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Françoise Daucé
La Découverte | « Hérodote »
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Françoise Daucé*
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D’août 1991 jusqu’en mai 1992, les dirigeants russes nouvellement élus
s’interrogent sur la création d’une armée nationale. Une telle création semble
constituer l’aboutissement logique du processus de légitimation qu’ils ont engagé
face aux autorités soviétiques. Pourtant, les débats et les décisions de l’époque
laissent voir leurs hésitations politiques. En effet, après août 1991, l’armée sovié-
tique, par sa composition et son fonctionnement, ne constitue pas un obstacle à
l’affirmation de l’identité nationale russe. Elle sert ses intérêts stratégiques et poli-
tiques. Sa disparition est imposée par les nouveaux États indépendants. Elle est
subie, plus que voulue, par la Russie.
À la fin des années quatre-vingt, les dirigeants russes, réunis autour de Boris
Eltsine, leur leader charismatique, réclament des pouvoirs accrus pour la RSFSR.
Ces demandes concernent les domaines politique, économique, social ou culturel.
Elles ne concernent pas l’armée. Alors que les autres républiques fédérées de
l’Union s’intéressent politiquement aux questions militaires (les trois États baltes
et l’Azerbaïdjan demandent le départ des troupes soviétiques stationnées sur leur
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2. Comme le souligne Ellen JONES, « sous Brejnev, l’armée a deux missions de socialisation :
promouvoir les valeurs socialistes et favoriser l’intégration et la diffusion du russe parmi les
soldats non slaves ». E. JONES, « Social Change and Civil-Military Relations », in Timothy
J. COLTON et Thane GUSTAFFSON (éd.), Soldiers and the Soviet State, Princeton University Press,
Princeton, 1990, p. 268.
3. Le retrait des troupes soviétiques constitue un enjeu politique sensible. La Russie signe
un accord sur le retrait des troupes de l’ex-URSS des États baltes (23 janvier 1992), qui doit se
faire progressivement jusqu’à l’été 1993. Chaque retard pris dans le retrait de ces troupes est
perçu comme un signe de mauvaise volonté politique. Celui-ci s’achève pourtant dès 1994.
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comme un partenaire militaire à part entière sur la scène internationale. Elle s’en-
gage à respecter les traités de désarmement signés par l’URSS.
La gestion de l’héritage nucléaire soviétique est confiée à la Russie. En 1992,
quatre des nouveaux États issus de l’URSS (la Russie, l’Ukraine, la Biélorussie et
le Kazakhstan) héritent de missiles nucléaires. Les premiers accords et traités
signés dans le cadre de la CEI en 1991 et 1992 portent essentiellement sur le
contrôle de ces armements nucléaires stratégiques (Minsk, 3 décembre 1991) et
sur le maintien d’un commandement unifié des forces stratégiques de la CEI
(Minsk, 14 février 1992). La dissémination du nucléaire militaire entre plusieurs
mains suscite l’inquiétude des démocraties occidentales, qui souhaitent la concen-
tration du pouvoir militaire soviétique entre les mains de l’État russe. Dès
août 1991, les Occidentaux veulent savoir dans quelles mains se trouve la valise
nucléaire. Comme le soulignent Bertrand Badie et Marie-Claire Smouts, « le
double postulat de l’acteur rationnel et de la personnification de l’État sur lequel
repose la dissuasion nucléaire est mis ouvertement à l’épreuve depuis août 1991.
Le bon usage de l’arme nucléaire, faite précisément pour qu’on n’ait pas à s’en
servir, suppose un mécanisme de décision centralisé, une autorité responsable, un
calcul rationnel. La situation d’incertitude causée par l’effondrement des structures
d’autorité de la plus grande puissance nucléaire en Europe suscite les plus vives
inquiétudes 4 ». En décembre 1991, le bouton nucléaire est transmis par Mikhaïl
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6. Et notamment dans son ouvrage The Soldier and the State : The Theory and Politics of Civil-
Military Relations, The Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge, Mass., 1957.
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une nouvelle loi sur la défense indique que le ministère de la Défense n’ap-
plique que les décisions prises par le Président.
