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Armand Colin

JUDITH OU LA MISE EN SCÈNE DU TABOU DE LA VIRGINITÉ


Author(s): Sarah Kofman
Source: Littérature, No. 3, LITTÉRATURE ET PSYCHANALYSE (OCTOBRE 1971), pp. 100-116
Published by: Armand Colin
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41704244 .
Accessed: 14/06/2014 05:03

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Sarah Kofman

JUDITH OU LA MISE EN SGÈNE


DU TABOU DE LA VIRGINITÉ

Uanathèmeprononcécontrela psychanalyse
a étélevédepuis,mais,commetoutefoiancienne
survità Vétatde superstition , commetoute
théorieabandonnéepar la science demeure
sous la formede croyancepopulaire, le mépris
dontla psychanalyse futautrefoisl'objetdans
les milieux scientifiques
persisteencorechez
les profanes
, hommesde lettresou causeurs
mondains.
Freud,NouvellesConférences
, Orientations
( Applications ).

Le Tabou de la virginité 1 se proposede résoudrel'énigmeconstituée


par l'évaluationétrangede la virginitépar les peuplesprimitifs. Pour eux,
la défloration est l'objet d'un tabou; la consécrationde l'hymens'effectue
en dehorsdu mariage.Paradoxe pour nos civilisationsoù l'époux se fait
honneurd'avoir déflorésa femme,où la défloration entraîneun lien parti-
culier d'assujettissementsexuel, fondementdu mariage civilisé monoga-
mique. La psychanalysepourtant peut justifierce qui paraît d'abord
simplepréjugé. Pour résoudrel'énigme,Freud suit un cheminementqui
rappelle celui de l'associationlibre des idées. Son argumentationsemble
désordonnée;sont invoqués : des faits appartenantà des civilisations
différentes, rites religieux ou autres coutumes; des phénomènespsy-
chiques,normauxou pathologiques,rêvesou symptômesnévrotiques;des
récits de missionnairesou d'indigènes;enfindes textes littéraires,conte,
comédieou tragédie.Sa démarcheparaîtmimercelledu malade surle divan
qui, à l'occasion d'un rêve, faitressurgirdes souvenirsd'enfance,d'autres
rêves,qui évoque pêle-mêledes phénomènespsychiquesou d'ordreculturel,
mettouteson expérienceà contribution en effaçant
les différences,
occultant
l'hétérogénéité du matérielpar l'homogénéitéde la fonctionqu'il lui fait
remplir: les diversélémentsne sontplus que des fragments d'une construc-
tionfuture,hypothétique, chacunéclairantl'autre,circulairement 2. Ce qui

1. Freud,G.W.,XII, pp. 161et sq.; S.E., XI, pp. 193et sq. (1918).Trad,fran-
çaisein la Viesexuelle
, P.U.F.,1969.Nousne suivonspas toujours cettetraduction.
2. Cf.Constructions , G.W.,XVI,p.44 : « Quellesortede matériel
enanalyse met-il
à notredisposition
que nouspuissions utiliserpourl'aiderà recouvrer les souvenirs
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s'effectuespontanémentdans une cure est érigé en méthodepar Freud.
Qu'il n'y a pas d'oppositionde natureentreun textepsychiqueet un texte
culturel,tel est le postulat: les mêmesprocessusinconscients y jouent dans
l'un et dans l'autre. Aussi chacun des textesest-iltraitétantôtcommeune
énigme,un symptômeà déchiffrer, tantôt commel'outil d'une méthode,
servant à déchiffrer d'autres textes. Méthodeintertextuelleet circulaire
que justifientseulementson efficacité au niveau de la cure et son caractère
opératoire. Plus que toute autre, elle rend intelligiblela totalitéd'un texte
dans ses détails les plus « insignifiants ». Seule, elle permetd'expliquer
pourquoi tel symptômes'exprimeà traverstel symbole.Le recoursà la
linguistique,au folklore,à la mythologie, au rituel,à l'art 3,fait découvrir
un symbolismecommunà toutes les productionspsychiqueset culturelles,
autant de dialectesde l'inconscientfaisantécho les uns aux autres4. Cette
méthode fait apparaîtreune unité insoupçonnéeentredes phénomènes
hétérogènesrequérantune collaborationentreles disciplines5. Un spécia-
liste ne peut qu'échoueret contribuerà maintenirles hommesdans l'illu-
sion métaphysique.
Dans Le Tabou de la virginité , le désordredu discoursfreudienest
stratégique : il biffeles oppositions,les distinctionshiérarchiquesentreles
facultéset entre les hommes,par lesquelles le normal l'emportesur le
pathologique,le civilisé sur le primitif,etc. Il est aussi méthodique: à
traverslui, Freud vise à construireune ordonnanceprimitive qui se répète,
masquée dans des texteshétérogènes.Substitutsoriginairesd'un invariant
qui jamais ne se donne,ces textesne sontpourtantpas tous mis par Freud
surle mêmeplan : la communautéde la fonctionn'est pas incompatibleavec
une différence structurale.« L'écho » est toujoursen mêmetempsune « cari-
cature» de ce qu'il répercute6. Les concordancesfrappantesne suppriment
pas les dissonances.C'est d'elles que tientcomptel'ordrede l'argumentation
dont l'associationlibre n'est, elle-même,qu'une caricature.Que l'enquête
freudiennecommencepar un appel aux témoignagesde spécialisteset se
terminepar celuide texteslittérairesappartenantà des « genres» différents
n'est pas le fruitdu hasard ou de l'incompétenced'un simple« profane» 7.
Une méthoderigoureuseest à l'œuvre, allant du plus superficielau plus
profond,du plus refouléau moinsrefoulé,du plus généralau plus spécifique.
Mais pourquoile textelittéraireest-ilainsiprivilégiépar Freud? Lui donner
le statut de preuve au sein d'une démarcheexpérimentalen'est-ce pas
méconnaîtresa spécificité,confondre« beauté » et vérité,art et science?
Se servirde la littératurecommed'une confirmation n'exclutpourtant
pas qu'on lui reconnaisseune certaineautonomie;elle est mise en lumière
par la place que Freud assigne au texte littérairedans l'argumentation.

oubliés?Toutessortesde choses.[...] C'està partirde cettematière premièreque


nousavonsà assembler ce cruenousrecherchons. »
3. Cf.NouvellesConférences dela science
: Révisions desrêves, G.W.,XV,pp.24-25.
4. « Les différentes
formes de névrose fontéchoaux créations les plusestimées
de notreculture. » Préfaceà Problème de psychologie religieusede Reik>G.W.,XII,
p. 327.
5. Cf.la Préfaceà Totem et Tabouet l'Enseignement de la psychanalyse dansles
.
universités
6. « D'une partles névroses présentent des concordances frappantes et pro-
fondes aveclesgrandes productions socialesdel'art,dela religionet dela philosophie,
d'autrepartellesapparaissent commedes caricatures de ces productions » (Totem
etTabou).
dansle MoïsedeMichel-
7. Ainsise qualifie-t-il Angeet dansl'Inquiétante Etran-
getéoù il suitla mêmedémarche.
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Refuserpar contre« l'application» de la méthodeanalytiqueà la littérature
pour préserverà tout prix sa spécificité,c'est donnerà cette dernièreun
caractèresacré,c'est réinstaurer le systèmedes oppositionsmétaphysiques
raturéespar Freud. Établir une filiationgénétiqueentredes productions
diverses,tout en maintenantune irréductibilité structurale8, est ce que
me semble faire Freud et ceci apparaît clairementà qui prête attentionà
l'ordrede l'argumentation.
Freud commencepar un relevé des données fourniespar les spécia-
listes. Krafft-Ebbing fait remonterl'originede la sujétion sexuelle à la
rencontre« entreamouret faiblessede caractèred'une intensitéexception-
nelle » d'une part, et « égoïsme sans limite» d'autre part. L'expérience
psychanalytiquene sauraitse contenterde cette « simpletentatived'expli-
cation». Crawleylivrede nombreusesdonnées,mais il est regrettablequ'il
n'ait pas distinguéplus soigneusementla simple destructionde l'hymen
sans coït et le coït ayant pour but de détruirel'hymen.Quant au matériel,
par ailleursfortriche,fournipar Bartels-Ploss,il n'est à peu près d'aucun
secours. Le résultatanatomique et les descriptionsqu'en donne l'auteur
serventde contre-investissement à la significationpsychologiquede l'acte
de déflorationqui est passée sous silence. Si Freud recourtd'abord aux
« savants », c'est pour éliminerau plus vite leur témoignage: il ne saurait
y avoir de texte objectifcar toute perceptionest préinvestiepar le désir
et tout regard censureen même temps ce qu'il voit. Décrire, c'est déjà
interpréter : « Les auteursauxquels j'ai eu accès, ou bien étaienttroppudi-
bonds pour s'exprimersur ce point ou avaient sous-estiméla signification
psychologiquede tels détailssexuels. » L' « objectivité» est dangereuse,car
les rationalisations secondairesqui recouvrentles lacunes de la connaissance
passentpour vérités.Des voyageursou des missionnairesauraientpu offrir
de meilleuresinformations. Toute tentatived'explicationqui faitl'économie
de la démarcheanalytiqueestnécessairement partielleet partiale,ramèneun
cas particulierà un cas plus général.Ainsicertainstiennentbien comptede
la pertede sanglorsde la défloration, mais ramènentl'explicationdu tabou
de la virginitéà celle du tabou du sang : se trouvealorsrefouléela spécificité
sexuelle du tabou relié seulementà l'interdictiondu meurtre.D'autres
réduisentle tabou à celui de la menstruationqui évoque pour le primitif
des représentations sadiques. On néglige alors, que dans certainscas tou-
chantprécisémentà la sexualité,lors de la circoncisionou de l'excisiondu
clitoris,le tabou du sang se trouvelevé. Ailleurson allègue la disposition
anxieuse du primitifqui se fait jour, en particulierlors de circonstances
inhabituelles.Le tabou de la virginitéest alors rattaché à « l'angoisse des
prémices». Là encorel'explicationrefoulela spécificitésexuelle du tabou.
Lorsqu'enfincertainsfontintervenir la sexualité,c'est dans son sensle plus
général.Il s'agiraitlà d'un cas particulierdu tabou de la sexualité expli-
cable par la crainteque provoquela femme,Vautrepar excellence.Une telle
généralité« ne jette aucune lumièresur les prescriptionsspéciales concer-
nant le premieracte sexuel ».
Freud,lui, va s'attacherà la spécificitédu tabou en levant le refoule-

