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Le jour, la nuit
Gérard Genette
Genette Gérard. Le jour, la nuit. In: Langages, 3ᵉ année, n°12, 1968. Linguistique et littérature. pp. 28-42;
doi : https://doi.org/10.3406/lgge.1968.2350
https://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1968_num_3_12_2350
LE JOUR, LA NUIT
L'objet de cette brève analyse * est d'entamer, à propos d'un cas très
précis et très limité, l'étude d'un secteur encore vierge, ou peu s'en faut,
de la sémiotique littéraire, que l'on pourrait appeler, d'une locution
volontairement ambiguë et qui ne prétend pas dissimuler sa filiation
bachelardienne, la poétique du langage 2. Il s'agirait moins ici d'une
sémiologie « appliquée » à la littérature que d'une exploration, en quelque sorte
pré-littéraire, des ressources, des occasions, des inflexions, des limitations,
des contraintes que chaque langue naturelle semble offrir ou imposer à
l'écrivain et particulièrement au poète qui en fait usage. Il faut bien dire
semble, car le plus souvent la « matière » linguistique est moins donnée que
construite, toujours interprétée, donc transformée par une sorte de rêverie
active qui est a la fois action du langage sur l'imagination et de
l'imagination sur le langage : réciprocité manifeste, par exemple, dans les pages
que Bachelard lui-même consacre à la phonétique aquatique de mots
comme rivière, ruisseau, grenouille, etc., dans le dernier chapitre de L'Eau
et les Rêves. Ces mimologies imaginaires sont bien indissolublement, comme
celles que Proust a consignées, entre autres, dans une page célèbre de
Swann 3, rêveries de mots 4 et rêveries sur les mots, suggestions faites par
la langue et à la langue, imagination du langage au double sens, objectif
et subjectif, que l'on peut donner ici au complément de nom.
On se propose donc d'aborder dans cet esprit, à titre en quelque sorte
expérimental, le sémantisme imaginaire d'un système très partiel, très
9. Loc. cit.
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Ou encore
Le jour monte, toujours une côte à gravir,
Toi, tu descends en nous, sans jamais en finir,
Tu te laisses glisser, nous sommes sur ta pente,
Par toi nous devenons étoiles consentantes.
Tu nous gagnes, tu cultives nos profondeurs,
Où le jour ne va pas, tu pénètres sans heurts l3.
gique, tels que clarté ou obscurité, le travail de la poésie, dans son effort
général pour naturaliser et pour réifier le langage, consiste à effacer la
motivation intellectuelle au profit d'associations plus physiques, donc
plus immédiatement séduisantes pour l'imagination. Avec des lexemes
« élémentaires » comme jour et nuit, cette réduction préalable lui est en
quelque sorte épargnée, et l'on peut supposer que la valeur poétique de
tels vocables tient pour une grande part à leur opacité même, qui les
soustrait d'avance à toute motivation analytique, et qui, par là même,
les rend plus « concrets », plus ouverts aux seules rêveries de
l'imagination sensible.
Dans l'exemple qui nous occupe, ces effets liés à la forme du
signifiant se ramènent pour l'essentiel à deux catégories que l'on considérera
successivement par nécessité d'exposition, bien que les actions puissent
être en fait simultanées : il s'agit d'abord des valeurs d'ordre phonique
ou graphique, et ensuite de celles qui tiennent à l'appartenance de
chacun des termes du couple à un genre grammatical différent.
La première catégorie fait appel à des phénomènes sémantiques dont
l'existence et la valeur n'ont cessé d'être débattues depuis le Cratgle;
faute de pouvoir entrer ici dans ce débat théorique, on postulera comme
admises un certain nombre de positions qui ne le sont pas d'une manière
universelle. On peut partir en tout cas d'une observation mémorable de
Mallarmé, qui, regrettant « que le discours défaille à exprimer les objets
par des touches y répondant en coloris ou en allure, lesquelles existent en
l'instrument de la voix », cite à l'appui de ce reproche adressé à
l'arbitraire du signe deux exemples convergents dont un seul nous retiendra
ici : « A côté d'ombre, opaque, ténèbres se fonce peu; quelle déception,
devant la perversité conférant à jour comme à nuit, contradictoirement,
des timbres obscur ici, là clair 15. »
Cette remarque se fonde sur une des données, disons les moins
fréquemment contestées, de l'expressivité phonique, à savoir qu'une voyelle
dite aiguë, comme le /q/ semi-consonne et le /i/ de nuit, peut évoquer,
par une synesthésie naturelle, une couleur claire ou une impression
lumineuse, et qu'au contraire une voyelle dite grave, comme le /u/ de jour,
peut évoquer une couleur sombre, une impression d'obscurité : virtualités
expressives sensiblement renforcées dans la situation de couple, ou une
sorte d'homologie, ou proportion à quatre termes, vient souligner (ou
relayer) les correspondances à deux termes éventuellement défaillantes,
en ce sens que, même si l'on conteste les équivalences terme-à-terme
/i/ = clair et /u/ = sombre, on admettra plus facilement la proportion
/i/ est à /u/ comme clair est à sombre. Au compte de ces effets sonores, il
15. Œuvres complètes, éd. Pléiade, p. 364. Précisons que, contrairement à l'usage,
Mallarmé désigne par ici le premier terme nommé, et par là le second. On trouve une
remarque identique chez Jean Paulhan : « Le mot nuit est clair comme s'il voulait
dire le jour, mais le mot jour est obscur et sombre, comme s'il désignait la nuit » (Œuvres,
tome 3, p. 273).
