à

16. RFERL Security Watch, vol. 2, n° 22, 4 juin 2001. L’intégralité des rapports de la Cour
des comptes est disponible sur le site http ://www.ach.gov.ru/results/ulyanov/1-1.shtml

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HÉRODOTE

arrondir leurs revenus en vendant des biens militaires (armes et munitions, mais
aussi carburants, vêtements 17...). Certains militaires exercent plusieurs activités en
parallèle ou utilisent les infrastructures de l’armée pour développer leurs propres
affaires. Comme le souligne V. Serebriannikov, « l’absence catastrophique
de protection sociale de toutes les catégories de militaires, associée à l’absence de
définition des différentes formes de propriété des biens, conduit à une hausse des
pillages et à la formation de couches intermédiaires claniques et corrompues parmi
les officiers, à la commercialisation d’une partie des avoirs militaires 18 ». Ces
pratiques favorisent la constitution d’un pouvoir fondé non sur le droit et la justice
mais sur le patrimonialisme et les réseaux. L’introduction anarchique de pratiques
marchandes dans l’armée contribue à sa désorganisation et à son affaiblissement.
Elle contribue à l’échec des politiques publiques de réforme militaire. Ces pratiques
ne concernent pas seulement une armée démobilisée et en paix. Elles se nourris-
sent aussi de la guerre. Au printemps 2001, le journal Novaya Gazeta publie des
documents sur la corruption des contractants militaires impliqués dans le conflit
tchétchène. Ces documents contribuent à montrer les conflits d’intérêts écono-
miques et politiques qui se développent autour de la guerre.
L’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, en mars 2000, a réveillé l’espoir des
militaires. Le nouveau président a promis une augmentation des soldes dès
janvier 2002. En juin 2001, il a annoncé un alignement des salaires militaires sur
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les salaires des autres fonctionnaires. Mais la mesure, qui devait donc permettre un
rattrapage des rémunérations militaires, a finalement été repoussée à janvier 2003,
refroidissant l’enthousiasme de l’armée pour le nouveau président 19.

L’insoumission

Dans la société russe, dès la fin des années quatre-vingt, la libéralisation poli-
tique soutenue par Gorbatchev conduit à une remise en cause de la place occupée
par l’armée dans l’organisation du pays. La libéralisation de la presse amène des
révélations sur les tortures subies par les jeunes appelés durant leur service mili-
taire. Les violences commises au sein de l’institution militaire (la dedovchtchina)
sont dénoncées au grand jour. La réforme du fonctionnement de l’armée devient
un thème central du débat public. En 1990, Gorbatchev réduit la durée du service

17. Le quotidien Komsomolskaâ Pravda du 28 août 2001 affirme même que le ministère de
la Défense russe aurait vendu du sang collecté pour les soldats blessés en Tchétchénie. RFERL
Security Watch, vol. 2, n° 34, 3 septembre 2001.
18. V. SEREBRIANNIKOV et Û. I. DERÛGIN, Sociologia armii (Sociologie de l’armée), ISPI
RAN, Moscou, 1996, p. 215.
19. RFERL Security Watch, vol. 2, n° 32, 22 août 2001.

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L’ARMÉE DANS L’HISTOIRE DE L’ÉTAT RUSSE CONTEMPORAIN

militaire, qui passe de deux ans à un an et demi dans l’armée de terre. La défense
des jeunes et des soldats est assurée par des mouvements associatifs qui se créent
à la fin de la période gorbatchévienne. Des comités de mères de soldats deman-
dent l’amélioration du niveau de vie des conscrits, le droit au service civil alter-
natif, la suppression des bataillons disciplinaires... Leurs revendications sont
soutenues par les autorités. Mikhaïl Gorbatchev annonce la suppression des
bataillons de construction (stroibat). Boris Eltsine soutient certaines demandes
des mères de soldats. En 1993, le droit au service civil alternatif est inscrit dans
la Constitution russe. Cependant, depuis 1993, aucune loi d’application des dispo-
sitions constitutionnelles sur le service civil alternatif n’a été adoptée. Ce dernier
reste officiellement illégal. En 1994, le déclenchement de la guerre en Tchétchénie
s’accompagne de l’envoi de nombreux jeunes conscrits sur le front. Les comités
de mères de soldats s’insurgent mais restent impuissants. À Moscou et à Saint-
Pétersbourg, les jeunes Russes choisissent massivement l’insoumission face à
l’armée. Chaque année, environ 30 000 d’entre eux sur un total de 400 000 appelés
refusent de se rendre au commissariat militaire. De plus, de nombreux jeunes
obtiennent ou achètent le droit d’échapper au service militaire : fausses inscrip-
tions à l’université, faux certificats médicaux... Les mouvements de mères de
soldats perdent de l’influence auprès des autorités politiques. Leurs relations avec
le président Eltsine se détériorent. Depuis l’élection de Poutine, cette tendance se
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poursuit. En septembre 2001, V. Melnikova, responsable du Comité des mères de
soldats de Moscou, cesse de siéger au sein de la Commission des grâces prési-
dentielles, à la suite de l’oukase de Vladimir Poutine modifiant la composition de
cette commission 20. Le déclin de l’influence des mères de soldats auprès du pouvoir
politique s’accompagne d’une volonté publique manifeste de redonner à l’armée
son rôle social. Poutine insiste sur les missions d’éducation patriotique confiées à
l’armée. Par un décret de décembre 1999, il renforce la formation patriotique dans
les écoles. Ses décisions semblent mettre un terme officiel aux processus de démi-
litarisation de la société engagés par Mikhaïl Gorbatchev dix ans plus tôt.

