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« SEXUALITY »

Catharine Alice Mackinnon, Béatrice de Gasquet

Presses de Sciences Po | « Raisons politiques »

2012/2 n° 46 | pages 101 à 130


ISSN 1291-1941
ISBN 9782724632644
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2012-2-page-101.htm
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dossier
CATHARINE A. MACKINNON

« Sexuality »

Q U’EST-CE QUI DANS L’EXPÉRIENCE des femmes


produit une perspective spécifique sur la réalité
sociale 1 ? Comment émergent une vision et une
interprétation de la vie propres au groupe des femmes ? Qu’arrive-
t-il de particulier aux femmes pour qu’elles aient des intérêts en
commun, au principe d’une conscience commune ? Comment les
qualités que nous nommons « masculines » ou « féminines » sont-
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elles socialement créées et imposées au quotidien ? Les réponses sont
dans le traitement des femmes comme objets sexuels – dans la
société, puis dans les esprits, de l’appropriation par le regard aux
rapports sexuels forcés, pour finir par les meurtres sexuels.
La domination masculine est sexuelle. C’est-à-dire : les
hommes en particulier, sinon les hommes uniquement, « sexuali-
sent » la hiérarchie ; le genre est l’une de ces hiérarchies. Tout autant
une théorie du genre ancrée dans la sexualité qu’une théorie du sexe
ancrée dans le genre, telle est la théorisation de la sexualité qui a
émergé de la prise de conscience féministe 2. Qu’ils soient analyti-
ques ou empiriques, les travaux féministes récents sur le viol, les
violences conjugales, le harcèlement sexuel, les abus sexuels sur

1. Cette traduction correspond au chapitre « Sexuality » (in Catharine MacKinnon,


Toward a Feminist Theory of the State, Cambridge, Harvard University Press, 1989,
p. 126-154) qui s’ouvre sur des citations d’Adrienne Rich, de Milan Kundera et de
Virginia Woolf qui n’ont pas été reproduites ici (N.d.T.).
2. Ce texte est dans l’ouvrage de MacKinnon précédé d’un chapitre présentant la prise
de conscience collective (« consciousness raising ») comme étant au féminisme, comme
méthode, ce que le matérialisme dialectique est au marxisme (N.d.T.).

Raisons politiques, no 46, mai 2012, p. 101-130.


© 2012 Presses de Sciences Po.
102 – Catharine A. MacKinnon

mineurs, la prostitution et la pornographie, vont dans le même


sens 3. Ensemble, toutes ces pratiques traduisent et réalisent le pou-
voir spécifique des hommes sur les femmes en société ; la réalité de
la tolérance sociale à leur égard fait plus que le confirmer. Si l’on
se met à croire ce que les femmes disent de la manière dont les
hommes usent et abusent d’elles sexuellement 4 ; si l’omniprésence
de la violence sexuelle masculine envers les femmes, attestée dans
ces études, cesse d’être déniée, minimisée, ou traitée comme une
exception pathologique ou temporaire ; si le fait que seules 7,8 %
des femmes aux États-Unis n’ont jamais connu de harcèlement ou
d’agression sexuelle au cours de leur vie cesse d’être considéré
comme un détail 5 ; si les femmes à qui cela arrive ne sont plus
considérées comme quantité négligeable ; si ces agressions envers
les femmes sont enfin comprises comme sexuelles – alors on ne
peut plus déclarer que la sexualité est hors de cause. Et ces pratiques
de violence sexuelle ne peuvent plus être interprétées comme de la
violence, et pas du sexe. Ce que suggèrent ces données et ces ana-
lyses, c’est que le rôle sexuel masculin repose sur la prédation des
plus faibles socialement. Ces actes de domination sont perçus
comme sexuellement excitants, comme la sexualité même 6 : ils font
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3. L’auteure indique ici une bibliographie thématique conséquente, non reproduite ici,
rassemblant les travaux des années 1970 et 1980, sur le viol, les femmes battues, le
harcèlement sexuel, l’inceste et les abus sexuels sur mineurs, la prostitution, la porno-
graphie, et enfin, « le sexe en général ». Un nombre important de ces travaux sont par
la suite rappelés dans les notes (N.d.T.).
4. La décision de Freud de ne pas croire les témoignages féminins de violence sexuelle
dans l’enfance joua apparemment un rôle central dans sa théorie du fantasme et peut-
être même aussi de l’inconscient. C’est-à-dire que, jusqu’à un certain point, sa convic-
tion que l’agression sexuelle n’avait en réalité pas eu lieu créa le besoin d’une théorie
telle que celle du fantasme, ou celle de l’inconscient, pour expliquer ces témoignages.
Eût-il cru les femmes, et l’on ne peut que spéculer sur ce qu’il en serait advenu de la
psyché moderne (et d’ailleurs du cours de l’histoire moderne).
5. Ce chiffre a été calculé à ma demande par Diana H. Russell à partir de l’échantillon
aléatoire de 930 ménages résidant de San Francisco qu’elle a utilisé dans The Secret
Trauma : Incestuous Abuse of Women and Girls, New York, Basic Books, 1986, p. 20-37,
et dans Rape in Marriage, New York, MacMillan, 1982, p. 27-41. Ce chiffre inclut
toutes les formes de viol, d’agression et de harcèlement sexuels visés par l’enquête, avec
ou sans contact, ce qui couvre à la fois le viol collectif par des étrangers et le viol
conjugal, mais aussi les appels téléphoniques obscènes, les avances sexuelles non solli-
citées dans la rue, les propositions non souhaitées pour tourner dans la pornographie,
et l’exposition forcée aux exhibitionnistes et aux voyeurs.
6. Samuel David Smithyman, « The Undetected Rapist », thèse de doctorat, Claremont
Graduate School, 1978 ; A. Nicholas Groth avec H. Jean Birnbaum, Men Who Rape :
The Psychology of the Offender, New York, Plenum Press, 1979 ; Diana Scully et Joseph
« Sexuality » – 103

donc bien partie de la sexualité. Les connaissances accumulées


récemment sur les violences sexuelles masculines envers les femmes
invitent donc à repenser la place de la sexualité dans la formation
du genre, et la place du genre dans la sexualité.
Une théorie féministe de la sexualité fondée sur ces données
consiste à replacer la sexualité au sein d’une approche du genre
comme inégalité, c’est-à-dire comme hiérarchisation sociale entre
hommes et femmes. Pour qu’une théorie soit féministe, il ne suffit pas
que son auteure soit une femme biologique, ni qu’elle présente la
sexualité féminine comme différente de celle des hommes (mais de
même valeur), ou comme un domaine de la réalité qui aurait de tout
temps existé, mais au-delà, à côté, au-dessus ou en dessous – en tout
état de cause, séparément – des inégalités sociales. Une théorie de la
sexualité devient féministe, au sens postmarxiste, par sa méthode,
lorsqu’elle traite la sexualité comme un aspect de la construction
sociale du pouvoir masculin : définie par les hommes, imposée aux
femmes, centrale dans la constitution du genre. Il s’agit de donner
comme priorité au féminisme l’analyse de la subordination des
femmes par les hommes, et de voir alors comment le sexe – c’est-
à-dire la dimension sexuelle de la domination et de la soumission –
joue dans ce processus de subordination un rôle crucial, fondamental,
et à certains égards décisif. La théorie féministe devient le projet
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d’analyser cette situation pour la regarder en face, et pour la changer.
En isolant les inégalités de genre sans rendre compte de la
dimension sexuelle de leur dynamique, comme cela a été générale-
ment le cas jusqu’ici, on pourrait tout à fait dénoncer le sexisme
des thèses existantes sur la sexualité, pour en déduire par exemple :
que les hommes construisent des scripts conformes à leur intérêt,
tandis que les femmes et les hommes les appliquent ; que les
hommes décident des conditions, tandis que femmes et hommes
sont conditionnés ; que ce sont les hommes qui élaborent les caté-
gories de développement, à travers lesquelles les hommes se déve-
loppent, tandis que les femmes se développent, ou pas 7 ; que les
hommes ont socialement le droit à une identité personnelle, un
moi, dans laquelle la sexualité est ou non fonctionnellement

Marolla, « “Riding the Bull at Gilley’s” : Convicted Rapists Describe the Rewards of
Rape », Social Problems, no 32, 1985, p. 251.
7. Tout ce passage semble évoquer la critique des biais masculins de la psychologie du
développement, telle qu’elle a été menée par exemple par Carol Gilligan dans In a
Different Voice : Psychological Theory and Women’s Development, Cambridge, Harvard
University Press, 1982 (N.d.T.).
104 – Catharine A. MacKinnon

intégrée, mais que les femmes sont ce qui est ou non fonctionnel,
cette altérité à travers laquelle le moi s’éprouve comme ayant une
identité ; que les hommes ont des relations avec des objets, quand
les femmes sont les objets de ces relations. Et ainsi de suite. En
s’appuyant sur une telle critique, on pourrait alors tenter d’inverser
ou de corriger les prémisses et les conséquences de chacune de ces
thèses pour les universaliser, même si la réalité à laquelle elles se
réfèrent ressemble davantage à ces théories – une fois leur aspect
genré révélé – qu’à quelque chose d’égalitaire. Ou bien, on pourrait
tenter de sacraliser la singularité de « l’expérience des femmes »,
comme si celle-ci pouvait vraiment être autre chose qu’une dimen-
sion de la réponse des femmes à une commune condition d’impuis-
sance. De tels exercices mentaux seraient instructifs, et même
« dé-constructifs », mais limiter le féminisme au redressement d’un
biais, en faisant abstraitement comme si le pouvoir masculin n’exis-
tait pas, notamment en valorisant ce que les femmes n’ont pas choisi
d’être, ce serait limiter la portée de la théorie féministe de la même
manière que le sexisme limite la vie des femmes : à une réaction
aux termes posés par les hommes.
Une théorie spécifiquement féministe analyse la réalité sociale,
dont la réalité sexuelle est une dimension, selon ses propres termes.
Mais quels sont ces termes ? Si les femmes ont été massivement
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privées non seulement de leur propre expérience, mais de la possi-
bilité de la concevoir de manière autonome, alors une théorie fémi-
niste de la sexualité qui cherche à comprendre la situation des
femmes afin de la changer doit d’abord identifier et critiquer la
« sexualité » comme une construction qui a jusqu’ici limité et
prédéterminé tant l’expérience que la théorie. Cela exige de
comprendre comment la sexualité est construite quotidiennement,
concrètement, à travers des significations sociales situées. La sexua-
lité doit être étudiée telle qu’elle est empiriquement vécue, et pas
seulement dans les textes historiques (comme le fait Michel
Foucault), ou dans la psyché sociale (comme le fait Jacques Lacan),
ou dans le langage (comme le fait Jacques Derrida). Le sens de la
sexualité n’émerge pas seulement, ni même principalement, du lan-
gage et des textes. Il émerge de rapports sociaux de pouvoir concrets,
les mêmes qui produisent aussi le genre. En termes féministes, le
fait que le pouvoir masculin détienne le pouvoir signifie que les
intérêts de la sexualité mâle déterminent le sens même de la sexua-
lité, et notamment les sensations, expériences et expressions légiti-
mement associées à la sexualité, d’une manière qui détermine les
« Sexuality » – 105