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faut sans doute ajouter une autre observation, qui portera sur le seul
nuit : c'est que son vocalisme consiste en une diphtongue formée de deux
Voyelles « claires » de timbres très proches, séparées par une nuance assez
fine, comparable disons à celle qui distingue l'éclat jaune de l'or de l'éclat
blanc de l'argent, dissonance qui entre pour quelque chose dans la
luminosité subtile de ce mot. Il faudrait encore tenir compte de certains effets
visuels qui viennent renforcer ou infléchir le jeu des sonorités, car la poésie,
nous le savons bien, et plus généralement l'imagination linguistique ne
jouent pas seulement sur des impressions auditives, et des poètes comme
Claudel 16 ont eu raison d'attirer l'attention sur le rôle des formes
graphiques dans la rêverie des mots. Comme le dit fort bien Bally, « les mots
écrits, surtout dans les langues à orthographe capricieuse et arbitraire,
comme l'anglais et le français, prennent pour l'œil la forme d'images
globales, de monogrammes; mais en outre, cette image visuelle peut être
associée tant bien que mal à sa signification, en sorte que le monogramme
devient idéogramme 17 ». Ainsi n'est-il pas indifférent à notre propos de
remarquer, entre les lettres и et i, une nuance graphique analogue à celle
que nous avons notée entre les phonèmes correspondants, un double effet
de minceur et d'acuité que la présence contiguë des jambages du n initial
et de la hampe du t final, dans son élancement vertical, ne peut que
souligner encore : sur le plan visuel comme sur le plan sonore, nuit est un mot
léger, vif, aigu. De l'autre côté, il faut noter au moins, dans jour, l'effet
de poids et d'épaisseur un peu étouffante qui se dégage de la « fausse
diphtongue » ou, et que les consonnes qui l'entourent n'ont rien pour
atténuer : il est évident que le mot serait plus léger dans une graphie
phonétique. Enfin, ces évocations synesthésiques se trouvent confirmées,
sinon peut-être provoquées, par quelques-unes de ces associations dites
lexicales, qui procèdent de ressemblances phoniques et/ou graphiques
entre des mots pour suggérer une sorte d'affinité de sens, historiquement
illusoire, mais dont les conséquences sémantiques de Г « etymologie
populaire » prouvent la force de persuasion, sur le plan de la langue naturelle.
Cette action est sans doute moins brutale et plus diffuse dans le langage
poétique, mais cette diffusion même en accroît l'importance, surtout
lorsque la ressemblance formelle, en position finale, est exploitée et
soulignée par la rime. On trouvera ainsi une confirmation de la luminosité de
nuit dans sa consonance étroite avec le verbe luire et plus lointaine avec
lumière, d'où, indirectement, avec lune. De même, la sonorité grave de
jour se renforce par contagion paronymique avec des adjectifs comme
sourd ou lourd. Comme le dit à peu près Bally, le caractère puéril ou
fantaisiste de tels rapprochements ne les rend pas pour autant négligeables.
J'ajouterais Volontiers : bien au contraire. Il y a dans le langage un
35. « Tout finit dans la nuit, c'est pourquoi il y a le jour. Le jour est lié à la nuit,
parce qu'il n'est lui-même jour que s'il commence et s'il prend fin » (Blanchot, loc. cit.).
36. La conjonction semble ici, peut-être du fait de l'homophonie, plus importante
que l'opposition. En fait, nocturne domine fortement, et diurne semble n'être qu'un
pâle décalque analogique, au sémantisme peut-être marqué, dans les régions obscures
de la conscience linguistique, de quelque trace de contagion par son homologue : il
n'est pas tout à fait possible de penser diurne sans passer par le relais de nocturne,
et sans retenir quelque chose de ce détour. Genêt ne parle-t-il pas du mystère diurne
de la Nature?