La dissymétrie

Pour résoudre les problèmes d’organisation liés au déclin des financements


publics, les autorités militaires incitent les régions russes à participer à l’entretien
des forces stationnées sur leur territoire. Les sujets de la fédération réagissent
différemment à ces demandes. Dans le champ militaire, les républiques du

20. Information reprise par Boris KLIN, « Prezident naznacil svoih zasitnikov prav celo-
veka » (« Le Président a nommé ses défenseurs des droits de l’homme »), Kommersant, n° 166,
13 septembre 2001.

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HÉRODOTE

Tatarstan et de Tchétchénie sont politiquement les plus actives. En 1990, le


Tatarstan déclare sa souveraineté, demande la création d’une confédération et
envisage la création d’une garde nationale. À la même époque, les dirigeants
tchétchènes commencent à constituer leur propre armée. En 1992, le Tatarstan et
la Tchétchénie refusent de signer le Traité fédéral. Leur chemin commun s’arrête là.
Alors que le Tatarstan choisit la voie de la négociation et de la bilatéralité pour faire
valoir ses revendications, la Tchétchénie et le pouvoir central russe ne parviennent
pas à négocier et s’engagent dans la guerre. Le 5 mars 1994, le Tatarstan signe un
accord sur l’armée avec le pouvoir central et obtient de participer à la définition de
la politique militaire sur son territoire. En avril 1999, le président tatar s’oppose à
l’envoi de volontaires tatars en Yougoslavie. En septembre 1999, le Parlement
tatar suspend la conscription dans les forces armées russes en raison de la reprise
de la guerre en Tchétchénie. La situation de l’armée russe au Tatarstan est dépen-
dante de considérations politiques.
Plus souvent, la dissymétrie militaire qui se développe est liée à des détermi-
nants économiques. La réorganisation du territoire intervient dans un contexte
financier défavorable à la défense. Les attributions budgétaires destinées à l’entre-
tien des garnisons diminuent et sont souvent en partie détournées au niveau central.
Dans les régions, les autorités militaires parent aux pénuries et aux difficultés du
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ravitaillement en passant des accords avec les autorités régionales. En échange
de services, elles obtiennent des subsides locaux proportionnels à la richesse du
territoire où elles se trouvent. La situation des soldats, leur niveau de vie, leur
équipement varient en fonction des régions. L’Extrême-Orient et la Sibérie sont
réputés pour la dureté du service alors que les régions centrales du pays, plus
riches, participent davantage à l’entretien de l’armée.
Cette régionalisation de l’organisation militaire est un facteur de désorganisa-
tion. La région militaire du Nord-Caucase (SKVO) est ainsi l’une des plus grandes
subdivisions militaires de Russie. Elle regroupe près de 100 000 hommes répartis
dans 13 sujets de la fédération. En Tchétchénie, pourtant, les troupes du SKVO ne
représentent que 18 % des effectifs engagés (les 82 % restants viennent des autres
régions militaires). En 2000, un contrôle de la Cour des comptes met au jour les
dérives financières qui obèrent le fonctionnement du SKVO. Les approvisionne-
ments des troupes en alimentation et en énergie ont lieu, dans la région ou en
Géorgie, à des tarifs très supérieurs à ceux pratiqués dans le reste de la Russie. Un
observateur estime que « les relations entre les directions principales et centrales
du ministère de la Défense, d’un côté, et les structures régionales, de l’autre, ne
sont pas optimales » et que le SKVO en pâtit 21.

21. Mihail HODARENOK, « Problemy voûûsego okruga » (« Les problèmes d’une région mili-
taire en guerre »), Nezavissimoe voennoe obozrenie, n° 25, 2001, p. 3.