biographies féminines, y compris sexuelles. Les théories existantes,


tant qu’elles ne saisissent pas cela, ne feront qu’attribuer à tort aux
femmes ce qu’elles désignent par « sexualité féminine », ne voyant
pas comment celle-ci est en fait imposée quotidiennement aux
femmes ; elles participeront aussi à renforcer pratiquement l’hégé-
monie du « désir » en tant que norme sociale, et par là « la sexua-
lité », son produit, et par là « la femme », catégorie socialement
construite dans la sexualité.
L’enjeu pour le genre, dans cette perspective, c’est alors de
savoir ce qui au juste est considéré comme « sexualité » ; ce que veut
dire, ce qu’on veut dire par « sexe » – quand, comment, avec qui, et
avec quelles conséquences pour qui. De telles questions ne sont à peu
près jamais traitées systématiquement, même dans les discours qui
visent à la prise de conscience féministe. Ce qu’est le sexe – par quels
mécanismes il est attribué et rattaché à ce qu’il est, incarné et pra-
tiqué tel qu’il est, contextualisé comme il l’est, signifiant et conno-
tant ce qu’il est – est toujours pris comme un point de départ, une
donnée, sauf quand on cherche à expliquer ce qui s’est passé, parce
qu’on considère que ça s’est mal passé. Comme si le contenu du mot
« érotique », par exemple, pouvait être une évidence, bien qu’on ne
le définisse jamais, sinon pour sous-entendre que c’est universel tout
en étant personnel, fondamentalement variable et plastique, essen-
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tiellement indéfinissable, mais indéniablement positif. « Le désir » :
on disserte avec enthousiasme et sur tous les tons dans notre culture
sur ses variations, mais on ne considère jamais qu’il est fondamenta-
lement problématique, que sa mécanique concrète, dans les relations
interpersonnelles, mérite analyse, à moins, à nouveau, de considérer
qu’il est toujours déjà là, ce qui n’est pas le cas. Détailler et analyser
quels sont les ingrédients apparemment nécessaires à l’excitation
sexuelle masculine, ce qu’il faut pour que le pénis fonctionne, cela
semble légèrement blasphématoire, un peu comme un pornographe
qui commanderait une étude de marché. Le sexe est censé être à la
fois trop personnel et trop universellement transcendant pour cela.
Suggérer que le sexuel pourrait être rapproché de quelque chose
d’autre que de l’activité sexuelle elle-même – par exemple de la
politique –, ça ne se fait pas, ça tue l’amour, même pour les fémi-
nistes. Un peu comme si le sexe naissait dans les choux.
La sexualité, dans une optique féministe, n’est pas un domaine
d’interactions, de sentiments, de sensations, de comportements, séparé
du reste, dans lequel les rapports sociaux définis par ailleurs se refléte-
raient plus ou moins. C’est une dimension transversale de la réalité
106 – Catharine A. MacKinnon

sociale, une dimension qui imprègne tout le reste, une dimension où le


genre est non seulement présent, mais où il se constitue socialement ;
c’est une dimension dans laquelle les autres rapports sociaux, comme la
race et la classe, se retrouvent en partie. L’érotisation de la domination
définit les normes de la masculinité, l’érotisation de la soumission
définit celles de la féminité. Un nombre important de caractéristiques
du statut de « deuxième classe » des femmes – la restriction, la
contrainte, la déformation, la servilité et l’exposition, l’automutilation
et le culte de l’apparence, la passivité forcée, l’humiliation – sont ainsi
fabriquées à travers le contenu du sexe pour les femmes. Être une chose
disponible pour un usage sexuel y constitue le dénominateur commun.
Cette approche ne se contente pas d’identifier la sexualité quand elle est
construite dans le contexte d’une inégalité entre les sexes : elle révèle
comment cette sexualité est la dynamique même de l’inégalité des
sexes. Elle affirme que, telle qu’elle est définie socialement, l’excitation
ressentie devant la réduction d’une personne à une chose, à quelque
chose d’inférieur à un être humain, est la force motrice principale du
sexe. Elle soutient que la différence sexuelle est fonction de la domina-
tion sexuelle. C’est défendre une théorie sexuelle de la répartition du
pouvoir social en fonction du genre, dans laquelle cette sexualité qui est
« la » sexualité est bien ce qui fait que la division des sexes est ce qu’elle
est, c’est-à-dire dominée par les hommes, où qu’elle soit, c’est-à-dire à
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peu près partout.
Dans toutes les cultures, selon cette perspective, la sexualité
est tout ce qu’une culture ou une sous-culture donnée définit
comme telle. La question suivante est alors celle du lien avec le
genre comme système de pouvoir. La domination masculine s’avère
un phénomène universel, même si ses formes varient localement.
Dans toutes les cultures, est-ce que ce qui définit les femmes comme
« différentes » est identique à ce qui définit les femmes comme
« inférieures », et identique à ce qui définit leur « sexualité » ? Est-ce
qu’à travers toutes les cultures, ce qui définit l’inégalité des sexes
comme simplement une différence entre les sexes, n’est pas préci-
sément ce qui est perçu comme érotique ? Selon cette logique, la
théorie féministe de la sexualité est synonyme d’une théorie fémi-
niste politique, c’est la contribution spécifique du féminisme à l’ana-
lyse de la société et de la politique. Expliquer les inégalités de genre
en termes de « politique sexuelle 8 », c’est proposer non seulement

8. Kate Millett, Sexual Politics, Garden City, Doubleday, 1970 (La politique du mâle,
trad. de l’angl. par Elisabeth Gille, Paris, Stock, 1971).
« Sexuality » – 107

une théorie politique de la sexualité pour définir le genre, mais aussi


une théorie sexuelle du politique dans laquelle le genre est central.
Dans cette approche, le pouvoir masculin prend la forme de
ce que les hommes, en tant que groupe sexué, veulent sexuellement,
c’est-à-dire du pouvoir tout court, tel qu’il est défini socialement.
Dans les pays capitalistes, cela inclut la richesse. La masculinité,
c’est en avoir ; la féminité, c’est ne pas en avoir. La masculinité
précède le masculin comme la féminité précède le féminin, et c’est
le désir sexuel masculin qui construit « femmes » et « hommes ».
Plus précisément, « la femme » est définie par ce que le désir mas-
culin exige pour être excité et satisfait, et socialement, elle est syno-
nyme de « la sexualité féminine » et du « sexe féminin ». Dans les
manières acceptables de traiter les femmes, les manières qui sont
considérées non comme des transgressions mais comme respectant
leur nature, on trouve les intérêts et souhaits sexuels masculins spé-
cifiques. Dans le paradigme sexuel correspondant, les normes domi-
nantes de l’attirance et de l’expression sexuelles ne font qu’une avec
la formation et l’affirmation de l’identité de genre, de telle sorte
que sexualité égale hétérosexualité, égale sexualité de la domination
(masculine) et de la soumission (féminine).
Depuis Lacan, en fait depuis Foucault, il est devenu habituel
d’affirmer que la sexualité est socialement construite 9. On précise
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rarement de quel matériau, socialement, elle est construite, et encore
moins qui construit, comment, quand, où. Quand le capitalisme
est le matériau social privilégié, la sexualité est alors modelée,
contrôlée, exploitée et réprimée par le capitalisme ; mais on ne dit
pas que le capitalisme crée la sexualité telle qu’on la connaît. Quand
[on dit que] la sexualité est construite par des discours de pouvoir,
le genre n’est jamais l’un d’entre eux ; la contrainte est centrale dans
le déploiement de la sexualité, mais toujours en la réprimant, jamais
en la constituant ; le discours n’est jamais concrètement étudié pour
sa participation à ce processus de construction ; le pouvoir est par-
tout et donc nulle part, diffus plutôt qu’universellement hégémo-
nique. « Construite » semble le plus souvent signifier « influencée
par, dirigée, canalisée », comme une autoroute construit la structure

9. Jacques Lacan, Feminine Sexuality, trad. anglaise de Jacqueline Rose, édité par Juliet
Mitchell et Jacqueline Rose, New York, Norton, 1982 ; Michel Foucault, Histoire de
la sexualité. Power/Knowledge, édité par Colin Gordon, New York, Pantheon, 1980.
Voir plus généralement les textes discutés dans Robert A. Padgug, « Sexual Matters ;
On Conceptualizing Sexuality in History », Radical History Review, vol. 70, prin-
temps-été 1979.
108 – Catharine A. MacKinnon

de la circulation. On ne demande pas : pourquoi des voitures ? Qui


conduit ? Où vont tous ces gens ? Pourquoi se déplacer est-il si
important pour eux ? Qui peut posséder une voiture ? Tous ces
accidents sont-ils si accidentels ? Bien qu’il y ait des exceptions
partielles, la norme tacite de la sexualité reste fondamentalement
freudienne 10, et essentialiste : la sexualité est une envie innée, sui
generis, primaire, naturelle, pré-politique, inconditionnelle, variable
suivant le genre biologique, centrée sur le rapport hétérosexuel, en
l’occurrence la pénétration par le pénis, et la civilisation en réprime
la pleine réalisation. Même chez ceux qui rejettent la dimension de
sublimation de cette théorie, ou qui perçoivent le caractère socia-
lement variable des motifs de cette répression (pour assurer la survie
de la civilisation, pour maintenir le contrôle fasciste, ou pour que
le capitalisme fonctionne...), l’expression sexuelle est implicitement
perçue comme l’expression d’une réalité qui pour une bonne part
est présociale, et qui est bridée par la société. La sexualité reste
largement pré-culturelle et universellement invariante, sociale seu-
lement dans la mesure où elle a besoin de la société pour s’incarner
de manière spécifique. Sa dynamique est celle d’une faim, d’un
appétit fondé sur un besoin ; ce dont elle a précisément faim, et
comment cet appétit est satisfait, est alors sujet à des variations
culturelles et individuelles infinies, comme la gastronomie, comme
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la cuisine.
Permis/pas permis, tel est le fonctionnement idéologique fon-
damental de cette sexualité. On sait que la sexualité est régulée
idéologiquement. Mais on ignore que cette opposition permis/pas
permis est le ressort décisif qui dirige cette envie, qu’elle est cruciale
pour comprendre le genre, et vice-versa. Le présupposé normatif
sous-jacent est que tout ce qui peut être considéré comme sexuel
devrait pouvoir « s’exprimer ». Sur le plan normatif, tout ce qui est
sexuel se voit attribué une valeur positive, une valorisation affirmée.
Ce présupposé autoritaire, dont l’affirmation semble indispensable
si l’on veut paraître crédible sur quelque sujet touchant de près ou
de loin au sexuel, signifie que « le sexe » (quel que soit le contenu
de cette expression), c’est bien – c’est-à-dire naturel, bon pour la

