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Revue des Études Grecques

Mantis : Le vrai sens


Michel Casevitz

Résumé
Le rapport sémantique sempiternelle- ment répété entre mantis, «le devin» et mania, «la folie» semble fonder l'étymologie
traditionnelle de mantis. Or l'examen des premiers emplois dans les textes grecs de mantis et des dérivés amène
nécessairement à mettre en doute ce rapport : le mantis est un homme de savoir, d'expérience, dont la technique révèle ce qui
est caché, dans le temps comme dans l'espace. Ce qui amène à proposer une étymologie mettant en rapport mantis et mênuô
«dénoncer».

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Casevitz Michel. Mantis : Le vrai sens. In: Revue des Études Grecques, tome 105, fascicule 500-501, Janvier-juin 1992. pp. 1-
18;

doi : https://doi.org/10.3406/reg.1992.2532

https://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1992_num_105_500_2532

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MANTIS : LE VRAI SENS

Depuis Platon, on ne peut s'empêcher d'évoquer μανία, la


folie, chaque fois que l'on tente de définir μάντις, le devin1. C'est
dans le Phèdre (244 c) que le philosophe donne cette célèbre
explication : «les hommes qui, dans l'Antiquité, instituaient les
noms, ne tenaient pas le délire (μανία) pour une chose honteuse,
non plus que pour un opprobre. Autrement, ils n'auraient pas en
effet, enlaçant ce nom au plus beau des arts, à celui qui permet
de discerner l'avenir, appelé celui-ci manikè, l'art délirant! Mais
c'est parce qu'ils regardaient le délire comme une belle chose,
toutes les fois qu'il provient d'une dispensation divine, c'est
pour cela qu'ils instituaient cette dénomination. Les modernes

(1) La bibliographie sur mantis est évidemment énorme. On se bornera ici


à quelques livres ou articles qui importent à notre propos : d'abord les articles
de Ziehen, in RE XIV 2, si» μάντις, col. 1345-1355 (1930); et de C. Zintzen, in
Der kleine Pauly III, sv mantik, p. 967-975 (1979), avec une utile bibiographie.
Voir aussi W. R. Halliday, Greek Divination, a study of ils methods and principles,
Chicago, 1913 (réimpr. 1967); Bouché-Leclerq, IS astrologie grecque, Paris, 1899
(réimpr. Bruxelles, 1963), chap, repris et développé de L'histoire de la divination
dans l'Antiquité; A. D. Nock, Essays on Religion and the Ancient World,
Cambridge (Mass.), 1972, II, «Religious attitudes of the Ancient Greek,
p. 534-550 (=Proc. Amer. Philos. Soc, 85, 1942, p. 472-482); R. Flacelière,
Devins et oracles grecs3, Paris, 1972; dans Divination et rationalité, Paris,
1974, on lira notamment J.-P. Vernant, «Parole et signes muets», p. 9-25;
dans La Divination, études recueillies par A. Caquot et M. Leibovici, Paris,
1968, t. I, la contribution de J. Defradas, «La divination en Grèce», p. 157-195;
voir en encore G. Bonfante, « mente = mania», Rendiconti dell'Accademia Naz.
dei Lincei, 8. série, t. 34, 1979, p. 325-327; enfin «Oracles et mantique en
Grèce ancienne, actes du colloque de Liège (mars 1989)», Kernos 3, 1990,

R.E.G. tome CV (1992/1), pp. 1-18.


2 MICHEL CASEVITZ
qui, au contraire, n'ont pas le sens du beau, y ont introduit le /
et l'ont appelé manlikè, l'art divinatoire...»2. Pourtant il est
avéré que bon nombre des etymologies proposées par Platon
sont des suggestions fécondes et stimulantes sans pour autant
devoir être prises pour des explications rigoureusement
justifiées. S'il y a en vérité un rapport entre le signifiant et le signifié
qui fonde le signe linguistique, il faut bien constater que, si le
signifié devin en transe, en proie au furor, extatique, évoquant le
personnage qui vaticine, parfois perché sur un trépied,
correspond au signifiant μάνης, le sage Galchas, l'aveugle Tirésias et
bien d'autres devins parmi les plus antiques, pleins d'usage et de
sens, correspondent aussi, et plus anciennement, à ce même
signifiant3. Il semble que le lien étymologique qu'on établit
aujourd'hui spontanément entre la mania et le mantis
correspond à un genre de devin et à un mode de divination, non pas à
toute l'espèce des devins ni à toute forme de divination, qu'elle
soit τεχνική ou άτεχνος4. Pour retrouver le sens originel de
mantis, il paraît donc nécessaire de reprendre l'examen des
premier textes où le mot est employé, pour y trouver ce qui s'y
cache, deviner l'obscur et remplacer le doute étymologique par
des certitudes, quitte à abîmer l'image romantique du devin
«hors de soi», qui n'est que partiellement juste.
En l'absence d'occurrence sûre du mot μάντις ou de ses dérivés
en mycénien5, il faut d'abord examiner les textes homériques.

notamment les articles de L. Couloubaritsis, «L'art divinatoire et la question


de la vérité», p. 113-122, et de B.C. Dietrich, «Oracles and divine inspiration»,
p. 157-174. Pour l'étymologie, on se reportera à G. Curtius, Grundzùge der
griechischen Etymologie&, Leipzig, 1879, p. 311-312; E. Boisacq, Dictionnaire
étymologique de la langue grecque*, Heidelberg-Paris, 1950, sv μάντις ; J. Pokorny,
Indogermanisches etymologisches Wôrterbuch, Berne-Munich, 1959, sv 3. men-,
p. 726-728 ; P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque.
Histoire des mots, Paris, 1968-1980, sv μάντις (cet ouvrage sera cité avec le sigle
DEIÂj); L. Giangrande,» A Note on the Roots Ma(-n)-, Mna-, and Men-»,
Classical Bulletin, 63, 1987-1988.
(2) Que l'étymologie proposée soit bien de Platon ne fait guère de doute,
cf. J. Defradas, in La Divination, I, p. 190.
(3) Cf. «Les devins des Tragiques», in Transe et Théâtre, Cahiers du Gîta, 4.
1988, p. 115-129.
(4) Cf. [Plutarque], De Ilomero 2, 212 (éd. Kindstrand, Leipzig. 1990, p. 112-
113).
(5) L'anthroponyme ma-ti-ko à Cnossos pourrait être interprété * Μαντίσκος
(c'est la transcription de O. Landau, Mykenisch-griechische Personennamen,
Gôteborg, 1958), mais sans aucun appui en grec alphabétique; selon Chantraine,
MANTIS : LE VRAI SENS 3

