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L'Homme

Récit épique et tradition


Pascal Boyer

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Boyer Pascal. Récit épique et tradition. In: L'Homme, 1982, tome 22 n°2. pp. 5-34;

doi : https://doi.org/10.3406/hom.1982.368278

https://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1982_num_22_2_368278

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RÉCIT ÉPIQUE ET TRADITION

PASCAL BOYER

Les définitions et classifications des genres littéraires présentent, du point de


vue anthropologique, deux défauts rédhibitoires : elles sont imprécises et le plus
souvent stériles. En effet, elles fondent des classes de textes qui ne sont pas
homogènes. Et quand même elles le seraient, cela n'aurait guère d'intérêt pour les
anthropologues, car les critères distinctifs retenus permettent rarement de
construire des hypothèses fécondes à propos des littératures traditionnelles, leur
transmission, les processus cognitifs qu'elles mettent en jeu, etc. Je proposerai ici des
critères spécifiquement anthropologiques et tenterai de les appliquer à la définition
d'un des genres de la littérature orale, le récit épique.
Selon D. Ben-Amos (1974 : 266), les définitions des genres utilisent
habituellement quatre sortes de critères : thématiques, structuraux, archétypaux ou
fonctionnels, selon que l'accent est mis sur les thèmes communs à une classe de textes,
sur la structure qui les informe, sur les grandes « préoccupations humaines » qu'ils
expriment, ou sur leur fonction dans les divers systèmes sociaux. Mais ces critères
pourraient s'appliquer à bien d'autres domaines de l'univers culturel de toute
société humaine. On doit, pour en proposer de meilleurs, partir d'une conception
moins triviale des littératures orales.
Il importe tout d'abord de ne pas réifier la littérarité, comme le font beaucoup
de théories. Dans la plupart des sociétés, un auditeur quelconque peut,
intuitivement, faire un partage approximatif entre les énoncés « littéraires » et les autres.
Mais cette « littérature » n'échappe pas pour autant aux conditions générales de
construction et d'interprétation des énoncés, dont elle ne forme qu'un sous-
ensemble. Comme le remarque P. Smith (1974 : 295) : « II ne s'agit, en dernière
analyse, de rien d'autre que de discours qui sortent de certaines têtes pour entrer
dans certaines autres, et le fond de permanence qui permet de leur conférer le
statut d'objets distincts, constitue moins une fin en soi qu'une réponse parti-

* Je remercie Roberte Hamayon, Éric de Dampierre, Pierre Smith et Dan Sperber qui
ont bien voulu lire et commenter une première version de cet article.

L'Homme, avr.-juin IÇ82, XXII (2), pp. 5-34.


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culière aux exigences du dispositif mental. » II s'ensuit que toute théorie de la


littérature orale présuppose une théorie générale de la production et de la
compréhension des énoncés, à laquelle elle ne fait qu'ajouter des conditions restrictives
censées rendre compte, notamment, de l'intuition de littérarité. J'espère montrer
qu'en suivant ces principes on peut donner une définition opératoire du récit
épique.
Admettons pour commencer que les « textes » littéraires recueillis par un
ethnographe constituent des séquences d'énoncés pertinentes et traditionnelles. Par «
pertinence » on peut entendre l'aboutissement de ce que P. Grice (1975) nomme «
coopération », c'est-à-dire le calcul des présuppositions, implications, etc., permettant
de comprendre la raison d'être de l'énoncé. D. Sperber (1975) en propose une
définition plus fine : l'interprétation d'un énoncé suppose la mobilisation d'un certain
savoir partagé par l'auditeur et le locuteur ; un énoncé est pertinent si ses
implications permettent d'ajouter des conséquences nouvelles à une des propositions
de ce savoir ; un énoncé dépourvu de sens n'est pas (en principe) pertinent, un
constat d'évidence ne l'est pas non plus ; il existe bien des propositions auxquelles
il peut être relié, mais il n'y ajoute rien.
On supposera ici que les différences entre genres littéraires proviennent de
différences entre les domaines de savoir évoqués aussi bien qu'entre les modalités
de l'évocation. Les genres littéraires ne sont donc qu'accidentellement des classes
de textes, et on doit les distinguer par les dispositions mentales qu'ils rendent
manifestes, dispositions assez simples et générales pour être repérables dans toutes
sortes de discours, même non littéraires, comme le suggère T. Todorov (1978b :
44-60). Si on admet cela, on peut dire qu'un récit oral n'a aucun intérêt pour ceux
qui l'écoutent s'il ne fait que formuler ce qu'ils savent déjà. Or c'est là ce que l'on
considère généralement comme « littérature traditionnelle ». En d'autres termes,
si la littérature fang ou bambara ne faisait que restituer certains grands thèmes
de la pensée des Fang ou des Bambara, elle ne présenterait aucun intérêt pour eux.
Beaucoup d'auteurs ont cru échapper à ce paradoxe en invoquant la part de
l'imagination créatrice, de l'invention personnelle, autour du « noyau » traditionnel des
littératures orales. Mais de telles remarques ne constituent pas une théorie et en
annulent même la possibilité. Car si l'on attribue l'attention des auditeurs au
seul « talent » des conteurs, la part « intéressante », c'est-à-dire pertinente, des
littératures orales échappe nécessairement à l'analyse anthropologique et n'est
en fait qu'un heureux hasard, tout juste explicable en termes de psychologie
individuelle.
Pour éliminer ces paradoxes et incertitudes, je poserai l'hypothèse que la « tra-
ditionalité » des énoncés littéraires n'est pas d'ordre sémantique mais pragmatique,
qu'elle repose non pas sur la compréhension des récits eux-mêmes, mais sur une
disposition particulière des locuteurs et auditeurs. C'est pourquoi, au lieu de définir
les épopées — ainsi qu'on le fait généralement — comme des récits d'aventures
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héroïques, aux personnages et aux situations paroxystiques, dont quelque « guerre


des mondes » est le thème essentiel, je tenterai, en comparant trois exemples de
récits épiques, de proposer une définition plus rigoureuse qui rende compte de ces
caractères généraux comme autant de conséquences du modèle de pertinence mis
en jeu par la narration épique.

Chez les Fang du Sud-Cameroun, du Gabon et de la Guinée Équatoriale, le


terme mv2t désigne un instrument de musique, la «harpe-cithare» faite d'une
branche de palmier-raphia, et dont s'accompagnent les poètes itinérants qui
animent les veillées en récitant des contes, anecdotes ou épopées ; ce nom est
attribué par extension aux récits eux-mêmes.
Le mvdt n'est pas manié par des profanes ; une longue et pénible initiation,
comportant trois degrés auxquels correspondent trois principaux genres de récits
(Alexandre 1974 : passim), est obligatoire. Une fois passées les plus dures épreuves,
celles qui mettent le candidat en contact avec le monde des ancêtres et des
esprits, le barde est autorisé à chanter le genre suprême du mvdt, l'épopée (mv9t
ekarj), qui seule nous occupera ici.
Les récits épiques content les aventures fantastiques des peuples d'Oku et
d'Engong, les Mortels et les Immortels, en guerre perpétuelle : Engong possède la
« médecine de vie » (le secret de l'immortalité) qu'Oku cherche toujours à lui ravir.
L'épopée présente et explore un univers démesuré, aux personnages et aux
événements inouïs : on s'y poursuit en traversant la terre, en sautant par-dessus les arcs-
en-ciel ; on n'y emploie ni sagaie ni bouclier mais des boules de fer en fusion, un
éléphant volant en fer, des ciseaux magiques et meurtriers, un fusil aux balles
« suiveuses ». Dans ce monde de guerriers intrépides et de « grandes femmes »,
l'amour, le courage et l'orgueil sont poussés à l'extrême.
Nous suivrons le texte le plus riche actuellement publié, celui chanté par Zwè
Nguéma (1972). Comme les autres chants épiques fang, il commence par un rappel
de la genèse et une description des mondes d'Oku et d'Engong. Engong est le
« peuple du fer » auquel un arsenal métallurgique impressionnant assure la
suprématie dans les combats ; mais il est aussi le « carrefour des palabres » dont les
disputes intestines font la faiblesse. A l'opposé, Oku est un peuple uni, solidaire,
et si ses guerriers ne disposent pas de la « médecine de vie », ils ont en revanche
l'appui des ancêtres1 dont ils essaient d'utiliser la magie pour obtenir eux aussi
l'immortalité.

1 . Ces êtres alliés à Oku sont appelés par Zwè Nguéma, tantôt des bakôn, tantôt des bzmvdm.
Les bskôn sont des « fantômes », esprits des morts au statut transitoire, tandis que les bdmv&m
« grands-pères », sont les ancêtres au sens courant du terme.
8 PASCAL BOYER

Au commencement du récit, un défi est lancé par Zong Midzi, grand


guerrier d'Oku, aux Immortels qui ont l'audace de respirer et par là de
limiter la portée de son souffle. Zong Midzi décide de faire porter un message
à Angone Endong, un des chefs d'Engong : « Allez lui dire qu'il ignore peut-
être la mort, mais que le jour où il m'entendra arriver [...] il ne pourra plus
respirer que chez les fantômes » (II I27).
A peine le message de Zong Midzi délivré, les Immortels commencent
à fourbir leurs armes et se munissent de leurs fétiches. Mais ces préparatifs
guerriers
d' Angonesont
Endong,
interrompus
qui a repoussé
par une nouvelle
les avances
stupéfiante
de milliers
: Nkoudang,
de soupirants,
nièce
annonce à tous qu'elle est subitement tombée amoureuse de Zong Midzi,
qu'elle n'a jamais rencontré : « Je ne puis plus vivre si je n'épouse pas Zong
Midzi» (IV/11).
De chaque côté on se met en route : Zong Midzi pour porter la guerre
chez les Immortels, Nkoudang pour aller déclarer elle-même sa passion
scandaleuse à l'ennemi de sa tribu. Ces deux déplacements symétriques,
occasion d'aventures secondaires, sont évoqués en alternance jusqu'à la
rencontre, évidemment explosive : Esone Abeng, épouse de Zong Midzi, et
Nkoudang sont tuées.
C'est le point de départ de combats paroxystiques qui vont occuper
encore plusieurs chants. Ils aboutissent à la capture de Zong Midzi par les
Immortels qui dévastent le pays d'Oku. Mais Zong Midzi s'enfuit et se
réfugie chez les ancêtres qui décident de le rendre immortel et
entreprennent le rituel approprié.
Anyeng Ndong, le magicien d'Engong, les surprend alors, et les
Immortels font appel à leurs propres ancêtres2 qui obligent ceux d'Oku à
interrompre le rituel. Zong Midzi est tué par Akoma Mba, le chef suprême
d'Engong, qui lui fait avaler du fer en fusion. C'est la fin du mvdt.

