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net/publication/278490243
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jean-marc Leveratto
University of Lorraine
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[publié in Vincent Amiel et Gérard-Denis Farcy (dir), Mémoire en éveil, archives en création,
Editions Entretemps, 2006, p. 37-55]
Le "devoir de mémoire" que nous impose l'œuvre d'art est une question déjà posée par
Pline l'Ancien dans le Livre XXXV deL'Histoire naturelle, considéré par les spécialistes
comme la première histoire de l'art occidental.
Georges Didi-Huberman, dans le commentaire très pertinent qu'il propose de ce texte,
souligne très justement « la différence éthique » qui sépare la conception plinienne de l'imago
de la conception moderne de l'œuvre d'art1. L'imago, qui désigne dans la Rome antique, le
produit du moulage à la cire du visage des ancêtres (dont les portraits sont disposés dans
l'atrium et autour du seuil de la maison romaine)2 situe le modèle, et celui qui a hérité de son
image, dans un espace juridique et social, bien différent de l'espace artistique dont Giorgio
Vasari a fixé les contours dans ses célèbres Vies, qui inaugurent l'histoire moderne de l'art.
L'œuvre d'art est, pour Giorgio Vasari, uniquement un moyen d'interroger et de discuter le
savoir-faire de l'artiste. L'imago, en tant qu'elle matérialise le rang social de celui dont elle est
l'empreinte et qu'elle constitue un patrimoine familial pose au contraire des problèmes
éthiques, et [p. 38] impose un contrôle par la communauté des usages qui en sont faits. Une
conception « académique » (au sens vasarien) de l'œuvre d'art nous interdit ainsi, selon Didi-
Huberman, de reconnaître que les objets visuels décrits par Pline relèvent « d'un champ social
commun, et non du champ séparé que constitue l'espace académique. Son histoire ne saurait
donc être « spécifique », comme Vasari et plus tard Panofsky ont voulu le faire pour l'histoire
de l'art ; elle relève d'une anthropologie de la ressemblance qui excède de toutes parts le point
de vue « disciplinaire » de l'histoire de l'art humaniste »3. Georg Didi-Huberman entend ainsi
rappeler que l'œuvre d'art s'insérant dans un réseau de relations significatives possède une
consistance sociale qui interdit de le réduire au produit d'un savoir-faire4, à un objet qui ne
pose que des problèmes techniques de fabrication et de manipulation. La réintégration de la
sculpture de la Renaissance dans la tradition religieuse de la figure de cire est un bon exemple
de l'intérêt heuristique de l'approche anthropologique pour l'histoire de l'art, et du
renouvellement qu'elle autorise d'interprétations traditionnelles. Loin de constituer une
révolution formelle, la conquête du réalisme dans la figuration du corps humain apparaît au
contraire être un aboutissement de l'excellence technique acquise dans la fabrication de ces
figures de cire ayant une fonction dévotionnelle5. Mais opposer, ainsi que le suggère Georges
Didi-Huberman, le « culte généalogique » et la « culture esthétique » comme deux formes
bien distinctes de conduite vis-à-vis de l'œuvre constitue une manière de confirmer le point de
vue de l'histoire de l'art humaniste qu'il dénonce. Cette histoire de l'art moderne6 qui sépare
1
Georges Didi-Huberman, Devant le temps, Paris, Minuit, 2000.
2
Ibid., p. 76
3
Ibid, p. 70.
4
Ibid., p. 59.
5
Représentations fidèles, et souvent grandeur nature, du commanditaire, elles étaient l'équivalent d'ex-voto. « La
statuaire de Donatello, par exemple, qu'on admire comme le summum dans le progrès de la « ressemblance »,
provient en partie d'une technique artisanale ancienne, celle des ex-voto, de ces bòti en cire qu'on réalisait depuis
le Moyen-Age et dont Warburg fut le seul parmi les historiens de l'art à mentionner l'existence », Georges Didi-
Huberman, « L'histoire de l'art face au symptôme », in Art Press 149, 1990, p. 53.
6
« On définit souvent la modernité par l'humanisme », selon Bruno Latour, Nous n'avons jamais été modernes,
Paris, La découverte, 1991, p. 23.