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L’ARMÉE DANS L’HISTOIRE DE L’ÉTAT RUSSE CONTEMPORAIN

En cela, le fonctionnement de l’armée ne se différencie pas réellement du fonc-


tionnement de la Russie après la disparition de l’URSS. « Il n’y a pas eu de décen-
tralisation à proprement parler pendant les années Eltsine. C’est la désorganisation
des politiques centrales qui a provoqué l’autonomisation des provinces, en obligeant
chaque acteur à trouver son propre mode de gestion », constate Marie Mendras 22.
Cette remarque s’applique à la sphère militaire, ce qui montre l’ampleur de la
désorganisation des politiques centrales, incapables même d’assurer le contrôle des
instruments régaliens. La souplesse induite par cette désorganisation permet cepen-
dant à l’armée de survivre et aux sujets de la fédération d’aménager leur pouvoir
et leurs attributions.
Depuis l’arrivée de Vladimir Poutine à la tête de l’État russe, la réorganisation
politique et militaire du territoire se simplifie. Comme le souligne Marie Mendras,
pour la nouvelle équipe, la « restauration » de l’autorité étatique « signifie l’affir-
mation des pouvoirs de l’exécutif central, concentré dans les différents organes
politiques et administratifs fédéraux ». Les administrations fiscales, les tribunaux,
les services de sécurité, la police et l’armée doivent être soustraits à la subordina-
tion envers les gouverneurs de région ou les maires des grandes villes et remis
sous le contrôle direct des services centraux 23. Au printemps 2000, Poutine crée
sept grands districts administratifs. Les responsables de ces superdistricts,
nommés par le Président, ont pour mission de superviser les agences fédérales
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territoriales et de surveiller les activités des gouverneurs. Le découpage de ces
superdistricts rappelle celui des régions militaires. Cette parenté est accentuée par
le parcours professionnel des personnes qui les dirigent. Cinq de ces sept repré-
sentants plénipotentiaires du Président sont des officiers de l’armée ou du rensei-
gnement. Comme l’écrit Marie Mendras, « le message est clair : les forces de
l’ordre ont vocation à agir au cœur du système de gouvernement du pays 24 ».

L’explosion des contradictions : la guerre

L’armée est au cœur de la contradiction qui oppose les aspirations centralisa-


trices des dirigeants russes et les réalités économiques et sociales de l’ancien espace
soviétique. Comme le note Roger D. Markwick, « si l’on suit les critères les plus

22. Marie MENDRAS, « La question de l’État : la recentralisation impossible », Critique inter-


nationale, n° 12, juillet 2001, p. 151. Étudiant l’État russe en général, Vladimir Shlapentokh
estime que la Russie est un État prémoderne et invoque le féodalisme européen pour en définir
les caractères politiques. Pour lui, le cœur de la comparaison est fondé sur l’existence d’un État
central faible, incapable de faire régner l’ordre et la loi. Vladimir SHLAPENTOKH, « Early Feuda-
lism : the Best Parallel for Contemporary Russia », Europe-Asia Studies, vol. 48, n° 3, 1996,
p. 393-411.
23. Marie MENDRAS, « La question de l’État... », art. cité, p. 154.
24. Ibid., p. 155.

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HÉRODOTE

cruciaux, la Russie est un État faible qui manque du pouvoir fiscal et militaire. Au
mieux, l’État russe est un État qui manque de “pouvoir infrastructurel”, en dépit
du quasi-“pouvoir despotique” de son système présidentiel 25 ». Entre « despo-
tisme » et « faiblesse », la violence s’installe pour régler les différends.

À l’intérieur de l’État russe : la guerre en Tchétchénie

La guerre en Tchétchénie constitue une illustration des tensions violentes nées


de la disparition de l’URSS et de la contradiction entre étatisme et libéralisme qui
en découle. Dès la fin de la période soviétique, les autorités tchétchènes mani-
festent leur volonté d’indépendance et la concrétisent en créant des forces armées.
Ces dernières sont constituées à partir du matériel soviétique présent sur place.
Des ventes d’armes, organisées par des officiers russes au profit des Tchétchènes,
auraient complété l’équipement nationaliste. Le général Doudaev est lui-même un
ancien des forces armées soviétiques qui recycle ses compétences militaires au
profit de l’armée tchétchène. Les modes de constitution de cette armée de guérilla
illustrent les processus d’affaiblissement de l’État et de régionalisation entraînés
par la chute de l’URSS, les transformations économiques subséquentes et
l’abandon de l’autoritarisme. Ces processus, initialement soutenus par les autorités
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de la RSFSR, entrent en conflit avec les velléités centralisatrices et unificatrices
des dirigeants de la fédération de Russie. Eltsine, qui avait été soutenu par
Doudaev au moment du putsch d’août 1991, et qui se posait alors comme le
défenseur des aspirations tant indépendantistes que démocratiques, devient
le symbole de l’impérialisme russe.
En 1994, le déclenchement des hostilités entre la Russie et la Tchétchénie est
le fruit de l’affrontement de deux légitimités militaires et, donc, de deux légiti-
mités étatiques. Eltsine ordonne l’envoi des troupes russes en Tchétchénie pour
« désarmer les formations armées illégales » qui y ont été constituées. Ces forma-
tions armées, créées par le président tchétchène, portent atteinte au monopole mili-
taire du pouvoir russe au sein de la fédération et donc à l’existence de cet État tel
qu’il a été défini après la chute de l’URSS. Indirectement, la guerre en Tchétchénie
donne une valeur étatique forte aux frontières de la RSFSR, qui sont devenues
celles de la Russie. Dessinées par Staline et acceptées par défaut, celles-ci devien-
nent un objectif politique fondamental à défendre. Comme l’écrit Marie Mendras,
« la décision dramatique de mener une guerre dans la Tchétchénie séparatiste en
décembre 1994 a des causes multiples et complexes. L’une d’entre elles fut certai-
nement la grande confusion qui agitait les cercles du Kremlin sur un possible