On ne peut suivre ici toutes les péripéties d'un récit dont la complexité est
censée témoigner de la virtuosité du poète. Une étude générale des épopées fang
reste encore à faire, qui rendrait compte de la richesse des évocations symboliques
qu'elles mettent en jeu. Quitte à sacrifier dans cette matière impressionnante, on
s'attachera ici à l'un des épisodes cruciaux — sur les plans narratif et symbolique
— du mv9t de Zwè Nguéma, celui de « l'immortalisation » manquée de Zong Midzi.
Après des combats qui ne peuvent finir, puisque la surenchère de violence et de
magie permet à chaque tribu de regagner la suprématie après l'avoir perdue, cette
péripétie mène le récit à son terme. La « fabrication » d'un Immortel constitue par
ailleurs une description pratique de la « médecine de vie » et fournit donc une
introduction commode aux notions symboliques investies dans l'opposition Engong/
Oku.

Ayant pu échapper à ses ennemis, Zong Midzi rejoint le monde des ancêtres

2. Le récit de Zwè Nguéma joue sur cette ambiguïté : ceux d'Engong font appel à leurs
ancêtres, mais ce sont finalement les ancêtres (y compris ceux d'Oku) qui interrompent la
fabrication du guerrier immortel.
RECIT EPIQUE ET TRADITION 9

en suivant une rivière puis en se glissant dans une anfractuosité du sol,


au fond d'une grotte.
Les ancêtres acceptent de l'immortaliser. Pour ce faire ils préparent
un grand bassin dans lequel ils plongent Zong Midzi qu'ils recouvrent de
draps blancs puis de grosses pierres, et façonnent des soufflets qu'ils
disposent autour du bassin. Enfin ils remplissent le foyer de charbon de bois,
actionnent les soufflets pour activer le feu et chantent en faisant « un bruit
étrange... » (XI/89-94, XII /1-2).

Tous ces détails concourent à créer une analogie entre « médecine de vie » et
fonte du fer. En effet la disposition du bassin et des pierres, l'usage du charbon de
bois et jusqu'au nombre des soufflets rappellent les séances de fonte qui, dans la
tradition fang, sont extrêmement ritualisées. Si cet épisode mène le récit à son
dénouement, tandis que les batailles furieuses qui le précèdent n'aboutissent à rien
et semblent pouvoir se prolonger indéfiniment, c'est, semble-t-il, qu'avec cette
« fabrication » d'un homme de fer, les bouleversements hyberboliques sont eux-
mêmes dépassés et qu'on en arrive au degré ultime du désordre. Cette fonte d'un
homme fait en quelque sorte basculer l'univers épique. En effet, Engong étant
défini comme le peuple du fer et le village des Immortels, on pouvait supposer que
ces deux traits n'en faisaient qu'un, et l'épisode de la fonte confirme bien que
l'immortalité est d'essence « métallurgique ». En maniant les soufflets et le charbon
de bois, les ancêtres d'Oku usurpent ce qui fait l'identité du village adverse. C'est
bien là un désordre superlatif qui concerne non plus le rapport de forces entre les
deux villages, mais leur définition dans l'univers épique.
Pour arrêter « l'immortalisation » de Zong Midzi, le magicien d'Engong, Anyeng
Ndong, en avise les ancêtres des Immortels qui obligent les fondeurs à interrompre
leur travail et à leur livrer Zong Midzi (XII /31-33). Ainsi ce désordre est-il
compensé par un désordre inverse : aux Mortels utilisant la métallurgie répondent
les Immortels mobilisant leurs ancêtres. Le récit se termine sur la mort de Zong
Midzi, qui figure un retour à l'ordre initial, à la suprématie des Immortels.
On peut diviser cet épisode en quatre phases principales : (1) Engong et Oku
s'affrontent avec leurs armes et à l'aide de leurs alliés propres ; (2) Oku s'empare
du secret de la puissance d'Engong, la métallurgie ; (3) Engong réagit par un
détournement symétrique des alliés d'Oku, les ancêtres ; (4) on en revient au
rapport de forces initial entre Mortels et Immortels. Au cours du récit, les valeurs
associées à l'opposition Engong/Oku sont inversées deux fois puisqu'on trouve
successivement, en reprenant les quatre phases :

(1) Oku + ancêtres / Engong + fer


(2) Oku + ancêtres + fer / Engong
(3) Oku / Engong + ancêtres
(4) Oku + ancêtres / Engong + fer
10 PASCAL BOYER

Les deux villages échangent donc leurs attributs respectifs, ou plutôt chacun
usurpe ce qui définit l'autre. C'est sur l'usurpation de la métallurgie par les
Mortels et leurs ancêtres qu'insiste le récitant, c'est elle qui constitue le point
culminant du récit, l'usurpation symétrique — les Immortels recourant à l'aide de leurs
ancêtres — n'en étant qu'une conséquence obligée. Ce désordre fondamental
constitue le ressort dramatique principal du récit de Zwè Nguéma ; on le retrouve,
avec la même fonction, dans d'autres épopées du mvdt. Dans un récit moins
grandiose que celui-ci et au style plus commun, Daniel Osomo, chanteur bulu du
Cameroun, conte l'épopée de Mekui Mengomo Ondo, jeune guerrier d'Engong
banni du village des Immortels pour son insolence (Belinga 1978).

Exilé dans le village de F « Homme Bleu », Enfeng Ndong (monde des


Mortels), Mekui Mengomo Ondo accomplit des travaux prodigieux pour le
compte de son gardien. Mais, bientôt las de l'exil, il s'enfuit en enlevant
une épouse d'Enfeng Ndong. C'est le début de combats fantastiques. Les
Immortels se rangent du côté de Mekui Mengomo Ondo. Finalement Akoma
Mba, chef des Immortels, envoie des émissaires au pays des ancêtres, car
ceux-ci actionnent les soufflets qui « avivent » Enfeng Ndong. Ils crèvent
les soufflets et peuvent enfin triompher de l'Homme Bleu.

On retrouve ici le thème de l'homme forgé par les ancêtres qui met en échec les
Immortels. Dans ce récit comme dans celui de Zwè Nguéma, l'alliance des ancêtres
et des Mortels intervient à la fin du récit comme l'issue d'une situation d'égalité
apparente ; il ne s'agit pas seulement d'un procédé narratif, d'une cadence
grandiose qui permettrait au joueur de mvdt de conclure la série des combats mythiques.
Certains récits, notamment l'épopée composée en français par P. Ndong Ndou-
toume, en font le point de départ d'aventures héroïques : les Mortels, pour
supprimer les guerres, décident de faire disparaître le fer, et pour guerroyer contre
les Immortels, utilisateurs des armes de fer, créent un être composite, mi-chair
mi-fer, qu'animent les ancêtres (Ndong Ndoutoume 1975 : 30-34 et 128-132,
notamment) .
Pour comprendre les implications de ce thème, rappelons quelles
représentations sont associées à la métallurgie dans la tradition fang. Les forgerons fang ne
formaient pas un groupe endogame de bas status* comme dans d'autres sociétés
africaines. Leur travail était l'objet d'une élaboration symbolique complexe,
centrée sur l'opération de fonte du minerai : les séances de fonte devaient
rassembler les membres de plusieurs clans et des spécialistes rituels ; le charbon de bois
devait provenir de certaines espèces d'arbres dont l'écorce était utilisée comme
poison d'ordalie ; enfin on devait enterrer, à proximité des fondeurs, une boîte en
écorce contenant le crâne d'un ancêtre (Tessmann 1972 : 225).

3 . Status est ici employé dans le sens de « complexes de rôles », et non de catégorie sociale
(Parsons 1951 : 25).
RÉCIT ÉPIQUE ET TRADITION II

A suivre le détail des rituels de la fonte tels que les rapporte Tessmann {ibid. :
224-235), on s'aperçoit que la réussite de l'opération dépend de deux facteurs : le
forgeron doit posséder Yevur, substance dont l'efficacité magique est
indispensable ; il doit s'assurer la caution des ancêtres qui garantit l'ordre clanique. La
métallurgie peut être assimilée, suivant les besoins, à la sorcellerie ou à un travail
ancestral. A l'opposé des sociétés qui assignent aux forgerons une position uni-
voque, la tradition fang ne leur attribue pas de status strictement déterminé. Les
techniques de la forge fournissent néanmoins des repères pour intégrer la
métallurgie dans le système symbolique qui sous-tend la définition de la plupart des
status : celui des rapports entre magie-sorcellerie et culte des ancêtres (Mallart-
Guimera 1975). Mais ces repères ouvrent diverses possibilités, et ce que certains
auteurs ont appelé 1' « ambiguïté » de la position du forgeron tient en fait à cette
possibilité d'orienter, selon les événements, le rapport entre technique et status.
C'est ce domaine de représentations que mobilise le récit épique. On ne peut
certes considérer l'univers épique comme une traduction littéraire de ces
représentations, mais en démontrant l'impossibilité d'une métallurgie ancestrale, l'épopée
évoque et dément à la fois certains principes qui fondent la conception fang de
l'efficacité technique. On reviendra plus loin sur les modalités formelles de cette
évocation. Mais on peut d'ores et déjà énoncer que la narration épique est
pertinente en ceci qu'elle oriente l'attention des auditeurs vers des possibilités inédites
d'application d'un certain système conceptuel.

