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Tradition et vérité
Pascal Boyer
Boyer Pascal. Tradition et vérité. In: L'Homme, 1986, tome 26 n°97-98. L'anthropologie : état des lieux. pp. 309-329;
doi : https://doi.org/10.3406/hom.1986.368691
https://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1986_num_26_97_368691
Tradition et vérité
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anthropologues, et elle est implicitement tenue pour triviale dans la plupart des
théories de la croyance. Mais on peut montrer que cet usage répond, au
contraire, à des critères très particuliers. L'auteur considère deux exemples
symétriques : certaines vérités logiquement nécessaires ne semblent pas
considérées comme telles dans un contexte traditionnel ; et inversement
certaines méthodes traditionnelles pour produire et garantir des vérités
sont inacceptables du point de vue d'observateurs placés hors de la
tradition. Les hypothèses sur l'usage traditionnel des prédicats de vérité
conduisent l'auteur à proposer une nouvelle description des rapports entre
tradition et croyances.
i. Par utilisation « sérieuse » des prédicats, j'entends une utilisation qui engage les
locuteurs quant à la véracité des énoncés proférés. Cette distinction est
expliquée avec plus de détails par J. Searle (1979 : 234).
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2. Cf. tout de même Gellner (1979) qui aborde le problème des croyances
traditionnelles comme un problème dans l'attribution de valeurs de vérité à des
énoncés.
3. On peut facilement définir la croyance comme une variété d' « attitude propo-
sitionnelle », de relation entre un sujet et une proposition. En ce sens, croire que
« p » consiste à entretenir deux propositions, « p » et « ' p ' est vraie ». Il n'est pas
possible de s'étendre ici sur les problèmes liés à ce genre de définition.
Remarquons simplement qu'il est courant de proposer une définition non circulaire de
la croyance en utilisant les prédicats de vérité. La démarche inverse, à quoi
aboutissent les théories de la vérité comme « redondance », pose de difficiles
problèmes conceptuels (Strawson 1949 : 83-84).
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des genres de positions que l'on devrait occuper pour pouvoir les énoncer.
L'énoncé du problème ou de la solution comporte, comme tout énoncé, des
implications de divers ordres. Sans vouloir entrer dans une description
linguistique qui exigerait des catégories analytiques plus raffinées,
distinguons simplement deux types d'inférences que l'on peut tirer de ces
énoncés. Les unes concernent l'état du monde, imaginaire ou réel, décrit
par l'énoncé et ses diverses conséquences. Ainsi, dans le problème syllo-
gistique de Luria, les auditeurs sont invités à se représenter un monde
imaginaire ou réel dans lequel les ours sont tous blancs et dans lequel
l'expérimentateur a rencontré un ours. On peut tirer de ces propositions
des inferences multiples quant à l'existence des ours, à leurs couleurs, au
fait que l'expérimentateur a rencontré quelque chose, etc. ; on peut
surtout en déduire que l'ours rencontré était, dans le monde décrit,
nécessairement blanc. C'est évidemment dans cette série d'inférences que réside
la solution au problème proposé.
Mais tout énoncé, dans une conversation quelconque, suggère
également des inferences d'un autre ordre, touchant notamment au « rôle » que
l'on joue, ou à la position que l'on occupe ou prétend occuper du fait même
que l'on profère les énoncés en question. Ainsi, communiquer des
informations sur les ours sibériens donne à penser que l'on a un accès privilégié
aux informations utilisées. Or les interlocuteurs de Luria ne se considèrent
pas comme placés dans cette situation, et leurs remarques sont tout à
fait explicites à cet égard. Ils vont même parfois jusqu'à imaginer une
personne qui pourrait asserter la bonne réponse, tout en se distinguant
immédiatement de ce personnage imaginaire : « Si un homme de soixante ou
quatre-vingts ans avait vu un ours blanc, et le disait, on pourrait le
croire. Mais je n'en ai pas vu et donc je ne peux rien dire » (Luria 1976 :
109). C'est pourquoi ce genre de réaction est particulièrement troublant
pour l'expérimentateur : le contenu même de l'énoncé n'est apparemment
pas pris en compte pour décider de sa véracité.
