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Boyer Pascal. Récit épique et tradition. In: L'Homme, 1982, tome 22 n°2. pp. 5-34;
doi : https://doi.org/10.3406/hom.1982.368278
https://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1982_num_22_2_368278
PASCAL BOYER
* Je remercie Roberte Hamayon, Éric de Dampierre, Pierre Smith et Dan Sperber qui
ont bien voulu lire et commenter une première version de cet article.
1 . Ces êtres alliés à Oku sont appelés par Zwè Nguéma, tantôt des bakôn, tantôt des bzmvdm.
Les bskôn sont des « fantômes », esprits des morts au statut transitoire, tandis que les bdmv&m
« grands-pères », sont les ancêtres au sens courant du terme.
8 PASCAL BOYER
On ne peut suivre ici toutes les péripéties d'un récit dont la complexité est
censée témoigner de la virtuosité du poète. Une étude générale des épopées fang
reste encore à faire, qui rendrait compte de la richesse des évocations symboliques
qu'elles mettent en jeu. Quitte à sacrifier dans cette matière impressionnante, on
s'attachera ici à l'un des épisodes cruciaux — sur les plans narratif et symbolique
— du mv9t de Zwè Nguéma, celui de « l'immortalisation » manquée de Zong Midzi.
Après des combats qui ne peuvent finir, puisque la surenchère de violence et de
magie permet à chaque tribu de regagner la suprématie après l'avoir perdue, cette
péripétie mène le récit à son terme. La « fabrication » d'un Immortel constitue par
ailleurs une description pratique de la « médecine de vie » et fournit donc une
introduction commode aux notions symboliques investies dans l'opposition Engong/
Oku.
Ayant pu échapper à ses ennemis, Zong Midzi rejoint le monde des ancêtres
2. Le récit de Zwè Nguéma joue sur cette ambiguïté : ceux d'Engong font appel à leurs
ancêtres, mais ce sont finalement les ancêtres (y compris ceux d'Oku) qui interrompent la
fabrication du guerrier immortel.
RECIT EPIQUE ET TRADITION 9
Tous ces détails concourent à créer une analogie entre « médecine de vie » et
fonte du fer. En effet la disposition du bassin et des pierres, l'usage du charbon de
bois et jusqu'au nombre des soufflets rappellent les séances de fonte qui, dans la
tradition fang, sont extrêmement ritualisées. Si cet épisode mène le récit à son
dénouement, tandis que les batailles furieuses qui le précèdent n'aboutissent à rien
et semblent pouvoir se prolonger indéfiniment, c'est, semble-t-il, qu'avec cette
« fabrication » d'un homme de fer, les bouleversements hyberboliques sont eux-
mêmes dépassés et qu'on en arrive au degré ultime du désordre. Cette fonte d'un
homme fait en quelque sorte basculer l'univers épique. En effet, Engong étant
défini comme le peuple du fer et le village des Immortels, on pouvait supposer que
ces deux traits n'en faisaient qu'un, et l'épisode de la fonte confirme bien que
l'immortalité est d'essence « métallurgique ». En maniant les soufflets et le charbon
de bois, les ancêtres d'Oku usurpent ce qui fait l'identité du village adverse. C'est
bien là un désordre superlatif qui concerne non plus le rapport de forces entre les
deux villages, mais leur définition dans l'univers épique.
Pour arrêter « l'immortalisation » de Zong Midzi, le magicien d'Engong, Anyeng
Ndong, en avise les ancêtres des Immortels qui obligent les fondeurs à interrompre
leur travail et à leur livrer Zong Midzi (XII /31-33). Ainsi ce désordre est-il
compensé par un désordre inverse : aux Mortels utilisant la métallurgie répondent
les Immortels mobilisant leurs ancêtres. Le récit se termine sur la mort de Zong
Midzi, qui figure un retour à l'ordre initial, à la suprématie des Immortels.
On peut diviser cet épisode en quatre phases principales : (1) Engong et Oku
s'affrontent avec leurs armes et à l'aide de leurs alliés propres ; (2) Oku s'empare
du secret de la puissance d'Engong, la métallurgie ; (3) Engong réagit par un
détournement symétrique des alliés d'Oku, les ancêtres ; (4) on en revient au
rapport de forces initial entre Mortels et Immortels. Au cours du récit, les valeurs
associées à l'opposition Engong/Oku sont inversées deux fois puisqu'on trouve
successivement, en reprenant les quatre phases :
Les deux villages échangent donc leurs attributs respectifs, ou plutôt chacun
usurpe ce qui définit l'autre. C'est sur l'usurpation de la métallurgie par les
Mortels et leurs ancêtres qu'insiste le récitant, c'est elle qui constitue le point
culminant du récit, l'usurpation symétrique — les Immortels recourant à l'aide de leurs
ancêtres — n'en étant qu'une conséquence obligée. Ce désordre fondamental
constitue le ressort dramatique principal du récit de Zwè Nguéma ; on le retrouve,
avec la même fonction, dans d'autres épopées du mvdt. Dans un récit moins
grandiose que celui-ci et au style plus commun, Daniel Osomo, chanteur bulu du
Cameroun, conte l'épopée de Mekui Mengomo Ondo, jeune guerrier d'Engong
banni du village des Immortels pour son insolence (Belinga 1978).