8. Cf.la parabole del'arbredeKleedanssa Théorie del'artmoderne. « Cetteorien-


tationdansles chosesde la natureet de la vie,cetordreavecses embranchements
et sesramifications,je voudraisles comparer aux racinesde l'arbre[...].L'artistese
trouveainsidansla situation du tronc[...] J'aiparlétoutà l'heuredu rapport de la
ramure aux racines,de l'œuvreà la natureet expliquéleurdifférence parl'hétéro-
généitédesdomaines de la terreet de l'airet parcelledesfonctions correspondantes
de profondeur et de hauteur.Dansl'œuvred'art[...]il s'agitde la déformation qu'im-
posele passageà l'ordreplastiqueavecses dimensions propres. »
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mentqui l'occulte.« Refuserou épargnerquelque chose au futurépoux »
sembleen êtrela fonctionpropre.Pour éviterde tomberà son tourdans des
généralités,Freud exclut d'emblée l'usage d'une méthode génétique qui
remonteraità l'originedu tabou en général.Chercherune origineserait
vouer l'entrepriseà l'échec : le « primitif », 1' « originaire» n'existentpas,
ils sont toujours déjà recouvertspar des significations ultérieures.Ils ne
peuventservirde pointde départ: ils sontl'aboutissementd'une construc-
tion. Le tabou est un texte dont le sens a été déformépar de nombreux
déplacements,corrompupar des rationalisations: « le tabou est tissé dans
la tramed'un systèmehabile tout à faitsemblableà celui qui se développe
dansles phobies». Le tabou de la virginitéest donccommele textemanifeste
d'un rêve dont il faudraitconstruirele sens latent à l'aide d'autres textes
eux-mêmesfalsifiés.Il s'agit, à partir de motifsnouveaux, d'établir les
« motifsarchaïques» dissimuléssous une formedifférente dans d'autres
textes et dans d'autres contextes.Tout texte est une simple variation
différentielle d'un noyau communqui s'y joue dans la déformation, une
versiontronquée d'un même texte originaire.On comprendalors qu'on
puisse avoir recourspour leur lectureà des faitsappartenantà des civili-
sations différentes, relevantdu psychismenormalou pathologique.Ainsi
le comportement des femmescivilisées,qui éprouventtrès souvent de la
déceptionaprès le premiercoït, est le point de départ de la recherche.
Mais commencerpar la femmenormaleet civiliséen'est dû ni au hasard
ni à un ethnocentrisme. En fonctiondu postulatdu « refoulement progressif
séculaire9 », le comportement du normalet du civiliséest le plus refoulé,
le plus superficiel,le plus rationalisé.Gommedans une cure où il faut
déconstruire les couchesles plus superficiellespouratteindreau plus profond
en levant progressivement les résistances,Freud part des textes les plus
transformés, pour allerversles plus profonds,
les plus superficiels, les moins
déformés.Seraient au plus près du texte originaire,le pathologique,le
primitif, l'artistique.Paradoxe pour une mentalitécommune: moins un
texte paraît rationnel,plus il est explicatif,commece sont les détails les
plus insignifiants en apparencequi sont les plus révélateurs.Méthodede
déconstruction analytique parodiant celle de Descartes ou de Durkheim.
Il est dès lors compréhensible que le comportement de la femmenor-
male et civiliséesoit éclairépar un comportement pathologiquequi « jette
une lumièresur l'énigme de la frigiditéféminine». Il apprend que « le
dangerque créele faitde déflorer la jeune fille» consisteen ce qu'on s'attire
son hostilité.Celle-cin'est pas éveilléepar la douleur,mais semble-t-ilpar
la blessurenarcissiquequi naît de la destruction d'un organe.Cette explica-
tion pourtantn'atteintpas au plus profondcommele montreun détail
dans les coutumesnuptialesdes primitifs. Le cérémonialcomportele plus
souventdeux phases : « après la déchirure(manuelle ou instrumentale)
de l'hymen,il y a un coït officiel ou un simulacrede rapportavec le repré-
sentantde l'époux ». Expliquer par ailleurs la déceptionaprès le premier
coït, comme conséquence« d'un décalage entre l'attente et l'accomplis-
sementde l'acte » ne va pas non plus assez loin et ne vaudraitque pour les
femmescivilisées.Les deux derniersfaitscités,apparemmentsans rapport,
trouventleur éclaircissement commundans l'histoiredu développementde
la libido. Elle apprendque le premierobjet d'amour étantle père,l'époux
ultérieur esttoujoursun simplesubstitut.L'usage des primitifs tientcompte
du motifd'un désirsexuelancien,commela déceptionde la femmecivilisée
est symptomatiqued'une fixationintenseau père. Freud accumule alors