10. Dans sa critique de Freud dans Spéculum de l’autre femme (Paris, Éditions de Minuit,
1974), Luce Irigaray montre bien comment Freud construit la sexualité depuis le
point de vue masculin, la femme étant une déviation par rapport à la norme. Mais
elle aussi voit la sexualité féminine non pas comme construite par la domination
masculine, mais comme réprimée par elle.
« Sexuality » – 109

santé, positif, convenable, source de plaisir, d’accomplissement, de


beauté, de réalisation personnelle – et qu’il est légitime de
l’exprimer. Cette idée, parfois caractérisée comme « pro-sexe » (sex-
positive), constitue, de manière assez évidente, un jugement de
valeur.
Kinsey 11 et ses disciples, par exemple, pensaient (pensent) clai-
rement que plus il y a de sexe et mieux c’est. Par conséquent, ils
minimisent les quelques cas qu’ils consentent à qualifier de viol ou
abus sexuel sur mineur, ils critiquent l’inhibition sexuelle des
femmes qui se refusent au sexe, et interprètent systématiquement
les réticences féminines comme des limitations imposées à l’activité
sexuelle naturelle des hommes – hommes qui apparemment, si on
les laissait faire, rivaliseraient avec les animaux, en tous cas cer-
tains 12. Les adeptes de l’impératif néo-freudien de désinhibition ont
de même associé l’idéal de la liberté sexuelle à la transgression de
toutes les restrictions sociales, à l’autorisation de tout ce qui était
sexuellement interdit, et en particulier, à l’accès sexuel des hommes
à tout ce qu’ils veulent. Le combat pour que tout ce qui est sexuel
soit désormais permis, dans une société dont on nous dit en même
temps qu’elle s’effondrerait si c’était le cas, crée l’impression que la
société résiste à ce que l’on agresse les plus faibles, et qu’il s’agit
donc de quelque chose de vaguement dangereux. Si nous savions
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que les frontières sont en réalité bidon, qu’elles n’existent que pour
érotiser les cibles de cette transgression, est-ce que les franchir ne
serait pas moins attirant ? Le tabou et la criminalisation peuvent
servir à érotiser ce qui, sinon, aurait aussi peu la saveur de la domi-
nation qu’arracher un bonbon à un nourrisson. Mettre sur le même
plan l’impuissance réelle des femmes et les interdits que s’imposent
les hommes (parce qu’ils ont le pouvoir), donne aux hommes
l’impression qu’on leur résiste vraiment, et ainsi le plaisir de sur-
monter cette résistance, alors qu’en fait, la réalité du pouvoir mas-
culin, sa dignité, n’est jamais menacée, puisqu’on ne cède aucun
vrai pouvoir aux dominées. L’axe idéologique « permis/pas permis »

11. Référence aux enquêtes sur les comportements sexuels masculins, puis féminins,
conduites aux États-Unis sous la direction d’Alfred Kinsey, cf. note 12 (N.d.T.).
12. Alfred C. Kinsey, Wardell B. Pomeroy, Clyde E. Martin, Paul Gebhart, Sexual Beha-
viour in the Human Female, Philadelphie, W.B. Saunders, 1953 ; A. C. Kinsey,
W. B. Pomeroy, C. E. Martin, Sexual Behaviour in the Human Male, Philadelphie,
W.B. Saunders, 1948. Cf. la critique de Kinsey in Andrea Dworkin, Pornography :
Men Possessing Women, New York, Perigee, 1981, p. 179-198.
110 – Catharine A. MacKinnon

en vient ainsi à structurer la manière dont la sexualité est vécue


quand, et parce qu’elle est, avec le genre, une question de pouvoir.
Une version de l’hypothèse de désinhibition se réclamant du
féminisme est la suivante : la civilisation ayant été jusqu’ici dominée
par les hommes, la sexualité féminine a jusqu’ici été réprimée, non
permise. Mais la sexualité reste centrée dans cette version sur ce qui
serait considéré ailleurs comme l’acte reproducteur : le rapport
sexuel comme pénétration du pénis en érection dans le vagin (ou
tout orifice alternatif), suivie par la poussée de l’éjaculation mascu-
line. Si la reproduction avait quoi que ce soit à voir avec la finalité
de l’acte sexuel, celui-ci ne pourrait jamais avoir lieu toutes les nuits
(ni même deux fois par semaine), pendant quarante ou cinquante
ans, et il n’y aurait pas de prostitution. « On a eu trois rapports
sexuels », signifie généralement que l’homme a pénétré la femme
trois fois, et a eu un orgasme trois fois. La sexualité féminine dans
ce modèle, c’est le fait d’attribuer aux femelles biologiques le désir
d’être traitées conformément à ce que ces théoriciens considèrent
comme de la « sexualité » ; « féminine » est ici à mi-chemin entre
l’adjectif et le nom, à demi possessif et à demi attribution biolo-
gique. La liberté sexuelle signifie qu’on permet aux femmes
d’exprimer cette sexualité aussi librement que les hommes, afin, on
l’espère, qu’elles prennent elles-mêmes l’initiative, sans honte et sans
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contrainte, des rapports hétérosexuels qui permettent de satisfaire
les besoins génitaux. D’où la femme libérée ; d’où la révolution
sexuelle.
L’omniprésence de tels présupposés sur la sexualité, par-delà
la diversité des approches méthodologiques, est suggérée par ce
commentaire d’un spécialiste des violences envers les femmes en
1976 :
Si les femmes pouvaient échapper au stéréotype culturel qui
leur impose de marquer leur désintérêt et leur résistance par rapport
à l’acte sexuel, et si elles pouvaient au contraire jouer un rôle actif
en exprimant leur propre sexualité, plutôt qu’en laissant l’initiative
aux hommes, cela contribuerait à réduire les viols. D’abord, de
manière évidente, le sexe consensuel serait accessible à un plus grand
nombre d’hommes, ce qui diminuerait le « besoin » de violer.
Deuxièmement, et c’est peut-être plus important, cela permettrait
de réduire l’amalgame souvent fait entre sexe et agression 13.

13. Cf. M. Straus, « Sexual Inequality, Cultural Norms, and Wife-Beating », Victimology :
An International Journal, vol. 1, 1976, p. 54-76.
« Sexuality » – 111

Dans cette optique, quelqu’un doit être actif pour qu’il y ait
du sexe. Le sexe consenti – l’égalité sexuelle – c’est une agression
sexuelle égale. Si les femmes exprimaient librement « leur propre
sexualité », il y aurait plus de rapports hétérosexuels. La « résis-
tance » des femmes au sexe est ici un stéréotype culturellement
imposé, pas une forme de lutte politique. Le viol résulte de la résis-
tance des femmes, pas de la violence des hommes – ou si l’on veut,
la violence masculine, et donc le viol, résulte de la résistance des
femmes au sexe. Les hommes violeraient moins s’ils obtenaient des
femmes un peu plus de consentement à se soumettre gentiment au
sexe. Corollaire : la violence dans le viol n’est pas sexuelle du point
de vue masculin.
Sous-jacente à cette citation se cache l’idée, aussi répandue
qu’elle est implicite, que si les femmes voulaient juste bien accepter
une étreinte que les hommes ne peuvent actuellement obtenir que
par le viol, si elles voulaient bien arrêter de résister ou (selon un
scénario très prisé des pornographes) si elles pouvaient même
devenir des prédatrices sexuelles, eh bien alors le viol se volatiliserait.
D’un côté, c’est vrai par construction. Quand une femme accepte
ce qui serait un viol si elle ne l’acceptait pas, l’acte qui suit est alors
du sexe. Si les femmes acceptaient le sexe forcé comme du sexe, « le
sexe consenti serait accessible à un plus grand nombre d’hommes ».
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Si telle n’est pas l’idée implicite dans ce texte, on ne comprend pas
bien comment des femmes aussi sexuellement prédatrices que les
hommes pourraient éliminer, plutôt que redoubler, l’amalgame
entre sexe et agression. Sans un tel présupposé, ce qui disparaîtrait,
ce serait seulement l’amalgame entre l’agression sexuelle et le genre.
Si les femmes ne résistaient plus à l’agression sexuelle masculine, la
proximité du sexe et de l’agression deviendrait, en réalité, si épis-
témologiquement complète qu’ils se recouvriraient totalement.
Aucune femme ne serait jamais plus victime d’agression sexuelle,
car l’agression sexuelle serait le sexe. La situation est proche de
l’image évoquée par l’expression de sociétés « sans viol », en partie
parce que les hommes y affirment qu’il n’y a pas de viol ici : « nos
femmes ne nous résistent jamais 14 ». Un angélisme similaire se