On retrouve ici le thème de l'homme forgé par les ancêtres qui met en échec les
Immortels. Dans ce récit comme dans celui de Zwè Nguéma, l'alliance des ancêtres
et des Mortels intervient à la fin du récit comme l'issue d'une situation d'égalité
apparente ; il ne s'agit pas seulement d'un procédé narratif, d'une cadence
grandiose qui permettrait au joueur de mvdt de conclure la série des combats mythiques.
Certains récits, notamment l'épopée composée en français par P. Ndong Ndou-
toume, en font le point de départ d'aventures héroïques : les Mortels, pour
supprimer les guerres, décident de faire disparaître le fer, et pour guerroyer contre
les Immortels, utilisateurs des armes de fer, créent un être composite, mi-chair
mi-fer, qu'animent les ancêtres (Ndong Ndoutoume 1975 : 30-34 et 128-132,
notamment) .
Pour comprendre les implications de ce thème, rappelons quelles
représentations sont associées à la métallurgie dans la tradition fang. Les forgerons fang ne
formaient pas un groupe endogame de bas status* comme dans d'autres sociétés
africaines. Leur travail était l'objet d'une élaboration symbolique complexe,
centrée sur l'opération de fonte du minerai : les séances de fonte devaient
rassembler les membres de plusieurs clans et des spécialistes rituels ; le charbon de bois
devait provenir de certaines espèces d'arbres dont l'écorce était utilisée comme
poison d'ordalie ; enfin on devait enterrer, à proximité des fondeurs, une boîte en
écorce contenant le crâne d'un ancêtre (Tessmann 1972 : 225).
3 . Status est ici employé dans le sens de « complexes de rôles », et non de catégorie sociale
(Parsons 1951 : 25).
RÉCIT ÉPIQUE ET TRADITION II
A suivre le détail des rituels de la fonte tels que les rapporte Tessmann {ibid. :
224-235), on s'aperçoit que la réussite de l'opération dépend de deux facteurs : le
forgeron doit posséder Yevur, substance dont l'efficacité magique est
indispensable ; il doit s'assurer la caution des ancêtres qui garantit l'ordre clanique. La
métallurgie peut être assimilée, suivant les besoins, à la sorcellerie ou à un travail
ancestral. A l'opposé des sociétés qui assignent aux forgerons une position uni-
voque, la tradition fang ne leur attribue pas de status strictement déterminé. Les
techniques de la forge fournissent néanmoins des repères pour intégrer la
métallurgie dans le système symbolique qui sous-tend la définition de la plupart des
status : celui des rapports entre magie-sorcellerie et culte des ancêtres (Mallart-
Guimera 1975). Mais ces repères ouvrent diverses possibilités, et ce que certains
auteurs ont appelé 1' « ambiguïté » de la position du forgeron tient en fait à cette
possibilité d'orienter, selon les événements, le rapport entre technique et status.
C'est ce domaine de représentations que mobilise le récit épique. On ne peut
certes considérer l'univers épique comme une traduction littéraire de ces
représentations, mais en démontrant l'impossibilité d'une métallurgie ancestrale, l'épopée
évoque et dément à la fois certains principes qui fondent la conception fang de
l'efficacité technique. On reviendra plus loin sur les modalités formelles de cette
évocation. Mais on peut d'ores et déjà énoncer que la narration épique est
pertinente en ceci qu'elle oriente l'attention des auditeurs vers des possibilités inédites
d'application d'un certain système conceptuel.
II
d'une organisation politique et militaire originale basée sur la classe d'âge (ton)
transformée peu à peu en armée de métier. Les tondion (« captifs de la promotion »,
ou soldats) étaient soumis à la seule autorité du roi ; recrutés dans toutes les
classes de la société, c'étaient le plus souvent des « têtes brûlées » dont la cruauté
est complaisamment rapportée par les griots (Kesteloot & Dumestre 1975 : 10). Les
guerres qu'ils menaient consistaient en tueries et pillages ; la razzia consommée,
la cité vaincue devait payer un tribut. On comprend que les tondion, dont le seul
revenu était une part du butin, aient poussé le roi à entreprendre des conquêtes
toujours plus lointaines (Dumestre 1979 : 15). Les cités conquises devaient en
particulier acquitter le « prix du miel », tribut payable en or et censé financer
— d'où son nom — l'hydromel consommé par les nobles. Get impôt annuel est au
centre de nombreuses péripéties épiques, Ségou n'hésitant pas à envoyer de
véritables armées pour extorquer le « prix du miel ».
