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Introduction à la philosophie, M. Pascal Dasseleer, Syllabus secret !!!

Hallo Introduction
A. Définition de la philosophie
Ce ne sera pas un cours d’histoire de la philosophie générale, ce sera une introduction à la
philosophie par le biais d'un thème qui est celui de la musique. On va dresser un panorama de
l'histoire des rapports entre la philosophie et la musique depuis les origines dans l'antiquité jusqu'à
nos jours.
Avant de commencer ce cours sur les rapports entre la philosophie et la musique, il faut
donner une idée très générale de ce qu'est la philosophie, il faut la définir.
Voici une définition générale un peu vague qui va se préciser au fur et à mesure que l'on
avancera dans la matière :
« La philosophie est une forme de savoir qui s'interroge, avec le secours de la raison humaine, sur
le sens ultime de tout ce qui est, sur la finalité de tout ce qui est, plus particulièrement sur le sens de
l'existence humaine, la finalité de l'existence humaine ».
Autre définition un peu plus abstraite :
« La philosophie, c'est l'élucidation rationnelle de l'expérience que nous faisons de nous-même, des
autres et du monde dans lequel nous sommes insérés ».

Plus concrètement, cela veut dire que le philosophe va se poser une série de questions
fondamentales :
• Quel est le sens de mon existence ? Sa finalité ?
• Pourquoi j'existe ?
• À quoi bon exister ? Vivre ?
Cette question va prendre des formes plus particulières, par exemple :
• Quel est le sens/but/raison d'être de l'univers dans lequel je suis inséré ?
• Quel est le sens de ce tas de matière qui m'entoure et dont je ne sais pas grand chose, je suis
perdu ?
Autre question du philosophe :
• Pourquoi j'agis ?
• Quel est le but de mon action ?

Question qui sera subordonnée à celle-là et qui va très vite s'imposer :


• Qu'est ce que le bien ?
• Qu'est ce que le mal ?
• Qu'est ce que c'est que bien agir ? Qu'est ce que c'est que mal agir ?
• Selon quels critères une action est-elle acceptable ou non ?

• Comment puis-je savoir quelque chose ?


• Qu'est ce que la vérité ?
• À quelles conditions puis-je prétendre que ce que je dis est vrai ?
• Qu'est ce que le vrai ? Qu'est ce que le faux ?
• Quelles sont les conditions d'un savoir vrai ?
• Comment puis-je accéder à la vérité ?
• La vérité existe-t-elle ?
• Et si elle existe, comment puis-je la connaître ?

Voilà de manière très schématique les questions que se pose la philosophie depuis qu'elle
existe. Et elle existe en réalité au sens où on la définit ici, depuis le VIe siècle avant J-C. Nous
verrons plus tard que la philosophie au sens restreint où on la définit ici est née en Grèce.
B. Les différentes branches de la philosophie

Le philosophe se pose une série de questions, ce qui explique que très tôt, la philosophie va
se diviser en une série de branches. Il y a donc différents domaines dans la philosophie.
Voici ces différents domaines :
• l'épistémologie
Ce mot vient de deux termes grecs : épistêmê qui signifie la science, le savoir, et logos qui
signifie le discours. Ce serait donc un discours sur le savoir.
Plus précisément, c'est la branche de la philosophie qui va se poser la question : qu'est ce
que la vérité ? Qu'est ce que c'est qu'un savoir vrai ? À quelles conditions puis-je prétendre que ce
que je dis est vrai ? Existe-t-il une vérité ? Et si oui, comment la connaître ? Est-il possible de la
connaître avec certitude ? Pouvons_nous avoir des certitudes ? Ou sommes-nous condamnés à
n'avoir que des opinions ? Y a-t-il Un savoir certain qui est possible ? Ou bien tout savoir relève-t-il
toujours de l'opinion subjective ?
L'épistémologie va donc s'interroger sur les pouvoirs de connaître dont dispose l'être
humain. L'être humain est capable de connaître, jusqu'à quel point ? Dans quelle mesure ?
On verra dans le cours que les réponses à ces questions ont été très diverses dans l'histoire.
Et suivant la manière dont on va répondre à ces questions, tout le reste de la philosophie va en
découler. On en verra également les conséquences dans le domaine musical.

• la logique
Celle-ci est très liée à l'épistémologie en vérité. La logique va étudier les lois de notre raison.
Très tôt, les grecs ont désigné notre capacité de connaître avec ce mot raison que l'on appelle
également intelligence. C'est donc notre capacité de connaître. Cette raison a des lois, ne fonctionne
pas n'importe comment, et la logique veut étudier ces lois de la raison humaine. Elle va étudier la
manière dont on raisonne correctement. Spontanément, quand on raisonne, on obéit à des lois, et la
logique veut expliciter ces lois, les mettre en lumière.
La plus fondamentale, on la connaît tous sans le savoir, c'est ce qu'on appelle le principe de
non contradiction (on ne peut pas se contredire). En effet, si l'on ment, on sait que l'on dit le
contraire de ce qui est vrai, c'est bien la preuve que cette loi existe, sinon nous ne ferions pas la
différence entre mensonge et vérité. Ce principe de non contradiction est en fait l'envers du principe
d'identité qui dit : « les choses sont ce qu'elle sont » (en mathématique cela se symbolise par une
boucle avec une flèche au dessus).
Et de ces grands principes suit toute une série de lois auxquelles notre raison obéit
spontanément.

• la métaphysique/ l'ontologie
C'est peut être la branche la plus fondamentale de la philosophie. Elle va se poser la question
suivante : quel est le sens de tout ce qui est ?
Mais elle va se poser cette question de la manière la plus générale possible, pas à propos de
telle ou telle réalité particulière, mais à propos de la réalité dans son ensemble.
La question la plus fondamentale de la métaphysique est la suivante : pourquoi y a -t-il
quelque chose et non pas rien ? C'est Leibniz, un philosophe allemand du 17e siècle qui va la poser
pour la première fois explicitement. Pourquoi l'être et non pas le néant ?
Les deux termes métaphysique et ontologie sont à la base des synonymes mais prendront
toutefois des significations différentes chez certains philosophes.

• l'anthropologie
Le mot anthropologie vient de deux termes grecs : anthropos (l'homme) et logos (le
discours). Étymologiquement, c'est donc un discours à propos de l'être humain.
Plus précisément, c'est la question de la métaphysique appliquée à l'être humain : quel est le
sens de l'existence humaine ? Quelle est la finalité de l'existence humaine ? À quoi bon vivre ?
On se pose la question de la raison d'être de l'être humain, mais aussi la question de la
définition de l'être humain. Par exemple : dans quelle mesure l'homme se distingue-t-il de l'animal ?
Nous sommes des mammifères c'est indéniable, mais qu'est-ce qui nous distingue de l'animal ? Est-
on comme les autres, ou y a-t-il une différence radicale ?
Et là aussi, les philosophes donneront des réponses très diverses et même opposées face à
cette question.

• la cosmologie/ philosophie de la nature


La cosmologie vient également de deux termes grecs : cosmos (univers) et logos (discours).
La cosmologie va s'intéresser sur le sens et la raison d'être de tout ce qui n'est pas l'être humain,
autrement dit de l'univers dans lequel l'être humain est inséré. L'univers matériel, étudié par la
physique, mais aussi l'univers vivant non humain, c'est à dire l'objet de la biologie, l'univers animal
et végétal.
Quelle est la finalité de ce monde dans lequel nous sommes insérés ? Sa raison d'être ?
Aujourd'hui, elle se pose cette question en confrontation avec le résultat des sciences
(physique, chimie, biologie).
En réalité, on n'utilise plus aujourd'hui le terme cosmologie parce qu'il a été récupéré par la
physique. On utilise donc plus traditionnellement le terme de philosophie de la nature.

• la philosophie morale/ l'éthique


Pour comprendre sa place, il faut se rendre compte d'une chose : l'être humain en réalité est
capable de deux opérations, la connaissance et l'action (la plupart des philosophes sont d'accord là-
dessus). L'homme connaît, et il agit. Et l'être humain agit librement (là-encore, tous les philosophes
ne sont pas d'accord).
Le domaine de l'agir, ce sera la philosophie morale, souvent appelée éthique aujourd'hui,
parce que le mot morale a mauvaise presse. En réalité, ce sont deux synonymes parfaits puisque
morale vient du latin et éthique du grec, mais ils ont la même racine (mœurs). Les questions que
l'on se posera dans ce domaine sont les suivantes : qu'est ce que la liberté ? L'être humain est-il
libre ? Agissons-nous par nous-mêmes ou sommes-nous secrètement déterminé à agir comme on le
fait ? Suis-je réellement la cause des actes que je pose, ou bien sont-ils secrètement déterminés par
des causes qui me poussent à agir ainsi ? D'où la notion de liberté.
Il y a aura également la question du bien et du mal. La majeure partie des philosophes sont
d'accord pour admettre qu'il y a un bien et un mal, sans être évidemment d'accord sur ce que ces
termes englobent. Qu'est-ce qui me permet de dire que quelque chose est bien ou mal ? Est-ce
purement subjectif ? Y a-t-il des critères objectifs qui me permettent de dire si ceci est bien ou mal ?
Évidemment, la manière dont on répondra à ces questions sera lourde de conséquences.
Notamment dans un domaine subordonné à la philosophie morale qui est celui de la philosophie
politique.

• la philosophie politique
C'est la philosophie de l'agir en commun, en société. L'être humain n'est pas tout seul, il
interagit avec d'autres êtres humains. Comment la société doit-elle s'organiser ? Selon quelles lois ?
Qu'est ce que le bien et le mal dans l'agir commun ?
Très vite, on a voir apparaître la question de la loi : qu'est ce qu'une bonne/mauvaise loi ?
Elle est impérative, dans tous les pays les tribunaux jugent selon les lois. De quels droits ?
La question qui sera évidemment posée par le philosophe dans ce domaine là : qu'est ce que
l'état idéal ? Comment bien gouverner ? Démocratie/ tyrannie/monarchie/oligarchie ? L'histoire de
l'humanité a montré plein de régimes différents, quel est le bon ?
Dès les origines en Grèce, le philosophe se posera cette question.
La philosophie politique est un domaine subordonné à la philosophie morale.
• la philosophie de l'économie
C'est aussi un domaine subordonné de la philosophie morale. L'économie, c'est l'ordre de
l'échange des biens entre les personnes. Quel est alors le bon système économique ? Voilà une
question qui découlera des réponses données en philosophie morale. Marxisme/Libéralisme ?

N.B. : En réalité, il y aura finalement autant de branches de philosophie qu'il n'y a d'activités
humaines. On peut en effet réfléchir en philosophe sur les différents domaines de l'activité humaine.

− la philosophie de l'art
Le dernier domaine qui nous concernera tout particulièrement sera la philosophie de l'art,
dont un sous-domaine sera la philosophie de la musique.
Elle va s'interroger sur la finalité, le sens de cette manière d'agir toute particulière à l'être
humain qu'est l'activité artistique. L'art relève du domaine de l'agir. En philosophie, on se posera la
question : à quoi bon ? À quoi ça sert ? Quel est le but que poursuit l'artiste dans la production d'une
œuvre d'art ? Est-ce la beauté, comme on l'a souvent dit ? Ou est-ce une autre finalité ? Et puis si le
but est la beauté, qu'est ce que la beauté ? Selon quels critères peut-on juger que quelque chose est
beau ?
C'est dans ce domaine-là notamment que va se poser la question du jugement de valeur.
Qu'est-ce qui nous permet d'énoncer un jugement de valeur ?
Ce sont un peu les mêmes questions qui se poseront dans le domaine de la morale : est-ce
strictement subjectif ? Cela relève-t-il absolument de l'opinion? Ou bien peut-on aller au delà,
trouver des critères objectifs ?

C'est donc par le biais de la philosophie de l'art, et plus particulièrement de la musique, que
nous allons faire une introduction à la philosophie.

C. Différence entre philosophie et religion

Qu'est ce qui distingue la philosophie de la religion ?


Si on y regarde de près, les grandes religions de l'histoire prétendent finalement répondre à
ces questions que se pose la philosophie (qu'est ce que le bonheur, qu'est ce que la finalité de l'agir
humain ? Qu'est ce qui est bien, qu'est ce qui est mal ? Comment bien agir ? ).
Cependant, la philosophie et la religion ne sont pas les mêmes. Ce qui les distingue, c'est
essentiellement la méthode. Il est vrai que les questions se recouvrent, et historiquement à l'origine,
il est vrai que la philosophie est née de la religion (Grèce, VIe siècle acn). Elle naîtra donc dans un
contexte religieux, celui de la religion archaïque grecque de l'époque qui répondait à ces questions.
Les religions apportent finalement plus de réponses que de questions.
Ce qui distingue les deux, c'est que la religion répond à ces questions en utilisant un
argument d'autorité, en se basant le plus souvent sur un texte sacré. Ce texte est d'emblée accepté
comme la vérité. On va donc chercher des réponses dans le texte en question. Les juifs iront donc
dans la torah, les chrétiens dans la Bible, les musulmans dans le Coran, l'hindouisme ira chercher
dans ses propres textes sacrés,... Finalement, toutes les religions évoquent des autorités qui souvent
prennent la forme de textes écrits, et qui sont regardés d'emblée comme l'expression de la vérité.
Cela suppose bien évidemment une croyance.
Tandis que la philosophie par méthode, refuse tout argument d'autorité, c'est ce qui la
distingue radicalement de la religion. C'est-à-dire que la philosophie pour répondre à ces questions
se basera exclusivement sur l'expérience commune à tout être humain, et fera usage exclusivement
de la raison. Non pas que les religions proscrivent la raison, mais celle-ci sera toujours subordonnée
à l'argument d'autorité (les réponses ne sont en effet par toutes faites dans le texte, il faudra
l'expliciter).
Mais le philosophe n'accepte pas d'autre autorité que celle de la raison et de l'expérience qui est
commune à tout être humain.
Il faut souligner que nous parlons ici de distinction et non d'opposition. Un philosophe peut
en effet être religieux. On trouve aussi des philosophes athées qui s'opposent à toute religion, tous
les cas de figure sont possibles.
Ce qui fait la distinction formelle entre religion et philosophie est la manière de répondre
aux questions.

D. Musique et philosophie

Quelles sont les questions que le philosophe va se poser par rapport à la musique ?
La première question, qui peut paraître la plus évidente dans un premier temps, et qui quand
on creuse peut paraître moins évidente :
• qu'est-ce que la musique ?
Une autre question liée à celle-là :
• qu'est ce qui distingue le son musical du bruit ?
Celle-ci sera d'ailleurs posée par un certain nombre d'esthéticiens au 20e siècle, quand on
pense au courant de la musique concrète. Ils auront une réponse très large puisqu'ils annexeront le
domaine du bruit au domaine musical, ils feront de la musique directement à partir de bruits
enregistrés.
• Les baleines, les oiseaux font-ils de la musique ?

Autre question liée à celle-là :


• à quoi ça sert ? Quel est le sens ?
Si le but est la beauté, qu'est ce que la belle musique ? Mais en réalité, il s'en faut de
beaucoup qu'on ait toujours répondu à cette question de cette manière, bien des philosophes ne
diront pas que le but de la musique est la beauté. Beaucoup ont dit que le but était l'éducation.
Certains autres diront que c'est le divertissement. On donnera également à la musique des finalités
magiques voire religieuses. Il y a la musicothérapie, certains diront qu'elle a des finalités
médicinales. Beaucoup dans l'histoire diront que la musique a pour but l'expression des sentiments.
• Son but est-il de communiquer un message ? Est-elle apte à transmettre un message ?
Liée à cela, on retrouvera évidemment la question du jugement de valeur, qui est intimement
liée à la finalité que l'on donne à la musique.
• La musique doit-elle être belle/originale ? Doit-elle élever l'âme ? Doit-elle avoir une
capacité divertissante/expressive /subversive ?

Autre question : la partition :


• Est-ce déjà de la musique ? Où commence la musique ?
Si on répond oui, les partitions de Bach sont de la musique, alors nous avons encore à notre
disposition sa musique. Si on répond non, la musique de Bach est définitivement abolie.
• La musique de Bach n'est-elle pas définitivement abolie le jour où Bach est décédé ?
• La musique n'est-elle pas éphémère, existant de manière strictement contemporaine ? Ou
bien continue-t-elle à exister sous cette forme qu'est la partition ?
• Mais quel est alors le statut de la partition ?
Question subordonnée à celle-là :
• Quel est le rôle du musicien face à la partition ?
• Le musicien, l'interprète, doit-il tout simplement rendre, réactualiser la pensée du
compositeur ? Est-ce donc un rôle purement passif ? Ou bien son rôle est-il véritablement
créateur, recréateur ? Auquel cas, le rôle du musicien n'est pas simplement la transmission
de la pensée du compositeur, mais c'est une véritable recréation, où l'interprète y met
quelque chose de lui-même, qui va au-delà des intentions du compositeur.

N.B. : au fur et à mesure que l'on recule dans le passé, les partitions sont de plus en plus
indéterminées, ce qui signifie que l'on va devoir prendre en tant qu'interprète une série de décisions
concernant cette partition, qui ne sont pas indiquées par le compositeur.
Les toutes premières traces de musique occidentale, ce sont les traces du chant liturgique
médiéval voire même de l'antiquité chrétienne qui sont des traces tellement anecdotiques que ce que
les interprètes font aujourd'hui relève plus de la recréation hypothétique.
Il est également clair qu'on a beaucoup moins de latitude face aux partitions modernes
d'aujourd'hui, les compositeurs écrivant des annotations de plus en plus précises.
Cependant, aussi précise soit la partition, il est logique que deux interprètes en feront
quelque chose de différent, ils auront toujours une part créatrice. Si on demande à plusieurs
personnes de jouer une partition de Bach, on reconnaîtra sûrement l’œuvre et le titre, ce qui montre
quand même que la partition a un rôle important, et que Bach a réussi à nous transmettre son
identité.

Bref, toute une série de questions que ce sont posés les philosophes mais aussi tous ceux qui
se sont interrogés théoriquement sur la musique à travers le temps.
Le but du cours sera donc d'étudier les réponses qui ont été apportées à ces questions, ce qui
explique qu'il s'agira d'un cours historique.

Petite remarque : nous allons dresser un panorama de l'histoire de la réflexion philosophique à


propos de la musique de puis les origines de la philosophie antique en Grèce jusqu'à nos jours.
Il faut cependant un peu nuancer les termes réflexion philosophique. On fera état de ce que les
philosophes ont dit à propos de la musique, mais on ne s'en tiendra pas qu'aux philosophes, on fera
également état de la réflexion des théoriciens voire des compositeurs eux-mêmes.
En effet, en raison d'un problème inhérent au domaine musical, c'est-à-dire sa très haute technicité
(il n'y a pas d'autre art qui demande autant de connaissances théoriques), on se rend compte que les
philosophes quand ils parlent de la musique ne sont pas toujours très compétents. Ils ne sont pas
toujours au faîte des questions techniques. Bien des philosophes se sont penchés sur la musique
alors qu'ils n'y connaissaient rien, en ayant pas le bagage théorique qu'a le compositeur ou le
musicien. Nombre de philosophes se sont donc penchés sur la musique en dilettante et ont raconté
des bêtises, faute d'une connaissance suffisamment approfondie de la théorie musicale.
On doit donc faire appel aux réflexions sur la musique des gens qui ont les compétences, à savoir
des théoriciens et des compositeurs. Ils ont ce bagage théorique pour se poser les questions de
manière compétente. Le problème avec eux cependant, c'est le manque de recul. Ils n'ont pas
suffisamment de recul par rapport à leur propre pratique musicale ce qui fait que lorsqu'ils
réfléchissent à propos de leur art, ils ont tendance à absolutiser leur propre manière de faire. Le
compositeur aura ainsi tendance à dire que la bonne manière de composer est la sienne (Jean-
Philippe Rameau, fondateur du système tonal, théoricien, il dira que la bonne manière de
composer est de composer de la musique tonale). L'intérêt du philosophe, c'est de prendre
davantage distance, d'être capable de relativiser, de prendre conscience du caractère contingent de
tel ou tel système de composition.
Pour avoir une vision équilibrée des choses, il faut donc envisager la réflexion des uns et des autres.
Il faut envisager la réflexion de philosophes, parfois trop générale qui ne rejoint plus le concret mais
qui a le mérite de prendre distance et de ne pas absolutiser le particulier, mais il faut envisager la
réflexion des compositeurs et théoriciens parce qu'elle est compétente.
L'idéal, c'est d'avoir les deux, et il y a des philosophes-musiciens dans l'histoire, mais ce n'est
généralement pas le cas de majorité (Descartes, Leibniz).
N.B. : on envisagera essentiellement le cas de la musique occidentale, où la musique populaire a
toujours été en dialogue avec la musique savante. Le phénomène de la musique savante est assez
exclusivement occidental, et est lié à la partition. Ce qui fait la différence entre la musique savante
occidentale et la musique de l'orient, c'est principalement son évolution historique. En occident, il y
a des gens qui passent leur temps à faire de la théorie, et cela permet l'évolution, c'est la réflexion
qui permet d'évoluer. Cependant, on peut se poser la question de la mort de l'art : à force d'évoluer,
n'est-on pas dans une impasse ? À force de réfléchir théoriquement sur la musique, fait on encore
réellement de la musique où est-on au-delà des capacités auditives de l'oreille ?
Il y aura bien entendu des similitudes entre la pratique musicale de l'époque et la réflexion
philosophique de celle-ci.

Chapitre 1 : L'antiquité (en Grèce essentiellement)

C'est en Grèce qu'est née la réflexion théorique à propos de la musique. La musique grecque
n'est sûrement pas l'origine de notre musique savante occidentale (origine au proche-orient), mais
elle est à l'origine de la théorie musicale occidentale actuelle. On le verra, la rencontre entre cette
théorie et la musique occidentale naissante ne se fera d'ailleurs pas sans heurt.

A. La mythologie
1. Introduction
L'origine de la musique occidentale n'est certainement pas à rechercher dans la musique
grecque de l'antiquité. On n'a retrouvé d’ailleurs que deux fragments de musique grecque en
notation alphabétique qu'on est dans l'impossibilité de déchiffrer (les tentatives de reconstructions
sont peu fructueuses).
Mais on sait par contre assez clairement que la musique occidentale née au début de notre
ère (chant liturgique du début du Moyen Age) a des sources proche-moyen-orientales, syriaques et
juives notamment.
Par contre, la théorie musicale, la réflexion théorique et philosophique à propos de la
musique trouve bel et bien son origine en Grèce. Ce qu'on va essayer de comprendre, c'est que cette
toute première réflexion sur la musique est à l'origine tout à fait indissociable de la philosophie.
En réalité à l'origine, philosophie et musique, c'est la même chose. Pour les grecs, il y a une
unité tellement profonde entre les deux qu'il n'y a pas de distinction. Cela transparaît notamment
dans la signification du mot que les grecs utilisent pour la musique : musiche (latin musica). Mais
ce mot grec ne signifie pas exclusivement ce que nous appelons la musique. Il y a une pluralité de
sens qui dépasse ce que nous désignons comme étant de la musique.
Cela veut en tout cas dire que la réflexion théorique musicale naît quand la philosophie naît.
On a la même date de naissance pour les deux. Et la philosophie naît en Grèce au VIe siècle avant
JC. On entend ici philosophie au sens strict, réduit du terme (pas au sens large qui désigne toutes les
conceptions du monde y compris religieuses). On entend ici un savoir rationnel basé exclusivement
sur l'expérience commune à tout être humain, qui a pour objet le but ultime des choses.
Cette naissance au VIe siècle est un phénomène culturel étonnant que l'on ne trouve dans
aucune autre culture au même moment (miracle grec), et des grecs se mettent à réfléchir
rationnellement, ils essaient de comprendre notre raison ; c'est d'ailleurs eux qui vont produire le
tout premier traité de logique de l'histoire de l'humanité, on ne trouve cela dans aucune autre
culture. C'est Aristote qui pour la première fois au IVe siècle, va mettre par écrit les lois de la
raison.

2. Différence entre mythe et philosophie

Mais la philosophie ne naît pas de rien, il existe déjà quelque chose. Les humains
s'expriment déjà sur le sens ultime des choses, dans les religions archaïques. Si la philosophie est un
phénomène exclusivement grec, la religion elle est universelle. Et il y a d'ailleurs une religion en
Grèce avant la philosophie. Celle-ci va naître en se détachant progressivement de la religion. Ces
religions archaïques grecques s'expriment dans des textes relevant d'un genre littéraire que l'on
appelle le mythe. C'est en se distinguant progressivement du discours propre à la mythologie que le
discours proprement philosophique va naître.

Première question qui se pose immédiatement : qu'est ce qui distingue la philosophie du mythe ?
Première chose, le discours mythique relève toujours de la narration. Un mythe, c'est un
histoire. L'auteur, toujours anonyme, essaie d'exprimer sa vision du monde à travers des récits. Et
ces récits sont toujours imagés ; ils vont s'adresser à l'imagination. En effet, nous sommes tous
doués d'une faculté de connaissance que l'on appelle l'imagination, et elle est liée à la sensibilité,
aux cinq sens, elle relève du corps. Les auteurs de textes mythologiques nous racontent des histoires
qui s'adressent à notre imagination, on peut tout imaginer dans ce qui est raconté.
Le discours philosophique par contre, sa première caractéristique c'est d'être abstrait.
Autrement dit, de ne plus relever du genre de la narration mais de relever d'un autre genre qui est
celui de la démonstration, du raisonnement. Le philosophe ne raconte plus des histoires, il enchaîne
les uns aux autres des concepts suivant les lois de la logique.
On va le voir dans un instant, en réalité, l'archétype du discours qui procède de manière
abstraite par raisonnement, c'est le discours mathématique. Les maths, cela ne s'adresse pas à
l'imagination, cela se comprend. On doit comprendre l'enchaînement logique des propositions
mathématiques. En réalité, la naissance des maths se confond à nouveau avec la naissance de la
philosophie. Il existe une mathématique pratique dans toutes les cultures, mais il s'agit de
mathématiques appliquées (pour construire les pyramides, les égyptiens utilisent les fractions). Mais
normalement, c'est toujours dans un but pratique. C'est pour calculer la dimension d'un champs,
d'un bâtiment,... Par contre les grecs vont se mettre à faire des maths pour le plaisir d'en faire. Il
vont développer une théorie mathématique pour elle-même sans aucun but pratique. On ne cherche
plus à calculer, on veut connaître les lois des nombres, des figures géométriques. C'est radicalement
nouveau, et apparaît alors le souci de la démonstration (théorème Pythagore). On cherche à
démontrer une thèse par raisonnement mathématique.
On prend ici le cas du discours mathématique, mais cela est aussi vrai du discours
scientifique en général, et donc de la philosophie naissante.
La philosophie se distingue du mythe en ceci qu'elle ne sera plus une histoire, le discours du
philosophe sera un raisonnement qui s'adresse à son intelligence et non plus son imagination.
Socrate sera d'ailleurs le premier à définir l'humain comme un animal raisonnable, doué de raison ;
ce dont les animaux ne sont pas capables (le chat est capable d'imaginer mais a-t-il une raison ?).
Nous sommes des mammifères mais nous sommes capables de prendre conscience de nous-mêmes
et nous sommes capables de raisonner.
En conclusion, ce qui distingue le mythe de la philosophie, c'est que le mythe relève du
genre de la narration et s'adresse à l'imagination, tandis que la philosophie est beaucoup plus
abstraite, elle relève davantage du raisonnement, et s'adresse à la raison, à l'intelligence.