2
radicalement l'art et la société, interdit de penser l'échange que concrétise l'œuvre d'art en tant
qu'instrument du loisir des individus, l'œuvre d'art en action que les individus « font marcher
» pour en tirer une « satisfaction esthétique »7. Elle interdit du même coup la prise en compte
de la dimension éthique inhérente à la construction sociale de la mémoire artistique.
[p.39]
La culture de l'art
7
Jean-Marie Shaeffer, Adieu à l'esthétique, Paris, PUF, 2000, p. 53.
8
Illustrée notamment par les travaux d'Antoine Hennion, cette pragmatique du goût, qui appréhende le goût
comme un « faire », essaie aujourd'hui de combler, à travers notamment l'étude des pratiques d'amateurs de
musique, la faiblesse des recherches sur la culture artistique qui constituent, malheureusement, une singularité de
la sociologie française de l'art. Cf. notamment Antoine Hennion (1993) La passion musicale. Paris, Métailié,
1993 et Antoine Hennion et alii, Figures de l’amateur. Formes, objets, pratiques de l’amour de la musique
aujourd’hui, Paris, la Documentation Française, 2000.
9
Nathalie Heinich, Etre artiste. Les transformations du statut des peintres et des sculpteurs, Paris, Klincksieck,
1996,p. 99 : « On ne peut manquer d'être frappé par le caractère quasi dévotionnel que revêt parfois l'admiration
pour les grands artistes »
3
10
Ibid, p. 99-100.
11
Cf à ce sujet Nathalie Heinich, La gloire de Van Gogh. Essai d'anthropologie de l'admiration, Paris, Minuit,
1991. Dans cet ouvrage l'auteur s'attribue, en même temps qu'elle la refuse aux autres, une extériorité difficile à
lui concéder puisqu'elle prend souvent la défense de la véritable mémoire de Van Gogh contre les excès de la
dévotion populaire.
12
Dont Peter Sloterdijk note, à juste titre, qu'elle est le fondement de la conception humanste de la culture. Cf.
Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain, Paris, Mille et une nuits, 2000.
13
« La chose reçue en don, la chose reçue en général, engage, lie magiquement, religieusement, moralement,
juridiquement, le donateur et le donataire » (Marcel Mauss, Œuvres, 3, Paris, Minuit, p. 48-49). Dans le cas de
l'échange artistique, l'obligation de réciprocité ne signifie pas rendre au donateur lui-même, mais s'imposer de
communiquer à un autre donataire, « l'émotion esthétique » causée par « les chants[…] et les parades de toute
sorte, les représentations dramatiques […], les objets de toutes sortes qu'on fabrique, orne, polit, recueille et
transmet avec amour » (Marcel Mauss, « Essai sur le don », in Sociologie et anthropologie, PUF, 1966)
4
Cette situation nous montre que l'économie du don n'est pas qu'une réalité
traditionnelle, la survivance dans le monde du marché d'une culture où le nom est un moyen
de transmission d'une grandeur spirituelle — comme la pratique qui consisterait, dans une
tradition asiatique de la peinture, pour l'élève à signer ses œuvres les plus réussies du nom de
son maître —, plutôt qu'un moyen de garantir une valeur économique. L'économie du don est
aussi [p. 42] une réalité moderne, au grand dam de tous ceux qui opposent l'économie du don
à la société du spectacle considérée, en tant qu'apothéose de l'artificialité, comme le triomphe
de la modernité. Comme nous le confirment la lecture de Pline, et ses remarques sur l'attrait
supérieur pour le public de l'Antiquité des peintures inachevées qui, pour ainsi dire,
témoignent de la mort de leur créateur14, la valorisation spectaculaire du corps de l'artiste est
une dimension fondamentale de la tradition artistique. La dramatisation, par l'intermédiaire du
récit biographique, des circonstances de la création artistique, fait de l'œuvre une curiosité, et
justifie sa transmission, en tant qu'empreinte du corps de l'artiste, à la postérité, d'autant plus
qu'elle apparaît porter l'inscription de l'instant de la mort de son créateur. Il s'agit, comme l'ont
montré Kris et Kurz, d'une constante anthropologique qui réunit la tradition et la modernité
culturelle15. Il existe une continuité entre les rites de commémoration observables dans
l'Antiquité et les manifestations commémoratives organisées par les États Nations modernes
étudiés par Johnston16.