C'est là l'arrière-plan du récit du griot bambara Sissoko Kabinè, consacré aux
démêlés de Ségou avec la cité de Dionkoloni (Kesteloot & Dumestre 1975).
mêle donc des éléments que la tradition historique sépare, pour aboutir à la
création d'un personnage quelque peu contradictoire.
Selon L. Kesteloot, c'est la construction du récit, la logique narrative, qui
explique le recours à ces données hétérogènes : «... la fusion des deux histoires en
a produit une tierce, plus belle et plus intéressante » (ibid. : 15). En effet, Dionkoloni
paraît résulter de l'entrecroisement de deux thèmes parallèles : l'affrontement de
deux cités (Ségou et Dionkoloni) puis de deux héros (Da Monzon et Silâmaka) . Ce
double affrontement suit les étapes homologues du défi (ubris) et de la vengeance
(nemesis). La duplication de chacune de ces étapes conduirait donc à un récit
condensé en quatre épisodes principaux : (1) le défi que constitue la résistance de
Dionkoloni à Ségou ; (2) le défi personnel de Silâmaka envers Da Monzon ; (3) la
vengeance de Ségou et la destruction de Dionkoloni ; (4) la vengeance personnelle
de Da Monzon exercée sur Silâmaka dans la guerre contre le Mâcina (ibid. : 17)4.
Cette construction contribue à la qualité dramatique du récit et en « surdétermine »
en quelque sorte le déroulement, puisque les événements qui se succèdent dans
l'ordre narratif s'opposent et se répondent sur l'axe paradigmatique. Mais la
qualité de construction d'un récit, même si elle justifie amplement, aux yeux du
griot et de ses auditeurs, l'éclectisme et les manipulations de la tradition, ne doit
pas éblouir l'ethnographe au point de ne plus y chercher d'autre justification
qu'esthétique. C'est bien pourquoi L. Kesteloot note que le griot, en assimilant
Silamakan et Silâmaka, redresse le tort fait à la grandeur bambara et repense
l'histoire de Ségou dans le cadre d'une certaine morale politique. Dans la chronique
historique, Koumba Silamakan, après avoir vaincu Dionkoloni, retourne dans son
village de Mourdiah, et Da Monzon perd la face sans pouvoir se venger. En faisant
suivre cet épisode de celui narrant la guerre contre le Mâcina, le griot semble
conformer la suite des événements à son leitmotiv proverbial : « Si grande que
soit la marmite, elle a toujours un couvercle » (ibid. : 26). Mais ce raisonnement
serait circulaire — la « morale » justifiant l'ordre du récit, et réciproquement — si
Dionkoloni ne donnait matière à une évocation plus générale des rapports entre
cités. Et les modalités de cette évocation semblent assez comparables au modèle
du récit épique fang.
Dans les épopées du mvst, les villages sont, plus que les héros eux-mêmes, les
véritables protagonistes, et les récits se fondent souvent sur une situation
paradoxale dans laquelle un des villages usurpe ce qui précisément définit l'autre : ainsi
les Mortels, avec l'aide de leurs ancêtres, parviennent-ils (presque) à devenir des
Immortels. Ce paradoxe et sa résolution impliquent certaines notions symboliques
fondamentales dans l'univers culturel fang. Dionkoloni présente aussi un paradoxe,
et même une contradiction, entre les positions successivement assignées à Silâmaka.
Mais, là encore, cette situation paradoxale met en œuvre certains principes qui
déterminent un domaine de connaissances. Les conquêtes de Ségou provoquent en
quelque sorte une polarisation de l'univers historique peul et bambara, puisque
les cités de la région se trouvent réduites à choisir entre soumission et révolte : les
diverses péripéties sur lesquelles les griots bâtissent leurs récits sont autant de
variations sur ce thème. Dans Dionkoloni, un personnage cumule les deux
positions ; en mobilisant deux histoires incompatibles, le récit suggère le cadre formel
dans lequel ces événements peuvent être pensés.
C'est en ce sens que j'établirai un parallèle avec les récits fang : dans les deux
cas, un univers est évoqué dont l'épopée présente, dans la phase d'ubris, une
description « impossible ». Mais le paradoxe et sa résolution mettent en lumière la
relation entre récit et savoir implicite, tradition littéraire et savoir commun.