9. Cf.L*Interprétation et Tabou
desrêveset Totem .
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les contre-épreuves : le jus primaenoctisdu seigneurau Moyen Age, le
mariage à la Tobie, la défloration par l'image ou la statue des dieux en
Inde ou dans le cérémonialnuptialromain.Malgréson caractèreuniversel,
cette nouvelle explicationne parvientpas encore aux couches les plus
profondes.L' « archéologue» a seulementatteintle stade du premierchoix
objectai. Or, le premiercoït active des motionsencoreplus primitiveset
plus profondes,celles qui s'opposentà la fonctionet au rôle féminins.En
témoignel'envie du pénis des névrosées,envie,qui, au momentdu choix
objectai,trouveson substitutdans le désird'un enfant: « La phase virile
de la femmeoù elle envie le garçonpour son pénis est plus anciennedans
l'histoirede son évolutionet est plus prochedu narcissismeoriginaireque
l'amourobjectai.» L'envie du pénisest à rattacherau complexede castra-
tion. Contre-épreuve : certainsdétails d'un rêve d'une jeune mariéemani-
festentson désirde châtrerle mariet de garderpourelle le pénis.« Derrière
l'envie du pénis se révèlel'amertumehostilede la femmeenversl'homme,
amertumequ'il ne fautjamais négligerdans les rapportsentreles sexes et
dont les aspirationset productionslittérairesde ces " émancipées" pré-
sententles signesles plus évidents.» Avec la découvertedu complexede
castration,l'énigmedu tabou de la virginitéest résolue : « La sexualité
incomplète10 de la femmese déchargesur l'hommequi lui fait connaître
le premieracte sexuel. Ainsile tabou de la virginitéprendtout son sens. »
Gommele prouvela pratiqueanalytique,il estimpossibled'aller plus loin :
« On a souventl'impressionqu'en se heurtantau désir du pénis et à la
protestationmâle, on vientfrapper,à traverstoutesles couchespsycholo-
giques, contrele roc et qu'on arriveainsi au bout de ses possibilitésn. »
L'analyse de Freudpourraitdoncse terminer là. Pourtantelle continue
et s'achève par le témoignagede troistexteslittéraires, contre-épreuves de
la survivancedans nos civilisationsdu tabou de la virginitéet confirmation
de l'ensembledes hypothèses.Alors que le spécialisteprésenteun texte
lacunaire commevérité,l'écrivainlivre la véritécommeillusionet dans
l'illusion12.Il « joue » le savoirsans le posséder,il le « présente», le met en
scène : «La plus puissante présentation(Darstellung) sous une forme
dramatiqueconnuedu tabou de la virginitése trouvedans la Judithde la
tragédied'Hebbel. » L'écrivain a une « sensibilitéparticulièrequi lui fait
comprendrele sens, le motifqui sous-tendaitle récit tendancieuxde la
Bible ». Une perceptionendopsychique estle privilègedes artistes,desprimi-
tifs,des superstitieux commede certainspsychotiques.Connaissancequi se
donne toujoursindirectement, projetée dans une œuvre,dans un mythe,
dans un délire paranoïaque; toujours déforméeet déplacée de l'intérieur
vers l'extérieur,elle « n'a naturellement riendu caractèred'une connais-
10. Cetteconception de la sexualitéféminine s'inscritdanstouteunetradition
dontle pèreestAristote. Pourcelui-ci, chaquechoseréalisesa nature atteint
lorsqu'elle
soncomplet développement. Il y a autantde « natures » qu'ily a de degrésd'achè-
vement de la forme substantielle de l'essence.Il en résulteunehiérarchie des êtres
vivantsallantdela planteà Dieuenpassantparl'animaletl'homme. Nouvelle hiérar-
chieà l'intérieur de l'humanité : au sommet, l'homme le plusachevé,le philosophe,
au plusbas l'esclave,puisle barbare, la femme et l'enfant. Le « droità la parole»,
doncau phallus, estluiaussifonction desdegrés de complétude : la plantenil'animal
ne parlent, la parolede l'esclaverépètecelledu maître, le barbare« coasse»,l'enfant
balbutieet la vertuparexcellence de la femme estla réserve de parole(cf.Politique,
1259¿>-1277 b, 1260a).
11. Analyse terminée etAnalyseinterminable , G.W.,XVI, p. 99.
12. Nombreux sontles textesoù Freudinsistesurla supériorité de la connais-
sancepoétiquesurcellede la science, cf.notreEnfance de l'Art,Payot,1970,pp. 60
et sq.
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sance 13». Ce qui se trouveprojetéà l'extérieurest le témoinde ce qui a été
effacéde la conscience.C'est direque le textelittérairene peut « présenter»
le tabou de la virginitéque si on consentà le soumettrelui aussi à l'inter-
prétation analytique. La décapitationd'Holopherne n'est un substitut
symboliquede la castrationque pour qui admet déjà la symboliquedes
rêves. Si on accepte de voir dans une œuvre une projectiondes rapports
refouléspar l'écrivain,la singularitéde la miseen scènese trouveexpliquée
par le complexeparental de chaque auteur. Aussi Freud adjoint-ilà sa
méthodecomparative,une méthodegénétiquequi permetde saisirles dif-
férencespar-delàles répétitionsd'un mêmethème.Mais que signifiequ'un
mêmethèmepuisseêtretraitédans des genreslittéraires différents?
Qu'est-ce
qu'un mêmethème?Est-ce la naturedu matériel,sa richessequi autorise
son traitementdiversifié?Y a-t-ilune affinité particulièrede tel genreavec
tel ou tel matériel?
Ainsila sujétionsexuelle de la femmeou de l'homme« explique plus
d'un destintragique» ( Taboude la virginité , p. 67 P.U.F.), mais aussi bien
des situationscomiquespeuventnaîtredu contrasteentrela levée de l'in-
terditsexuel dans le mariage et le caractèretabou qui s'attache à la vir-
ginité(p. 75).
Pourtant,d'après VInquiétanteÉtrangeté , œuvre de Freud qui prend
peut-êtrele plus en considération le privilège
la spécificitéde la littérature,
de l'écrivainseraitde pouvoirproduirechez son lecteurdes effetsextrême-
mentvariés à partird'un mêmematériel: dans le monde de la fictionle
résultatobtenuestindépendantdu choixdu sujet. L'auteurn'estpas soumis
à l'épreuvede la réalité,ce qui élargitson champ de possibilités.La multi-
plicitédes « genres» traduitl'indépendancede la littératureà l'égard de la
vie. Il n'y a pas un thèmeen soi qui seraitreprissecondairement par la
littérature.Le thèmeest corrélatifd'une certaineécriturequi dépend du
choixeffectué par l'auteur.Mais ce choixn'est pas libre,il est l'effetd'une
déterminationinterne plus contraignanteque l'épreuve de la réalité.
La licencepoétique n'est que l'envers d'une nécessitépulsionnelle.Il est
donc possible à la fois de reconnaîtrela spécificitéde la littératureet de
montrersa dépendanceà l'égard du psychisme.
L'appel, à la findu Tabou de la virginité , à une comédie,le Venin de
la Pucelled'Anzengruber, à un conte de Schnitzler,le Destindu Baron de
Leisenborgh , à une tragédie,Judithet Holopherneď Hebbel, met en lumière
à la foisl'identitédu fantasmequi se structuredans les troistexteset l'ori-
ginalitéde chaque écritureinterprétative. On peut dire que le « thème»
du tabou de la virginitén'existe que dans son type constituépar une
certainelecture. Il n'y a pas une figurede la Judithpréexistanteà son
traitement, texte originalqui seraitcommela véritéde référencede toutes
les Judithpossibles.Il y a autant de Judithpossiblesqu'il y a pour les
hommesde possibilitésde vivre l'Œdipe. La mise en scène d'un texte
renvoieà la scèneprimitive, toujoursdéjà refoulée,qui s'y joue,transformée
par l'angoisseou la dérision,en tragédieou en comédie.
Qu'en est-ilalors de la Judithbiblique?N'est-ellepas ce texte de réfé-
rence,mesurede toutesles autresJudith?En faitle textebibliqueest moins
« vrai » que celui de Hebbel. Il est constituéde multiplesversionscontra-
dictoires,symptomatiques d'un refoulement14. Dans la Bible,la signification
13. Psychopathologiede la viequotidienne, éd. allem,de poche,p. 217 note.
de Spinozaqu undesfacteurs
14. Il n'a pas échappéà la lecture de la corruption
du textebibliqueétaitle refoulement sexuel.C'estparlui qu'ilexpliquela différence
entrele texteet lesnotesmarginales. Ainsile termequi signifie«jeunefille» esttou-
jours,saufdansun passage,écritsansla lettrehetandisquelesnotesmarginales res-
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sexuellede l'histoireauraitété dissimulée.Judithpeut se glorifier de n'avoir
pas été souilléeet il n'est pas faitallusionà son étrangenuit de noces avec
Manassé. Hebbel aurait intentionnellement sexualiséle récitapocryphede
l'AncienTestament . Il « auraitrestituéau sujet son anciencontenu»,comme
Freud restitueau tabou de la virginitéson sens intégralpar-delàles inter-
prétationsfalsificatrices. Le texte de Hebbel contiendraitla véritédu récit
biblique,commecelui de Freud permetde déchiffrer la pièce de Hebbel15.
Si l'on s'en tient à la lettrede la Bible, l'histoirede Judithsemble
illustrerune visionmoraledes événementshistoriques: ce n'est pas la force
qui triomphemais la moralitéet l'innocence.Les défaitessontdes épreuves
envoyéespar Dieu au juste. Le désastred'Holopherne,chefd'arméevicto-
rieux jusqu'alors, double du tout-puissantNabuchodonosor,fait éclater
d'autant mieux la puissance de Dieu, qu'il est le fruit d'un stratagème
inventépar une simplefemme.L'accent mis sur sa beauté, remarquéeà
maintesreprises,signaleraitseulementle moyenutilisépar sa ruse. Judith
n'est qu'un instrumentaux mains de Dieu et, commel'indique son nom,
elle s'identifieau peuple juif tout entier: après avoir décapitéHolopherne,
elle demande qu'on expose sa tête sur les rempartscar elle appartientà
tous. La piété de Judith,sa chastetésont les signesde son électionparti-
culière.Aucunemotivationpsychologiquene semblejustifierson action.
Pourtant certains détails laissent deviner une motivationsexuelle
refoulée: la Bible donneplusieursversionsde la nuitque Judithpassa avec
Holopherne;toutes, elles soulignent,sur le mode de la dénégation,que
Judiths'est sortie de l'affaire« sans honte et sans déshonneur». Autre
détail révélateur: JudithdécapiteHolophernependantson sommeilet en
le saisissantpar les cheveux.Elle rappelleDalilah coupantla chevelurede
Samson,Yaël enfonçantdans la tempede Siséraun piquet de la tenteoù il
était venu se réfugier, et toutesdeux,là encore,opèrentpendantle sommeil
de leurvictime.Le sommeilsuccédanten généralau coït,bien que dans la
Bible il soit mis au comptede l'ivresse,on peut supposerque dans les trois
cas l'acte commisest bien un équivalentsymboliquede la castration: « La
femmeest autre que l'homme,éternellement incompréhensible, pleine de
secret,étrangère,et pour cela ennemie.L'homme redoute d'être affaibli
par la femme,d'être contaminépar cette féminitéet de se montreralors
impuissant.L'effetendormissant, détendantdu coït peut êtrele prototype