25. Roger D. MARKWICK, « What Kind of State... », art. cité, p. 112.

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L’ARMÉE DANS L’HISTOIRE DE L’ÉTAT RUSSE CONTEMPORAIN

“effet domino” qui aurait entraîné l’État russe à sa perte 26 ». La seconde guerre de
Tchétchénie, en septembre 1999, est officiellement déclenchée par les autorités
russes en raison de l’incursion de « formations armées illégales » issues de
Tchétchénie au Daghestan. Comme le souligne Anatolij Novikov, le déclen-
chement des conflits de 1994 et 1999 est fondamentalement lié aux mêmes
causes : l’affrontement de formations armées en conflit de légitimité politique.
Pourtant, la seconde opération est qualifiée par les autorités russes de « lutte anti-
terroriste 27 ». Cette dénomination permet au pouvoir russe de disqualifier les aspi-
rations des Tchétchènes à la formation d’un État national.
En Tchétchénie, l’autoritarisme politique du centre russe se heurte aux réalités
économiques et sociales. Pour de nombreux observateurs, l’armée russe, mal
financée et mal équipée, est incapable d’agir comme instrument de l’autorité russe
à l’intérieur et à l’extérieur du pays. La campagne en Tchétchénie illustre le carac-
tère anarchique et absurde des réformes militaires engagées depuis 1990. Les
troupes russes sont mal entraînées et ne disposent que de matériel obsolète.
Les 100 000 hommes engagés en Tchétchénie, en janvier 2000, ne réussissent pas
à y rétablir l’ordre. Ils parviennent à peine à contrôler les grandes villes (Groznyi,
Argoun, Goudermès) au terme d’un encerclement prolongé et de tirs d’artillerie
intensifs. En choisissant de faire intervenir l’armée (les forces du ministère de la
Défense) en Tchétchénie, les dirigeants russes donnent implicitement à ce conflit
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interne une dimension interétatique. L’armée, instrument de l’État destiné à
défendre ses frontières d’une offensive étrangère, est mobilisée à l’intérieur même
du pays pour lutter contre d’autres forces armées. Cette contradiction est reconnue
implicitement par le gouvernement russe. À partir d’avril 2000, le ministère de la
Défense annonce « la fin des opérations militaires majeures en Tchétchénie ». Les
opérations sont désormais conduites par les forces spéciales et la police. L’armée
est placée au second plan. Pour autant, face au refus du gouvernement russe d’en-
gager des négociations politiques avec les autorités tchétchènes, la violence armée,
quelle que soit l’institution qui l’administre, reste la seule réalité possible.

Aux côtés de l’État russe : les conflits dans l’ancien espace soviétique

Les situations de conflit qui se nouent dans l’ancien espace soviétique sont le
fruit des mêmes contradictions. Au tout début des années quatre-vingt-dix, profitant
de la déroute soviétique et de l’indétermination russe, les républiques issues de
l’URSS se constituent en États et créent leurs propres forces armées. Comme le

26. Marie MENDRAS, « La question de l’État... », art. cité, p. 148.


27. Anatolij NOVIKOV, « Genezis silovogo varianta » (« La genèse de la variante violente »),
Nezavissimoe voennoe obozrenie, 2001, http ://www.ng.ru

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HÉRODOTE

souligne Jacques Lévesque, « la Russie eltsinienne pré-indépendante, qui a joué le


rôle de loin le plus important dans la destruction du pouvoir soviétique et le déman-
tèlement de l’URSS, a encouragé tous ces nationalismes et les a par la suite assez
longtemps tolérés, y compris à l’intérieur de ses frontières 28 ». Lorsque la tolé-
rance prend fin, l’armée constitue l’un des principaux instruments de restauration
de la domination traditionnelle du pouvoir russe dans l’ancien espace soviétique.
Faute de moyens, cette restauration n’est cependant pas très glorieuse.

Les prétentions collectives

Depuis 1992, la Russie milite en faveur d’un renforcement des coopérations


militaires au sein de la CEI. Les discussions sur l’avenir et le financement des
forces armées, ainsi que sur la sécurité aux frontières et dans les nouveaux États,
débutent dès décembre 1991. Elles débouchent sur la création de forces d’inter-
position de la CEI (21 février 1992) et sur la création d’une force collective de
maintien de la paix (6 juillet 1992). Le 15 mai 1992, la signature du traité
de Tachkent sur la sécurité collective marque la volonté de la Russie de reprendre
en main les questions militaires dans la CEI. Le Traité de sécurité collective regroupe
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la Russie, l’Arménie, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, le Turkménistan et le Tadjikistan.
Des institutions militaires de coopération entre ces différents États sont créées :
Comité des secrétaires de conseils de sécurité, Conseil des ministres de la Défense,
État-major de coordination de la coopération militaire, Centre antiterroriste...
Toutes ces institutions supra-étatiques sont dirigées par un officier russe. Au prin-
temps 2001, le nouveau ministre de la Défense russe, Sergueï Ivanov, est nommé
président du Conseil des ministres de la Défense de la CEI. Le général d’armée
Iakovlev, ancien commandant en chef des missiles stratégiques de la Russie, est
nommé chef de l’État-major de coordination des forces armées.
L’État russe s’investit dans la création de troupes de maintien de la paix, au
point qu’une confusion s’instaure avec les troupes russes. Des forces d’interposition
de la CEI sont envoyées en Ossétie du Sud (14 juillet 1992), en Transdniestrie
(21 juillet 1992) ainsi qu’au Tadjikistan (10 septembre 1993). En Géorgie, les
forces envoyées en 1994 sur la ligne de front entre l’Abkhazie et la Géorgie sont
officiellement des « forces de la CEI mais demeurent entièrement russes 29 ». De
manière générale, ces forces collectives ont pour utilité de réduire l’ambiguïté