Dionkoloni en fournit peut-être une démonstration plus frappante que le mvdt dans
la mesure où le récit bambara est une épopée historique. Les historiens soulignent
souvent la distance qui sépare les données historiques de leur adaptation narrative,
et par conséquent le peu de fiabilité de leurs sources. Quant aux spécialistes de
littérature orale, peu attentifs à ce problème, ils se contentent, pour rendre compte
de cette disparité, d'explications triviales (par exemple, le chauvinisme supposé
du barde et de ses auditeurs) ou dénuées d'intérêt (les modifications des données
historiques témoigneraient de l'imagination des bardes) . Dionkoloni oblige à aller
plus loin, puisque des transformations simples y sont observables entre la tradition
historique et son adaptation épique.
III
C'est dans un climat intellectuel bien différent dont on ne connaîtra jamais que
des aspects partiels, que se développe le célèbre récit babylonien de l'épopée de
Gilgamesh. Un texte écrit, composé par des savants, ne peut certes être comparé
à des productions orales sans enlever un peu de rigueur au raisonnement. Mais
l'épopée de Gilgamesh — qui d'ordinaire attire plus l'attention des philologues que
celle des anthropologues — et ce que l'on connaît de certains autres textes
babyloniens, offrent un fondement inattendu aux hypothèses émises à propos des récits
africains, et apportent des éléments de comparaison appréciables pour une
définition anthropologique du genre épique.
Gilgamesh est à l'origine un héros sumérien (Kramer 1944 : passim), mais il est
également présent dans les cultures héritières de Sumer, en Babylonie et en Assyrie.
On dispose de nombreux récits, le plus souvent fragmentaires, de ses exploits ;
nous nous limiterons aux versions akkadiennes, notamment au récit bien connu
de Gilgamesh et Enkidu, dont le texte le plus complet provient de la bibliothèque
l6 PASCAL BOYER
divers exploits, mais son audace cause la mort de son ami ; puis —- et c'est là une
deuxième « histoire », relativement indépendante de la précédente — Gilgamesh
entreprend un voyage vers le Jardin des Dieux où il échoue à conquérir
l'immortalité. On doit aussitôt remarquer l'inutilité narrative, si l'on peut dire, de cette
seconde « histoire ». Si, en effet, la première constitue un ensemble cohérent, les
exploits des deux héros provoquant la vengeance des dieux, ce n'est pas le cas de la
seconde puisque la mort de Gilgamesh n'est pas une conséquence de son voyage
au Jardin des Dieux.
Certains détails du texte renforcent cette impression que la première partie est
assez autonome et achevée pour constituer un récit complet. Ainsi, la fin d'Enkidu
est symétrique de son arrivée à Uruk : le sauvage est introduit dans la cité par
une prostituée qui l'a séduit, sa mort est provoquée par Ishtar, déesse et «
dévoreuse d'hommes », à qui Gilgamesh résiste ; à la femme « facile » qui comble Enkidu
peut donc être opposée la déesse « difficile » que frustre Gilgamesh. Cette symétrie
des épisodes initial et final suggère que le récit est clos et que la disparition
d'Enkidu est avant tout un retour à l'ordre. Ce dernier point est confirmé par le récit
de la mort d'Enkidu : sentant la fièvre l'envahir, il maudit le destin qui l'a fait
venir à Uruk, et surtout la prostituée qui l'a séduit et qu'il souhaite voir ruinée
dans son commerce, errer sans abri et même finir souillée par les vomissures des
ivrognes. Mais le dieu Shamash — le soleil — interrompt les imprécations d'Enkidu
et lui enjoint même de bénir celle qui lui a donné la sagesse humaine et l'amitié
d'un roi ; Enkidu s'incline et reprend, pour l'inverser, chaque phrase de sa
malédiction. Ce procédé, que Kirk (1970 : 138) qualifie d' « exercice rhétorique », permet
de voir dans la mort d'Enkidu la fin des bouleversements épiques : même le
désordre, minime, de la malédiction de la prostituée est finalement effacé.
Mais que faire de la seconde « histoire » si la mort d'Enkidu marque la fin d'un
récit qui n'appelle pas de suite ? Le voyage solitaire de Gilgamesh devient
intelligible, et la construction de l'épopée beaucoup plus évocatrice, si l'on superpose les
deux parties au lieu de les joindre, appliquant en cela un canon de l'analyse
structurale : la division d'une chaîne syntagmatique en segments superposables. En
effet, on peut mettre en parallèle le périple d'Enkidu et celui de Gilgamesh qui
lui fait suite : chacun des deux héros quitte son « monde » pour un autre, et ces
deux parcours s'achèvent sur un retour à l'ordre et la mort du héros dans son
monde d'origine. Il n'y a donc pas deux, mais trois mondes entre lesquels l'épopée
instaure certains rapports, ménage des transitions. C'est là que les hypothèses de
Kirk se montrent le plus fragiles, car il ne paraît pas légitime de réduire à
l'opposition Nature /Culture un univers mythique qui comprend au moins trois domaines :
monde des bêtes, monde des hommes, monde des dieux. Enkidu, qui vit parmi les
bêtes sauvages, échoue à conquérir une place dans la Culture, puisque de son
passage toute trace s'efface. De même Gilgamesh, le héros culturel, échoue dans
la conquête de l'immortalité et doit revenir à Uruk mourir comme un être humain.