14
« Mais ce qui est vraiment rare et digne d’être retenu, c’est de voir les œuvres ultimes de certains artistes et
leurs tableaux inachevés, comme l’Iris d’Aristide, les Tynarides de Nicomaque, la Médée de Timonaque et la
Vénus d’Apelle […] être l’objet d’une admiration plus grande que les ouvrages terminés, car en eux l’on peut
observer les traces de l’esquisse et la conception même de l’artiste, et le regret que la main de celui-ci ait été
arrêtée en plein travail contribue à lui attirer la faveur du public », Pline l’Ancien, Histoire naturelle XXXV, La
peinture, Paris, Les Belles-Lettres, 1997, p. 127.
15
Ernst Kris et Otto Kurz, L'image de l'artiste : Mythe, légende et magie(1933, Paris, Rivages, rééd. 1979.
16
William Johnston (1992) Post-modernisme et bi-millénarisme, Paris, PUF, 1992.
17
Nathalie Heinich, « L'ambivalence de l'artiste en personne : entre fascination et disqualification », in Jacques
Sato, L'artiste en personne, PUR, Rennes, 1998, p. 124-125.
18
Bruno Latour, La clef de Berlin, et autres leçons d'un amateur de sciences, Paris, La découverte, 1993, p. 234.
Il rappelle que la culture scientifique rend difficile aujourd'hui l'acceptation de ce régime de la révélation et nous
incline à privilégier « le régime de la découverte » : « Nous savons si bien lire les instruments scientifiques que
nous ne nous souvenons même plus des autres régimes de représentation. Pour nous un tableau de Sainte Vierge
ne peut plus se lire que comme un fragment d'esthétique ou d'histoire de l'art, comme le témoignage d'une
croyance ou d'histoire des mentalités. Nous avons de la peine à imaginer un régime de représentation qui ne
tracerait pas le chemin vers un objet. » (p. 236).
5
19
Op. cit., p. 238
20
Jean-Marie Guyau, L’art d’un point de vue sociologique (1888), Paris, Fayard, rééd. 2000, p. 38
21
Ibid.
22
Ibid. p. 34 : « la comparaison de l'image que nous fournit l'art avec celle que nous fournit le souvenir »
provoque un plaisir qui « réduit à ce qu'il y a de plus intellectuel, subsiste jusque dans la contemplation d'une
carte de géographie ». mais qui possède également « un caractère plus sensitif » lorsqu'un souvenir personnel,
« l'image intérieure fournie par le souvenir se trouve ravivée au contact de l'image extérieure » et que « nous
retrouvons un fragment de nos sensations, de nos sentiments, de notre visage intérieur, dans toute imitation par
un être humain de ce qu'il a senti et perçu comme nous ».
23
Ibid., p. 36
24
Ibid., p. 37
6
moment qui me confirme mon humanité, en même temps que la grandeur personnelle de
l'auteur de l'œuvre.
Si la pensée de Guyau retrouve une actualité aujourd'hui — contre l'opinion de ceux
qui voient, à la suite de Bachelard, dans l'histoire de la sociologie [p. 45] de l'art, une victoire
du jugement de réalité sur le jugement de valeur, une conquête de la neutralité axiologique —
c'est bien évidemment parce qu'elle permet de penser le phénomène de l'amateurisme. La
compréhension de ce phénomène à été sacrifiée par la sociologie critique à la démonstration
du mécanisme de la reproduction sociale et à l'alignement du corps du spectateur, qui
neutralise son rôle comme lieu de la mesure.
Émotion et remémoration
25
ou, si l'on préfère, la valeur « muséale » de l'œuvre. Sur la notion de « valeur d'exposition », cf. Walter
Benjamin, « L'œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique, in L'homme, le langage et la culture, Paris,
Médiations, p. 149.
7
carnavalesque que le savant peut objectiver avec leur aide26. Le respect de la mémoire
collective qu'enferme l'œuvre est elle aussi l'occasion de disputes sur l'identification du
collectif et sa compétence culturelle. Le débat sur le cinéma commercial, considéré par de
nombreux sociologues comme un instrument de dégradation de la culture27, a ainsi conduit
paradoxalement à récuser la compétence cinématographique du spectateur "ordinaire", en lui
refusant tout sens critique tant vis-à-vis du cinéma que vis-à-vis de la société. On notera, de ce
point de vue, l'effet subversif de la reconstitution, par Fabrice Montebello, des pratiques d'un
groupe d'ouvriers de Longwy amateurs, dans les années 50 à 60, de films noirs américains28.
