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LECTURES D’IONISATION

Makis Solomos

To cite this version:


Makis Solomos. LECTURES D’IONISATION. Percussions, Chaillye-en-Bière, 1995, n40, p.
11-27. <hal-01202921>

HAL Id: hal-01202921


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LECTURES D'IONISATION, Makis SOLOMOS
Varèse's Ionisation has already been analysed in a number of important articles. This study shows
that many different points of view can be brought to an analysis of this work, which may result in
different ways of listening to and interpreting Ionisation. Here are three possible ways: (1) traditional
thematic analysis ; (2) parametrical analysis ; (3) an analysis by sonorities, i.e. global and fully
articulated entities. So, at least three readings of Ionisation are possible, but the third one is the most
comprehensive.

Chef-d'oeuvre musical, chef-d'oeuvre du XXème siècle, chef-d'oeuvre de Varèse,


chef-d'oeuvre enfin pour les percussions, Ionisation constitue aussi un chef-
d'oeuvre d'ambiguïté : elle invite à une multiplicité de lectures. Il sera ici question
de trois lectures fort différentes : la première met l'accent sur le thématisme de
l'oeuvre ; la seconde est paramétrique ; la dernière enfin, insiste sur le son en tant
qu'entité globale que, pour ne pas confondre avec le timbre, nous appellerons
sonorité. Ces trois lectures — à la fois manières d'écouter, d'analyser et sans doute
d'interpréter l'oeuvre — sont possibles, bien que la dernière nous semble la plus
prometteuse.

A. INTRODUCTION

Composée à Paris en 1929-31 et créée à New York en 1933, Ionisation connaît des
antécédents quant à son effectif : dès la seconde partie du XIXème siècle, les percussions prirent une
place de plus en plus importante dans l'orchestre symphonique et, dans l'entre-deux guerres,
nombreuses furent les oeuvres qui leur accordèrent un rôle majeur ; par ailleurs, comme on le sait, la
première composition pour percussions seules n'est pas Ionisation, mais les Rítmicas n°V et VI (1930)
d'Amadeo Roldán (pour ensemble de percussions cubaines). Cependant, Ionisation tranche sur cette
oeuvre (ainsi que sur une grande partie des pièces en question de l'entre-deux guerres) : comme le
constate H. Halbreich [1970, p. 145, c'est nous qui soulignons], elle "est bien la première oeuvre de
musique pure pour percussion solo" (13 percussionnistes). Le témoignage d'A. Carpentier [1980,
pp. 21-22] est très clair sur ce point : "Varèse aimait-il Roldán, inspiré du folklore cubain ? J'en
doute. Pour lui, cette musique était “jolie”. Seule, l'utilisation de la percussion l'intéressait —
mobilisation d'un arsenal de “timbales” (différentes de celles de l'orchestre traditionnel), de güiros,
de claves, de maracas, de bongos, tous instruments dont les ressources percussives
l'émerveillaient" /1/. En effet, dans Ionisation, tous les instruments sont affranchis de leur connotation
immédiate (c'est-à-dire de la référence à la sphère musicale de laquelle ils sont originaires), à
l'exception notable des sirènes/2/ — instruments très importants dans l'oeuvre, car ils se chargent en
grande partie de mettre en jeu la dimension spatiale à laquelle Varèse était attaché/3/. Cependant, ce
refus des connotations immédiates des instruments n'est pas un indice d'abstraction. Ionisation est
peut-être une musique "pure", mais elle préfigure toutes ces oeuvres du XXème siècle où l'abstraction
des procédés d'écriture ne sert finalement qu'à produire des oeuvres éminemment sensibles — pensons
à Persephassa de Xenakis, écrit aussi pour percussions seules [cf. M. Solomos, 1994 a]. Soulignons
aussi avec J.-Ch. François [1991, p. 49] le fait que Ionisation "constitue la première oeuvre qui prend
en considération les composantes acoustiques des instruments à percussion en tant que fondements
d'une forme musicale".
Pourquoi les percussions, pourquoi Varèse choisit-il cette formation insolite qui, d'ailleurs, le
resta longtemps après Ionisation ? On a souvent affirmé qu'il utilisa les percussions à défaut de sons
électroniques que, en d'autres termes, il apprécia leur originalité dans le domaine du timbre. Cette
affirmation reste vraie — et nous avons déjà parlé de son émerveillement face aux percussions
cubaines — mais, nous semble-t-il, il est nécessaire de la tempérer. D'une part, il faut prendre en
compte le fait que Varèse lui-même reste sceptique quant à cette idée : "Je n'ai pas composé
Ionisation […] pour en faire une oeuvre révolutionnaire. Les sonorités [au sens de timbre] en étaient
déjà dans l'air", écrivait-il [Varèse, 1983, p. 170]. D'autre part, comme nous le v-errons, le timbre en
soi n'est pas son souci principal dans Ionisation. La réponse à la question posée va plutôt dans un
autre sens : le souci varésien de relativiser le rôle des hauteurs/4/, souci que, bien entendu, les
percussions de Ionisation actualisent pleinement, puisque la dimension de la hauteur y est réduite au
registre.
Les percussions employées dans Ionisation posent un problème quant à leur classification.
Celle qui est employée par les ethnomusicologues depuis les travaux (1914) de Hornbostel et de Sachs
(idiophones, membranophones, cordophones, aérophones) y est-elle opérante ? Ou encore, faut-il
utiliser le seul critère de la matière (métaux, peaux, bois) ? L'analyse minutieuse de la partition quant
à ses sonorités (au sens qui sera précisé ultérieurement) répond par la négative à ces deux
propositions. C'est pourquoi nous adopterons la classification de Ch. Wen-Chung [1979, pp. 28-29] —
auquel nous nous référerons plus que fréquemment —, qui distingue sept catégories. Pour chacune,
les instruments sont classés d'après leur registre (de l'aigu au grave) :
1. métaux : triangle, deux enclumes, cencerro/5/, cymbale, grande cymbale chinoise, cymbale
suspendue, gong, deux tam-tams, grand tam-tam ;
2. peaux sans timbre : bongos, caisse claire détimbrée, caisse roulante, deux grosses caisses, grosse
caisse très grave ;
3. peaux avec timbre : tarole, caisse claire, tambour militaire ;
4. bois : claves, trois blocs chinois/6/, fouet ;
5. instruments que l'on racle ou que l'on secoue : grelots, castagnettes, tambour de basque, maracas,
güiro ;
6. instruments à vent ou à friction : deux sirènes, tambour à corde ;
7. claviers : glockenspiel, cloches, piano (sur trois portées).
(Notons que le triangle, le cencerro, le tam-tam clair, la caisse roulante, le fouet, les grelots et le güiro
sont dédoublés).