pectentla grammaire. Les notesmarginales ne seraientdoncpas toutesdes leçons


douteuses, maiscorrigeraient des façonsde direhorsd'usage,des motstombésen
désuétude ou ceuxque les bonnesmœursne permettraient plus d'employer. « Les
auteursanciens, en effet,qui n'avaientpointde vicenommaient les chosesparleur
terme propre sanslescirconlocutions enusagedanslescours; plustard,quandrégnèrent
le luxeet le vice,on commença de jugerobscènes les chosesque les Anciens avaient
ditessansobscénité. Il n'étaitpas nécessaire pourcela de changer l'Écritureelle-
même.Toutefois parégardpourla faiblesse d'espritde la foule,l'usages'introduisit
de désigner en lecture publiquele coïtet les excréments par destermes plusconve-
nables,ceux-làmêmesqui se trouvent en marge» (T. Th. Poltch. IX). A l'origine
le texten'a qu'untermepourdésigner les deuxgenres, comme il n'a qu'unseulpro-
nompourdire« lui-même » ou « elle-même ».
Le progrès du refoulement sembledoncallerde pairavecuneaccusation de la
différencesexuelle.Refoule-t-on de plusen plusparlà la bisexualité originairepar
uneangoissede castration accrue?
15. Freudétablitentrela clartépsychanalytique du
etl'obscurité savoirpoétique
le mêmerapport qu'Aristote entrela philosophie et le mythe. L'un commel'autre
procèdent à uneréduction rationalistedu mythe et du symbole. Le mythecontient
en puissanceet confusément une véritéque la philosophie actualise.Cf.Aristote,
Métaphysique A.
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de cette inquiétude16.» Par ailleurs,quand Judithse rend auprès d'Holo-
pherne,elle revêtle « costumede joie qu'elle mettaitdu vivantde sonmari ».
La Vulgate s'empressealors de préciserque tout cet ajustementn'est pas
inspirépar la voluptémais par le courage.Enfin,mêmedans la Bible, il est
possiblede décelerun lien entrela décapitationet le tabou de la virginité.
Lorsque les Hébreux fontle récit des différents méfaitscommispar les
Assyriens,ils citent,sans distinctionparticulière,les rapts de femmes,les
massacres d'enfants,les destructionsde villes, les incendiesdes champs,
les vols de troupeaux.Judith,elle, dans les deux prièresqu'elle adresse à
Dieu, met au premierplan les viols des viergeset elle signalequ'en prenant
leur défenseelle suit seulementl'exemplede son père Siméon.C'est ce lien
particulierà son père qui explique,peut-être,que Judithait une conception
de Dieu qui tranchesur celle des autres Juifs: ceux-ciont avec Dieu un
rapportmercantile;ilsle mettentà l'épreuve,exigentdesgaranties,luiimpose
des délais. Judithdemandequ'on lui fasseune confianceabsolue; la toute-
puissancede Dieu impliquequ'il puisse intervenirquand bon lui semble :
les hommesn'ont qu'à s'humilieret à s'inclinerdevantelle. Enfin,si Judith
peut s'identifierà tout son peuple,c'est, parce qu'en tant que femme,elle
peut le mieux ressentirson humiliation.Le triomphede Judithsur Holo-
phernene répète donc pas seulementcelui de David sur Goliath; malgré
le refoulement du récit,il est possiblede trouverà l'acte de Judithune moti-
vation dans le narcissismeoriginaireet dans une fixationau premierobjet
d'amour.
La pièce de Hebbel, dit Freud, sexualise plus clairementle récit.
Pourtant,les motifsqu'apportel'auteur pour rendrecomptedes transfor-
mationsintroduitesne sontpas ceux que donne Sadger (dans une analyse
que Freud qualifie d'excellente)17. Leur divergences'expliquerait par le
fait que les intentionsdéclaréesd'un auteur serventtoujoursde façade et
sont destinées à cacher ce dont l'écrivain est lui-mêmeinconscient18.
Dans une lettre,Hebbel indique que le récitbiblique n'est pour lui qu'un
prétexte,qu'il n'a pas la moindreintentionde reconstituerune vérité
historique: « Le faitqu'une femmeperfidecoupe un jour la tête à un héros
me laisse indifférent et même m'indignesous la formeque lui donne la
Bible. » Indignationqui le conduit à transformer Judithen une vierge-
veuve. Il s'en explique très longuement.La raison majeure invoquée est
que la Judith biblique serait absolumentimpossible dans un drame :
il seraitinvraisemblablequ'elle puisse consentirau sacrificeen en connais-
sant le prix,commeil seraitcontraireàia naïvetéd'une viergequ'elle puisse
mêmey penser.Il fautdoncque Judithsoità la foismariéeet n'ait pourtant
pas été touchée par son mari. Manassé doit en conséquence avoir été
empêché de l'approcher pendant la nuit de noces. Par quoi « cela peut
être, et c'est en quoi réside le secret, est entièrementindifférent. Que
chacun suppose ce qu'il veut, une vision,un spectre,peu importe.Ce qui
importeest la conséquencede cette apparition.La motivationdramatique
de l'exploitultérieurest conditionnépar un mariage blanc antérieur19».
Il eût été aisé de trouverune explication rationnelleà l'impuissancede
Manassé. « Que chacun suppose ce qu'il veut » semble être, comme
l'indique Sadger, un rejet révélateurde l'inconscientde l'auteur. Que
Hebbel parle lui-même de secret, n'est-ce pas nous inviter,sinon à
16. Freud,le Taboudela virginité.
17. F. Hebbel,einpsychoanalytischerVersuch, Wien1920.
où Freudditla mêmechoseà proposdesdécla-
etle Parricide,
18. Cf.Dostoïevski
rationsde St. Zweigconcernant de la vied'unefemme.
Les 24 heures
19. Citépar Sadger.
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fouillerdans son propreinconscient, du moinsà userde la méthodeanaly-
tique pour résoudrel'énigme de l'impuissancede Manassé? De fait, la
pièce par elle-mêmeoffreassez d'éléments pour trouver le « secret »,
et on ne peut que s'étonneravec Hebbel de l'interrogation suscitéepar cette
fameuse« apparition20». Il est de la premièreimportancede noterle lien
étroitétabli par Hebbel lui-mêmeentrela nuit de noces et la décapitation
d'Holopherne, l'une conditionnantl'autre. On sait aussi que Hebbel
commençapar écrirele cinquièmeacte de la pièce. Il racontecomment,
alors qu'il se destinaità une carrièrejuridique,il en vintà écrireson premier
drameet commentle thèmede la Judiths'imposa alors à lui : « J'avais vu
peu de tempsauparavantun tableau qui représentait Judithtenantla tête
d'Holopherne.Gela m'avait laissé une si forteimpressionque je n'avais
pas besoinde chercherun thèmeparce que le thèmede la Judiths'imposait
de lui-même.Au coursde la nuit,le cinquièmeacte futprêt,celuide la catas-
trophe décisive[...]. En quinze jours la Judithfut achevée21.» Si l'on se
rappelleque « Tout élémentressurgidu passé s'imposeavec une puissance
particulière 22», on peut supposerqu'à l'occasion de la contemplationd'un
tableau, un élémentdu passé de Hebbel ressurgit,donna naissance à un
affectqui se déchargeadans une « création» dramatique23,commel'arrêt
de Manassé devant une vision étrangedoit être rattachéà un retourdu
refoulé.Peut-êtredoit-onaller plus loin et dire que c'est la même chose
qui impressionnaHebbel et Manassé, en tout cas qui provoqua le retour
d'un mêmeaffect: l'angoissede castration.A Judithil paraît inquiétantet
étrange ( Mir ward's unheimlich ) que Manassé fut comme brusquement
frappéde paralysie.Elle comprendobscurémentque l'impuissancede son
mari a une cause inconsciente: « Nous allions côte à côte, nous sentions
que nous nous appartenionsmutuellement, mais quelque chose était entre
nous,quelque chosed'obscur,d'inconnu24.» L'effetd'inquiétanteétrangeté
est toujoursproduitpar le retourd'un refoulé,mêmetravestisous formede
spectreou de fantôme.Le « génie» de Hebbel, ici, est qu'il ait pu composer
un texte qui condenseen lui plusieursinterprétations possibles,sorte de
compromisentreles significations conscienteet inconsciente.Le contexte
de la nuit de noces laisse devinerque l'objet qui s'interposeentreJudithet
Manassé,et qui provoque l'angoisse de castration,est la mère.Tout fait
supposer que Manassé assimila alors Judithà sa mère, comme Judith
s'identifiaelle-mêmeà sa propremère morte.L'impuissancede Manassé
seraitdoncprovoquéepar la craintede l'incestequi justifiel'angoissedevant
les organesgénitauxféminins;la peur de la castrationen est une consé-
quence. La « paralysie» psychiquede Manassé est analogue à celle dontla
Méduseestla cause 25.La scènede la nuitde nocesest commeune répétition
théâtralequi préparela scène de la décapitation.L'hostilitéde Judithà
l'égard d'Holopherneest d'autant plus violenteque sa déchargede haine à
l'égard de Manassé n'a pu s'effectuer et s'est reportéesur elle-même.On