3. La naissance de la philosophie

La philosophie naît au VIe siècle, mais cela ne se fait pas en un jour. En réalité, l'acte de
naissance décisif, c'est Socrate, mais il est déjà un philosophe de la fin du Ve siècle puis qu'il meurt
en 399 acn.
Avant lui, il y a les pré socratiques, toute une série de penseurs chez qui on voit naître
progressivement la philosophie. Si on lit leurs textes, on se rend compte qu'on est dans un no man's
land entre le mythe et la philosophie, c'est un mélange. On a l'impression de se retrouver face à des
discours qui relèvent de la mythologie mais au cœur de ces narrations mythologiques apparaissent
tout d'un coup des raisonnements. Peu à peu se fait jour le souci du raisonnement, de la
démonstration. Un exemple est le poème de Parménide où il utilise dans cesse le terme « gar» qui
signifie parce que. On a le souci de comprendre la conséquence. Ce genre de manière de parler
apparaît dans les textes des pré socratiques.
Finalement arrive Socrate, où la distinction va se faire de manière parfaitement claire. Il n'a
rien écrit, on le connaît par Platon, et dans ses textes, Platon est pleinement et parfaitement
conscient de la distinction entre le mythe et le raisonnement abstrait. Il utilise le mythe mais le
distingue du raisonnement. À ce moment-là, on peut dire que la philosophie, la science au sens
occidental, la théorie musicale sont nées.
La philo naît donc du mythe et va s'en distinguer. Cela veut dire que les questions qui vont
être posées abstraitement sont en réalité déjà posées par le mythe. Elles sont les questions de tout
être humain. Les textes mythiques vont y répondre différemment, de manière plus imagée.

4. La musique dans les mythes

Il est tout de même intéressant de voir ce que les mythes disent à propos de la musique.
Dans ces textes, il est déjà question de musique, de sa finalité, de son sens.

a. Homère
Une des principales sources de notre connaissance de la mythologie grecque est constituée
par la poésie grecque : en particulier deux grands poèmes que sont l'Iliade (qui raconte la chute de
Troie) et l'Odyssée (voyage d'Ulysse) d'Homère. On y trouve les témoignages les plus importants
sur la place qu'occupait la musique dans la civilisation grecque ancienne. Ainsi, on voit Homère
attribuer à la musique toute une série de fonctions : pouvoir magique, rites religieux, relève de la
magie. Dans d'autres textes, on voit Homère attribuer à la musique une fonction de divertissement,
plaisir. Achille par exemple sous les murs de Troie, après s'être battu, se laisse bercer par la
musique, et les musiciens apparaissent comme des amuseurs, des gens qui sont là pour divertir les
guerriers entre les batailles.

b. Le mythe d'Orphée
En réalité, il est un mythe qui nous est livré par plusieurs sources, notamment
iconographiques, qui est tout particulièrement important pour comprendre le sens de la musique
pour les grecs. C'est le mythe d'Orphée.
Orphée et Eurydice se marient puis Eurydice se fait mordre par un serpent et meurt, et
selon les croyances de la religion grecque de l'époque, elle descend aux enfers dans l'Hadès.
Orphée pleure la mort de son épouse et se met en quête d'aller la rechercher au fond de l'enfer. Il
prend sa lyre et obtient du dieu de l'enfer la permission de ramener Eurydice à la terre, sauf qu'il ne
peut se retourner pour la regarder durant le voyage. Mais Eurydice était si belle qu'il se retourna et
la condamna à rester définitivement en enfer. Orphée retourne sur terre et pleure son sort.
Ce qui est intéressant, c'est la manière dont on va représenter l'image d'Orphée (vases
notamment). Et Orphée est représenté comme quelqu'un qui chante en s'accompagnant d'une lyre.
Les grecs le regardent comme un poète, un poète qui chante (à l'origine, cela va de pair), mais en
même tant comme un musicien, un instrumentiste qui accompagne son chant d'un instrument.
En réalité dans ce mythe se trouve la source d'une dualité, d'une ambivalence concernant la
définition de musique qui va frapper toute la musique occidentale jusqu'à la fin du 18e siècle. Cette
ambivalence est la suivante : la musique est elle d'abord chant (mise en musique d'un texte poétique,
littéraire qui ne relève pas de la musique), ou au contraire mise en ordre de sons pour eux-mêmes,
organisation de sons, compositions de sons ; comme le sera plus tard la musique purement
instrumentale ?
Déjà chez les grecs, se fait jour cette question. Et on verra que les deux réponses vont sans
cesse s'opposer, jusqu'à la fin du 18e siècle. Au 19e siècle, on aura progressivement des solutions de
conciliation. Par exemple pour Wagner, la musique n'est plus ni chant ni association musicale de
sons, l'idéal est d'obtenir une symbiose parfaite entre le chant et la musique. Mais sinon il y a
opposition jusqu'au 18e, les théoriciens vont s'affronter.
Cette opposition typique de la réflexion musicale occidentale est embryonnaire dans la
mythologie.
Les pythagoriciens vont comprendre Orphée comme quelqu'un qui joue de la lyre, c'est ce
qui les intéresse et l'aspect chant va complètement disparaître. Ce qui va importer, c'est la justesse
de l'instrument à cordes. Mais d'autres philosophes le comprendront comme un chanteur. Et
d'ailleurs, fin 16e début 17e, naît l'opéra. Les trois premiers opéras de l'histoire de la musique,
l'Eurydice de Caccini, l'Eurydice de Peri, et l'Orfeo de Monteverdi sont tous les trois consacrés
au mythe d’Orphée. C'est voulu parce qu'Orphée est pour eux un chanteur, la lyre n'a pas
d'importance. La figure d’Orphée est donc tiraillée entre ces deux pôles d'interprétation.

5. Ambivalence du mot musiche chez les grecs

Le mot musiche désigne en réalité une quantité considérable de choses, et cela montre qu'à
l'origine la musique est quelque chose de beaucoup moins clair qu'aujourd'hui. Elle est associée à
beaucoup d'autres réalités.
Le mot musiche signifie l'art de combiner les sons entre eux selon des lois. C'est le sens du
mot musiche qui sera privilégié par les pythagoriciens. Mais cela signifie aussi la poésie, et donc le
chant puisque c'est la même chose. Dans d'autres textes, on voit le mot musiche désigner la danse,
voire la gymnastique. Ça montre aussi qu'à l'origine, il y a une association intime entre chant,
musique et danse. Dans d'autres textes notamment ceux qui nous parlent des pythagoriciens, cela
désigne les maths. Donc à l’origine, on a une association intime entre maths et musique. Cette
association va d'ailleurs demeurer une sorte de constante dans la musique occidentale.
Plus étonnant encore, le mot musiche désigne l'astronomie, la science des astres. Et finalement, on
voit les grecs utiliser ce mot pour désigner la philosophie. On voit qu'à l'origine, la musique est
quelque chose de fort complexe qui associe des disciplines très distinctes.

B. Pythagore et les pythagoriciens


1. Qui est Pythagore ?

Un personnage largement légendaire, dont on ne sait pas grand chose. Il a


vraisemblablement existé, à l'origine d'une école ou d'une secte, mais on ne sait rien d'autre de lui.
On n'a aucun écrit, que ce soit de lui ou de ses disciples. Mais il est à l'origine d'une pensée qui nous
est connue par une série d'autres auteurs qui nous en parlent.
Il serait né à Samos durant le VIe siècle. On sait qu'il est le fondateur d'une secte religieuse,
l'école pythagoricienne, dont les membres avaient pour le chef une dévotion quasi-religieuse. C'est
une sorte de gourou. Il jouissait d'un prestige immense et était tenu pour un savant universel. Mais
en réalité ce qui nous intéresse ici c'est son école. Il s'agissait davantage d'une communauté
religieuse qu'une école, placée sous le patronage d'Apollon. Elle a développé des pratiques qui se
sont orientées dans deux sens très différents :
• d’abord des pratiques proprement religieuses, rituelles. Ils observaient un nombre de rites,
de comportements, de règles de vie, les orientant vers une ascèse très stricte.
• la voie scientifique. Les membres s'adonnent à l'étude, à la science, particulièrement aux
maths. Ce sont les fondateurs des maths. C'est très éloigné des maths d'aujourd'hui mais ils
ont commencé. Ils faisaient des maths pour le plaisir.
Cette école va perdurer jusqu'en 350 avant JC. La doctrine que l'on va voir ici, sera celle des
pythagoriciens. Elle est attribuée à Pythagore mais cela s'est développé sur plusieurs siècles.

1. En quoi consiste la doctrine pythagoricienne ?

Elle est à la fois une doctrine philosophique, cosmologique, mathématique, musicale, c'est
un tout.
Quel est son point de départ ?
Tout procède chez Pythagore d'une découverte, d'un éblouissement. Et cette découverte
demeure encore valable aujourd'hui, on peut la renouveler sur n'importe quel instrument à cordes.
Ils se rendent compte que les intervalles musicaux pratiqués par les musiciens grecs répondent à des
rapports arithmétiques. La légende raconte (stupide), que Pythagore aurait fait cette découverte en
entendant des enclumes de tailles différentes (alors que les enclumes ne font pas de sons
déterminés). Mais cela a sûrement été constaté sur un instrument à cordes.
En mettant le doigt à la moitié de la corde, le son sonne exactement une octave au dessus du
son produit par la corde dans sa totalité. Autrement dit, ils se rendent compte qu'il y a un rapport
entre l'octave et le rapport arithmétique simple 1/2. Les pythagoriciens continuent et mettent leur
doigt sur les 2/3, et là cela sonne à la quinte supérieure ; c’était un intervalle pratiqué par les
musiciens grecs. Ils continuent et mettent leur doigt sur les 3/4 de la corde : cela donne un son à la
quarte supérieure, aussi un intervalle utilisé par les musiciens grecs. On ne s'arrête pas, il y a les 4/5
qui font la tierce majeure. Ils continuent : 5/6 font la tierce mineure. Curieusement le 6/7 par contre
et 7/8, cela correspond à des intervalles inutilisés à l'époque. Ils sont intermédiaires entre tierce
mineure et seconde. Enfin vient 8/9 qui correspond à la seconde majeure.
Cela peut paraître anodin, mais c'est étonnant. Pourquoi y a-t-il correspondance entre les
intervalles pratiqués par les musiciens de l'époque et une progression mathématique rigoureuse ?
Pour la première fois, on se rend compte que les maths peuvent rendre raison d'un phénomène
sensible. Cela peut expliquer quelque chose qui ne relève pas des maths.

Les mathématiques peuvent expliquer la nature. Jusque-là, tout va bien, mais le problème,
c'est que c'est le début de la philosophie, et ils vont s'emballer, en disant que puisque c'est comme ça
pour la musique, c'est comme cela pour tout. Ils vont extrapoler, sans vérifier. Ils pensent que tout
obéit aux lois mathématiques de la corde. Ils prétendent de manière purement spéculative que la
réalité dans son ensemble dépend de l'ordre musical (au sens musiche).
Ils vont construire une cosmologie (science de l'univers), sorte de physique au sens de
l'époque. Ils vont tenter une approche scientifique de l'univers qui ne sera qu'une extrapolation de
cette théorie de la division de la corde.

2. Comment se représentent-ils l'univers ?

Comme une immense sphère finie qui en son centre est occupée par ce qu'ils appellent le
feu. Il y aurait une boule de feu au centre de l'univers autour de laquelle tourneraient une série
d'astres, à savoir la terre, l'anti-terre, la lune, le soleil, mercure, venus, mars, jupiter, saturne. Et tout
cela est enfermé dans ce qu'ils appellent le ciel des étoiles fixes, la voûte céleste. Pour eux, c'est ce
qui ne bouge pas, qui enferme l'univers.
Ce qu'il est important de comprendre, c'est que les astres sont distants les uns des autres
selon les mêmes rapports que ceux de la corde. Ils sont éblouis par cette découverte et s'imaginent
que cet ordre mathématique est partout. C'est en réalité le thème qui va traverser les siècles jusqu'au
16e siècle : c'est l'harmonie des sphères.
Les pythagoriciens nous disent que les astres, en tournant autour du centre de l'univers,
produisent des sons inaudibles (pas le même sens de son, cela veut dire qu'on entend le sens
mathématique de l'univers, qu'on le comprend). La musique inaudible, c'est la musique de
l'astronomie, des maths.
Et la musique du musicien sera un reflet sensible dans la matière sonore de cet ordre de
l'univers. Quand il fait les intervalles, le musicien reflète l'ordre cosmique, il est en harmonie avec
l'univers. Il reflète l'ordre universel par le biais des sons. La musique, c'est avant tout l'ordre
cosmique, c'est avant tout des maths. En réalité, la musique est subordonnée chez les
pythagoriciens. Ceci peut paraître curieux, et pourtant c'est important. C'est la source de toute la
théorie musicale occidentale jusqu'au 2Oe siècle. Tout dépend de leur découverte.
Toute la théorie musicale occidentale trouve sa source là. Et cette cosmologie qui met au
centre cette boule de feu et qui voit l'univers comme une sphère fermée, cela donnera la cosmologie
en vigueur jusqu'au 16e siècle, transformée par Platon et Aristote (géocentrisme, terre au centre et
non plus une boule de feu). C'est avec cette théorie qui date du VIe siècle acn que Galilée va
rompre au 16e siècle, avec tous les problèmes que cela lui causera (c'est la représentation du monde
des hommes de deux millénaires qui s'écroule).

3. La musique au service des mathématiques


C'est étonnant cette association intime à l’origine entre math, musique, astronomie. Chez
Pythagore, la musique désigne d'abord l'astronomie puis les maths et puis musique. C'est
subordonné la musique, ce n'est qu'une concrétisation par le musicien, qui est au service de cela. La
belle musique pour Pythagore, c'est une musique qui reflète l'ordre cosmique. Autrement dit, une
musique qui répond rigoureusement aux intervalles (origine de la problématique de la consonance
et la dissonance).
C'est l'origine de la problématique de la justesse. Les pythagoriciens nous disent que la
belle musique est une musique qui sonne juste, qui est consonante. Cela n'est pas la même
définition aujourd’hui, où la consonance est ce qui est agréable à l'oreille. Pour eux, c'est ce qui
répond rigoureusement aux rapports arithmétiques. Ce n'est pas ce qui sonne bien à l'oreille, qui est
une définition subjective.
Le musicien doit utiliser une octave qui se rapproche le plus du 1/2 etc,... Ce qui se
rapproche le plus, on aborde là un autre problème. La musique idéale pour les pythagoriciens, ce
sont les maths et non celle du musicien, parce la justesse absolue sur le plan de la matière sonore est
impossible. En effet, 1/2 sur une droite est un point indivisible. Mais un point indivisible dans le
sensible n'existe pas, c'est impossible, on ne sait que le symboliser. On peut toujours diviser à
l'infini. Le point idéal n'existe que dans l'esprit. C'est pour les pythagoriciens une réalité idéale, le
point sensible est une approximation. Si on met son doigt sur la moitié de la corde, on ne sera
jamais sur le point indivisible, c'est une approximation. Le musicien fera la belle musique en se
rapprochant de l'idéal mathématique.

Mais c'est quelque chose qui va s'inverser plus tard, ici la musique est au service des
mathématiques, c'est une illustration. Les maths sont premières, et définissent ce qu'est la beauté.
Mais beaucoup plus tard, aux 15e 16e, le rapport s'inverse. Les mathématiques seront alors au
service de la musique, elles deviendront un moyen d'explication de la pratique musicale. Et elles
devront s'adapter à la pratique musicale, elles deviendront un moyen de comprendre pour le
théoricien ce que le musicien fait. Mais sinon avant, c'est le contraire. Le musicien est au service
d'un idéal intangible que sont les maths. Tout le reste relève de la dissonance, tout ce qui ne
correspond pas aux rapports arithmétiques simples.
Il y a donc une promotion chez les auteurs d'une musique strictement diatonique, et une
condamnation de toute musique d'origine orientale faisant un usage plus abondant du chromatisme
voire de l’infra-chromatisme qui n'est pas susceptible d'être mathématisé comme les grands
intervalles.
On aura donc un conflit qui va apparaître entre l'authentique musique grecque diatonique et les
musiques orientales.

4. L'héritage du pythagorisme en Occident

Il faut insister sur l'héritage du pythagorisme sur l'occident qui est considérable.
• Ils en viendront à préférer la musique inaudible théorique des sphères à la musique audible
des musiciens. Là aussi, c'est un conflit qui perdure jusqu'au 20e siècle : la scission entre
musique théorique et pratique. On va observer dans toute l'histoire de la musique une
tension continuelle entre les spéculations des théoriciens et la pratique musicale concrète des
musiciens, ils vont rarement s'entendre. Ce conflit a toujours la même origine, ce sont les
maths par rapport à la musique. Mais c'est à l'origine du caractère spéculatif de la musique
occidentale : le musicien en occident ne se contente pas de pratiquer, et il réfléchit aussi sur
sa pratique. Et la réflexion peut se déconnecter avec la pratique. On observe cela jusque
dans les pratiques compositionnelles. Les compositeurs sont aussi des théoriciens, apparaît
alors ce que Karl Dahlhaus appelle le conflit entre la musique pour l’œil et la musique pour
l'oreille (la musique comme on la lit et la musique comme on l'entend). Le compositeur en
Europe se fera volontiers un spéculatif (art de la fugue, on se demande si c'est composé pour
être écouté tellement c'est complexe). La complexité dépasse les capacités auditives de
l'homme ; l'ordre est trop complexe que pour pouvoir être perçu avec la précision que l’œil
aura lors de la lecture de la partition. La musique s'adresse à l'oreille mais aussi à la vue, à
l'intelligence (cela vient des pythagoriciens). Le thème à l'écrevisse du contrepoint, qui est
un motif inversé, on est incapable à l'audition de le comprendre. On peut lire de gauche à
droite avec l’œil mais pas avec l'oreille. Pour prendre conscience qu'il est renversé, il faut
regarder la partition. Le contrepoint est d'ailleurs né de la partition, quand les compositeur
voient ce qu'ils écrivent. Il y a une distorsion qui va apparaître dans la musique occidentale
et qui va s'affirmer au 20e siècle, entre la pratique et l'écriture musicale. On peut prendre
pour exemple les systèmes compositionnels contemporains : Xénakis utilise le calcul des
probabilités mais on n'en perçoit rien à l'audition, en 1922 on a Schoenberg et le
dodécaphonisme qui va provoquer des réactions dans le même sens : est ce que l'ordre
musical est parfaitement audible ? Et il va se battre pour le rendre audible. Mais cela se
développera sous la forme du sérialisme intégral, avec Boulez, où tout n'est pas réellement
audible. Cela ne veut pas dire que l'organisation n'a pas un effet auditif, mais on ne perçoit
pas l'ordre qui est mis. Mais ce problème est déjà présent avant avec l'art de la fugue de
Bach : sans passage par la partition, on ne peut pas trouver tous les raffinements de la
musique en écoutant. L'origine est à trouver chez les pythagoriciens. C'est avec eux que
voit le jour cette distorsion entre théorie et pratique, qui à la fin du Moyen Age prend la
forme d'une distorsion entre la partition et l'audition. Ce conflit qui est à l'origine de progrès
considérable, c'est en raison du caractère spéculatif qu'on doit l'évolution de la musique
occidentale. Il n'y a de progrès que moyennant un recul, une spéculation. Tant qu'on est dans
la pratique sans prendre de recul, on va intuitivement reproduire des schémas qui seront les
mêmes. On n'observera jamais de coup d'état spéculatifs (contrepoint, dodécaphonisme)
dans une musique qui est de tradition orale. C'est tout à fait typique de la musique
occidentale et cela va permettre son développement particulier, son caractère historique
particulier.
• Un héritage plutôt négatif. On peut légitimement se demander si les pythagoriciens
n'opèrent pas une certaine confusion entre l'art et la science. Pour eux, la musique est avant
tout une science et l'art du musicien est au service de la science. Pour les grecs, la musique
reprend ce que nous appelons musique, mais aussi les mathématiques, l'astronomie, la
philosophie,... La véritable musique, c'est la science. On subordonne l'art du musicien à cette
science, voir on l'assimile. Il y a une certaine confusion entre l'art et la science chez les
pythagoriciens. C'est aussi l'origine d'une tension que l'on va observer en occident dans
toute l'histoire de la réflexion sur la musique. Elle se traduira notamment dans deux
manières différentes de concevoir la théorie musicale : doit-elle être descriptive ou
prescriptive ? En vérité, les deux cas se sont observés à travers le temps. Bien souvent, elle
se fera prescriptive et dira au musicien ce qu'il doit faire, mais la théorie musicale est
simplement descriptive parfois. Elle se contente alors d’enregistrer la pratique du musicien
et essaie d'en rendre compte. Bien des cours de théorie sont conçus de manière prescriptive
aujourd'hui, on doit respecter un certain nombre de règles qui sont énoncées à priori. Par
contre, Olivier Messiaen au conservatoire de Paris avait prévu d'étudier l'harmonie par le
biais de l'analyse musicale, les exercices étaient alors des pastiches de différents
compositeurs. La théorie énonce-t-elle une norme à laquelle on doit se soumettre ou est-elle
la description d'une pratique ? Cette question traverse toute la théorie de l'occident et vient
des pythagoriciens. Pour eux, l'art est au service de la science mais une toute autre
conception pourrait voir le jour (Aristote va d'ailleurs inverser radicalement la position, l'art
est indépendant de la science).
• le lien très fort qui a toujours existé entre la musique et les mathématiques. Les
pythagoriciens constituent l'origine profonde, lointaine, de ce lien entre musique et maths.
Il est tellement fort qu'il ne fait qu'un chez eux. Mais cela va perdurer dans la théorie
musicale (Rameau 18e, Hindemitt, Ensernay, Xénakis). Chez tous ces compositeurs, le
lien est très fort entre musique et mathématiques. Qui est au service de l'autre ? Pour les
pythagoriciens, la musique est au service d'une mathématique idéale, que le musicien doit
essayer de rendre sonore, audible, sensible. Il ne fait finalement rien d'autre que de refléter
l'ordre cosmique.
• Il faut parler d'une dernière finalité attribuée à la musique par les pythagoriciens :
l'éducation. Ils constituaient d'abord une secte religieuse qui voulait émanciper l'être humain
de la transmigration des âmes. Le but de la pratique scientifique, musicale, c'est d'échapper
au cycle infernal des réincarnations. C'est comme cela qu'il faut comprendre le but éducatif
qu'ils attribuent à la musique ; elle a pour but d'établir dans l'âme humaine un ordre, une
harmonie à l'image de l'harmonie du cosmos. Le musicien ne fait rien d'autre que refléter
l'ordre cosmique, on essaye donc d'instaurer cet ordre à l'intérieur de l'auditeur, de le mettre
en communion avec l'ordre cosmique. Tout cela dans le but ultime de faire échapper l'être
humain au cycle des réincarnations.
Mais ce lien va aussi perdurer sous des formes diverses, à travers l'histoire de la réflexion à propos
de la musique. Beaucoup de théoriciens et de compositeurs attribuent à la musique une finalité
didactique, éducative.

Les pythagoriciens, aussi curieux soient-ils, sont les fondateurs de la théorie musicale occidentale
et pèsent encore aujourd'hui sur la réflexion à propos de la musique.

C. Platon

On veut illustrer ce chapitre du pythagorisme avec un cas concret d'un des plus grands
philosophes de l'antiquité : Platon.
Pour ce qui concerne la musique, Platon demeure un pythagoricien. Les réflexions
théoriques d'un Platon doivent énormément aux pythagoriciens. Mais en réalité, par sa réflexion
philosophique, il s'émancipe et va plus loin. C'est le véritable fondateur de la philosophie à bien des
égards, puisque les présocratiques sont encore entre le mythe et la philosophie. Platon s'émancipe
du mythe et construit un système philosophique qui se réclame de la raison d'un bout à l'autre,
l'intention est présente même si la réalisation n'est pas aboutie.
1. Quelques mots sur la philosophie de Platon

Pour bien la comprendre, il faut savoir que pour Platon, comme pour les pythagoriciens,
comme pour tous les grands philosophies grecs, la finalité de l'existence humaine, c'est le savoir, la
science. L'être humain se réalise pleinement comme être humain dans la connaissance. En exerçant
leurs facultés intellectuelles, les humains sont pleinement humains. On retrouve d'ailleurs la
première définition de l'être humain de Socrate : « l'homme est un animal doué de raison ».
Mais dès lors, pour s'accomplir, il ne peut se contenter d'avoir des activités qu'il partage avec
les animaux. C'est en faisant usage de sa raison dans la connaissance et dans la science que l'humain
se réalise.
Platon s'interroge alors : comment l'être humain connaît-il ?
Il va observer (ce qui n'a jamais été contredit), il va voir que l'être humain est doué de deux modes
de connaissance : la connaissance sensible (5 sens, la vue et l’ouïe principalement), et la
connaissance proprement intellectuelle qui procède par concepts, par idées.
L'être humain peut connaître avec ses 5 sens et son intelligence. La thèse de Platon sera que seule
la connaissance intellectuelle qui procède par idées est valide. Elle est seule capable d'atteindre la
vérité. La connaissance sensible nous trompe, nous égare, parce qu'elle est toujours subjective,
incommunicable. Elle appartient à l'individu mais ne peut être communiquée aux autres. Platon
dans ses dialogues énumérera un grand nombre d'exemples disant que la connaissance sensible
mène simplement à des opinions, doxa en grecs, qui sont toutes relatives à celui qui sent ; ce qui est
bon pour l'un n'est pas bon pour l'autre. Si on se base sur la connaissance sensible, on abouti à des
opinions qui s'opposent et qui ont le même droit à prétendre à la vérité. Tant qu'on en reste là, on ne
dépasse pas l'opinion, on est condamné au relativisme, tout le monde a raison. C'était l'opinion des
sophistes avec lesquels Platon était en conflit.
Mais pour Platon il y a une autre manière de connaître propre aux êtres humains, c'est leur
manière de connaître intellectuelle. Par le biais de cette connaissance idéale, il est capable
d'atteindre à la vérité, d'atteindre un savoir communicable sur lequel tout le monde peut tomber
d'accord. Le premier exemple qu'il fera de ce savoir lui vient des pythagoriciens, ce sont les
mathématiques. Elles ne relèvent pas de l'opinion, tout le monde tombe d'accord, c'est une
connaissance intellectuelle démontrable qui procède par idée. C'est par là qu'on peut accéder à la
vérité.
Grosse question que Platon se pose alors : d'où viennent les idées ? Par exemple les idées
mathématiques.
La réponse qu'il va apporter est originale : il affirme que les idées sont innées ; l'humain dès
qu'il est un être humain, possède en lui ces idées, elles sont au fond de son âme. Dès lors, connaître,
c'est se souvenir de ce que l'on a toujours su. C'est aller retrouver au fond de son âme les
connaissances qui en quelque manière y dorment, c'est ce qu'il appellera la réminiscence. Le
progrès dans la connaissance s'explique par le progrès que l'on peut faire dans cet exercice de se
souvenir. Le problème c'est selon Platon que cette réminiscence est pénible parce que notre âme,
dans laquelle dorment les idées, est aujourd'hui malheureusement incarnée. Elle est dans un corps
qui empêche les idées d'apparaître au grand jour.
Comment explique-t-il la présence des idées à l'intérieur de l'âme ? C'est là qu'on voit
l'héritage des pythagoriciens et de la religion orphique. Selon Platon, l'âme de l'être humain est
éternelle, elle existera toujours. Elle a un jour contemplé le monde des idées, un monde idéal
constitué des grandes idées, et du coup elles se sont imprimées au fond de l'âme. Mais, en raison
d'une faute (pythagoriciens), l'âme s'est retrouvée dans un corps et le souvenir des idées est
pénible. L'âme a le plus grand mal a se ressouvenir des idées qui sont en elle.

1. Le monde des idées

Pour Platon, le monde dans lequel on vit n'est pas la vraie réalité, c'est une réalité
dégénérée. C'est à ses yeux le reflet d'un monde idéal, le monde des idées. Par exemple, il constate
que toutes les réalités se ressemblent les unes avec les autres. Les êtres humains sont tous différents
mais ils sont quand même semblables. Tous les êtres humains partagent une même nature humaine.
Qu'en est-il de cette nature humaine ? Il dira qu'elle existe comme telle mais à l'état séparé dans un
monde idéal. Il y a dans le monde des idées une idée de l'être humain dont tous les êtres humains
individuels ici-bas ne sont que le reflet déficient ; il y a une humanité idéale réalisée dans ce monde
des idées et nous en sommes des copies, des exemplaires imparfaits de cet idéal qui existe
séparément. Il est impossible qu'un être humain réalise pleinement l'idée à cause du corps, de la
résistance de la matière (un être humain idéal devrait être à la fois homme et femme, et devrait
réaliser à lui seul toutes les vocations humaines possibles). C'est totalement inimaginable en raison
de la résistance de la matière. Et parce que la matière empêche pleinement la réalisation de l'idée,
cela va donner lieu à une multiplication indéfinie des êtres humains qui vont réaliser un aspect de
l'idée d'humain.
Mais en réalité ce que Platon dit de l'être humain, il le dit de toutes les réalités de notre
monde. Il va d’ailleurs jusqu'à l'absurde : dans La République, il nous dit que le menuisier quand il
fabrique un lit, essaie de réaliser l'idée du lit. Il pousse la chose à l'extrême, il correspond un idéal
de tout, tout n'est qu'une copie, une imitation imparfaite qui ne rejoint jamais l'idéal.