II

On trouve une organisation comparable dans les épopées bambara, en


apparence très éloignées du mvet fang. Elles n'explorent pas en effet un univers mythique
spécifique, mais évoquent des événements historiques récents dont elles réarrangent
le récit. Leur style très concis, aux multiples sous-entendus, contraste avec la
profusion et la redondance du mv9t. Les personnages eux-mêmes permettent
d'opposer ces deux genres épiques : dans le mvdt, les guerriers de chaque camp sont peu
différenciés et représentent des figures simples (le « très riche », le « très
orgueilleux », le « très querelleur », etc.), tandis que les héros bambara ont une personnalité
marquée et complexe dont la description exige des chanteurs une psychologie
subtile.
L'épopée bambara développe une thématique que l'on trouve également dans
de nombreux récits peuls. Les événements historiques qui forment l'essentiel de
ces récits mettent aux prises les royaumes bambara et les chefferies peules. Le récit
de La Prise de Dionkoloni évoque la période d'expansion de l'empire de Ségou, cité
bambara qui connut son apogée à la fin du xvme siècle, assujettisant les régions
voisines et reconstituant en partie l'antique empire du Mali grâce à l'existence
12 PASCAL BOYER

d'une organisation politique et militaire originale basée sur la classe d'âge (ton)
transformée peu à peu en armée de métier. Les tondion (« captifs de la promotion »,
ou soldats) étaient soumis à la seule autorité du roi ; recrutés dans toutes les
classes de la société, c'étaient le plus souvent des « têtes brûlées » dont la cruauté
est complaisamment rapportée par les griots (Kesteloot & Dumestre 1975 : 10). Les
guerres qu'ils menaient consistaient en tueries et pillages ; la razzia consommée,
la cité vaincue devait payer un tribut. On comprend que les tondion, dont le seul
revenu était une part du butin, aient poussé le roi à entreprendre des conquêtes
toujours plus lointaines (Dumestre 1979 : 15). Les cités conquises devaient en
particulier acquitter le « prix du miel », tribut payable en or et censé financer
— d'où son nom — l'hydromel consommé par les nobles. Get impôt annuel est au
centre de nombreuses péripéties épiques, Ségou n'hésitant pas à envoyer de
véritables armées pour extorquer le « prix du miel ».
C'est là l'arrière-plan du récit du griot bambara Sissoko Kabinè, consacré aux
démêlés de Ségou avec la cité de Dionkoloni (Kesteloot & Dumestre 1975).

Le roi de Ségou, Da Monzon, voit son avancée vers le Nord interrompue


par la résistance de la cité de Dionkoloni. Les sages et les marabouts de
Ségou ont préparé un fétiche qu'il suffira de lancer dans le puits aux
sacrifices de Dionkoloni pour désarmer la cité par magie. Mais c'est là une
expédition périlleuse, et les tondion qui l'entreprennent sont toujours mis en fuite.
C'est alors qu'arrive à Ségou le Peul Silâmaka, chef du Mâcina. Ses
insolences à l'égard de Da Monzon le font remarquer de tous et lui
vaudraient la mort si les sages ne conseillaient au roi de Ségou de prendre cet
homme terrible pour allié dans sa guerre contre Dionkoloni.
Silâmaka accepte et part pour Dionkoloni. Seul contre mille, il parvient
à jeter le fétiche dans le puits aux sacrifices, enlève une jeune fille, Yaman,
et retourne dans la plaine où il attend les guerriers de Dionkoloni : c'est
alors une série de combats singuliers où Silâmaka donne toute la mesure
de sa bravoure.
Silâmaka revient donc victorieux à Ségou où Da Monzon lui offre en
récompense une de ses épouses. Mais Silâmaka la refuse en des termes pires
qu'injurieux et il offre à Da Monzon la jeune Yaman, sa captive de
Dionkoloni. Puis il rentre chez lui au Mâcina.
Les tondion et le roi Da Monzon lui-même, poussés à bout par la
condescendance et l'orgueil de Silâmaka, décident d'en finir avec cet allié
encombrant. On se souvient alors que Silâmaka a refusé des années durant de
payer le tribut à Ségou : on envoie donc au Mâcina plusieurs expéditions
que Silâmaka met chaque fois en déroute.
Les marabouts de Ségou fabriquent un nouveau fétiche pour écraser le
Mâcina. Il s'agit d'une flèche composée d'un alliage spécial, qu'un enfant
albinos devra faire tomber sur Silâmaka. On cache l'enfant dans un
tamarinier sous lequel Silâmaka vient souvent chanter sa gloire. Le stratagème
réussit et Silâmaka est tué par traîtrise.
Son fidèle ami, le captif Poullori, part alors à la rencontre des cavaliers de
Ségou, les contraint à une fuite honteuse et disparaît avec eux dans le fleuve.
RÉCIT ÉPIQUE ET TRADITION 13

II semble difficile de suivre A. Hampaté Ba et L. Kesteloot (1968 : 8) lorsqu'ils


écrivent que « l'épopée bambara attribue toujours le beau rôle à son prince » : le
portrait de Silâmaka éclipse en effet celui de Da Monzon. Si finalement celui-ci
triomphe, le « beau rôle » est réservé au Peul que l'on ne peut vaincre que par
traîtrise, en une sorte d'anti-combat (avec un enfant et non un homme, un albinos
et non un Noir Bambara, au moyen d'une flèche tombée et non tirée, etc.). Le
récit peut donc être interprété selon deux directions opposées. Si l'on prend en
compte le seul résultat militaire, politique, il « penche » du côté de Ségou en lui
attribuant, à peu près conformément aux données historiques, la victoire sur
Dionkoloni et le Mâcina. Mais si l'on considère l'héroïsme épique et sa valeur
exemplaire, c'est le type du héros peul, courageux et plein de dédain, qui est valorisé,
en contraste avec la brutalité lâche des tondion. Cette divergence entre la
conclusion du récit et sa « morale » implicite n'est pas une simple conséquence du
caractère mouvementé des événements évoqués ou d'une indifférence du griot aux
valeurs ethniques investies dans des combats datant de deux siècles. Elle tient à la
construction même du récit, qu'elle nous permet d'approfondir.
Pour mettre mieux en lumière cette construction, j'opérerai une distinction
— qui n'a, bien sûr, qu'une valeur heuristique — entre l'évocation fondée sur la
seule logique narrative — celle de l'histoire des conquêtes bambara — et
l'évocation du comportement héroïque : celle-ci, qui tourne à l'avantage du Peul, est
également l'argument essentiel des épopées peules de Silâmaka qui rassemblent
divers épisodes de la jeunesse du héros destinés à en dresser un portrait précis et
nuancé, avant de narrer ses exploits contre Da Monzon [cf. notamment Seydou, éd.,
1972) . Dans ces récits le résultat ne compte pas, seul importe le comportement du
héros, conforme à l'idéal peul de noble retenue. Or, s'agissant de la psychologie
héroïque, la comparaison avec les récits peuls fait apparaître la relative pauvreté de
Dionkoloni, due surtout au fait que Silâmaka y incarne des valeurs strictement
opposées dans les deux parties du récit : tout d'abord allié de Ségou et menant pour
le compte de Da Monzon la répression contre une cité rebelle, on s'aperçoit ensuite
qu'il est lui-même rebelle, et de longue date. Pour articuler les deux récits — la
prise de Dionkoloni et le combat de Ségou contre Silâmaka — , le griot met au
premier plan les tondion, blessés par la supériorité tranquille et froidement injurieuse
de Silâmaka. Mais quel que soit son talent pour rendre cohérente cette matière
hétéroclite, on ne peut s'empêcher de s'interroger sur ce rapprochement et sur sa
« rentabilité » symbolique.
Cette question se pose d'autant plus que le griot, pour bâtir ce récit en deux
épisodes, confond deux personnages bien distincts des chroniques historiques
bambara (Kesteloot & Dumestre 1975 : 12-14) : Koumba Silamakan, à qui sont
traditionnellement attribués les exploits de la première partie du récit, principalement
l'aide apportée à Ségou contre Dionkoloni, et Silâmaka Diko, du Mâcina, qui mena
une guerre contre Ségou pour avoir refusé de payer le tribut. Le conteur bambara
14 PASCAL BOYER

mêle donc des éléments que la tradition historique sépare, pour aboutir à la
création d'un personnage quelque peu contradictoire.
Selon L. Kesteloot, c'est la construction du récit, la logique narrative, qui
explique le recours à ces données hétérogènes : «... la fusion des deux histoires en
a produit une tierce, plus belle et plus intéressante » (ibid. : 15). En effet, Dionkoloni
paraît résulter de l'entrecroisement de deux thèmes parallèles : l'affrontement de
deux cités (Ségou et Dionkoloni) puis de deux héros (Da Monzon et Silâmaka) . Ce
double affrontement suit les étapes homologues du défi (ubris) et de la vengeance
(nemesis). La duplication de chacune de ces étapes conduirait donc à un récit
condensé en quatre épisodes principaux : (1) le défi que constitue la résistance de
Dionkoloni à Ségou ; (2) le défi personnel de Silâmaka envers Da Monzon ; (3) la
vengeance de Ségou et la destruction de Dionkoloni ; (4) la vengeance personnelle
de Da Monzon exercée sur Silâmaka dans la guerre contre le Mâcina (ibid. : 17)4.
Cette construction contribue à la qualité dramatique du récit et en « surdétermine »
en quelque sorte le déroulement, puisque les événements qui se succèdent dans
l'ordre narratif s'opposent et se répondent sur l'axe paradigmatique. Mais la
qualité de construction d'un récit, même si elle justifie amplement, aux yeux du
griot et de ses auditeurs, l'éclectisme et les manipulations de la tradition, ne doit
pas éblouir l'ethnographe au point de ne plus y chercher d'autre justification
qu'esthétique. C'est bien pourquoi L. Kesteloot note que le griot, en assimilant
Silamakan et Silâmaka, redresse le tort fait à la grandeur bambara et repense
l'histoire de Ségou dans le cadre d'une certaine morale politique. Dans la chronique
historique, Koumba Silamakan, après avoir vaincu Dionkoloni, retourne dans son
village de Mourdiah, et Da Monzon perd la face sans pouvoir se venger. En faisant
suivre cet épisode de celui narrant la guerre contre le Mâcina, le griot semble
conformer la suite des événements à son leitmotiv proverbial : « Si grande que
soit la marmite, elle a toujours un couvercle » (ibid. : 26). Mais ce raisonnement
serait circulaire — la « morale » justifiant l'ordre du récit, et réciproquement — si
Dionkoloni ne donnait matière à une évocation plus générale des rapports entre
cités. Et les modalités de cette évocation semblent assez comparables au modèle
du récit épique fang.
Dans les épopées du mvst, les villages sont, plus que les héros eux-mêmes, les
véritables protagonistes, et les récits se fondent souvent sur une situation
paradoxale dans laquelle un des villages usurpe ce qui précisément définit l'autre : ainsi
les Mortels, avec l'aide de leurs ancêtres, parviennent-ils (presque) à devenir des
Immortels. Ce paradoxe et sa résolution impliquent certaines notions symboliques
fondamentales dans l'univers culturel fang. Dionkoloni présente aussi un paradoxe,
et même une contradiction, entre les positions successivement assignées à Silâmaka.