28. Jacques LÉVESQUE, « La gestion de l’ancien Empire ou les vestiges de la puissance »,


Critique internationale, n° 12, juillet 2001, p. 160.
29. Dmitrii DANILOV, « Russia’s role », http ://abkhazia-georgia.parliament.ge/Publica-
tions/Foreign/dmitrii_danilov.htm

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L’ARMÉE DANS L’HISTOIRE DE L’ÉTAT RUSSE CONTEMPORAIN

entre la définition officielle des frontières de l’État et leur existence réelle qui
découle de la présence de militaires russes hors des frontières officielles de la
Russie. Les soldats russes stationnent dans de nombreuses républiques voisines de
la Russie. Le gouvernement russe construit un modèle politique supra-étatique
destiné à justifier les décalages observés entre leur présence et les frontières offi-
cielles de l’État. Reprenant des logiques validées sur la scène politique occiden-
tale, il développe des traités de coopération, des forces de maintien de la paix, des
actions humanitaires. L’armée est au cœur de ces constructions politiques. En
avril 2001, la Russie envisage la formation de forces collectives de réaction rapide
aux compétences limitées. Ces forces sont conçues sur le modèle européen. En
réponse, les nouveaux États indépendants qui s’opposent à la Russie tentent de lui
répondre, sur le même plan, par la création de structures politico-militaires supra-
nationales. En 1996, la Géorgie, l’Ukraine, l’Azerbaïdjan et la Moldavie créent le
GUAM et demandent le développement de relations particulières entre leur
alliance et l’OTAN. Face aux pressions militaires de la Russie, leur réponse se
situe bien sur un plan militaire supra-étatique.

La politique du cavalier seul


En débit des tentatives de rationalisation supra-étatiques, les prétentions de la
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Russie à conserver son influence dans l’ex-URSS se traduisent majoritairement
par des actions militaires autonomes et souveraines. L’Ukraine, la Moldavie, la
Géorgie et l’Azerbaïdjan refusent de constituer un espace de défense commun et
affirment qu’une indépendance totale est conditionnée par l’existence d’une
armée nationale (accord de Minsk du 14 février 1992). Face à ces oppositions,
l’armée russe est mobilisée. Sa présence est aussi maintenue voire renforcée dans
les nouveaux États qui acceptent de coopérer avec Moscou. Depuis dix ans, le
bilan de la présence militaire russe dans l’étranger proche semble impressionnant.
Les troupes russes sont présentes en Ukraine. Les autorités ukrainiennes, qui
entendaient obtenir le retrait total des forces russes et de la flotte de guerre
mouillant dans les ports de Crimée, ont dû faire marche arrière. Face à l’inflexi-
bilité du gouvernement ukrainien, les autorités russes ont activé les mouvements
indépendantistes en Crimée et entamé un chantage aux approvisionnements éner-
gétiques. Ces mesures de rétorsion ont conduit le gouvernement ukrainien à céder.
Le 31 mai 1997, la Russie et l’Ukraine signent un traité d’amitié, de coopération
et de partenariat. Celui-ci affirme l’« intangibilité des frontières existantes », mais
autorise la location de facilités portuaires à la Russie en Crimée. En dépit de ses
réticences initiales, le gouvernement ukrainien est contraint d’accepter la présence
militaire russe sur son territoire.
En Géorgie, les autorités postsoviétiques, sous la présidence de V. Gamsakhourdia,
ont manifesté très tôt des velléités indépendantistes qui se sont traduites par leur