2. Platon et la musique

Toute la réflexion de Platon à propos de la musique doit être comprise à partir de ceci. Il va
récupérer tout ce que les pythagoriciens ont dit à la lumière de sa propre théorie. La véritable
quinte, c'est une idée mathématique, c'est le rapport arithmétique 2/3. Pour Platon, elle existe dans
le monde des idées. Dans ce monde-ci, le musicien essaie de réaliser la quinte idéale dans le
sensible, mais il n'y arrive jamais parfaitement. La quinte ici ne sera jamais qu'une approximation,
le musicien tend à l'imitation la plus parfaite de la quinte. C'est pareil pour tous les intervalles. Pour
Platon comme pour les pythagoriciens, l'authentique musique, c'est celle qu'on conçoit, on ne
l'entend jamais. Pour Platon, on fait de la musique avec les mathématiques, c'est la véritable
musique. À cet égard, il est un pur disciple des pythagoriciens.

Réflexions, constatations de Platon à propos de la musique :


• La musique occupe une place primordiale dans les écrits de Platon. Quelque-uns de ses plus
grands dialogues (la République, le Phèdre, le Phédon, les Lois) font de la musique un
thème central. Mais si on se souvient de l’ambiguïté fondamentale du mot musique chez les
grecs (définition grecque de la musique), cela s'explique aisément. Cela explique aussi les
contradictions qui apparaissent dans les écrits. Dans certains textes, il condamne la musique
dans des termes assez violents. Il l'accuse d'être un instrument de corruption de la jeunesse
athénienne. Dans d'autres textes par contre, il la loue, il la met au dessus de tout. Il l'assimile
à la philosophie elle-même. Ce n'est finalement pas une contradiction, c'est simplement une
nouvelle illustration de l'opposition pythagoricienne entre théorie musicale et pratique. Il
veut protéger les jeunes de la musique des musiciens, et celle qu'il loue c'est la musique
idéale des sphères, il faut la comprendre avant de tenter de l'entendre.
La musique concrète écoutée par les auditeurs, elle s'adresse aux sens, au corps. Or pour Platon, le
corps est négatif, il s'oppose au monde des idées. Il dira explicitement dans ses dialogues que le
corps est une prison pour l'âme. Faire de la musique, de la philosophie, c'est apprendre à mourir. Il
faut entendre ici espérer enfin la libération du corps. Quand l'homme meurt, son âme est libérée et
faire de la philosophie, de la musique, des mathématiques, de l'astronomie, c'est apprendre à mourir.
C'est habituer son âme aux choses idéales et à se détacher du sensible. Mais dans une telle
conception des choses, la musique des musiciens va être regardée avec méfiance. D'autant plus
qu'elle fait naître un sentiment de plaisir qui est corporel, qui relève de notre corps. Elle peut, dit
Platon, aller jusqu'à subjuguer l'auditeur, jusqu'à lui faire perdre la raison. Il la condamne parce
qu'elle détourne l'être humain du savoir idéal ; elle corrompt l'être humain en le soumettant à des
plaisirs qui sont seulement corporels. Il écrit dans La République : « La douceâtre musique doit être
bannie sous peine de voir régner plaisir et douleur au lieu des lois. Il existe entre philosophie et
musique un antique désaccord.» Platon utilise ici clairement le terme musique pour désigner la
musique des musiciens.
Dans un dialogue comme le Gorgias, il écrit les propos de Socrate : « Ne te semble-t-il pas que le
jeu de l'aulos fasse partie de ces activités qui ne vise qu'à procurer du plaisir sans se préoccuper du
reste ? Et ne devrions nous pas dire la même chose de toutes les autres activités de ce type ? De la
cithare ? Et n'en va-t-il pas de même de l'enseignement des chœurs ? Et de la poésie
dithyrambique ? » Des activités qui visent à prodiguer le plaisir et détournent l'humain de la
science.
Dans d'autres textes, Platon met la musique au delà de tout. Il s'agit alors de la musique inaudible
des sphères, celle de la musique non plus pratique mais la musique comme théorie de l'ordre
mathématique de l'univers ; la musique comme spéculation intellectuelle. La musique en tant qu'elle
est accessible à la seule pensée, à la seule intelligence. Dans le Phédon, Platon fait dire à Socrate :
« à maintes reprises dans le passé, j'ai eu la visite du même songe se présentant à moi sous des
versions diverses mais tenant toujours le même langage : ô Socrate, me disait-il, compose de la
musique, joues-en. Et moi, je m'imaginais que le songe me recommandais de faire ce que j'avais fait
jusqu'alors. Le songe, pensais-je, m'exhorte à faire ce que je faisais précédemment : composer de la
musique, puisque la musique est la plus haute philosophie et que c'est de philosophie que je
m'occupe. » Composer de la musique, de quoi s'agit-il ici ? Il s'agit de faire des maths. Socrate
assimile les deux choses, faire de la philosophie et faire des mathématiques. Composer les uns avec
les autres les nombres, dans des proportions mathématiques. Composer de la musique, c'est
composer les uns avec les autres des nombres. C'est en spéculant mathématiquement qu'on fait de la
musique aux yeux de Platon.
• Mais Platon dans ses vieux jours assouplira sa position.
Son grand intérêt en réalité c'est la philosophie politique. Son grand souci, c'est de trouver la bonne
organisation politique pour la ville d’Athènes. Il envisagera d’ailleurs concrètement de prendre le
pouvoir (il devra fuir) ; son grand souci c'est de gérer la cité. Et le fait est qu'il y a des musiciens.
Les grecs s'en fichaient des théories de Platon et continuaient à jouer de la musique. Il doit donc
bien en faire quelque chose. Il va alors proposer une voie moyenne entre les deux extrêmes. Dans
les lois, l'un de ses derniers textes, il propose une voie possible et acceptable pour la pratique
musicale. La musique telle qu'elle est pratiquée par les musiciens sera acceptée à la seule condition
qu'elle ait une valeur éducative. On retrouve cela chez les pythagoriciens. Il s'agira d'éduquer par la
musique la jeunesse à la vertu. Il faudra instaurer à l'intérieur de l'âme l’harmonie qui règne dans le
cosmos.
• C'est l'origine de l'éthos des modes, une théorie qui va peser considérablement sur l'histoire
de la réflexion théorique à propos de la musique. La musique grecque répondait à un certain
nombre de modes (comme ce sera le cas de la musique occidentale naissante au Moyen Age
jusqu'à la fin de la Renaissance). On a des descriptions théoriques de ces modes mais on n'en
sait plus rien. Les théoriciens occidentaux vont garder les noms de ces modes mais on n'a
plus que cela. Toujours est-il que visiblement, les musiciens grecs utilisaient un certain
nombre de modes.
Et selon Platon, ils ont chacun un effet particulier sur l'auditeur. Il va en distinguer de bons et de
mauvais, suivant l'effet positif ou négatif qu'ils auront sur l'auditeur. Il les trie. Il dira par exemple
que le mode phrygien (dont le nom est repris plus tard), encourage chez l'auditeur la sobriété, la
tempérance : un ivrogne deviendra sobre. C'est un mode qui instaure la modération. Le mode dorien
est également positif, il encourage l’auditeur, il fait naître le courage. C'est un mode viril qui fait
naître le courage notamment chez les guerriers. Par contre, le mode mixolydien doit être rejeté. Il
est efféminé (les philosophes grecs sont misogynes), plaintif, fait de l'auditeur un lâche, quelqu'un
qui ne saura pas faire face aux événements. Le mode ionien doit aussi être rejeté. Platon nous dit
qu'il encourage à l'intempérance, il est trop jovial. Et c'est un mode qui va susciter chez l'auditeur
une ivresse dionysiaque qui lui fera perdre l'équilibre. Platon trie donc les modes en fonction de
leurs effets sur l'auditeur. Dans la mesure où le mode permet de se dominer, de maîtriser son corps,
c'est bien, sinon quand il mène à la perte de contrôle de soi, il doit être rejeté. La musique sera
acceptable aux yeux de Platon quand elle utilise les bons modes. Cela aura une grande influence
sur la réflexion musicale plus tard (c'est lointainement l'origine de la rhétorique musicale baroque
qui attribue un sens musical à des formules musicales conventionnelles, et qui en réalité procède
d'une transformation progressive de l'éthos des modes, reprise à la renaissance). Cette théorie de
l'éthos des modes donnera par exemple naissance à la théorie des affeti à l'époque baroque.
La musique doit utiliser les bons modes, c'est la première condition pour Platon.
• La deuxième condition est encore beaucoup plus draconienne : la musique audible sera
acceptable dans la mesure où les modes respectent les intervalles définis mathématiquement
par les pythagoriciens. Autrement dit, dans la mesure où ils imitent strictement les lois
mathématiques qui régissent l'univers. Une quinte doit être une quinte rigoureusement juste,
en tout cas aussi juste qu'il est possible qu'elle soit. C'est peut être de là que nous vient cette
obsession de la justesse qui traverse toute la musique occidentale ; à l'origine, cette
obsession a une connotation morale existentielle. La musique est acceptable dans la mesure
où le musicien tend vers l'idéal qu'on ne peut jamais rejoindre, mais on est sur la bonne voie
quand on joue juste. Par contre, on doit bannir les musiques qui ne respectent pas le système
diatonique hérité des pythagoriciens (chromatique, infra-chromatique). Platon parle déjà en
effet des musiques de l'orient qui instaurent le désordre dans l'âme de l'auditeur. La musique
sera acceptable quand elle est harmonieuse, belle (attention à la définition). La belle
musique pour Platon, c'est de la musique harmonieuse, qui correspond rigoureusement à
l'idéal mathématique des pythagoriciens.
• La musique doit incarner dans le sensible l'harmonie parfaite. Platon écrit ceci dans la
république : « En mesurant les uns par les autres les consonances et les sons entendus, on
finit par faire comme les astronomes, un travail qui ne sert à rien. Les uns et les autres
donnent aux oreilles la prééminence sur l'esprit, ils ne l'élèvent pas jusqu'au problème réel.
Ils n'examinent pas par exemple quels nombres sont consonants et quels autres ne le sont
pas, et pour quelle raison dans chaque cas. » Platon admet donc la musique pratique mais
pour finalement dire qu'elle est inutile. Il faudrait mieux essayer de comprendre pourquoi un
nombre est consonant, de le comprendre intellectuellement, autrement dit de faire des maths.
C'est l'origine de la distinction entre consonance et dissonance (comme chez les
pythagoriciens mais encore plus). Un intervalle consonant répond aux rapports
arithmétiques simples, on ne se réfère pas à l'oreille. En réalité ce qui est étonnant, on sait
que malgré tout ça a un rapport avec le sensible. La quinte absolument juste on le sait sera
sans battement (notre audition est limitée quand même). Effectivement, plus elle sera fausse,
plus des battements apparaîtront. Et de nombreux musiciens préfèrent les intervalles avec
battements parce que les justes sont considérés comme fades.

D. Aristote, disciple de Platon

Pour ce qui concerne l'art et la musique, il va rompre avec son maître. Mais Aristote reste
jusqu'au bout un disciple de Platon, et il sera moins opposé à son maître qu'on ne l'a parfois dit. Il y
a des ressemblances à bien des égards mais il s'émancipe sur toute une série de points
fondamentaux et adopte une perspective assez radicalement opposée. Pour l'étudier, il y aura cinq
sous sections.

1. La théorie de la connaissance d'Aristote

Dans un premier temps, on va parler de la philosophie d’Aristote et de sa théorie de la


connaissance : comment l'être humain connaît-il ? Sur ce point, Aristote va rompre avec Platon,
avec toutes les conséquences positives pour les musiciens qui vont s'en suivre.
On commence par un point de ressemblance avec Platon. Pour Aristote, l'être humain se
réalise comme être humain par la connaissance. L'être humain est un animal raisonnable et c'est en
faisant usage de sa raison qu'il va réaliser son humanité. C'est par la pratique de la science que l'être
humain sera le plus un être humain, qu'il échappera le plus à sa condition animale. La finalité de
l'existence humaine est donc la même pour le maître et son élève, il faut les approcher dans une
même manière de concevoir l'existence humaine. L'humain est ordonné au savoir et va s'accomplir
dans le savoir.
Par contre là où il vont diverger, c'est dans la manière de concevoir et de comprendre la
connaissance humaine. Pour Platon, la seule connaissance qui peut dépasser l'opinion, c'est la
connaissance intellectuelle qui procède par réminiscence, par idées. C'est la seule qui peut accéder à
une vérité qui soit valable pour tout le monde. Il s'agissait de se souvenir de ce qu'on a toujours su.
Aristote rejette tout cela radicalement, parce que plus fondamentalement, il va rejeter la doctrine
des idées de Platon. Notre monde sensible n'était pour Platon que l'imitation d'une monde idéal. On
avait que des imitations imparfaite dans la matière du monde idéal qui est la vraie vérité. Mais il n'y
a qu'une seule et unique réalité pour Aristote, c'est le monde dans lequel on vit ; il n'y a pas de
monde des idées, pas d'autres mondes.

N.B. : il y a une célèbre fresque de Raphaël qui s'intitule l'école d’Athènes. Celle-ci représente les
philosophes grecs, avec au centre Platon et Aristote. Platon est un vieillard avec le doigt tourné vers
le ciel et Aristote est plus jeune avec le doigt vers le sol.
L'origine de cette signification est qu’Aristote va faire descendre les idées de Platon sur
terre. Il va en quelque manière incarner ces idées. Aristote les appelle des formes, on retrouve le
mot chez Platon d'ailleurs. Les idées chez Platon, c'est la vraie réalité. Aristote ne va pas nier
l'existence de ces idées mais va dire qu'elles n'existent qu'à l'intérieur des individus matériels. Il part
de la même constatation que Platon : tous les individus sont différents et pourtant tous semblables.
Qu'est ce qui explique cela ? Aristote dit qu'ils partagent une même nature humaine, mais elle se
trouve en nous et pas dans un monde séparé. Il n'y a donc pas d'humanité parfaite existant de
manière séparée dans un monde idéal. Elle n'existe qu'en nous, et elle n'est réalisée de manière
parfaite nulle part. Chaque être humain essaye le mieux possible de réaliser la nature humaine qu'il
a en lui. Comme personne n'y arrive, on se multiplie à l'infini. On ne peut pas être tout à la fois,
c'est la même raison que Platon. La nature humaine existe en nous, mais on n'arrive pas à la réaliser
à cause de la résistance de la matière, comme chez Platon. Elle est transmise à d'autres humains par
la voie de la génération. La nature se perpétue par le biais des individus qui tendent à la réalisation
la plus parfaite de la nature humaine. Les grandes idées de Platon existent dans les individus, mais
elles sont incarnées pour Aristote. Il n'existe pas d'être humain idéal à l'état séparé.
Aristote rejette tout ce qui est héritage pythagoricien dans la pensée de Platon, c'est très
étonnant. En effet, il est très isolé dans l'Antiquité sur ce point, il s'émancipe de tout l'héritage
pythagoricien, à la fois sur le plan mathématique mais aussi sur le plan religieux. Il n' a plus de
trace chez lui de la doctrine de la réincarnation, il ne croit pas que l'âme se sépare du corps pour
aller se réincarner lors de la mort. L'âme pour lui existe seulement dans le corps et pas du tout à
l'état séparé. Autrement dit, l'être humain est par nature âme et corps. Pour Platon, l'être humain
n'était finalement qu'accidentellement un être humain, parce qu'il devait s'émanciper du corps, et
l'idéal de l'humanité était de vivre en dehors du corps. L'idéal de l'humanité pour Aristote au
contraire est de vivre dans le corps, d'assumer la sensibilité corporelle. On imagine déjà les
conséquences dans la musique. Quand Aristote dit que l'idéal est d'assumer le corps, il s'ensuivra
un statut plus positif pour la musique telle qu'on l'écoute. Il n'y aura plus de condamnation du plaisir
corporel. Le monde des idées existe incarné et les idées incarnées sont appelées formes.
Que s'ensuit-il pour la connaissance ? Il ne s'agira plus de condamner la connaissance
sensible. Comme Platon, il admet que l'être humain est doté de deux manières de connaître : la
connaissance sensible et intellectuelle. Mais il n'est plus question de rejeter la connaissance
sensible, parce qu'il n'admet plus la doctrine de l’innéisme des idées. Notre âme n'est plus habitée
des idées, et il ne faut pas se souvenir de ce qu'on a toujours su. À l'origine, la connaissance est
vierge et il faut chercher la connaissance dans le sensible, il faut y chercher les idées. Il va
substituer à a doctrine de la réminiscence de Platon ce que l'on appelle la doctrine de l'abstraction.
On connaît pour Aristote par abstraction, et abstraire, c'est aller chercher l'idée des choses dans les
choses. On ne doit pas fermer les yeux et se souvenir de l'idée d'être humain pour connaître la
nature humaine. Il faut au contraire chercher dans les individus, par abstraction. Notre intelligence
va abstraire, elle va en quelque manière aller tirer du sensible l'idée des choses. Il s'agit pour
connaître d'aller chercher la connaissance dans le sensible ; on doit observer des êtres humains
individuels pour abstraire la réalité d'être humain, pour construire l'idée d'être humain. Aristote est
convaincu qu'au cœur de chaque individu, il y a une nature humaine et il faut aller la chercher. C'est
donc dans le sensible, par le moyen des sens que la connaissance intellectuelle sera possible.
Aristote ne va pas opposer connaissance sensible et intellectuelle, il unifie les deux connaissances.
Il dira notamment : « il n'y a rien dans l'intelligence qui ne soit d'abord dans la sensibilité ». Au
moyen de la sensibilité, on aura conscience qu'il y a des concepts à tirer du sensible. C'est après
l'avoir vu dans la sensibilité que l'intelligence va aller chercher dans l'individu la nature qui
explique sa ressemblance avec les autres.
Il y a chez Aristote une union profonde entre corps et âme. La sensibilité et l'intelligence ne
peuvent que fonctionner de pair. La connaissance sensible ne se suffit pas mais elle est un moyen
indispensable pour la connaissance intellectuelle. Par le biais des yeux, oreilles, on aura accès à la
vérité, mais si cela implique en plus un travail de l'intelligence.
Il ne faut malgré tout pas durcir l'opposition entre Platon et Aristote car la finalité est la
même , c'est la connaissance. Et par ailleurs, Aristote demeure quand même un héritier d'une
conception négative de la matière : si la nature n'arrive pas à se réaliser, c'est parce que la matière
fait obstacle. La matière est donc malgré tout regardée avec une certaine méfiance.
2. La conception d'Aristote de l'art en général
De nouveau, Aristote va rentrer radicalement en opposition avec son maître.
Définition d'Aristote de l'art : « l'art est une vertu de l'intellect pratique, vertu qui préside à la
production des artefacts » (les artefacts sont les produits de l'art, les œuvres d'art en quelque sorte,
mais le mot n'a pas de connotation esthétique, cela peut être une chaise, l'art englobe l'artisanat aussi
et pas uniquement les beaux-arts).
n.b. : vertu qui consiste à ordonner la production d'artefacts.
L'art est une vertu pour les anciens. Une vertu pour eux, c'est tout simplement une bonne
habitude (enfant, on donne un bonbon, on dit qu'il doit dire merci). C'est l'habitude à poser un acte
bon. La politesse est une vertu par exemple. S'oppose à la vertu le vice, ce sera une mauvaise
habitude (comme mentir, ça devient facile à la longue). C'est devenu comme une sorte de seconde
nature, on le fait instinctivement, mais on l'a acquis. On l'a tellement exercé que c'est devenu une
habitude.
Le pianiste qui apprend à jouer un morceau, c'est d'abord difficile, puis le morceau entre dans les
doigts. Il y a une mémoire du corps et on peut arriver à jouer sans réfléchir. Voilà ce que vise
Aristote: l'art est une habitude acquise. L'art du musicien s'acquiert et cela à la suite d'un travail
exigeant qui va être libérateur, on acquiert une technique qui va nous permettre de travailler plus
rapidement.
Aristote nous dit alors que l'art est une vertu de l'intellect pratique. L'intellect pratique, c'est
l’intelligence en tant qu'elle régit notre action. On suppose que quand on agit, on agit de manière
cohérente, ordonnée, qu'on a réfléchi avant. Si on reprend un exemple immédiatement tiré de l'art :
un menuisier ne va pas faire la table et le meuble n'importe comment. L'intelligence ordonne les
mains, on réfléchit avant d'agir.
Cependant, l'art devrait logiquement être une vertu du corps et pas seulement de
l'intelligence (le pianiste joue en effet avec ses mains). Mais le corps est absent de la définition
d’Aristote. Il dit l'intellect pratique, et on voit qu'il n'est pas si opposé à Platon que cela finalement.
Pour comprendre la définition, il faut d'abord voir ce qu'il appelle l'art en priorité. Les arts les plus
nobles pour lui, c'est la logique, la rhétorique, l'astronomie, la géométrie, bref toutes des choses qui
n'impliquent en aucune manière le corps. Ce seront ce que tous les anciens appellent les arts
libéraux, jusqu'à la Renaissance. Ils seront en opposition aux arts serviles. Pour Aristote, il y a des
arts nobles et vils. Les arts nobles sont libéraux et n'impliquent pas un exercice du corps. Les arts
serviles, vils, impliquent un exercice du corps (potier, menuisier, musicien, peintre). Pourquoi les
appelle-t-on arts serviles ? Parce que ces arts vils doivent être réservés aux esclaves, nous dit
Aristote. Dans le monde grec de l'Antiquité, il y a une minorité d'hommes libres qui abandonnent
les tâches matérielles. Pour Aristote, ce que nous appelons principalement les arts doivent être
abandonnés aux esclaves. Dans le terme servile, on retrouve d'ailleurs servus qui signifie le
serviteur, l'esclave. Et on appelle les autres arts libéraux parce qu'ils sont réservés aux hommes
libres, ceux qui sont émancipés des basses tâches matérielles (définition de la liberté pour Aristote).
L'aristocratie athénienne s'occupe des arts libéraux qui n'impliquent pas un exercice pénible du
corps, réservé aux seuls esclaves. C'est pour cela que quand Aristote définit l'art, il définit les arts
comme impliquant l'intellect et non le corps puisqu'ils parle essentiellement des arts libéraux. Les
bonnes habitudes consistent à produire des artefacts, des objets d'art, comme des théorèmes, des
démonstrations, des discours, des traités ; toutes choses qui n'impliquent pas de travail pénible du
corps. Dans sa définition, Aristote ne répond finalement pas à la définition originelle du mot art. En
effet, Techné signifie l'art du potier, du menuisier, un art qui implique un exercice du corps, mais
Platon et Aristote détournent le sens originel du mot pour ne plus voir en l'art qu'un exercice
intellectuel.
Si on veut reprendre cette définition malgré tout précieuse, il faudrait la corriger en l'émancipant de
l'aristocracisme qui repose sur l'esclavage. Il faut l'intelligence mais le corps aussi. Le sens premiers
des artefacts, des produits, c'est quelque chose de très matériel, donc Platon et Aristote ont
détourné cette notion d'art pour en faire quelque chose d'intellectuel.
On voit bien qu'Aristote s'oppose assez radicalement à son maître Platon, parce qu'on
retrouve le terme production (poliésis en grec qui a donné poésie aussi) comme mot clé de sa
théorie. Alors que pour Platon le mot clé est mimésis, qui signifie une imitation. En effet, quel est
le rôle que Platon assimile à l'artiste ? C'est d'imiter des idées. Toutes les réalités de notre monde
préexistent dans un monde idéal, y compris les réalités qui sont le produit de l'être humain (exemple
du lit et du menuisier). Pour lui, tout préexiste, aucune innovation n'est possible. Un artiste ne fait
qu'imiter ce qui préexiste, il doit imiter un idéal. Dans une telle perspective, aucune innovation
possible, aucune originalité possible, aucune invention possible. Mais en outre, l'imitation pour
Platon est toujours déficiente en regard du modèle qui est imité. La vraie réalité, c'est l'idée ; et les
réalités de notre monde ne sont que des imitations de ces idées. Pourquoi Platon sera-t-il si souvent
sévère à l'égard de l'art ? Parce qu'à ses yeux très souvent les arts ne produisent que des imitations
de seconde puissance. Il parle par exemple de la peinture : si on imagine un peintre qui représente
un lit, Platon nous dit que c'est un imitation à la seconde puissance puisqu'il représente le lit en bois
fabriqué par l'artisan, et donc il imite quelque chose qui est déjà une imitation. C'est pour lui le
comble de la dégradation de l'idée dans la matière. Platon est contemporain de l'art hellénistique,
une des trois phases dans l'histoire de la sculpture grecque, après la phase archaïque et classique. On
remarque que l'art grec évolue vers une imitation de plus en plus fidèle de la réalité telle qu'elle se
donne aux yeux. La sculpture grecque archaïque idéalisait en réalité les figures, le type même de
cette phase est le Kouros, qui représentait un demi-dieu. C'est donc un être humain divinisé mais
aussi idéalisé. Ce sera un être humain idéal qui ne ressemble à personne en particulier et qui a des
proportions idéales. C'est pour Platon la meilleure imitation qu'on puisse faire ici-bas de l'être
humain parfait. Le problème c'est que l'art grec va évoluer dans un sens radicalement différent de
celui que voudrait Platon. On fait de plus en plus de portraits en effet, on représente l'individuel
avec tous ses défauts (obèse, verrue,..). On veut correspondre le plus possible à la réalité perçue.
Mais le sculpteur fait à alors des imitations à la seconde puissance. C'est le comble de la
dégradation de l'idée dans la matière.
Si on revient à Aristote, son maître mot est production. Il rejette la théorie des idées, il n'y a
qu'un seul et vrai monde, c'est celui dans lequel on vit. Il n'est plus question pour l'artiste de
représenter quelque chose qui préexiste. L'artiste ne reproduit pas, il produit. L’œuvre d'art n'est
plus une reproduction mais une production. Autrement dit, Aristote ouvre le domaine de
l'invention. L'artiste devient à ses yeux capable d'innovation, il produit une invention qui ne
préexistait pas. Il est évident pour lui que le menuisier fabrique un lit en l'inventant, ce n'est pas
quelque chose qui préexistait avant que l'être humain décide de le produire. C'est bien le résultat
d'une innovation. Les fruits de l'industrie humaine procèdent et proviennent de l'être humain et ne
préexistent pas à l'être humain. Et c'est là que prend place la distinction entre l'art et le savoir.
Platon finalement confond l'art et le savoir. En effet, si l'artiste n'a pour mission que de
reproduire quelque chose qui préexiste, en réalité l'activité artistique constitue une forme de
connaissance ; une forme de connaissance dégradée. Plutôt que de regarder avec son intelligence,
on représente avec ses mains. Mais le but reste de représenter fidèlement la réalité, c'est connaître.
Platon réduit l'art à la connaissance, il en est une forme.
Pour Aristote, c'est fini cela. Il y a une distinction très ferme qui s'établit chez lui entre la
connaissance et l'art. Dans la mesure où les œuvres d'art ne préexistent plus, l'activité artistique n'est
plus une connaissance. Il ne s'agit plus de correspondre fidèlement à une réalité qui précède l'artiste.
Au contraire, il s'agit de produire activement une réalité nouvelle. Aristote distingue donc très
fermement l'art et le savoir. Il dira : « l'art présuppose un savoir, l'art présuppose la science, mais il
ne se confond pas avec la science. L'art présuppose une forme particulière de science : le savoir
faire. » Pour produire un lit, un menuisier doit avoir la connaissance intellectuelle des lois de la
menuiserie. Un musicien doit connaître les lois de son art. Il y a un savoir qui précède l'art, qui est
présupposé par l'art, mais l'art ne se confond pas avec ce savoir. Si on crée une œuvre, il ne s'agit
pas d'appliquer purement et simplement les lois ; produire une œuvre, c'est produire quelque chose
de radicalement nouveau. Pour prendre un exemple concret, on peut imaginer que les classiques
viennois avaient une connaissance implicite d'un langage musical relativement commun
(globalement le système tonal). Finalement, l'art transcende et dépasse le savoir, il n'est pas
réductible à celui-ci. Et c'est précisément ce qu'Aristote nous dit déjà dans l'antiquité. : l'art est par
essence une production, une production qui suppose un savoir, mais elle n'est pas réductible à ces
connaissances.
Aristote est disciple de Platon, et donc malgré tout, il va débattre avec son maître et
chercher parfois à correspondre avec ce que son maître disait. On va ainsi retrouver chez lui le mot
imitation, mais en vérité on va le retrouver dans un sens radicalement différent. On trouve chez
Aristote une célèbre formule : « l'art imite la nature, mais dans son opération. »
C'est une formule qui va traverser les siècles, mais elle sera bien souvent amputée, on n'en retient
que la première partie. Or, la deuxième partie de la phrase est capitale. Par exemple dans
l'encyclopédie de d’Alembert au 18e siècle en France, on retrouve cette première partie de phrase,
et ce dernier va assigner aux artistes de son époque d'imiter la nature. Dans son esprit, cela veut dire
prendre sa toile et son chevalet et aller reproduire les petits oiseaux, reproduire le spectacle de la
nature. Il s'agit, un peu comme disait Platon, de reproduire quelque chose qui préexiste. Le
musicien aux yeux de d'Alembert imite aussi les bruits de la nature. C'est d'ailleurs de là que vient
la prolifération en France de tableautins imitatifs et évocateurs : le rossignol en amour, le coucou...
Si on regarde les pièces de Couperin ou de Rameau, c'est plein de petits tableaux qui évoquent des
scènes naturelles. En effet, aux yeux de l'esthétique française à la fin du 17e et au 18e siècle, le rôle
de l'artiste c'est d'imiter la nature. Et donc pour le musicien, d'imiter les bruits de la nature. En
réalité, ils n'ont rien compris à la formule d'Aristote. Ce qu'il veut dire en réalité dans sa formule,
c'est quelque chose de tout à fait opposé.
Pour Aristote, d'une certaine manière, la nature ce sont les réalités de notre monde. Et l'art doit
imiter la nature dans son opération. Il veut dire que les réalités de notre monde agissent, produisent
des effets. Par exemple, le pommier produit des pommes, l'oiseau produit un chant. Et l'être humain
aussi va produire des choses ; il va les produire notamment par son activité artistique. L'artiste va
produire des œuvres d'art tout comme le pommier produit des fruits. De la même manière que la
nature produit une quantité considérable de formes, l'artiste à l'image de ce qu'il se passe dans la
nature, va lui aussi devoir produire fruits. Comme un oiseau, il produit des chants et des œuvres
musicales. C'est tout à fait différent que d'imiter au sens de reproduire un spectacle préexistant.
L'être humain doit prendre exemple sur la nature, il doit lui aussi produire des formes originales. Il
doit produire des choses qui relèvent de l'humanité, il ne doit pas produire des pommes comme le
pommier.
En réalité D'Alembert au 18e siècle ne comprend rien à la formule, il lui donne un sens platonicien.
Pourtant Aristote veut nous faire part de quelque chose qui est radicalement différent de son maître
Platon. L'humain doit produire quelque chose de neuf, conformément à sa nature propre d'artiste.
Voilà comment globalement, Aristote comprend les arts (les beaux-arts mais aussi l'artisanat).