L'analyse qui va suivre trouve son origine dans la comparaison des analyses les plus
importantes de l'oeuvre déjà réalisées. Son but est de souligner le fait que, comme il a été dit,
Ionisation constitue un chef d'oeuvre d'ambiguïté, car elle autorise une multiplicité de lectures. Les
analyses importantes de l'oeuvre peuvent être classées selon la lecture qu'elles en proposent. Les deux
analyses de N. Slonimsky [1967 et 1973]/7/ ainsi que celles de W. Gruhn [1974] et de J. et J.-Ch.
Maillard [1986] penchent du côté du thématisme. Celle de M. Kelkel [1988] est implicitement
paramétrique. Enfin, celles de Ch. Wen-Chung [1979] — que, rappelons-le, Varèse "désigna comme
exécuteur testamentaire de toute son oeuvre" [O. Vivier, 1973, p. 73] et de J.-Ch. François [1991]
mettent l'accent sur ce que nous appelons ici sonorité (entités globales). Ces trois lectures ne sont pas
nécessairement antithétiques et toutes trois sont possibles (avec, néanmoins, une certaine réserve pour
la seconde), bien que, comme nous le verrons, la troisième soit la plus complète.

B. LECTURES THÉMATIQUE ET PARAMÉTRIQUE

1. Lecture thématique
La lecture thématique de Ionisation est d'abord fondée sur la très forte prégnance de la
célèbre phrase du tambour militaire, énoncée dès la mes.9 (cf. ex. 4) : "le thème du tambour de la
mesure 9 domine l'ensemble et fait office d'élément unificateur", écrit H. Halbreich [1970, p. 146] ;
elle constitue un "motif conducteur" pour G. Van Gucht [1984, p. 8] ; N. Slonimsky [1973, p.99] la
présente comme "l'idée, le thème, si l'on veut". Il est indéniable que cette dernière citation est exacte
dans sa première affirmation : cette phrase fonctionne comme une idée tout le long de cette oeuvre,
car, outre sa prégnance rythmique, d'une part, elle revient souvent sans modifications et, d'autre part,
sa première apparition fonctionne comme une "exposition" (dans ce sens, les huit premières mesures
de l'oeuvre sont perçues comme une "introduction", ce qui ne vaudra pas pour la lecture paramétrique
ou pour celle axée sur les sonorités). Cependant, parler de "thème" pose problème : cette phrase,
comme nous le verrons, ne connaît pas véritablement de développements.
Si l'on peut accepter à la rigueur la lecture thématique de cette phrase, par contre, il est
impossible d'en faire de même avec d'autres phrases de Ionisation. On a souvent avancé l'idée que,
sous le titre provocateur, se cacherait une forme traditionnelle, celle de la sonate-ouverture : "on
pourrait croire […] à une “expérience” acoustique inspirée par la théorie de la dissociation
électrolytique ; on découvre une sorte de sonate", écrit M. Bredel [1984, p. 143]. L'idée remonte à N.
Slonimsky; cependant, ses deux analyses sont différentes, ce qui prouve la difficulté de trouver un
second thème : la première [1967] l'entend à la mes. 44 (cf. ex. 9), tandis que, pour la seconde [1973,
p. 99], il apparaît aux blocs chinois dès la mes. 18 (cf. ex. 5). Cette difficulté provient d'un double fait.
D'une part, les phrases de Ionisation qui peuvent prétendre à un degré de prégnance tel qu'on pourrait
les qualifier de thèmes, sont assez nombreuses : outre les deux citées par N. Slonimsky, mentionnons
celle du bongo qui est énoncée simultanément avec la phrase caractéristique du tambour militaire (cf.
ex. 4), celle du güiro qui commence à la mes. 23 (cf. ex. 8), celle des claves de la mes. 38 (une seule
cellule : croche, deux doubles-croches, croche, le tout au sein d'un triolet) et celle des enclumes qui
apparaissent pour la première fois à la mes. 51 (cf. ex. 10). D'autre part, plus encore que pour la
phrase caractéristique du tambour militaire, il est impossible de parler de développement à propos de
ces phrases.
"Si l'on cherche à faire une analyse thématique, on bute immédiatement sur l'absence de
développement, de variation, d'accompagnement", écrit Fr.-B. Mâche [1985, pp. 113-114] à propos
d'Intégrales. "Autrement dit, parler de thème pour Intégrales, c'est très rapidement s'apercevoir qu'il
s'agit d'une illusion d'écoute due à l'habitude acquise d'entendre des mélodies accompagnées.
Lorsqu'il y a mélodie chez Varèse, elle n'a pas du tout les mêmes fonctions" [idem]. Nous pourrions
dire la même chose du rythme varésien, puisqu'il est question de Ionisation, en précisant sa fonction :
Varèse ne travaille pas le développement rythmique, qui renvoie à la dialectique temporelle
(thématisme), mais l'imbrication statique de cellules. A la différence d'une forme classico-
romantique, qui fait appel au thématisme, l'oeuvre varésienne n'évolue pas dynamiquement par la
force génératrice des cellules les plus marquantes d'un thème (développement) ; elle se présente
comme une totalité entièrement articulée — à l'aide de cellules qui se combinent à l'infini — qui se
déploie (au lieu de se développer) dans un temps spatialisé. Ecoutons J.-Ch. François [1991, p. 60]:
Ionisation "ne s'articule pas sur le principe de la variation ou du développement. Elle dérive
exclusivement du contexte des conditions de la […] répétition littérale des identités motivico-
timbriques, du contrôle de la longueur des interventions instrumentales et des superpositions
polyphoniques".
Les phrases les plus prégnantes de Ionisation, de même que tous les rythmes de l'oeuvre
constituent une combinatoire de quelques cellules rythmiques très brèves/8/. Elles apparaissent dès les
huit premières mesures de l'oeuvre qui, dans cette optique déjà orientée vers la lecture paramétrique,
ne sont plus perçues comme une introduction, mais comme la véritable exposition. Soulignons le fait
qu'elles sont directement issues de techniques propres à un instrument ou un ensemble d'instruments.
L'ex. 1 présente ces cellules, au nombre de sept, que nous nommerons
Ex.1. Cellules rythmiques
désormais par leur chiffre (en fonction de leur ordre d'apparition dans ces mesures initiales). Ces
cellules se fondent sur la division en deux (cellule 3), en trois (cellule 6), en quatre (cellules 2 et 7), en
cinq (cellule 5), en six (cellule 4) ou en huit (cellule 1) de la noire. On remarquera que les cellules 1 et
3 associent étroitement un mouvement de registre au jeu proprement rythmique. Il serait fastidieux
d'analyser toute la partition en fonction de ces sept cellules. Contentons-nous des phrases citées
précédemment pour leur prégnance. La phrase caractéristique du tambour militaire (cf. ex. 4) peut être
interprétée comme une combinatoire des cellules 1, 2, 6 et 7 avec deux procédés de transformation,
l'augmentation ou la diminution et la permutation : les quatre premières notes diminuent la cellule 7 ;
les trois premières notes de la mes. 9 augmentent la cellule 1 d'une manière irrégulière (rapport de 1-
2-3 au lieu de 1-3-4) ; les trois notes suivantes permutent les trois premières (avec une légère
variation: rapport 4-1-2) et se réfèrent donc toujours à la cellule 1 ; les deux dernières notes de la
mes. 9 reproduisent la cellule 2 sans variation ; enfin, les triolets de la mes. 10 constituent une
diminution de la cellule 6. La phrase des bongos des mes. 9-12 (cf. ex. 4) dérive très clairement des
cellules 3 et 7. Le rythme des blocs chinois des mes. 18-20 (cf. ex. 5) découle des cellules 3 par
diminution ou 5 sans transformations. Les énoncés du güiro qui démarrent à la mes. 23 (cf. ex. 8)
proviennent plus ou moins de la cellule 2. La figure des claves de la mes. 38 reproduit textuellement
la cellule 4. La succession de gestes qui débute à la mes. 44 (cf. ex. 9) est fondée sur les cellules 6, 5
et, par diminution, 3. Enfin, le jeu rythmique des enclumes qui s'amorce à la mes. 51 (cf. ex. 10)
combine entre autres (mes.57) les cellules 6 et 7 (et 3 pour le mouvement de registre).