20. Lettrede janvier1843,citéeparSadger.


21. Citépar Sadger.
22. Moïseetle monothéisme , G.W.,XV,p. 150.
23. « UneBonneNaturea donnéà l'artiste la capacitéd'exprimer sesimpulsions
psychiques lesplussecrètes, cellesquiluiéchappent à lui-même, au moyen desœuvres
qu'il a créées,et ces œuvresontun effet puissant surceuxqui sontétrangers à l'ar-
tisteet qui également ignorentla sourcede leurémotion » (Freud,Unsouvenir d'en-
fancedeLéonard de Vinci, G.W.,VIII, p. 178).
24. Acte II. Nous suivonsdans l'ensemble la traduction de G. Gallimard et
P. Lanuxactuellement épuisée(N.R.F.,1911).
25. Cf.Freud,Les Nouvelles Révisions
Conférences. de la sciencedesrêves.
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peut donc voir dans la Judithde Hebbel une illustrationparfaitede la
réactiond'hostilitédéclenchéechez la femmepar l'atteinteà sa virginité.
La « puissance» de la miseen scènede Hebbel tientà ce qu'elle condenseen
une seule œuvreles différents motifsexposés par Freud à partirde pièces
détachéeset fragmentaires. Il s'y tisse un lien entrel'hostilitéde la femme
et la fixationau père, le narcissismedes petites différences, l'envie du
pénis.
Si la nuit de noces préparedramatiquement la nuit avec Holopherne,
c'est parce que, psychologiquement, le dernieracte est une répétitionde
ce qui est relatéau second.Le futurest toujoursdéjà annoncédansle passé :
la compulsionà la répétitionjoue dans la tragédiele rôledu destin.Dès que
Judithapparaît,elle raconteun rêve auquel elle donne un sens prémoni-
toire : « Lorsque l'hommereposedans le sommeildélié et non plus retenu
par la consciencede soi, un sentimentde l'avenirrefouletoutesles pensées
et les imagesdu présent,et les chosesfuturessont des ombresqui glissent
à traversl'âme,la préparent, l'avertissent, la consolent.De là vientque nous
sommessi rarementsurprisen vérité.Le sommes-nous jamais? »
Lorsque, au dernieracte,elle décapite Holopherne, elleéprouveun senti-
ment de « fausse reconnaissance» : « Hélas encoreiil me semble que j'y
avais déjà songéI »
Dans le rêve de Judith,se jouent des représentations et des affectsqui
peuventannoncerl'avenirparce qu'ils répètentdéjà le passé. C'est un rêve
d'angoisse: Judithse sent poussée sur un cheminescarpésans savoir où il
mène et elle éprouveun sentimentde culpabilité.Parvenue à un certain
endroit,elle ne peut plus avancerni reculeret elle se trouvealors au bord
d'un précipice.Le rêve exprimemétaphoriquement un conflitpulsionnel:
oppositiond'une marche vers les hauteurs,vers une montagneilluminée
par le soleil (expressiondes aspirationsdu surmoi),et d'une chutedans un
précipice(expressiondes désirsdu ça). Le rêve indique aussi que le désir
sexuelde Judith,pour pouvoirse satisfaire, devra êtrecontre-investi par une
motivationreligieuse.Hebbel semble avoir « su » que le refoulédans son
retour émerge de l'instance refoulanteelle-même: pour pouvoir jouir,
elle doittransformer sa voluptéen devoiret consacrersa beauté à Dieu 26;
au borddu précipice,elle appelleDieu à son secourset c'est alorsdu gouffre
même qu'elle entend sortirune « voix douce, accueillante», elle s'élance
verselle et « se sentineffablement bien ». Mais elle esttroplourde,elle tombe
des bras qui la soutenaientet pleure : la satisfactiondu désiravec le père
ou son substitutne peut qu'être funeste.La suite de la pièce développe
ce qui est dit dans le rêve sous formecondensée.A l'acte III, Judith,après
avoir jeûné pendant trois jours et prié Dieu, comprendque « le chemim
qui mène à [son] acte passe par le péché » et que Dieu a le pouvoir de
transformer l'impuren pur. Mais elle n'est pas dupe de ses propresrationa-
lisations; elle sait que la motivationreligieusede son acte recouvreune
motivationsexuelleet narcissique.En témoignentsa joie de voir Éphraïm
refuserd'aller tuer Holopherne,sa craintede voir 1' « Ancien» s'offriren
victime : l'existence d'un véritablehéros eût rendu superfluesa propre
existence.Seule une grandeactionpeut la rendreégale, sinonsupérieure,à
tous les hommes,ce qu'elle désirepar-dessustout. La signification ambiguë
qui élaboretoutunsystème
26. Cf.Schreber délirantlui permettantde concilier
sa croyanceenDieuavecunejouissance sexuelle detypehomosexuel.
interdite Cf.G.W.,
VIII, p. 244.Cf.aussila Gradiva où Norbert recouvreles motivations de
érotiques
ses actesparunemotivation : « Il ne fautpas oublierque la détermina-
scientifique
tioninconscientene peutrienréaliserqui ne satisfasse en mêmetempsà l'activité
scientifique »
consciente.
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de sa piété ne lui échappe pas non plus. La prièreest pour elle un moyen
« de prendrehaleinepour ne pas étouffer ». Elle « s'abîme en Dieu », comme
dans un gouffre, pour luttercontreses propresfantasmeset chercheren
mêmetempsune solutionà ses conflits.Prierest,pour elle,à la fois,mourir
à son désir,se suicider,en s'identifiantà sa mèremorte,et renaîtregrâce
au soutienpaternelqu'elle y trouve: « Dieul Dieu! il me sembleque je dois
m'accrocherà toi commeà qui menace de m'abandonnerpour toujoursl»
« On me croitpieuse et craignantDieu [...]. Si j'agis ainsi,c'est que je
ne sais plus me sauver de mes pensées.Je prie alors pourm'abîmeren Dieu.
Ce n'est qu'une manièrede suicide; je me précipitedans l'Éternel comme
les désespérésdans l'eau profonde27.»
Le conflitpulsionnelexprimédans le rêve, et qui est une des clés du
comportement de Judith,joue déjà un rôle décisifdans la nuit de noces
avec Manassé. Il se manifestepar l'union étroitequ'établit Judith,à plu-
sieursreprises,entrela sexualité,la mortet la folie; il se traduitpar une
ambivalence au niveau du sentiment: joie et angoisse sont éprouvées
simultanément par elle, aussi bien dans le rêve,dans la scène avec Manassé
et lors de la décapitationd'Holopherne.Cette angoissepourraitêtreinter-
prétée comme une conséquencede l'impuissancede Manassé. Ainsi, lors
de la nuit de noces, elle sembles'apaiser provisoirement par une décharge
de larmeset de rires,équivalentsubstitutifdu coït qui n'a pas eu lieu 28.
Mais elle est produiteaussi par la culpabilité.Elle se sent responsablesans
savoirpourquoide l'échec de sa nuit de noces : « Ma beauté est celle de la
belladone.En jouir, c'est êtrefrappéde délireou de mort.» Folie et mort
qu'elle appelleraen vain à l'aide après avoir accomplison«forfait ». En vain,
car elle est trop lucide : « J'appelle seulementla folie,mais son crépuscule
m'envahità peine et se retireet la nuit ne vient pas. Il y a dans ma tête
mille trous de taupe, mais tous sont trop étroitspour mon grand et gros
esprit et c'est en vain qu'il chercheà se tapir. » Pourtant,avant même
d'avoir vu Manassé, elle est déjà la proie de sentimentscontraires;son
cœur se serreà chaque pas qui la portevers lui : « Je croyaistantôt que
j'allais cesserde vivre,tantôt que je commençaisà peine. » Plus qu'à son
jeune âge, c'est à la présence de son père qui l'accompagne qu'il faut
peut-êtreattribuerla honte et l'angoisse qu'elle ressentà la montée du
désir. Elle ne peut s'empêcherde comparerson futurépoux à son père :
« Mon pèremarchaità mon côté,il étaittrèsgraveet tenaitbien des propos
à quoi je ne prêtaispas attention;parfoisje levais les yeux vers lui, puis
"
songeais : " CertesManassé doit être différent. » La fixationœdipienne
se réveilleici et elle explique l'éveil en Judithde la culpabilité: lorsqu'elle
voit la mère de Manassé, d'emblée,elle éprouvede l'hostilitéà son égard;
elle justifiece sentimentpar le fait qu'elle a l'impressionde commettre
un sacrilègeen l'appelantdu nomde mère.Il fautvoirdans cetteexplication
une rationalisation.Son hostilitésemble être due à une projectionsur la
mère de Manassé des sentimentsqu'elle devait éprouverenverssa propre
mère;celle-cilui dérobaitla présencede son père,commela mèrede Manassé
la séparetoujoursdéjà de son époux.Pendantla nuit de noces,elle les épie,
commeelle-mêmedevait épierses parents.Manassé et sa mèreformentun
couple ligué contreelle : « Sa mèreme regardad'un air sombreet railleur;
je comprisqu'elle avait épié : elle ne me dit pas un mot et s'en fut dans
un coin chuchoteravec son fils.»