Cette approche anthropologique de la mémoire ouvrière du cinéma ne redonne pas seulement
à de simples ouvriers leur dignité intellectuelle de connaisseurs savants du cinéma, mais leur
souci éthique d'affirmer, en même temps que leur solidarité, leur liberté de pensée et leur
attachement aux choses de la vie. La description de la minute de silence faite par ces ouvriers
cégétistes à l'occasion de la mort de Humphrey Bogart, dans un geste à la fois sincère et [p.
47] ironique de mise en équivalence avec la personne de Staline, auquel la CGT faisait
quelques mois auparavant le don d'une minute de silence, est une contribution importante à
l'histoire culturelle du cinéma.
Elle l'est d'autant plus pour une sociologie de la mémoire artistique que le travail de
thèse de Fabrice Montebello s'appuie, comme il le souligne lui-même sur une mémoire
familiale, son père ouvrier, qui lui a transmis son amour du cinéma, constituant l'informateur
privilégié et l'intermédiaire personnel grâce auquel il a pu réaliser ses enquêtes orales.
L'économie du don, parce qu'elle valorise le sens éthique de la communication
artistique, entraîne ainsi une interrogation permanente sur le sens de la remémoration qui
varie selon le contexte, sur la mémoire qu'il est légitime de transmettre, et sur la légitimité de
la transmission (qui est compétent pour ce faire ?). L'observation ethnographique du culte du
monument historique que constitue le Théâtre du Peuple de Bussang est exemplaire de cette
interrogation. Le spectacle estival de Bussang résulte de l'entrecroisement de trois formes de
mémoire collective, dont la conjugaison explique la pérennisation de magnifique théâtre en
bois aujourd'hui perdu dans la campagne vosgienne, théâtre dont les fondations remontent à
1895. Ces trois états formes de la mémoire collective sont :
« 1° la mémoire familiale du lieu, portée par les héritiers de Maurice Pottecher, attentifs à
préserver le souvenir de la paternité du lieu; 2° l'histoire du théâtre français porté par les
metteurs en scène professionnels, soucieux de préserver la monumentalité du lieu; 3° la
mémoire collective des amateurs de théâtre désireux de préserver la dimension culturelle de
l'événement qui justifie, à leurs yeux, le pèlerinage théâtral »29. Si les orientations différentes
de ces trois mémoires éclairent les conflits que suscite aujourd'hui la gestion artistique du lieu,
— les tensions persistantes notamment entre l'Association des Amis du théâtre du Peuple et
le metteur en scène professionnel chargé par la DRAC de produire le spectacle estival — leur
convergence explique l'efficacité esthétique du lieu de mémoire que constitue l'ouverture des
portes du lointain sur la forêt vosgienne, véritable clou du spectacle de Bussang. Comme le
confirme l'observation participante, « ce qui était assimilable, lors de son élaboration, à un
simple truc est devenu un rite de célébration, « une [p. 48] manière de restituer la présence qui
26
On fait évidemment référence ici au livre justement célèbre de Mikhail Bakhtine, L'œuvre de François
Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970.
27
comme un instrument de destruction, en tant qu'« industrie culturelle », de la mémoire de l'humanité (Adorno
et Horkheimer, La dialectique de la raison), en tant que « cinéma parlant » (Bardèche et Brasillach, Histoire du
cinéma ) de la mémoire du langage cinématographique, en tant que « film d'acteurs » (Pierre Bourdieu, La
distinction) du sens artistique de la communication cinématographique.
28
Montebello (F.), Spectacle cinématographique et classe ouvrière, Longwy 1944-1960, Thèse pour le doctorat
d’histoire, Université de Lyon 2, Lyon, 1997, p. 20-21.
29
Olivier Goetz et Jean-Marc Leveratto, « Le Théâtre du Peuple à Bussang : les mémoires de l'image », in
Champs visuels, n°3, mars 1997.
8
donne au théâtre la valeur d'une relique corporelle — la présence de celui qui fit ouvrir les
portes pour la première fois —, d'authentifier le caractère artistique du spectacle en
représentant la frontière symbolique qui sépare l'espace conventionnel de l'espace réel, de
confirmer, enfin, au spectateur sa propre participation à l'histoire du Théâtre de Bussang, par
sa contribution à un événement rituel dont il pourra emporter un souvenir personnel »30.