3. La théorie des quatre causes

Pour rendre raison de la réalité de l’œuvre d'art, il faut pour Aristote invoquer quatre causes.
Ce sont quatre causes qui expliquent son existence (la cause efficiente, la cause finale, la cause
formelle et la cause matérielle). Le moyen age bien plus tard va redécouvrir Aristote, va reprendre
sa théorie de l'art et va affiner cette théorie des quatre causes. On ajoutera alors deux causes
supplémentaires : la cause exemplaire et la cause instrumentale. Ces six causes rendent compte de la
réalité de l’œuvre d'art.

• La cause efficiente
Prenons un exemple d’œuvre d'art comme la statue de Marc Aurèle, une statue romaine de
l'antiquité. C'est une sculpture en bronze de l'empereur Marc Aurèle et de son cheval. La cause
efficiente de l’œuvre, c'est l'artiste. C'est la cause productrice qui est à l'origine de la réalité en tant
que telle. Et la cause qui produit l’œuvre, c'est l'artiste.
• La cause finale
La cause finale, c'est le but que l'artiste poursuit en produisant l’œuvre. Autrement dit, le but
du sculpteur quand il produit la statue équestre de Marc Aurèle. Dans le cas présent, le but est en
fait politique. C'est une œuvre de commande qui a pour but de rappeler aux quatre coins de l'empire
romain qui est le maître. On mettra en effet partout dans l'empire romain des statues de l'empereur.
Cette pratique s'est retrouvée de tous temps (place Wiertz, statue de Léopold II). Pour expliquer
l'existence de l’œuvre, il faut invoquer le but dans lequel elle a été produite.

• La cause matérielle
L’artiste produit la statue, mais ne vas pas la tirer de lui comme ça. Pour la produire, il doit
prélever dans la nature un certain nombre de matériaux qui vont lui servir (bronze dans ce cas-ci).
Autrement dit, la cause matérielle, ce sera le matériau que l’artiste va devoir utiliser pour produire
son œuvre ( tronc, marbre, bronze,…).
L'artiste a besoin d’un matériau préexistant qui a ses propres lois, et qu’il va devoir utiliser pour
produire son œuvre. Le musicien aussi, ce sont les sons qui ont leur lois (l'acoustique rend raison de
ses lois et le musicien doit les connaître) et qui préexistent au musicien.
Le matériau préexistant au travail de l'artiste, ce sera la cause matérielle de l’œuvre d’art.

• La cause formelle
La cause formelle, c’est précisément la figure, la forme que l’artiste va imposer à cette
matière. Dans son imagination, il va produire une figure qu’il va imposer aux matériaux. Le
sculpteur qui a fait la figure de Marc Aurèle a dû commencer dans son imagination par imaginer la
forme qu'il allait imposer au bronze.
Aristote dira que c’est de la rencontre entre la forme imaginée par l'artiste et la matière qu'il
prélève dans la nature que va naître l’œuvre. C'est à partir du moment où il y aura conjonction entre
le matériau et la forme imaginée par l’artiste que l’œuvre va naître. Que fait l’artiste quand il
sculpte, quand il peint ? C’est imposer une forme qu’il imagine à un matériau qu'il prélève dans la
nature.

Le Moyen Age
Les aristotéliciens du Moyen Age vont affiner la théorie et ajouter deux autres causes. La
cause exemplaire et la cause instrumentale.
• La cause exemplaire
Elle est d'origine platonicienne. En effet, les théoriciens de l'art du Moyen Age vont se
rendre compte que l’artiste malgré tout imite quand même la plupart du temps. Il produit quelque
chose de nouveau, certes, mais souvent en imitant. La statue représente Marc Aurèle mais ce n’est
pas une photographie. Pourtant, on ne peut pas dire que la forme imaginée par l'artiste soit de la
pure imagination. On a besoin de la figure du cheval et de l’être humain, il a besoin de ce que l’on
appelle un modèle. Même s’il n’est pas fidèle strictement à la réalité, l’artiste s’inspire de la réalité.
Si on prend un sculpteur plus contemporain, Rodin par exemple, ses sculptures ne sont pas à
proprement parler des sculptures figuratives où il se contente de reproduire une réalité. Les formes
originales sortent de son imagination mais ne sortent pas quand même à partir de rien. On sait
d’ailleurs qu’il avait des modèles, des figures humaines qui servaient de support à son imagination.
La plupart du temps, l’artiste a à disposition un modèle, ce sera la cause exemplaire de
l’œuvre d’art. L’artiste en a besoin pour imaginer la forme de son œuvre. L'importance de cette
cause exemplaire va évidemment fortement varier d’art à art et suivant les époques. Si on prend de
la peinture non figurative, il est clair que le rôle de la cause exemplaire fond comme neige au soleil,
puisque de plus en plus le peintre s’émancipe de la réalité visuelle qui s'impose à lui pour produire
des formes qui ne sont plus en aucune manière une reproduction de la réalité. Par contre à l’époque
de d’Alembert avec les natures mortes, on essaie de reproduire la nature le plus fidèlement possible
et le rôle de la cause exemplaire est bien présent. En réalité les styles de peinture peuvent
s'expliquer largement comme cela, en fonction du rapport à la cause exemplaire. Plus on est proche
du réel, plus la cause exemplaire est importante.
En musique, il est assez vraisemblable que le rôle de la cause exemplaire est très ténu, en
comparaison avec les autres arts. La musique n'est pas souvent un art proprement imitatif. Il y a de
l’imitation mais pas beaucoup d’imitations strictes naturelles.
Chez le plasticien, l’imitation est très importante en comparaison du musicien.

• La cause instrumentale
À l’origine, elle est assez simple à comprendre, mais en réalité elle va permettre un
affinement assez considérable de la réflexion à propos de la production artistique, notamment des
musiciens. La cause instrumentale, c’est tout simplement l’instrument dont l’artiste va faire usage
pour produire son œuvre. Le peintre a besoin de pinceaux, le sculpteur a besoin de ciseaux, de
marteaux, qui vont servir d'instruments pour produire l’œuvre. Autrement dit, il va y avoir un
intermédiaire entre la cause efficiente et la matière. La cause efficiente agit sur la matière par la
médiation d’une cause instrumentale qui sera l'outil.
C’est déjà plus subtil en architecture. L'architecte ne va pas construire lui-même, il va avoir
besoin d’un corps d’ouvriers à son service qui vont être les exécutants. Il est avec ses plans et il y a
une distance entre l’œuvre et l’architecte. À ce moment là, la cause instrumentale devient carrément
un être humain. L’architecte va agir sur la matière par la médiation d'une série d'autres personnes.
L’ouvrier ne prend pas de décisions, il exécute le plan d’une manière rigoureusement fidèle, sans
initiative propre, il sera donc une pure cause instrumentale.
Dans le cadre du compositeur, on trouve cette médiation entre un être humain et la partition.
Beethoven par exemple a besoin d’un orchestre qui va exécuter son œuvre. C’est là que va se poser
la question du statut du musicien interprète. Est-il pure cause instrumentale ? Se contente-t-il
d’exécuter les volontés du compositeur ou devient-il lui même une cause efficiente ? La vérité se
situe sûrement entre les deux, cela varie en fonction des compositeurs et des partitions. Plus le
compositeur est précis, moins le musicien a de décisions à prendre. Il semble évident que
relativement à une partition, le musicien interprète ne peut pas être qu’une cause instrumentale, il
est aussi une cause efficiente. Il n’y a pas de partitions à ce point précise qu’elle évacue tout travail
d'interprétation du musicien. Dans la mesure où les exécutants se contentent de reproduire la
partition, ils sont des causes instrumentales, il sont en quelque manière l’instrument du compositeur.
Mais on ne peut se réduire à cela, on ne se contente pas de reproduire les volontés du compositeur,
on prend un certain nombre de décisions qui prolongent la partition et qui lui permettent de
s'incarner concrètement. À ce titre-là on devient véritablement artiste, on devient nous-mêmes des
causes efficientes.
Entre deux chefs d'orchestre qui dirigent une même œuvre, on aura deux interprétations qui
vont être relativement différentes. Ce qui est intéressant, c'est que le chef d’orchestre est un
interprète qui a lui-même besoin d’interprètes pour faire produire la partition. On a donc beaucoup
d’intermédiaires entre le compositeur et l’œuvre.

1. La théorie hylémorphique

Dans le quatrième point, nous allons aborder la théorie hylémorphique. Cela terme vient de
deux mots grecs : Hulé, la matière, morphè, la forme.
C'est la théorie par laquelle Aristote distingue en toute réalité une matière et une forme. Ça
va être un développement de la cause matérielle et de la cause formelle.
Pour expliquer une œuvre d’art dit Aristote, il faut une cause matérielle et une cause
formelle. À partir de là, il va extrapoler cela à toute la réalité. Il va constater que toute réalité de
notre expérience a une forme et une matière.
La matière c’est en gros ce qu’on perçoit avec les cinq sens. Et Aristote nous dit que la
matière est toujours divisible en parties. Si on prend une table, c’est une réalité mais elle est
constituée d’une multiplicité de parties. Ces parties constituent un tout unifié, on a une table
cohérente où chacune des parties joue un rôle bien déterminé.
La forme, ce sera le réseau de relations instituées entre les parties qui les font tenir
ensemble. Elle attribue à chaque partie une certaine fonction dans le tout. L’artiste prélève dans la
nature des matériaux qu'il va associer pour former la table, il imprime une forme à la matière, un
réseau de relations qui permet aux éléments de constituer un tout.
Mais Aristote applique cela à toutes les réalités. L’être humain, c’est une réalité une. Et
pourtant, on est constitué de beaucoup de parties différentes. Les organes ont tous leurs fonctions
dans le tout. Autrement dit, le corps humain constitue un tout unifié unifiant un certain nombre de
parties. La matière, c’est ce qu’on voit pour Aristote. Et pourtant, elle se trouve unifiée à l‘intérieur
de nous par un réseau de relations. Les organes sont composés de cellules, et celles-ci se
spécialisent en raison d’une forme qui transcende la matière, qui l’unifie. Toute réalité de notre
expérience est à la fois une et multiple. Elle est unifiée parce qu’un corps humain est un tout. Si on
se découpe en morceau, on n’est plus un tout. On est donc bel et bien divisible. Et pourtant on est
un tout unifié.
N.B. : La matière c’est les parties, et la forme c’est les relations qui unissent les parties.
Exemple musical :
Si on prend une mélodie comme frère jacques en do majeur. Si on prend les sons, il y en a une
multiplicité. Ils ont chacun une fréquence bien déterminée. Ces sons de la mélodie, do ré mi fa sol
la, ils peuvent rentrer dans la composition d’une quantité d’autres œuvres en do majeur.
Imaginons qu’on puisse mettre les sons dans un sac, qu’on mélange et qu’on les jette au hasard sur
la table, la probabilité que les sons se remettent dans l’ordre est infime. On veut dire par là que dans
la mélodie, il y a quelque chose de plus que les sons qui la constituent. Il ne suffit pas d’avoir les
sons pour avoir la mélodie. Ce qui est important c’est la notion d’ordre. Il y a autre chose en plus
des sons, c’est l’ordre ; les sons se suivent selon un certain ordonnancement.
Chaque son a un certain rôle, une certaine fonction dans le tout. C’est en vertu de cela que la pièce
est identifiable en tant que telle. Dans la mélodie frère Jacques, le do est tonique, le sol est
dominante. On peut préciser dans la musique occidentale la fonction bien déterminée d'un son. La
forme, c’est donc précisément ce que le compositeur va imposer aux sons. Cependant les sons sont
indifférents. On peut jouer frère Jacques sur n’importe quel instrument, on peut utiliser des
matières différentes. Et pourtant c’est toujours la mélodie. C’est donc la forme et non la matière qui
fait la mélodie. Ce qui est noté sur la partition, c’est la forme. Ce qui est transmis et symbolisé par
la partition ce n’est pas la matière, c’est la forme. On ne précise d’ailleurs pas les instruments de la
mélodie frère jacques. Ce qui fait l’identité d’une pièce musicale, c’est davantage la forme que la
matière.
La mélodie est identique à travers le temps, ce sont ses incarnations qui sont différentes. On peut
d'ailleurs transposer la mélodie dans d'autres tonalités, le réseau de relations reste le même.
Ce qui fait l’identité de la mélodie, c’est sa forme, et ce qui fait un corps humain, ce sont les
fonctions attribuées aux cellules biologiques. Mais les cellules du corps humain sont les mêmes que
celles de toute organisme vivant.
La matière, ce sont les parties constitutives d'une réalité. La forme fait l’unité des parties,
c’est le principe de totalité d’une réalité. Ce qui explique une identité propre organisée qui se
distingue d’autres touts organisés.
Que nous dit Aristote à propos de la matière et de la forme ?
La forme, suggère-t-il, est à la fois immanente et transcendante à la matière.
Reprenons l'exemple de frère jacques. La forme qui transcende la matière, cela veut dire qu'il ne
suffit pas d’avoir la matière pour avoir la forme. Les sons en tant que tels ne comportent pas la
forme, on peut les mettre dans une multiplicités d’organisations différentes, ce seront toujours les
mêmes sons. Cela montre bien que l'organisation transcende la matière. En ce sens, la forme est
transcendante à la matière. Mais en même temps elle est immanente à la matière parce qu’elle
n’existe jamais qu’incarnée. Elle n'existe jamais en dehors de la matière. La forme en réalité est
quelque chose que l’on conçoit intellectuellement. Y compris sur la partition, elle existe de manière
incarnée, dans du papier avec des signes notés à l'encre. La forme n’existe pas comme cela, elle a
toujours besoin d’une matière pour s’incarner. Elle n’est pas réductible à la matière mais elle
n’existe que dans la matière.
Cette doctrine chez Aristote a son origine dans la théorie de l’art. La forme de l'œuvre d’art
a ceci de particulier par rapport aux autres réalités qu'il s'agit d'une forme accidentelle. La forme du
corps humain est une forme substantielle. Ça veut dire que quand l’artiste produit une œuvre d’art,
la forme qu’il produit n’agit pas sur la matière selon toutes ses composantes, elle agit
superficiellement sur les matériaux. On pourrait dire que la forme accidentelle est une forme
superficielle. L’artiste quand il sculpte le bronze, la forme qu’il va imprimer ne va pas modifier les
propriétés du bronze. Il obéit aux même lois avant et après. Le sculpteur qui sculpte du bois, c’est la
même chose. Cela veut dire que l’artiste n’agit que sur la visibilité des matériaux qu’il utilise. Le
compositeur quand il produit une œuvre musicale, les sons ont les mêmes propriétés avant et après.
Ce qu’il modifie, c’est leur audibilité, leurs propriétés audibles (hauteur, intensité, timbre, durée). Il
agit superficiellement sur les sons, il ne modifie pas les propriétés fondamentales. Ce qui veut dire
qu’en vertu de leurs propriétés, les œuvres vont continuer à avoir une vie qui ne relève pas de l’art
(un bâtiment se dégrade, le bois brûle). Les lois sont autonomes par rapport au travail de l’artiste.
Quand l’artiste travaille un matériau, il doit connaître les lois de ce matériau, et ces lois peuvent
rentrer en conflit avec le travail de l'artiste. Si on prend l'exemple de Mahler, compositeur
autrichien, qui compose au début du 20e siècle sa 8e symphonie dite la symphonie des mille, qui est
créée à Leipzig par 1000 musiciens. C'était l'époque du gigantisme et il fallait en mettre plein la
vue. Mais les sons ont leur lois propres sur lesquelles le musiciens ne peut pas agir. Et les sons
circulent à une vitesse de 340m/sec, pas plus vite ni plus lentement. Or que se passe-t-il ? Pourquoi
les musiciens s’agglutinent sur la scène? Plus ils sont distants, plus il peut y avoir des décalages. Le
problème avec les 1000 musiciens, c'est que ça a été le chaos parce qu’ils étaient trop distants. Il
suffit de quelques fractions de seconde de retard pour que tout bascule. Voilà un exemple concret
d’un compositeur qui a oublié les lois fondamentales de l’acoustique.
Il y a aussi beaucoup d’exemples en architecture, l'architecte doit tenir compte des lois des
matériaux. L’artiste encore une fois ne fait qu’agir sur les apparences visibles ou audibles du
matériau. Les sons ont d’autres propriétés qui ne relèvent pas de l’oreille (on ressent dans le corps
les sons dans une boîte de nuit, et cela ne relève pas d’une propriété audible). Le compositeur ne fait
qu’agir sur l’audible, mais il faut prendre tout en compte.
La forme des œuvres d’art nous dit Aristote est accidentelle, on agit que sur les apparences. Ce qui
intéresse le sculpteur, c’est le matériau et les lois ne l’intéressent pas en tant que telles (poids,...).
Alors que, si on prend la forme du corps humain, elle informe les propriétés du matériau vivant
selon toutes ses composantes. Si on retire la forme, les matériaux changent littéralement de nature.
Si on meurt, on n'a plus un corps vivant, il retourne au matériau chimique de base (Carbone, signe
du vivant). Pourtant le corps vivant cesse de vivre. La forme informe selon toutes ses propriétés et
plus superficiellement. Le bois reste du bois si on démolit une sculpture, son apparence est modifiée
mais cela ne change pas grand chose pour lui.

4. La musique pour Aristote

On doit rappeler qu’Aristote rejette l’héritage pythagoricien. Il n'est plus question d'une
harmonie des sphères, d'une musique des sphères, d'une musique idéale purement intellectuelle.
Aristote ne croit plus à ces théories, il montre le plus grand scepticisme.
Deuxième chose dont il faut se souvenir, il y a chez Aristote jusqu’à un certain point une
réhabilitation du corps, de la sensibilité. On a une réhabilitation de la sensibilité mais pas du travail
manuel réservé aux esclaves. La musique est un art servile réservé aux esclaves. Mais néanmoins, il
y a une réhabilitation de la sensibilité par le biais de sa théorie de la connaissance. Il n'est plus
question d’idées innées dont on se souviendrait par réminiscence. Pour avoir des idées, il faut
regarder le monde avec ses sens. C’est par abstraction qu’on forge des concepts. C’est à la lumière
de cela qu’il faut comprendre ses propos sur la musique.
L’essentiel de ces réflexions d'Aristote sur la musique se trouvent dans son ouvrage intitulé
la politique, plus précisément dans le livre 8 qui est consacré à l’éducation.
Rien que de dire cela, cela montre que la musique aura une place centrale dans l’éducation
des jeunes. Les idées à propos de la musique sont forts novatrices voire révolutionnaires par rapport
à Platon. Pour la première fois en effet, elles donnent pour finalité à la musique le pur plaisir
esthétique. Le but de la musique, c’est le plaisir produit par la beauté. Elle est gratuite, sans fonction
extra-musicale bien déterminée. Le compositeur produit de la musique pour le plaisir noble de
l'auditeur. Le but semble pour Aristote la beauté et la contemplation de la beauté. Il distingue
d'ailleurs le plaisir musical noble avec le plaisir de manger ou de boire qui sont de simples plaisirs
hédonistes. La musique n'est pas un simple plaisir biologique, c'est un plaisir noble qui relève de la
beauté. Pour Aristote, la musique est réservée à une élite qui est l'aristocratie athénienne.
Elle doit être réservée aux temps de loisirs. Mais il faut savoir que le loisir n’a pas le même
sens chez Aristote qu’il a chez nous. Les vacances au sens contemporain du terme sont en quelque
manière le moment où on ne fait rien. Il vient d'ailleurs du latin vacuum qui signifie faire le vide.
Pour Aristote, le loisir n’est pas une période de vide, c’est une période où on est libre du travail
manuel, des nécessités liées à la survie. Il y a toute une série de tâches manuelles nécessaires à la
conservation de l'espèce. Les temps de loisirs sont les temps où toute ces activités ayant été
assurées, on peut enfin s'adonner à quelque chose de gratuit, à savoir la contemplation du beau
notamment, la contemplation de l’ordre cosmique, du beau musical entre autres. Les périodes de
loisirs sont les périodes où l’être humain peut s’adonner à sa plus haute occupation, la connaissance.
Elles sont réservées à la science, au savoir, à la contemplation intellectuelle de l’ordre cosmique.
Aristote nous dit que le loisir est une période de liberté, ce qui signifie être libre de toutes les tâches
nécessitées par la survie de l'espèce. Il faut bien sûr se remettre dans le contexte de l'époque,
survivre c’est pénible dans l’antiquité. La technologie a émancipé l’être humain à un niveau que
l'on imagine plus aujourd'hui. Le climat est quand même favorable mais tout demande un travail
manuel considérable. Pour Aristote, la liberté c’est échapper à toutes ces tâches grâce aux esclaves.
Les aristocrates abandonnent ces lourdes tâches à une quantité d’esclaves considérables. « Malheur
au vaincus », cette loi vaut d'ailleurs pour tous les peuples de l’antiquité. Et la liberté c’est
précisément ce privilège de l’aristocrate qui se libère des tâches liées à la survie. L’aristocrate est un
homme libre qui peut s’adonner au plaisir de la contemplation intellectuelle et notamment au plaisir
de la musique.
La musique dont il est question celle fois-ci est celle du musicien et non des sphères. C'est la
musique produite par la voix et les instruments, mais ce qui trouve grâce aux yeux d’Aristote, c’est
l’écoute de la musique. La musique qui est réhabilitée c’est la musique sensible en tant qu’elle est
écoutée et non exécutée. Ce n'est plus l'opposition entre musique théorique et musique pratique,
puisque ce qui intéresse Aristote c'est la musique pratique. Mais on a une nouvelle opposition qui
voit le jour entre l’exécution et l’audition. Et ce qui trouve grâce aux yeux d'Aristote c'est
l'audition, parce que l’exécution est une tâche corporelle, pénible, réservée aux esclaves (on voit
qu'il demeure le disciple de Platon). Donc, la musique sera acceptée en tant qu’elle est écoutée.
Ce qui est intéressant, c'est ce qu'il dit concernant l’éducation des jeunes athéniens. Il dit
que les jeunes athéniens doivent apprendre la musique et donc apprendre à jouer un instrument,
mais pas jusqu’à en faire des virtuoses, sinon ils deviendraient des animaux aptes à produire des
sons. Ils doivent faire de la musique pour être capable de mieux l’apprécier. La musique a une place
dans l’éducation, la pratique de la musique a une place mais pas dans le but de la pratiquer, dans le
but de l’apprécier, d'être capable de la comprendre quand on l'entend. Et l’art du virtuose est réservé
au dressage des esclaves. On a donc une revalorisation de la musique qui s’adresse à l’oreille mais
on ne va pas jusqu’au bout. Il y aune revalorisation du corps mais pas au point d'aller jusqu'à
valoriser le travail corporel.

Il est une théorie qu’Aristote reprend encore à Platon, c’est la théorie de l’ethos des modes.
Elle attribue à chacun des grands modes un effet bien spécifique sur l’auditeur. Aristote la reprend
mais en altère profondément l’esprit. Il avance des idées étonnamment modernes sur le sujet.
Pour Platon, il fallait s’en tenir strictement à des modes qui font naître des sentiments
nobles. Il y avait un tri entre les bons et les mauvais modes.
Aristote va prendre le contre-pied de son maître sur ce point. On n'a plus rien d’une
sélection dans ses écrits. Selon lui, il faut user de tous les modes car ceux qui sont désignés comme
mauvais ont pour Aristote le pouvoir de guérir l’auditeur de ces sentiments négatifs, de purifier
l'âme. La musique devient une sorte d’exutoire pour ces mauvaises passions, sentiments, elle libère.
C’est ce qu’il appelle la katharsis, que l’on traduit en français par la purification. Selon Aristote, on
purifie l’âme des sentiments et passions négatives qui peuvent l’habiter en les représentant de
diverses manières. Déjà dans son ouvrage la politique, il avait attribué au théâtre et notamment aux
tragédies le pouvoir de purifier le spectateur des passions qui sont mises en scène. Si on a un
meurtre, cela n’encourage pas le spectateur à devenir un tueur, cela le libère de ses pulsions
meurtrières.
Et il en va de même pour la musique, qui en suggérant des sentiments nocifs devient un
exutoire pour ces sentiments. En effet, ceux-ci sont des sentiments humains qu’il faut assumer parce
qu'ils sont inévitables et dont il faut se libérer. Plutôt que d’ignorer les passions, de vouloir faire le
pur en prétendant ne pas les connaître, Aristote préfère voir dans la musique un exutoire libérateur.
Il nous dit dans un texte tiré de la politique : « la pitié, la crainte, l’émotion sont des émotions
connues de tous à des degrés divers. En quelques-uns, elle ont un fort retentissement, en d'autres
moins. Mais ceux qui sont fortement agités lorsqu'ils entendent des chants sacrés qui transportent
l'âme hors d'elle-même se trouvent remis d’aplomb ou purifiés. Le même traitement vaut pour la
pitié, la terreur, ainsi que tous les sentiments et émotions qui peuvent apparaître en chacun d'eux à
l'occasion. Il se produit toujours en eux une purgation, et un allègement accompagné de plaisir. »
C'est clair, les arts en général sont aux yeux d'Aristote capables de purifier l’âme du spectateur ou
de l'auditeur. On a donc une grande opposition à nouveau entre Platon et Aristote. Et en réalité
c'est un débat éternel qui est toujours très actuel. On se demande aujourd’hui par exemple si le
spectacle de la violence purifie le spectateur de ses passions nocives ou au contraire l’encourage.
C’est l’usage des mélodies qui sera éventuellement bon ou mauvais pour Aristote. La
question est de savoir si on cherche à se purifier de ses passions ou au contraire si on cherche à les
cultiver. Et Aristote élabore toute une théorie où il montre contre Platon comment les modes et les
rythmes peuvent être utilisés soit pour faire naître le sentiment soit pour purifier l’âme. Mais la
valeur positive ou négative de chacun d'eux dépend uniquement de l'usage que l'on en fait.