Les relations civilo-militaires aujourd’hui en Russie empruntent à la fois à
l’exemple occidental et aux traditions soviétiques. Conformément à l’exemple
démocratique, des débats autour de la politique militaire sont tolérés. Les opposants
à la politique militaire gouvernementale, qui s’expriment au Parlement ou au sein
des mouvements associatifs, peuvent faire entendre leur voix. Cependant, dans la
sphère militaire, la tradition autoritaire reste fortement présente, en assonance avec
les demandes des autorités militaires mêmes. Une personne unique, le Président,
est placée au sommet de la hiérarchie militaire et décide seule de son utilisation.
Les militaires restent impliqués dans la définition de la politique de défense et dans
sa mise en œuvre. À la Douma comme au Conseil de la fédération, les députés
membres du Comité de la défense sont majoritairement d’anciens généraux.
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de l’armée, comme dans tous les pays, des règles légales régissent le comportement
des soldats. En Russie comme en URSS, elles reprennent les principes classiques
d’organisation des casernes. Le nouveau règlement disciplinaire, qui entre en
vigueur au 1er juillet 1994, change peu par rapport au règlement soviétique. Le
préambule et les citations de Lénine sont supprimés mais le corps du texte reste
sensiblement le même. Le règlement précise que « l’ordre du commandant [chef]
doit être rempli sans objection, précisément et en temps voulu. Le militaire qui
reçoit un ordre répond “À vos ordres” puis l’accomplit 8 ». L’obéissance absolue
du subordonné au chef est rappelée en permanence dans les publications mili-
taires. Ce qui différencie l’armée russe des armées occidentales, c’est, au-delà du
règlement disciplinaire, qui peut être qualifié de légal et de rationnel, les pratiques
violentes régissant les relations entre les hommes dans les casernes. Fondées sur
la soumission traditionnelle des plus jeunes aux plus âgés, elles créent une atmo-
sphère de peur et d’arbitraire au sein de l’institution. Elles renforcent le caractère
total des exigences de l’autorité militaire à l’égard de ses subordonnés.
Les réformes structurelles, qui sont entreprises après la chute de l’URSS, n’affec-
tent pas l’« esprit » de l’institution. La nature des menaces auxquelles l’armée doit
faire face change. La Conception de la sécurité nationale (adoptée en janvier 2000),
la doctrine militaire (avril 2000) et la Conception de la politique étrangère
(juin 2000) affirment que la menace d’agression majeure directe contre la Russie
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partiellement voire oubliés dès que signés. Au terme de dix ans de réformes mili-
taires, les effectifs ont fortement baissé. L’armée compte aujourd’hui 1 million
d’hommes environ et devrait passer à 850 000 hommes en 2003. D’un point de
vue macropolitique, la démobilisation engagée à l’issue de la guerre froide semble
réussie. Cette diminution des effectifs s’accompagne d’une réduction du nombre
d’armes au sein de l’armée. En 1997, l’armée russe passe de cinq à quatre armes.
Les forces de défense antiaériennes disparaissent et fusionnent avec l’armée de
l’air. En 2001, les troupes de fusées stratégiques sont supprimées. L’organisation
de l’armée russe se conforme techniquement à celle des forces occidentales. Elle
comprend désormais trois armes : terre, air, mer. Ces réductions correspondent au
souhait du président Poutine de constituer une armée compacte et adaptée aux
capacités économiques du pays. Elles ne sont cependant pas le signe d’une démili-
tarisation du pays. Le déclin des effectifs du ministère de la Défense s’accompagne
d’une augmentation de ceux des autres agences de sécurité. Le conflit en Tchétchénie
contribue à brouiller les évolutions. Pour éviter de reconnaître qu’il s’agit d’une
véritable guerre, les autorités russes transforment les troupes du ministère de
l’Intérieur en véritable armée équipée de matériel lourd. À l’intérieur de l’armée,
les contraintes qui pèsent sur les soldats ne sont pas atténuées.