Μάντις apparaît dix-sept fois chez Homère ; il y a sept exemples


-dans V Iliade, quatre au chant 1 (62, 92, 106, 384), deux au
chant 13 (69, 663), un au chant 24, seul exemple où le mot
pluriel, μάντεις, est associé à ίερήες. On rencontre l'abstrait
μαντοσύνη quatre fois (en fait deux fois dans Ylliade, puisque,
outre 1, 72, il y a reprise de 2, 832 en 11, 330 au pluriel ; il y a un
exemple dans YOdyssée, 9, 509), le neutre pluriel μαντήϊα une fois
(Od. 12, 272) et quatorze fois le verbe μαντεύομαι (//. 1,107;
2,300; 16,859; 19,420; Od. 1,200; 2,170,178 et 180; 9,510;
15,172 et 255; 17,154; 20,380; 23,251). Ajoutons un nom
propre dans VOdyssée, Mantios (15,242 et 249), sans faire entrer
en ligne de compte l'« aimable Mantinée» (ερατεινή Μαντινέη, //.
2,607), destinée à être la patrie de Diotime «la femme de
Mantinée» (Μαντινική), souvent dite à tort devineresse, prophé-
tesse, parce qu'on confond μαντική et Μαντινική, jeu de mots
peut-être latent chez Platon lui-même6.
Au chant premier de Ylliade, on voit Achille, après neuf jours
pendant lesquels a sévi le fléau déclenché par Phoibos Apollon,
convoquer l'Assemblée et proposer à Agamemnon — pour éviter
d'être contraints à souffrir sans savoir pourquoi et de s'en
retourner chez eux — , d'interroger quelqu'un qui leur explique
les causes du fléau et les moyens d'y mettre un terme :
l,62sq.
'Αλλ' άγε δή τίνα μάντιν έρείομεν ή Ίερήα
ή και όνειροπόλον — και γάρ τ' οναρ έκ Διός έστιν —
δς κ' εΐποι δτι τόσσον έχώσατο Φοίβος 'Απόλλων . . .
«Allons, interrogeons un devin ou un prêtre7, voire un
interprète de songes : le songe aussi est un message de Zeus.
C'est lui qui nous dira d'où vient ce grand courroux de Phoibos
Apollon» (trad. Mazon).
Le mantis qu'Achille propose d'interroger est un spécialiste de
l'interprétation des signes divins, il révèle ce qui, aux autres

«Finales mycéniennes en -ικο», Colloque de Cambridge (1965), Cambridge, 1966,


p. 161-179, «il serait plus plausible de poser un Μάτιχος qui répondrait
exactement au féminin Ματίχα attesté dans une inscription de Thasos (cf.
L. Robert, Noms indigènes, p. 342 sq.)» (p. 173). Cf. en dernier lieu une
hypothèse de E. P. Hamp, « Kn L 693 qe-te-o and μάντις», Minos, 1985, p. 51-53.
(6) Voir le commentaire de Dover (Cambridge, 1980) au Banquet, 201 d.
(7) Les deux mots sont encore associés, au pluriel, en 24, 221.
4 MICHEL CASEVITZ
hommes, reste obscur et caché8. Lui voit, révèle, met au jour le
secret. De fait, le devin Galchas, qui pratique l'ornithomancie,
se lève :
l,69sq.
τοΐσι δ' ανέστη
Κάλχας Θεστορίδης, οιωνοπόλων οχ' άριστος,
ος ήδη τά τ' έόντα τά τ' έσσόμενα πρό τ' έόντα,
και νήεσσ' ήγήσατ' 'Αχαιών "Ιλιον είσω
ην δια μαντοσύνην, τήν οι πόρε Φοίβος 'Απόλλων ·
δ σφιν έύ φρονέων άγορήσατο και μετέειπεν...
«Voici que se leva Calchas fils de Thestor, de beaucoup le
meilleur des interprètes des signes ailés9, qui connaissait le
présent, le futur, le passé, et qui a su conduire les nefs
des Achéens jusqu'à Ilion par l'art divinatoire qu'il doit à
Phoibos Apollon. Lui, qui avait du bon sens, prit la parole
et s'adressa à eux...» (d'après Mazon).
Ces vers sont importants pour qui veut définir «un devin
archaïque». Le devin ne se limite pas à prophétiser (cf. 70), à
dire l'avenir, il sait ce qui est, sera, fut. On retrouvera cette
plénitude de la fonction prophétique dans les propos d'Épimé-
nide de Crète, selon Aristote (Rhétorique 111,17,10,1418 a
21-26) : Τό δε δημηγορεΐν χαλεπώτερον του δικάζεσθαι, είκότως, διότι
περί τό μέλλον, έκεΐ δε περί τό γεγονός, ο έπιστητόν ήδη και τοις
μάντεσιν, ώς έφη Έπιμενίδης ό Κρής · εκείνος γαρ περί των έσομένων
ουκ έμαντεύετο, άλλα περί των γεγονότων μεν αδήλων δέ. « Parler
devant le peuple est plus difficile que parler devant un tribunal,
ce qui est naturel, parce que la harangue se rapporte à l'avenir,
le discours judiciaire au passé, qui peut dès lors être matière
même à la science des devins, comme le disait Épiménide de
Crète10; car il n'appliquait pas sa divination à ce qui devait
être, mais à ce qui, déjà arrivé, restait cependant obscur» (trad.
Dufour et Wartelle). De plus, le devin apparaît comme un
homme de savoir, comme le note par exemple J.M. Redfield
dans La Tragédie d'Hector, nature et culture dans /'Iliade11,

(8) Cf. la note ad toc. dans l'édition d'Ameis-Hentze-Cauer, I 1 (1913, réimp.


Amsterdam, 1965), où μάντις est traduit Seher, cf. anglais Seer.
(9) Mazon traduit : «le meilleur des devins».
(10) Fragment 3B4D-K.
(11) La Tragédie d'Hector, Nature et culture dans /'Iliade, Univ. de Chicago,
1975 (traduit par A. Lévi, Paris, 1984).