Héritage familial, équipement artistique, monument touristique, ces statuts différents du
Théâtre de Bussang sont trois manières de penser la mémoire du lieu, mais aussi de la
mobiliser pour justifier une utilisation du Théâtre. Dans ce travail de justification, comme
dans le travail de création, les archives constituent une ressource stratégique puisqu'elles sont
non seulement des instruments de la preuve, mais aussi des objets culturels. C'est ce rôle
culturel de l'archive qu'il importe, pour conclure, d'examiner.
30
Michel Duchein, Études d'archivistique, 1957-1992, Paris, Association des archivistes français, 1992, p. 13.
31
Ibid.
32
Ibid., p. 11.
9
Cette rationalisation ne fait pas disparaître l'attractivité propre au document. Elle est
triple, si l'on reprend la typologie proposée par Alois Riegl dans son ouvrage sur Le culte
moderne du monument :
— La valeur « historique » : le document conserve toujours présent et vivant le
souvenir de telle action ou de telle destinée, ou des combinaisons de l'une ou de l'autre. Il est
un témoignage sur l'évolution d'une branche déterminée de l'activité humaine. Cette valeur de
remémoration est la fonction confiée à certains monuments, « monument de l'art ou de
l'écriture, selon que [p. 50] l'événement à immortaliser est porté à la connaissance du
spectateur avec les seuls moyens de l'expression des arts plastiques ou à l'aide d'une
inscription; le plus souvent les deux genres sont associés »33.
— la valeur « artistique ». Il vaut mieux ici laisser parler Riegl dans la traduction
souvent contestée de Daniel Wiecszoreck : « tout monument de l'art, sans exception, est
simultanément un monument historique, dans la mesure où il représente un stade déterminé
dans l'évolution des arts plastiques, dont il n'est pas possible de trouver, au sens strict, un
équivalent. À l'inverse tout monument historique est aussi un monument artistique car même
un écrit, aussi mineur qu'un feuillet déchiré portant une note brève et sans importance,
comporte, en plus de sa valeur historique concernant l'évolution de la fabrication du papier, de
l'écriture, des moyens matériels utilisés pour écrire, etc., toute une série d'éléments artistiques
: la configuration du feuillet, la forme des caractères et la manière de les assembler. Certes ces
éléments sont tellement insignifiants que nous ne leur prêterons pas attention dans la plupart
des cas, car nous possédons suffisamment d'autres monuments qui nous disent sensiblement la
même chose de manière plus riche et plus complète. Mais si le feuillet en question s'avérait
être le seul témoignage restant de l'art de son temps, il nous faudrait le considérer, en dépit de
sa pauvreté, comme un véritable monument historique, tout à fait indispensable »34.
— la « valeur d'ancienneté » : En tant qu'objet provenant du passé, le document
d'archive est comme le monument un objet pour ainsi dire chargé d'histoire. « L'intérêt suscité
chez nous, modernes, par les œuvres que nous ont léguées les générations antérieures ne se
limite pas à leur "valeur historique". Prenons, par exemple, les ruines d'un château fort, dont
les débris ne suffisent pas à évoquer la forme, ni la technique constructive, ni l'organisation de
ses espaces, et ne peuvent donc satisfaire l'histoire de l'art ou de la culture. Des ruines dont les
chroniques n'ont pas davantage fixé le souvenir. L'intérêt certain que nous portons néanmoins
à ces vestiges ne peut en aucun cas provenir de leur valeur historique. De même, il nous faut
distinguer dans le cas du vieux clocher, les souvenirs historiques divers, plus ou moins
localisés dans le temps, que sa vue éveille en nous de la représentation très générale et
nullement précise, du temps que cette tour a traversé, de tout ce qu'elle a subi au fil des ans, et
qui se manifeste dans les traces, immédiatement perceptibles, de son grand âge. La même
différence peut être observée dans le cas des documents écrits. Une feuille de parchemin du
XVe siècle, porteuse d'une information triviale, telle que la vente d'un cheval, ne doit pas
seulement à ses éléments artistiques de faire appel pour nous, tout comme le château fort et le
clocher, à une double valeur de remémoration : l'une historique, au moyen des éléments
formels du feuillet et des caractères; et l'autre au moyen de l'aspect jauni et de la "patine" du
parchemin, de la pâleur des lettres, etc. Le contenu du texte intervient dans cette dissociation ;
d'une part, on est confronté à une valeur historique constituée par les clauses de la vente [p.