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HÉRODOTE

refus d’entrer dans la CEI et d’adhérer aux traités de sécurité collective. Les auto-
rités russes ont alors entrepris de maintenir leur pouvoir dans la région en s’alliant
aux indépendantistes abkhazes. Ces derniers, soutenus en sous-main par l’armée
russe, ont obtenu de fait la partition du pays, au terme de combats avec les forces
régulières géorgiennes. En 1993, face aux menaces d’éclatement de son pays,
le nouveau président géorgien, Édouard Chevardnadzé, consent à négocier. En
février 1994, il est contraint d’octroyer à la Russie quatre bases militaires (Vaziani,
Gudauta, Batoumi et Akhalkalaki) et de faire entrer son pays dans la CEI.
En Azerbaïdjan, les velléités autonomistes azéries du début des années quatre-
vingt-dix ont été calmées par le soutien des troupes russes aux combattants armé-
niens engagés dans une lutte pour le contrôle du Haut-Karabakh. Le gouvernement
azéri, tout en tentant de rester distant de la Russie, a été contraint de reconnaître
son influence et d’entrer dans la CEI en 1993. À l’heure actuelle, le conflit du Haut-
Karabakh n’a toujours pas trouvé de dénouement officiel et environ 3 000 militaires
russes stationnent en permanence sur le territoire arménien.
En Moldavie, la présence de la Xe armée russe en Transdniestrie, une région
peuplée de Russes et d’Ukrainiens, a favorisé l’émergence d’un mouvement auto-
nomiste au début des années quatre-vingt-dix. Commandée par le général Lebed,
la Xe armée a mené des opérations militaires massives, contraignant les autorités
moldaves à signer un cessez-le-feu en juillet 1992. En juin 1995, la Xe armée a été
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officiellement dissoute. Néanmoins, des forces armées russes substantielles restent
stationnées en Transdniestrie.
Au Tadjikistan, la 201e division russe motorisée est stationnée dans plusieurs
points du pays. Comme le souligne Jean-Christophe Romer, lorsque Moscou a
envoyé cette division sur la frontière tadjiko-afghane en août 1992, Eltsine a déclaré :
« Les frontières du Tadjikistan avec l’Afghanistan sont aussi les frontières de la
Russie 30 . » Le 6 février 1993, P. Gratchev, le ministre russe de la Défense, annonce
que la 201e division restera au Tadjikistan. Cette présence est confirmée par
un accord signé entre la fédération de Russie et la république du Tadjikistan
le 16 avril 1999. À l’issue des attentats commis contre le World Trade Center
à New York et contre le Pentagone, le rôle de la 201e division, à la frontière de
l’Afghanistan, est renforcé. Initialement envisagée comme un instrument d’in-
fluence régionale, elle devient un instrument d’influence de la Russie sur la scène
internationale.
Au Kazakhstan, la Russie reste présente. Elle loue pour dix ans le cosmodrome
de Baïkonour et le polygone d’essais militaires de Sary-Chagoun.
Sur la frontière occidentale, la coopération militaire de la Russie avec la
Biélorussie s’est accélérée après l’élection de Loukachenko à la présidence

30. Jean-Christophe ROMER, Géopolitique de la Russie, Economica, Paris, 1999, p. 67.

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L’ARMÉE DANS L’HISTOIRE DE L’ÉTAT RUSSE CONTEMPORAIN

biélorusse en juillet 1994. La Russie a progressé vers l’intégration de la Biélorussie


dans son système de défense. Les deux pays ont signé des accords bilatéraux sur
la défense commune des frontières et de l’espace aérien.
Ce rapide panorama de la présence militaire russe dans la CEI permet de
montrer l’importance du rôle attribué à l’armée dans les relations avec ces régions
et traduit une immixtion qui n’est pas sans rappeler la présence soviétique en
Europe centrale et orientale après la Seconde Guerre mondiale. Les méthodes sont
proches : chantages économiques, intrigues politiques, politique du pire au profit
du pouvoir russe. Toutefois, les réalités de la vie quotidienne des militaires russes
dans la CEI permettent d’atténuer ces ressemblances.

Une gloire perdue

En dépit de son déploiement, l’armée russe ne parvient pas à remplir ses


missions officielles. En Géorgie, sa présence n’est pas très glorieuse. Les forces
russes, déployées le long de la frontière entre l’Abkhazie et la Géorgie en 1994,
atteignent à peine 1 500 hommes alors qu’elles devraient en compter 3 000. Leur
entraînement et leur équipement ne leur permettent pas d’assurer leur mission.
« En fait, la porosité de la ligne de cessez-le-feu a été une source majeure de
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tension entre les deux parties », affirme Dmitrii Danilov 31. L’armée russe a ainsi
perdu des hommes en Géorgie.
La situation sociale et économique des soldats russes hors du territoire national
est encore plus difficile qu’à l’intérieur du pays. Au Kazakhstan, le polygone de
Sary-Chagoun constitue une enclave importante de 80 000 hectares. Dans les faits,
pourtant, les réalités matérielles et sociales de cette présence en montrent les
limites. La situation des militaires du polygone de Sary-Chagoun est difficile. De
1990 à 1997, ce polygone n’a bénéficié d’aucun financement public. Les militaires
n’y ont pas de protection sociale et vivent isolés, les liaisons aériennes ayant prati-
quement cessé. Comme le résume justement un reporter russe, « tout a des limites.
Si la Patrie oublie une nouvelle fois ceux qui défendent ses intérêts, les problèmes
sociaux du polygone pourraient devenir des problèmes politiques pour l’État 32 ».
Dans la CEI même, le décalage entre la politique militaire de l’État russe et ses
possibilités réelles est manifeste.
En raison de ces difficultés économiques, la présence de l’armée russe parti-
cipe du développement des trafics et des relations informelles dans les zones de

31. Dmitrii DANILOV, « Russia’s role », http ://abkhazia-georgia.parliament.ge/Publica-


tions/Foreign/dmitrii_danilov.htm
32. Sergei SOKUT, « Poligon boretsa s proizvolom cinovnikov », Nezavissimoe voennoe
obozrenie, n° 18, mai 2001.