l
MANTIS : LE VRAI SENS 5
p. 129 : «Le conflit (entre Agamemnon et Apollon) ne peut être
résolu sans le secours du devin Calchas, et le devin est un
personnage ambigu qui, malgré son statut inférieur, détient
comme le prêtre un pouvoir exceptionnel, non comme celui-ci
parce qu'il a l'oreille des dieux, mais par sa science des choses
divines. Calchas est en effet un expert...» Le fait est que
Calchas est un excellent savant (on note le verbe ηδη au v. 70
«il savait d'expérience»), connaisseur des pièges cachés; sa
mantosunè apparaît comme un savoir qui lui a permis de guider
sans encombre les Grecs jusqu'à Troie : il applique son savoir
non pas seulement dans le temps mais aussi dans l'espace.
Dans l'épisode qui nous retient, Calchas prend la parole pour
expliquer (μυθήσασθαι) la colère (μήνις) d'Apollon, en homme έύ
φρονέων, non pas «sagement» mais en homme «qui pense juste».
Comme il craint d'être rabroué, Achille le rassure en ces termes :
(1, 85) Θαρσήσας μάλα είπε θεοπρόπιον Ô τι οίσθα « Rassure-toi, et, en
toute franchise, dis-nous ce que tu sais être l'arrêt des dieux».
Et Achille lui demande de révéler (άναφαίνεις «tu fais monter à la
lumière», v. 87) comme de coutume les arrêts divins (θεοπροπίας,
ibidem). Ce que dit ensuite Calchas révèle une faute passée, qui
explique les souffrances présentes et à venir : le devin est
révélateur de malheurs et c'est sans doute ainsi qu'il faut
interpréter l'apostrophe que lui lance Agamemnon (v. 106) :
Μάντι κακών, non pas «prophète de malheur»12, qui comporte un
prophète funeste ou mauvais. Il est μάντις κακών car, lui dit le roi
(v. 107), αίεί το ι τα κάκ' εστί φίλα φρεσί μαντεύεσθαι «toujours tu te
plais à révéler les malheurs» (non pas «prédire les malheurs», ils
sont présents en l'occurrence, cf. les reproches qui suivent).
Calchas est ainsi l'homme qui, muni de son savoir, explique et
révèle les causes de phénomènes incompris des autres ; cette
spécialité est réaffirmée au chant 1,384-385 :
άμμι δε μάντις
εύ είδώς αγόρευε θεοπροπίας Έκάτοιο.
«Le devin qui sait tout expliquait alors les arrêts divins de
l'Archer» (trad. Mazon)13.

(12) Traduction de Mazon.


(13) II y a cinq ex. de θεοπροπία dans /'Iliade (1,87 ; 385 ; 1 1, 794 ; 16,36 ; 50),
deux dans VOdyssée (1,415; 2,401); deux de θεοπρόπιον dans Γ Iliade (1,85;
6,438); deux de θεοπρόπος dans Γ Iliade (13,228; 14,70) et un dans l'Odyssée
(1,416) ; le participe Θεοπροπέων apparaît deux fois dans Γ Iliade (1, 109 ; 2,322) et
6 MICHEL CASEVITZ
Les autres exemples de μάντις dans Γ Iliade ne sont pas aussi
révélateurs. En 13,69, il s'agit de Poséidon qui a pris
l'apparence de Calchas (μάντεϊ είδόμενος), son truchement. Dans
le même chant, en 663, il s'agit du devin grec Polyidos14, le père
d'Euchènor, qui n'est mentionné qu'en ce passage (au moment
où Paris le tue), car le devin avait plusieurs fois déclaré à son
fils, à Corinthe, qu'il mourrait soit chez lui de maladie, soit sous
les coups des Troyens. Le nom du devin évoque lui-même le
savoir, il est l'homme au multiple savoir; et son fils, en
s'embarquant, «savait pertinemment, en s'embarquant, quel
triste trépas l'attendait» (d'après trad. Mazon) : il est lui-même
εΰ είδώς (665).
En 2,831-832, c'est le Troyen Mérops, père d'Adreste et
d'Amphios, qui a prédit leur mort au combat :
δς περί πάντων
ηδεε μαντοσύνας, ουδέ ους παΐδας εασκε
στείχειν ες πόλεμον φθισήνορα · τώ δέ οί ου τι
πειθέσθην · κήρες γαρ άγον μέλανος θανάτοιο.
«(Mépors) qui, mieux que personne, connaissait l'art
divinatoire ; il ne voulait pas voir ses fils partir pour la bataille
meurtrière. Mais ils ne l'écoutaient pas : les déesses du noir
trépas les conduisaient tous les deux» (trad. Mazon).
Ces vers sont repris en 11,329-332, quand Diomède tue les
deux fils de Mérops.
Le verbe dérivé, μαντεύομαι, apparaît quatre fois dans Y Iliade ;
on l'a déjà rencontré au chant 1 à propos de Galchas, on le
trouve en 2,300, dans la bouche d'Ulysse, encore à propos de
Calchas :
2, 299-300
τλήτε, φίλοι, και μείνατ' έπί χρόνον, οφρα δαώμεν
ή έτεόν Κάλχας μαντεύεται, ήε και ούκί.

une fois dans ÏOdyssëe (2, 184). Sur cette famille de mots, voir Chantraine,
DELG, sv θεοπρόπος : ce mot (composé de θεός et de πρέπειν) désigne «celui qui
fait apparaître le dieu», cf. aussi l'article πρέπειν du DELG. Οίωνιστής ne se
trouve que dans 1 7/ iade (2,858 ; 14,70; 17,218), de même que οίωνοπόλος (1,69;
6, 76).
(14) La majorité des manuscrits donnent la leçon Πολυίδου (est c'est aussi la
forme donnée par Eustathe), mais il y a une autre leçon Πολυείδου ; en 663 et en
665, il faut de toute façon une pénultième longue. Rappelons d'autre part
qu'une tragédie de Sophocle avait pour titre Μάντεις ή Πολύιδος (cf. fr. 390 Radt).
MANTIS : LE VRAI SENS 7
«ayez donc le courage, amis, de demeurer un peu de temps
encore, que nous sachions si Calchas est un vrai prophète ou
non» (d'après trad. Mazon).
Il s'agit ici de savoir si, en tant que mantis, Calchas dit ou non la
vérité (sur le passé, le présent, l'avenir) : la fonction du mantis
telle que le verbe l'exprime, c'est de mettre au jour et le
véridique devin n'est tel qu'à l'expérience. Le verbe se rencontre
aussi en 16,859, dans la bouche d'Hector répliquant à Patrocle
qui lui a prédit en mourant sa mort imminente :
Πατρόκλεις, τί νύ μοι μαντεύεαι αίπύν ολεθρον ;
«Patrocle, pourquoi me prédis-tu le gouffre de la mort?»
(trad. Mazon).