2. Lecture paramétrique
Appréhender de cette manière les rythmes de Ionisation (comme découlant d'une
combinatoire de cellules et non d'un développement) a une conséquence importante : le rôle du
rythme est minimisé. S'il ne fournit pas une dialectique, une discursivité (développement), s'il garantit
l'unité de l'oeuvre mais d'une manière sous-jacente (la combinatoire des cellules ne se focalise que
rarement sur des figures marquantes : à ce titre, nous conseillerons une audition de l'oeuvre qui ferait
l'impasse sur la phrase la plus prégnante, celle du tambour militaire des mes. 9-12), c'est qu'il
constitue une dimension parmi les autres. S'ouvre ainsi la perspective d'une lecture paramétrique de
Ionisation.
La seconde dimension qui s'impose après le rythme est bien entendu le timbre. De par leur
pléthore, les timbres de Ionisation attirent irrésistiblement l'oreille. On peut écouter l'oeuvre en se
focalisant uniquement sur eux. Cependant, contrairement à ce qui est trop souvent affirmé, le timbre
n'est pas structuré d'une manière autonome dans Ionisation. Ainsi, il n'existe pas à proprement parler
de mélodie de timbre ; elle n'apparaît que dans quelques passages de transition, tel celui qu'élabore la
mes. 43, que nous avons réduit dans l'ex. 2/9/. Les timbres sont traités en fonction des besoins des
Ex. 2. Mes.43
sonorités, selon deux procédés : superposition de lignes clairement reconnaissables ou fusion. Une
autre dimension importante est celle de l'intensité : l'oeuvre est clairement articulée en zones
d'intensités globalement définies, comme le démontrent les travaux de W. Gruhn [1974, p. 63], de Ch.
Wen-Chung [1979, p. 71] et de M. Kelkel [1988, p. 252]. De même, les registres sont très importants
dans Ionisation : nous en avons tenu compte dans notre classification des instruments (empruntée à
Ch. Wen-Chung) et nous en reparlerons à propos des sonorités. La densité mériterait aussi d'être
mentionnée — à notre connaissance, aucun commentateur de Ionisation n'a procédé à une analyse de
cette dimension et il serait impossible dans le cadre de cette analyse de le faire. Enfin, l'espace joue un
rôle capital dans cette oeuvre, bien que son élaboration ne semble pas systématisée : nous avons déjà
évoqué le rôle des sirènes et nous renvoyons à l'analyse de H. Motte-Haber [1993, pp. 167-168] qui se
réfère à l'émergence d'un espace grâce au travail conséquent sur les intensités.

