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Résumé
Le rapport sémantique sempiternelle- ment répété entre mantis, «le devin» et mania, «la folie» semble fonder l'étymologie
traditionnelle de mantis. Or l'examen des premiers emplois dans les textes grecs de mantis et des dérivés amène
nécessairement à mettre en doute ce rapport : le mantis est un homme de savoir, d'expérience, dont la technique révèle ce qui
est caché, dans le temps comme dans l'espace. Ce qui amène à proposer une étymologie mettant en rapport mantis et mênuô
«dénoncer».
Casevitz Michel. Mantis : Le vrai sens. In: Revue des Études Grecques, tome 105, fascicule 500-501, Janvier-juin 1992. pp. 1-
18;
doi : https://doi.org/10.3406/reg.1992.2532
https://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1992_num_105_500_2532
l
MANTIS : LE VRAI SENS 5
p. 129 : «Le conflit (entre Agamemnon et Apollon) ne peut être
résolu sans le secours du devin Calchas, et le devin est un
personnage ambigu qui, malgré son statut inférieur, détient
comme le prêtre un pouvoir exceptionnel, non comme celui-ci
parce qu'il a l'oreille des dieux, mais par sa science des choses
divines. Calchas est en effet un expert...» Le fait est que
Calchas est un excellent savant (on note le verbe ηδη au v. 70
«il savait d'expérience»), connaisseur des pièges cachés; sa
mantosunè apparaît comme un savoir qui lui a permis de guider
sans encombre les Grecs jusqu'à Troie : il applique son savoir
non pas seulement dans le temps mais aussi dans l'espace.
Dans l'épisode qui nous retient, Calchas prend la parole pour
expliquer (μυθήσασθαι) la colère (μήνις) d'Apollon, en homme έύ
φρονέων, non pas «sagement» mais en homme «qui pense juste».
Comme il craint d'être rabroué, Achille le rassure en ces termes :
(1, 85) Θαρσήσας μάλα είπε θεοπρόπιον Ô τι οίσθα « Rassure-toi, et, en
toute franchise, dis-nous ce que tu sais être l'arrêt des dieux».
Et Achille lui demande de révéler (άναφαίνεις «tu fais monter à la
lumière», v. 87) comme de coutume les arrêts divins (θεοπροπίας,
ibidem). Ce que dit ensuite Calchas révèle une faute passée, qui
explique les souffrances présentes et à venir : le devin est
révélateur de malheurs et c'est sans doute ainsi qu'il faut
interpréter l'apostrophe que lui lance Agamemnon (v. 106) :
Μάντι κακών, non pas «prophète de malheur»12, qui comporte un
prophète funeste ou mauvais. Il est μάντις κακών car, lui dit le roi
(v. 107), αίεί το ι τα κάκ' εστί φίλα φρεσί μαντεύεσθαι «toujours tu te
plais à révéler les malheurs» (non pas «prédire les malheurs», ils
sont présents en l'occurrence, cf. les reproches qui suivent).
Calchas est ainsi l'homme qui, muni de son savoir, explique et
révèle les causes de phénomènes incompris des autres ; cette
spécialité est réaffirmée au chant 1,384-385 :
άμμι δε μάντις
εύ είδώς αγόρευε θεοπροπίας Έκάτοιο.
«Le devin qui sait tout expliquait alors les arrêts divins de
l'Archer» (trad. Mazon)13.
une fois dans ÏOdyssëe (2, 184). Sur cette famille de mots, voir Chantraine,
DELG, sv θεοπρόπος : ce mot (composé de θεός et de πρέπειν) désigne «celui qui
fait apparaître le dieu», cf. aussi l'article πρέπειν du DELG. Οίωνιστής ne se
trouve que dans 1 7/ iade (2,858 ; 14,70; 17,218), de même que οίωνοπόλος (1,69;
6, 76).
(14) La majorité des manuscrits donnent la leçon Πολυίδου (est c'est aussi la
forme donnée par Eustathe), mais il y a une autre leçon Πολυείδου ; en 663 et en
665, il faut de toute façon une pénultième longue. Rappelons d'autre part
qu'une tragédie de Sophocle avait pour titre Μάντεις ή Πολύιδος (cf. fr. 390 Radt).
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«ayez donc le courage, amis, de demeurer un peu de temps
encore, que nous sachions si Calchas est un vrai prophète ou
non» (d'après trad. Mazon).