Et quand, au chant 19, Xanthos, le cheval d'Achille, qui vient


d'être doué de voix humaine par Héré, dit à son maître
l'imminence du jour fatal (αλλά τοι έγγύθεν ήμαρ όλέθριον, 409),
Achille lui réplique d'un ton aussi agressif que celui d'Hector :
19,420 Ξάνθε, τί μοι θάνατον μαντεύεαι ; ουδέ τί σε χρή ·
«Xanthe, pourquoi me prédis-tu la mort? Ça ne te sert de
rien ! »
Les exemples de l'Odyssée, sans apprendre rien de neuf,
confirment que mantis désigne à l'origine un explicateur, un
annonceur, un spécialiste des décryptages, un «décodeur». Au
chant 1,200-202, Athèna, sous les traits de Mentes, ose une
prédiction, audace que seule, si Télémaque réfléchit (cf.
d'ailleurs le vers 323), son appartenance à la race des dieux peut
expliquer :
αύταρ νυν τοι εγώ μαντεύσομαι, ώς ένί θυμω
αθάνατοι βάλλουσι και ώς τελέεσθαι όϊω,
ούτε τι μάντις έών οΰτ' οιωνών σάφα είδώς ·
«Veux-tu la prophétie qu'un dieu me jette au cœur et qui, je
l'imagine, s'accomplira, bien que je ne sois ni devin, ni savant
en présages?» (d'après trad. Bérard).
Menthès-Athéna est bien un devin extraordinaire : sa
prédiction est de bon augure ! Et il dit ce que veut entendre celui
auquel il s'adresse, ce qui n'est pas dans le genre des devins que
Γ Iliade a présentés.
Dans YOdyssée encore, on remarquera le nom du descendant
Ο MICHEL CASEVITZ
de Mélampous qui apparaît au chant 15, au moment où
Télémaque sacrifie à Athéné en quittant Pylos :
15,223
... σχεδόθεν δέ οι ήλυθεν άνήρ
τηλεδαπός, φεύγων έξ "Αργεος άνδρα κατακτάς,
μάντις * άταρ γενεήν γε Μελάμποδος εκγονος ήεν...
«Un homme s'approcha de lui, homme d'origine lointaine,
qui avait fui d'Argos, ayant tué un homme ; et c'était un
devin du sang de Mélampous».
Ce Mélampous (= Pied-Noir) avait eu deux fils : l'un avait pour
nom Antiphatès (= Qui parle en face ou, mieux, à la place) et
fut père d'Oiclée et grand-père d'Amphiaraos, «favori
d'Apollon», Thébain qui fut au nombre des Sept; l'autre a pour nom ...
Mantios (selon d'autres traditions, il s'agirait d'une fille,
nommée ... Mantô), qui aurait eu deux fils, Clitos et Polypheidès
(autre tradition : Polyidos, nom déjà porté par un devin de
Vlliade, cf. supra) :
15,251
αύταρ ύπέρθυμον Πολυφείδεα μάντιν 'Απόλλων
θήκε βροτών οχ' άριστον, έπεί θάνεν 'Αμφιάραος...
«c'est Apollon qui fit de l'ardent Polypheidès, entre tous les
mortels, le meilleur des devins, quand Amphiaraos eut
disparu du monde...»
Ce Polypheidès «exerçait la divination pour tous les mortels»
(μαντεύετο πασι βροτοΐσι, 255) et c'est l'un de ses fils, Théoclymè-
ne, qui vient demander asile à Télémaque. C'est lui qui révélera
à Pénélope la présence d'Ulysse (17, 151-161), lui qui prédira
leur mort aux prétendants (20,350-372). Cette famille de devins,
qui tient sa spécialité d'Apollon, se transmet d'un génération à
l'autre. Et, tel Calchas, Théoclymène sait le présent aussi bien
que le futur15.
Mais dans VOdyssée, un autre grand devin apparaît, Tirésias
l'irréprochable (μάντις άμύμων, 11,99); c'est lui qui, selon Circé
(10,538-540), indiquera à Ulysse les routes maritimes :

(15) Cf. M. L. West, The Hesiodic Catalogue of Women, Oxford, 1985, p. 79-
81.
MANTIS J LE VRAI SENS 9

ενθά τοι αύτίκα μάντις έλεύσεται, ορχαμε λαών,


δς κέν τοι εΐπησιν όδον και μέτρα κελεύθου
νόστον θ', ώς έπί πόντον έλεύσεαι ίχθυόεντα.
«Tu verras aussitôt arriver ce devin : c'est lui qui te dira, ô
meneur des guerriers, la route et les distances et comment
revenir sur la mer aux poissons» (trad. Bérard).
Au chant 12,264sq., Ulysse est dans les parages de l'île
d'Hélios :

δή τότ' έγών
τ'
ετι πόντω έών εν νηι μελαίνη
μυκηθμοΰ ήκουσα βοών αύλιζομενάων
οίων τε βληχήν · καί μοι έπος εμπεσε θυμω
μάντηος άλαοΰ, Θηβαίου Τειρεσίαο,
Κίρκης τ' Αίαίης, ή μοι μάλα πόλλ' έπέτελλε
νήσον άλεύασθαι τερψιμβρότου Ήελίοιο.
δή τότ' έγών έτάροισι μετηύδων, άχνύμενος κήρ ·
«κέκλυθέ μευ μύθων, κακά περ πάσχοντες εταίροι,
οφρ' υμιν εϊπω μαντήϊα Τειρεσίαο...
«Alors que j'étais encore sur mer, dans le noir navire,
j'entendis le beuglement des vaches dans les parcs et le
bêlement des moutons, et survint dans mon cœur la parole
du devin aveugle, Tirésias de Thèbes, et de Circé d'Aiaié, qui
m'a recommandé d'éviter cette île du Soleil, le charmeur de
mortels. Alors, je m'adressais à mes compagnons, le cœur
plein d'angoisse : «Vous avez beau souffrir, écoutez mes
paroles, il faut que vous sachiez ce que Tirésias m'a
prédit ...»16.
Le devin aveugle, lui qui voit l'obscur, sait le danger caché
derrière les belles apparences. D'autres devins odysséens
prédisent l'avenir, banalement, un avenir menaçant et funeste
souvent. Ainsi, à Ithaque, c'est le vieux héros Halithersès, fils de
Mastor, qui, en 2, 158 sq., a compris le sens du présage envoyé
par Zeus :
ό γαρ οΐος όμηλικίην έκέκαστο
όρνιθας γνώναι καί έναίσιμα μυθήσασθαι
«des hommes de son temps, nul n'était plus habile à savoir
les oiseaux et prédire le sort» (trad. Bérard).

(16) Μαντήϊα est un hapax.