14. Peggy Sanday, « The Socio-Cultural Context of Rape : A Cross-Cultural Study »,


Journal of Sociology Issues, vol. 87, no 4, 1981, p. 16 (N.d.T.). Référence à une typo-
logie proposée à l’époque par P. Sanday entre sociétés rape-free et rape-prone, afin
d’insister sur la dimension culturelle, et non biologique ou universelle, de la violence
masculine, notamment dans le contexte de la lutte contre les viols sur les campus
étasuniens.
112 – Catharine A. MacKinnon

trouve aussi dans certaines sociétés « favorables au viol » comme les


États-Unis, où si l’usage de la force peut parfois être perçu comme
tel, c’est uniquement quand il franchit les seuils usuellement admis.
Malgré elles, certaines féministes ont encouragé ce type d’ana-
lyse, et y ont même contribué, en présentant le viol comme un acte
de violence, plus que comme du sexe 15. Si cette approche a permis à
juste titre de mettre l’accent sur les éléments de pouvoir et de domi-
nation dans le viol, jusque là souvent tus, cela a masqué sa dimension
sexuelle. Non seulement cette approche ne permet pas de répondre
à une question un peu évidente (si c’est de la violence, et pas de la
sexualité, pourquoi ne l’a-t-il pas tout simplement frappée ?), mais
elle rend impossible de voir que, quand elle est effectuée de manière
sexuelle, la violence est du sexe 16. Cela devient évident dès que la
nature de la sexualité est comprise à partir de ses significations
sociales. Dire que le viol est de la violence, et pas du sexe, préserve la
norme selon laquelle « le sexe c’est bien », en mettant à part les actes
sexuels forcés comme « pas du sexe », alors même que pour le vio-
leur, c’est bien du sexe, et que c’est aussi le cas, pour la victime,
lorsque par la suite elle ne peut plus avoir d’expérience sexuelle sans
que cela soit associé pour elle à l’expérience du viol. Prendre ses désirs
analytiques pour la réalité permet ainsi de s’opposer au viol en vou-
lant interdire la sexualité aux violeurs, tout en laissant intactes les
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bases sexuelles de la domination masculine.
Alors que les travaux antérieurs sur le viol l’ont analysé comme
un problème d’inégalité entre les sexes, mais pas comme un pro-
blème d’inégalité sexuelle entre les sexes, d’autres explorations
contemporaines prétendument féministes de la sexualité ne voient
même pas le genre comme un rapport de pouvoir, ni la réalité de
la violence sexuelle. Par exemple, pour les coordinatrices de Powers
of Desire 17, l’activité sexuelle est « une forme centrale d’expression,
qui définit l’identité et qui est perçue comme une source fonda-
mentale d’énergie et de plaisir 18 ». C’est peut-être bien ainsi que
c’est « perçu », mais c’est aussi ainsi qu’elles-mêmes, en pratique, le
considèrent. Comme si les femmes choisissaient la sexualité pour

15. Susan Brownmiller (Against Our Will : Men, Women, and Rape, New York, Fawcett
Books, 1975) est à l’origine de cette approche, qui s’est depuis largement diffusée.
16. Annie McCombs m’a aidée à exprimer cette idée.
17. Cette anthologie qui fit référence regroupait des textes de théoriciennes et militantes
de premier plan sur les dimensions politiques de la révolution sexuelle (N.d.T.).
18. Ann Snitow, Christine Stansell, Sharon Thompson, Powers of Desire, New York,
Monthly Review Press, 1983, p. 9.
« Sexuality » – 113

définir leur identité. Comme si cela était autant une forme


d’« expression » pour les femmes que ça l’est pour les hommes.
Comme si l’agression et la violence n’étaient pas si centrales dans
l’expérience féminine de la sexualité.
Le Journal du colloque de Barnard sur la sexualité en 1982
associe de manière répétée la sexualité au « plaisir ». « Peut-être que
la question globale que nous devons poser est la suivante : comment
les femmes... négocient-elles le plaisir sexuel 19 ? » Comme si les
femmes, en régime d’hégémonie masculine, avaient ce pouvoir.
Comme si la « négociation » était une forme de liberté. Comme si
le plaisir, et la manière d’y arriver, était la question « globale » que
la sexualité pose au féminisme, plutôt que celle de la domination
et de comment y mettre fin. Comme si les femmes avaient juste
besoin d’être bien baisées. Dans tous ces textes, les tabous sont
appréhendés comme de vrais interdits – comme des choses qui
réellement ne sont pas autorisées – et non comme le moyen d’éro-
tiser la hiérarchie en la masquant. Le domaine du sexuel est divisé
en « restriction, répression, et danger » d’un côté, et « exploration,
plaisir et initiative » de l’autre 20. Cette division imite les formes
idéologiques selon lesquelles la domination et la soumission sont
érotisées, codées socialement de manière variable sous les formes
masculin/féminin dans l’hétérosexualité, butch/femme dans la
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culture lesbienne, dominateur/soumis dans le SM 21. Pour parler en
termes de rôles, si l’on éprouve du plaisir dans l’illusion de la liberté,
et de la sécurité dans l’expérience du danger, on est « la fille » ; si
l’on éprouve du plaisir quand on est réellement libre, et qu’on se
sent en sécurité quand on a l’illusion du danger, on est « le garçon ».
Ainsi, le Journal adopte sans recul critique, en tant qu’outil

19. C. Vance, « Concept Paper : Towards a Politics of Sexuality », in Hannah Alderfer,


Beth Jaker, Marybeth Nelson, Diary of a Conference on Sexuality, archives du comité
organisateur du colloque « The Scholar and the Feminist IX : Toward a Politics of
Sexuality », 24 avril 1982, p. 27 : il faut considérer « le plaisir sexuel, le choix, et
l’autonomie des femmes, tout en tenant compte de ce que la sexualité est en même
temps un domaine de restriction, de répression et de danger, mais aussi d’exploration,
de plaisir et d’initiative ». Des passages de ce « journal », ainsi que le texte des commu-
nications, ont ensuite été publiées dans C. Vance (dir.), Pleasure and Danger : Explo-
ring Female Sexuality, Londres, Routledge & Kegan, 1984.
20. Ibid., p. 38.
21. Voir par exemple Amber Hollibaugh et Cherrie Moraga, « What We’re Rollin’
Around in Bed With : Sexual Silences in Feminism », in A. Snitow, Ch. Stansell,
Sh. Thompson, Powers of Desire, op. cit., p. 394-405, notamment p. 398 ; Samois,
Coming to Power, Berkerley, Alyson Publications, 1983.
114 – Catharine A. MacKinnon

analytique, la dynamique centrale du phénomène qu’il prétend ana-


lyser. Le texte lui-même semble être une expérience sexuelle.
Les termes de ces discussions interdisent ou évacuent les ques-
tions féministes cruciales. Quels sont les liens entre sexualité, et
inégalité de genre ? Comment la domination et la soumission sont-
elles sexualisées, ou pourquoi la hiérarchie est-elle sexuellement atti-
rante ? Comment se traduit-elle par l’opposition du masculin et du
féminin ? Pourquoi la sexualité est-elle centrée sur le rapport sexuel,
sur l’acte biologiquement associé à la reproduction ? La masculinité
est-elle le fait d’aimer agresser, et la féminité le fait d’aimer être
agressée ? Est-ce que « les hommes aiment la mort 22 » ? Pourquoi ?
Quelle est alors l’étiologie de l’hétérosexualité chez les femmes ?
Est-ce que son plaisir est la raison pour laquelle les femmes se
soumettent ?
Si on les prend au sérieux, les questions féministes sur la réalité
du viol, des violences physiques conjugales, du harcèlement sexuel,
de l’inceste, des abus sexuels sur mineurs, de la prostitution, et de
la pornographie, répondent ensemble à ces questions en suggérant
une théorie du mécanisme de la sexualité. C’est l’usage de la force,
l’expression du pouvoir, qui en constitue le script, l’apprentissage,
le conditionnement, la logique de développement (...) l’empreinte,
le ressort, et ce quel que soit le langage sexuel utilisé pour désigner
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l’excitation elle-même. La contrainte c’est le sexe, et pas seulement
quand elle est sexualisée ; la contrainte est la dynamique du désir,
pas seulement une réponse possible à l’objet désiré quand l’expres-
sion du désir est frustrée. Les pressions sociales, la socialisation de
genre (...), les livres sur le sexe, les thérapies, c’est la version « douce »
de la contrainte. La baise, le poing, la rue, les chaînes, la pauvreté,
c’est la version « hard ». L’hostilité et le mépris – l’excitation du
maître face à l’esclave –, ainsi que l’admiration et la vulnérabilité –
l’excitation de l’esclave face au maître – telles sont les émotions
associées à l’excitation dans cette sexualité. « Le sadomasochisme est
au sexe ce que la guerre est à la vie civile : l’expérience magnifique »,
écrit Susan Sontag 23. « C’est l’hostilité – le désir, transparent ou
caché, de faire souffrir autrui – qui engendre et aiguise l’excitation

22. A. Dworkin, « Why So-Called Radical Men Love and Need Pornography », in Laura
Lederer (dir.), Take Back the Night : Women on Pornography, New York, William
Morrow, 1980, p. 148.
23. Susan Sontag, Under the Sign of Saturn, New York, Farrar, Straus and Giroux, 1980,
chap. « Fascinating Fascism », p. 103.
« Sexuality » – 115

sexuelle », écrit Robert Stoller 24. Harriet Jacobs l’esclave, évoquant


les viols répétés par son maître, écrit : « cela peut sembler moins
rabaissant de se donner, que d’être soumis à ses pulsions 25 ». Il est
clair d’après les données que la part de contrainte dans le sexe, la
part de sexualité dans la contrainte, sont simplement affaire de point
de vue – sauf si l’on part du principe que l’usage de la force dans
le sexe n’est plus de la contrainte, c’est juste du sexe. Ou si, quand
une femme est forcée, on dit que c’est ce qu’elle voulait vraiment,
à moins que cela n’importe pas du tout. Ou sauf si, à cause d’une
sentimentalité ou d’une répulsion a priori, on remplace ce qui se
passe vraiment par ce que l’on veut que le sexe soit, ou par ce que
l’on tolère qu’il soit.
Pour être claire : ce qui est sexuel, c’est ce qui fait bander
un homme. Culturellement, la sexualité est synonyme de tout ce
qui peut faire frémir un pénis, et lui faire éprouver sa puissance
en se raidissant. Et beaucoup de choses peuvent le faire : la peur,
l’hostilité, la haine, la détresse d’un enfant ou d’un étudiant ou
une femme infantilisée, contrainte ou vulnérable, la mort. La hié-
rarchie, la création constante de relations personne/chose, supé-
rieur/inférieur, dominateur/soumis, peut le faire. Ce que l’on
définit comme agression, et c’est habituellement le cas de la péné-
tration du rapport sexuel, caractérise la rencontre sexuelle typique.
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Le scénario de l’agression sexuelle est : fais ce que je te dis. Ces
textualités et ces relations, situées dans un contexte de pouvoir,
le créant aussi, deviennent de la sexualité. Tout ceci suggère que
ce qui est appelé sexualité est la dynamique de contrôle par
laquelle la domination masculine – sous toutes ses formes, du plus
intime au plus institutionnel, du regard jusqu’au viol – érotise,
et par là définit, l’homme et la femme, l’identité de genre et le
plaisir sexuel. C’est aussi ce qui maintient et définit la domina-
tion masculine en tant que système politique. Le désir sexuel mas-
culin est ainsi simultanément créé et servi, jamais satisfait une fois
pour toute, tandis que la force masculine, ainsi confondue avec
la sexualité elle-même, est idéalisée, et même sacralisée, rendue
possible et naturalisée.