Au niveau régional, pour s’adapter au territoire de la RSFSR, les responsables
russes tentent de réformer les régions militaires. Cette politique est formellement
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Entre 1992 et 2001, dans la Russie « d’en bas », l’armée, héritée de l’URSS,
vit en contradiction avec les évolutions économiques et sociales du pays. L’heure
est à la conversion du complexe militaro-industriel, à la création de mouvements
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Le patrimonialisme
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16. RFERL Security Watch, vol. 2, n° 22, 4 juin 2001. L’intégralité des rapports de la Cour
des comptes est disponible sur le site http ://www.ach.gov.ru/results/ulyanov/1-1.shtml
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arrondir leurs revenus en vendant des biens militaires (armes et munitions, mais
aussi carburants, vêtements 17...). Certains militaires exercent plusieurs activités en
parallèle ou utilisent les infrastructures de l’armée pour développer leurs propres
affaires. Comme le souligne V. Serebriannikov, « l’absence catastrophique
de protection sociale de toutes les catégories de militaires, associée à l’absence de
définition des différentes formes de propriété des biens, conduit à une hausse des
pillages et à la formation de couches intermédiaires claniques et corrompues parmi
les officiers, à la commercialisation d’une partie des avoirs militaires 18 ». Ces
pratiques favorisent la constitution d’un pouvoir fondé non sur le droit et la justice
mais sur le patrimonialisme et les réseaux. L’introduction anarchique de pratiques
marchandes dans l’armée contribue à sa désorganisation et à son affaiblissement.
Elle contribue à l’échec des politiques publiques de réforme militaire. Ces pratiques
ne concernent pas seulement une armée démobilisée et en paix. Elles se nourris-
sent aussi de la guerre. Au printemps 2001, le journal Novaya Gazeta publie des
documents sur la corruption des contractants militaires impliqués dans le conflit
tchétchène. Ces documents contribuent à montrer les conflits d’intérêts écono-
miques et politiques qui se développent autour de la guerre.
L’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, en mars 2000, a réveillé l’espoir des
militaires. Le nouveau président a promis une augmentation des soldes dès
janvier 2002. En juin 2001, il a annoncé un alignement des salaires militaires sur
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L’insoumission
Dans la société russe, dès la fin des années quatre-vingt, la libéralisation poli-
tique soutenue par Gorbatchev conduit à une remise en cause de la place occupée
par l’armée dans l’organisation du pays. La libéralisation de la presse amène des
révélations sur les tortures subies par les jeunes appelés durant leur service mili-
taire. Les violences commises au sein de l’institution militaire (la dedovchtchina)
sont dénoncées au grand jour. La réforme du fonctionnement de l’armée devient
un thème central du débat public. En 1990, Gorbatchev réduit la durée du service
17. Le quotidien Komsomolskaâ Pravda du 28 août 2001 affirme même que le ministère de
la Défense russe aurait vendu du sang collecté pour les soldats blessés en Tchétchénie. RFERL
Security Watch, vol. 2, n° 34, 3 septembre 2001.
18. V. SEREBRIANNIKOV et Û. I. DERÛGIN, Sociologia armii (Sociologie de l’armée), ISPI
RAN, Moscou, 1996, p. 215.
19. RFERL Security Watch, vol. 2, n° 32, 22 août 2001.
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militaire, qui passe de deux ans à un an et demi dans l’armée de terre. La défense
des jeunes et des soldats est assurée par des mouvements associatifs qui se créent
à la fin de la période gorbatchévienne. Des comités de mères de soldats deman-
dent l’amélioration du niveau de vie des conscrits, le droit au service civil alter-
natif, la suppression des bataillons disciplinaires... Leurs revendications sont
soutenues par les autorités. Mikhaïl Gorbatchev annonce la suppression des
bataillons de construction (stroibat). Boris Eltsine soutient certaines demandes
des mères de soldats. En 1993, le droit au service civil alternatif est inscrit dans
la Constitution russe. Cependant, depuis 1993, aucune loi d’application des dispo-
sitions constitutionnelles sur le service civil alternatif n’a été adoptée. Ce dernier
reste officiellement illégal. En 1994, le déclenchement de la guerre en Tchétchénie
s’accompagne de l’envoi de nombreux jeunes conscrits sur le front. Les comités
de mères de soldats s’insurgent mais restent impuissants. À Moscou et à Saint-
Pétersbourg, les jeunes Russes choisissent massivement l’insoumission face à
l’armée. Chaque année, environ 30 000 d’entre eux sur un total de 400 000 appelés
refusent de se rendre au commissariat militaire. De plus, de nombreux jeunes
obtiennent ou achètent le droit d’échapper au service militaire : fausses inscrip-
tions à l’université, faux certificats médicaux... Les mouvements de mères de
soldats perdent de l’influence auprès des autorités politiques. Leurs relations avec
le président Eltsine se détériorent. Depuis l’élection de Poutine, cette tendance se
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La dissymétrie
20. Information reprise par Boris KLIN, « Prezident naznacil svoih zasitnikov prav celo-
veka » (« Le Président a nommé ses défenseurs des droits de l’homme »), Kommersant, n° 166,
13 septembre 2001.