10 MICHEL CASEVITZ
Ce qu'il prédit aux prétendants (le vers 160 introduisant ses
paroles reprend //. 1,73 qui introduisait les paroles de Calchas ;
et il «fait la lumière» πιφαυσκόμενος, 162, pour les prétendants),
c'est «la houle du désastre» (τοΐσιν γαρ μέγα πήμα κυλίνδεται, 163 :
image de la vague gonflée qui roule), il sait Ulysse proche et
occupé à «planter le meurtre et le trépas à tous ceux-ci» (εγγύς
έών τοίσδεσσι φόνον και κήρα φυτεύει/πάντεσσιν, 165-166). Halither-
sès revendique lui-même son savoir :
170 ού γαρ άπείρητος μαντεύομαι, άλλ' έϋ είδώς
«Car je ne prédis point sans avoir l'expérience, mais en bon
connaisseur».
Et Halithersès rappelle qu'il avait déjà indiqué à Ulysse,
quand il partit, qu'il mettrait vingt ans à revenir, après maintes
souffrances et avoir perdu tous ses compagnons. Et c'est
Eurymaque qui menace le vieux devin (178-193), tel
Agamemnon dans Γ Iliade : il nie que le vol des aigles soit un présage et
qu'Ulysse soit vivant; «tu aurais dû mourir avec lui, tu ne
continuerais pas à parler autant en interprète des dieux» (...ώς
και συ καταφθίσθαι συν έκείνω / ώφελες " ούκ αν τόσσα θεοπροπέων
αγορεύεις). Le devin irrite, parce qu'il révèle le malheur.
Autre devin de VOdyssée, Télémos au chant 9 est évoqué par
le Gyclope au moment où Ulysse s'éloigne en révélant enfin son
identité. Et la victime se plaint :
9,507sq.
ώ πόποι, ή μάλα δή με παλαίφατα θέσφατ' ίκάνει.
εσκε τις ένθάδε μάντις άνήρ ήυς τε μέγας τε,
Τήλεμος Εύρυμίδης, δς μαντοσύνη έκέκαστο
και μαντευόμενος κατεγήρα Κυκλώπεσσιν *
βς μοι εφη τάδε πάντα τελευτήσεσθαι όπίσσω,
χειρών εξ Όδυσήος άμαρτήσεσθαι όπωπής.
« Hélas, voici bien que m'atteignent les prédictions dites il y a
longtemps! Il y avait un devin, homme noble et grand,
Télémos fils d'Eurymidès, qui brillait par son art divinatoire,
et qui vieillissait parmi les Cyclopes en exerçant la
divination ; il m'a dit qu'un jour tout serait ainsi accompli, que
des mains d'Ulysse je serais aveuglé.»

Ainsi le devin des Cyclopes est évoqué au moment où le nom


d'Ulysse est donné par Ulysse lui-même : tant il est vrai que les
prédictions ne ressurgissent à l'esprit que lorsqu'elles s'accorn-
MANTIS : LE VRAI SENS 11
plissent en tout point, vouées à l'oubli de la victime, toujours
incrédule avant d'être atteinte.
Le devin, qui tient son savoir des dieux révèle, explique, met
au jour, ce que les hommes ne savent pas (il n'est pas dans la
sphère des dieux, il n'y a pas de dieu devin, mais il y a des
hommes qui sont truchements des dieux) ; le devin complet a
pour domaine l'ensemble du temps et de l'espace. Il rend clair
l'obscur, c'est un voyant : un technicien de la voyance.
Après Homère, et jusqu'à Platon, μάντις garde son unité
sémantique : il désigne celui qui révèle et connote le savoir (on
pourrait aussi étudier les composés anciens, par ex. ιατρόμαν-
τις17), qu'il s'agisse du devin qui exerce en observant les signes
(divination inductive, seule présente chez Homère) ou du grand
devin, directement inspiré par la divinité sans aucun signe
visible (divination intuitive ou naturelle, telle que l'illustrent la
Sibylle, la Pythie ou Bacchis). Les Tragiques, spécialement
Eschyle (dans Les Sept contre Thèbes, surtout, voir commentaire
de Lupas et Petre, Bucarest-Paris, 1981 p. 20, aux vers 24-29)
ont conservé l'unité originelle de la signification de μάντις.
Prométhée lui-même est devin, car, comme le rappelle S. Saïd
dans son livre Sophiste et tyran ou le problème du Promélhée
Enchaîné18, p. 211, «le fils de Gaia possède la connaissance du
passé,... toujours considérée comme une partie essentielle de
l'art de la divination.» On se bornera ici à rappeler la θεσπιωδός
Θεονόη dans Y Hélène d'Euripide, «vrai nom de prophétesse»
(Χρηστήριον μέν τοΰνομα, 822; trad. Grégoire) : celle dont le nom
dit «Qui a l'esprit divin» est à maintes reprises célébrée pour son
savoir total, τα πάντ' έπίσταται (317; cf. 922-923 τα μέν σε θεία
πάντ' έξειδέναι / τά τ' οντά και μέλλοντα...); elle est celle qui sait
tout exactement (ή πάντ' αληθώς οΐδε, 530, cf. 862 οίδεν) et elle fait
savoir «en pleine lumière» ce qui est, inconnu d'autrui (φησί δ' έν
φάει, 530, texte des mss., conservé par Dale, corrigé par Jacobs
suivi par Grégoire en δ' εμφανώς ; cf. 538 έφασκε) : par elle et ses
μαντεύματα, on saura tout (εϊση πάντα, 325). Théonoé est un
personnage qui correspond au type de devin tel que les poèmes
homériques ont permis de le définir.
A un certain moment, il y a eu une réinterprétation du mot
μάντις, dont la signification a été restreinte au seul «grand
prophète», prédisant l'avenir, en proie à la μανία, furor, comme

(17) Nous étudierons par ailleurs l'ensemble des composés de μάντις.


(18) Paris, 1985.
12 MICHEL CASEVITZ
traduit Cicéron au début du De Divinatione, 1, 1 : «Vêtus opinio
est iam usque ab heroicis ducta temporibus, eaque et populi
Romani et omnium gentium firmata consensu, versari quandam
inter homines divinationem, quam Graeci μαντικήν appellant, id
est praesensionem et scientiam rerum futurarum. Magnifica
quaedam res et salutaris, si modo est ulla, quaque proxime ad
deorum vim natura mortalis possit accedere. Itaque ut alia nos
melius multa quam Graeci, sic huic praestantissimae rei nomen
nostri a divis, Graeci, ut Plato interpréta tur, a furore duxerunt»
( = «C'est une antique croyance, qui remonte jusqu'aux temps
héroïques, et qui se trouve confirmée par le sentiment unanime
du peule romain et de toutes les nations, qu'il existe parmi les
hommes une certaine faculté de divination. Les Grecs
l'appellent μαντική, c'est-à-dire le pressentiment, la science des choses
futures. C'est une chose magnifique et salutaire, s'il en existe
bien une, et par qui la nature humaine se rapprocherait le plus
de la puissance divine. Aussi pour ce nom comme pour beaucoup
d'autres nous avons mieux fixé le nom que les Grecs et à cette
chose extraordinaire, nos ancêtres ont fait dériver des dieux le
nom, alors que les Grecs l'on fait dériver de la fureur» [d'après
trad. Appuhn, éd. Garnier]).
On comprend facilement pourquoi cette réinterprétation a été
faite, probablement par Platon lui-même19. Dans le Timée (71 d-
72 b), Timée oppose la partie de l'âme propre à la divination
(μαντεία) à celle qui participe des raisonnements et de la réflexion
(λόγος και φρόνησις) : ... οι συστήσαντες ήμας, οτε το θνητόν έπέστελλεν
γένος ώς άριστον εις δύναμιν ποιεΐν, ούτω δή κατορθοΰντες και το
φαΰλον ημών, ίνα αληθείας πη προσάπτοιτο, κατέστησαν εν τούτω το
μαντεΐον. Ίκανόν δε σημεΐον ώς μαντικήν αφροσύνη θεός άνθρωπίνη
δέδωκεν · ουδείς γαρ έννους εφάπτεται μαντικής ένθέου και άληθοϋς, άλλ'
ή καθ' ΰπνον την της φρόνησεως πεδηθείς δύναμιν ή δια νόσον, ή διά τίνα
ένθουσιασμόν παραλλάξας. Άλλα συννοήσαι μεν εμφρονος τά τε ρηθέντα
άναμνησθέντα οναρ ή ύπαρ υπό της μαντικής τε και ενθουσιαστικής
φύσεως, και βσα αν φαντάσματα όφθή, πάντα λογισμώ διελέσθαι δπη τι
σημαίνει και Οτω μέλλοντος ή παρελθόντος ή παρόντος κακοΰ ή άγαθοΰ *
του δε μανέντος ετι τε εν τούτω μένοντος ούκ έργον τα φανέντα και
φωνηθέντα ύφ' εαυτού κρίνειν, άλλ' εδ και πάλαι λέγεται το πράττειν και
γνώναι τά τε αύτοΰ και εαυτόν σώφρονι μόνω προσήκειν. "Οθεν δή και το
των προφητών γένος επί ταΐς ένθέοις μαντείαις κριτας έπικαθιστάναι