4. On n'a présenté ici qu'un résumé de l'argumentation de L. Kesteloot, en fait beaucoup


plus détaillée et qui reprend chaque épisode du récit.
RÉCIT ÉPIQUE ET TRADITION 15

Mais, là encore, cette situation paradoxale met en œuvre certains principes qui
déterminent un domaine de connaissances. Les conquêtes de Ségou provoquent en
quelque sorte une polarisation de l'univers historique peul et bambara, puisque
les cités de la région se trouvent réduites à choisir entre soumission et révolte : les
diverses péripéties sur lesquelles les griots bâtissent leurs récits sont autant de
variations sur ce thème. Dans Dionkoloni, un personnage cumule les deux
positions ; en mobilisant deux histoires incompatibles, le récit suggère le cadre formel
dans lequel ces événements peuvent être pensés.
C'est en ce sens que j'établirai un parallèle avec les récits fang : dans les deux
cas, un univers est évoqué dont l'épopée présente, dans la phase d'ubris, une
description « impossible ». Mais le paradoxe et sa résolution mettent en lumière la
relation entre récit et savoir implicite, tradition littéraire et savoir commun.
Dionkoloni en fournit peut-être une démonstration plus frappante que le mvdt dans
la mesure où le récit bambara est une épopée historique. Les historiens soulignent
souvent la distance qui sépare les données historiques de leur adaptation narrative,
et par conséquent le peu de fiabilité de leurs sources. Quant aux spécialistes de
littérature orale, peu attentifs à ce problème, ils se contentent, pour rendre compte
de cette disparité, d'explications triviales (par exemple, le chauvinisme supposé
du barde et de ses auditeurs) ou dénuées d'intérêt (les modifications des données
historiques témoigneraient de l'imagination des bardes) . Dionkoloni oblige à aller
plus loin, puisque des transformations simples y sont observables entre la tradition
historique et son adaptation épique.

III

C'est dans un climat intellectuel bien différent dont on ne connaîtra jamais que
des aspects partiels, que se développe le célèbre récit babylonien de l'épopée de
Gilgamesh. Un texte écrit, composé par des savants, ne peut certes être comparé
à des productions orales sans enlever un peu de rigueur au raisonnement. Mais
l'épopée de Gilgamesh — qui d'ordinaire attire plus l'attention des philologues que
celle des anthropologues — et ce que l'on connaît de certains autres textes
babyloniens, offrent un fondement inattendu aux hypothèses émises à propos des récits
africains, et apportent des éléments de comparaison appréciables pour une
définition anthropologique du genre épique.
Gilgamesh est à l'origine un héros sumérien (Kramer 1944 : passim), mais il est
également présent dans les cultures héritières de Sumer, en Babylonie et en Assyrie.
On dispose de nombreux récits, le plus souvent fragmentaires, de ses exploits ;
nous nous limiterons aux versions akkadiennes, notamment au récit bien connu
de Gilgamesh et Enkidu, dont le texte le plus complet provient de la bibliothèque
l6 PASCAL BOYER

d'Assurbanipal. Cette restriction pourrait sembler criticable dans la mesure où les


récits akkadiens sont le fait de scribes qui pratiquaient la langue et les sources
sumériennes, mais elle apparaîtra justifiée quand on aura comparé le récit épique
avec des données rituelles postérieures à l'apogée sumérienne.
Je suivrai la traduction des tablettes ninivites établie par Speiser (1969 : 72-
99), en complétant certains épisodes à l'aide du texte de Grayson (1969 : 503-507)
pour les autres sources (recensions de Bogazkôy et Sultantepe), mais en excluant
le contenu de la xne tablette ninivite, le hiatus étant évident entre le récit épique
qui précède et cet appendice généralement considéré comme la traduction directe
d'un texte sumérien, sans rapport avec la composition akkadienne (Speiser
1969:72).

La grande cité d'Uruk souffre de l'arrogance de son roi, Gilgamesh. Celui-ci


« prend tous les fils et toutes les filles », les exploite tous et abuse de toutes.
Aussi les habitants d'Uruk supplient-ils la déesse Aruru de lui donner un
rival à sa mesure. Aruru façonne Enkidu, le sauvage « au corps couvert
de poils emmêlés » qui vit parmi les bêtes. Un chasseur qui le rencontre à
plusieurs reprises reconnaît en lui le rival de Gilgamesh.
On dépêche auprès d' Enkidu une prostituée chargée de le séduire et de
l'attirer à Uruk. Le plan réussit car Enkidu, parce qu'il a connu cette
femme, est repoussée par les bêtes sauvages et doit apprendre à manger et
à boire comme un homme. On l'amène à Uruk ; il affronte Gilgamesh en
un combat, et celui-ci, heureux de trouver enfin son égal, en fait son ami.
Mais Gilgamesh « au cœur inquiet » aspire à de hauts faits, à des
exploits inoubliables. Il part avec Enkidu pour la Forêt des Cèdres, décidé
à tuer le gardien du lieu, le géant féroce Humbaba. Avec l'aide du dieu
Shamash, les deux héros pénètrent dans la forêt, tuent le géant et abattent
tous les cèdres, exploits qui déchaînent la colère des dieux car la forêt
recouvrait et protégeait les demeures des Annunaki, juges des morts et
gardiens du monde chthonien.
Les héros reviennent à Uruk qui leur fait un triomphe. Ishtar, déesse
de l'amour, essaie de séduire Gilgamesh, mais celui-ci se dérobe,
connaissant le sort des précédents amants d' Ishtar, changés qui en loup, qui en
taupe, etc. Le ressentiment d'Ishtar vient encore aviver la colère des autres
dieux. On décide, pour en finir avec Gilgamesh, de lui envoyer le Taureau
du Ciel. Mais Gilgamesh et Enkidu égorgent la bête fabuleuse. La sentence
des dieux est alors sans appel : l'un des héros doit mourir. Enkidu
succombe à une maladie subite.
Gilgamesh, fou de chagrin, pleure son ami disparu. Rien ne le retenant
plus dans le monde des vivants, il se met en route vers le Jardin des Dieux.
Il espère y rejoindre Utnapishtim, son aïeul, le seul homme jamais admis
au séjour des dieux. Il atteint la montagne Mashu qui joint le monde des
dieux, le monde des vivants et le monde des morts. Il parvient au Jardin
des Dieux et y retrouve Utnapishtim qui lui révèle la raison de son
privilège. Et c'est le récit du Déluge pendant lequel Utnapishtim a recueilli
dans son navire la semence de tous les êtres vivants ; il a reçu en récompense
l'immortalité. Mais Gilgamesh, lui, devra rejoindre sa cité et y mourir.
RÉCIT ÉPIQUE ET TRADITION 17

Avant son retour, Gilgamesh cueille la fleur de rajeunissement au fond


du lac qui borde le Jardin des Dieux. Il espère rapporter la plante à Uruk,
mais un serpent la lui dérobe. C'est donc complètement démuni que
Gilgamesh revient mourir dans sa cité, qui célèbre sa gloire.

Ce récit a fait l'objet de nombreuses études, philologiques notamment


(recensées in Garelli i960), de la part des assyriologues. Mais, malgré sa grande
richesse narrative, sa qualité et sa cohérence, il ne semble guère avoir intéressé les
anthropologues. R. Finnegan, dans un ouvrage général consacré à la poésie orale,
y renvoie plusieurs fois, mais uniquement à titre d'illustration (Finnegan 1977 :
38, 132). Seul ou presque, G. S. Kirk (1970 : 133-152) propose une véritable analyse
anthropologique du contenu de l'épopée. Ses hypothèses nous fourniront un point
de départ commode. J'essaierai ensuite de montrer (1) qu'elles ne rendent compte
que de certains aspects du récit ; (2) qu'en essayant de les compléter on aboutit
à des conclusions assez proches de celles qu'on a pu esquisser à propos des épopées
africaines.
Selon Kirk, dans Gilgamesh — comme dans les textes amérindiens analysés
par C. Lévi-Strauss — , la distinction de la Nature et de la Culture constitue un
terminus a quo de l'élaboration mythique. Bien que le cadre soit différent — la cité
et la campagne ne pouvant être assimilées respectivement au campement et à la
jungle — , l'analogie est pertinente et contribue à éclairer plusieurs épisodes du
récit.
C'est dans l'affrontement direct et l'alliance entre Enkidu et Gilgamesh qu'est
investie l'opposition Nature /Culture. Enkidu est un sauvage « au corps couvert
de poils », la déesse Aruru l'a façonné « dans la steppe ». Lorsque Gilgamesh
envisage l'expédition dans la Forêt des Cèdres, Enkidu essaie de le dissuader car il
connaît la force du géant Humbaba pour avoir parcouru cette forêt (monde
naturel) lorsqu'il était le compagnon des bêtes sauvages. A l'inverse, Gilgamesh, roi
d'Uruk, est le héros culturel par excellence, et lorsqu'il repousse la déesse Ishtar,
c'est pour échapper au destin de ses précédents amants renvoyés de la Culture
à la Nature. Mais le récit ne se réduit pas à un simple développement de cette
opposition, et Kirk prend en compte un autre thème essentiel, celui de l'immortalité.
Gilgamesh entreprend ses exploits pour que son nom, sa gloire, lui survivent : il
rejoint son aïeul Utnapishtim pour recevoir de lui le secret de l'immortalité.
Gilgamesh essaierait ainsi de contrecarrer la fatalité en introduisant un élément
naturel — Enkidu — dans le monde de la Culture et en utilisant la « vitalité »
d' Enkidu contre les dieux qui ont fixé la destinée humaine.
Ces remarques, qui permettent d'éclairer l'organisation de cet univers épique,
échouent pourtant à rendre compte de la logique interne du récit. Or Gilgamesh
présente une articulation remarquable de la logique narrative et des oppositions
symboliques. Si l'on s'attache à la seule logique narrative, on peut intuitivement
diviser le récit en deux parties : Gilgamesh rencontre Enkidu, accomplit avec lui
l8 PASCAL BOYER