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21. Mihail HODARENOK, « Problemy voûûsego okruga » (« Les problèmes d’une région mili-
taire en guerre »), Nezavissimoe voennoe obozrenie, n° 25, 2001, p. 3.
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cruciaux, la Russie est un État faible qui manque du pouvoir fiscal et militaire. Au
mieux, l’État russe est un État qui manque de “pouvoir infrastructurel”, en dépit
du quasi-“pouvoir despotique” de son système présidentiel 25 ». Entre « despo-
tisme » et « faiblesse », la violence s’installe pour régler les différends.
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“effet domino” qui aurait entraîné l’État russe à sa perte 26 ». La seconde guerre de
Tchétchénie, en septembre 1999, est officiellement déclenchée par les autorités
russes en raison de l’incursion de « formations armées illégales » issues de
Tchétchénie au Daghestan. Comme le souligne Anatolij Novikov, le déclen-
chement des conflits de 1994 et 1999 est fondamentalement lié aux mêmes
causes : l’affrontement de formations armées en conflit de légitimité politique.
Pourtant, la seconde opération est qualifiée par les autorités russes de « lutte anti-
terroriste 27 ». Cette dénomination permet au pouvoir russe de disqualifier les aspi-
rations des Tchétchènes à la formation d’un État national.
En Tchétchénie, l’autoritarisme politique du centre russe se heurte aux réalités
économiques et sociales. Pour de nombreux observateurs, l’armée russe, mal
financée et mal équipée, est incapable d’agir comme instrument de l’autorité russe
à l’intérieur et à l’extérieur du pays. La campagne en Tchétchénie illustre le carac-
tère anarchique et absurde des réformes militaires engagées depuis 1990. Les
troupes russes sont mal entraînées et ne disposent que de matériel obsolète.
Les 100 000 hommes engagés en Tchétchénie, en janvier 2000, ne réussissent pas
à y rétablir l’ordre. Ils parviennent à peine à contrôler les grandes villes (Groznyi,
Argoun, Goudermès) au terme d’un encerclement prolongé et de tirs d’artillerie
intensifs. En choisissant de faire intervenir l’armée (les forces du ministère de la
Défense) en Tchétchénie, les dirigeants russes donnent implicitement à ce conflit
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Aux côtés de l’État russe : les conflits dans l’ancien espace soviétique
Les situations de conflit qui se nouent dans l’ancien espace soviétique sont le
fruit des mêmes contradictions. Au tout début des années quatre-vingt-dix, profitant
de la déroute soviétique et de l’indétermination russe, les républiques issues de
l’URSS se constituent en États et créent leurs propres forces armées. Comme le
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entre la définition officielle des frontières de l’État et leur existence réelle qui
découle de la présence de militaires russes hors des frontières officielles de la
Russie. Les soldats russes stationnent dans de nombreuses républiques voisines de
la Russie. Le gouvernement russe construit un modèle politique supra-étatique
destiné à justifier les décalages observés entre leur présence et les frontières offi-
cielles de l’État. Reprenant des logiques validées sur la scène politique occiden-
tale, il développe des traités de coopération, des forces de maintien de la paix, des
actions humanitaires. L’armée est au cœur de ces constructions politiques. En
avril 2001, la Russie envisage la formation de forces collectives de réaction rapide
aux compétences limitées. Ces forces sont conçues sur le modèle européen. En
réponse, les nouveaux États indépendants qui s’opposent à la Russie tentent de lui
répondre, sur le même plan, par la création de structures politico-militaires supra-
nationales. En 1996, la Géorgie, l’Ukraine, l’Azerbaïdjan et la Moldavie créent le
GUAM et demandent le développement de relations particulières entre leur
alliance et l’OTAN. Face aux pressions militaires de la Russie, leur réponse se
situe bien sur un plan militaire supra-étatique.
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refus d’entrer dans la CEI et d’adhérer aux traités de sécurité collective. Les auto-
rités russes ont alors entrepris de maintenir leur pouvoir dans la région en s’alliant
aux indépendantistes abkhazes. Ces derniers, soutenus en sous-main par l’armée
russe, ont obtenu de fait la partition du pays, au terme de combats avec les forces
régulières géorgiennes. En 1993, face aux menaces d’éclatement de son pays,
le nouveau président géorgien, Édouard Chevardnadzé, consent à négocier. En
février 1994, il est contraint d’octroyer à la Russie quatre bases militaires (Vaziani,
Gudauta, Batoumi et Akhalkalaki) et de faire entrer son pays dans la CEI.