C. LA NOTION DE SONORITÉ

L'analyse paramétrique offre un avantage : elle minimise le rôle du rythme et, par
conséquent, du thématisme dans Ionisation. Cependant, elle ne peut constituer qu'une lecture
transitoire, qui permettrait de passer de la lecture thématique à celle se focalisant sur les sonorités,
lecture qui va nous occuper à présent. En effet, à la différence des oeuvres sérielles — qui ont mis
implicitement à la mode ce type d'analyse avec, parfois, de terribles excès lorsque la musique abordée
relevait d'une autre esthétique —, l'oeuvre de Varèse est tout le contraire d'une décomposition
planifiée de la matière sonore. Si décomposition il y a, c'est pour atteindre une recomposition à un
autre niveau.
Les affirmations de Varèse vont toujours dans ce sens : le travail sur le timbre, l'intensité ou
la densité ne vaut pas pour lui-même ; ces dimensions ne sont pas structurées d'une manière
autonome. Ainsi, il affirmait en 1965 à G. Schuller que, pour Ionisation, il s'était intéressé au "côté
sonore des percussions en tant qu'éléments structuraux et architecturaux" [Varèse, 1983, p. 185] —
en clair : le timbre n'est pas une valeur en soi. Dans un autre entretien, datant de 1937, il expliquait
que le timbre et la densité sont mis au service de la création d'espaces globaux: "L'orchestre
symphonique tend à offrir le mélange le plus large de couleurs. Je m'efforce de faire saisir à
l'auditeur la différenciation la plus extrême des colorations et des densités. Je me sers de la couleur
pour distinguer entre plans, volumes et zones de son, et non pour produire une série d'épisodes
contrastés comme des images de kaléidoscope" [ibid, p.99]. Une autre affirmation, de 1947, concerne
cette fois, outre le timbre, la dimension de l'intensité : "Pour moi, l'orchestration est une partie
essentielle de la structure d'une oeuvre. Les timbres et leurs combinaisons — ou mieux, la qualité des
sons et des agrégations sonores d'intonations différentes, au lieu d'être accidentelles, font partie de la
forme, donnent une couleur. Elles différencient les divers plans et les diverses masses de sons et
créent ainsi l'impression de disjonction. Les variations de l'intensité de certains sons modifient la
structure des masses et des plans" [ibid, p.120].
Non seulement, chez Varèse, le timbre n'a pas remplacé la note — il ne donne pas lieu à une
structuration autonome, à une syntaxe —, mais, de plus, la fin du règne des hauteurs ne va pas dans le
sens d'une décomposition du sonore —cas du sérialisme où de multiples dimensions sont structurées
d'une manière indépendante. L'émergence de nouvelles dimensions (telles que le timbre ou l'espace) et
leur haussement, en termes d'importance, au niveau des anciennes dimensions (la hauteur et le
rythme) signifient que Varèse est à la recherche d'une nouvelle totalité, d'une totalité autre que celle
de l'oeuvre tonale qui s'obtenait par le développement temporel (thématisme lié à la prédominance des
hauteurs et du rythme). Toutes les dimensions convergent vers la construction, l'articulation intérieure
de cette totalité.
Cette idée d'une nouvelle totalité dont Varèse constitue le grand initiateur est trop connue
pour que nous y insistions davantage dans le cadre de cet article. Contentons-nous de la préciser
brièvement avec les termes très clairs — bien qu'allant peut-être un peu trop dans le sens de la
musique dite spectrale — de H. Dufourt [1985, pp. 98-101] : Varèse, "contemporain et lecteur
d'Einstein", transpose la notion de champ qui émerge dans la physique moderne à la musique, ce qui
donne :
"des formes en croissance ; la substitution du concept de dimension au concept de paramètre ; donc timbre, hauteur,
durée sont considérés comme des dimensions, ce qui signifie leur co-appartenance et leur détermination réciproque ;
chaque matériau définit son espace-temps, son mode de déploiement ; l'introduction de nouvelles notions qui sont
liées aux structures évolutives du continu, à savoir seuils, transitions, oscillations, flux … Ainsi on ne peut plus
penser la musique en terme d'invariance et de variation ; seule compte l'allure générale d'un ordre de
transformation".
"Champ", "masse", "volume", "texture", sont des termes qui peuvent désigner cette
nouvelle totalité ("masse" et "volume" étaient couramment employés par Varèse lui-même), mais
nous leur préférerons le mot sonorité/10/. Car, historiquement, les nouvelles totalités varésiennes se
présentent comme le pas décisif vers le moment où la musique cesse d'être composition avec des sons
pour devenir composition du son, où la com-position se mue en syn-thèse (du son). Précisons une
fois de plus que, par sonorité, nous n'entendons nullement le timbre. Ces totalités ne privilégient pas
une dimension particulière du son, le timbre — l'oeuvre de Varèse n'est nullement une combinatoire
de timbres. Tout au contraire, en elles, toutes les dimensions du son, traitées de manière égale,
convergent et se subsument sans pour autant se focaliser en "objets sonores". Ici aussi, la distinction
est importante, entre sonorité (au sens de totalité) et objet sonore : dans la sonorité, n'importe pas
seulement le résultat de la convergence des dimensions, c'est-à-dire la totalité en tant que totalité, mais
aussi le fait que cette dernière est construite de l'intérieur.

D. LES TROIS SONORITÉS

1. Les trois sonorités


Il aura fallu attendre l'analyse magistrale de Ch. Wen-Chung [1979] pour que la
musicologie reconnaisse l'existence de sonorités, de textures — c'est ce dernier mot que Ch. Wen-
Chung emploie pour les nommer — dans Ionisation. Obnubilés par la lecture thématique — laquelle,
répétons-le, ne constitue pas une fausse lecture, mais une lecture possible —, les analystes n'arrivaient
pas à prendre le recul nécessaire pour les entendre. La même chose vaut d'ailleurs pour l'auditeur :
l'existence de phrases rythmiques prégnantes, ou encore, la pléthore de timbres, poussent l'oreille à
s'occuper du détail, délaissant les élaborations globales. C'est le charme particulier de Ionisation d'agir
ainsi sur un double niveau. C'est aussi la meilleure concrétisation de la notion de sonorité : les masses
ou textures des premières oeuvres de Penderecki ou de Ligeti ne sont pas à proprement parler des
sonorités, car, en elles, le détail n'existe pas (Penderecki) ou bien est trop asservi à la totalité (Ligeti).
Cependant, dès que l'on pense à se mettre à la recherche d'une totalité, les sonorités de
Ionisation apparaissent immédiatement. Comme l'a si bien montré Ch. Wen-Chung, d'une part, toute
l'oeuvre est construite à partir de sonorités et, d'autre part, les transformations qu'elles subissent
n'altèrent ni leur essence ni leur apparence ; elles restent reconnaissables en tant que telles à travers
toute l'oeuvre/11/. Ces sonorités, au nombre de trois/12/, résultent de la convergence de toutes les
dimensions mentionnées : le rythme, le timbre, le registre, la densité, l'espace (rôle des sirènes
essentiellement), à l'exception de l'intensité qui est, en grande partie, structurée d'une manière
autonome — ici, notre analyse diverge de celle de Ch. Wen-Chung, qui ne mentionne que les
dimensions du timbre, du registre et du rythme, en ajoutant aussi une dimension supplémentaire,
l'articulation. Examinons tout d'abord la première apparition de chacune de ces trois sonorités.