divers exploits, mais son audace cause la mort de son ami ; puis —- et c'est là une
deuxième « histoire », relativement indépendante de la précédente — Gilgamesh
entreprend un voyage vers le Jardin des Dieux où il échoue à conquérir
l'immortalité. On doit aussitôt remarquer l'inutilité narrative, si l'on peut dire, de cette
seconde « histoire ». Si, en effet, la première constitue un ensemble cohérent, les
exploits des deux héros provoquant la vengeance des dieux, ce n'est pas le cas de la
seconde puisque la mort de Gilgamesh n'est pas une conséquence de son voyage
au Jardin des Dieux.
Certains détails du texte renforcent cette impression que la première partie est
assez autonome et achevée pour constituer un récit complet. Ainsi, la fin d'Enkidu
est symétrique de son arrivée à Uruk : le sauvage est introduit dans la cité par
une prostituée qui l'a séduit, sa mort est provoquée par Ishtar, déesse et «
dévoreuse d'hommes », à qui Gilgamesh résiste ; à la femme « facile » qui comble Enkidu
peut donc être opposée la déesse « difficile » que frustre Gilgamesh. Cette symétrie
des épisodes initial et final suggère que le récit est clos et que la disparition
d'Enkidu est avant tout un retour à l'ordre. Ce dernier point est confirmé par le récit
de la mort d'Enkidu : sentant la fièvre l'envahir, il maudit le destin qui l'a fait
venir à Uruk, et surtout la prostituée qui l'a séduit et qu'il souhaite voir ruinée
dans son commerce, errer sans abri et même finir souillée par les vomissures des
ivrognes. Mais le dieu Shamash — le soleil — interrompt les imprécations d'Enkidu
et lui enjoint même de bénir celle qui lui a donné la sagesse humaine et l'amitié
d'un roi ; Enkidu s'incline et reprend, pour l'inverser, chaque phrase de sa
malédiction. Ce procédé, que Kirk (1970 : 138) qualifie d' « exercice rhétorique », permet
de voir dans la mort d'Enkidu la fin des bouleversements épiques : même le
désordre, minime, de la malédiction de la prostituée est finalement effacé.
Mais que faire de la seconde « histoire » si la mort d'Enkidu marque la fin d'un
récit qui n'appelle pas de suite ? Le voyage solitaire de Gilgamesh devient
intelligible, et la construction de l'épopée beaucoup plus évocatrice, si l'on superpose les
deux parties au lieu de les joindre, appliquant en cela un canon de l'analyse
structurale : la division d'une chaîne syntagmatique en segments superposables. En
effet, on peut mettre en parallèle le périple d'Enkidu et celui de Gilgamesh qui
lui fait suite : chacun des deux héros quitte son « monde » pour un autre, et ces
deux parcours s'achèvent sur un retour à l'ordre et la mort du héros dans son
monde d'origine. Il n'y a donc pas deux, mais trois mondes entre lesquels l'épopée
instaure certains rapports, ménage des transitions. C'est là que les hypothèses de
Kirk se montrent le plus fragiles, car il ne paraît pas légitime de réduire à
l'opposition Nature /Culture un univers mythique qui comprend au moins trois domaines :
monde des bêtes, monde des hommes, monde des dieux. Enkidu, qui vit parmi les
bêtes sauvages, échoue à conquérir une place dans la Culture, puisque de son
passage toute trace s'efface. De même Gilgamesh, le héros culturel, échoue dans
la conquête de l'immortalité et doit revenir à Uruk mourir comme un être humain.
RÉCIT ÉPIQUE ET TRADITION IO,

Le destin post mortem des héros illustre cette idée d'un retour au monde d'origine,
le texte évoquant la putréfaction (naturelle) du cadavre d'Enkidu et la gloire
(culturelle) du roi son ami. Si l'on admet ce parallèle, on doit conclure que l'épopée,
plus que des spéculations sur la mort et la « vitalité» (mais sans jamais les exclure),
exprime l'impossibilité de ménager des transitions dans le système d'entités
discrètes que constitue l'univers épique : entre Nature, Culture et Surnature sont
instaurées des solutions de continuité que le héros épique veut ignorer, mais que
le récit finalement réaffirme et même accentue, ce que résume le schéma suivant où
les déplacements des héros sont restitués dans l'univers triparti suggéré par le récit :
NATURE CULTURE SURNATURE

Enkidu parmi les bêtes Gilgamesh roi d'Uruk


sauvages l

1 *
EnkiduJ. à Uruk Gilgamesh
des Dieux
i au Jardin

Mort et putréfaction Mort, et gloire


d'Enkidu de Gilgamesh

Cette réduction rend compte d'une façon simple de l'organisation narrative


de Gilgamesh. Elle offre en outre la possibilité de reprendre les remarques de Kirk,
à condition d'en modifier légèrement la portée. Il y a bien, tout au long du texte,
opposition et symétrie entre Enkidu et Gilgamesh, mais les valeurs investies
dans cette opposition se modifient au cours de la narration : au lieu de la simple
analogie Enkidu : Gilgamesh : : Nature : Culture, proposée par Kirk, on a une
opposition qui connaît au moins deux transformations :
Enkidu Nature Nature Destin biologique
. . "humanisée" (putréfaction)

Gilgamesh Culture Culture Destin historique


"divinisée" (gloire)

Le récit peut ainsi être conçu comme la projection, sur l'axe de la narration,
de certaines transformations paradigmatiques, ce en quoi Gilgamesh se révèle
comparable aux récits africains présentés plus haut, qui mettent en jeu des
mécanismes du même ordre : s'ouvrant sur les bouleversements d'un univers mythique
ou historique, ils s'achèvent généralement sur un retour à l'ordre, un retour au
point de départ. Cet ordre idéal, bouleversé par Yubris épique, est affirmé hors de
l'épopée par le mythe, ou l'histoire, ou le savoir commun ; autrement dit, le
système de transformations épiques a pour input un ensemble de représentations que
l'on peut précisément repérer dans l'univers culturel. Or la littérature babylonienne
montre bien ce rapport entre système « de départ » et transformations épiques. Si
20 PASCAL BOYER

le récit de Gilgamesh marque l'impossibilité des transitions que suppose


l'introduction d'un être naturel (Enkidu) dans la Culture et celle d'un être culturel
(Gilgamesh) dans la Surnature, certains éléments du texte s'opposent à cette
interprétation et paraissent « brouiller les cartes » du jeu épique. Présenter Enkidu et
Gilgamesh comme issus respectivement de la Nature et de la Culture, c'est adopter,
avec Kirk, ce qu'on peut appeler une interprétation positionnelle — Enkidu, créé
dans la steppe, vit parmi les animaux sauvages, Gilgamesh est le roi d'Uruk —
que viennent appuyer nombre d'attributions secondaires des héros. Cependant,
si l'on s'attache non plus à la position des héros mais à leur nature, cette
interprétation paraît beaucoup plus fragile ; en effet, le texte lui-même présente
explicitement Enkidu comme un homme — ce que relève Kirk (1970 : 146) mais sans
y attacher d'importance — et Gilgamesh comme un dieu : l' Homme-Scorpion
qui garde la montagne Mashu le dit fait « de la chair des dieux », ce que corrige
partiellement son compagnon l'Homme-Dragon : « deux tiers de dieu mais un
tiers d'homme ». Ainsi, 1' « animal » qui échoue à vivre parmi les hommes est
humain, tandis que 1' « homme » qui n'est pas admis au Jardin des Dieux est
d'essence divine. Chacun de ces héros reçoit donc une caractérisation paradoxale
puisqu'il y a distorsion entre sa nature et sa position. Mais le paradoxe peut être
levé et les deux aspects également intégrés par l'analyse, si l'on considère que
l'essentiel est moins le passage du héros dans un autre monde — ce dont le récit
démontre l'impossibilité — que le retour à son monde originel.
Cette hypothèse ne peut évidemment être étayée par le seul récit épique : je
ferai appel, comme pour les textes africains, à des sources qui puissent fournir
les représentations constituant Yinput des transformations épiques. La littérature
babylonienne permet de concevoir la genèse comme une série de transformations
dont les aventures d' Enkidu et de Gilgamesh sont l'inversion. Le mythe
babylonien le plus intéressant à cet égard est le récit connu sous le nom de enuma elish.
Il s'agit d'un texte « rituel » plus que « littéraire », destiné à accompagner les rites
de la nouvelle année (Pallis 1926 : 299) et voué à la glorification de Marduk, dieu
tutélaire de la cité de Babylone. L'hommage à Marduk, notamment la récitation
de ses noms, éclipse quelque peu le récit proprement dit des origines (Heidel 1942 :
10). On suivra ici les traductions de Heidel {ibid. : 18-60) et de Speiser (1969 : 61-
72), en ne mentionnant que les épisodes significatifs pour notre propos.

Du néant primordial a surgi le couple Apsû-Ti'âmat, l'eau douce et l'eau


salée, par qui ont été engendrés les autres dieux. L'agitation, le tapage que
mènent ces « jeunes dieux » dérangent Apsû et Ti'âmat, leurs « père » et
« mère », et troublent leur repos. Apsû décide de tuer ces dieux trop bruyants,
mais Ti'âmat ne peut se résoudre à voir détruire son œuvre.
Ea, le dieu de la magie, ayant appris la résolution d'Apsû, parvient à le
circonvenir à l'aide d'un cercle magique et d'incantations soporifiques ; il
tue Apsû et devient chef parmi les dieux. Mais il doit ensuite affronter la
RÉCIT ÉPIQUE ET TRADITION 21

colère de Ti'âmat qui décide de mener à bien le projet d'Apsû : elle lève
contre les jeunes dieux une armée de monstres effrayants et met à leur
tête le dieu Kingu à qui elle confie les Tablettes du destin.
Les dieux, effrayés, cherchent une protection contre les monstres. Marduk,
fils d'Ea, leur promet de livrer bataille contre Ti'âmat et ses créatures mais
exige pour récompense en cas de victoire la suprématie sur les autres dieux.
Marduk vainc les monstres et devient le dieu suprême. Il sépare Ti'âmat
en deux parties, qui deviennent l'eau du ciel et l'eau souterraine, reprend
à Kingu les Tablettes du destin, organise le cosmos, règle le calendrier et
répartit les tâches entre les dieux.
Marduk décide de fabriquer, pour le service des dieux, un être d'os et
de sang, et de l'appeler Lullu. Ea lui conseille de faire périr un des dieux et
de façonner Lullu avec sa dépouille. C'est le traître Kingu que l'on sacrifie
pour fabriquer l'humanité primitive.
Ensuite, Marduk divise les Annunaki, dont une partie gardera le monde
des morts. Enfin il achève la Création en faisant bâtir la cité de Babylone.