24. Robert Stoller, Sexual Excitement : Dynamics of Erotic Life, New York, Pantheon
Books, 1979, p. 6.
25. Harriet Jacobs, citée dans Rennie Simson, « The Afro-American Female : The His-
torical Context of the Construction of Sexual Identity », in A. Snitow, Ch. Stansell,
Sh. Thompson, Powers of Desire, op. cit., p. 231.
116 – Catharine A. MacKinnon

Pour employer un vocabulaire philosophique contemporain,


rien ici n’est « indéterminé » au sens poststructuraliste du terme :
tout ceci est bien trop déterminé. Et cette réalité n’offre pas une
perspective unique sur un monde interpersonnel relativiste qui pour-
rait être interprété en un sens ou son contraire. La réalité de l’agres-
sion sexuelle et de son érotisation ne change pas selon la perspective,
bien que le fait de la voir ou non, ou de lui accorder une importance
quelconque, lui, varie. L’interprétation varie selon la position, certai-
nement : mais le fait que les femmes sont agressées sexuellement en
tant que femmes, qu’elles sont situées dans une matrice sociale où la
soumission est sexualisée, ne disparaît pas du seul fait qu’il est sou-
vent ignoré ou dénié avec autorité, ou interprété comme nul et non
avenu. En vérité, les raisons idéologiques de la permanence de ce fait
sont en partie à trouver dans des techniques sociales de production
de l’indétermination : l’absence de langage autre que l’obscénité
pour décrire ce qui n’est pas descriptible ; le doute que les dominants
font peser sur la réalité des torts subis, qui dénie la réalité des faits et
mène les victimes à la folie. L’indétermination est un jeu de l’esprit
néo-cartésien qui ruine le sens social concret des mots en soulevant
des possibilités d’interprétation décontextualisées qui n’ont pas de
véritable signification sociale ni de réelle possibilité d’en acquérir,
dissolvant ainsi la capacité à critiquer les significations sociales
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concrètes sans faire place à de nouvelles. L’argument féministe est
simple : les hommes sont les conditions matérielles pour les femmes ;
si quelque chose arrive aux femmes, cela arrive.
Les femmes trouvent souvent des façons de résister à la domi-
nation masculine et d’élargir leur autonomie. Mais elles n’en sont
jamais totalement libres. Les femmes s’approprient aussi la place
qui leur est faite dans ce système comme « nôtre », à des degrés
variables, avec des voix variées – affirmation identitaire et droit au
plaisir, afin d’être aimée et approuvée et payée, afin simplement de
survivre jusqu’au lendemain. C’est ceci, et non la passivité inerte,
qui constitue l’expérience de la victime. Le terme de victime n’est
pas moral : il ne dit pas qui est à blâmer ou à prendre en pitié ou
à condamner ou à tenir pour responsable. Il n’est pas normatif : il
ne dit pas ce qu’on devrait faire. Il n’est pas stratégique : il ne dit
pas comment on devrait présenter la situation pour pouvoir la
changer. Il est descriptif : il dit qui fait quoi à qui, et qui n’a jamais
à en assumer les conséquences.
Ainsi la question que Freud n’a jamais posée est la question
qui définit la sexualité selon une perspective féministe : que veulent
« Sexuality » – 117

les hommes ? La pornographie apporte une réponse. La pornogra-


phie permet aux hommes d’avoir ce qu’ils veulent sexuellement.
C’est leur « vérité sur le sexe 26 ». C’est ce qui fait le lien entre la
centralité de la chosification des femmes, l’excitation sexuelle mas-
culine, et les modèles masculins de savoir et de vérification, à savoir
la chosification (objectification) comme moyen d’atteindre l’objec-
tivité. C’est ce qui montre comment les hommes perçoivent le
monde, comment en le voyant ils y accèdent et le possèdent, et
comment cela constitue un acte de domination sur celui-ci. Cela
montre ce que les hommes veulent, et en même temps le leur pro-
cure. D’après la pornographie, voila ce que les hommes veulent :
des femmes liées, des femmes battues, des femmes torturées, des
femmes humiliées, des femmes dégradées et souillées, des femmes
tuées. Ou, pour les cœurs tendres, des femmes sexuellement acces-
sibles, appropriables, toujours là pour eux, désireuses d’être prises
et maniées, en étant peut-être juste un peu attachées. Toutes les
agressions possibles envers les femmes – viol, coups, prostitution,
pédophilie, harcèlement sexuel – sont dans la pornographie trans-
formées en sexualité, sont présentées comme excitantes, fun, et
comme libérant la vraie nature féminine. Chaque groupe de femmes
particulièrement victimisé et vulnérable, chaque population cible
d’interdits spécifiques – les Noires, les Asiatiques, les Latinas, les
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Juives, les femmes enceintes, handicapées, attardées, pauvres, âgées,
grosses, les femmes dans des métiers féminins, les prostituées, les
petites filles – délimite des genres et des thématiques pornographi-
ques en fonction des types d’humiliations préférés d’une clientèle
diversifiée. Les femmes sont assimilées à, et accouplées à, tout ce
qui est considéré comme inférieur à l’humain : animaux, objets,
enfants, et même autres femmes. Tout ce que les femmes ont à un
moment revendiqué comme leur – la maternité, le sport, les métiers
traditionnellement masculins, le lesbianisme, le féminisme –, la por-
nographie le présente comme sexy, dangereux, provocant, source
de châtiment, et en fait la propriété des hommes.
La pornographie est un moyen par lequel la sexualité est socia-
lement construite, pareille à un terrain d’exercice ou un chantier.
Elle construit les femmes comme des choses disponibles pour un
usage sexuel, et construit ses clients comme voulant désespérément

26. Cette expression est de Michel Foucault, dans « The West and the Truth of Sex »,
Sub-Stance, vol. 5, 1978, p. 20. Foucault ne critique pas la pornographie en ces
termes.
118 – Catharine A. MacKinnon

les femmes, comme voulant désespérément la possession, la cruauté


et la déshumanisation. L’inégalité elle-même, la soumission elle-
même, la hiérarchie elle-même, la chosification elle-même, sont
apparemment consenties par le désir sexuel et la désirabilité des
femmes, qui renoncent avec extase à leur autonomie. « Le motif
majeur de la pornographie en tant que genre », écrit Andrea
Dworkin, « c’est le pouvoir masculin 27 ». Les femmes ne sont là
dans la pornographie que pour être agressées et prises, les hommes
pour agresser et prendre, que ce soit à l’écran ou sur le papier, par
la caméra ou le stylo, pour le compte du spectateur. Non que la
sexualité dans la vie réelle ou dans les média n’évoque jamais l’amour
ou l’affection ; mais l’amour et l’affection ne sont pas, ainsi qu’en
témoigne la pornographie, ce qui est sexualisé dans le paradigme
sexuel de notre société. Ce qui est sexualisé, c’est l’agression envers
les dominés, l’appropriation des femmes, que ce soit littéralement
ou, de manière plus atténuée, par le regard. Construite par l’obser-
vation, l’effraction et l’accès par le regard, par le spectacle, la sexua-
lité est ainsi, pour ses participants, très proche d’un spectacle sportif.
Si l’on n’admet pas que la pornographie est devenue synonyme
de sexe pour et par les hommes, il est difficile de comprendre pour-
quoi l’industrie du porno réalise au moins dix milliards de dollars par
an en vendant du sexe à une clientèle essentiellement masculine ;
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pourquoi elle est utilisée comme pédagogie du sexe pour les enfants
prostitués, les épouses, compagnes et filles récalcitrantes, les étudiants
en médecine, et les délinquants sexuels ; pourquoi elle est presque
universellement considérée comme une subdivision de la « littérature
érotique » ; pourquoi elle est protégée et défendue comme s’il s’agis-
sait du sexe même 28. Et pourquoi un sexologue de renom redoute
qu’en appliquant les vues des féministes contre la pornographie, on
ne transforme les hommes en « mauviettes dépourvues d’éro-
tisme 29 ». Pas de pornographie, pas de sexualité masculine.