2. L'exposition des trois sonorités


La première sonorité apparaît dès le début de l'oeuvre, aux mes. 1-8 (dans ce sens, ce début
n'est ni une introduction, comme l'entendait la lecture thématique, ni une exposition complète, selon
l'angle de la lecture paramétrique, eu égard aux cellules rythmiques). L'ex. 3 réduit les mes. 1-
Ex.3. Mes.1-4

4. Cette réduction, ainsi que les autres qui suivront, constitue un début d'analyse/13/ : dans la
disposition des lignes rythmiques, elle tient compte à la fois de la nature de chaque sonorité, des
catégories de timbre et du registre. Comme l'a suggéré Ch. Wen-Chung, cette première sonorité — et
ici Varèse apparaît comme un devancier direct de la musique dite spectrale — peut être écoutée
comme un son de gong transposé à l'échelle macroscopique : une attaque très feutrée dans le grave
(mes. 1 : caisse roulante et grosses caisses) est suivie de l'apparition progressive d'"harmoniques"
(selon leur ordre d'apparition, mes. 1-3 : caisse claire, cymbale et tam-tam clair, cymbale suspendue et
gong, tam-tam grave et sirène grave, sirène claire). Ces "harmoniques" peuvent être sans variation
d'intensité, avec des petits crescendos suivis de diminuendos ou encore, avec de larges crescendos. Le
tout recommence deux fois (mes. 4-5 et 5-8) avec des variations très riches et finissant avec un
crescendo général ; de ce fait, l'ensemble des mes. 1-8 peut aussi être considéré comme un unique
"son gong". Cette sonorité, que nous pourrions nommer "océanique" en nous référant à la
psychanalyse, est la résultante de valeurs précises prises par chacune des dimensions mentionnées :
longues tenues (qui constituent une augmentation de la cellule 1) ou très brèves attaques (cellule 1)
pour le rythme, alliage de peaux graves, de sons métalliques et de sirènes pour le timbre, registre
grave ou médium, densité faible, sensation spatiale (sirènes). Dans la mesure où les quatre ensembles
de sons qui la composent (du bas vers le haut dans notre réduction : attaque, tenues, tenues avec
roulements et faibles variations d'intensité, sirènes) fusionnent parfaitement, cette sonorité, à la
différence des deux autres, est sensiblement du côté du son global ("son gong") et c'est pourquoi, à
l'oreille de la lecture thématique, elle ne peut apparaître que comme une "ambiance" (d'où la
caractérisation d'"introduction" pour ces huit premières mesures).
La seconde sonorité est jouée pour la première fois immédiatement après la première, aux
mes. 9-12 : cf. la réduction que propose l'ex. 4. Les ensembles de sons qui la composent ne
Ex.4. Mes.9-12

fusionnent pas, mais se superposent. Cette sonorité s'apparente le plus à l'écriture traditionnelle (d'où
la lecture thématique qui, justement, reconnaît le "thème" principal de Ionisation dans ce passage) :
une "ligne principale" (tambour militaire) est jouée en contrepoint avec une "ligne secondaire"
(bongos), le tout étant "accompagné" (maracas, cymbales et grosse caisse très grave, fouet).
Cependant, ici aussi, lorsqu'on prend du recul, on peut clairement parler de sonorité. Malgré la relative
indépendance de ces trois strates — accentuée par la différence structurelle entre la première (deux
fois huit noires) et les deux autres (deux fois trois-trois-deux noires) —, il y a bel et bien un résultat
global, toutes les dimensions prenant des valeurs particulières : rythme précis qui dérive des
possibilités mêmes des instruments (pour les trois strates), timbre dominé par les peaux, registre plus
aigu que la première sonorité, densité sensiblement plus élevée — on pourrait aussi prendre en compte
la dimension de l'espace : la superposition de trois strates, qui fait tant penser à une écriture
traditionnelle, n'est-elle pas justement une manière parmi d'autres de penser l'espace ?
Après un bref retour des sonorités 1 et 2, surgit la troisième aux mes. 18-20, que réduit
l'ex. 5. Au niveau du rapport entre le détail et la globalité, cette sonorité est exactement située entre les
deux autres. Elle emprunte la fusion des éléments constituants de la première pour l'une de ses trois
composantes, dans l'aigu (instruments que l'on secoue : grelots, castagnettes et tambour de basque).
Mais sa seconde composante, fondée sur la succession des lignes de la tarole et des blocs chinois, peut
aussi passer pour la "ligne principale", qui serait "accompagnée" de la première ainsi que de la
troisième (grosses caisses qui permettent de relier cette sonorité à la seconde). Voici les valeurs que
prennent les diverses dimensions pour configurer de l'intérieur cette sonorité : rythme en partie dérivé
par diminution de la phrase précédente du tambour militaire (tarole), de la combinaison des cellules 3
en diminution et de la cellule 5 sans transformation (blocs chinois) ou de la cellule 6 (instruments que
l'on secoue) ; timbre complexe (peaux graves, peaux avec timbre, bois et instruments que l'on
secoue) ; registre aigu ; densité la plus élevée des trois sonorités.
Ex.5. Mes.18-20