Il s'agit ici de savoir si, en tant que mantis, Calchas dit ou non la
vérité (sur le passé, le présent, l'avenir) : la fonction du mantis
telle que le verbe l'exprime, c'est de mettre au jour et le
véridique devin n'est tel qu'à l'expérience. Le verbe se rencontre
aussi en 16,859, dans la bouche d'Hector répliquant à Patrocle
qui lui a prédit en mourant sa mort imminente :
Πατρόκλεις, τί νύ μοι μαντεύεαι αίπύν ολεθρον ;
«Patrocle, pourquoi me prédis-tu le gouffre de la mort?»
(trad. Mazon).
(15) Cf. M. L. West, The Hesiodic Catalogue of Women, Oxford, 1985, p. 79-
81.
MANTIS J LE VRAI SENS 9
δή τότ' έγών
τ'
ετι πόντω έών εν νηι μελαίνη
μυκηθμοΰ ήκουσα βοών αύλιζομενάων
οίων τε βληχήν · καί μοι έπος εμπεσε θυμω
μάντηος άλαοΰ, Θηβαίου Τειρεσίαο,
Κίρκης τ' Αίαίης, ή μοι μάλα πόλλ' έπέτελλε
νήσον άλεύασθαι τερψιμβρότου Ήελίοιο.
δή τότ' έγών έτάροισι μετηύδων, άχνύμενος κήρ ·
«κέκλυθέ μευ μύθων, κακά περ πάσχοντες εταίροι,
οφρ' υμιν εϊπω μαντήϊα Τειρεσίαο...
«Alors que j'étais encore sur mer, dans le noir navire,
j'entendis le beuglement des vaches dans les parcs et le
bêlement des moutons, et survint dans mon cœur la parole
du devin aveugle, Tirésias de Thèbes, et de Circé d'Aiaié, qui
m'a recommandé d'éviter cette île du Soleil, le charmeur de
mortels. Alors, je m'adressais à mes compagnons, le cœur
plein d'angoisse : «Vous avez beau souffrir, écoutez mes
paroles, il faut que vous sachiez ce que Tirésias m'a
prédit ...»16.
Le devin aveugle, lui qui voit l'obscur, sait le danger caché
derrière les belles apparences. D'autres devins odysséens
prédisent l'avenir, banalement, un avenir menaçant et funeste
souvent. Ainsi, à Ithaque, c'est le vieux héros Halithersès, fils de
Mastor, qui, en 2, 158 sq., a compris le sens du présage envoyé
par Zeus :
ό γαρ οΐος όμηλικίην έκέκαστο
όρνιθας γνώναι καί έναίσιμα μυθήσασθαι
«des hommes de son temps, nul n'était plus habile à savoir
les oiseaux et prédire le sort» (trad. Bérard).
νόμος * ους μάντεις αυτούς ονομάζουσίν τίνες, το παν ήγνοηκότες βτι της
δι' αινιγμών ούτοι φήμης και φαντάσεως ύποκριταί, και οΰτι μάντεις,
προφήται δε μαντευομένων δικαιότατα όνομάζοιντ' αν. « Nos
fabricants, puisque leur père leur ordonnait de façonner l'espèce des
mortels du mieux possible, redressant ainsi même la partie de
nous qui est vile, y ont installé le lieu de la divination, pour
qu'elle participât par quelque endroit à la vérité. Une seule
preuve suffit à montrer que c'est à l'infirmité de l'esprit humain
que la divinité a donné la divination : nul homme en effet ne
parvient dans son bon sens à une divination divine et véridique,
mais il faut que la force de son esprit soit entravée par le
sommeil ou la maladie ou qu'il l'ait déviée par quelque crise
d'enthousiasme. C'est au contraire à l'homme en pleine
possession de son esprit qu'il appartient de réfléchir, après se les
être rappelées, aux paroles proférées à l'état de sommeil ou de
veille par la faculté propre à la divination et à l'enthousiasme, et
aux visions alors perçues, de les parcourir par le raisonnement,
de voir par où ces phénomènes ont un sens et à qui ils signifient
un bien ou un mal futur, passé ou présent. Quant à celui qui est
en état de transe et y demeure, ce n'est pas sa tâche que
d'interpréter ce qu'il a vu ou proféré dans cet état, au contraire
on dit excellemment et depuis longtemps qu'il sied au seul sage
de faire et de connaître ce qui le concerne et de se connaître soi-
même. Aussi la loi veut-elle que seule l'espèce des prophètes soit
érigée en interprète des prédictions divines ; quelques-uns
nomment ces prophètes eux-mêmes des devins, méconnaissant
que les prophètes sont des interprètes des paroles et des signes
mystérieux, mais nullement des devins, et c'est pourquoi leur
vrai nom devrait être des prophètes, interprètes de ce que révèle
la divination» (d'après trad. Rivaud).