RÉCIT ÉPIQUE ET TRADITION IO,
Le destin post mortem des héros illustre cette idée d'un retour au monde d'origine,
le texte évoquant la putréfaction (naturelle) du cadavre d'Enkidu et la gloire
(culturelle) du roi son ami. Si l'on admet ce parallèle, on doit conclure que l'épopée,
plus que des spéculations sur la mort et la « vitalité» (mais sans jamais les exclure),
exprime l'impossibilité de ménager des transitions dans le système d'entités
discrètes que constitue l'univers épique : entre Nature, Culture et Surnature sont
instaurées des solutions de continuité que le héros épique veut ignorer, mais que
le récit finalement réaffirme et même accentue, ce que résume le schéma suivant où
les déplacements des héros sont restitués dans l'univers triparti suggéré par le récit :
NATURE CULTURE SURNATURE
1 *
EnkiduJ. à Uruk Gilgamesh
des Dieux
i au Jardin
Le récit peut ainsi être conçu comme la projection, sur l'axe de la narration,
de certaines transformations paradigmatiques, ce en quoi Gilgamesh se révèle
comparable aux récits africains présentés plus haut, qui mettent en jeu des
mécanismes du même ordre : s'ouvrant sur les bouleversements d'un univers mythique
ou historique, ils s'achèvent généralement sur un retour à l'ordre, un retour au
point de départ. Cet ordre idéal, bouleversé par Yubris épique, est affirmé hors de
l'épopée par le mythe, ou l'histoire, ou le savoir commun ; autrement dit, le
système de transformations épiques a pour input un ensemble de représentations que
l'on peut précisément repérer dans l'univers culturel. Or la littérature babylonienne
montre bien ce rapport entre système « de départ » et transformations épiques. Si
20 PASCAL BOYER
colère de Ti'âmat qui décide de mener à bien le projet d'Apsû : elle lève
contre les jeunes dieux une armée de monstres effrayants et met à leur
tête le dieu Kingu à qui elle confie les Tablettes du destin.
Les dieux, effrayés, cherchent une protection contre les monstres. Marduk,
fils d'Ea, leur promet de livrer bataille contre Ti'âmat et ses créatures mais
exige pour récompense en cas de victoire la suprématie sur les autres dieux.
Marduk vainc les monstres et devient le dieu suprême. Il sépare Ti'âmat
en deux parties, qui deviennent l'eau du ciel et l'eau souterraine, reprend
à Kingu les Tablettes du destin, organise le cosmos, règle le calendrier et
répartit les tâches entre les dieux.
Marduk décide de fabriquer, pour le service des dieux, un être d'os et
de sang, et de l'appeler Lullu. Ea lui conseille de faire périr un des dieux et
de façonner Lullu avec sa dépouille. C'est le traître Kingu que l'on sacrifie
pour fabriquer l'humanité primitive.
Ensuite, Marduk divise les Annunaki, dont une partie gardera le monde
des morts. Enfin il achève la Création en faisant bâtir la cité de Babylone.
récit cohérent des origines. Quoi qu'il en soit, leur comparaison éclaire notre
compréhension de l'épopée. Dans enuma elish, les catastrophes ont pour origine
le tapage des jeunes dieux qui dérangent leurs créateurs Apsû et Ti'âmat. De
même, dans Atrahasis, c'est en se montrant trop bruyants que les primitifs
provoquent la colère d'Enlil. Cette mise en rapport du bruit du « créé » et de la fureur
du créateur, et de deux « étages » successifs dans la genèse, laisse à penser que, dans
la culture mésopotamienne, le principal « problème » de la création est
l'instauration d'une distance suffisante entre les divers mondes, en quelque sorte
l'instauration du « discret » à partir du continu. Lorsque les mondes ne sont pas « discrets »,
dans tous les sens du terme, commencent les catastrophes cosmiques. Or cette
« discrétion » est problématique puisque les créatures sont composites : Lullu est
fabriqué avec le sang d'un dieu dans enuma elish, mais aussi dans d'autres textes
mythiques comme Ninhursag (Bottéro 1952 : 84) ; Gilgamesh est composé aux
deux tiers « de la chair des dieux ».