Chapitre 2 : L'antiquité chrétienne et le Moyen Age (début de notre ère au milieu du 15e siècle)

A. Introduction
De quoi s’agit-il ?
L’antiquité chrétienne désigne cette période de l’antiquité qui a vu le développement
fulgurant du christianisme dans le pourtour du bassin méditerranéen, en réalité dans l'ensemble de
l'empire romain. L’antiquité chrétienne se fini en 476 avec la chute de l'empire romain d'occident et
dure depuis le début de notre ère. Elle se finit en effet quand les ostrogoths pillent Rome et la
mettent à sac, et l'antiquité chrétienne comprend donc les 5 premiers siècles de l’ère chrétienne. Le
christianisme devient au 4e siècle la religion officielle de l'empire romain tant son expansion est
grande, avec l’empereur Théodose.
En 1453, on a la fin du Moyen Age qui durait depuis 476, avec la prise de Constantinople
par les turcs (la chute de l'empire romain d'Orient).

Pourquoi les envisager ensemble ?


Parce que du point de vue culturel, le fait majeur de cette période c'est le christianisme qui devient
le fondement de la vie sociale, politique, économique et notamment artistique.
En réalité, c'est donc 1900 ans d’histoire que l’on va brosser rapidement.

On connaît bien la réflexion théorique et philosophique grecque sur la musique mais on ne


connaît rien de leur musique. Si la source théorique de la musique occidentale doit être cherchée en
Grèce, les sources de la musique occidentale sont à chercher en Orient.
Dans le premier chapitre, un problème se posait parce qu’on doit parler de la théorie
musicale sans rien connaître de la réalité musicale elle-même. On ne connaît par exemple plus les
modes, on a du mal à se faire une idée précise de ce que ces auteurs visent.
Tout va progressivement changer avec l’antiquité chrétienne et le Moyen Age. En effet, on
possède des traces musicales qui sont de plus en plus substantielles au fur et à mesure. Cependant,
elles ne nous sont aujourd'hui accessibles qu'à travers des reconstitutions hypothétiques. Mais on a
une idée de la musique contemporaine des premiers penseurs chrétiens.
Pour les tout premiers siècles, on a des traces du chant dit ambrosien, qui était pratiqué dans
la liturgie de l’église de Milan. On a aussi des traces du chant dit vieux-romain, pratiqué dans
l’église de Rome. Et on a aussi des traces du chant mozarabe, qui voit le jour en Espagne dans
l’église et qui va subir l’influence de l’orient. L’Espagne connaîtra en effet une période
d’occupation des musulmans (arrêtés à Poitiers par Charles Martel au 8e siècle).
Pour le Moyen Age proprement dit, on a de plus en plus de traces. On a le chant dit
grégorien, encore faut-il s’entendre sur ce que c’est. On a toutes les traces de la polyphonie
naissante à la fin du moyen age et les premières traces de chant profane (troubadours, trouvères). En
bref, il est beaucoup plus facile de confronter les réflexions théoriques des gens du moyen age à la
théorie musicale que celles des grecs.
B. Les pères de l'église

• Qui sont-ils ?
Ce sont les premiers penseurs chrétiens, à la fois philosophes et théologiens qui vont peu à
peu fixer le contenu de la doctrine chrétienne. Ils vont plus précisément élaborer une théologie,
c'est-à-dire une tentative de comprendre rationnellement le contenu de la révélation chrétienne en
confrontant d'une part les données bibliques et d'autre part leur culture qui bien souvent était
grecque, une culture néo-platonicienne (venant donc très clairement de l’antiquité païenne). Ils vont
chercher à confronter leur culture grecque avec les écritures, ils vont tenter de construire une
synthèse. Ce sont ces mêmes penseurs qui vont réfléchir à propos de la musique et ils vont faire
pour la musique ce qu’ils vont essayer de faire sur le plan plus général de la vision du monde. De la
même manière qu'ils cherchent à se construire une vision du monde unifiée, ils vont essayer
d’élaborer une théorie musicale qui va tenter d’harmoniser deux traditions différentes : d'une par la
tradition du chant liturgique naissant et d'autre part la théorie musicale des grecs, tout
particulièrement les théories des pythagoriciens (Aristote sera oublié).
On va essayer de construire une synthèse entre les théories pythagoriciennes et le chant liturgique
que les premiers chrétiens font naître. Cela ne va pas aller sans tensions évidemment.
• Quelques noms de ces pères
Saint Justin de Rome, Clément d’Alexandrie, Grégoire de Nice, Jean Chrysostome,… mais
nous ne parlerons que de Saint Augustin.

NB : dans ce nouveau monde chrétien naissant, la musique va acquérir une nouvelle finalité quasi
exclusive pendant plusieurs siècles. Ce sera bien sûr la liturgie. La musique sera acceptée et bien
considérée, cultivée, dans la mesure où elle se met toute entière au service du culte religieux.
Jusqu’au 13e siècle y compris, c’est la finalité exclusive, c’est la seule qui est reconnue. Le chant
profane est considéré à la limite comme diabolique, il est déconsidéré. Au 14 eseulement, on va voir
progressivement une émancipation de la musique profane. À la Renaissance, elle sera totale et
complète.
Cette finalité liturgique reste très importante au moins jusqu’à la fin du 18e siècle, la musique
religieuse est un genre très important à côté de la musique profane.
• Le chant liturgique
Les premiers chrétiens vont créer un chant liturgique qui leur est propre, vraisemblablement
à l’image du chant liturgique juif. Il était pratiqué avant la venue du christ et consistait dans le genre
de la psalmodie, à savoir la mise en musique du texte des 150 psaumes attribués par la bible au roi
David. La psalmodie devient le moule, la matrice de naissance de ce chant liturgique et de la
musique occidentale.
La forme de musique qui se retrouve privilégiée pendant plusieurs siècles, c’est le chant.
Autrement dit, une forme de composition où la musique se met au service du texte, d’une réalité
extra-musicale. Ici, c’est le texte biblique qui prime, qui domine, il faut l’honorer. On est face au cas
typique de la subordination de la musique à une autre forme artistique que la musique, à savoir la
littérature. Le texte privilégié dans un premier temps, c’est celui des psaumes. Dans la musique
juive depuis très longtemps, on sait que les psaumes était chantés, à l'image de ce qu'était censé
faire le roi David qui récitait des paumes à la louange de dieu.
• David
Et durant toute cette période, autre phénomène culturel tout à fait frappant, la figure de
David va se substituer à celle d’Orphée. Celui-ci disparaît, c’est une figure païenne. Mais ce qui est
étonnant, c’est qu’il n’y a que la figure qui change. L’iconographie du début ressemble à s’y
méprendre à Orphée. Et on a la même ambiguïté que dans le cas d’Orphée. Dans un premier
temps, il sera regardé essentiellement comme un chanteur. David devient l’archétype de la musique
jusqu’au 14e siècle au moins. À la Renaissance, Orphée va reprendre sa revanche. Les hommes de
la renaissance reprendront la figure d’Orphée comme figure tutélaire avec le retour à l'antiquité. La
naissance de l’opéra se fait d'ailleurs sous le patronage d’Orphée.
Les premiers chrétiens créent et forgent de toute pièce un chant liturgique : ambrosien,
vieux-romain, mozarabe né sous l’influence de l’islam (hégire en 622 au 7e siècle, conquête du
bassin méditerranéen par les musulmans).
• Tentative de construction d’une pensée musicale
Ils vont tenter de confronter d'une part l’héritage de la réflexion philosophie grecque à
propos de la musique (essentiellement la réflexion pythagoricienne) à d'autre part la musique
liturgique chrétienne naissante qui est née d'influences orientales et principalement juives. Alors que
les pères arriveront à élaborer une théorie musicale harmonieuse née de la rencontre de la Bible et
de la philosophie grecque, il n’est par contre pas certain qu'ils soient arrivés à concilier la pratique
musicale du chant liturgique naissant d'une part, et les théories pythagoriciennes d'autre part.
Et pour cause, les théories pythagoriciennes et platoniciennes, qui condamnent le corps et la
sensibilité corporelle (fort peu compatible avec la bible), ne peuvent mener qu’à un conflit entre la
musique telle qu’on la pense et la musique telle qu’on la pratique. Le pères vont être à l’origine
d’un divorce entre théorie et pratique qui va perdurer durant tout le Moyen Age jusqu’au 14e siècle.
Au 14e, siècle charnière, on a une réconciliation progressive entre théorie et pratique.
La réflexion théorique sur la musique durant tout le moyen age sera complètement
déconnectée de la pratique, de la musique telle qu’elle est chantée et pratiquée. La musique se
réfugie d’ailleurs pour l'essentiel dans les monastères. Mais elle est enseignée dans les écoles et
dans les universités dès le début du 13e siècle. Et dans la faculté des arts libéraux, il y aura un cours
de musica. Il s’agit de spéculations mathématiques cependant, pas du tout de la musique comme on
l’entend.
NB : écoles fondées par Charlemagne.
Ce sont des spéculations sur la musique cosmique, des sphères, sur la division de la corde. On a un
divorce radical et complet avec ce qui se fait sur le terrain.
On retrouve donc la musique théorique dans les écoles et la musique pratique dans les
monastères sans aucun souci théorique.

Le monachisme en occident naît avec saint Benoît de Nursie. Le premier ordre d'occident
est celui des bénédictins. Et la règle de saint Benoît a pour formule majeure : « prie et travaille »
(laborare, travail manuel). Le monachisme va être responsable d’une remise en valeur du travail
manuel et même d’une glorification de ce travail. Le moine se sanctifie en travaillant de ses mains,
il n'est pas question d’utiliser des esclaves. C’est par ce biais que la pratique du travail corporel sera
de plus en plus valorisée. Il n'y a donc pas de problème pour les moines en ce qui concerne la
pratique de la musique, il est tout à fait sain de chanter soi-même, on ne doit pas écouter d'autres
personnes chanter.
Dans les écoles par contre, le mépris de la pratique continue à perdurer.
Les pères de l'église vont adopter une attitude passablement contradictoire face à la situation
à laquelle ils sont confrontés. D’une part, ils comprennent assez rapidement l’importance décisive
du nouveau chant liturgique naissant pour des raisons pratiques mais d'autre part, ils héritent de la
philosophie néoplatonicienne et pythagoricienne qui condamne le corps et la sensibilité et pour qui
la musique ne peut que corrompre l’âme en la tournant vers les plaisirs de la chair. Les pères
oscillent entre deux attitudes totalement contradictoires. Dans un premier temps, ils prennent
conscience de l’importance pratique de la liturgie comme instrument de cohésion des fidèles. En
effet, les premières églises se sont des basilique romaines, des marchés couverts, d’immenses
espaces transformés en églises. Les célébrants et les fidèles sont perdus dans ces espaces
considérables qui résonnent de manière catastrophique. Le problème, c’est de se faire comprendre.
En réalité, c’est le chant qui va s’imposer pour des raisons purement pratiques, le chant est plus fort
et plus compréhensible que la voix parlée. Les célébrants ont plus de facilités à se faire comprendre
quand ils chantent. Et on prie plus facilement ensemble quand on prie en chantant, en rythme. Les
pères de l’église sont bien conscients de cette importance pratique du chant mais par ailleurs ils
héritent de cette culture grecque qui est souvent la leur (les religieux sont souvent des convertis de
culture grecque). On va donc les voir osciller entre deux attitudes contradictoires. Certains vont
condamner très durement cette pratique liturgique, en y voyant carrément un instrument de Satan
susceptible de perdre l'âme des fidèles. Mais d’autres et parfois les mêmes vont voir dans cette
musique liturgique naissante un instrument d’élévation de l'âme vers dieu pour les chrétiens.

C. Le De Musica de Saint Augustin

Il est né à Thagaste (une ville située dans l’actuelle Tunisie, en Afrique du nord) en 354, et
est mort en 430 à Hippone, aussi en Tunisie. On lui doit un traité théorique à propos de la musique
composé de 6 livres et intitulé De Musica (à propos de la musique). Il fut écrit entre 387-391. C’est
un traité où se trouve bien stigmatisé ce conflit entre les théories pythagoriciennes et la pratique du
nouveau chant liturgique naissant.
La première chose à mentionner, c’est la définition qu’Augustin donne de la musique dans
le premier livre. Cette définition sera répétée comme un slogan durant tout le moyen age :
« Musica est sientia bene modulandi », la musique est la science du bon agencement des sons. Si on
veut, c'est la science de la bonne composition des sons, du bon ordonnancement des sons.
Ce qui frappe directement, c’est qu’il dit que la musique est une science, on voit tout de
suite l'héritage pythagoricien. C’est bien une définition pythagoricienne. La musique pour
Augustin, c’est d’abord une spéculation mathématique, une spéculation théorique sur l’art
d’agencer des sons selon des rapports numériques simples. Il croit en la musique des sphères, cette
cosmologie inventée par les pythagoriciens qui deviendra la cosmologie des anciens jusqu’à
Galilée.Les lois qui président à la division de la cordes sont les mêmes que celles de l’univers dans
son ensemble. Il hérite d'une culture et se contente de la christianiser.
La musique c’est pour lui d’abord une spéculation théorique sur les nombres. Elle relève
pour Augustin par essence du nombre. Elle est une science dans l’exacte mesure où elle est
réductible au nombre. La vraie musique est inaudible, ce sont des idées. Et de fait le « de musica »
pourrait décevoir aujourd’hui parce qu’il est rempli de spéculations subtiles et complexes sur les
rapports sonores (spéculations sur les rapports mathématiques). Il distingue les rapports sonores
rationnels (ceux qui sont réductibles aux rapports arithmétiques simples) et les rapports irrationnels.
Les mauvais à rejeter sont les irrationnels, qui ne sont pas réductibles à des rapport arithmétiques
simples. On l'a dit, Saint Augustin se contente de banaliser cette théorie grecque.
Une doctrine fondamentale de la foi chrétienne est celle de la sainte trinité, celle qui
confesse qu'il y a trois personnes en dieu : père, fils, esprit saint. Augustin, à la lumière de sa foi, va
privilégier trois nombres : 1,2,3 qui auront une valeur symbolique. Il va s'ensuivre pour Augustin
un privilège pour l’octave, quinte, quarte (½ 2/3 ¾). Ces trois premiers intervalles sont regardés
symboliquement comme une image de la trinité.
N.B. Augustin est de culture païenne et ne se converti que très tardivement.
Ce seront les trois intervalles privilégiés jusqu’au 14e siècle par tous les théoriciens du moyen age.
Les premiers essais de polyphonie se feront d'ailleurs en quintes et quartes parallèles. La musique
parfaite pour Augustin, c’est l’harmonie, autrement dit l’amour qui règne entre les trois personnes
de la sainte trinité. Il comprend la trinité avec l’influence pythagoricienne. La véritablement
musique, c'est l'harmonie, c’est l’amour qui les unit. Et toute musique y compris celle pratiquée par
le musicien devrait être à l’image de cette harmonie parfaite existant entre le père, le fils et l'esprit
sain. Faire de la musique, c'est instaurer entre les sons un amour similaire à l’amour qui unit les
trois personnes de la trinité. La musique sera d’autant plus parfaite qu’elle se rapprochera de l’idéal
numérique simple qui se trouve baptisé par Saint Augustin en étant fondé sur la sainte trinité elle-
même. Celle-ci est regardée comme le modèle même de la beauté, le modèle idéal de la beauté.
La plus haute musique sera en conséquence la science purement théorique qui spécule sur
les rapports arithmétiques simples. Ils tendent à se résoudre dans l'unisson parfait, au rapport 1/1 ;
c'est le symbole de Dieu dans son unité. Tout devrait se réduire ultimement à l'unisson. La musique
la plus haute, c'est la spéculation sur les nombres. La musique la plus basse sera celle pratiquée par
les musiciens, les chanteurs, parce qu’elle n’est qu’un reflet sensible de cet idéal arithmétique
(même chose que chez Pythagore et Platon). Le musicien ne peut pas jouer la quinte parfaite, il ne
peut qu’approcher. La musique sensible est tolérée, dans la mesure où elle se rapproche de l’idéal
mathématique.
Donc dans un premier temps dans le De Musica, Augustin se contente de transposer en contexte
chrétien une doctrine pythagoricienne et platonicienne d’origine païenne dont il hérite, qui est sa
culture.3

Mais il y a un paradoxe dans les écrits d’Augustin. En effet, il connaît la musique liturgique
chrétienne naissante, il connaît le chant ambrosien, puisque c’est à Milan qu’il s’est converti au
christianisme. L'évêque de Milan, Saint Ambroise, à qui on attribue ce chant liturgique, est un ami
d'Augustin et c'est sous son influence qu'il va se convertir. Augustin connaît donc ce chant, mais il
l’adore aussi. On le voit bien dans ses écrits, il aime la musique et est sensible au charme du chant
ambrosien. Le gros problème, c’est que ce chant n’est en aucune manière réductible à l'idéal
pythagoricien qu’il prône. Le chant ambrosien a des origines orientales évidentes, il utilise des
rapports arithmétiques irrationnels, parce qu'on y trouve des intervalles infra-chromatiques qui ne
sont pas réductibles au diatonisme.
N.B. : Écoute d’une pièce de ce répertoire reconstitué, psalmelus tui sun celi et terra
Le chant ambrosien date du début du 5e siècle. Il a été perpétué jusqu’à nos jours notamment par
tradition orale. Il va très rapidement connaître différentes formes de notations successives
(neumatique, carrée, lisible pour aujourd’hui). Donc à travers les siècles, il a connu de profondes
modifications à cause de la tradition orale. Un certain nombre de musiciens contemporains ont tenté
de reconstituer ce chant sous sa forme originelle. C'est notamment le cas de Marcel Perez et de son
ensemble organum qui s'est essayé, à partir de la notation neumatique originelle, de rechanter ce
chant à la manière de l’époque. Il se réfère notamment à ce qu’ Augustin en dit dans ses écrits.
Augustin dit en effet précisément : ce chant de l'église de Milan est chanté à la manière de l’orient.
Marcel Perez se réfère aux pratiques orientales actuelles pour reconstituer ce chant, il est d'ailleurs
lui-même algérien.
On remarquera tout de suite en écoutant le caractère non diatonique de la musique, et son
irréductibilité à une gamme diatonique comprise à la manière pythagoricienne. Ceci permettra de
comprendre le conflit interne de saint Augustin face à ce chant.

Il est clair à l’audition que s’il était chanté comme cela, ce chant n’était pas réductible à
l’idéal pythagoricien d’Augustin. Les mélismes répondent à des intervalles infra chromatiques qui
ne sont pas réductibles à des compositions numériques simples. Et pourtant, Augustin adore ce
chant. Il l'avoue dans un autre écrit : les confessions, où il écrit dans le livre 9 en s'adressant à
Ambroise: « que de larmes versées en écoutant les accents de ces hymnes et cantiques résonner
doucement dans ton église. Brutale révélation. Ces accents coulaient dans mes oreilles et distillaient
en mon cœur la vérité. » Mais immédiatement après avoir écrit cela, il est comme pris de remord et
il écrit : « Les plaisirs de l’ouïe m’ont vaincus et fait prisonnier. Souvent, le plaisir des sens, qui ne
doit jamais porter atteinte à l'esprit, me séduit. Quand la sensation en accompagnant la pensée ne se
résigne pas à rester à l'arrière-plan, mais tout en lui devant la faculté d'être perçu, tente même de la
précéder et de la guider. Alors je pêche, sans m’en rendre compte, et je m'en aperçois ensuite. Alors
je voudrait éloigner de mes oreilles et de celles de l'église même toutes ces mélodies. »
On ne peut être plus clair, il est tiraillé entre d'une part son idéal pythagoricien et platonicien
qui l’oblige à préférer la musique idéale des nombres et le pousse à condamner le corps et ses
plaisirs, et d’autre part son amour pour ce chant qu’il déclare sans aucune ambiguïté. Il juge ces
chants comme exagérément sensuels, mais il se gardera de les bannir, il est convaincu toute comme
les pères de l’importance des chants pour le culte chrétien. En effet, il écrit, toujours au livre 9 des
confessions : « J'oscille entre le danger du plaisir et la reconnaissance de ses effets salutaires. Et
j'incline plutôt à penser, sans accepter toutefois de façon définitive, que l'esprit trop faible s'élève au
sentiment de la dévotion à travers le plaisir de l’oreille. Cependant, lorsque je me sens davantage
ému par le chant que par les paroles chantées, j'avoue commettre un péché à expier, et je préférerais
alors ne pas entendre chanter. » C'est important parce cela donne la clé de la solution que les pères
choisiront.
En clair, la solution sera de se concentrer sur les paroles et non sur la musique. Il ne faut pas se
laisser charmer par la musique elle-même. La musique n’est là qu’à titre de support, pour mettre le
texte en valeur et aider la prière. En réalité, on a la le germe d’un conflit multi-séculaire concernant
le chant liturgique. À divers moments, les autorités de l'église ou le pape vont intervenir pour dire
que la musique prend le pas sur les paroles. Il faut mettre en valeur le sens du texte, il ne faut pas
composer de la musique pour la musique. Cela réapparaîtra de manière violente quand la
polyphonie va naître. Quand on chante à plusieurs en effet, le but n’est pas de mettre le texte en
valeur, il est parfois totalement inintelligible. Augustin résout son conflit personnel en se disant que
c’est acceptable si on se concentre sur le sens des paroles chantées, et qu'on ne se laisse pas charmer
par la musique pour la musique.
Augustin, dans tous ses textes, se trouve écartelé entre deux feux contraires : d'une part son
attachement à sa culture ancienne qui le pousse à condamner le corps et ses plaisirs et d'autre part,
la musique liturgique naissante qu’il avoue aimer. Il justifie la musique, à condition que le texte
prime sur la musique, que la musique se mette toute entière au service du texte, jusqu’à épouser le
rythme propre à la langue. Et effectivement, les formes les plus élémentaires du chant grégorien
épousent le rythme de la langue.
Il faut à l’audition se concentrer sur le texte biblique mis en musique et ne pas se laisser détourner
par la musique elle-même. C'est clairement la mise au pinacle de la musique comprise comme
chant. C'est une conception où la musique est subordonnée complètement au texte littéraire.

D. De Institutione Musica de Boèce (de l'invention de la musique)


C’est un traité qui aura encore plus d’importance que celui d’Augustin.
• Qui est Boèce ?
Anicius Magnus Severinus Boecius est né à Rome vers 480. Après avoir étudié la
philosophie grecque à Alexandrie et à Athènes, il sera le ministre du roi des ostrogoths
Théodorique. Celui-ci a pris possession de Rome, on est au tout début du moyen age. Tombé en
disgrâce, Boèce sera exécuté sur l’ordre du roi à Pavie en 524-25, soi disant après un différent
d’ordre religieux. Pendant tout le moyen age, son traité sur la musique qui date du tout début du 6e
siècle (vers 500), sera une référence capitale pour tous les théoriciens qui vont se réclamer de son
autorité. Ils vont progressivement altérer le contenu cependant. Mais il fera autorité jusqu'au 14e
siècle.
• Sa théorie
Ce que nous dit Boèce n'a aucune originalité, c'est du pur pythagorisme, encore plus
qu’Augustin parce qu’il s’en fout visiblement de la musique (au sens où nous l'entendons). La seule
musique qui l’intéresse c’est la musica au sens des spéculations mathématiques.
Sa source est donc une nouvelle fois Platon et la doctrine pythagoricienne.
Il nous dit que l’homme en tant qu’il est un animal peut écouter la musique mais en tant
qu’il est véritablement un être humain c'est à dire un animal raisonnable, il comprend
rationnellement la musique. Il la connaît intellectuellement, il fait des maths. Si on fait de la
musique et qu’on l'écoute, on est des animaux. Ce n’est qu’à la condition de comprendre la musique
rationnellement qu’on est véritablement un être humain.
C’est clair, la musique pour Boèce est d’abord et avant tout une science. Alors qu’Augustin
est sensible à la musique matérielle, Boèce n’en a cure et on a donc une pure récupération des
pythagoriciens. Pourtant, Boèce a pu lui aussi témoin de la musique liturgique naissante : il vit au
6e siècle à l’époque du chant vieux-romain, mais curieusement, aucune trace ni allusion à cette
réalité dans son traité. Visiblement, cela ne l’intéresse pas.
La doctrine la plus célèbre de son traité, c’est la division de la musique en trois genres : la
musica mundana (musique mondaine, du monde), la musica humana (musique humaine), la musica
intrumentalis (musique instrumentale).

Musica mundana
C'est la musique cosmique, la musique des sphères, la cosmologie. C’est la connaissance de
l’ordre cosmique, de l’ordre de notre univers par les mathématiques. C’est de l’astronomie, c’est
cela qui sera enseigné dans les écoles fondées par Charlemagne et dans les universités au début du
13e siècle. La seule musique authentique aux yeux de Boèce, la seule qui mérite véritablement le
nom de musique c'est celle-ci, et les autres sont acceptées dans la mesure où elles reflètent celle-ci,
où elles se rapprochent de celle-ci.

Musica humana
C’est l’union harmonieuse de l’âme et du corps à l’intérieur de l’être humain. Rien à voir
avec une pratique musicale concrète, rien à voir avec le chant liturgique. C’est l’harmonie cosmique
qui se reflète en nous, l'harmonie que l’être humain est appelé à faire régner entre son corps et son
âme. L'âme de l'être humain est appelée à dominer son corps, à en faire un instrument docile pour
l'âme. L’être humain est appelé à refléter en lui l’ordre cosmique, en dominant son corps avec son
âme. Chacun l’entend en descendant en lui-même, écrit Boèce. C'est clair, cette musique ne
s’adresse pas à l’oreille.

Musica intrumentalis
Cette fois-ci, c’est la musique au sens auquel on l’entend aujourd’hui. C’est la musique des
musiciens. Le mot instrumentalis pourrait faire penser qu'il s'agit de musique pure, mais en réalité il
n'en est rien. On fait allusion à l’instrument qu’est le corps pour l’âme. Ce qu’il vise, c’est la
musique chantée, c’est le chant où le chanteur utilise son corps comme un instrument pour chanter.
Mais c'est la musique qui intéresse le moins Boèce et qui n’aura de valeur que dans la mesure où
elle se subordonne aux deux autres, où elle reflète strictement la musica mundana. Il écrit d'ailleurs
au chapitre 33 de son traité : « Il est beaucoup plus urgent et important de savoir ce que l'on fait que
de le mettre en pratique. Car l’habilité du corps doit être traitée en esclave (grecs), alors que la
raison commande presque en souveraine. Quelle supériorité possède la science de la musique due à
la connaissance théorique face à l’actualisation pratique. »
On voit bien que pratiquer la musique n’a aucun intérêt, il faut la connaître scientifiquement.
C’est pourquoi, écrit encore Boèce, le musicien est celui qui a acquis la science du chant par
la raison sans subir l’esclavage de la pratique (Aristote).
Et même si Boèce est mort martyr pour sa foi chrétienne, on ne peut pas être moins chrétien
sur ce point. Ses propos ne doivent rien au christianisme et sont donc en contradiction avec ce que,
à la même époque, Saint Benoît écrit au 6e siècle: « Si les nécessités du lieu ou la pauvreté exigent
que les moines s'emploient aux récoltes, ils ne s'en contristeront pas, car ils seront vraiment des
moines que s’ils vivent du travail de leurs mains, comme nos pères et les apôtres » (chapitre 48 de
la règle de saint benoît).
Boèce dit exactement le contraire, il faut connaître, il ne faut pas travailler avec son corps.
Les moines travailleront de leurs mains pour saint Benoît (« ora et labora »).