3. L'imbrication des sonorités. La forme de l'oeuvre


Comme l'a démontré Ch. Wen-Chung et comme il a déjà été dit, l'oeuvre entière est
exclusivement fondée sur ces trois sonorités : tous les passages de Ionisation peuvent s'analyser par
rapport à elles. L'analyse de Ch. Wen-Chung fournit de nombreux exemples. Nous nous contenterons
ici de commenter quatre extraits qui sont empruntés aux différentes parties de l'oeuvre. Soulignons le
fait que, tandis que Ch. Wen-Chung parle d'"élaborations linéaires" et de "verticalisation" pour
caractériser l'imbrication des sonorités tout au long de l'oeuvre, nous nous référerons à trois modes : la
superposition (les "élaborations linéaires" de Ch. Wen-Chung), la fusion (synonyme de
"verticalisation") et l'enveloppement (qui ne vaut que pour les mesures finales)/14/.
C'est aussi l'occasion de procéder brièvement à la segmentation de Ionisation, d'évoquer sa
forme. L'ex. 6 superpose certaines segmentations proposées par les commentateurs/15/. On le
Ex.6. Segmentations proposées
constate aisément, qu'elles soient thématiques (H. Halbreich [1970, p. 146], G. Van Gucht [1984,
p. 84], J. et J.-Ch. Maillard [1986, p. 46], D.H. Cox [1989, p. 59]), paramétriques (M. Kelkel [1988,
p. 247]) ou axées sur les sonorités (Ch. Wen-Chung [1979, p. 70]), ces segmentations ne diffèrent pas
véritablement, sauf pour les mes. 1-8 (que les analyses thématiques et paramétriques perçoivent
comme un tout: l'"introduction") et pour la fin de l'oeuvre. Notre segmentation est en accord avec
celle de Ch. Wen-Chung, qui distingue cinq parties dans Ionisation. On trouvera dans l'ex. 7 notre
proposition pour des segmentations sur deux niveaux supplémentaires ainsi que le déroulement des
sonorités, où le signe "/" indique leur superposition et le signe "+" leur fusion. La première grande
Ex.7. Segmentation et imbrication des sonorités