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HÉRODOTE

conflit. Que ce soit en Asie centrale ou dans le Caucase, elle est perçue comme
une force corruptrice (nous ne jugeons pas ici de l’ampleur réelle des trafics mais
de leurs répercussions symboliques). Dans le Caucase, Jonathan Cohen estime
que « la guerre et la disparition de l’URSS ont dévasté la production industrielle,
les infrastructures et l’agriculture de l’Abkhazie et ont restreint le progrès de la
Géorgie vers la stabilisation économique [...]. Le marché noir, les monopolistes
locaux, les gardes-frontières, les soldats et les milices ont bénéficié d’une
économie anarchique et sont incapables de trouver une issue au conflit 33 ». En
Asie centrale, Sergei Gretsky estime que la 201e division russe est affectée par le
crime. Plusieurs officiers russes ont été assassinés à Douchanbé ces dernières
années. Il écrit : « Les crimes liés à la drogue sont en augmentation. Le business
des narcotiques est devenu une source majeure de revenus pour tous les groupes
du gouvernement, pour l’opposition et pour les militaires russes 34. » L’image des
forces russes dans l’ancien espace soviétique est dégradée. Elles sont générale-
ment plus réputées pour leur vénalité que pour leurs exploits.
Ces difficultés à entretenir des forces armées à l’étranger peuvent expliquer
les transactions actuelles autour du retrait des troupes russes de Géorgie et de
Moldavie. La pression militaire de la Russie sur la Géorgie semble se relâcher. Le
départ des soldats russes des bases de Vaziani et de Guadauta est en cours. Les
troupes russes restent uniquement présentes à Batoumi et à Akhalkalaki, à la fron-
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tière de la Turquie. Leur rôle en Abkhazie reste toutefois crucial et contribue au
contrôle du gouvernement géorgien. Le retrait des soldats de Moldavie est envi-
sagé. L’accroissement des dépenses militaires liées à la guerre en Tchétchénie et
aux tensions en Asie centrale peut conduire les autorités russes à réduire leur
présence dans des zones moins cruciales.

Au-dessus de l’État russe : les tensions internationales

Jusqu’en 1991, le caractère centralisé et autoritaire de la politique étrangère


soviétique permettait d’envisager les relations internationales de manière réaliste.
La force armée, au cours du XXe siècle, a été au cœur de la diplomatie de l’URSS.
Les autorités soviétiques envisageaient la politique étrangère comme un affron-
tement d’État à État puis de bloc à bloc. Même si, dès les années soixante-dix, les

33. Jonathan COHEN, « Economic dimensions », http ://abkhazia-georgia.parliament.ge/Publica-


tions/Foreign/jonathan_cohen.htm
34. Sergei GRETSKY, « Civil War in Tajikistan : Causes, Developments and Prospects for
Peace », in Roald Z. SAGDEEV et Susan EISENHOWER (éd.), Central Asia : Conflict, Resolution,
and Change. Center for Political and Strategic Studies, 1995, http ://www.cpss.org/cabook.htm

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L’ARMÉE DANS L’HISTOIRE DE L’ÉTAT RUSSE CONTEMPORAIN

observateurs occidentaux ont pu mettre en lumière l’importance d’une sociologie


des relations internationales, cette approche n’a jamais été relayée par les dirigeants
politiques russes. Le rôle des accords d’Helsinki dans le renforcement de la dissi-
dence en URSS a toujours semblé de peu de poids face aux réalités du nucléaire
et aux processus de désarmement.
La disparition de l’URSS aurait pu conduire à une redéfinition des principes
de la politique étrangère russe. Deux évolutions y contribuaient. D’une part, la
fin de l’URSS a produit un affaiblissement important du potentiel militaire russe.
Les problèmes de défense que rencontre la Russie sont ceux d’une métropole
privée de son empire. La Russie hérite de forces armées inadaptées à son territoire
et à son économie. Dans l’organisation militaire soviétique, la RSFSR constituait
une zone militaire de réserve. Protégée par les régions militaires des Carpates, de
Biélorussie, de Kiev et d’Odessa, elle n’était pas considérée comme une zone
militaire névralgique. L’URSS avait projeté ses forces militaires les plus perfor-
mantes au-delà des frontières de sa métropole, à la frontière chinoise, en Europe
centrale et orientale, dans le Caucase. À sa disparition, une part significative des
moyens stratégiques et des infrastructures les plus modernes restent sur les terri-
toires des pays baltes, de l’Ukraine, de la Biélorussie et des autres États indé-
pendants. « Environ 70 % des technologies et des armes les plus modernes des
forces armées de l’ancienne URSS sont restés hors de la Russie », explique le
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général Gratchev 35.
D’autre part, la disparition de l’URSS et la réorganisation des forces armées
ouvrent la voie à l’émergence d’acteurs nouveaux sur la scène internationale,
qu’ils soient supranationaux (alliances, forums, réseaux) ou infranationaux
(régions, associations, voire citoyens). Face à ce développement, le rôle de l’armée
dans l’exercice de la puissance est amoindri. Ce constat supposerait une réorien-
tation des principes de la politique étrangère et une prise en compte des phéno-
mènes non militaires et non gouvernementaux.
Dans les faits, l’armée continue d’être envisagée comme un instrument privi-
légié de la politique étrangère par les responsables politiques russes. « Le facteur de
la force militaire a joué et jouera un rôle important dans la garantie des intérêts de la
Russie dans l’arène internationale », affirme Igor Ivanov, alors vice-ministre des
Affaires étrangères, en 1996 36. Les dirigeants russes considèrent le monde comme
un espace de lutte politique et militaire entre les États. Répugnant à abandonner
le statut de puissance qui fut celui de leur État, ils se placent dans une situation de
confrontation militaire avec l’OTAN, et, concomitamment, avec les États-Unis. Le