Quantité d'éléments permettent de mettre en rapport ce récit et Gilgamesh,


mais le plus important est la création d'une humanité primitive appelée lullu. Ce
terme sumérien (équivalent du sémitique amêlu ; Heidel 1942 : 12) n'est rien
d'autre qu'un ethnonyme désignant tous les « sauvages » que côtoyaient les Méso-
potamiens, ces tribus de chasseurs habitant surtout les montagnes et les forêts
où les « civilisés » de Sumer et d'Akkad devaient partir en expédition pour se
procurer le bois de construction. Il semble que les Lullu aient été associés, dans
l'esprit des Mésopotamiens, aux temps anciens ; ces primitifs, à la fois antiques et
mal dégrossis, étaient inclus dans le monde naturel puisqu'ils n'avaient pas de roi
(Oppenheim 1970 : 116). On peut les assimiler aux mar. tu de certains textes
sumériens, êtres sans maisons ni cités (Falkenstein 1951 : 16-17).
Enkidu peut être considéré comme le Lullu par excellence en raison de son
mode de vie, de son apparence, et surtout de sa création par la déesse Aruru qui le
façonne dans l'argile. Mais le mythe ne donne guère d'informations sur le rapport
entre les Lullu et les habitants civilisés de Babylone. Le récit, en séparant la
création des primitifs et la fondation de la cité, interdit d'assimiler les sauvages
et les civilisés, d'essence différente. Cette différence est confirmée par un autre
récit, celui d'Atrahasis, le « très-sage ». La ive tablette de ce mythe retrace la
période du Déluge, que provoque le dieu Enlil agacé par le vacarme des hommes
primitifs destinés au service des dieux (Speiser 1969 : 104-106 ; Laess0e 1956 : 90-
102 ; Grayson 1969 : 503-507). Ea révèle le projet d'Enlil au plus sage des hommes,
Atrahasis, et lui conseille de construire un navire à bord duquel il pourra survivre
aux pluies (cette version du Déluge est à peu près semblable au récit d'Utnapishtim
dans Gilgamesh).
L'état des documents et la difficulté de leur déchiffrement ont empêché les
assyriologues de déterminer avec précision les rapports entre ces divers mythes,
— notamment dans quelle mesure on peut les tenir pour autant d'épisodes d'un
22 PASCAL BOYER

récit cohérent des origines. Quoi qu'il en soit, leur comparaison éclaire notre
compréhension de l'épopée. Dans enuma elish, les catastrophes ont pour origine
le tapage des jeunes dieux qui dérangent leurs créateurs Apsû et Ti'âmat. De
même, dans Atrahasis, c'est en se montrant trop bruyants que les primitifs
provoquent la colère d'Enlil. Cette mise en rapport du bruit du « créé » et de la fureur
du créateur, et de deux « étages » successifs dans la genèse, laisse à penser que, dans
la culture mésopotamienne, le principal « problème » de la création est
l'instauration d'une distance suffisante entre les divers mondes, en quelque sorte
l'instauration du « discret » à partir du continu. Lorsque les mondes ne sont pas « discrets »,
dans tous les sens du terme, commencent les catastrophes cosmiques. Or cette
« discrétion » est problématique puisque les créatures sont composites : Lullu est
fabriqué avec le sang d'un dieu dans enuma elish, mais aussi dans d'autres textes
mythiques comme Ninhursag (Bottéro 1952 : 84) ; Gilgamesh est composé aux
deux tiers « de la chair des dieux ».
Si la création mythique est bien l'instauration d'une discontinuité entre trois
mondes — monde de la Nature où sont placés les Lullu comme Enkidu ; monde
de la Cité, Babylone ou Uruk ; monde de la Surnature où demeurent les dieux — ,
Gilgamesh se rendant au Jardin des Dieux, Enkidu arrivant à Uruk la remettent
en cause et tentent d'en inverser le cours. Le récit épique démontre qu'il est vain
d'espérer contredire le mythe. Le schéma précédent (cf. supra, p. 19) peut donc
être complété de façon à intégrer le mythe dont l'épopée renverse la perspective
pour finalement la réaffirmer :

NATURE CULTURE SURNATURE

Les premiers dieux


.a création
mythique
=i
— — - — -r:
.

r l
La brousse La Cité
J

L 'ubris — —-— _____


épique
1

>l "divinisée"
La Culture
1Y
"humanisée"
La Nature
(Enkidu à Uruk) (Gilgamesh au Jardin
des Dieux)

La nemesis
épique

"Retour
Nature"à :la "Retour à la
Culture" :
Enkidu pourrissant Gilgamesh glorieux
RECIT EPIQUE ET TRADITION 23

Les rapports du mythe et de l'épopée peuvent finalement être condensés grâce


à la comparaison des destins de Gilgamesh et de son aïeul Utnapishtim : celui-ci,
homme créé par les dieux, a pu revenir dans le monde des dieux ; son existence
figure une boucle (divinité-humanité-divinité) que Gilgamesh, lui, ne parviendra
pas à fermer. Le récit confirme et accentue cette vision d'un univers définitivement
partagé par le mythe, partage dont les héros épiques esquissent un impossible
démenti.

L'analyse de Gilgamesh ne peut mener qu'à des conjectures puisque les


conditions de composition de ce récit nous sont pour toujours inconnues. C'est pourquoi
j'ai procédé à grands traits, en négligeant un peu le détail du texte. Ce défaut
inévitable a toutefois sa contrepartie, qui justifie l'attention réservée ici à cet antique
récit écrit. En effet, Gilgamesh constitue non pas un modèle, mais en quelque sorte
un type-idéal du récit épique, et c'est en développant cette thèse que je pourrai
proposer quelques remarques générales à propos des épopées traditionnelles.
Il est généralement admis que l'épopée se caractérise par ses héros dont les
hauts faits bouleversent un univers mythique ou historique ; certains auteurs ont
voulu voir dans ces bouleversements l'évocation d'un système social déterminé
{cf. notamment Chadwick & Chadwick 1932 : 13-63, à propos de « l'Age héroïque »).
J'ai pris le parti de négliger ici cette question et de considérer l'univers épique du
seul point de vue de l'évocation symbolique dont il peut être le foyer. C'est
pourquoi l'accent a été porté sur le domaine de connaissances que mettent en jeu les
épopées et sur les implications nouvelles que suggèrent ces « bouleversements ».
De nombreux spécialistes de littérature orale admettent cette évidence qu'un récit
traditionnel doit être étudié en rapport avec l'univers culturel dans lequel il prend
place, c'est-à-dire dans son « contexte » au sens large. Mais, le plus souvent, il ne
s'agit là que d'une pétition de principe, si vague qu'elle n'implique aucune
direction de recherche et masque même certains problèmes théoriques. Il vaut mieux
renoncer à cette notion imprécise de « contexte » et poser : (1) que l'interprétation
d'un récit traditionnel mobilise certaines propositions tirées du savoir commun, et
non tout un univers culturel ; (2) que les modalités de cette évocation constituent
un objet d'étude privilégié permettant de comprendre comment se construit la
pertinence des récits.
Gilgamesh décrit explicitement les bouleversements d'un univers et le retour
à l'ordre initial ; les propositions mobilisées peuvent être précisément déterminées
puisqu'elles sont exposées dans un mythe d'origine. Le rapport entre mythes et
épopée peut être représenté sur le modèle d'une machine à états finis, où les
premiers assurent le passage du monde originel au monde actuel tandis que la seconde
réalise une boucle (monde actuel -> monde virtuel -+ retour au monde actuel).
Les récits africains sont construits de manière plus complexe. Il est impossible,
24 PASCAL BOYER

dans les deux exemples choisis, de trouver au récit épique une contrepartie
mythique. Dans le cas du mvdt fang, c'est grâce au savoir commun implicitement
mobilisé par certains rituels et par l'épopée que l'on peut comprendre des
formules telles que : Immortels + fer / Mortels + ancêtres. Quant à l'épopée bam-
bara, elle manipule l'histoire récente et impose un ordre déterminé à certains
épisodes particulièrement mémorables. En somme, le point de départ et les
représentations mobilisées peuvent être très divers, et seules comptent, pour une
définition du genre, les modalités de l'évocation et les transformations opérées par le
récit épique. Celui-ci constitue une manipulation spécifique de données tirées du
savoir commun et diversement élaborées dans ce savoir. Cette manipulation
répond à des modèles formels simples qu'on doit mettre en évidence. C'est dans
cette rencontre d'un savoir commun et d'un certain modèle de manipulation que
réside la « traditionalité » du récit épique. Mais, pour justifier plus précisément ces
hypothèses, revenons sur les conceptions de la tradition brièvement évoquées en
introduction.
L'univers culturel étant constitué d'une masse d'énoncés en droit et en fait
indéfiniment variables, beaucoup d'ethnographes, et singulièrement des spécialistes
de littérature orale, adoptent implicitement une définition de la tradition
réduisant celle-ci à une simple compatibilité sémantique entre divers énoncés. Mythes,
rituels, gestes ou paroles quotidiens impliquent certaines propositions tenues pour
le « noyau dur » de l'univers culturel considéré, ensemble d'assertions sur
l'organisation du monde, de la société, etc., qui ne sont presque jamais explicites mais
qu'il faut mobiliser pour rendre pertinents les énoncés indigènes, l'interprétation
qu'en donnent les acteurs, celle de l'ethnographe, etc. (Sperber 1981). Selon le
contexte culturel, ces propositions fondamentales laisseraient plus ou moins
de champ à l'interprétation personnelle, aux variations locales, temporaires, etc.
Cette conception n'est guère refutable, mais elle aboutit souvent à des
trivialités décourageantes, et, à propos de littérature traditionnelle, au paradoxe déjà
signalé : si le texte est traditionnel en ceci qu'il présuppose certaines assertions
sur les ancêtres, l'origine du monde, etc., on ne peut voir là le fondement de sa
pertinence puisque l'évocation d'un savoir commun, si l'on n'y ajoute rien, n'est
pas en elle-même pertinente : ce qui est traditionnel serait non pertinent et ce qui
est pertinent serait non traditionnel.
C'est pour échapper à ce paradoxe que je propose de repérer la « traditionalité »
comme un fait d'ordre pragmatique et non sémantique. Tout énoncé comporte des
implications pragmatiques puisqu'il contribue à situer respectivement le locuteur,
le(s) auditeur(s), le savoir évoqué, etc. Ce domaine des actes de langage fait l'objet,
depuis Austin et Searle, de nombreux travaux utiles à la recherche
anthropologique, notamment en ce qui concerne le problème qui nous occupe : en effet, les
contextes culturels étudiés par les ethnographes, et considérés par eux comme les
plus marqués par la « traditionalité », se caractérisent souvent par cette propriété
RÉCIT ÉPIQUE ET TRADITION 25