(19) On se reportera aussi au Charmide (164e et 173e) et à Ion (531 b6 et


534 dl).
MANTIS : LE VRAI SENS 13

νόμος * ους μάντεις αυτούς ονομάζουσίν τίνες, το παν ήγνοηκότες βτι της
δι' αινιγμών ούτοι φήμης και φαντάσεως ύποκριταί, και οΰτι μάντεις,
προφήται δε μαντευομένων δικαιότατα όνομάζοιντ' αν. « Nos
fabricants, puisque leur père leur ordonnait de façonner l'espèce des
mortels du mieux possible, redressant ainsi même la partie de
nous qui est vile, y ont installé le lieu de la divination, pour
qu'elle participât par quelque endroit à la vérité. Une seule
preuve suffit à montrer que c'est à l'infirmité de l'esprit humain
que la divinité a donné la divination : nul homme en effet ne
parvient dans son bon sens à une divination divine et véridique,
mais il faut que la force de son esprit soit entravée par le
sommeil ou la maladie ou qu'il l'ait déviée par quelque crise
d'enthousiasme. C'est au contraire à l'homme en pleine
possession de son esprit qu'il appartient de réfléchir, après se les
être rappelées, aux paroles proférées à l'état de sommeil ou de
veille par la faculté propre à la divination et à l'enthousiasme, et
aux visions alors perçues, de les parcourir par le raisonnement,
de voir par où ces phénomènes ont un sens et à qui ils signifient
un bien ou un mal futur, passé ou présent. Quant à celui qui est
en état de transe et y demeure, ce n'est pas sa tâche que
d'interpréter ce qu'il a vu ou proféré dans cet état, au contraire
on dit excellemment et depuis longtemps qu'il sied au seul sage
de faire et de connaître ce qui le concerne et de se connaître soi-
même. Aussi la loi veut-elle que seule l'espèce des prophètes soit
érigée en interprète des prédictions divines ; quelques-uns
nomment ces prophètes eux-mêmes des devins, méconnaissant
que les prophètes sont des interprètes des paroles et des signes
mystérieux, mais nullement des devins, et c'est pourquoi leur
vrai nom devrait être des prophètes, interprètes de ce que révèle
la divination» (d'après trad. Rivaud).
Ainsi Timée (porte-parole de Platon) distingue celui qui est en
transe et celui qui interprète ce que celui-ci voit ou profère. Et
refusant que les devins soient «en pleine possession de leur
esprit» (εμφρονες) — contrairement à ce qu'Homère montrait — ,
Platon arrache les μαντευόμενα aux devins au profit des prophètes,
προφήται (voir Pindare, Ném. 1,60 pour Tirésias interprète de
Zeus, 1er ex.). Pour le philosophe, c'est un abus de vocabulaire
que d'appeler mantis toute personne, quelle qu'elle soit, qui
exerce la manlike. On comprend dès lors que mantis désigne
seulement «le personnage en proie à la mania», l'autre fonction
«phatique» du devin tel que les textes antérieurs ont permis de
le décrire oblige donc à employer un autre nom, et le personnage
14 MICHEL CASEVITZ
qui l'assume est le prophètes, «celui qui parle à la place»20. Ainsi
Platon, une fois expulsé du mantis qu'il conçoit tout ce qu'il
attribue au prophètes, peut établir un rapport étymologique
entre μανία, puisque le devin dès lors n'est plus qu'un homme
«en folie». L'étymologie qui rapproche mantis de mania est bien
un outil de travail, qui aide à rehausser le prestige du mantis,
mais du seul mantis à révérer, celui qui «délire»; tous les autres
devins «traditionnels» et populaires ne sont plus que des
charlatans et débiteurs d'oracles pour le tout venant.
Gela admis, il faut donc, en se référant aux premiefs emplois
du mot, proposer une autre étymologie qui leur convienne plus
que l'étymologie «platonicienne». De toute façon, on se heurtera
au fait que, comme en latin vatës, μάντις est une curiosité
morphologique : comme dit Chantraine (DELG, su), «le suffixe
masc. -τι- (s.-ent. s'il s'agit d'un nom d'agent) embarrasse : on ne
peut guère rapprocher que μάρπτις, ravisseur, hapax chez
Eschyle (Suppl. 826); πόρτις n'est pas un nom d'agent et le nom
de peuple Σίντιες à Lemnos n'est pas nécessairement issu de
σίνομαι. L'hypothèse qu'on ait dans μάντις le suffixe fém. de nom
d'action -τις / -σις est improbable ; Benveniste (Origines, 83) pose
à l'origine un neutre * μάντι qui serait attesté dans le composé
μαντιπόλος (Euripide, Héc. 121 et tardif); il serait affecté d'un
élargissement -/- suffixe en ι»21. L'un des derniers auteurs à
avoir traité du problème du suffixe, C. Sandoz (Bulletin de la
section linguistique de la Faculté des Lettres de Lausanne, 5, 1982,
p. 62-67), après avoir rappelé l'existence de noms d'agent en
védique, incontestables, tels dhûli-, ébranleur (épithète), et vasti,
qui désire, oppose, après Perpillou et d'autres, le degré plein de
βωτι-άνειρα (//. 1, 155, «nourricière des héros») et le degré zéro de
βόσις, nourriture. Pour M.-J. Reichler-Béguelin (Les noms latins
du type mens, Étude morphologique, Bruxelles, 1985, § 7 et 148),
le mot fait partie des «noms d'agents récessifs en * -H-» et aurait
«adopté le vocalisme radical de μαίνομαι, έμάνην».
En fait, c'est le problème du radical même de μάντις qui doit
être posé. Celui-ci est, dit-on couramment, le même que celui du
verbe μαίνομαι, έμάνην ; on s'appuie généralement, pour justifier
cette assertion, sur le passage d'Hérodote où le Scythe
philhellène Skylès, υπό του θεοϋ μαίνεται, comme si ces mots