C’est dans les monastères bénédictins que le chant liturgique va se développer, en rupture radicale
avec les centres intellectuels qui répéteront de manière mécanique les traités de saint Augustin et
de Boèce, jusqu’au 15e siècle on a donc une déconnexion totale entre pratique et théorie.

Chapitre 3 : Les Temps Modernes

Il s'agit bien sûr d'une des grandes divisions conventionnelles de l'histoire générale, et plus
précisément de la période qui va de la chute de l'empire romain d'Orient (1453) à la révolution
française (1789).
Sur le plan culturel qui nous occupe, cette période se divise en trois sous-périodes : la Renaissance
(seconde moitié du 15e-16e siècle), l'âge baroque (17e siècle) et le siècle des Lumières (18e siècle).
Sur le plan musical, on le sait, la Renaissance verra surtout l'épanouissement ultime de la
polyphonie née au Moyen Age. Très souvent dans le domaine musical d'ailleurs, on observe un
certain retard par rapport aux autres arts quant à l'évolution des idées en matière culturelle. Alors
qu'en architecture, en peinture et en littérature, le 15e siècle opère déjà le retour à l'antiquité, d'une
manière générale sur le plan musical, on prolonge la fin du Moyen Age (épanouissement ultime de
la polyphonie médiévale, de l'art du contrepoint). En réalité, le véritable retour à l'antiquité en
musique aura lieu fin 16e et durant le 17e siècle. L'âge baroque sera d'une certaine manière le retour
de la musique à l'antiquité, puisqu'effectivement l'opéra sera regardé par ses fondateurs comme un
retour à la tragédie grecque (sous le patronage d'Orphée).
Le siècle des Lumières quant à lui verra la fin du baroque musical, l'épanouissement du pré-
classicisme, et surtout du classicisme viennois, avec Haydn, Mozart et Beethoven.

A. La Renaissance (15e-16e siècles)


1. Généralités

La Renaissance est un mouvement culturel né en Italie, plus précisément à Florence au 15e siècle,
que les italiens appellent le quattrocento. C'est donc vers le milieu du siècle que la Renaissance naît
à Florence, pour s'étendre d'abord à toute l'Italie, et ensuite progressivement mais très lentement à
toute l'Europe. Et cela durant tout le 16e siècle.
En quoi consiste cette Renaissance ?
Il s'agit d'un mouvement culturel qui entendait susciter une Renaissance des arts et des lettres, par
un retour aux modèles et aux auteurs de l'antiquité classique grecque et romaine. On a une
renaissance des arts et des lettres parce que les protagonistes de ce mouvement jugent le millénaire
qui les précède obscurantiste. Et c'est d'ailleurs pour cela qu'ils l'appelleront le Moyen Age, c'est
originellement une appellation péjorative. C'est un âge qui vient entre le Moyen Age et la
Renaissance, c'est un âge intermédiaire jugé ténébreux par les protagonistes de la Renaissance. Ils
sont d'ailleurs aussi responsables de l'appellation « gothique » pour désigner l'architecture du 13e,
14e, début 15e siècle (veut dire barbare).
Ce mouvement de la Renaissance va marquer tous les domaines de la culture (littérature, peinture,
sculpture, architecture et aussi la musique). Pour ce qui concerne la musique cependant, cette
influence sera dans les faits assez tardive. Ou pour être plus précis et plus juste, elle sera très tardive
dans la pratique musicale. Parce qu'en réalité, elle va toucher très tôt les théoriciens de la musique.
Mais une fois n'est pas coutume, les théoriciens vont être en quelque manière en avance sur leur
temps, ils vont s'inscrire en porte-à-faux à l'égard de la musique qui leur est contemporaine. La
Renaissance est donc anticipée en musique dès le 15e, surtout le 16e siècle par les théoriciens.
Les premiers à être marqués en premier par la Renaissance, ce ne sont pas les musiciens et les
compositeurs, ce sont ceux qui réfléchissent à propos de la musique. Le théoriciens joueront un rôle
de précurseur en préparant l'avènement de la musique baroque. Ces théoriciens de la Renaissance
préparent une nouvelle conception de la musique qui trouvera sa réalisation concrète au 17e siècle.
Pour bien comprendre cela, rappelons les faits : les compositeurs des 15e et 16e siècles, sous
couvert du chant liturgique, pratiquent en réalité un art musical pur. Ils édifient des cathédrales
sonores qui répondent à l'art du contrepoint. Mais en pratique, ils font de la musique pour faire de la
musique, c'est de la musique pure, avec un prétexte liturgique. Hormis les chansons profanes des
compositeurs, qui à bien des égards préparent elles aussi le futur avènement du baroque, leurs
messes constituent une exaltation de l'art du contrepoint. Et leur but est à n'en pas douter la beauté
pure, ils recherchent l'harmonie, non plus des sphères mais des sons, une harmonie audible et
concrète, accessible à l'oreille humaine.
Les théoriciens de la Renaissance qui sont contemporains de ces compositeurs vont s'opposer à eux
et leur conception médiévale de la musique. Ils vont préparer la revanche du chant sur la musique
pure. Comment vont-il faire ? Ils vont d'abord émanciper la musique du pouvoir de l'église et donc
en l'émancipant de sa fonction liturgique. Certes, la fonction liturgique demeurera une fonction
parmi d'autres, mais elle ne sera plus regardée comme la première. Ils vont préparer une
émancipation de la musique profane. Ils conçoivent la musique avant tout comme un art destiné au
plaisir gratuit, ou au divertissement des auditeurs. Il faut mettre cela en parallèle avec un
phénomène nouveau qui se produit à la Renaissance : c'est le phénomène du mécénat, qui
demeurera en vigueur jusqu'à la fin du 18e siècle, et qui verra des princes, des aristocrates, des
hommes d'église commander des œuvres à des compositeurs pour leur propre plaisir et
divertissement, contre monnaie sonnante et trébuchante. Les compositeurs se mettent donc à
composer sur commande, et ce sont souvent des œuvres profanes, ce sera un facteur décisif dans le
développement et l'émancipation de la musique profane.
Pour les théoriciens de la Renaissance, le but nouveau de la musique c'est véritablement quelque
chose de neuf (on n'avait pas vu ça en occident depuis le tout début du Moyen Age), c'est le
divertissement des auditeurs, en l’occurrence celui des princes. On est en effet très loin de toute
démocratisation de l'accès à la musique, elle est avant tout destinée à une élite aristocratique.
Et comment la musique doit-elle atteindre ce but du divertissement de l'auditeur ? Eh bien très
littéralement, en faisait naître chez lui des émotions. Elle va de plus en plus être regardée et
considérée comme un moyen de susciter des émotions chez l'auditeur, grâce à des techniques
musicales appropriées. La musique va progressivement être regardée comme le langage des
émotions, elle parle à l'affectivité et est censée faire naître des sentiments chez l'auditeur. Dans la
même logique, ils vont être amené à concevoir la musique avant tout comme chant, autrement dit
dans une subordination au texte littéraire. En effet, les émotions qu'il s'agit de faire naître, ce sont en
réalité les émotions suggérées par le texte. Celui-ci suggère une série d'affects, et il va appartenir à
la musique qui accompagne ce texte de susciter chez l'auditeur les émotions évoquées par le texte.
Ils retournent très clairement à une conception de la musique comprise comme chant, avec une
subordination de l'art musical à la poésie. Ils conçoivent très explicitement la musique comme un
langage analogue au langage parlé. De la même manière qu'au moyen de notre langage nous
communiquons des idées, ils diront que la musique à pour but de communiquer des émotions. C'est
une conception révolutionnaire de la musique, en totale opposition avec l'art du contrepoint des
polyphonistes, qui se foutent complètement de transmettre des émotions, ils sont à mille lieues de
concevoir la musique comme le langage des émotions. Pour eux, la musique est un art abstrait, il
s'agit d'édifier des cathédrales sonores selon les règles du contrepoint, et non de divertir l'auditeur ni
d'exprimer ce qui ressort d'un texte littéraire. Ils sont soucieux de construire mais pas d'exprimer.
On a donc une conception nouvelle de la musique, qui trouvera sa toute première concrétisation
dans les chansons profanes (Dufay, Josquin, Binchois), qui anticipent de loin cette nouvelle
conception. Mais elle se développera surtout au 16e siècle, d'une part dans la chanson polyphonique
française (Clément Janequin, Guillaume de Sermisy), et d'autre part et plus encore dans l'art du
madrigal italien (Monteverdi,...). Ce madrigal est d'ailleurs lointainement à l'origine de l'opéra, il
sera le laboratoire d'expérimentations qui mènera par la suite à la naissance de l'opéra.
Ce nouvel art expressif, cette musique comme langage des émotions, s'accorde très mal avec la
complexité contrapuntique de l'art des polyphonistes franco-flamand. La théorie de la Renaissance
va donc avoir un effet très direct sur la manière même de composer, elle va entraîner une
simplification structurelle de la musique. Et le fruit ultime de cette simplification sera le style de
composition typique de l'âge baroque, à savoir la monodie accompagnée par une basse continue. Et
cette simplification structurelle va mener progressivement à la naissance du système tonal aussi. Les
compositeurs de la Renaissance pratiquent encore les modes anciens, le mode de composition relève
de ce que l'on appelle la modalité (pas « système » modal, les pratiques sont régionales, on ne
retrouve pas un seul système). Les chansons de la Renaissance répondent donc encore aux anciens
modes hérités du Moyen Age. Et en réalité, cette volonté de simplification structurelle va mener à
une systématisation de la modalité, que l'on peut regarder comme le facteur qui va donner naissance
à la tonalité. La tonalité va naître de la modalité, à cause de ce souci de simplification et
d'universalisation, on voudra une méthode de composition universellement valable. Mais le système
tonal ne sera effectivement théorisé qu'au début du 18e siècle par Jean Philippe Rameau dans ses
deux traités.
Cette simplification structurelle de la musique va donc mener à deux choses : l'abandon du
contrepoint et l'élaboration du système tonal. Mais accidentellement, ce mouvement va mener à
l'émergence d'une nouvelle nation musicale : l'Italie. Le 16e, le 17e et une partie du 18e siècle sont
dominés par l'Italie sur le plan musical, alors que la fin du Moyen Age et le début de la Renaissance
sont plutôt dominés par nos régions.
Il faut aussi comprendre que toute cette réflexion musicale de la Renaissance va être indirectement
appuyée par l'église catholique. En effet, on l'a déjà vu, l'église n'a jamais beaucoup aimé l'art
contrapuntique, pour la simple raison que cet art détournait la musique du texte liturgique et de son
intelligibilité. Et le concile de Trente au milieu du 16e siècle va exiger des compositeurs que les
textes liturgiques soient à nouveau intelligibles. Et ce faisant, le concile de Trente va lui aussi à sa
manière encourager une simplification structurelle de la musique et donc un abandon du
contrepoint. On peut regarder le concile comme un des facteurs de la naissance de la messe
baroque, qui sera structurellement fondamentalement différente de la messe polyphonique de la
Renaissance, elle répondra au style de la mélodie accompagnée (Charpentier). L'épanouissement
ultime de cette messe baroque (ce sera un épanouissement paradoxal parce que ce sera dans un
souci de synthèse de l'art contrapuntique de la Renaissance), ce sera la messe en si mineur de Bach.
Elle assume son héritage de la messe baroque mais elle réinsère l'acquis des polyphonistes de la
Renaissance. Donc le concile de Trente à sa manière, en exigeant des compositeurs que le texte
liturgique soit de nouveau pleinement intelligible, va encourager une simplification de la structure
musicale, et il encourage donc aussi l'âge baroque. Il occasionne ainsi aussi la création de nouvelles
formes spécifiques de musique liturgique comme l'oratorio fondé par Carissimi au 17e siècle en
Italie. L'oratorio est en effet un fruit typique de l'âge baroque en matière liturgique.

2. Un théoricien important : Glaréan


Ce sera un des tous premiers théoriciens à s'opposer à la polyphonie, et à prendre ouvertement parti
pour le retour à la monodie, à la simplicité du chant antique. Parce qu'à ses yeux, il s'agira de
retourner à l'antiquité. Il est né en 1488 et meurt en 1563. On lui doit un célèbre traité : le Dodéca-
chordon, qui date de 1547. Dans celui-ci, au nom du retour à l'Antiquité, Glaréan affirme la
supériorité de la monodie sur la polyphonie. Pour lui, la musique grecque est monodique, c'est
évident. La musique civilisée est monodique, la polyphonie est gothique. Chose tout à fait
étonnante, Glaréan insère dans son traité ses propres compositions pour voix seule. Et ces
compositions qui illustrent son traité son basées sur des poésies païennes de l'antiquité, ce qui est
d'ailleurs typique de la Renaissance. Tout son traité en réalité est basé sur une opposition : il oppose
les sinfonete au fonaci.
Les sinfonete, ce sont les compositeurs qui écrivent pour plusieurs voix, autrement dit les
polyphonistes, qui sont ses contemporains (Josquin, Lassus, Palestrina). Les fonaci, qui en réalité
n'existent pas encore vraiment, sont ceux qui écrivent pour une seule voix, et qui sont à ses yeux des
mélodistes.
Selon lui en effet, les polyphonistes, dans la mesure où ils empruntent leur matériau musical à
d'autres œuvres (les messes polyphoniques empruntaient au chant grégorien ou aux chansons
profanes, par exemple les messes l'homme armé), ce sont des œuvres qui manquent d'originalité,
d'invention, qui manifestent une incapacité à créer. Les polyphonistes empruntent et construisent de
vastes constructions sonores à base du contrepoint, ils sont incapables d'inventivité, ce ne sont pas
des musiciens authentiques.
Les fonaci par contre, qu'il idéalise, sont des compositeurs qui créent eux-mêmes leurs mélodies, ils
sont inventifs et originaux, et ne se contentent pas d'emprunter leur matériau musical à leurs
devanciers. Ce sont d'authentiques créateurs et de véritables mélodistes.
Derrière ces propos de Glaréan, on repère en réalité une vigoureuse prise de position en faveur du
chant contre la musique pure, annonçant déjà en plein 16e siècle la future musique baroque. Il est
d'ailleurs significatif que Glaréan oppose aux polyphonistes de son temps, les soi-disant musiciens
de l'antiquité, tant païens que chrétiens, dont il croit savoir quelque chose, mais dont en fait il ne sait
rien de tout. Il dit que les musiciens de l'antiquité étaient capables de créer des mélodies, au
contraire de ses contemporains qui n'en sont plus capables.
Il faut bien comprendre donc que dès le début du 16e siècle, ce qui est regardé comme la musique
d'avant-garde, c'est le chant monodique, et non plus le chant monodique liturgique du Moyen Age
(la musique s'est désormais sécularisée). Il s'agit du chant monodique profane basé sur des poésies
profanes, qui font ouvertement référence à l'art des poètes de l'antiquité. Et c'est d'ailleurs ce
mouvement qui va préparer le retour triomphal de la figure d'Orphée. Cette figure mythique
païenne du chant va une nouvelle fois se substituer à celle de David, c'est le signe de la
sécularisation du chant et de la musique. La musique doit se subordonner au texte, mais il ne s'agit
plus du texte liturgique ni des psaumes, ce sont des textes païens des auteurs de l'antiquité, ou
d'auteurs contemporains mais qui pastichent les auteurs païens.

3. Un théoricien encore plus important : Gioseffo Zarlino


Zalino est un théoricien italien né en 1517 et mort en 1590. Et c'est un théoricien d'importance
capitale dans l'histoire de la théorie musicale occidentale. On lui doit trois fameux traités :
• le premier date de 1558 et s'intitule : les institutions harmoniques
• le second date de 1571 et s'intitule : les démonstrations harmoniques
• le troisième de 1588 et s'intitule : les suppléments musicaux

Pourquoi Zarlino est-il un auteur fondamental ?


Parce qu'il anticipe la modernité dans le domaine de la réflexion sur la musique. Il faut pour le
comprendre faire une petite parenthèse philosophique. La modernité dans l'histoire des idées
philosophiques commence véritablement avec un philosophe français du début du 17e siècle : René
Descartes. Il est d'ailleurs lui-même théoricien de la musique et auteur d'un traité : le Compendium
Musicae. Et l'une des caractéristiques de cette modernité, c'est la naissance des sciences modernes
de la nature, particulièrement de la physique telle qu'on la comprend aujourd'hui (à savoir une
discipline qui entend rendre raison du mouvement des corps par des modèles mathématiques). Elle
existait en réalité déjà chez Aristote, mais sa physique n'avait rien à voir avec celle d'aujourd'hui.
Notre physique naît à la fin du 16e et au début du 17e siècle, notamment avec Galilée. Et ce
mouvement aboutira en 1686 à la théorie de la gravitation universelle, due à Isaac Newton. C'est en
effet dans son ouvrage intitulé « les principes mathématiques de philosophie naturelle » qu'il
énonce la loi de l'attraction universelle des corps, sous la forme d'une équation mathématique. C'est
tout à fait révolutionnaire : « deux corps exercent l'un sur l'autre une force qui varie comme
l'inverse du carré de la distance qui les sépare, et comme le produit de leur masse. » Ce qu'il
importe de comprendre, c'est qu'il formalise l'ensemble des mouvements que l'on peut observer
expérimentalement, sous la forme d'une équation mathématique, et renoue se faisant, à travers les
siècles, avec une vieille intuition pythagoricienne. Les pythagoriciens s'étaient en effet rendus
compte les premiers que l'on pouvait expliquer des phénomènes naturels au moyen de lois
mathématiques, mais au-delà de leur découverte dans le domaine musical, il n'y a pas eu de
véritable développement. Ils ont bloqué le développement de la physique pour plus d'un millénaire
en extrapolant les lois de la corde à l'ensemble de l'univers.
Et au 16e siècle, le vieux modèle cosmologique des pythagoriciens va s'écrouler grâce aux
observations de Copernic, un astronome polonais, et de Galilée. Ils vont être à l'origine d'une
nouvelle cosmologie, ils seront les fondateurs de l'astronomie moderne. Cela mènera en 1686 à la
formulation par Newton de la loi de l'attraction universelle des corps, ce qui aboutit à une vision de
l'univers complètement différente de celle des anciens. La terre n'est plus considérée comme étant
au centre, l'univers est infini et la terre est une poussière perdue dans un espace immense. Cette
naissance de la physique est néanmoins anticipée au 16e siècle par des gens comme Copernic ou
Galilée.
On peut en réalité faire une analogie entre ce qui se passe ici en cosmologie et ce qui se passe en
musique. Zarlino va lui-aussi préparer la théorie musicale moderne, qui elle aussi va vouloir
expliquer scientifiquement la musique au moyen de modèles mathématiques. Il va jouer dans le
domaine musical un rôle similaire à celui de Copernic et Galilée en astronomie, il prépare la
science moderne de la musique. Celle-ci trouvera son épanouissement chez Rameau (on peut faire
un parallèle entre Rameau et Newton). Zarlino, de la même manière que Copernic et Galilée,
annonce la théorie musicale moderne, qui commencera à être mise en forme par Descartes, et qui
aboutira à sa forme définitive avec les deux traités de Rameau : celui de 1722 intitulé traité
d'harmonie, et celui de 1737 intitulé génération harmonique.
La théorie musicale moderne va reprendre une vieille idée pythagoricienne, qui est celle qui
consiste à vouloir fonder la musique sur l'ordre de l'univers. Pour les pythagoriciens, la musique
était le reflet de l'ordre cosmique. Les modernes vont reprendre cette idée mais en la modifiant
assez fondamentalement sur un point : ils vont partir de la division de la corde aussi, mais plutôt
que de regarder les mathématiques comme la vraie musique, tout en regardant la musique des
musiciens comme une illustration sensible de cette vraie musique idéale, ils vont inverser le rapport
entre la musique et les mathématiques. Ce ne sera plus la musique qui va illustrer les
mathématiques, ce seront les mathématiques qui vont être mises au service de la musique bien
concrète et sensible des musiciens. Les mathématiques vont être regardées comme un instrument
d'explication, comme un moyen d'explication de la pratique. Ce qui sera premier, ce ne sera plus les
grandes proportions arithmétiques, ce seront les intervalles concrètement joués par le musicien. Il
n'y aura donc plus de subordination de la musique pratique à l'idéal mathématique, celles-ci se
conformeront à la pratique et essaieront de rendre compte scientifiquement de la pratique musicale.
Et dans la même ligne, ils vont éviter d'extrapoler leur découverte musicale à l'ensemble de
l'univers. Puisqu'en parallèle se développe l'astronomie dans un sens radicalement distinct de la
musique.
Les théoriciens modernes vont chercher à justifier et à rendre compte scientifiquement de la
pratique musicale concrète, de la même manière que les physiciens de leur côté essaient de rendre
compte scientifiquement du mouvement des corps, notamment à l'époque du mouvement des astres
dans notre système solaire.
Ils partent seulement de la constatation que les intervalles fondamentaux de la gamme répondent à
des intervalles arithmétiques simples, ceux qui furent déjà découverts par Pythagore, et ils s'en
tiennent à cette constatation de faits, pour y fonder la théorie moderne de l'harmonie.
Il y a chez les modernes, tant chez les théoriciens de la musique que chez les physiciens, une
croyance. En effet, il sont encore finalement héritiers du Moyen Age, ce sont encore des chrétiens,
qui croient que le monde a été créé par Dieu. Dès lors, ils croient que Dieu en créant le monde a
imprimé au monde un ordre mathématique, qu'il appartient au scientifiques de découvrir avec leur
raison. Descartes par exemple est convaincu que les mathématiques sont le moyen que Dieu a
utilisé pour créer l'univers. Et le physicien en connaissant la nature scientifiquement, a pour but en
quelque manière de retrouver le plan de Dieu. C'est d'ailleurs de là que vient l'idée de Dieu compris
comme grand architecte. Dans leur esprit, Dieu avant de créer l'univers dresse des plans comme un
architecte, des plans qui répondent à des lois mathématiques. Et le physicien, par l'expérience,
essaie de redécouvrir le plan de l'architecte. C'est comme ça que fonctionnaient Descartes et
Galilée. Ils conçoivent donc Dieu comme une sorte de grand géomètre, de super mathématicien, de
grand architecte, et le rôle du scientifique, que ce soit en physique ou en musique, est de découvrir
l'ordre imprimé par Dieu à l'ensemble de l'univers. Les théoriciens modernes de la musique sont
convaincus qu'au moyen des mathématiques, ils redécouvrent un ordre musical éternel voulu par
Dieu lui-même. En constatant, au moyen de la division de la corde, que les intervalles répondent à
des rapports arithmétiques simples, ils sont convaincus que cet ordre musical qu'ils découvrent a été
voulu par Dieu, et qu'il constitue donc le fondement immuable et inébranlable de la composition
musicale. Rameau au début du 18e sera convaincu de cela. Et de là vient la conviction de Rameau
que la musique tonale est la seule musique possible, valide, que la condition absolue à la beauté
musicale c'est d'obéir aux lois de son traité. L'harmonie tonale, c'est l'harmonie voulue par Dieu lui-
même. Et il en sera d'autant plus convaincu qu'il fondera l'harmonie non plus sur la division de la
corde, mais également sur la phénomène de la résonance. Les physiciens de la fin du 17e siècle vont
mettre en lumière le phénomène des harmoniques (les six premières harmoniques donnent l'accord
parfait). Rameau y verra la confirmation que c'est l'ordre naturel qui nous impose l'accord parfait,
et il y a verra la confirmation que c'est la nature même qui nous impose la musique tonale. La
musique tonale est donc une volonté de Dieu, et il n'y a pas d'autre musique possible.
C'est Zarlino justement qui anticipe ce mouvement. Il ose au 16e siècle les bases d'une nouvelle
grammaire musicale qui deviendra, par le biais de Descartes pour aboutir à Rameau, le système
tonal. Ce système tonal va se substituer à la modalité ancienne. Mais attention, Zarlino n'a
absolument pas conscience de faire cela, il n'a pas conscience de fonder le système tonal.
Curieusement, il veut simplement faire le système modal. Il constate qu'à son époque, il y a diverses
pratiques modales régionales, et il veut en faire la théorie systématique, il veut systématiser la
modalité. Et ce faisant, sans le savoir, il va la détruire et poser les bases de ce qui deviendra le
système tonal. Ce système tonal est donc une sorte de mue, d'évolution de l'ancienne modalité. C'est
ainsi que l'on constate dans les traités de Zarlino, que parmi les modes anciens, il y en a deux qui
sont de plus en plus systématiquement privilégiés, et qui deviendront les modes majeurs et mineurs.
En outre, Zarlino justifie pour la première fois théoriquement ce qui va devenir l'accord parfait,
basé sur les intervalles de quinte et de tierce. Il va le justifier par le biais des six premières divisions
de la corde. Celles-ci donnent la divisione harmonica. Et la division harmonique, c'est l'ancien nom
de l'accord parfait. Il affirme d'ailleurs explicitement, ce qui est révolutionnaire, que la quinte doit
toujours être remplie de sa tierce (majeure). Si on regarde les restes polyphoniques de la
Renaissance, au 15e siècle, la plupart terminent sur des quintes à vide. Mais Zarlino affirme qu'il
faut les remplir, et on constate d'ailleurs dans la pratique musicale de ses contemporains (par
exemple chez Lassus), qu'il y a des quintes qui se remplissent. Il ne faut pas l'oublier, cela a été
rendu possible par l'émancipation de la tierce, un phénomène crucial du 14e siècle. Ceci va
permettre de comprendre les accords progressivement comme des superpositions de tierces. Dans la
musique tonale, la tierce devient quelque chose de tout à fait fondamental. Rameau comprend les
accords comme un empilement de tierces. Tout cela est anticipé par Zarlino quand il dit : la quinte
doit être remplie par sa tierce. Le paradoxe cependant, c'est que Zarlino n'a absolument pas
conscience de la révolution qu'il opère. Zarlino fonctionne d'ailleurs de manière inverse, il ne veut
pas faire de révolution mais veut plutôt retourner à l'antiquité, il a plutôt une attitude conservatrice.
Il est convaincu, par ses traités théoriques, de retrouver la théorie musicale des anciens.
Le but poursuivit par Zarlino dans ses trois traités est de revenir à la musique de l'antiquité, qui a
été pervertie par la période obscurantiste : le Moyen Age. Il veut retourner à Pythagore notamment,
non plus à la musica mundana de Boèce, non plus à l'harmonie des sphères des pythagoriciens, il
veut retourner à ce qui est à ses yeux la théorie musicale pratique des anciens.
Par ailleurs, comme tous les modernes, Zarlino est convaincu que cet ordre harmonique qu'il
découvre, est un ordre harmonique d'essence mathématique, qui est voulu par Dieu lui-même. Il dit
explicitement : « Tout ce que Dieu a créé, il l'a mis en ordre par le nombre. Mieux, le nombre est à
l'origine de tout, dans l'esprit du créateur. » On pourrait croire en lisant cela que Zarlino revient à
la musique inaudible des sphères, mais il n'en est rien. Il pense plutôt que la musique bien audible,
bien concrète produite par les musiciens, repose sur un ordre mathématique naturel, que le
scientifique veut découvrir avec sa raison, au moyen de l'expérience sensible. C'est tout à fait
typique de la modernité naissante. Il fait un travail assez similaire à ce que font les astronomes au
niveau de la cosmologie.