27. A. Dworkin, Pornography..., op. cit., p. 24.


28. James Cook, « The X-Rated Economy », Forbes Magazine, 18 septembre 1978, p. 18 ;
Marty Langelan, « The Political Economy of Pornography », Aegis, automne 1981,
p. 5 ; City Council Government Operations Committee, Public Hearings on Ordi-
nances to Add Pornography as Discrimunation Against Women, Minneapolis,
12-13 décembre 1983 ; Frederick Schauer, « Response : Pornography and the First
Amendment », University of Pittsburgh Law Review, vol. 40, 1979, p. 605, 616.
29. John Money, professeur de psychologie médicale et de pédiatrie, John Hopkins
Medical Institutions, lettre à Clive M. Davis, 18 avril 1948. La même vue est exprimée
par Al Goldstein, rédacteur en chef du magazine porno Screw, à propos des féministes
antiporno, qu’il qualifie de « gouroues bavardes du négativisme sexuel » : « nous
« Sexuality » – 119

Andrea Dworkin a proposé dans Pornography : Men Possessing


Women une critique féministe de la sexualité sur cette ligne. Partant
de son interprétation de l’inégalité entre les sexes comme un sys-
tème de significations sociales, c’est-à-dire comme une idéologie
n’ayant d’autre fondement que les relations de pouvoir qu’elle
construit et reproduit, Dworkin soutient que la sexualité est le
résultat de ce pouvoir, dont le sens est donné par, à travers, et dans
la pornographie. Selon cette approche, la pornographie n’est pas
un fantasme innocent, ou une représentation déformée et erronée
d’une sexualité par ailleurs saine et naturelle, pas plus qu’elle n’est
une distorsion, un reflet, une projection, une expression, une repré-
sentation, un fantasme, ou un symbole de celle-ci. À travers la
pornographie, entre autres pratiques, les inégalités entre les sexes
deviennent à la fois sexuelles et socialement réelles. Le porno « révèle
combien le plaisir masculin est inextricablement lié à la victimisa-
tion, la souffrance, l’exploitation d’autrui ». « La domination dans
le système masculin c’est le plaisir ». Le viol est « le paradigme défi-
nissant la sexualité », et c’est pour y échapper que les garçons font
le choix de la masculinité et de l’homophobie 30.
Les femmes, qui n’ont pas le choix, sont traitées comme des
objets ; ou plutôt, « l’objet du désir est autorisée à désirer, si elle
désire être un objet 31 ». La psychologie est chargée d’indiquer les
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limites de ce traitement, en qualifiant les excès de « fétichisme », et
en distinguant bonnes et mauvaises manières d’user des femmes 32.
Dworkin montre comment le processus et le contenu de la défini-
tion des femmes comme femmes, comme deuxième classe, sont
identiques au processus et au contenu de leur réduction sur le plan
sexuel à des objets pour l’usage des hommes. Le mécanisme est
(encore) celui de la force, chargée de sens puisqu’elle mène à la
mort 33 ; et la mort est l’acte sexuel ultime, la réduction ultime d’une
personne à une chose.
Pourquoi, se demande-t-on à ce stade, le coït est-il tout de
même du « sexe » ? Dans le porno, ce n’est qu’un acte parmi
d’autres ; la pénétration est certes cruciale, mais elle peut être réalisée

devons nous répéter, comme un mantra : le sexe c’est bon ; la nudité c’est joyeux ;
une érection c’est beau... Ne vous laissez pas ramollir par les connasses » (« Dear
Playboy », Playboy, juin 1985, p. 12).
30. A. Dworkin, Pornography..., op. cit., p. 69, 136 et chap. 2.
31. Ibid., p. 109.
32. Ibid., p. 113-128.
33. Ibid., p. 174.
120 – Catharine A. MacKinnon

avec n’importe quoi ; le pénis est crucial mais il n’est pas forcément
dans un vagin. La grossesse n’est qu’un sous-thème mineur, jouant
un rôle à peu près aussi important dans le porno que la reproduc-
tion dans le viol. Le coït est contingent dans le porno, par oppo-
sition à l’usage de la force, qui est central. Le porno enseigne que
l’agression physique des femmes est l’essence même du sexe. Tout
ce qui s’y rapporte est sexe. Tout le reste est secondaire. Peut-être
que l’acte reproducteur n’est considéré comme sexuel que dans la
mesure où il est considéré comme une souillure et une agression
physique dirigées spécifiquement contre les femmes, et pas parce
que « sexuel » a priori.
Être traitée comme un objet sexuel, c’est se voir imposer une
définition de vous-même avant tout par les usages sexuels que l’on
peut avoir de vous, et vous utiliser ainsi. C’est ça le sexe pour les
hommes. La pornographie est une pratique de cette sexualité car
elle existe dans une société où la sexualité est toujours médiatisée,
que ce soit dans les pratiques ou dans les représentations. Il n’y a
pas d’essence irréductible, rien qui soit « pur sexe ». Si le sexe est
un produit du sexisme, les hommes ont des relations sexuelles avec
leur image de la femme. Le porno crée un objet sexuel accessible,
dont la possession et la consommation constituent la sexualité mas-
culine, la sexualité féminine étant le fait d’être ainsi possédée et
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consommée. Ce n’est pas que le porno décrit une sexualité préda-
trice, mais qu’il crée une expérience de la sexualité qui est elle-même
prédatrice. L’apparence du choix ou du consentement, attribués à
la nature, joue un rôle crucial en dissimulant la réalité du rapport
de force. Aimer être violentée, que l’on appelle ça du masochisme
ou du consentement, en vient à définir la sexualité féminine, légi-
timant ainsi tout ce système politique en cachant le rapport de force
qui le fonde.
Dans ce système, la victime, généralement femme, toujours
féminisée, n’est « jamais forcée, seulement aidée à réaliser sa vraie
nature 34 ». Les femmes dont les attributs attirent particulièrement
les hommes – comme les femmes ayant une forte poitrine – sont
perçues comme saturées de désir sexuel. Les femmes que les hommes
veulent, veulent forcément les hommes. Les femmes simulent
l’orgasme vaginal, la seule sexualité « mature », parce que les
hommes exigent que les femmes aiment la pénétration vaginale 35.

34. Ibid., p. 146.


35. Anne Koedt, « The Myth of the Vaginal Organism », in Shulamith Firestone et Anne
« Sexuality » – 121

Les femmes violées le cherchaient forcément : si un homme a eu


envie d’elle, elle a dû avoir envie de lui. Les hommes forcent les
femmes à devenir des objets sexuels, « cette chose qui provoque
l’érection, et qui est ensuite toute démunie face à l’excitation qu’elle
a suscitée 36 ». Les harceleurs disent toujours ensuite que ce sont les
femmes qui les harcèlent. Ce qu’ils veulent dire, c’est qu’ils sont
excités par les femmes qui refusent leurs avances. Les caractéristi-
ques de ce système sophistiqué de projection sur autrui de son
propre désir – parfois poussé à l’extrême, comme dans le fantasme
du clitoris au fond de la gorge féminine 37, qui permet aux hommes
de jouir des fellations imposées, ainsi assurés que les femmes en
jouissent aussi – est sûrement une structure d’illusion méritant une
étude psychologique approfondie. Pourtant, ce sont les femmes qui
y résistent que l’on étudie, elles que l’on cherche à comprendre et
rééduquer, que l’on stigmatise comme inhibées, autocensurées et
asexuelles. Le présupposé est qu’en matière sexuelle, les femmes
veulent vraiment tout ce que les hommes veulent des femmes. Ce
présupposé rend invisible la violence masculine contre les femmes ;
il transforme le viol en sexe. Chez les femmes, « la résistance, le
dégoût, la frigidité » face au sexe, leur puritanisme ou leur pudi-
bonderie, c’est « la rébellion silencieuse contre la force du pénis...
une révolte inefficace, mais une révolte tout de même 38 ».
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L’homosexualité est également touchée par cette structuration
genrée de la sexualité. Si l’on met de côté le contenu évidemment
genré des rôles, du vêtement, des mimiques sexuelles, dans la mesure
où le genre de l’objet sexuel est crucial à l’excitation, on ne peut
pas faire abstraction dans l’homosexualité des rapports de pouvoir
sous-jacents qui définissent socialement le genre, même s’ils sont
par là recomposés. On a pu revendiquer que la sexualité lesbienne
– entendant par là simplement des femmes ayant des relations
sexuelles entre elles, sans hommes – résolvait le problème du genre

Koedt (dir.), Notes from the Second Year : Women’s Liberation, New York, Radical
Feminism, 1970 ; Ti-Grace Atkinson, Amazon Odyssey : The First Collection of Writing
by the Political Pioneer of the Women’s Movement, New York, Links Books, 1974 ;
Linda Phelps, « Female Sexual Alienation », in Jo Freeman (dir.), Women : A Feminist
Perspective, Palo Alto, Mayden, 1979.
36. A. Dworkin, Pornography..., op. cit., p. 22.
37. Tel est l’intrigue de Deep Throat, le film porno que Linda « Lovelace » fut contrainte
à faire. Il s’agit probablement du film porno le plus vendu au monde. Que ce scénario
ait à ce point pu être apprécié suggère qu’il fait appel à un ressort puissant dans le
psychisme masculin.
38. A. Dworkin, Pornography..., op. cit., chap. « The Root Cause », p. 56.
122 – Catharine A. MacKinnon

en éliminant les hommes des rencontres sexuelles volontaires. Pour-


tant, la sexualité des femmes reste façonnée par le contexte de la
domination masculine ; les femmes restent socialement définies
comme femmes par rapport aux hommes ; la définition des femmes
comme subordonnées des hommes garde une signification sexuelle,
quoique pas forcément hétérosexuelle, que les hommes soient pré-
sents ou non. Et dans la mesure où les gays choisissent leurs par-
tenaires en fonction du sexe, la signification de la masculinité est
affirmée autant qu’elle est subvertie par l’homosexualité masculine.
Il se peut aussi que la sexualité soit à ce point marquée par le genre,
qu’elle véhicule le couple domination/soumission, quel que soit le
sexe des participants.
Chacune des exigences de cette sexualité telle que le porno les
révèle, a été promue par les récents plaidoyers en faveur du sado-
masochisme, que ses promoteurs présentent comme une forme de
sexualité dans laquelle « la dynamique principale... est celle de la
dichotomie du pouvoir 39 ». Révélant combien l’interdit est au fon-
dement de ce modèle de sexualité, l’une d’entre eux écrit : « Nous
prenons les activités qui inspirent le plus la crainte, le dégoût ou
l’interdit, et nous les transformons en plaisir ». La dynamique rela-
tionnelle du SM ne nie même pas le paradigme de la domination
masculine, mais s’y conforme très exactement : l’extase dans la
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domination (« j’aime entendre quelqu’un me supplier d’avoir pitié
ou de le protéger ») ; la jouissance à infliger une torture psycholo-
gique ou physique (« je veux voir du trouble, de la colère, de l’exci-
tation, de l’impuissance ») ; la profession de la croyance dans la
supériorité du soumis, démentie par un mépris absolu (« le soumis
doit me dominer... jouer avec un soumis que je ne respecterais pas
ou que je n’admirerais pas, ce serait comme manger un fruit
pourri ») ; la dégradation et la consommation des femmes dans l’acte
sexuel (« elle est la source d’énergie dont j’ai besoin pour la dominer
et abuser d’elle ») ; la logique de la santé et du développement per-
sonnel (« c’est un processus de guérison ») ; la justification théra-
peutique radicalement anti-puritaine (« on m’a appris à avoir peur
du sexe... C’est à la fois choquant et profondément jouissif de
commettre cette transgression, de prendre mon plaisir exactement
comme je le veux, de l’exiger comme un tribut ») ; la schizophrénie
d’une relation où le dominateur « rend un service sexuel » tandis