Si la création mythique est bien l'instauration d'une discontinuité entre trois
mondes — monde de la Nature où sont placés les Lullu comme Enkidu ; monde
de la Cité, Babylone ou Uruk ; monde de la Surnature où demeurent les dieux — ,
Gilgamesh se rendant au Jardin des Dieux, Enkidu arrivant à Uruk la remettent
en cause et tentent d'en inverser le cours. Le récit épique démontre qu'il est vain
d'espérer contredire le mythe. Le schéma précédent (cf. supra, p. 19) peut donc
être complété de façon à intégrer le mythe dont l'épopée renverse la perspective
pour finalement la réaffirmer :
r l
La brousse La Cité
J
>l "divinisée"
La Culture
1Y
"humanisée"
La Nature
(Enkidu à Uruk) (Gilgamesh au Jardin
des Dieux)
La nemesis
épique
"Retour
Nature"à :la "Retour à la
Culture" :
Enkidu pourrissant Gilgamesh glorieux
RECIT EPIQUE ET TRADITION 23
dans les deux exemples choisis, de trouver au récit épique une contrepartie
mythique. Dans le cas du mvdt fang, c'est grâce au savoir commun implicitement
mobilisé par certains rituels et par l'épopée que l'on peut comprendre des
formules telles que : Immortels + fer / Mortels + ancêtres. Quant à l'épopée bam-
bara, elle manipule l'histoire récente et impose un ordre déterminé à certains
épisodes particulièrement mémorables. En somme, le point de départ et les
représentations mobilisées peuvent être très divers, et seules comptent, pour une
définition du genre, les modalités de l'évocation et les transformations opérées par le
récit épique. Celui-ci constitue une manipulation spécifique de données tirées du
savoir commun et diversement élaborées dans ce savoir. Cette manipulation
répond à des modèles formels simples qu'on doit mettre en évidence. C'est dans
cette rencontre d'un savoir commun et d'un certain modèle de manipulation que
réside la « traditionalité » du récit épique. Mais, pour justifier plus précisément ces
hypothèses, revenons sur les conceptions de la tradition brièvement évoquées en
introduction.
L'univers culturel étant constitué d'une masse d'énoncés en droit et en fait
indéfiniment variables, beaucoup d'ethnographes, et singulièrement des spécialistes
de littérature orale, adoptent implicitement une définition de la tradition
réduisant celle-ci à une simple compatibilité sémantique entre divers énoncés. Mythes,
rituels, gestes ou paroles quotidiens impliquent certaines propositions tenues pour
le « noyau dur » de l'univers culturel considéré, ensemble d'assertions sur
l'organisation du monde, de la société, etc., qui ne sont presque jamais explicites mais
qu'il faut mobiliser pour rendre pertinents les énoncés indigènes, l'interprétation
qu'en donnent les acteurs, celle de l'ethnographe, etc. (Sperber 1981). Selon le
contexte culturel, ces propositions fondamentales laisseraient plus ou moins
de champ à l'interprétation personnelle, aux variations locales, temporaires, etc.
Cette conception n'est guère refutable, mais elle aboutit souvent à des
trivialités décourageantes, et, à propos de littérature traditionnelle, au paradoxe déjà
signalé : si le texte est traditionnel en ceci qu'il présuppose certaines assertions
sur les ancêtres, l'origine du monde, etc., on ne peut voir là le fondement de sa
pertinence puisque l'évocation d'un savoir commun, si l'on n'y ajoute rien, n'est
pas en elle-même pertinente : ce qui est traditionnel serait non pertinent et ce qui
est pertinent serait non traditionnel.
C'est pour échapper à ce paradoxe que je propose de repérer la « traditionalité »
comme un fait d'ordre pragmatique et non sémantique. Tout énoncé comporte des
implications pragmatiques puisqu'il contribue à situer respectivement le locuteur,
le(s) auditeur(s), le savoir évoqué, etc. Ce domaine des actes de langage fait l'objet,
depuis Austin et Searle, de nombreux travaux utiles à la recherche
anthropologique, notamment en ce qui concerne le problème qui nous occupe : en effet, les
contextes culturels étudiés par les ethnographes, et considérés par eux comme les
plus marqués par la « traditionalité », se caractérisent souvent par cette propriété
RÉCIT ÉPIQUE ET TRADITION 25
paradoxale que des implications sémantiques très riches y sont présentes tandis
que les implications pragmatiques du discours y sont, apparemment, indéfiniment
repoussées. Celui qui parle assume les premières mais prend soin de détourner les
secondes : on devine au nom des esprits, on initie au nom des ancêtres, etc.