paradoxale que des implications sémantiques très riches y sont présentes tandis
que les implications pragmatiques du discours y sont, apparemment, indéfiniment
repoussées. Celui qui parle assume les premières mais prend soin de détourner les
secondes : on devine au nom des esprits, on initie au nom des ancêtres, etc.
Dans un travail consacré aux langues secrètes et aux codes initiatiques en
Afrique noire (Boyer 1980 : passim), j'ai montré qu'ils mettaient en œuvre une
manipulation du savoir commun d'ordre essentiellement rhétorique : les énoncés
initiatiques secrets n'apportent guère d'informations spécifiques, n'ajoutent rien
à la connaissance ordinaire du monde, mais ils sont produits par l'application à
celle-ci d'opérations rhétoriques qui, d'une part permettent l'assimilation et la
mémorisation du « savoir » initiatique, d'autre part suscitent une évocation des
implications pragmatiques de ces énoncés, le recours préférentiel à tel ou tel «
opérateur » rhétorique déterminant directement les implications pragmatiques du
discours des initiés, et par conséquent l'interprétation des status d'initiateur,
candidat, « non-initiable », etc. La tradition n'est plus conçue comme la production
d'énoncés sémantiquement compatibles avec certaines propositions fondamentales,
mais plutôt comme l'application privilégiée de certaines opérations rhétoriques
simples à un domaine spécifique de la connaissance ordinaire.
Les récits épiques se fondent sur des manipulations analogues.
J'examinerai d'abord les aspects sémantiques en montrant que le récit épique mobilise un
domaine déterminé du savoir commun et qu'il implique certaines transformations
des propositions évoquées. Je m'attacherai ensuite aux aspects pragmatiques de
1' « énonciation épique », notamment aux prémisses, fournies par les épopées, de
l'interprétation symbolique de l'activité des poètes traditionnels5.
Dans nos trois exemples, le récit présente un univers en déséquilibre qui
finalement revient à un état stable ; ce thème ne peut être tenu pour un critère du genre,
et beaucoup d'épopées n'en font pas mention. Cependant, si l'on tient ces
bouleversements pour les exploitations narratives, très diverses, de schemes intellectuels
beaucoup plus généraux, on pourra peut-être y voir la réalisation en surface d'une
« structure profonde » définissant le genre.
Gilgamesh évoque les désordres provoqués par les héros dans les mondes des
vivants, des dieux et des morts. Au point crucial du récit, lorsque dieux et héros
s'affrontent ouvertement, la déesse Ishtar menace d'ouvrir les portes de l'univers
chthonien, de provoquer la confusion des mondes. Ces désordres ont pour origine,
dans le récit même, le déplacement d'un monde à un autre de chacun des héros :
Enkidu le sauvage arrive en ville, le roi Gilgamesh part vers le Jardin des Dieux.
Chacun est porteur d'une série de motifs narratifs qui le définissent, comme dans
tout récit traditionnel (Smith 1980 : 329). Ces caractéristiques permettent de
« classer » le héros, en l'occurrence de lui assigner un monde d'origine. Or les
5. En effet, le status des poètes traditionnels est généralement l'objet d'une interprétation
symbolique dont les récitants eux-mêmes fournissent les éléments de départ et la direction.
26 PASCAL BOYER

désordres épiques sont évoqués par l'adjonction à ces caractéristiques — dans le


cas de Gilgamesh, la position des héros — d'un attribut supplémentaire qui
contredit le « classement » en question : l'Enkidu bestial arrivant chez les hommes
et le Gilgamesh humain parvenant au Jardin des Dieux constituent un scandale
logique et un bouleversement cosmique.
C'est un scandale du même ordre qui se produit dans le mv9t fang lorsque les
ancêtres des Mortels usurpent l'usage de la métallurgie. En effet, la situation de
départ, commune à toutes les épopées du mvdt, est caractérisée par l'attribution
aux seuls Immortels d'Engong de la « médecine de vie » métallurgique. En revanche
les Mortels disposent de la magie des ancêtres. Dans le mvdt, ce sont des villages
(Engong et Oku) qui sont définis, plus que les héros eux-mêmes. Mais, là encore,
l'épisode crucial du récit repose sur l'attribution à l'un des adversaires (Oku) d'un
caractère inhérent à la définition de l'autre (Engong), l'immortalité métallurgique,
et c'est à partir de cet épisode que s'engage le processus qui conduit à la victoire
finale d'Engong.
L'épopée bambara évoque des bouleversements sensiblement différents. Il ne
s'agit plus de combats mythiques mais d'une réinterprétation des événements
politiques et militaires liés à l'expansion de Ségou. Ici, conquêtes et alliances
forment l'armature des récits : dans Dionkoloni, l'irruption de la « puissance de
Ségou » impose aux cités avoisinantes la brutale alternative du tribut à payer
ou de l'anéantissement. Or le griot, jouant sur ces rapports, raconte l'alliance
incroyable de Yardo Silâmaka avec Ségou : Silâmaka, lui-même rebelle à Ségou,
l'aide pourtant à soumettre Dionkoloni. On a là encore l'attribution à un
personnage d'un caractère qui contredit sa définition : le Mâcina, royaume de Silâmaka,
étant connu pour sa révolte mémorable contre Ségou, c'est son alliance avec
l'oppresseur qui provoque les bouleversements épiques.
Dans ces trois exemples, les bouleversements semblent répondre à un modèle
commun. L'univers dans lequel ils prennent place est divisé en mondes
antagonistes, pourvus chacun d'attributs exclusifs : le fer s'oppose à la magie des ancêtres
dans le mv9t, l'alliance ou la soumission à la rébellion dans l'épopée bambara, la
vie sauvage à la vie civilisée dans les récits mésopotamiens. L'ubris épique consiste
alors à ajouter à l'ensemble des attributs définissant un héros ou un monde un
attribut relevant de l'ensemble opposé : les ancêtres fabriquent un être de fer, les
rebelles s'allient à leur ennemi, Gilgamesh et Enkidu vont séjourner hors de leur
monde. Cette situation dans laquelle un des héros, ou l'un des mondes ennemis,
cumule des caractères contradictoires ou opposés illustre ce que la rhétorique
classique appelle un oxymoron, figure fondée sur une coïncidence de termes opposés
(cf. notamment Cellier 1965). Le « rendement » d'une telle figure, l'évocation
qu'elle peut susciter, dépendent des rapports logiques et sémantiques
qu'entretiennent les termes ainsi rapprochés. Dans Dionkoloni, la situation de départ est
nettement tranchée puisque c'est la présence/absence d'un caractère unique, le
RECIT EPIQUE ET TRADITION 27

paiement du tribut à Ségou, qui caractérise les différentes cités ; aussi Yubris prend-
elle la forme d'une pure contradiction : Silâmaka est à la fois rebelle à Ségou et
allié de cette cité. Dans le mvdt fang, il s'agit moins de contradiction que de
paradoxe : le fer est certes caractéristique d'Engong, comme les ancêtres le sont d'Oku,
mais les ancêtres fabriquant du fer sont des usurpateurs ; et le barde résout ce
paradoxe à l'aide de celui, inverse, des Immortels réclamant l'aide des ancêtres.
Dans le récit babylonien, l'opposition est moins tendue, et l'oxymoron apparaît
comme un simple mélange : Enkidu est à la fois homme et animal, Gilgamesh est
aux deux tiers divin.
Dans les trois cas, la relation entre situation de départ et paroxysme épique
s'établit selon le modèle de l'oxymoron : un caractère définissant une entité est
attribué à l'entité antagoniste complémentaire, ce qui a, selon nous, l'avantage de
concilier et même de confondre pertinence et « traditionalité ». Les domaines
évoqués sont chaque fois différents, mais la transformation épique prend pour
objet, dans chaque cas, une opposition symbolique irréductible, point de départ
d' elaborations symboliques individuelles.
Les interprétations, exégèses, elaborations diverses, qui prennent de telles
oppositions comme point de départ, ont pour figure privilégiée l'analogie. C'est
par analogie (x : y : : A : B) que l'on peut classer toutes sortes d'éléments d'ordre
empirique au fur et à mesure des besoins. La meilleure illustration est fournie par
la pensée dualiste qui sépare l'ensemble des êtres et des choses en droite et gauche,
chaud et froid, haut et bas, etc. Le récit épique intervient dans un domaine de
connaissances structuré par des schemes analogiques de ce type, mais y contredit
implicitement une des propositions produites par analogie, et précisément repé-
rables dans l'univers culturel. Ces propositions, de forme x e A, y g B, etc., sont
démenties par le récit qui explore des combinaisons de forme y g A : l'épopée évoque
directement un certain domaine de connaissances, mais contredit les prémisses qui en
fondent V élaboration ordinaire.
Ainsi peuvent se rejoindre pertinence et tradition, à condition de prendre
en compte les possibilités concrètes d'assimilation, de mémorisation du savoir
commun. Celui-ci pourrait, en théorie, être transmis et assimilé de bien des façons.
A un extrême, une transmission « extensive » fournirait la simple énonciation de
tout ce que la connaissance commune peut dire à propos de tel ou tel objet, mais
ce type d'énoncé, on l'a vu, est non pertinent et ne peut être ni assimilé ni
mémorisé. A l'autre extrême, une transmission totalement « comprehensive » consisterait
en l'explicitation du scheme intellectuel qui justifie les elaborations analogiques
communes, mais une telle théorisation implique l'usage de certaines catégories
abstraites absentes de l'outillage conceptuel des sociétés en question. Entre ces
deux extrêmes, on peut concevoir que l'assimilation et la mémorisation d'un
scheme se font intuitivement selon des mécanismes originaux. Celui qu'on a
proposé — l'oxymoron — fonde sa pertinence sur le démenti (provisoire) apporté
28 PASCAL BOYER