27. Cf.uneattitudeanalogued'unehéroïne de J. Green,


in Si j'étaisvous,Pion,
pp. 249à 259.
28. Cf.Freud,« Fragmentsposthumes», in l'Arc
.
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L'identification de la mèrede Manasséà sa propremèremorteexplique
donc l'ambivalencedes sentimentsde Judithet qu'elle vive la cérémonie
nuptialecommeune cérémoniefunèbre.Si Manassé éprouveface à Judith
une angoissede castration,Judith,elle,s'expliquel'impuissancede Manassé
commele fruitd'une vengeanceexercéepar sa mèrerevenuedu tombeau
pour la punir,pour lui reprendreson époux : « Ce fut commesi d'en bas
la sombre terre étendant une main l'avait saisi », dit-elle. La Mère, la
Femme,la Mort: « Ce sont là les trois figuresprisespar la mèreau cours
de la vie humaine: la mèreelle-même, la femmeaiméequi est choisied'après
son modèleet enfinla TerreMèrequi le reçoitune foisde plus29.» Hebbel
sembleavoir condenséen un seul momentles troisrapportsqu'un homme
a successivement avec une femme.Mêmesi Manassén'avait pas été impuis-
sant,il est aisé de supposerque Judithn'eût pas été satisfaiteet qu'elle l'eût
décapité,du moinssymboliquement : chacun des regardsque lui lance par
la suite son mari sont pour elle comme autant de flèchesempoisonnées
auxquelles elle ne peut se soustrairequ'en donnantla mort: « Parfoisson
regardse posait sur moi avec une expressionqui me faisaitfrémir;en un
tel momentj'aurais pu le saisir à la gorge,par frayeur,par défenselégi-
time. »
Mais le comportementde Judithne s'explique pas seulementpar la
déception,ni non plus uniquementpar une fixationau père.La motivation
principalede toute sa conduitesemblebien êtrel'envie du pénis que Freud
rend responsablejustementdu tabou de la virginité.Aucun des motifs
n'exclutl'autre,ils se complètenttous. Les sentimentsque Judithéprouve,
après l'échec de la nuit de noces,s'expliquent certes par la déception:
« Une viergeest une créaturefollequi tremblede ses propressonges,car un
songepeut lui porterun morteldommageet elle ne vit pourtantque de l'es-
poir de ne point demeurervierge éternellement.Il n'est pas de moment
plus gravepour une viergeque celui où elle cesse de l'être,et chaque élan
de son sang qu'elle avait refréné, chaque soupirqu'elle avait étouffé, exalte
le prix du sacrificequ'elle offrealors. Elle s'offretout entière,est-ce une
exigencetrop fièresi elle veut tout entièreinspirerle ravissementet la joie
suprême? » Mais pourquoi une déceptionprovoquerait-ellede la haine
enverssoi-même,de la honte,et l'impressiond'avoir été souillée?Ces sen-
timentsne peuvent se comprendrequ' « après coup » : ce sont les mêmes
que Judithéprouveraaprès avoir été défloréepar Holopherne;les mêmes
mots,honte,souillure,dégradationse trouventalors répétéspar elle. Dans
les deux cas, elle ne peut accepterque la conditionde la femmesoitla honte
et le néant. Qu'elle perdeou non sa virginité, elle éprouvela mêmeblessure
narcissiquetout simplementparce qu'elle n'est qu'une femme,c'est-à-dire
un être mutilé,incompletet impur,souillé parce qu'incomplet.L'impuis-
sance de Manassé est ressentiecommeune offense,commeun refusmani-
fested'accepterses offrandes. Elle se sent alors « de trop », inutile,parce
qu'elle n'est rien ou traitéecommeun rien. Dans les bras d'Holopherne,
elle se sent défaillir,perdretout contrôled'elle-même.Avec la pertede sa
virginité,c'est tout son êtrequi s'effondre et elle sent alors sa dépendance
insupportableà l'égard de son corps.« Le désirqui s'endortemprunteà tes
propreslèvresassez de feu pour commettreun forfaitsur ce que tu as de
plus sacré,où tes sensmêmes,commedes esclavesenivrésqui ne connaissent
plus leur maître,se soulèventcontretoi. »
Si Judithse déteste,c'est parce que,l'intégritécorporellelui étantrefu-
sée, elle ne peut s'aimerelle-mêmeque dans un autre,dansl'hommequi la

29. Freud,« Le thèmedesTroisCoffrets


», in Essaisde Psychanalyse .
appliquée
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complète,dans Venfant,pénis substitutif. A sa suivanteMirdza qui essaie
de la détournerdu suicidepar un appel au narcissisme(« Tu feraismieuxde
regarderun miroir»), elle répond: « Ahl folle,connais-tuun fruitqui sache
se mangersoi-même?Il te vaudraitmieux n'êtrejeune ni belle que Tètre
pour toi seule. Une femmeest un néant; elle ne devientquelque chose que
par l'homme.Par lui elle devientmère.L'enfantqu'elle met au mondeest
le seul tributde reconnaissancequ'elle puisseapporterà la natureen retour
de sa propreexistence.Malheureusesles femmesstériles,et moi doublement
malheureuse,qui ne suis point jeune fille,femmenon plus. » Judithhait
Manasséqui lui a refuséle pénissubstitutif qui auraitpu la combler,Manassé
dont l'impuissanceest le signe manifestedu danger que représentepour
l'hommele sexe féminin.Manassé, en mourant,accuse Judithd'avoir été
responsablede sa « folie», sans pourtantrévélerle mot de l'énigmeque
Judiths'est efforcée en vain de lui arracher.Nouvelleblessurenarcissique,
car en mourantainsiil dérobeà Judithune partiede son être: « Il me parut
qu'il allait s'enfuirsournoisementavec un butin volé au plus secret de
moi-même.» L'énigmeest en effetcelle de la féminitéet l'envie du pénis est
la solution.
Que l'enfantpuisse seul satisfairesubstitutivement cette envie est dit
explicitement à plusieursreprises: « Si nous enfantonsc'est afinde posséder
deux foisnotrecorps et de pouvoirl'aimer dans l'enfantoù il nous sourit
en toute pureté et sainteté,lorsqu'il faut le haïr et le mépriseren nous-
mêmes», dit une mère,la même,peut-être,qui, sous l'emprisede la faim,
finirapar dévorerson enfantaccomplissantpar là mêmeen acte ce qu'elle
n'avait réalisé jusqu'alors que symboliquement 30. Rapport dévorateurde
la mèreà l'enfantqui rendcomptede l'angoissede castration.
Le destintragiquede Judithest qu'elle ne pourraitêtre combléeque
par un enfantet que celui-cilui est toujoursrefusé,soitde par l'impuissance
de son mari,soit de par son proprerejet: un enfantd'Holophernene peut
qu'entraînersa mort.C'est le prix qu'elle demandeaux Hébreux en guise
de récompense.A la finde la pièce, elle prie Dieu de la laisserstérile.La
peur qu'a Judithde mettreau mondeun filsd'Holophernea un sens sur-
déterminé: les filsressemblantà leurpère,ce qui est,pourles autres,reflet
de puretéet d'intégrité,serait,pour elle, rappel constantde « son forfait»
sexuel. De plus, attendreun enfantd'Holopherneseraitle signeque l'acte
qu'elle a accomplien le couvrantd'une motivationpatriotiqueet religieuse
n'a riende surnaturel,n'est marquéen rienpar une électionexceptionnelle
de Dieu. Au contraire,en la rendantféconde,Dieu la désigneaux yeux
de tous comme une pécheressequi a commisun acte contre-nature en se
voulant l'égale d'un homme.On pourraitdireaussi que, par culpabilitéet
masochisme,elle ne saurait accepterd'être comblée,ou encoreplus pro-
fondémentqu'elle ne peut accepter d'être une femmecommeles autres.
Devant Holophernequi la raille en disant : « Pour me protégerde toi, je
n'ai qu'à te faireun enfant», elle se targue d'être différente de ses sem-
blables : un pénissubstitutifest troppeu pour elle; elle voudraitêtreHolo-
phernelui-même,l'égaleren accomplissantun acte héroïque.Mais dérision:
tous peuventaprès « son exploit» la considérercommeun héros surpassant
tous les autres,hormiselle-même.Elle sait qu'elle n'a accomplile « sacri-
fice» que pour se vengerd'avoir été traitéecommeune catin, d'avoir été
dégradée,souillée,humiliée.Aprèsl'acte sexuel et meurtrier, toute motiva-
tion patriotiqueest oubliée. C'est pourquoi elle refusetoute récompense,