39. Cette citation et les suivantes sont tirées de Pat Califia, « A Secret Side of Lesbian
Sexuality », The Advocate, San Francisco, 27 décembre 1979, p. 19-21, 27-28.
« Sexuality » – 123

que le soumis « tire son plaisir du plaisir donné ». Et le dénomina-


teur commun : « Je veux avoir le contrôle ». Toutes ces citations
viennent d’une femme sadique. Bonne nouvelle : ce n’est pas
biologique.
Parce que la pornographie associe en pratique la sexualité au
genre, la critique féministe du porno associe la lutte contre les vio-
lences faites aux femmes à une interrogation sur la construction de
la conscience des femmes et du genre. Ce n’est pas seulement que
les femmes sont les principales victimes des viols, qui au bas mot
concernent presque la moitié des femmes au cours de leur vie. Ce
n’est pas seulement que, peut-être en guise d’initiation, plus d’un
tiers des femmes font l’expérience précoce d’agression sexuelle par
des figures d’autorité masculine, amis plus âgés ou membres de leur
famille. Ce n’est pas seulement qu’un pourcentage équivalent des
femmes adultes sont battues chez elle par des hommes de leur cercle
intime. Ce n’est pas seulement qu’à peu près un cinquième des
femmes aux États-Unis ont connu la prostitution, la plupart ne
pouvant en sortir. Ce n’est pas seulement que 86 % des femmes
actives seront harcelées sexuellement sur leur lieu de travail, la plu-
part avec violence physique, durant leur carrière. Tout ceci indique
l’ampleur de la violence, et à quel point l’agression sexuelle de la
moitié de la population par l’autre moitié est systématique et de
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fait sans limite. Cette accumulation suggère la légitimité sociale de
ces comportements.
Cela ne suffit pas à montrer combien l’exposition à ces trai-
tements définit l’identité attribuée à cette moitié de la population ;
ni combien ce type de traitement, ces humiliations et ces tortures,
sont socialement considérées non seulement comme légitimes, mais
comme agréables, et combien effectivement l’autre moitié y prend
plaisir ; ni combien la capacité à se livrer à ces comportements
définit l’identité de cette moitié. Et pas seulement celle-ci. Consi-
dérons d’un autre côté le contenu du genre. Tout ce qui est socia-
lement requis pour produire l’excitation et la satisfaction sexuelles
masculines, c’est précisément ce que l’on définit comme « féminin ».
Toutes les composantes essentielles de la masculinité sont aussi les
qualités associées au « masculin » dans la sexualité masculine domi-
nante. Si le genre est une construction sociale, et la sexualité aussi,
et si la question est de savoir avec quoi ils sont construits, le fait
que leur contenu est identique – sans compter que le mot « sexe »
se réfère aux deux – est probablement plus qu’une simple
coïncidence.
124 – Catharine A. MacKinnon

Quant au genre, ce qui est sexuel dans la pornographie c’est


précisément ce qui est inégalitaire dans la société. Dire que le porno
traduit le genre en termes de sexualité, et la sexualité en termes de
genre, c’est dire qu’il constitue une manière concrète de faire
dépendre l’un de l’autre. Le genre et la sexualité de ce point de vue ne
sont que les deux versions d’une même équation, à savoir l’assimila-
tion du masculin à la domination et du féminin à la soumission. Le
fait de la vivre comme une identité, de la performer comme un rôle,
de l’habiter et de la présenter comme une personnalité, c’est le
domaine du genre. En jouir comme de quelque chose d’érotique, en
retirer une excitation génitale, c’est le domaine de la sexualité. L’iné-
galité, c’est ce qui est sexualisé par la pornographie ; c’est ce qui est
sexuel dans le porno. Plus c’est inégalitaire, plus c’est sexuel. La
violence envers les femmes dans le porno est une traduction de la
hiérarchie des sexes, la version extrême de la hiérarchie étant accom-
plie par le fait de pousser la violence au maximum, afin de pousser au
maximum la réaction sexuelle masculine. Les variations infinies du
porno autour du motif domination masculine/soumission féminine,
motif qui appartient tant à la sexualité qu’au genre, ne sont pas des
exceptions à ce schéma de genre : elles le confortent, même
lorsqu’elles semblent s’en distancier. La capacité des exceptions à la
règle (la dominatrice, l’homosexualité) à stimuler l’excitation sexuelle
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sont précisément liées à leur dimension d’imitation, de parodie, de
négation et d’inversion de la norme. Cela renforce plus que cela ne
défait ou ne complique la norme sexuelle dominante. (...).
La sexualité masculine est apparemment stimulée par la vio-
lence contre les femmes, et s’exprime jusqu’à un certain point par
là. Si l’on considère que la violence est la version extrême d’un
continuum de déshumanisation dont le premier degré serait la per-
ception comme objet sexuel, la question est de savoir si la hiérarchie
– dynamique de ce continuum – est essentielle à l’expérience mas-
culine de la sexualité. Dans ce cas, et si le genre est une hiérarchie,
peut-être que les sexes ne sont inégaux que pour que les hommes
puissent être excités sexuellement. Pour le dire autrement, peut-être
que le genre doit être perpétué en tant que hiérarchie pour perpé-
tuer l’érection des hommes ; ou peut-être qu’une partie de l’intérêt
des hommes à maintenir les femmes en-dessous tient à ce qu’eux,
ça les aide à grimper. Peut-être que si les féministes sont considérées
comme castratrices c’est que l’égalité n’est pas sexy.
Les travaux récents sur le viol confirment ces soupçons. À ce
qu’il paraît, les hommes violent souvent les femmes tout simplement
« Sexuality » – 125

parce qu’ils en ont envie et qu’ils y trouvent du plaisir. L’acte, avec


sa dimension dominatrice, est source d’affirmation et d’excitation
sexuelle, et renforce le sentiment de virilité de son auteur. De nom-
breux auteurs de viols non signalés déclarent que le viol a augmenté
leur confiance en eux 40. Pour ceux qui ont été repérés, se faire
prendre semble constituer à peu près le seul aspect négatif du viol 41.
Environ le tiers de tous les hommes disent qu’ils violeraient une
femme s’ils étaient sûrs de ne pas être pris 42. Le faible taux de
condamnation les encourage, comme l’indique la prévalence du phé-
nomène 43. Certains violeurs condamnés voient le viol comme une
relation sexuelle « excitante », une activité de loisir, d’« aventure »,
ou encore comme une forme de vengeance ou de punition, que ce
soit contre les femmes en général, contre une catégorie de femmes,
ou contre une femme en particulier. Même certains de ceux qui sont
passés à l’acte par ressentiment disent clairement que violer les a fait
se sentir mieux. « Les hommes violent parce qu’ils en tirent satisfac-
tion 44 ». Si les violeurs perçoivent le viol comme du sexe, cela les
innocentent-ils ?
Une fois qu’un acte est étiqueté comme viol, il devient diffi-
cile, épistémologiquement, de le considérer comme du sexe 45. Mais
c’est principalement à cela que sert, socialement, le fait de qualifier
certains actes comme viols. Le viol devient ainsi cette chose que
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font les violeurs, comme si ceux-ci constituaient une espèce à part.
Mais aucun trouble de la personnalité ne distingue la plupart des
violeurs des autres hommes 46. Certes, les psychopathes violent, mais
seuls 5 % des violeurs identifiés sont diagnostiqués comme psycho-
pathes 47. Malgré le nombre des victimes, malgré la normalité des

40. S. D. Smithyman, « The Undetected Rapist », thèse citée.


41. D. Scully et J. Marolla, « “Riding the Bull at Gilley’s”... », art. cité.
42. Neil M. Malamuth, « Rape Proclivity Among Males », Journal of Social Issues, vol. 37,
no 4, 1981, p. 138-157.
43. Martha R. Burt et Rochelle S. Albin, « Rape Myths, Rape Definitions, and Probabi-
lity of Conviction », Journal of Applied Social Psychology, vol. 11, no 3, 1981,
p. 212-230 (...) ; Diana Russell, « The Prevalence and Incidence of Rape and
Attempted Rape in the United States », Victimology : An International Journal, vol. 7,
no 1-4, 1982, p. 81-93.
44. D. Scully et J. Marolla, « “Riding the Bull at Gilley’s”... », art. cité, p. 2.
45. (...) Il est révélateur que, quand un acte a été qualifié de viol en justice et qu’on
défend que c’était du sexe, c’est pour diminuer les charges contre le viol, pas pour
mettre en accusation le sexe.
46. Richard Rada, Clinical Aspects of Rape, New York, Grune & Stratton, 1978. (...).
47. Gene G. Abel, Judith V. Becker, Linda J. Skinner, « Aggressive Behavior and Sex »,
Psychiatric Clinics of North American, vol. 3, 1980, p. 133-151.
126 – Catharine A. MacKinnon

violeurs, malgré le fait que la plupart des femmes sont violées par
des hommes qu’elles connaissent (ce qui rend improbable qu’une
poignée de fous connaissent à peu près la moitié des femmes des
États-Unis), le viol reste considéré comme une pathologie psycho-
logique et de ce fait, pas comme une dimension de la sexualité.
Ajoutons à cela l’omniprésence et la légitimité du viol, et la
croyance répandue qu’il est rare et transgressif. Combinons à cela
la similarité des rythmes, rôles, émotions et actes qui constituent le
viol (et les violences) d’un côté, et les relations sexuelles de l’autre.
Tout ceci rend difficile de défendre les distinctions habituelles en
ce domaine entre le normal et le pathologique, la nomophilie et la
paraphilie, le sexe et la violence. Quelques chercheurs ont déjà noté
la centralité de l’usage de la force dans le pouvoir d’excitation du
porno mais ont eu tendance à l’attribuer à de la perversion. Stoller,
par exemple, remarque que le porno aujourd’hui repose sur l’hos-
tilité, le voyeurisme et le sadomasochisme, et considère la perversion
comme « la forme érotique de la haine 48 ». Si l’on voit la perversion
non comme le revers du bien dans une dichotomie normal/anormal,
mais comme l’expression brute d’une norme qui imprègne de nom-
breuses interactions ordinaires, alors la haine des femmes – la miso-
gynie – devient la dynamique même de l’excitation sexuelle. (...).
Toutes les femmes vivent dans l’exploitation sexuelle comme
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le poisson vit dans l’eau. (...) Sans alternative, la seule stratégie est
alors de dire : je l’ai choisi. (...) Considérons le contexte. Voici une
culture où l’on attend des femmes – et où elles-mêmes ne peuvent
que le souhaiter – d’être capables de distinguer ce qui socialement
et intellectuellement est indémêlable. Le viol et le rapport sexuel
ne peuvent pas être arbitrairement distingués sur la base du contenu
de l’acte physique, ou du degré de contrainte en jeu, mais seulement
sur le plan légal, par une norme qui est fonction de l’interprétation
masculine de la relation. Ainsi, bien que les femmes violées, c’est-
à-dire la plupart des femmes, soient censées être capables de croire
chaque jour et chaque nuit qu’elles ont un rôle significatif et déter-
minant à jouer pour empêcher que leur vie sexuelle – c’est-à-dire
leur vie, tout simplement – ne soit qu’une succession de viols, elles
sont en fait surtout une matière brute que l’homme peut regarder
à sa guise et voir de la manière qu’il souhaite. Et ce qu’il voit c’est
de la pornographie. Pareillement, si « le consentement » est censé