partie, qui expose les trois sonorités, a déjà été commentée. Il nous reste par conséquent à traiter des
autres parties, à l'aide de quatre exemples qui nous permettront, d'une part, de montrer que, dans
Ionisation, tout est sonorité et, d'autre part, d'illustrer les modes d'imbrication des sonorités.
A la mes.21 commence la seconde partie de l'oeuvre — qui serait qualifiable de premier
"développement" si ce terme ne renvoyait pas à la problématique thématique —, marquée par la
superposition des sonorités 2 et 3 et de résidus de la première sonorité. L'ex. 8 réduit les mes. 23-26
Ex.8. Mes.23-26
et illustre pleinement toute cette partie. La première sonorité est réduite à l'une de ses composantes,
les tenues, qui plus est, confiée à un seul instrument. Les sonorités 2 et 3 sont traitées d'une manière
égale. La seconde est fondée sur la superposition d'une ligne principale (bongos), d'une ligne
secondaire (tambour militaire et caisse roulante) — échange des timbres par rapport à la première
exposition de cette sonorité — et d'un accompagnement réduit ici à des ponctuations (rim shots et
fouet). Cet exemple permet aussi de montrer la non pertinence de la notion de développement
rythmique. En effet, la ligne principale débute avec le fameux "thème" de Ionisation, mais celui-ci
n'est nullement développé : dès la mes. 25, lui sont juxtaposées les cellules 6, puis 1 (mes. 25) et enfin
5 (mes. 26). De même, la ligne secondaire (motif du bongo de la mes. 9 confié ici au tambour
militaire et à la caisse roulante) intériorise dans ce passage une cellule supplémentaire, la cellule 1 —
grâce à cette dernière, les lignes principale et secondaire ont tendance à s'interpénétrer dans cet
extrait, alors que, à la mes. 9, elles étaient clairement différenciées. La troisième sonorité, dans l'aigu,
est très proche de sa première occurrence. Cet exemple illustre enfin le procédé le plus important que
met en oeuvre Varèse pour procéder à la superposition de sonorités, à savoir, la création de lignes
intermédiaires, lesquelles permettent de faire le lien entre les sonorités qui dominent dans la
superposition, en l'occurrence, 2 et 3 dans ce passage : l'"accompagnement" de la grosse caisse très
grave (et de la grande cymbale) appartient, comme nous l'avons vu, aussi bien à la sonorité 2 qu'à
celle 3 ; les maracas et le güiro sont rythmiquement proches de la seconde, mais s'assimilent, au
niveau de leur timbre (instruments que l'on secoue ou que l'on racle), à l'un des timbres qui composent
la troisième.
La troisième grande partie de Ionisation est dominée par des processus de fusion des
sonorités. Brutalement, à la mes. 38, l'oeuvre se résorbe en une succession de deux gestes globaux
décomposables en de nombreux petits gestes quasi répétitifs. Jusqu'à la mes. 44, la fusion n'est pas
totale : elle laisse de côté certains aspects des sonorités 2 et 3, qui lui sont superposés. Par contre, de
la mes. 44 à la mes. 50, ne subsiste plus que la fusion, lors du second geste global. L'ex. 9 réduit son
Ex.9. Mes.44-45
début/16/ qui se décompose en trois gestes : deux quasi identiques, fondés chacun sur la succession
triolet-quintolet-triolet (dans le second geste, diffèrent en registre et donc en instruments la fin du
quintolet et le début du second triolet du fait de l'introduction d'un silence dans le quintolet) et un qui
prolonge doublement le milieu de ce geste (quintolet). La fusion est totale car les valeurs prises par le
rythme et la densité — différentes pour les trois sonorités dans leur exposition ou leur
superposition — leurs sont communes ici. Seules les valeurs du timbre et du registre permettent de les
dissocier : sons métalliques, instruments à friction ou peaux graves pour la première (cencerro,
cymbale, caisse roulante et grosses caisses, tambour à corde et grosse caisse très grave), peaux sans ou
avec timbre pour la seconde (bongos, tambour militaire et caisse roulante), peaux avec timbre, bois ou
instruments que l'on secoue pour la troisième (castagnettes, tambour de basque, maracas, blocs
chinois, tarole et caisse claire). Quant au registre, notre réduction montre son importance : d'une part,
contrairement à ce que l'on pourrait croire, ce passage n'est pas une succession de timbres, mais un
mouvement de hauteur (relative) ; d'autre part, on constate que les deux triolets enveloppent (quant à
leur registre) le quintolet central. Si la troisième sonorité reste la plus aiguë et si la seconde se trouve
toujours cantonnée dans le médium, la première (qui conclut le second triolet d'abord avec les
cencerros dans le registre le plus aigu, puis avec la grosse caisse dans l'extrême grave) tend à s'étendre
sur tout le registre, ce qui annonce déjà le processus d'enveloppement qui caractérise les mesures
finales de l'oeuvre.
A la mes.51 débute le troisième et dernier "développement" — terme à employer avec
précaution, comme il a été dit — de Ionisation, qui se décompose en trois sous-parties : retour de la
première sonorité (mes. 51-55), superposition des trois sonorités (mes. 56-65), succession de fusions
ou de superpositions des sonorités (mes. 66-74) —cette troisième sous-partie (où apparaît aussi très
brièvement la troisième sonorité à nu, à la mes. 72) tient du collage gestuel, puisque ses éléments se
succèdent très rapidement (groupes de une à trois mesures). Nous avons choisi de commenter
brièvement le début de la seconde sous-partie, à l'aide de la réduction que propose l'ex. 10. Ce
Ex.10. Mes.56-58
passage est dominé par le jeu des enclumes, qui sont apparues pour la première fois à la mes. 51. Par
son timbre, cet instrument appartient à la première sonorité, mais, pour faire une concession à la
lecture thématique, nous l'avons mis à l'écart des sonorités. Par contre, le jeu de tous les autres
instruments est inclus dans les sonorités. Il est aisé de constater que, dans cet extrait, commence déjà à
dominer la première sonorité, malgré l'absence de l'une de ses composantes (l'attaque, confiée aux
peaux graves). La seconde sonorité est d'autant plus réduite : de sa ligne principale (tambour militaire,
comme lors de sa première exposition), il ne reste que des résidus et, par ailleurs, son
accompagnement a disparu ; par contre, sa ligne secondaire s'est accrue d'un élément, car, dans cet
extrait, les grosses caisses jouent le motif du bongo de la mes. 9 en augmentation. La troisième
sonorité est encore plus limitée dans son déploiement : il ne subsiste que l'alternance de la tarole (et de
la caisse claire) avec les blocs chinois (lesquels jouent rythmiquement une phrase fondée sur de toutes
autres cellules que celles de la première exposition de cette sonorité, à la mes. 18). Enfin, de même
que dans la superposition de sonorités commentée à propos de la seconde partie de Ionisation, certains
instruments (claves, rim shots de la caisse claire et güiro) se chargent de réaliser un lien entre les
sonorités 2 et 3.
Le dernier exemple (ex. 11) est extrait du début de la dernière partie de Ionisation, appelée
Ex.11. Mes.75-82
"coda" par la quasi-totalité des commentateurs (même Ch. Wen-Chung [1979, p. 34]), un terme qui
nous semble être trop ancré dans la lecture thématique pour pouvoir être employé ici. Dans ces
mesures finales, la première sonorité enveloppe les deux autres. D'une part, cette sonorité s'est accrue
des claviers, que notre exemple réduit à leur jeu rythmique, car leurs agrégats sonores (dont les
hauteurs, figées dans le registre, totalisent ce qui peut déjà être considéré comme un "spectre" au sens
de la musique dite spectrale) ne varient pas — constatons que le matériau rythmique de cette sonorité
est issu en grande partie de la cellule 1 par augmentation (à l'exception notable de la grosse caisse très
grave, fondée sur la cellule 6). D'autre part, les sonorités 2 et 3 ont été absorbées et n'existent plus que
sous forme de résidu : résidus de la ligne principale et de la ligne secondaire (étendue ici sur cinq
hauteurs relatives) pour la seconde ; résidus de l'alternance des blocs chinois et de la tarole associée à
la caisse claire pour la troisième. Diluées, ces deux sonorités sont enveloppées par la première, qui se
révèle véritablement comme une sonorité océanique, dans laquelle tout finit par s'immerger.

Thématiques, paramétriques ou axées sur les sonorités (au sens d'entités globales, vers
lesquelles convergent toutes les dimensions travaillées par l'écriture varésienne) : voilà trois lectures
fort différentes de Ionisation. Insistons-y à nouveau : ces lectures sont toutes possibles, bien que la
seconde ne puisse être que transitoire (menant de la première à la troisième) et que la dernière soit la
plus complète. L'existence d'une telle multiplicité de lectures témoigne de la place particulière de
Ionisation dans l'histoire de la musique. Oeuvre charnière, elle évoque encore la tradition
(thématisme), tout en préfigurant la décomposition du sonore qui marque les années 1950-60
(sérialisme) et, simultanément, sa recomposition qui caractérise la musique plus récente.
(c) 4'95 Makis Solomos
Makis Solomos est musicologue. Il dirige un séminaire, consacré à la musique contemporaine, à
l'Université Européenne de la Recherche (Paris).