30. Cf.G. Roheim,Psychanalyse


etAnthropologie
: les mœurs
des mèresaustra-
liennes.
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commeelle refuse,contrairement à la Judithbiblique,de « céder » la tête
d'Holophernepour l'exposer sur les remparts: « Cette tête », substitut
phallique, « est ma propriété», dit-elle.En décapitantHolopherne,elle
donneen mêmetempsla signification de son acte : «Ahl Holopherne,fais-tu
cas de moi désormais?»
En tuant Holopherne,Judithse venge donc de n'être qu'une femme,
blessurenarcissiqueravivée par le premieracte sexuel. Si Holopherne
l'avait épargnée,jamais elle n'auraitpu le décapiter,car à la différence de
la Judithbibliqueelle ne peut s'identifier à son peuple qui lui rappelletrop
sa proprefaiblesse: les Hébreux sont méprisables,efféminés;son nom,
Judith,en tant que symbolede son appartenanceau judaïsme,lui faitmal;
elle se plaît à voir les Hébreux sans forcepour mieux se substituerà eux.
Le personnaged'Éphraïm est dans la pièce le symbolede la faiblesse
du sexe masculin : « Si ta lâcheté est celle de ton sexe tout entier,si
tous les hommesne voientdans le dangerque le conseilde s'y soustraire,
alors une femmeaura conquis le droit à une grandeaction.»
En s'emparantdu propreglaived'Holophernepourle décapiter,Judith
à la fois châtrel'hommeet prend pour elle le phallus; en même temps
elle se punit,car elle se privedu «premier» et du «dernierhommequ'il y ait
eu surterre».
La revendicationphallique de Judithse trouvesoulignéepar Mirdza:
«Une femmedoitenfanter deshommes,jamais ellene doittuerdes hommes»,
dit-elle.Judith,elle, se cache le caractère« contre-nature » de son acte;
le surnaturelsertici de couverture: seul Dieu peut fairequ'une femmeait
plus de couragequ'un homme,commeseul il peut fairequ'un frèretue un
frère,qu'une mèredévoreson enfant.L'épisode de Daniel le prophèten'est
pas là pourfairecouleurlocale; il estlà pourque Judithpuissecroiredavan-
tage en ses propresrationalisations,pour la convaincreque les voies de
Dieu passentpar le péché. En réalité,Judithest bien l'égale d'Holopherne,
cet autremonstredevantlequel la natureelle-mêmetremble: « La nature
trembledevantl'accouchementcolossalde son propreflanc,et elle n'enfan-
tera pas un second hommesemblablesinon pour anéantirle premier.»
Ce semblable,c'est Judith,double féminind'Holopherne,tous deux héros
tragiquespar leurdémesure,par leurû6piçqui les place au-dessusou en deçà
du restede l'humanité.Holophernecorrespondà l'idéal du moi de Judith:
« O je voudraisêtretoi,rienqu'un jour,rien qu'une heure»,dit-elles'adres-
sant à Holopherne.Celui-ciest pour Judithà la foisle substitutde son pre-
mier objet d'amour,le père (ou Dieu), et celui qui répondle mieux aux
exigencesde son narcissismeblessé. Le choix d'objet selon le type par
étayagecoïncideici avec celui qui se faitselon le typenarcissique31.Holo-
phernese prendlui-mêmepour un dieu et Achiorle décrità Judithdans les
mêmes termesqu'il décrivaità Holophernele Dieu des Hébreux. Holo-
pherneest donc bien pour Judithcelui qui peut remplacerle père mort
et faireoublierDieu. Mais il est surtoutle seul hommeauquel elle voudrait
ressembler, le seul qui puisse à la fois la combleret l'humilier: « Toute
femmea le droitd'exigerde tout hommequ'il soit un héros. En voyant
un homme,ne penses-tupas voirce que tu voudrais,ce que tu devraisêtre?
Un hommepeut excuser d'un autre la lâcheté, jamais une femme.Par-
donnes-tuà l'appui s'il se brise? A peine peux-tului pardonnerde t'être
nécessaire.»
31. Cf.Pourintroduire au narcissisme: « On aime1) selonle typenarcissique:
a) ce que Tonest soi-même; b) ce que Tona étésoi-même; c) ce que Tonvoudrait
êtresoi-même; d) la partiequi a étéunepartiedu propre soi.2) selonle typepar
étayage: a) la femme qui nourrit;b) l'homme qui protège.»