En Azerbaïdjan, les velléités autonomistes azéries du début des années quatre-
vingt-dix ont été calmées par le soutien des troupes russes aux combattants armé-
niens engagés dans une lutte pour le contrôle du Haut-Karabakh. Le gouvernement
azéri, tout en tentant de rester distant de la Russie, a été contraint de reconnaître
son influence et d’entrer dans la CEI en 1993. À l’heure actuelle, le conflit du Haut-
Karabakh n’a toujours pas trouvé de dénouement officiel et environ 3 000 militaires
russes stationnent en permanence sur le territoire arménien.
En Moldavie, la présence de la Xe armée russe en Transdniestrie, une région
peuplée de Russes et d’Ukrainiens, a favorisé l’émergence d’un mouvement auto-
nomiste au début des années quatre-vingt-dix. Commandée par le général Lebed,
la Xe armée a mené des opérations militaires massives, contraignant les autorités
moldaves à signer un cessez-le-feu en juillet 1992. En juin 1995, la Xe armée a été
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conflit. Que ce soit en Asie centrale ou dans le Caucase, elle est perçue comme
une force corruptrice (nous ne jugeons pas ici de l’ampleur réelle des trafics mais
de leurs répercussions symboliques). Dans le Caucase, Jonathan Cohen estime
que « la guerre et la disparition de l’URSS ont dévasté la production industrielle,
les infrastructures et l’agriculture de l’Abkhazie et ont restreint le progrès de la
Géorgie vers la stabilisation économique [...]. Le marché noir, les monopolistes
locaux, les gardes-frontières, les soldats et les milices ont bénéficié d’une
économie anarchique et sont incapables de trouver une issue au conflit 33 ». En
Asie centrale, Sergei Gretsky estime que la 201e division russe est affectée par le
crime. Plusieurs officiers russes ont été assassinés à Douchanbé ces dernières
années. Il écrit : « Les crimes liés à la drogue sont en augmentation. Le business
des narcotiques est devenu une source majeure de revenus pour tous les groupes
du gouvernement, pour l’opposition et pour les militaires russes 34. » L’image des
forces russes dans l’ancien espace soviétique est dégradée. Elles sont générale-
ment plus réputées pour leur vénalité que pour leurs exploits.
Ces difficultés à entretenir des forces armées à l’étranger peuvent expliquer
les transactions actuelles autour du retrait des troupes russes de Géorgie et de
Moldavie. La pression militaire de la Russie sur la Géorgie semble se relâcher. Le
départ des soldats russes des bases de Vaziani et de Guadauta est en cours. Les
troupes russes restent uniquement présentes à Batoumi et à Akhalkalaki, à la fron-
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35. « La position du ministre », Rossijskie Vesti, 4 janvier 1993. Cité par Dale R. HERSPRING,
« The Russian Military : Three Years On », Communist and Post-Communist Studies, vol. 28,
n° 2, 1995, p. 164.
36. Igor IVANOV, « Faktor Sily » (« Le facteur de la force »), Krasnaâ Zvezda, 19 novembre 1996.
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Puis la Russie est retombée quelque peu dans les vieilles ornières. Sur fond
d’effondrement économique, elle s’est appuyée sur le seul instrument de puissance
qui lui restait, ses forces armées (malgré leur état lamentable) pour établir son
hégémonie dans sa sphère d’influence 39. » Du point de vue de l’État et des repré-
sentations politiques, ce constat est réel. Cependant, l’effondrement économique
et l’état « lamentable » des forces armées ne peuvent être mis entre parenthèses.
Ce sont précisément les réalités économiques et sociales de la vie des militaires
qui les placent au cœur du dilemme entre puissance de l’État et stratégies indivi-
duelles. La décentralisation asymétrique du pouvoir fédéral, l’effondrement des
forces conventionnelles et la défaite en Tchétchénie montrent que les engagements
officiels du pouvoir politique sont en contradiction avec les pratiques militaires
réelles. En dépit des volontés centralisatrices et rationalisatrices manifestées par
le président Poutine, la disparition des tensions entre projets politiques et réalités
sociales autour de l’armée semble encore loin d’être acquise.
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