Dans un travail consacré aux langues secrètes et aux codes initiatiques en
Afrique noire (Boyer 1980 : passim), j'ai montré qu'ils mettaient en œuvre une
manipulation du savoir commun d'ordre essentiellement rhétorique : les énoncés
initiatiques secrets n'apportent guère d'informations spécifiques, n'ajoutent rien
à la connaissance ordinaire du monde, mais ils sont produits par l'application à
celle-ci d'opérations rhétoriques qui, d'une part permettent l'assimilation et la
mémorisation du « savoir » initiatique, d'autre part suscitent une évocation des
implications pragmatiques de ces énoncés, le recours préférentiel à tel ou tel «
opérateur » rhétorique déterminant directement les implications pragmatiques du
discours des initiés, et par conséquent l'interprétation des status d'initiateur,
candidat, « non-initiable », etc. La tradition n'est plus conçue comme la production
d'énoncés sémantiquement compatibles avec certaines propositions fondamentales,
mais plutôt comme l'application privilégiée de certaines opérations rhétoriques
simples à un domaine spécifique de la connaissance ordinaire.
Les récits épiques se fondent sur des manipulations analogues.
J'examinerai d'abord les aspects sémantiques en montrant que le récit épique mobilise un
domaine déterminé du savoir commun et qu'il implique certaines transformations
des propositions évoquées. Je m'attacherai ensuite aux aspects pragmatiques de
1' « énonciation épique », notamment aux prémisses, fournies par les épopées, de
l'interprétation symbolique de l'activité des poètes traditionnels5.
Dans nos trois exemples, le récit présente un univers en déséquilibre qui
finalement revient à un état stable ; ce thème ne peut être tenu pour un critère du genre,
et beaucoup d'épopées n'en font pas mention. Cependant, si l'on tient ces
bouleversements pour les exploitations narratives, très diverses, de schemes intellectuels
beaucoup plus généraux, on pourra peut-être y voir la réalisation en surface d'une
« structure profonde » définissant le genre.
Gilgamesh évoque les désordres provoqués par les héros dans les mondes des
vivants, des dieux et des morts. Au point crucial du récit, lorsque dieux et héros
s'affrontent ouvertement, la déesse Ishtar menace d'ouvrir les portes de l'univers
chthonien, de provoquer la confusion des mondes. Ces désordres ont pour origine,
dans le récit même, le déplacement d'un monde à un autre de chacun des héros :
Enkidu le sauvage arrive en ville, le roi Gilgamesh part vers le Jardin des Dieux.
Chacun est porteur d'une série de motifs narratifs qui le définissent, comme dans
tout récit traditionnel (Smith 1980 : 329). Ces caractéristiques permettent de
« classer » le héros, en l'occurrence de lui assigner un monde d'origine. Or les
5. En effet, le status des poètes traditionnels est généralement l'objet d'une interprétation
symbolique dont les récitants eux-mêmes fournissent les éléments de départ et la direction.
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paiement du tribut à Ségou, qui caractérise les différentes cités ; aussi Yubris prend-
elle la forme d'une pure contradiction : Silâmaka est à la fois rebelle à Ségou et
allié de cette cité. Dans le mvdt fang, il s'agit moins de contradiction que de
paradoxe : le fer est certes caractéristique d'Engong, comme les ancêtres le sont d'Oku,
mais les ancêtres fabriquant du fer sont des usurpateurs ; et le barde résout ce
paradoxe à l'aide de celui, inverse, des Immortels réclamant l'aide des ancêtres.
Dans le récit babylonien, l'opposition est moins tendue, et l'oxymoron apparaît
comme un simple mélange : Enkidu est à la fois homme et animal, Gilgamesh est
aux deux tiers divin.
Dans les trois cas, la relation entre situation de départ et paroxysme épique
s'établit selon le modèle de l'oxymoron : un caractère définissant une entité est
attribué à l'entité antagoniste complémentaire, ce qui a, selon nous, l'avantage de
concilier et même de confondre pertinence et « traditionalité ». Les domaines
évoqués sont chaque fois différents, mais la transformation épique prend pour
objet, dans chaque cas, une opposition symbolique irréductible, point de départ
d' elaborations symboliques individuelles.
Les interprétations, exégèses, elaborations diverses, qui prennent de telles
oppositions comme point de départ, ont pour figure privilégiée l'analogie. C'est
par analogie (x : y : : A : B) que l'on peut classer toutes sortes d'éléments d'ordre
empirique au fur et à mesure des besoins. La meilleure illustration est fournie par
la pensée dualiste qui sépare l'ensemble des êtres et des choses en droite et gauche,
chaud et froid, haut et bas, etc. Le récit épique intervient dans un domaine de
connaissances structuré par des schemes analogiques de ce type, mais y contredit
implicitement une des propositions produites par analogie, et précisément repé-
rables dans l'univers culturel. Ces propositions, de forme x e A, y g B, etc., sont
démenties par le récit qui explore des combinaisons de forme y g A : l'épopée évoque
directement un certain domaine de connaissances, mais contredit les prémisses qui en
fondent V élaboration ordinaire.