Ainsi Timée (porte-parole de Platon) distingue celui qui est en
transe et celui qui interprète ce que celui-ci voit ou profère. Et
refusant que les devins soient «en pleine possession de leur
esprit» (εμφρονες) — contrairement à ce qu'Homère montrait — ,
Platon arrache les μαντευόμενα aux devins au profit des prophètes,
προφήται (voir Pindare, Ném. 1,60 pour Tirésias interprète de
Zeus, 1er ex.). Pour le philosophe, c'est un abus de vocabulaire
que d'appeler mantis toute personne, quelle qu'elle soit, qui
exerce la manlike. On comprend dès lors que mantis désigne
seulement «le personnage en proie à la mania», l'autre fonction
«phatique» du devin tel que les textes antérieurs ont permis de
le décrire oblige donc à employer un autre nom, et le personnage
14 MICHEL CASEVITZ
qui l'assume est le prophètes, «celui qui parle à la place»20. Ainsi
Platon, une fois expulsé du mantis qu'il conçoit tout ce qu'il
attribue au prophètes, peut établir un rapport étymologique
entre μανία, puisque le devin dès lors n'est plus qu'un homme
«en folie». L'étymologie qui rapproche mantis de mania est bien
un outil de travail, qui aide à rehausser le prestige du mantis,
mais du seul mantis à révérer, celui qui «délire»; tous les autres
devins «traditionnels» et populaires ne sont plus que des
charlatans et débiteurs d'oracles pour le tout venant.
Gela admis, il faut donc, en se référant aux premiefs emplois
du mot, proposer une autre étymologie qui leur convienne plus
que l'étymologie «platonicienne». De toute façon, on se heurtera
au fait que, comme en latin vatës, μάντις est une curiosité
morphologique : comme dit Chantraine (DELG, su), «le suffixe
masc. -τι- (s.-ent. s'il s'agit d'un nom d'agent) embarrasse : on ne
peut guère rapprocher que μάρπτις, ravisseur, hapax chez
Eschyle (Suppl. 826); πόρτις n'est pas un nom d'agent et le nom
de peuple Σίντιες à Lemnos n'est pas nécessairement issu de
σίνομαι. L'hypothèse qu'on ait dans μάντις le suffixe fém. de nom
d'action -τις / -σις est improbable ; Benveniste (Origines, 83) pose
à l'origine un neutre * μάντι qui serait attesté dans le composé
μαντιπόλος (Euripide, Héc. 121 et tardif); il serait affecté d'un
élargissement -/- suffixe en ι»21. L'un des derniers auteurs à
avoir traité du problème du suffixe, C. Sandoz (Bulletin de la
section linguistique de la Faculté des Lettres de Lausanne, 5, 1982,
p. 62-67), après avoir rappelé l'existence de noms d'agent en
védique, incontestables, tels dhûli-, ébranleur (épithète), et vasti,
qui désire, oppose, après Perpillou et d'autres, le degré plein de
βωτι-άνειρα (//. 1, 155, «nourricière des héros») et le degré zéro de
βόσις, nourriture. Pour M.-J. Reichler-Béguelin (Les noms latins
du type mens, Étude morphologique, Bruxelles, 1985, § 7 et 148),
le mot fait partie des «noms d'agents récessifs en * -H-» et aurait
«adopté le vocalisme radical de μαίνομαι, έμάνην».
En fait, c'est le problème du radical même de μάντις qui doit
être posé. Celui-ci est, dit-on couramment, le même que celui du
verbe μαίνομαι, έμάνην ; on s'appuie généralement, pour justifier
cette assertion, sur le passage d'Hérodote où le Scythe
philhellène Skylès, υπό του θεοϋ μαίνεται, comme si ces mots
(20) Cf. G. Roux, Delphes, son oracle et ses dieux, Paris, 1976, p. 56.
(21) Cf. aussi E. Risch, Woribildung der homerischen Sprache2, Hildesheim-
New York, 1974, § 16 b.
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