à une analogie fondamentale. Dans ce cas, il n'est pas nécessaire que les catégories
elles-mêmes soient évoquées : c'est vers les conditions de leur application que le
récit oriente l'attention des auditeurs. Le mvdt, en présentant un monde où les
ancêtres fabriquent du fer, évoque le domaine de l'efficacité magique et ses rapports
avec le culte des ancêtres. Dans Dionkoloni, c'est l'identité de chaque cité définie
par ses rapports avec les divers pouvoirs qui est objet d'attention. L'épopée de
Gilgamesh offre le cas de figure le plus simple puisque le domaine évoqué, celui
du partage de l'univers, est explicitement traité par d'autres récits.
L'épopée, comme d'autres manipulations symboliques, joue donc sur
l'application des catégories. Celle-ci est traditionnelle en ce qu'elle opère sur le savoir
commun des transformations simples qui permettent d'en mémoriser certains
schemes fondamentaux. Elle est pertinente en ceci que ces transformations
répondent à un modèle spécifique — ici, l'oxymoron — qui, contredisant certaines
prémisses du savoir ordinaire, suscite une évocation symbolique portant sur les
applications virtuelles des catégories. Cette conception du genre épique permet de
rendre compte de ses diverses caractéristiques narratives, notamment la
possibilité de suspendre indéfiniment la résolution de l'oxymoron et donc de produire
de nouveaux rebondissements dans le récit, possibilité qui permettrait sans doute
d'opposer l'épique à d'autres styles narratifs dans lesquels la construction de la
pertinence s'opère autrement.
Sur un plan plus général, on peut dès lors concevoir que les modèles de
manipulation du savoir sont en nombre limité, et que les genres littéraires traditionnels
qu'observe l'ethnographe sont produits par la rencontre de modèles simples et
généraux et d'un savoir particulier. La spécificité de chaque genre réside dans la
mise en relation originale de deux ensembles : celui des mécanismes rhétoriques,
supposé fini et universellement disponible, et celui des savoirs communs,
extrêmement variables.
S 'agissant de la portée pragmatique des manipulations du savoir qui
caractérisent le genre épique, je ne proposerai pas d'hypothèses générales, mais
seulement une direction de recherche, et ce pour deux raisons. La première, empirique,
tient à l'insuffisance des données sur un sujet peu étudié jusqu'à présent : entre la
recherche sociologique (sur le status des chanteurs d'épopée) et l'étude proprement
littéraire (des récits eux-mêmes), on ne trouve guère de travaux consacrés aux
commentaires symboliques. La seconde raison, théorique, est que les implications
pragmatiques varient avec le domaine de savoir auquel sont appliquées les
transformations. Toutefois, la mise en évidence d'un modèle commun de manipulation
du savoir sous-jacent au récit épique permettrait sans doute, comme on va le voir
sur un exemple simple, d'orienter cette recherche.
Pour comprendre comment s'articulent aspects sémantiques et pragmatiques
de certaines énonciations, il est utile de comparer des exemples pour lesquels un
modèle sémantique commun semble aboutir à des implications pragmatiques
RÉCIT ÉPIQUE ET TRADITION 29

différentes. Ainsi, on rapproche souvent épopée et chamanisme : ce rapprochement


se présente généralement sous la forme de remarques incidentes ou de brefs
excursus, sans que la question fasse l'objet d'un examen approfondi (Hatto 1970), et
on reste déçu par des études trop soucieuses de similitudes universelles au
détriment de la précision analytique.
Épopée et chamanisme offrent certes des ressemblances superficielles : le
chaman, comme le héros épique, voyage entre les mondes, y combat les esprits, etc.
Mais tant que l'on ne définit pas précisément ce que l'on compare, de telles
ressemblances restent vaines. Dans une étude sur 1' « idéologie chamanique », R. Hamayon
(1978 : 24) considère comme fondamental le thème du « franchissement des
catégories » qui cause des désordres pathogènes en même temps qu'il offre les moyens
de leur réparation par le chaman. Cette définition permet de progresser vers une
conception plus formelle du chamanisme, puisque le voyage chamanique y est vu
comme l'instauration d'une transition entre catégories. C'est en cela que le chaman
et le héros épique sont formellement comparables : « ... le chaman est au temps
historique ce que le héros épique est au temps mythique » (ibid. : 34). Le héros des
épopées bouriates qu'analyse R. Hamayon est un médiateur entre les mondes et
son action vise à restaurer le bien-être général perturbé par des êtres surnaturels :
il transpose en quelque sorte à l'échelle cosmique l'action locale du chaman, d'où
l'identification du chaman avec certains héros mythiques (ibid. : 35).
S' agissant ici d'énonciations traditionnelles, la comparaison devrait porter sur
des situations d'énonciation effective et rapprocher non pas le chaman et le héros
épique, mais le chaman du barde lui-même. Pour R. Hamayon (ibid. : 34), cette
comparaison serait moins productive, car si le héros et le chaman se voient assigner
des opérations symboliques comparables, chaman et barde occupent dans la société
des positions bien distinctes. Or c'est justement cette différence qui nie paraît
justifier la comparaison. Chaman et barde prennent en charge des opérations
symboliques très proches : tous deux sont des chanteurs, et leurs prestations ont
une certaine efficacité ; la seule différence — fondamentale — résiderait alors dans
les implications pragmatiques de leurs activités : l'un est censé faire ce que l'autre
chante, il répare une transgression pathogène par une transgression symétrique
orthogène (ibid. : 27) ; l'autre projette ces actions dans un univers imaginaire, mais
son efficacité concerne l'identité du groupe ethnique dans son ensemble (Hamayon
1980 : 153). Énonciations épique et chamanique peuvent donc être rapprochées
en raison non seulement de ressemblances superficielles mais également de la mise
en œuvre d'un même « modèle sémantique ». Les différences entre les deux types
d'énonciation seraient uniquement d'ordre pragmatique : leur étude permettrait
de comprendre les liens entre le choix de tel modèle sémantique et les possibilités
d'interprétation pragmatique.
Il en résulte, d'une part, que les implications pragmatiques de tel ou tel genre
ne peuvent être comprises que dans le cadre d'une étude globale des diverses
30 PASCAL BOYER

enunciations traditionnelles dans un univers culturel déterminé ; d'autre part, que


si les opérations symboliques fondant les genres littéraires fondent également des
pratiques comme le chamanisme, il est sans doute vain de vouloir replacer l'épopée
dans un quelconque « système des genres » puisque le système des enunciations
traditionnelles regroupe des opérations symboliques dont le caractère littéraire ou
non n'est qu'une modalité superficielle. Cette étude des implications pragmatiques
conduirait donc à considérer que les « modèles sémantiques » de ré-arrangement du
savoir commun peuvent être employés dans des domaines apparemment très
différents de l'univers culturel, et qu'il faut par conséquent envisager une étude
systématique des « modèles sémantiques » et des contraintes qu'ils exercent sur
l'interprétation pragmatique.
On en revient ainsi à la question d'une définition des genres littéraires. Il nous
a paru profitable de réduire ici le champ d'investigation aux seuls genres
traditionnels : cette restriction autorise des hypothèses plus précises, et proprement
anthropologiques, touchant à la transmission et à l'assimilation d'un savoir. Le
récit épique est rendu pertinent par l'évocation d'un ensemble de connaissances
dont il contredit implicitement l'un des principes d'élaboration. Si ses implications
pragmatiques ne peuvent être comprises que par comparaison avec les opérations
sémantiques analogues réalisées dans ces domaines extra-littéraires et attachées
à des status totalement différents, et s'il évoque les schemes qui fondent la
connaissance ordinaire du monde, il rend ainsi mémorisable ce mode de traitement des
données culturelles que, précisément, on appelle tradition. Celle-ci n'est ni le
fondement logique ni le dénominateur commun du savoir ordinaire, elle en est une
élaboration particulière, concentrée en certains secteurs de l'univers culturel, mettant
en œuvre des mécanismes simples et généraux comparés ici, faute d'outil plus
adéquat, à telle ou telle figure du discours. Car ce qui fait de la tradition l'objet
privilégié de l'analyse anthropologique, c'est non pas la rémanence du savoir ordinaire,
mais la récurrence des schemes qui l'organisent. Or ceux-ci n'étant jamais
explicités, la théorie anthropologique doit rendre compte de leur assimilation et de leur
mémorisation ; elle doit décrire les processus cognitifs impliqués par cette
récurrence. Mon hypothèse est que certains traitements « rhétoriques » de propositions
tirées du savoir commun peuvent expliquer une assimilation intuitive des schemes
qui informent la tradition. Celle-ci n'étant pas une forme inerte, la tâche est de
déterminer quelles capacités intellectuelles sont mises en jeu dans la production et
l'interprétation des énoncés traditionnels.
RÉCIT ÉPIQUE ET TRADITION 31

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Résumé

Pascal Boyer, Récit épique et tradition. — L'auteur propose une nouvelle


définition du genre épique, considéré comme une modalité de renonciation
traditionnelle. La tradition n'est pas conçue ici comme une moyenne, ou une
résultante, ou une matrice du savoir commun, mais comme une élaboration
spéciale des prémisses de celui-ci, liée à des formes particulières d'énonciation
dont il importe de dégager les propriétés rhétoriques et pragmatiques. A partir
de trois exemples de récits épiques africains et babylonien, l'auteur
construit un modèle des mécanismes cognitif s qui fondent la pertinence des
épopées traditionnelles : le récit épique, en mobilisant un certain domaine du
savoir partagé, contredit les prémisses de son élaboration ordinaire. Cette
hypothèse devrait conduire à une caractérisation précise du genre épique,
notamment de ses propriétés pragmatiques, souvent remarquables, mais
très peu étudiées jusqu'à présent.

A bstract

Pascal Boyer, Epie Narrative and Tradition. —The author proposes a novel
definition of the epic genre as a mode of traditional utterance. Tradition is
conceived here neither as an average nor as a resultant of common knowledge,
nor even as a template for such knowledge, but rather as a particular élabora-
34 PASCAL BOYER

tion of the premises of common knowledge linked to specific forms of utterance


whose rhetorical and pragmatic properties must be brought to light.
Drawing upon three African and Babylonian examples, the author constructs a
model of the cognitive mechanisms underlying the relevance of traditional
epic poems: the epic narrative while mobilizing a certain field of shared
knowledge, contradicts the premises of its ordinary elaboration. This
hypothesis should lead to a precise characterisation of the epic genre, notably
with regard to its often remarkable but little studied pragmatic properties.

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