Voilà l'essentiel du traité de Zarlino, mais il y a néanmoins un autre point tout à fait différent qu'il
faut retenir dans ses écrits, où il partage l'idée qui est celle de l'ensemble des théoriciens de la
Renaissance. Il s'agit de sa volonté de revenir au chant, autrement dit sa volonté de revenir à une
musique entièrement soumise au texte littéraire et ordonnée à l'expression des sentiments. Pour lui,
la musique doit exprimer les sentiments qui sont suggérés par le texte. Par ce biais, il rejoint deux
courants qui se font de plus en plus puissants dans la seconde moitié du 16e siècle : d'une part le
concile de Trente et la contre-réforme, et d'autre part la volonté des humanistes de recréer le théâtre
musical des grecs. Revenir à l'antiquité sur le plan musical, cela voudra dire essayer de faire renaître
le texte du théâtre grec. À leurs yeux, ce qui n'est pas impossible, le théâtre musical grec était
chanté. Et ce désir va s'incarner très concrètement dans les recherches d'un groupe de musiciens et
de théoriciens, ce sera la camerata Bardi. Elle réveillera son fondateur le compte Giovanni Bardi,
mais aussi des compositeurs comme Peri et Caccini, qui sont les auteurs des deux premiers essais
d'opéra. Elle comprendra également Galilei, le frère de Galilée.
Il faut noter que ces deux volontés, ces deux courants, s'accordent très mal avec la complexité
polyphonique des compositeurs qui sont contemporains de Zarlino. Il ressent la nécessité d'une
langue musicale monodique plus proche de la parole, et capable d'accompagner la parole, de
suggérer des sentiments. Il écrit ceci dans son traité les institutions harmoniques : « Il reste à voir à
présent de quelle façon il faut accompagner musicalement les mots en question. Le compositeur ne
devra nullement mêler les mélodies et les mots de n'importe quelle manière. Il est ainsi impossible
de recourir à une harmonie triste et un rythme lent pour un sujet gai. Là où le texte portera à la
tristesse et aux larmes, il ne conviendra pas non plus d'utiliser une musique emplie d'allégresse et
de rythmes légers ou rapides. Et je tiens à préciser qu'il faudra accompagner chaque phrase autant
qu'il se pourra de façon telle que, là où apparaissent la sécheresse, la dureté, la cruauté,
l'amertume, et d'autres sentiments semblables, la musique soit de même nature, c'est-à-dire âpre et
dure. Sans offenser cependant. De même, lorsque certains mots évoqueront pleurs, douleurs, deuil,
soupirs, larmes, et autres états identiques, que l'harmonie soit pleine de tristesse. »
On le voit dans ce petit texte, Zarlino croit dur comme fer en la capacité de la musique d'exprimer
des sentiments. Il esquisse d'ailleurs dans ses écrits une espèce de vocabulaire musical qui à ses
yeux doit servir de guide aux compositeurs pour écrire une musique en accord avec le texte. Il y met
en relation des formules musicales avec des affects, et il prépare ainsi ce que l'on appelle la
rhétorique musicale baroque, la célèbre théorie des affects. Cette théorie constitue une sorte de
vocabulaire conventionnel reliant des formules musicales données à certains sentiments, certaines
idées. Elle adoptera des figures extrêmement diverses selon les compositeurs. On a par exemple des
musicologues qui ont essayé de retrouver le vocabulaire musical de Bach, parce qu'on a constaté
qu'il associait des idées avec des formules musicales. Et la même chose a été faite pour des
compositeurs comme Schütz ou divers compositeurs italiens. Et on retrouve chez Zarlino cette idée
que la musique est capable d'exprimer de manière univoque et claire des sentiments et des idées
bien déterminés. En réalité, il ne s'en rendent pas compte, tout cela est lié à une convention établie
par eux-mêmes. À partir du moment où ils fixent un vocabulaire, celui-ci fixe la convention, il
décide de ce que signifie telle ou telle formule. Et effectivement, la manière dont les baroques
expriment les sentiments est une manière formalisée, conventionnelle, qui répond à une convention
établie dans un certain vocabulaire. Il y a en quelque manière une sorte de dictionnaire musical
baroque. C'est ce qui oppose d'ailleurs fondamentalement les baroques et les romantiques. Les
romantiques au 19e siècle diront aussi que la musique est le langage des émotions et des sentiments,
mais c'est dans un sens radicalement différent des baroques. Pour les romantiques, il n'y a aucune
objectivation possible de ces sentiments. C'est la subjectivité de l'auditeur qui interprète
subjectivement la musique. Et d'ailleurs pour les romantiques, les sentiments exprimés par la
musique sont ineffables, indicibles, on ne dit pas le sens de la musique, on le ressent et on le
comprend intuitivement mais pour les baroques, les sentiments sont pleinement et parfaitement
définissables. Et Zarlino est le premier à établir un tel code conventionnel établissant une relation
univoque entre des formules musicales et des sentiments.

4. Un troisième théoricien : Vincenzo Galilei (Frère de Galilée)

On lui doit un traité célèbre, qui constitue en quelque manière le point d'aboutissement de tout ce
mouvement de réflexion des théoriciens de la Renaissance. Il date de 1581 et s'intitule Dialoguo de
la musica antica e de la moderna (le dialogue de la musique ancienne et de la musique moderne).
Ce dialogue s'incarnera d'ailleurs sous forme de deux figures allégoriques, l'une incarnera la
musique ancienne et l'autre la musique moderne.
Galilei commence par mettre sa réforme musicale sous le signe du retour aux grecs, c'est bien un
homme de la Renaissance. Pour lui, l'authentique simplicité de la musique grecque a été oubliée par
le Moyen Age. Et comme ses prédécesseurs, il identifie la polyphonie et l'art du contrepoint avec la
barbarie gothique. En réalité, toute la critique de Galilée à l'égard de la polyphonie repose sur un
principe fondamental qu'il développe dans son traité : la supériorité de la parole sur la musique.
C'est le plus radical de tous sur ce sujet. Autrement dit, la poésie est supérieure à la musique. Il
rejette donc explicitement et très clairement toute idée de musique pure. Une musique qui n'est pas
chantée, pour lui, ce n'est pas de la musique. Il rejette toute idée d'une beauté qui serait recherchée
dans la seule combinaison entre les sons. Une musique qui serait simplement ordonnée au pur
plaisir de l'oreille par la combinaison des sons, c'est pour lui un art hédoniste et décadent. La
musique n'est aux yeux de Galilée acceptable qu'à la condition de se faire un langage, à l'image de
la poésie, et plus précisément langage des sentiments. La poésie exprime des idées, et en parallèle,
la musique doit exprimer les sentiments et émotions suggérés par le texte. Ce n'est qu'à cette
condition-là que la musique est acceptable. Il faut noter en passant que très curieusement, les propos
de Galilée rappellent les propos des premiers pères de l'église. Mais ils sont en fait transposés dans
un contexte laïque, complètement sécularisé. Il n'est plus question ici de se subordonner au texte
liturgique, on est dans un monde émancipé de l'église, mais l'idée de subordination au texte est de
nouveau là. Il faut que l'art musical s'adresse à l'intelligence, et on rejette la musique pure parce
qu'elle ne fait appel qu'à la sensibilité. Il faut qu'il y ai un texte avec des idées qui nourrissent
l'intelligence ; et la musique ne peut servir que de support à cela. C'est ainsi que dans son traité, il
va développer une théorie des passions, où il explique que la musique est ordonnée à l'expression
des sentiments déjà évoqués par le texte. Comme Zarlino, il est ainsi à la source de la théorie
baroque des affetti, lui aussi élabore une sorte de vocabulaire musical censé exprimer de manière
univoque des sentiments. Et d'ailleurs, il mène sa théorie sous le patronage d'une redécouverte de la
doctrine de l'éthos des modes (pythagoriciens, Platon, Aristote). Elle associait aux modes un
sentiment particulier. Et Galilée est convaincu de retrouver cette doctrine grecque de l'éthos des
modes.
Dans son traité, il considère du coup que chanter plusieurs mélodies simultanément, comme on le
fait dans les messes polyphoniques, c'est absurde. En effet pour lui, cela engendre la confusion
verbale et musicale. En chantant plusieurs mélodies, on mélange les modes, et on mélange donc les
éthos. On mélange les sentiments représentés par les différents modes, de telle manière que l'effet
produit sur l'auditeur est confus et contradictoire. Il dit qu'une messe polyphonique n'exprime rien
parce que les modes se neutralisent mutuellement. Les affects des mélodies se contredisent et
s'annulent mutuellement. D'où le caractère atone, neutre, impavide de la musique polyphonique. Et
de fait, si on écoute une messe de la Renaissance, cela a quelque chose « d'inexpressif ». Si on
compare avec le madrigal, on n'a pas la volonté d'exprimer un affect. L'art des polyphonistes est un
art beaucoup plus cérébral et abstrait qui ne provoque pas chez l'auditeur de grand débordement
émotionnel. Ne rien exprimer pour Galilée, c'est le péché capital de la musique. Pour que la
musique exprime des sentiments, on n'a qu'une solution : retourner à la monodie. Elle seule peut
exprimer clairement un affect, un sentiment. Galilée dit ceci à propos de la polyphonie : « pour le
simple plaisir que prend l'oreille aux accords, tout le monde les juge à travers leur variété bonne et
nécessaire. Mais en ce qui concerne la mise en évidence des idées, elles sont très mauvaises. En
effet, elles ont pour unique intérêt de produire des harmonie amples et variées. Or, cela ne convient
pas toujours, jamais pourrait-on dire, à la mise en relief des idées du poète et de l'orateur. Les
différentes voix du tissu polyphonique sont un obstacle majeur à l'expression des idées, influant sur
les passions de l'auditeur. Elles sont un véritable poison et ne servent qu'à nuire aux oreilles, et ne
parviennent nullement à agir sur l'esprit (On voit de nouveau la vieille opposition entre l'esprit et
l'oreille. Si cela s'adresse uniquement à l'oreille, ça ne va pas). Celui-ci reste occupé, obnubilé par
les entrelacs d'un plaisir ainsi fait et n'a pas le temps de comprendre, voire de prêter attention aux
mots mal présentés. »
Ce petit texte résume très bien la pensée de Galilée. Il prône une soumission totale de la musique à
la poésie, et à l'expression des sentiments suggérés par le texte. Il rejette explicitement et très
clairement toute musique pure ordonnée à la seule beauté par la combinaison des sons. Mais encore
une fois, il faut se souvenir des critiques au 14e siècle du pape Jean 22 face à la polyphonie
naissante. D'un tout autre point de vue, il s'agissait des mêmes critiques, et Galilée ne fait que
reprendre dans un contexte sécularisé les anciennes critiques formulées en contexte chrétien par le
Pape Jean 22.

5. La réforme protestante (essentiellement la figure de Luther)


6. Conflit de la fin du 16e siècle entre Claudio Monteverdi et le théoricien du contrepoint
Artusi

5. La réforme protestante (essentiellement la figure de Luther)


La réforme est un événement religieux majeur dans l'histoire du 16e siècle qui aura des répercussion
culturelles importantes, notamment dans le domaine musical. Cet événement va en effet faciliter le
développement de la musique instrumentale. Le réforme est due à Martin Luther, un allemand.
Alors que du côté catholique, le concile de trente va à nouveau manifester ses réticences à l'égard de
la polyphonie, et donc implicitement à l'égard de la musique pure, Luther pour la première fois va
affirmer la valeur intrinsèque de la musique pure. En philosophie, il était nominaliste, et se
proclamait explicitement du parti Guillaume d'Ockham. Autrement dit, pour lui, le plaisir corporel
lié à la jouissance musicale n'est pas un mal, c'est un don de dieu. Il écrit dans une lettre de 1530
adressée au compositeur Ludwig Senfl : « La musique est une sorte de discipline qui rend les
hommes plus patients et plus doux, plus modestes et plus raisonnables. Elle est un don de dieu et
non des hommes. C'est pourquoi, du point de vue théologique, aucun autre art ne peut y être
comparé. Je voudrais trouver les mots appropriés pour faire la louange de ce merveilleux présent
divin : le bel art de la musique. J'ai toujours aimé la musique, il est absolument nécessaire de
conserver la musique dans les écoles. Il faut aussi que le maître d'école sache chanter, autrement, il
perdrait toute valeur à mes yeux. Je ne me déferais pour rien au monde du peu de musique que je
sais. Il faut habituer les jeunes à cet art car il rend les hommes bons, délicats, prêts à tout. Celui
qui sait chanter ne s'abandonne jamais au désespoir ou à la tristesse, il est joyeux et chasse es
soucis avec des chansons».
Cette citation peut paraître banale mais en réalité, elle est assez étonnante. Il parle certes du chant,
parce que la musique instrumentale à l'époque est dans les limbes, mais il n'y a plus aucune trace
dans ses propos de subordination de la musique au texte. Il parle de l'art des sons et du plaisir
provoqué chez l'auditeur par l'art des sons. Et cela indépendamment de toute référence à un texte
quelconque. Il affirme « la musique est le plus grand de tous les arts », c'est une affirmation
révolutionnaire, c'est la première fois que l'on dit cela en ces termes.
Généralement, la musique était subordonnée à la poésie. C'était comme cela chez tous les
théoriciens italiens de la Renaissance, ils cultivent la musique dans la mesure où celle-ci se
subordonne strictement à l'art poétique. Au moyen age, en tout cas chez les théoriciens, il n'a jamais
été question d'une quelconque émancipation de la musique à l'égard du texte, sauf implicitement
chez les polyphonistes mais ceux-ci n'étaient pas des théoriciens.
Mais chez Luther, plus aucune trace de subordination de la musique au texte, il affirme que la
musique comprise comme art des sons, en tant que telle, est au dessus de tous les arts, et donc au
dessus de la poésie. Il était d'ailleurs un chaud partisan de la polyphonie. Alors que tous les
théoriciens italiens qui lui sont contemporains condamnent la polyphonie comme un art médiéval,
gothique, Luther aime la polyphonie. Il appréciait par exemple Josquin Des Prés, on lui doit une
célèbre déploration sur sa mort, c'est l'un des plus beaux hommages funèbres que le compositeur ai
reçu. Josquin est pourtant catholique et au service du roi Louis XII de France.
Luther va ainsi encourager l'introduction massive du chant en langue vernaculaire, allemande, dans
la liturgie protestante. Selon lui, ce sont les fidèles eux-mêmes qui doivent chanter, et non un chœur
spécialisé, comme c'était le cas dans la liturgie catholique. Et ils doivent chanter dans leur langue
maternelle, d'où à ses yeux l'importance capitale de l'éducation musicale, qui doit être généralisée
dans les écoles. Il est donc à l'origine d'une première démocratisation de la musique.
Luther participera activement à la création d'un répertoire liturgique en langue allemande, cela
donnera lieu au choral luthérien, qui sera la matrice de toute la musique allemande postérieure
(Bach). Il composera un certain nombre de ces chorals lui-même, et en 1524, il publie le
Wittenberg Gezangbuch, où il écrit dans la préface : « Je crois que tout chrétien sait que le chant
des cantiques spirituels est bon et plaît à dieu. En fait, suivant l'exemple des prophètes et des rois de
l'ancien testament, qui s'adressaient à Dieu en chantant et en jouant de leurs instruments, depuis les
débuts de la chrétienté, tous ont connu la pratique du chant des psaumes. Je ne pense pas que tous
les arts doivent disparaître de la terre au nom de l'évangile, comme certains bigots le prétendent,
mais je voudrais plutôt qu'ils soient mis, la musique en particulier, au service de Dieu qui les a
créés et nous les a donnés ». A nouveau, ce sont des propos qui peuvent sembler banals si tirés de
leur contexte mais qui en réalité tranchent assez rudement avec les propos qui pouvaient être tenus à
la même époque du côté catholique.
On trouve donc chez Luther, mais ensuite chez les autres réformateurs qui vont le suivre
(notamment Calvin), une exaltation de la musique, indépendamment de toute subordination à un
texte littéraire quelconque, situation diamétralement opposée à ce qui se passe au même moment en
Italie. La musique est considérée comme le premier des arts. On va assister ainsi, chose tout à fait
révolutionnaire, à l'introduction de pièces musicales purement instrumentales à l'intérieur de la
liturgie protestante. Les chorals d'orgue par exemple, cela apparaît d'abord du côté protestant, et
c'est de la musique pure. Les chorals de Bach à l'orgue sont rendus possibles par Luther, par
l'exaltation de la musique que fait Luther. Cette position des réformateur va avoir une influence
considérable sur l'histoire de la musique. Ce n'est pas un hasard si c'est d'abord et surtout dans les
pays de tradition protestante que la musique instrumentale va d'abord se développer. C'est surtout
dans les pays du nord (Pays-bas, Allemagne) que les premiers grands développements de la
musique instrumentale vont avoir lieu. Il y a évidemment des exceptions dans les pays latins, mais
le mouvement sera nettement plus massif dans les pays de tradition protestante, et arrivera plus
tardivement (fin 18e siècle) dans les pays de tradition catholique. Pour le dire autrement, ce n'est
pas un hasard si Bach est un allemand luthérien : il y a un lien profond entre la musique de Bach et
une tradition de la réforme. C'est le contexte de la réforme qui a rendu un tel art possible.
Quand la musique pure deviendra dominante, progressivement durant le 18e siècle, c'est comme par
hasard l’Allemagne qui va devenir la nation dominante sur le plan musical. L'Italie avait été
dominante durant tout le 17e siècle, et encore une bonne partie du 18e, et c'est au fur et à mesure
que la musique instrumentale va s'affirmer que l'on va voir un déplacement du point de gravité de la
création musicale vers les pays du nord (Pays du nord, Allemagne, Autriche). l’Italie apparaît ainsi
intimement liée à l'art du chant, alors que l’Allemagne sera davantage le siège de la musique pure
(sauf exception : Frescobaldi, un des grands responsables du développement de la musique
instrumentale).

Extrait : musique instrumentale pure du début du 16e, contemporaine de Luther, de Ludwig Senfl.
C'est une lamentation (lamentatio). Elle est écrite pour divers instruments : ici on trouve un luth,
une vièle, un cromorne, une basse de viole, et quelques percussions.

6. Conflit de la fin du 16e siècle entre Claudio Monteverdi et le théoricien du contrepoint


Giovanni Maria Artusi

On revient donc en Italie, qui, à l'époque, est dominée par les réflexions des théoriciens membres de
la Camerata Bardi. En réalité, Artusi est l'un des derniers théoriciens à défendre la polyphonie
ancienne contre la camerata, notamment contre Vincenzo Galilei. En 1600, au tournant du siècle,
Artusi publie un traité dont le titre est explicite : Les imperfections de la musique moderne. Dans
celui-ci, il prendra avec acharnement la défense de l'ancien contrepoint qu'il défend contre les
déformations musicales engendrées par les modernes : Caccini, Peri mais surtout Monteverdi.
Monteverdi dont il cite littéralement dans son traité, sans nommer l'auteur, des madrigaux, qui
seront plus tard publiés dans les 4e et 5e livres de madrigaux de Monteverdi. Il se procure les
partitions avant qu'elles ne soient publiées, et les critique dans son traité.
Les arguments d'Artusi présentent un réel intérêt parce qu'ils montrent un déplacement d'intérêt de
la musique vers le texte à cette époque là, du moins en Italie, c'est l'inverse des pays protestants.
Selon lui, les modernes violent des lois musicales qu'il considère lui comme intangibles, parce que
naturelles. Les modernes introduisent des innovations totalement arbitraires qui ne se justifient pas
par la nature et qui donc offensent l'oreille.
Monteverdi va répondre peu de temps après, en prétendant que les dites innovations qu'Artusi
dénoncent se justifient par le texte poétique et littéraire, par les exigences expressives du texte
littéraire.
Artusi réplique à Monteverdi : « Votre argumentation est nulle et non avenue », parce qu'il exige
de Monteverdi une justification qui soit intrinsèquement musicale. Il s'en fou du texte, il ne justifie
rien sur le plan musical.
Et la querelle s'arrêtera là, sur un point de non aboutissement. C'est donc une querelle de sourds,
Artusi se fait en réalité clairement le défenseur d'une conception pure de la musique, où la musique
doit trouver sa cohérence en elle-même. Les écarts par rapport aux règles doivent se justifier comme
des exceptions par rapport aux règles. Il aurait pu amorcer un dialogue avec Monteverdi, si celui-ci
avait justifié les infractions aux règles de manière proprement musicale, en se plaçant sur le terrain
de la théorie musicale, mais Monteverdi justifie ses infractions aux règles du contrepoint par le
texte, ce qui, aux yeux, d'Artusi, est totalement inacceptable. Artusi rejette explicitement que la
musique puisse être le vecteur de l'expression des passions, comme le voulaient les membres de la
Camerata. Artusi estime que le fondement de la musique, c'est le contrepoint ; la bonne musique,
c'est une polyphonie bien construite où les sons sont agencés en fonction de règles explicites et
précises, et où tous les sons se justifient par des règles. La polémique d'Artusi n'est pas à
proprement parler réactionnaire, elle n'est pas tournée en soi vers la nouveauté à proprement parler,
mais contre cette idée selon laquelle l'expression extra-musicale devrait être le but de la musique.
Pour la Camerata Bardi par contre, la musique ne doit pas être belle, elle ne doit pas être
harmonieuse en fonction de règles musicales explicites, la musique doit être expressive, elle doit
être le langage des passions. Artusi rejette cela, estimant que l'expression ne justifie par qu'on
blesse l'oreille. C'est ce que l'on appellera à l'époque la prima pratica, et la seconda pratica est celle
de la Camerata, celle des modernes.
Artusi dans son traité va concrètement s'attaquer particulièrement à l'usage des dissonances de 7e
non préparées et non résolues dont Monteverdi fait abondamment usage. Et il fait cela uniquement
à des fins expressives, pour rendre raison des passions suggérées par le texte. C'est une horreur aux
yeux d'Artusi, un dissonance se prépare et se résout musicalement.
Monteverdi répliquera dans la préface de son 5e livre de madrigaux qu'il publiera en 1605, où il se
gardera de faire aucunement référence aux lois du contrepoint, il faut uniquement référence aux lois
du discours, du langage, il se réfère à des exigences extra-musicales pour justifier la présence des
ces dissonances non préparées. Il écrit : « Le discours (le langage poétique) doit être le maître de
l'harmonie et non pas l'esclave de l'harmonie. » Le texte est premier, il est le maître de la musique
et non pas le serviteur. Il accuse en particulier Artusi d'avoir jugé son célèbre madrigal « Cruda
Amarilli » sans avoir jamais tenu compte du texte. « Si vous aviez lu le texte, vous comprendriez
l'usage de telle ou telle dissonances. » Et en effet, si on étudie le texte, on remarque que les
dissonances sont contemporaines de moments où le texte est tout particulièrement expressif. C'est
d'ailleurs ce que l'on appellera des madrigalismes.
Extrait : Cruda Amarilli : Monteverdi.

B. L'ère Baroque (17e siècle)

1. Généralités
Durant le 17e siècle, la réflexion à propos de la musique va prendre deux grandes directions, suivant
qu'elle se développe dans les pays latins de tradition catholique, ou dans les pays germaniques de
tradition protestante.
Dans les pays latin, la réflexion va souvent se concentrer sur l'opéra, et donc sur les rapports entre la
musique et le texte. C'est clairement le chant qui domine, surtout en Italie mais aussi dans la
première partie du siècle en France. On ne verra pas cette réflexion parce qu'elle n'apporte rien de
neuf. Elle sera souvent le fait d'hommes de lettres, qui vont réfléchir sur la musique et généralement
en dilettante. Ce sont des gens peu compétents dans le domaine proprement musical, il réfléchissent
à la musique sans jamais en parler. Ils en parlent seulement dans son rapport de subordination au
texte. Dans les pays latins d'ailleurs, elle est rarement le fait de philosophes proprement dits, sauf
l'exception de Descartes.
Dans les pays de tradition protestante, la réflexion va davantage se tourner vers l'harmonie et sur la
valeur intrinsèque du langage musical pur. Et dans ces pays, elle sera souvent le fait de philosophes
de métiers ou de mathématiciens. Car c'est une nouveauté que l'on va constater à partir du 17e
siècle, alors que durant la Renaissance, la réflexion sur la musique émanait surtout des théoriciens
de la musique, avec l'âge baroque, ce sont à nouveau les philosophes eux-mêmes qui vont se
pencher sur la musique. C'est ce qu'on va l'illustrer dans cette section avec deux figures : d'abord
celle de René Descartes, qui constitue une exception dans le monde latin, et puis celle de Leibniz.
Ce sont deux philosophes du 17e, Leibniz est à cheval sur les 17 et 18e.