Ainsi peuvent se rejoindre pertinence et tradition, à condition de prendre
en compte les possibilités concrètes d'assimilation, de mémorisation du savoir
commun. Celui-ci pourrait, en théorie, être transmis et assimilé de bien des façons.
A un extrême, une transmission « extensive » fournirait la simple énonciation de
tout ce que la connaissance commune peut dire à propos de tel ou tel objet, mais
ce type d'énoncé, on l'a vu, est non pertinent et ne peut être ni assimilé ni
mémorisé. A l'autre extrême, une transmission totalement « comprehensive » consisterait
en l'explicitation du scheme intellectuel qui justifie les elaborations analogiques
communes, mais une telle théorisation implique l'usage de certaines catégories
abstraites absentes de l'outillage conceptuel des sociétés en question. Entre ces
deux extrêmes, on peut concevoir que l'assimilation et la mémorisation d'un
scheme se font intuitivement selon des mécanismes originaux. Celui qu'on a
proposé — l'oxymoron — fonde sa pertinence sur le démenti (provisoire) apporté
28 PASCAL BOYER
à une analogie fondamentale. Dans ce cas, il n'est pas nécessaire que les catégories
elles-mêmes soient évoquées : c'est vers les conditions de leur application que le
récit oriente l'attention des auditeurs. Le mvdt, en présentant un monde où les
ancêtres fabriquent du fer, évoque le domaine de l'efficacité magique et ses rapports
avec le culte des ancêtres. Dans Dionkoloni, c'est l'identité de chaque cité définie
par ses rapports avec les divers pouvoirs qui est objet d'attention. L'épopée de
Gilgamesh offre le cas de figure le plus simple puisque le domaine évoqué, celui
du partage de l'univers, est explicitement traité par d'autres récits.
L'épopée, comme d'autres manipulations symboliques, joue donc sur
l'application des catégories. Celle-ci est traditionnelle en ce qu'elle opère sur le savoir
commun des transformations simples qui permettent d'en mémoriser certains
schemes fondamentaux. Elle est pertinente en ceci que ces transformations
répondent à un modèle spécifique — ici, l'oxymoron — qui, contredisant certaines
prémisses du savoir ordinaire, suscite une évocation symbolique portant sur les
applications virtuelles des catégories. Cette conception du genre épique permet de
rendre compte de ses diverses caractéristiques narratives, notamment la
possibilité de suspendre indéfiniment la résolution de l'oxymoron et donc de produire
de nouveaux rebondissements dans le récit, possibilité qui permettrait sans doute
d'opposer l'épique à d'autres styles narratifs dans lesquels la construction de la
pertinence s'opère autrement.
Sur un plan plus général, on peut dès lors concevoir que les modèles de
manipulation du savoir sont en nombre limité, et que les genres littéraires traditionnels
qu'observe l'ethnographe sont produits par la rencontre de modèles simples et
généraux et d'un savoir particulier. La spécificité de chaque genre réside dans la
mise en relation originale de deux ensembles : celui des mécanismes rhétoriques,
supposé fini et universellement disponible, et celui des savoirs communs,
extrêmement variables.
S 'agissant de la portée pragmatique des manipulations du savoir qui
caractérisent le genre épique, je ne proposerai pas d'hypothèses générales, mais
seulement une direction de recherche, et ce pour deux raisons. La première, empirique,
tient à l'insuffisance des données sur un sujet peu étudié jusqu'à présent : entre la
recherche sociologique (sur le status des chanteurs d'épopée) et l'étude proprement
littéraire (des récits eux-mêmes), on ne trouve guère de travaux consacrés aux
commentaires symboliques. La seconde raison, théorique, est que les implications
pragmatiques varient avec le domaine de savoir auquel sont appliquées les
transformations. Toutefois, la mise en évidence d'un modèle commun de manipulation
du savoir sous-jacent au récit épique permettrait sans doute, comme on va le voir
sur un exemple simple, d'orienter cette recherche.
Pour comprendre comment s'articulent aspects sémantiques et pragmatiques
de certaines énonciations, il est utile de comparer des exemples pour lesquels un
modèle sémantique commun semble aboutir à des implications pragmatiques
RÉCIT ÉPIQUE ET TRADITION 29
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Résumé
A bstract
Pascal Boyer, Epie Narrative and Tradition. —The author proposes a novel
definition of the epic genre as a mode of traditional utterance. Tradition is
conceived here neither as an average nor as a resultant of common knowledge,
nor even as a template for such knowledge, but rather as a particular élabora-
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