48. R. Stoller, Perversion : The Erotic Form of Hatred, New York, Pantheon, 1975, p. 85.
« Sexuality » – 127

être la ligne de démarcation entre le viol et le rapport sexuel ordi-


naire, la norme légale est ici si flexible, si accommodante, qu’une
femme peut être morte, et être tout de même censée avoir consenti.
L’embrouille mentale est telle, que dire « j’ai choisi », ce qui est le
produit de la capitulation coupable de l’idéologie libérale face à
cette domination, peut apparaître comme une stratégie raisonnable
si on ne veut pas devenir complètement folle. Cela permet indé-
niablement aux femmes d’être en harmonie avec le monde qui les
entoure.
Côté peur, si une femme a déjà été battue par un partenaire,
même « juste une fois », comment cela affecte-t-il ses interactions
quotidiennes, notamment sexuelles, avec cet homme ? Et avec les
autres hommes ? Son corps peut-il oublier que, même si pour l’ins-
tant tout va bien, il peut recommencer à la moindre remarque
qu’elle lui fera, ou même sans raison ? Sa vigilance peut-elle jamais
se relâcher ? Si elle a essayé, comme beaucoup de femmes, de faire
quelque chose, et si rien n’a été fait, comme c’est généralement le
cas, peut-elle jamais oublier que c’est ce qu’on peut lui faire à tout
instant, et que personne ne fera rien contre ? Va-t-elle moins sourire
aux hommes – ou plus ? Si elle écrit, va-t-elle moins imiter les
hommes – ou plus ? Si une femme a déjà été violée une fois dans
sa vie, un pénis pourra-t-il pénétrer son corps sans réveiller un
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souvenir physique, ne serait-ce qu’un flashback suivi de l’effort pour
le mettre à distance ? Ou bien va-t-elle chercher à en finir au plus
vite, ou, sentant quelque chose prendre son contrôle, juste chercher
à ce que ça jouisse bien ? Si une femme a déjà été violée, peut-elle
jamais retrouver la sensation de son intégrité physique, de son
amour-propre ? Peut-elle retrouver l’impression que ce qu’elle veut
compte pour quelque chose, qu’elle est capable de se faire
comprendre de ceux qui n’ont pas subi ce qu’elle a subi ? Peut-elle
jamais se sentir vivre dans une société juste, égalitaire ?
Considérons ceci. Les femmes apprennent la sexualité par
l’expérience de la contrainte, de la pression ou de la force ; la vio-
lence sexuelle les soumet à une roulette russe perpétuelle ; toutes
les facettes de leur existence sont sexualisées au quotidien. Et pour
une femme, être sexualisée, cela veut dire être humiliée en perma-
nence, ou menacée de l’être ; cela veut dire être invisible comme
être humain, mais sous les feux de la rampe comme objet sexuel ;
cela veut dire être mal payée, être la cible privilégiée des agressions.
Étant donné que ceci constitue la condition de toutes les femmes,
qu’aucune ne peut être certaine de ne pas être la prochaine sur la
128 – Catharine A. MacKinnon

liste des victimes jusqu’au jour de sa mort (et encore, qui sait ?), il
ne semble pas exagéré de dire que les femmes ne sont sexuelles
(c’est-à-dire qu’elles n’existent) que dans un contexte de terreur. Et
pourtant, la plupart des experts dans le domaine de la sexualité
persistent à étudier les mystères de ce qui est appelé la sexualité
féminine de manière décontextualisée, en faisant abstraction des
inégalités de genre et de la violence sexuelle – en se regardant le
nombril, ou juste en-dessous.
La théorie générale de la sexualité qui émerge de cette critique
féministe ne considère pas que la sexualité est une espèce de force
innée en chaque individu, ni qu’elle est culturelle au sens freudien
(c’est-à-dire incarnée dans une culture particulière mais fondée sur
des représentations et étapes psychiques invariantes). La sexualité
est au contraire culturellement variable, même si jusqu’ici le carac-
tère universel de la domination masculine, malgré la variété de ses
formes, constitue un invariant de fait. Bien que certains de ses excès,
comme la prostitution, soient aggravés par la pauvreté, la sexualité
varie peu suivant la classe sociale, même si la classe est l’une des
hiérarchies qui est sexualisée. La sexualité est alors sociale et rela-
tionnelle, produite par le pouvoir en même temps qu’elle le produit.
Les nourrissons, quoique dotés de sensations, n’ont pas en ce sens
de sexualité car ils n’ont pas encore eu les expériences, et ne pos-
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sèdent pas encore le langage qui donnent cette signification sociale.
Puisque la sexualité réside avant tout dans ses significations sociales,
l’érection du nourrisson, par exemple, n’est sexuelle que pour autant
que cette société y voit de la sexualité, mais se comporter envers un
enfant comme si ses érections avaient la même signification que
celle que les adultes ont été conditionnés à donner aux leurs, c’est
une forme d’abus sexuel sur mineur. De telles érections n’ont de
signification sociale que pour les adultes qui les observent. (...).
Au risque de compliquer encore les choses, peut-être cela
serait-il éclairant de voir la sexualité des femmes comme étant « aux
femmes » comme la culture noire est « aux noirs » : tout à la fois
elle est la leur, et ne leur appartient pas. Le parallèle n’est pas exact
car, du fait de la ségrégation, la culture noire s’est développée de
manière plus autonome que les femmes ne se sont développées par
rapport aux hommes, auxquelles elles étaient par force intimement
liées. Cependant, les deux peuvent être vécues comme source de
force, de joie, d’expressivité, et revendiquées avec fierté. Les deux
restent cependant des stigmates, au sens d’une marque, d’une res-
triction, d’une définition comme manque. Ce n’est pas en raison
« Sexuality » – 129

de leur contenu intrinsèque, mais parce que leur forme, leurs qua-
lités, leur texture, leurs normes, leur existence même sont dans la
réalité sociale le produit d’une situation d’impuissance. Elles exis-
tent sous cette forme parce qu’il n’y a pas eu le choix. C’est d’une
situation d’oppression et d’exclusion qu’elles ont émergé. Elles peu-
vent être mises stratégiquement au service de la survie ou même du
changement. Mais en l’état, elles ne donnent qu’un accès limité au
monde – et c’est à un accès illimité que l’on devrait avoir droit.
C’est pourquoi interpréter la sexualité féminine comme une expres-
sion de l’autonomie des femmes, comme si le sexisme n’existait pas,
est toujours péjoratif, étrange et réducteur, comme si l’on interpré-
tait la culture noire en faisant abstraction du racisme. Comme si la
culture noire était née sur les plantations et dans les ghettos d’Amé-
rique du nord, spontanément, en toute liberté, afin d’enrichir la
diversité et le pluralisme américains.
Aussi longtemps que l’inégalité sexuelle sera inégalitaire, et
sexuelle, les tentatives de revaloriser la sexualité « des femmes »,
comme si les femmes la possédaient réellement autant et pas seu-
lement grammaticalement, se borneront à réduire les femmes à ce
qu’on leur impose d’être. En-dehors de quelques moments d’excep-
tion (dont beaucoup de gens ont l’illusion qu’ils constituent la
majeure partie de leur vie sexuelle), rechercher une sexualité égali-
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taire sans transformation politique, c’est rechercher l’égalité dans
un contexte inégalitaire. Refuser cela, et refuser de glorifier de ce
que l’inégalité a pu produire de meilleur – ou a poussé les plus
habiles à inventer –, c’est ce que Ti-Grace Atkinson cherchait à
refuser quand elle écrivait : « Je ne connais pas de féministe digne
de ce nom qui, forcée de choisir entre la liberté et le sexe, choisirait
le sexe. Elle choisirait la liberté à chaque fois 49. » ◆

Traduit de l’anglais par Béatrice de Gasquet

Catharine MacKinnon, née en 1946, est professeure de droit depuis


1989 à l’Université du Michigan. Elle est notamment connue pour son
engagement en faveur d’une législation contre le harcèlement sexuel et

49. T.-G. Atkinson, « Why I’m Against S/M Liberation », in F. Linden, D. Pagano,
D. Russell, S. Star, Against Sadomasochism : A Radical Feminist Analysis, Palo Alto,
Frog in the Well, 1982, p. 91.
130 – Catharine A. MacKinnon

pour l’interdiction de la pornographie. Le texte traduit ici est le chapitre 7


de son principal ouvrage, Toward a Feminist Theory of the State.

Béatrice de Gasquet, sociologue, est post-doctorante (Florence Levy


Kay Fellow) à l’Université de Brandeis. Sa recherche de doctorat portait
sur les questions de genre dans le judaïsme non orthodoxe en France ; ses
recherches portent plus largement sur l’intersection du genre, de l’ethni-
cité et de la religion. Elle a récemment publié : « Genre » (in Danièle
Hervieu-Léger et Régine Azria (dir.), Dictionnaire des faits religieux, Paris,
PUF, 2010) ; « La barrière et le plafond de vitrail : Analyser les carrières
féminines dans les organisations religieuses » (Sociologie du travail, vol. 51,
no 2, 2009) ; « Devenir militant(e) à la synagogue » (in Sandrine Nicourd
(dir.), Le travail militant, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009).
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