35. « La position du ministre », Rossijskie Vesti, 4 janvier 1993. Cité par Dale R. HERSPRING,
« The Russian Military : Three Years On », Communist and Post-Communist Studies, vol. 28,
n° 2, 1995, p. 164.
36. Igor IVANOV, « Faktor Sily » (« Le facteur de la force »), Krasnaâ Zvezda, 19 novembre 1996.

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HÉRODOTE

maintien de l’OTAN après la disparition du pacte de Varsovie, son élargissement


aux pays d’Europe centrale et orientale et son intervention en Yougoslavie sont
perçus comme autant de signes d’hostilité par les responsables politiques et mili-
taires russes. À l’inverse, l’élargissement de l’Union européenne, considérée
comme une entité économique, n’est pas ressentie comme une agression. Cette
différence de perception est symptomatique d’une approche réaliste des relations
internationales.
Face à une situation estimée menaçante, les responsables s’attachent à conserver,
voire à renforcer, le potentiel nucléaire militaire hérité de l’URSS. Le maintien et
le fonctionnement de forces conventionnelles nombreuses sont trop coûteux. La
valorisation du nucléaire permet de conserver à moindre coût un statut de puis-
sance internationale. En 1997, la nomination du général Sergeev, ancien comman-
dant en chef des troupes de fusées stratégiques, à la tête du ministère de la Défense
témoigne du rôle accordé au nucléaire dans la gestion des relations internatio-
nales. Les forces conventionnelles sont fortement affaiblies mais la possession
nucléaire peut continuer à assurer le respect de la Russie sur la scène internationale.
Comme le souligne Dmitrii Trenine, « les armes nucléaires russes sont perçues
comme un contrepoids à l’unipolarité croissante du système international 37 ». Le
paradigme réaliste imprègne la politique étrangère russe, aux dépens des nouveaux
acteurs des relations internationales. « Les élites au pouvoir en Russie ont opéré
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leur “retour à l’histoire” et adopté une version très dure de la Realpolitik »,
confirme Trenine 38. L’armée constitue l’instrument fondamental de cette approche
des relations internationales.
Dans l’histoire politique, l’armée peut relever des péripéties du temps court,
des bombardements, des assauts, des victoires. C’est la vision la plus communé-
ment admise dans l’étude actuelle de l’armée russe. Elle cache pourtant une
histoire de la longue durée, celle de l’État, des droits et des devoirs des citoyens,
des enjeux économiques et sociaux. L’armée, en tant qu’instrument régalien, ne
relève officiellement que de l’État et est donc pertinente pour son étude. Depuis
1993, la volonté de redonner à l’armée un rôle important dans l’organisation de la
Russie est indéniable. La centralisation du pouvoir politique sur l’armée, la valo-
risation du nucléaire ou la guerre en Tchétchénie montrent le rôle central accordé
au militaire dans la gestion de la Russie. Jacques Lévesque constate ce retour du
militaire lorsqu’il écrit : « Chez Gorbatchev, la conscience des limites et de la
fragilité de ce qui pouvait être accompli par des moyens militaires, sur une base
économique déliquescente, avait amené une nouvelle politique internationale [...].

37. Dmitrii TRENINE, « La Russie et l’avenir de la politique nucléaire », Nucléaire : le retour


d’un grand débat, Cahiers de Chaillot, n° 48, juillet 2001, p. 119.
38. Ibid., p. 123.

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L’ARMÉE DANS L’HISTOIRE DE L’ÉTAT RUSSE CONTEMPORAIN

Puis la Russie est retombée quelque peu dans les vieilles ornières. Sur fond
d’effondrement économique, elle s’est appuyée sur le seul instrument de puissance
qui lui restait, ses forces armées (malgré leur état lamentable) pour établir son
hégémonie dans sa sphère d’influence 39. » Du point de vue de l’État et des repré-
sentations politiques, ce constat est réel. Cependant, l’effondrement économique
et l’état « lamentable » des forces armées ne peuvent être mis entre parenthèses.
Ce sont précisément les réalités économiques et sociales de la vie des militaires
qui les placent au cœur du dilemme entre puissance de l’État et stratégies indivi-
duelles. La décentralisation asymétrique du pouvoir fédéral, l’effondrement des
forces conventionnelles et la défaite en Tchétchénie montrent que les engagements
officiels du pouvoir politique sont en contradiction avec les pratiques militaires
réelles. En dépit des volontés centralisatrices et rationalisatrices manifestées par
le président Poutine, la disparition des tensions entre projets politiques et réalités
sociales autour de l’armée semble encore loin d’être acquise.
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39. Jacques LÉVESQUE, « La gestion de l’ancien... », art. cité, p. 160.

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