2. Descartes
Introduction
Il est né en 1596 et mort en 1650. Il est à la fois philosophe, mathématicien et physicien. C'est le
véritable fondateur de la philosophie moderne.
Pour bien le comprendre, il faut se souvenir de l'une des caractéristiques fondamentales de la
modernité : c'est la naissance des sciences modernes de la nature, en particulier celle de la physique
moderne. Les modernes vont en effet renouer avec une intuition pythagoricienne, à savoir la
croyance en un ordre mathématique du monde. Le monde a été ordonné mathématiquement par
Dieu lors de la création et il appartient aux scientifiques par l'expérience de redécouvrir ce plan
mathématique qui a présidé à la création. Descartes participe pleinement à ce courant et à cette
conception des choses. Ils sont convaincus qu'il y a un ordre mathématique du monde. Mais à la
différence des pythagoriciens qui extrapolaient l'ordre musical découvert à même la division de la
corde à l'ensemble de l'univers, pour les modernes, les mathématiques deviennent simplement un
instrument d’explication de la nature. Les mathématiques sont un moyen pour découvrir la
mathématique idéale qui a servi pour la création, il n'y a plus de subordination de la musique
proprement dite à une mathématique idéale. Les mathématiques sont un moyen d'explication de la
musique, tout comme elles sont un moyen d'explication de la nature. L'ordre de la nature est
mathématique mais il faut le découvrir avec par confrontation des mathématiques avec l'expérience.
En un mot, ils substituent à une mystique des nombres (pythagoriciens), une démarche
authentiquement scientifique qui procède rigoureusement par confrontation des mathématiques et
de l'expérience sensible. Ils sont les fondateurs de la science moderne, toujours en usage
aujourd'hui, et qui donnera lieu à des développements technologiques spectaculaires. Cela aboutira
à Newton dans un premier temps et à sa théorie de la gravitation universelle, mais cela ne cessera
de se développer par la suite.
Le projet philosophique initial de Descartes sera de donner une méthode à la nouvelle physique. Il
voit la nouvelle physique naître sous ses yeux et il participe à cette naissance, mais surtout, il va
vouloir donner une méthode rigoureuse à cette nouvelle physique. Il le fera dans deux écrits
célèbres : « Les règles pour la direction de l'esprit » (regulae ad directionem ingenii en latin), qui
ne sera pas publié de son vivant, et le second ouvrage, le premier ouvrage philosophique en français
dans l'histoire : le discours de la méthode (1637). L'originalité des théories de Descartes sur la
musique tient à ce qu'il va appliquer cette méthode conçue pour la physique à la musique, pour
connaître scientifiquement la musique. Et pour connaître plus précisément l'harmonie
scientifiquement, comme on le verra par la suite. Cela donnera lieu à un ouvrage de jeunesse
consacré à la musique : Compendium Musicae, il date de 1618. Mais cela donnera lieu aussi et
surtout à des réflexions disséminées dans d'autres ouvrages, notamment dans ses lettres au père
Marin Mersenne qui datent de la fin de sa vie. Ce père jésuite était un ami de Descartes, et il a
écrit d'ailleurs un traité d'harmonie : l'harmonie universelle. Il est né en 1588 et mort en 1648. On a
retrouvé un abondant courrier entre les deux hommes, et on y trouve finalement la réflexion de
Descartes à son dernier point d'aboutissement. Si on veut connaître la pensée musicale de
Descartes, on ne peut pas se contenter d'un ouvrage de jeunesse, il faut se tourner aussi vers cette
correspondance.
Descartes sera l'un des premiers à entreprendre des études d’acoustique physique, et il essaiera de
rendre compte de l'harmonie par l'acoustique (plutôt que par des spéculations mathématiques sur la
division de la corde), mais n'y arrivera pas (il faudra attendre Rameau).
La teneur des réflexions
Pour bien les comprendre, il faut savoir que Descartes renoue avec la conception platonicienne de
la connaissance humaine. Platon désavouait la connaissance sensible, capable de nous fournir
uniquement des opinions relatives, et il accordait tout le privilège à la seule connaissance
intellectuelle. Elle était la seule capable de nous faire parvenir à une science universelle. Descartes
renoue avec une telle conception des choses. Pour Descartes, nos sens nous trompent (exemple du
bâton dans un sceau d'eau extrait du discours de la méthode). Il décrira ainsi une foule d'illusions
d'optique qui à ses yeux nous montrent que les sens ne sont pas fiables. Il ne faut pas oublier par
exemple que c'est l'époque où Galilée vient de montrer que ce n'est pas le soleil qui tourne autour
de la terre, mais nos sens témoignent du contraire. Descartes nous dit qu'il faut l'usage de
l'intelligence pour corriger l’enseignement trompeur des sens, qui donnent lieu à des idées confuses.
Alors que la raison procède par idées claires et distinctes. Voilà une des grandes oppositions que
l'on trouve dans le discours sur la méthode. Les idées sont pour Descartes comme pour Platon
innées. Et c'est la raison qui, par pure intuition intellectuelle, va les découvrir en elle-même.
La connaissance doit donc se baser sur les idées claires et distinctes innées dans la raison, et elle
doit se départir des idées confuses qui nous viennent de la sensibilité. Par exemple, Descartes dira
que l'idée de vert, c'est une idée confuse : parce que où s'arrête le vert, ou commence-t-il : il est
intermédiaire entre le jaune et le bleu : où s'arrête-t-il ?
On ne peut rien construire sur de telles idées. Une science universelle, stable, ne peut être construite
que sur des idées claires et distinctes : et elles se limitent strictement aux idées mathématiques. Ce
qui arrange Descartes, puisque son projet est de construire une science mathématique du monde.
Les seules idées stables et certaines, ce sont les maths. La raison humaine procède par idées claires
et distinctes qui sont innées et qui sont susceptibles de faire naître en nous la science universelle. On
est par exemple tous d'accord sur la définition d'un triangle. A la différence du vert, on sait
clairement ce qu'est un triangle, c'est une idée qui relève de la raison.
Descartes va donc tenter d'expliquer la musique scientifiquement à l'aide de ces idées claires et
distinctes, mathématiques. Or, Descartes se trouve naturellement confronté à la musique de son
temps. Et le style musical typique qui lui est contemporain, c'est le style baroque naissant qui
procède de manière monodique avec une basse continue chiffrée comme accompagnement. C'est le
style musical typique de l'époque. La basse continue chiffrée sera le terreau du développement du
système tonal. Descartes nous dit que la raison humaine ne doit s'occuper dans la musique que de la
basse continue. Seule cette basse peut faire l'objet d'une science rigoureuse, elle est mathématisable.
À ce titre, Descartes est un maillon essentiel dans la constitution de la musique tonale, il se situe
entre Zarlino et Rameau. Zarlino évoluait encore dans l'univers modal, c'est sa volonté de
systématiser la modalité qui va tuer la modalité. Descartes lui évolue déjà clairement dans un
univers qui est celui de la tonalité.
La pensée de Descartes constitue un pas décisif vers une pensée musicale verticale. Alors que
Zarlino pensait encore de manière horizontale (mélodique, contrapuntique), Descartes pense la
musique verticalement comme une succession d'accords. Il pense en terme d'accords et non plus
d'intervalles mélodiques.
Descartes est d'ailleurs à l'origine de la notion de son fondamental d'un accord, il anticipe ce que
Rameau appellera la basse fondamentale par rapport à la basse réelle (accord renversé). La basse
réelle n'est pas spécialement la basse fondamentale.
On a dans ses écrit un privilège de l'intervalle de tierce, c'est l'intervalle fondamental de la musique.
C'est la brique de base qui sert à la constitution des accords. Et Rameau se réclamera explicitement
de Descartes.
Par ailleurs, la justification de l'harmonie chez Descartes ne procède plus uniquement de manière
mathématique, il essaie de justifier par l'acoustique physique. Il est un des premiers à analyser le
phénomène des sons harmoniques, il le fera en collaboration avec Isaac Beeckman, un autre
physicien qui est hollandais. Il se pencheront également sur le phénomène de la vibration par
sympathie. Ils vont tenter d'expliquer physiquement les phénomènes de vibration. Donc, la basse
continue chiffrée, l'harmonie seule, peut faire l'objet d'une connaissance scientifique, nous dit
Descartes.
Mais la mélodie, qu'en est-il ?
La mélodie chantée n'est pas susceptible d'être étudiée scientifiquement selon Descartes,
rationnellement, elle relève non pas de la raison mais de la sensibilité. Et à cet titre, aucune règle ne
peut être édictée concernant la mélodie. Le plaisir que suscite la mélodie en exprimant des
sentiments, c'est un plaisir strictement et absolument subjectif. Et donc, l'appréciation de la mélodie
est strictement affaire de goût personnel. Il anticipe là un siècle à l'avance ce qui sera l'esthétique
dominante du 18e, c'est l'esthétique du goût. On développera en effet au 18e cette analogie entre le
plaisir esthétique et le plaisir gustatif. Et comme on le sait, on ne discute pas les goûts et les
couleurs : la mélodie est affaire de goût, c'est chacun pour soi, inutile d'en discuter.
Mais curieusement et paradoxalement, Descartes qui promeut une étude scientifique de la musique,
nous dit que ce qui est le plus important en musique c'est la mélodie. C'est elle qui prime, c'est tout
ce qui importe. Et donc, la beauté de la musique pour Descartes ne résulte pas de l'ordre
mathématique de l'harmonie, elle est purement subjective et résulte de la mélodie. Aucune règle ne
peut être édictée concernant la beauté de la musique. La science musicale va s'occuper de ce qui est
finalement le moins intéressant : l'harmonie. Il y a une étude scientifique de la musique possible,
mais elle concerne ce qui est le moins intéressant.

3. Gottfried Wilhelm Leibniz


Introduction
C'est un philosophe et mathématicien luthérien allemand qui est né en 1646 à Leipzig (future ville
de Bach) et mort à 70 ans en 1716. Il va se réclamer de Descartes mais va rompre avec lui sur ce
point de la mélodie.
Aucun de ses ouvrages n'est explicitement dédié à la musique, ses réflexions sont disséminées à
travers son œuvre.
C'est un héritier de Descartes, mais c'est un héritage qu'il va corriger et modifier substantiellement.
Il est l'héritier de Descartes mais de Luther aussi, qui affirmait l'autonomie de la musique, la pleine
légitimité de la musique instrumentale pure.
L'héritage cartésien

Leibniz hérite d'abord de cette opposition due à Descartes entre sensibilité et raison. Pour Leibniz
comme pour Descartes, la raison est le lieu des connaissances certaines. Tandis que la sensibilité,
c'est le lieu des intuitions confuses. Le savoir, la science doit procéder de la raison. Mais attention,
Leibniz va apporter une nuance considérable aux propos de Descartes. Plutôt que d'opposer
sensibilité et raison, il essaie de surmonter cette opposition et essaie de comprendre comment
sensibilité et raison peuvent travailler ensemble et s'harmoniser.
Notamment dans ses réflexions par rapport à la musique, il montre comment notre rapport est à la
fois sensible et rationnel. Leibniz est convaincu comme tous les rationalistes que l'ordre de l'univers
est mathématique et voulu par dieu lui-même. L'univers est donc intégralement harmonieux
(l'harmonie est un thème central chez Leibniz). Il y a une harmonie universelle de l'univers qui est
de nature d'essence mathématique. Et la musique participe de cet ordre universel mathématique.
Mais elle s'adresse pourtant à l'oreille, à l’ouïe, à la sensibilité. Elle concerne d'abord la sensibilité,
avant de concerner la raison. Le but de la musique, c'est le plaisir de l'oreille, de la sensibilité.
Dès lors, comment concilier l'héritage de Descartes avec cette affirmation : la musique s'adresse à
l'oreille ? Alors qu'elle est d'essence mathématique et procède de l'ordre universel. Il va affirmer que
la musique révèle à la sensibilité l'ordre mathématique connu par la raison. Il n'y a pas d'opposition.
La sensibilité est capable de sentir l'ordre mathématique que la raison connaît intellectuellement
avec des idées.
Exemple : la musique tonale est fondamentalement basée sur le mouvement cadentiel qui va de la
dominante à la tonique, selon le cycle des quintes. La musique tonale est basée sur la dissonance
provoquée par l’accord de dominante (avec la 7e), qui est ensuite résolue sur la tonique. On a une
tension de la dissonance résolue par l'apaisement de la tonique. C'est cela qui est le moteur de
progression d'une musique tonale. Leibniz nous dira : la cadence, la succession des deux accords,
on peut le connaître intellectuellement, et pourtant, ce que l'on connaît intellectuellement, on est
capable de le ressentir au préalable. Cette succession de tension et d'apaisement est quelque chose
que l'on peut ressentir sans l'avoir compris intellectuellement. La musique tonale peut être comprise
par la sensibilité avant d'être comprise intellectuellement.
Et il y a un rapport vécu, intuitif, sensible, avec le système tonal, qui précède et qui est distinct de sa
mise en concept théorique. C'est cela que dit Leibniz au 18e, il n'y a pas d'opposition entre la
connaissance intellectuelle du système musical et son appréhension sensible. Contrairement à
Descartes, il n'y a pas d'opposition entre une sensibilité qui aurait un rapport irrationnel avec la
musique, une mélodie qui échappe à toute règle, et une raison qui se penche sur l'harmonie
intellectuellement sans que cela n'ai aucun rapport avec la mélodie. Il y a unité profonde, il anticipe
Rameau, entre mélodie et harmonie dans la musique, et cette harmonie, elle ne s'adresse pas
exclusivement à la raison comme le disait Descartes, elle s'adresse d'abord à la sensibilité. Et la
mélodie elle-même n'échappe pas comme le prétendait Descartes aux règles de l'harmonie. Et c'est
d'ailleurs Rameau qui montrera comment la mélodie est réalisable en termes harmoniques, en
distinguant les sons harmoniques et les notes de passage. Il montrera qu'en réalité, la mélodie
procède de l'harmonie. Leibniz anticipe cela. Bien sûr, l'harmonie s'adresse à la raison, mais il n'y a
pas d'opposition. Et donc, le plaisir ressenti à l'audition d'une musique tonale, ce n'est pas un plaisir
arbitraire, on peut l'expliquer scientifiquement, théoriquement. On peut expliquer théoriquement la
raison de ce que l'on ressent avec la sensibilité. Il y a moyen de mettre des mots, des concepts, sur
ce qui est ressenti. Tout n'est donc pas affaire de goût subjectif, il y a des raisons communes que l'on
peut connaître et qui font que tout le monde considère que ceci est une consonance ou une
dissonance. Leibniz n'est pas encore conscient de la relativité du système tonal, la grosse majorité
des gens vont réagir de la même manière s'ils sont éduqués dans le même système harmonique.
Pour lui, le système tonal est universel, et ce sera encore vrai pour Rameau. Mais en tout cas, il
rejette l'idée que le plaisir musical est absolument subjectif, sans que l'on puisse en aucune manière
se mettre d'accord. Il constate que pour tout le monde globalement à son époque, on a la même
conception de la dissonance. Il explique cela en disant que l'harmonie ne s'adresse pas d'abord à la
raison, cela s'adresse d'abord à la sensibilité. Et après coup, on peut l'expliquer rationnellement.

L'héritage luthérien

C'est un héritage strict, il tire les conséquences qui sont latentes chez Luther. Luther ne connaît
pas encore la situation qui est celle de Leibniz, une situation où la musique instrumentale est
pleinement émancipée. Dans la seconde moitié du 18e en Allemagne, la musique instrumentale est
pleinement émancipée. Il est clair dans les écrits de Leibniz, que la musique est d'abord et avant
tout instrumentale. Il songe par exemple à la musique pour orgue, pour clavecin. La pensée
musicale de Leibniz ne s'intéresse pas ou peu au chant, ce n'est pas sa préoccupation première. Sa
réflexion est véritablement basée sur la musique instrumentale. À cet égard, il est contemporain plus
ou moins de Bach et la musique de Bach est la meilleure illustration concrète des théories
musicales de Leibniz.

C. Le siècle des Lumières (18e siècle)


1. Jean-Philippe Rameau

Au 17e siècle, la musique n'est reconnue en tant que telle, comme musique pure, que dans les pays
de tradition protestante. En France et en Italie, c'est la domination de l'opéra, du chant. Et les
hommes de lettres qui causent à propos de la musique en dilettante sont très sévères à l'égard de la
musique en tant que telle. Leur rengaine est toujours la même, c'est une condamnation de la
musique parce qu'elle n'est censée s'adresser qu'à la seule sensibilité. Elle n'est acceptable qu'à la
condition de se soumettre au texte, qui lui s'adresse à l'intelligence, c'est pourquoi l'opéra et le chant
en général trouvent grâce à leurs yeux comme la forme par excellence de la musique.
Rameau, au début du 18e siècle, sera le premier théoricien en France à affirmer la valeur
intrinsèque de la musique pure. Il va être le premier à réconcilier la musique en tant que telle et la
raison. Il affirmera contre les hommes de lettres du 17e siècle, que non content de ne pas être
irrationnelle, la musique est même de tous les arts le plus rationnel. La musique est l'art rationnel
par excellence, plus encore que la poésie et la littérature. Rameau est né en 1683 et mort en 1764. Il
va se présenter comme un disciple de Descartes, un rationaliste, et c'est à ce titre qu'il va vouloir
montrer contre les hommes de lettres de son temps qu'il n'y a pas d'opposition entre la musique et la
raison. C'est l'harmonie qui va lui permettre de montrer que la musique comprise dans son
autonomie, dans sa pureté n'est pas un art irrationnel. Parce que l'harmonie est mathématisable, et il
n'y a rien de plus rationnel que les maths. A ce titre, dira Rameau, la musique est bien plus
rationnelle que la poésie. Il va se proclamer disciple de Descartes et va s'attacher à fonder
rationnellement la musique sur les lois du monde sonore, cela indépendamment de toute relation à
un autre art (avec la poésie), c'est révolutionnaire en France, même si cette révolution était anticipée
par Descartes au début du 17e, mais il était isolé. Et d'ailleurs Descartes continuait à comprendre la
musique essentiellement comme chant, il opposait la basse continue chiffrée à la mélodie chantée
qui à ses yeux échappait complètement au domaine de la raison, elle relevait du goût subjectif. Il y
avait chez lui une scission entre l'harmonie supposée rationnelle et le chant qui échappait à toute
règle rationnelle.
Rameau va à ce titre dépasser Descartes, il se réclame de lui mais va s'opposer à lui sur la question
de l'opposition de la mélodie et de l'harmonie. Plus profondément, à la suite des travaux de Zarlino,
de Mersenne, de Descartes, de Euler en Allemagne, il va formuler pour la première fois de
manière systématique les lois du système tonal (dans ses deux grands traités), il va fonder la tonalité
comme un système compositionnel aux règles explicites. Il va énoncer de manière claire les règles
de l'harmonie tonale. Mais il ne se contentera pas d'énoncer ces règles, il voudra montrer qu'elles
sont scientifiquement fondées sur les lois de la nature, les lois naturelles de la musique. Il le fera en
se basant d'abord sur la division traditionnelle de la corde, mais il le fera dans un second temps sur
la série des sons harmoniques, mise en évidence par les acousticiens du 17e siècle. Les six premiers
harmoniques donnent l'accord parfait majeur, sur lequel est fondé tout le système tonal aux yeux de
Rameau. Il y a un privilège pour les musiciens de l'époque du majeur sur le mineur, qui est
subordonné à l'époque. Dans la musique du 17e siècle, les cadences finales terminent toujours sur
un accord majeur : tierce picarde. On n'envisage pas de terminer une pièce sur un accord mineur. Et
pour Rameau, l'accord majeur est fondamental du système tonal. Cela perdura longtemps, un
théoricien comme Riemann en Allemagne au 19e siècle, pour fonder l'accord mineur, supposera
hypothétiquement l'existence de sons harmoniques inférieurs (cela n'existe pas). Cela pour montrer
que cette idée de la musique fondée sur la nature va persister très longtemps.
Rameau, constatant que les six premiers harmoniques donnent l'accord parfait majeur, y verra la
preuve scientifique que l'harmonie tonale est imposée sur la nature. Ce sont les lois de l’acoustique
qui nous imposent le système tonal. Le système tonal est donc à ses yeux un ordre naturel, qui ne
dépend pas de l'être humain. Il est convaincu en écrivant son traité qu'il procède comme un
physicien : il énonce les lois qui régissent naturellement les sons. Dès lors, bien loin d'être
irrationnel comme les hommes de lettres incompétent du 17e l'affirmaient, il affirme que la musique
comprise en elle-même dans son autonomie est l'art rationnel par excellence. La poésie et la
littérature, rien de cela. La musique est regardée comme l'art scientifique par excellence, parce que
le seul susceptible d'être connu mathématiquement. Selon Rameau, l'art est fondé sur la science, il
dépend de la science, il n'est qu'une application de la science. La musique est une science appliquée.
On retrouve le vieux privilège de la science sur l'art qui vient lointainement de Platon. Pour
Rameau comme pour Platon, la musique est d'abord une science.

Mais par ailleurs, au 17e siècle, les esthéticiens en France, et cela continue au 18e, vont
s'approprier un célèbre principe d’Aristote que « l'art imite la nature ». Mais Aristote complétait
en disant : « mais dans son opération ». Les hommes de lettre du 18e vont s'approprier ce principe,
mais en l'amputant la deuxième partie. Il considèrent dès lors que le rôle de l'artiste, du musicien, du
peintre, est de reproduire le spectacle naturel des choses. Le peintre reproduira des scènes visuelles,
ce sera l'effervescence des natures mortes au 17e et 18e en France. Le musicien reproduira les
spectacles auditifs (chant des oiseaux, bruits de la nature, comme dans des pièces de Rameau ou
Couperin). Le poète lui aussi devra reproduire le spectacle des passions humaines. Mais l'art est par
définition une reproduction, une imitation. Et Rameau participe de ce courant, il composera des
pièces de clavecin qui adoptent ce style du petit tableau qui représente une scène.
Il va souscrire à ce principe hérité des esthéticiens français du 17e, mais il va le comprendre dans
deux sens. D'abord dans le sens que l'on vient de voir, l'artiste doit d'abord reproduire une scène
visuelle ou auditive préexistante, mais il va le comprendre d'une seconde manière, à sa manière. La
musique imite la nature, elle imite l'ordre naturel des sons. Le musicien en jouant un accord parfait
imite les sons harmoniques produits par un son quel qu'il soit. Il y a véritablement aux yeux de
Rameau par le biais de la musique tonale, une imitation d'un ordre naturel immanent au son, c'est
sa manière toute personnelle de reprendre à son compte ce vieux principe selon lequel l'art imite la
nature. L'harmonie tonale à ses yeux imite la nature, elle met en forme les lois du monde sonore, et
la musique tonale reproduit, incarne, applique ses lois du monde sonore. La musique tonale imite la
nature, non pas simplement au sens où elle reproduirait des sons de la nature, elle reproduit les lois
du monde sonore, elle applique les lois du monde sonore dans des compositions tonales. Pour
Rameau, la musique est une imitation de la nature en deux sens : le sens reçu de ses contemporains
et un sens nouveau qu'il acclimate à sa manière de voir les choses.
C'est donc pour Rameau l'harmonie qui est le fondement de la musique. Et contrairement à
Descartes, la mélodie elle-même découle de l'harmonie. La conception de Rameau de la musique
sera exclusivement verticale. Il la pense comme une succession d'accords. La mélodie n'est à ses
yeux qu'une émanation des enchaînements harmoniques. Il n'y a pas d'autonomie de la dimension
horizontale de la composition musicale par rapport à sa dimension verticale. La mélodie, le niveau
horizontal est une pure émanation de la dimension verticale. Autrement dit, il n'y a pas musique
moins contrapuntique que celle de Rameau, on a un abandon radical de l'ancienne vision
contrapuntique de la composition. Ce sera le génie de Bach que de réconcilier les deux dimensions,
c'est ce qui fait son génie, d'être arrivé à concilier verticalité et horizontalité. Il fait un contrepoint
tonal qui répond aux lois du contrepoint et de la composition harmonique.
Rameau lui, pense la musique de manière exclusivement verticale, de la même manière que les
compositeurs de la Renaissance la comprenaient de manière horizontale.
L'harmonie est au fondement de tout et la mélodie n'est qu'une fonction de l'harmonie, elle dépend
intimement de l'harmonie.

Toute la suite du développement du système tonal au 18e mais surtout au 19e va procéder du conflit
renouvelé entre la dimension verticale et horizontale. C'est à partir du moment où des compositeurs
comme Wagner vont vouloir émanciper la mélodie, la dimension horizontale de la composition
musicale, que cette harmonie va progressivement se dissoudre. On peut songer au premiers accords
du prélude de Tristan : on a plus d'une centaine d'analyses différentes, parce qu'il n'y a plus de
logique harmonique, elle est proprement mélodique par le biais de laquelle Wagner dissout les lois
de l'harmonie tonale, ce qui mènera à sa dissolution au début du 20e siècle.

Mais Rameau en est très loin, c'est l'harmonie qui domine, qui prime. La mélodie n'est qu'une
émanation secondaire de ce soubassement harmonique. On imagine, on envisage la mélodie à partir
de l'enchaînement des accords.
Cette entreprise de Rameau va donner lieu à des écrits, dont les deux principaux sont ses deux
grands traités d'harmonie : le premier est édité en 1722, c'est le traité de l'harmonie réduite à ses
principes naturels, il y fonde l'harmonie encore sur la division de la corde. Elle lui sert de
justification à l'accord parfait et à sa primauté. Toute sa réflexion procède de ce rapport entre les
intervalles et les rapport arithmétiques simples dégagés par les pythagoriciens. Le second date de
1737, et s'intitule génération harmonique, traité théorique et pratique. Il y fonde l'harmonie sur le
phénomène de la résonance, sur les sons harmoniques qui ont définitivement été mis en évidence
par les expériences de Joseph Sauveur, un acousticien français qui en 1700 met définitivement en
lumière le phénomène des sons harmoniques. Rameau va exploiter les travaux de cet acousticien
pour fonder l'harmonie tonale.

Mais ce faisant, Rameau affirme la valeur intrinsèque de la musique, et notamment de la musique


instrumentale, dont il sera lui-même un grand promoteur en France. Il a certes composé pour
l'opéra, mais de son propre aveu, le rapport au texte ne l'intéresse pas. Selon un de ses biographes de
l'époque, Decroix, il se vantait de pouvoir mettre en musique la gazette de hollande, un journal de
l'époque. C'est la musique qui l'intéresse, pas le texte. Il compose des opéras mais son intérêt va à la
musique dans sa consistance propre.
Quelle est alors à ses yeux une belle musique ? Il posera implicitement dans ses ouvrages le
problème du jugement de valeur. Une belle musique, c'est une musique harmonieuse, qui répond
aux lois de l'harmonie tonale. Il faut se soumettre aux lois de son système tonal. Le critère de
beauté, c'est la soumission aux règles de l'harmonie découverte par la raison dans la nature même
des sons. La musique est belle dans la mesure où elle est naturelle, où elle découle de la nature, par
imitation. Contrairement à Descartes, le jugement de beauté n'est pas affaire de goût, il n'est pas
subjectif, il est objectivement fondé dans la nature. La musique est belle dans la mesure où elle est
tonale. Et elle doit être tonale parce que l''harmonie tonale nous est imposée par la nature. Il initie là
une tradition qui va se perpétuer jusqu’au 20e siècle, chez des théoriciens comme Jacques Challier
en France, comme Hindemith en Allemagne qui s'opposera farouchement au dodécaphonisme en se
réclamant des lois de la nature. Schenker, un théoricien viennois du début du 20e, lui aussi
considérera qu'il n'y a pas d'autre musique belle autre que tonale, et il sera lui aussi un détracteur
farouche des travaux de Schoenberg et de la seconde école de Vienne. On peut aussi penser à
Ernest Ensernay en Suisse qui sera un farouche défenseur du système tonal regardé comme le seul
système naturellement admissible.
Rameau initie cette tradition qui veut que le système tonal soit le système musical par excellence, il
fait en sorte qu'il n'y ai pas de musique valide en dehors des lois édictées par l'harmonie tonale.

On l'a vu, à la différence de Descartes, il considère que la mélodie est une émanation de l'harmonie.
Il va s'ensuivre assez logiquement que, à la différence de Descartes également, Rameau ne va pas
instituer un fossé entre raison et sensibilité. Il va là hériter de Leibniz. Pour les deux, l’harmonie ne
s'adresse pas uniquement à la raison, elle s'adresse d'abord à la sensibilité par le biais de la mélodie.
En étant happé par la mélodie, l'oreille est happée par l'harmonie, parce que la mélodie trahit
l'harmonie. L'oreille en se centrant sur la mélodie, n'échappe pas aux lois et au règne de l'harmonie.
La mélodie est en quelque manière l'harmonie rendue audible, accessible à l'oreille. Comme pour
Leibniz, l'harmonie pour Rameau est accessible à la sensibilité. Elle vit, éprouve, ce que
l'intelligence va ensuite comprendre. Cette alternance de tension et de repos propre à l'harmonie
tonale et qui résulte de la succession selon le cycle des quintes de dominantes et de toniques est
d'abord éprouvée par la sensibilité avant d'être comprise théoriquement par l’intelligence. Il n'y a
donc pas d'opposition selon Rameau entre raison et sensibilité dans l'approche de la musique.
L’approche sensible et rationnelle sont les deux facettes d'une seule et même approche.

2. Les encyclopédistes et la querelle des bouffons

À la fin de sa vie, Rameau va être entraîné malgré lui dans une querelle : la querelle des bouffons.
Elle va l'opposer aux nouveaux philosophes du 18e siècle, les encyclopédistes. Tout
particulièrement l'un d'entre eux, Jean Jacques Rousseau.
Ces encyclopédistes qui sont-ils ?
Le 18e siècle en France va voir le triomphe d'un courant philosophique venu d’Angleterre :
l'empirisme. Il va se développer au 17e en Angleterre avec Bacon, Hobbes, Locke, et va atteindre
la France et se répandre au 18e avec les encyclopédistes, ce sont les principaux représentants. On
les appelle comme cela parce qu'ils seront les auteurs de l'encyclopédie, un ouvrage qui se voulait
un résumé de toutes les connaissances scientifiques de l'époque. Elle sera écrite sous la direction de
deux des principaux représentants de l'empirisme, Denis Diderot et Jean Levron d'Alembert.
L'empirisme en deux mots, c'est exactement la même chose que le nominalisme au moyen age.
C'est la revanche de la sensibilité sur la raison. Les empiristes diront la même chose, c'est une
exaltation de la sensibilité. Il n'y a de rapport au réel que par le biais de la sensibilité, du corps. Il
n'y a donc de rapport valide à la musique que celui de l'oreille, c'est un plaisir corporel. En musique,
tout est affaire de goût subjectif. Le 18e sera le siècle du triomphe, du jugement de goût. Ils
établiront une analogie entre l'expérience de l'art et l'expérience gustative que nous faisons de la
cuisine.De la même manière qu'on aime ou on aime pas le goût de quelque chose, il en va de même
en art : « On ne discute pas des goût et des couleurs ».
Cette vision s'oppose diamétralement à celle de Rameau. Rameau dit : Tout est affaire de raison, il
n'y a de belle musique que celle fondée sur les lois du système tonal scientifiquement découvert par
le compositeur, le musicien, par l'expérience. La musique est un art intégralement mathématisable.
Rousseau, Diderot et d’Alembert vont prendre le contre-pied d'une telle vision des choses. Cela va
les mener dans la fameuse querelle des bouffons qui deviendra rapidement une querelle politique (à
la base conflit esthétique) puisque cela opposera à terme le parti du roi ( Rameau et les
monarchistes, conservateurs) et le parti de la reine (encyclopédistes, futurs révolutionnaires). Cela
mènera à terme à la révolution française, ça dépasse le propos esthétique, qui ne devient rapidement
plus qu'un prétexte.

Rameau prend le parti d'une conception de la musique rationnelle, et Rousseau est au contraire
partisan d'une approche empiriste de la musique, uniquement par le biais de la sensibilité. Rousseau
verra dans la musique essentiellement le règne des instincts primaires de l'homme, de l'expression
de ces instincts.

Pour illustrer les deux dimensions de l'art compositionnel de Rameau, écoutons deux extraits qui
illustrent l'émancipation de la musique instrumentale de la musique au 18e siècle.
Ouverture des Boréades, opéra de 1764, année de la mort de rameau.
Second extrait, illustre la manière dont Rameau continue à souscrire à l'esthétique du 17e selon
laquelle la nature doit exprimer la nature. Bruit de la nature. Suite des Boréades, les vents. Imitation
du bruit du vent.

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