(20) Cf. G. Roux, Delphes, son oracle et ses dieux, Paris, 1976, p. 56.
(21) Cf. aussi E. Risch, Woribildung der homerischen Sprache2, Hildesheim-
New York, 1974, § 16 b.
MANTIS : LE VRAI SENS 15

définissaient la nature d'un μάντις. Or le Scythe avait voulu être


initié au culte de Dionysos Baccheios, et ce sont les transports
bachiques qui sont ici indiqués (Σκύθαι δε του βακχεύειν πέρι
Έλλησι ονειδίζουσι " ού γάρ φασι οίκος εϊναι θεόν έξευρίσκειν τούτον
όστις μαίνεσθαι ενάγει ανθρώπους «Les Scythes font reproche aux
Grecs de s'abandonner à des transports bachiques : il n'est pas
vraisemblable, disent-ils, qu'on puisse trouver un dieu qui incite
les hommes à délirer»). Et Skylès, après son initiation, est sous
la coupe de Dionysos : νυν ούτος ό δαίμων και τον ύμέτερον βασιλέα
λελάβηκε, και βακχεύει τε και υπό του θεοΰ μαίνεται « maintenant
cette divinité (= Bacchos) s'est emparée aussi de votre roi (= de
vous, Scythes) ; il s'abandonne aux transports de Bacchos et il
délire sous l'influence du dieu» (trad. Legrand). Il nous paraît
évident que le Scythe initié est devenu pareil aux Bacchantes,
aux ménades (μαινάδες cf. μαινόλας) et qu'il n'y a rien ici qui fasse
référence au devin. Quoi qu'il en soit, on a coutume de rapporter
μάντις à la racine * men- par l'entremise de μαίνομαι, sans établir
de rapport direct (malgré l'équivalence formelle) avec le thème
en -ti- du latin mens, mentis. C. Sandoz (art. cil., p. 66), qui tient
μάντις pour un ancien nom d'agent à vocalisme radical e
attendu, suppose le «réarrangement de * μέντις en μάντις d'après
μαίνομαι, έμάνην». Or, parmi les quatre noms qu'il reconnaît
comme anciens noms d'agent en -ti-, un seul νήστις (* n-hied-ti)
«qui jeûne», présente ce vocalisme radical e qui serait attendu,
mais c'est un composé.
Si l'on veut à tout prix — négligeant le sens — , que le radical
de μάντις provienne de μαίνομαι, il faut imaginer un nom d'agent
en -ti- et s'échiner en vain à justifier la forme du radical μαν-
devant consonne (on attend soit μα- au degré zéro soit μεν- au
degré e) ; au demeurant, un nom d'agent correspondant à un
verbe moyen n'est pas formé avec le suffixe -ti- mais avec le
suffixe -ter- (cf. γίγνομαι : γενέτωρ), et ce nom d'agent est factitif
(γενέτωρ est celui qui fait devenir) mais ne désigne pas celui qui
est dans l'état indiqué par le verbe.
A aucun égard, le rapprochement de μάντις avec μαίνομαι n'est
satisfaisant. La recherche sémantique n'autorise qu'un
rapprochement plausible, avec μηνύω (dorien μανύω)22. Ce verbe signifie
«révéler, dénoncer» et s'est spécialisé dans les emplois
juridiques, mais son sens est général dans les premiers exemples et
jamais la possibilité de l'employer hors du domaine juridique
n'a disparu.