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N°3
LITTÉRATURE, 8

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Si dans la Judithde Hebbel le personnagede Judith« présente» bien
sur scène le sens du tabou de la virginité,le personnaged'Holopherne
(dontne parlepas du tout Freud) est non moinsnécessaireà sa compréhen-
sion;d'ailleursle titrede la pièce est : JudithetHolopherne, et Hebbel intro-
duit un équilibreremarquabledans l'importanceaccordéerespectivement
aux deux héros.Le premieracte est entièrement consacréà Holopherne;
le deuxièmeà Judith;le troisièmeprépareleur rencontrequi ne s'effectue
qu'au quatrième.Holopherne,à premièrevue si différent de Manassé,a un
destincommandé,lui aussi,par la peurde la castration.Mais elle se trouve
chez lui recouverteet surcompensée par un narcissismeexorbitant.Il vou-
drait être tout-puissantcomme le Dieu des Hébreux, contraindretout
l'universà s'agenouillerdevantlui. Judith,comme Achior,semble subju-
guéepar un tel homme: « Hommeeffroyable, tu t'imposesentremoi et mon
Dieu. Ce seraitl'instantde tueret je ne peux pas. » NéanmoinsHolopherne
ne sauraitêtreaussi fortque le Dieu des Juifs,car il appartientau devenir
et est mortel: « Ce visage qui n'est qu'un seul regard,un regarddominateur
et ce pied devant qui la terrequ'il foulesemblese déroberen tremblant
[...]. Mais un temps fut où il n'était pas encorené, un temps peut venir
où il ne sera plus », dit Judithavant même d'avoir vu Holopherne.Une
menacede mortpèse surcelui-cien permanence, qui bat sans cesseen brèche
son narcissisme.C'est pour luttercontrela peur de la mortqu'il édifieun
systèmede défensesmégalomaniaques;il rêve de pouvoirs'être engendré
lui-même,commede pouvoirdéciderde l'heure de sa mort.Le narcissisme
primairepar lequel l'hommedésireêtre à lui-mêmeses propresgéniteurs
et posséderl'immortalitéest le principeexplicatifde la conduited'Holo-
pherne.Mais désirerêtrecausa sui implique le désircorrélatifde tuer ses
propresparents.Au père d'Holopherneil n'est faitaucune allusiondans la
pièce. Néanmoins,on peut voir en Nabuchodonosorun substitutpaternel.
Or, Holopherne,et en cela il est très différent de celui de la Bible, n'obéit
à son roi,ne lui asservitdes peuples,que pour pouvoirmieuxle renverser
un jour. Pour Nabuchodonosor,il n'a que mépris,le « père » est tournéen
dérision: « Il prendà la mainson casque brillantet faitses dévotionsdevant
sa propreimage. Il faudraseulementqu'il se gardedes coliques,afinde ne
point s'effrayer par des grimaces.» Ridiculisépar le « fils», un tel père ne
saurait êtredivinisé.D'où le scepticismed'Holopherneà l'égard des dieux
tenuspour interchangeables, simplesproduitsde décretshumains,conven-
tionnels.Le seul garant d'une divinitéeffectiveest la force,et c'est bien
grâceà la forcedu filsque Nabuchodonosor passe pourun Dieu : « Le crieur
public le consacre Dieu et moi je dois livrerau monde l'épreuve de sa
divinité.» «L'humanitédoit enfanterun dieu,mais dans un éternelcombat
avec l'universil doit lui prouversa force.» S'il est invincible,le dieu des
Juifsest alors un vrai dieu. Sans le connaître,Holophernele prendcomme
modèle. Mais il en est la parodie. Gommelui, il aimeraitpouvoir« sonder
les reinset les cœurs» de son entourageet resterénigmepour tous. Gomme
il donneen pâturel'idole de la veilleà celle du lendemain,ainsichacunedes
figuressuccessivesqu'il revêt pour mieux échapperà autruilui sert tour
à tour d'alimentpour constituerune figurenouvelle. Par cette création
continuede lui-mêmequi ne se soumetà aucun idéal du moi,il reprenden
chargeindéfiniment sa propreexistence,déniantla scèneprimitiveet répé-
tant le meurtredu père. Refusantde s'identifierà un objet total, Holo-
phernene peut que nierl'identitédu sujet et fairetriompher successivement
chacunde ses désirsdans une dépensesans réserve.Par là il se sentsupérieur
aux élémentsnaturels,tous domptéspar l'homme.Se créercontinûment,
c'est aussi se donnercontinûment la mort,c'est donc pouvoir s'imaginer
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qu'il est possiblede se tirerdu néantet de s'y plongerà volonté.« Jehache
en pièces gaiementl'Holopherned'aujourd'hui et le donne en pâture à
celui de demain. » Par ces créationset « décréations» renouvelées,Holo-
phernene voudraitfairequ'un avec la fluctuationrenaissanteet éternelle
de la vie. Contrele morcellement schizoidede son moi,il n'a qu'une arme,
l'unificationnarcissiqueet la défensemégalomaniaque.Mais par là il se
voue à la solitudedu dieu,contraintà ne pouvoiraimerque lui-mêmedans
la nostalgiede rencontrer enfinun égal qui puissele reconnaître.Il le trou-
vera en Judith,mais au prixde sa mort.Une femme,et qui ne se donnepas
d'emblée,pouvait seule le rassurersur sa puissance,commeseuleune autre
femmele rappelleperpétuellement à sa faiblesse: sa mère.Gommetous les
héros,Holophernea inventéun romanfamilialdans lequel il s'attribueune
originefantastique: il aurait été élevé par une lionne et n'aurait jamais
connusa mère.Pour celle-ci,il n'a que haine parce qu'elle lui a faitle don
de la vie et par là mêmede la mort: avoir une mère,c'est avouerqu'on ne
peut conquérirpar soi-mêmeni la vie ni la mort. La mère bat en brèche
toutesles défensesmégalomaniaques: « J'ai plaisirà voirtoutesles femmes
de la terre,exceptéune et celle-làje ne l'ai jamais vue et ne la verraijamais.
Ma mèrel J'aurais aussi peu souhaité la voir que je souhaite voir mon
tombeau.Jeme réjouispar-dessustoutd'ignorerd'où je suisvenu. Qu'est-ce
donc une mèrepour son fils?Le miroirde sa faiblessed'hierou de demain.
[...] Il ne peut la regardersans songerau tempsoù il n'étaitqu'un pitoyable
vermisseauqui payait avec de gros baisers les deux gouttesde lait qu'il
engloutissait. Et s'il oubliecela, c'est pourvoiren elle un spectrequi comme
un bateleurlui joue la vieillesseet la mort,et lui rendrépugnantson propre
corps,sa chair,son sang. » La premièreblessurenarcissiqueest infligée par
la naissancequi creuseun orificepar lequel tous les dérobements ultérieurs
deviennentpossibles.En faisantpar la suite de son filsson proprephallus,
en exigeantde lui l'amour commeprix de la nourriture, la mère vole au
filsune partie de son corps, le châtre,le dévore. Comme Judith,Holo-
phernese défenden permanencecontrele vol de son intégritécorporelle:
« Ma vie me paraissaitvolée,si je n'en faisaischaque jour la conquête.Ce
qui m'était offerten présentje ne croyaisnullementle posséder.» Être
énigmatique,se fermerà tous est un moyenaussi d'êtreinattaquable,c'est
empêcherque les autresne viennentvous volervos pensées: « Aussisont-ils
autour de moi à guetter,épiant à traversles fenteset les fissuresde mon
âme et cherchantà forgeravec chacune de mes paroles un crochetpour
forcerla chambrede mon cœur. » Inversement,il ne faut pas épier soi-
mêmeles paroles ď autrui,sous peine de reconnaîtreque sa proprepensée
n'est pas toute-puissante.Dérober est signe de dépendance et d'escla-
vage 32.
Mais si Holopherneest hanté par la crainted'être volé, s'il considère
sa mère commeune « grandevoleuse », c'est peut-êtreparce qu'il projette
sur tous et d'abord sur sa mère son propresadismeoral. Les nombreuses
métaphoresorales dans le texte ne sont pas dues au hasard. Holophernea
avec tous, avec la vie, avec ses compagnonsd'arme,avec les femmes,des
rapportsde dévorationgloutonneet vorace. Il introjecte33en lui la totalité
du mondepour se l'assimileret élargirson propremoi : « On devientce que
l'on regarde!Le mondesi riche,si vaste,n'est pas entrétout entierdans ce

32. Ce fantasmedu voln'estpas sansrappeler Artaudquilui aussiveutêtreses


deuxgéniteurs et qui dénomme Dieu «le grandvoleur». Surce thème,cf.J.Derrida,
« La parolesoufflée etla différence.
»,in l'Écriture
33. Au sensde Ferenczi, cf.Introjection , O.C.,Payot,t. II, p. 100.
et Transfert
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peu de peau tendueoù nous tenons;nous avons reçu des yeux afinde pou-
voir absorberle monde morceaupar morceau.» La mortest pour lui un
retourau sein maternel,dévoréalors de nouveau avidement.Vivre comme
mourir,c'est pour Holophernetéter.Par peur de la mort« nous la [la vie]
pressuronset la tétonsjusqu'à crever». « A présentnous cherchonsen man-
geant à nous défendred'être mangésnous-mêmeset combattonsavec nos
dents contreles dents de l'univers.C'est pourquoi il est si parfaitement
beau de mourirpar la vie mêmelDe laisserle flotgonflerde telle sorteque
l'artère qui le devait conteniréclate1 La volupté suprêmeet l'horreurdu
néant,les mélangeret les confondre[...]. J'aimeraisme dire un jour: " A
présentje veux mourir."Ah, que ne puis-je alors et sitôtcette paroledite,
défaitdans tousles vents,m'éperdre,être bu par toutesles lèvresavides de
la création[...]. »
Croyanceen la toute-puissance de la penséequi rattachele narcissisme
ď Holopherneà celui des enfantset des animistes.Mais lorsqu'un adulte
en resteainsi au stade du narcissismeinfantile,c'est que son idéal du moi
ne s'est pas développé.Perversou psychotique,le comportement d'Holo-
pherne s'explique mieux par les catégorieskleiniennesque freudiennes.
Ceci rendpeut-êtrecomptedu silencede Freud sur ce personnage.
La JudithetHolopherne de Hebbel me paraît donc bien êtreune « puis-
santeprésentation » du tabou de la virginité,
commele textede Freudpermet
de passer du plan descriptifet dramatiqueau plan métapsychologique.Il
ne me semble pas qu'on ait « volé » quelque chose à un texte littéraire
lorsqu'onl'a éclairépar une lectureanalytique.L'intelligibilité ne s'oppose
pas à ce qu'un texte produisel'effetqu'il est destinéà produire: la spéci-
ficitéde la miseen scènedramatiquepermetau spectateurde se réconcilier
avec ses propresfantasmesde castration,du moinsprovisoirement, réconci-
liation qu'une cure analytiquen'est pas toujours assurée d'obtenir: « Il
est malaisé de décider,au coursd'une cure analytique,si nous avons réussi
à vaincrece facteuret à quel momentcette victoirese réalise. Consolons-
nous en constatantque nous avons offertà l'analysé toutesles possibilités
de comprendreet de modifierson attitudeà cet égard34.»

etAnalyseinterminable
terminée
34. Fin d'Analyse .
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