Ces remarques peuvent sembler triviales ; car chacun sait que
l'évaluation des positions d'enonciation est l'objet de discours constants dans une
société traditionnelle. On dit de telle personne qu'elle « connaît les
affaires des ancêtres », de telle autre que sa parole est « lourde » de sens
dans tel domaine spécifique, etc. Inversement, sans porter une grande
attention au contenu, on rejette les énoncés de certaines personnes qui
n'ont pas subi telle initiation ou simplement n'appartiennent pas à la
catégorie des connaisseurs dans le domaine considéré. Certaines positions
sont donc porteuses d'autorité au sens fort du terme, elles changent la
qualité des discours proférés par quiconque les occupe. Si c'est la un
constat banal en ethnographie, il reste que cette manière d'évaluer les
énoncés n'a pas fait l'objet de descriptions théoriques, car elle aboutit à
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6. Dans ma discussion sur la divination, j'ai été fortement influencé par diverses
remarques et suggestions d'Andras Zempléni, notamment quant à l'impossibilité
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expriment des vérités sur le monde. Cet aspect de la divination est bien
souvent minimisé dans les comptes rendus ethnographiques, où l'on insiste
sur l'ingéniosité déployée par les devins et leur public pour s'accommoder
de l'éventuelle réfutation des prédictions par l'expérience. Mais on doit
faire à ce propos deux remarques de bon sens. Si les clients d'un devin
mettent parfois tant d'ardeur à « rationaliser » ses erreurs dans la
prédiction, c'est bien une preuve que celle-ci est considérée comme l'expression
potentielle de vérités, et non comme un « commentaire intéressant » sur la
situation considérée. En outre, cette manière d'aborder la divination
suggère qu'une proposition peut être tenue pour vraie uniquement parce
que sa réfutation empirique est « bloquée » ; mais, en fait, le problème
essentiel est de comprendre en premier lieu comment et pourquoi l'on
adhère à ces propositions, avant de les défendre contre la réfutation.
Ces questions seront examinées ici à propos d'exemples particuliers, et
il est nécessaire de préciser d'emblée que l'argument qui suit ne concerne
pas la divination en général et n'a pour ambition que de décrire une
procédure très particulière d'engendrement de vérités et d'en évaluer les effets
cognitifs. L'intérêt de cette procédure est qu'elle aboutit à des déductions
considérées par les acteurs comme parfaitement valides, mais qui se
réduisent à des cercles vicieux du point de vue de l'usage logique des
prédicats de vérité. Il s'agit donc là d'un cas symétrique de celui des
syllogismes : une procédure traditionnelle produit des vérités qui ne peuvent
pas être tenues pour telles par un logicien.
Le premier exemple est tiré de la description du système de divination
mundang par A. Adler et A. Zempléni (1972). Les Mundang consultent
leurs devins notamment pour connaître la position à leur égard d'entités
telles que les cox sinri, esprits de la terre, ou les mozumri, ancêtres. Les
réponses sont fournies par la disposition de pierres jetées sur le sol par le
devin ; ces résultats sont intégrés en structures typiques qui finissent par
donner une réponse univoque aux nombreuses questions posées par le
devin. Une séance de divination consiste en une longue série de questions/
réponses dont l'ordre et le contenu sont stéréotypés. Les éléments de la
situation du client sont représentés par plusieurs centaines de cailloux
disposés en cercles concentriques devant le devin, les pierres représentant
par exemple les parties du corps du client, les membres de sa famille, les
murs de sa maison, les heures du jour, les saisons, etc.
Ces diagnostics sont formulés dans un ordre immuable. Sont d'abord
posées quatre « questions » fondamentales concernant 1' « état de véracité »
du devin lui-même, c'est-à-dire sa capacité à mener une séance divina-
d'éviter la question de la véracité des énoncés divinatoires, quels que soient les
détours empruntés par la plupart des anthropologues.
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toire valide. Si les résultats sont positifs, elle aboutira à une description
vraie de la situation ; s'ils sont négatifs, on peut repartir à zéro ou décider
d'interrompre la session. Ces questions introductives permettent aux
clients du devin et aux autres participants de mémoriser non seulement le
« résultat » de la consultation, c'est-à-dire une certaine description de la
situation, mais aussi un certain commentaire sur cette description. La
divination aboutit ici à fournir au consultant deux propositions, à savoir :
(a) que la situation est x ; (b) que cette description est véridique.
Autrement dit, l'énoncé divinatoire est accompagné — précédé en
l'occurrence — d'un autre énoncé qui en garantit la véracité. Comme cet énoncé
supplémentaire est obtenu par divination, par la configuration des pierres
jetées par le devin, et qu'il fait référence à la divination, je le qualifierai
ici de « méta-divinatoire ».
On peut observer une procédure analogue chez les Sisala du Ghana
(Mendonsa 1976). La divination dite « traditionnelle » (opposée aux
techniques censément importées, telle la divination par les cauris) est
utilisée à titre d'ordalie dans des occasions rituelles comme les funérailles,
mais aussi à propos de toute décision importante ou de tout événement lié
aux ancêtres. Les devins, vugura, ont accès au monde « caché », fafa : la
divination est le seul mécanisme légitime par lequel les Sisala puissent
recevoir des messages des ancêtres (ibid. : 191) .