(22) La suggestion a été faite, sans commentaire, par E. Ronde, Psyche,


Seelen Kull und Unsterbligkeitsglaube der Griechens, Tubingen, 1921, p. 345.
16 MICHEL CASEVITZ
Le premier exemple du verbe μηνύω se rencontre dans Yhymne
homérique à Hermès, 264 (l'hymne daterait, selon J. Humbert,
éd. des Belles Lettres, «du dernier tiers du vr siècle» ; c'est dans
cet hymne qu'on trouve aussi le premier exemple de μαντείη,
472, 533, 547, 556) : aux vers 263-264, le jeune Hermès répond à
Apollon qui cherche ses vaches :
Ουκ ίδον, ού πυθόμην, ουκ άλλου μϋθον άκουσα ·
ούκ αν μηνύσαιμ', ουκ αν μήνυτρον άροίμην *
«Je n'ai rien vu, ni rien appris, ni rien entendu dire à
personne ; je ne saurais rien t'indiquer ni rien gagner pour mes
indications» (trad. Humbert).
Or, dans la suite (533-535), Apollon refuse d'accorder à
Hermès les privilèges de la divination (bien qu'il vienne de lui
dire, en 526-528 : «je vais faire de toi un dieu prophétique aux
sûrs présages, entre les Immortels et tous les êtres ; tu seras
fidèlement cher à mon cœur» :
Έκ δέ τέλειον
σύμβολον αθανάτων ποιήσομαι ήδ' άμα πάντων
πιστόν έμω θυμω και τίμιον ·)
533-540 :
Μαντείην δέ, φέριστε, διαμπερές ην έρεείνεις,
οΰτε σε θέσφατόν έστι δαήμεναι οΰτε τιν' άλλον
αθανάτων · το γαρ οϊδε Διός νόος · αύτάρ έγώ γε
πιστωθείς κατένευσα και ώμοσα καρτερόν ορκον,
μή τίνα νόσφιν έμεΤο θεών άειγενετάων
άλλον γ' εΐσεσθαι Ζήνος πυκινόφρονα βουλήν.
Και σύ, κασίγνητε χρυσόρραπι, μή με κέλευε
θέσφατα πιφαύσκειν, Οσα μήδεται εύρύοπα Ζευς.
«Mais la divination, dont tu me parles constamment, ami
très cher, les arrêts divins ne te permettent point de la
connaître, pas plus à toi qu'un autre Immortel : Zeus est seul
à la posséder en son esprit. J'ai engagé ma parole, et juré
par un serment redoutable que nul autre que moi, parmi les
Dieux toujours vivants, ne connaîtrait la volonté de Zeus aux
desseins profonds» (trad. Humbert).
Tout ce passage concerne la divination par les oracles, le cri
ou le vol des oiseaux, et rappelle l'unité du domaine divinatoire,
apanage d'Apollon de par le vouloir de Zeus.
On saisit alors que la réponse d'Hermès (264), frustré de n'être
MANTIS : LE VRAI SENS 17
point devin, avait valeur ironique : ούκ αν μηνύσαιμι signifie
exactement» je ne saurais... être un indicateur (puisque je n'ai
pas l'art de la révélation μαντείη)».
Le deuxième emploi du verbe se rencontre chez Bacchylide,
dans un vers isolé (fr. 33 Maehler, cf. H. Maehler, Bakchylides,
Lieder und Fragmente, Berlin, 1968) : χρυσόν βροτών γνώμαισι
μανύει καθαρόν» (Die Zeit?) erweist dem Sinn der Menschen das
reine Gold» («Le temps indique à l'esprit humain l'or qui est
pur»); dans la dixième ode triomphale, 12-14 (lre antistrophe), il
s'agit du χάρμα, τεαν αρεταν μανΰον έπιχθονίοισισιν «exultation,
révélant ta vertu (= la vertu du vainqueur) au monde».
Nombreux sont les emplois au sens non-technique de μηνύω en
poésie ou en prose. Quelques exemples suffiront à l'attester.
Chez Eschyle, dans le Promélhée, 176, le verbe καταμηνύω est
employé dans un contexte oraculaire : dépositaire d'un secret,
Prométhée jure qu'il ne cédera pas aux plus dures menaces et ne
le révélera jamais : στερεάς τ' / ούποτ' άπειλας πτήξας τόδ' έγώ /
καταμηνύσω ... Dans Œdipe-Roi de Sophocle, 102, le verbe est
aussi très clairement employé dans ce sens général : Ποίου γαρ
ανδρός τήνδε μηνύει τύχην ; «Mais quel est donc l'homme dont
l'oracle dénonce (révèle) le sort?» (il s'agit de Laïos). Chez
Euripide, dans Hippolyle, 293-296, c'est la nourrice qui
interroge Phèdre :
Κει μεν νοσείς τι των απορρήτων κακών,
γυναίκες αίδε συγκαθιστάναι νόσον ·
ει δ' έκφορός σοι συμφορά προς άρσενας,
λέγ', ως ίατροΤς πράγμα μηνυθη τόδε.
«Si tu souffres d'un mal qu'on ne doit pas dire, voici des
femmes pour t'aider à le calmer; si c'est un accident qu'on
puisse divulguer à des hommes, parle, pour que ton cas soit
révélé aux médecins» (d'après trad. Méridier).
Il n'est pas utile de multiplier les exemples attestant la
signification originelle de μηνύω : ce verbe signifie toujours
révéler ce qui est caché, d'où dénoncer. Signalons au moins chez
Plutarque (De Genio Socratis, 582 A 12) la conscience d'une
proximité sémantique de μάντις et de μηνύειν : ... μαντική ψυχή
πταρμός ή κληδών ού μέγα καθ' αυτό < μεγάλου δε σημεΐόν έστι >
συμπτώματος · < έπ' > ουδεμίας γαρ τέχνης καταφρονείται το μικροΐς
μεγάλα και δι' ολίγων πολλά προμηνύειν «... pour un esprit exercé à
la divination, un éternuement ou une voix, choses en soi de peu
d'importance, peuvent néanmoins être des signes d'un
événement important».
18 MICHEL CASEVITZ
Nous proposons donc de tirer le verbe et le nom d'un même
radical * ma- «révéler»23 (ce radical apparaît peut-être dans le
second terme du composé ίαρόμαορ = ίαρόμαντις dans deux
inscriptions éléennes, Schwyzer, DGEEP, 411 et 414); déjà des
doutes concernant l'étymologie de mantis avaient été indiqués
depuis longtemps : ainsi YEtymologicum Magnum (574, 69-74 éd.
Gaisford, 1848, réimpr. 1962) explique en ces termes : μάντις*
παρά το μώ, το ζητώ, γίνεται μάτις, και πλεονασμώ του Ν μάντις '
ζητητικός γάρ έστιν ό μάντις του μέλλοντος, οιονεί ό τα αφανή και άδηλα
ζητών. Ου γαρ παρά την μανίαν ως τίνες ύπέλαβον. Διό καΐ "Ομηρος
εύφρονα λέγει τον μάντιν. «En rapport avec mô, je cherche, il y a
malis et, avec η en surplus, mantis ; car le devin est apte à être
"chercheur" de l'avenir, tel celui qui cherche l'invisible et le
non-apparent. Il n'y a pas de rapport avec mania comme
certains l'ont supposé. Et c'est pourquoi Homère appelle le
devin "plein de sens."
Informé et informateur, révélateur, le mantis des Grecs,
comme le witega ou wizzago des Germains, «l'homme qui a vu et
qui voit» (cf. R. Bloch : «la divination est dans son essence le
déchiffrement de l'état du monde», in La divination, I, p. 197 24),
n'est pas étymologiquement en rapport avec la mania : il suffit
d'examiner l'ensemble des emplois d'un mot pour révéler la
fragilité des etymologies qui en détournent l'entière signification
et de ne pas proposer d'étymologie avant d'avoir examiné la
totalité des plus anciens emplois de ce mot.
Juin 1991. M. Casevîtz.

(23) M. R. Viredaz, de Genève, qui travaille sur «les palatalisations


grecques», nous a informé, à l'issue d'un échange de correspondances, qu'il
adoptait l'hypothèse d'un rapport μάνης/μηνύω («racine *mell2- «signifiant à
peu près 'voir'») mais posc.it un participe *mh2- rit- qui «aurait donné gr.
* mant- (type στάς), élargi par -i dans μάντις mais non dans μαντεύομαι, μαντοσύνη.
Ce *mll2- ni- serait un participe aoriste (le présent est à redoublement en
sanskrit ...) et signifierait donc «celui qui a fait une prophétie» plutôt que «celui
qui a pour fonction de prophétiser» (Lettre du 23-9-1989). Pour notre part,
l'hypothèse d'un participe ne nous paraît pas probable; mais on peut discuter
sur -/('-, y voir, comme nous y sommes enclin, un suffixe de nom d'action (et c'est
un nom d'action qui aurait été employé comme nom d'agent, cf. χαλαίβασις,
βορβοτάραξις, ώτοκάταξις, etc., voir Suétone, περί βλασφημιών, éd. Taillardat. 1967,
p. 143-144; cf. aussi en français, par exemple, un mot comme ordonnance), ou un
véritable nom d'agent, comme veulent les comparatistes.
(24) Du même auteur, voir maintenant La divination. Essai sur l'avenir et son
imaginaire, Paris, 1991, particulièrement p. 35-36. On lira aussi avec profit, de
J. N. Bremmer, Profeten, Zieners en de Macht in Griekenland, Israel en hel
vroegmoderne Europa, Bijleveld, 1991.

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