51] (histoire juridique et économique), par les patronymes et toponymes (histoire politique,
généalogie, histoire territoriale) ; d'autre part on rencontre une valeur d'une autre nature, qui
se traduit par l'étrangeté de la langue, par l'insolite des expressions, des concepts et des
jugements, que même une personne dépourvue de culture historique ressent d'emblée comme
33
Alois Riegl,Le culte moderne du monument. Son essence et sa genèse (1903) , Paris, Seuil, rééd. 1984,
traduction Daniel Wieczoreck,p. 35.
34
Ibid., p. 38.
10
inactuels et appartenant au passé. Dans ce cas aussi, notre intérêt est incontestablement fondé
sur une valeur de remémoration : l'œuvre nous apparaît comme un monument, en l'occurrence
un monument non intentionnel. Cependant, ici, la valeur de remémoration n'est pas attachée à
l'œuvre dans son état originel, mais à la représentation du temps écoulé depuis sa création, qui
se trahit à nos yeux par les marques de son âge »35. Cette valeur d'ancienneté lui confère une
magie que la reproduction typographique ou photographique, même si elle fait disparaître sa
valeur d'ancienneté, permet de transmettre, comme le montre la défunte collection Archives
Gallimard Julliard. Pierre Nora et Jacques Revel justifiaient par cette attractivité leur
innovation éditoriale, la publication d'ouvrages d'un genre nouveau, « à mi-chemin entre
l'érudition scientifique et la littérature historique » . Son originalité, affirmaient-ils, consiste
dans le fait qu' « elle publie les sources, met le lecteur en contact direct avec les documents
dont le montage est confié aux meilleurs spécialistes ». Ainsi « inscriptions antiques, chartes
médiévales, comptes rendus du Journal Officiel et de la Gazette des Tribunaux, récits des
explorateurs, procès-verbaux des grands congrès politiques, correspondances et rapports
diplomatiques, papiers de famille ou d'entreprises, minutes de pièces officielles, dossiers de
police : la collection Archives donne la parole à tous les témoins du passé ».
35
Ibid., p.44
36
Erwin Panofsky — L'œuvre d'art et ses significations, Paris, Gallimard, 1969, p. 37 — parle à ce sujet d'un «
apparent cercle vicieux », tout document pouvant se transformer en monument, ou vice-versa, selon le point de
vue adopté.
11
Valeur historique, valeur cognitive, valeur d'ancienneté doivent donc être considérée à
la fois comme des catégorisations techniques et les formules esthétiques qui constitue des
lieux communs, des instruments d'accord entre les personnes, au titre de l'historicité de la
culture du spectacle.
comme le théâtre de La Fenice de Venise qui ouvre Senso de Visconti, le décor-musée qui
apporte son cachet au spectacle présent.
37
Nous empruntons les catégorisations de ces politiques à Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la
justification, Paris, Gallimard, 1991.
38
La typologie des métaphysiques, comprises comme des formes de justification de l'action collective, est
empruntée à Jean-Yves Trépos, qui l'a élaborée à l'occasion de son travail d'analyse des politiques sociales
européennes. Cf. à ce sujet, Jean-Yves Trépos, « Harm reduction: empowerment and diversion. Politicisation and
crystallisation of attachment to Drug Policies », Sociological Review, 2004, à paraître.
13
d'action est celui, en effet, de permettre au spectateur de retrouver la mémoire de ses origines,
d'accomplir un travail d'anamnèse utile pour son développement personnel.
Suivant Pierre Bourdieu, on peut considérer ces métaphysiques comme des
métaphysiques du « salut culturel » qui alimentent les affrontements sociaux dont les
questions de mémoire sont l'occasion. On peut aussi plus simplement les appréhender comme
des visions du monde qui fondent différents techniques et différents « régimes perceptifs »39
de l'usage de l'archive et, parce qu'elles permettent aux individus d'agir de concert, constituent
aussi des principes de justification concurrents, mais aussi complémentaires, de la
préservation de la mémoire artistique et littéraire.
39
selon les termes de Christian Metz.