Les Sisala admettent explicitement que la divination est faillible, que
les énoncés divinatoires ne sauraient être considérés comme
nécessairement vrais. La faillibilité des opérations mantiques a plusieurs causes dont,
bien sûr, le désir des devins de satisfaire leur clientèle par un diagnostic
complaisant. Ce sont surtout les ancêtres qui en troubleront les résultats
si le devin ne leur sacrifie pas. Enfin, il est généralement reconnu que la
« capacité divinatoire » varie selon les spécialistes ; la probabilité d'obtenir
des énoncés véridiques varie donc selon le devin consulté.
La faillibilité de la divination est d'autant plus facilement admise que
les Sisala ont recours à une procédure appelée dachevung qui leur permet
d'évaluer la véracité des énoncés divinatoires. Pour s'assurer du bien-
fondé du diagnostic établi par un devin, ils demandent à un autre devin
de procéder au dachevung, version réduite de la divination traditionnelle.
Le client trace devant le spécialiste plusieurs traits dans le sable, certains
d'entre eux étant censés représenter les énoncés à vérifier. Le devin en
connaît le contenu, mais ignore quels traits les représentent ; il « choisit »
certains traits avec son bâton divinatoire, et s'il choisit les traits «
significatifs » les assertions sont confirmées.
Il s'agit là encore d'une « méta-divination », de l'évaluation d'une
divination par une autre. Mais le cas sisala est plus simple et frappant dans
la mesure où divination et méta-divination sont nettement séparées. Sans
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négliger les différences formelles entre ces deux exemples, notons que dans
les deux cas la véracité d'énoncés ou de séries d'énoncés est représentée
explicitement. C'est là tout l'intérêt de ces exemples ; la discussion des
valeurs de vérité n'est pas ici le fait de l'ethnographe, mais des acteurs
concernés, qui accomplissent une opération dans le but délibéré de décider
de la véracité de certaines assertions.
On aura bien sûr remarqué le caractère circulaire de cette opération
qui, pour apporter une preuve de la validité de la technique divinatoire, a
recours... à la même technique. Cette circularité est évidente dans le cas
mundang, où l'opération méta-divinatoire est exactement semblable à la
divination, et en fait partie. On croit le devin mundang, qui dit être dans
un « état de véracité » satisfaisant, parce que ce sont les pierres qui
viennent de le déclarer tel. Mais c'est admettre que les pierres, ici et
maintenant, sont en train de dire la vérité ; or c'est justement cela qu'il
s'agissait de démontrer. Dans le cas sisala la circularité, si elle est moins
évidente, n'en est pas moins un caractère essentiel du dachevung. La véracité
de la divination résulte de la relation spéciale établie entre le devin et les
ancêtres ; et ce principe est valable pour toutes les divinations, qu'il
s'agisse d'un rituel « du premier ordre » ou du dachevung. La véracité de
la divination est donc là encore garantie par un rituel qui produit des
vérités selon la même procédure.
La divination garantie par méta-divination pose donc un problème
logique et anthropologique : comment peut-on démontrer la véracité de
certains énoncés par une procédure circulaire ? Ce rituel comporte
certainement des effets cognitifs, sans lesquels les devins ou leurs clients
n'auraient pas besoin de l'accomplir ou n'en tireraient pas de conviction
supplémentaire. Toute personne engagée dans des activités relevant du
« style logique » décrit par S. Scribner trouvera certainement la valeur
argumentative de la méta-divination pratiquement nulle, puisque pour y
recourir il faut déjà avoir admis ce que l'on veut tester. Le cercle est
inévitable, et la méta-divination ne fait qu'engendrer indéfiniment un
résultat déjà acquis. C'est par là justement qu'elle prend valeur de
contre-exemple et nous permet de décrire plus précisément certains
principes d'application des prédicats de vérité.
dit traditionnel parce qu'on l'a jugé vrai en fonction d'autres critères.
Contrairement à ce que l'on suppose souvent en anthropologie, la tradi^
tion ne peut être conçue comme l'origine des « croyances » : elle se constitue
et se renouvelle perpétuellement par l'accumulation des vérités.
St John's College
University of Cambridge
Ouvrages cites
SCRIBNER, S.
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Weil, E.
1971 « Tradition et traditionalisme », in E. W., Essais et conférences,,!. Paris,
Pion.
Tradition et vérité 329
Abstract
Zusammenfassung
Pascal
beschreiben
oder
dies zweifellos
« symbolisch
Boyer,
diedas
Tradition
traditionellen
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Ausmass,
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Folglich
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Resumen