N
OTES
/1/Cf. Percussions n°21 (3'92) qui traite de ce problème — toujours ouvert — de la première pièce
pour percussions seules et donne un autre point de vue (quasi identique) de Carpentier [n.d.r.].
/2/"Fallait-il que Varèse n'ait pas à sa disposition d'autres moyens de faire part de ses intentions
pour supporter une pareille monstruosité ? Maintenant que le monde musical a salué et profité de son
intuition d'un nouvel espace sonore, ne serait-ce pas lui rendre service que de décider une bonne fois
pour toutes de ne pas les jouer ?", écrit A. Bonnet [1991, p. 320], qui perçoit ainsi très négativement
la connotation immédiate des sirènes de Ionisation.
/3/"J'avais à peu près vingt deux ans quand j'ai lu les expériences d'Helmholtz sur les sirènes […].
Plus tard, j'ai fait moi-même quelques petits essais et j'ai découvert que je pouvais obtenir de
merveilleuses courbes sonores paraboliques et hyperboliques qui ressemblaient, à mon avis, aux
paraboles et aux hyperboles de l'univers visuel", écrivait Varèse [1983, p. 180].
/4/"Les oeuvres rythmiques de percussion sont débarrassées des éléments anecdotiques que nous
trouvons si aisément dans notre musique. Dès que la mélodie domine, la musique devient soporifique.
On est contraint de suivre la mélodie dès qu'elle se manifeste, et, avec la mélodie, pénètre l'anecdote.
Or la mélodie apparaît insidieusement et vite. Ne serait-ce qu'en opposant le bruit des timbales et
celui des instruments à son indéterminé. L'auditeur perçoit un intervalle et présente aussitôt un
embryon de mélodie", expliquait Varèse à G. Charbonnier [1970, p. 43] — c'est pourquoi, dans
Ionisation, il n'existe aucune percussion à hauteur déterminée à l'exception des claviers (section
finale), qui répètent sans cesse les mêmes agrégats (autre manière de neutraliser totalement la
hauteur).
/5/La version actuelle de la partition ne mentionne qu'un seul cencerro (pour les deux
percussionnistes qui en jouent). Par contre, dans une version citée par H. Jolivet [1973, entre les
pp. 96 et 97], il était question "de 7 à 9 cencerros (sourdino)".
/6/Pour J.-Ch. François [1991, p. 78], les blocs chinois sont des wood-blocks et non ce qu'on
appelle aujourd'hui blocs chinois (ou temple-blocks).
/7/Les commentateurs s'accordent pour affirmer que Varèse aurait autorisé l'analyse de N.
Slonimsky. Mais, de quelle analyse s'agit-il ? En effet, il existe au moins deux analyses du célèbre
chef d'orchestre et ami de Varèse : la plus connue est celle qui figure dans la préface de l'édition
Colfranc Music de la partition ; la seconde est citée in extenso par O. Vivier [1973, pp. 98-100]. Or,
ces deux analyses diffèrent considérablement : si la première est strictement thématique, la seconde va
déjà du côté de la sonorité (mentionnons aussi l'existence probable d'une troisième "version" de cette
analyse, dont H. Jolivet [1973, p. 95] cite un bref extrait).
/8/Notre analyse diverge ici des deux analyses poussées qui envisagent la prolifération rythmique de
Ionisation comme découlant d'un travail sur des cellules (et non d'un travail thématique): celle de M.
Kelkel [1988, pp. 256-258], qui se sert d'un "modèle distributionnel" et qui recense 297 combinatoires
de cellules ; celle de Ch. Wen-Chung [1979, pp. 62-69], qui dénombre six cellules de base.
/9/J. et J.-Ch. Maillard [1986, pp. 48-50] parlent de mélodie de timbre à propos des mes. 48-50, là
où nous voyons plutôt une fusion de timbres.
/10/Pour un développement soutenu de la notion de sonorité, à propos de Xenakis — "continuateur"
de Varèse à de multiples égards —, cf. M. Solomos, 1993, chap.3. Pour une application de cette même
notion au Marteau sans maître de Boulez, cf. M. Solomos, 1994 b.
/11/"Ce qui rend ces ensembles [les sonorités] fort intéressants, c'est qu'ils gardent tout au long de
l'oeuvre leur identité : rarement, leurs composantes principales se séparent les unes des autres ou
même de leurs éléments secondaires. Pour reprendre cette métaphore, je dirai que les
transformations que subissent ces ensembles sont topologiques au sens où les modifications de leurs
éléments n'altèrent pas leur homogénéité, ne les font jamais se déchirer intérieurement, même lorsque
certaines figures ou certains formants d'un ensemble viennent se combiner ou adhérer à celles ou
ceux d'un autre ensemble", écrit A. Bonnet [1991, pp. 320 et 324].
/12/Alors que notre analyse des sonorités se calque sur celle de Ch. Wen-Chung, celle de J.-Ch.
François [1991] — qui reconnaît aussi sa dette vis à vis du même auteur — diverge : les deux
premières "structures" (ou "états" : c'est ainsi que J.-Ch. François nomme les sonorités) sont
identiques à celles de Ch. Wen-Chung, mais pas la troisième.
/13/Il est bien connu que tout exemple retravaillé (réduction) en vue d'illustrer une analyse lui est
indissociable. C'est encore plus le cas pour Ionisation : dans sa partition et à la différence d'une
partition d'orchestre, la disposition des instruments ne correspond en rien à la structure de l'oeuvre.
/14/J.-Ch. François [1991, p. 54] parle, quant à lui, d'"alternance", de "superposition" ou de
"combinaison" des sonorités.
/15/Parmi les principales analyses mentionnées au début de cet article, nous ne citons pas les deux
de N. Slonimsky [1967 et 1973] ni celle de J.-Ch. François [1991], car elles ne mentionnent pas une
segmentation maximale, mais seulement un découpage à un niveau inférieur ; quant à la segmentation
proposée par W. Gruhn [1974, p. 58] — trois parties : mes. 1-65, 66-74 et fin —, elle nous semble peu
pertinente.
/16/Par souci de simplification (pour pouvoir indiquer les gestes rythmiques d'une manière globale),
cette réduction ne tient pas compte de la durée exacte de chaque son) ; par ailleurs, contrairement à ce
qu'elle indique, le cencerro ne joue pas en triolet à la mes. 44.
BIBLIOGRAPHIE
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International vol.2 n°1, 1987, pp.98-102 et "Part II", Percussioner International vol.I n°1, 1988, pp.83-87.
FRANÇOIS Jean-Charles [1991] : "Organization of Scattered Qualities : A Look at Edgar Varèse's Ionisation",
Perspectives of New Music vol. 29 n°1, 1991, pp. 48-79 (texte français : "La percussion et la question du timbre. Une
étude sur Ionisation de Varèse", dans FRANÇOIS Jean-Charles, Percussion et musique contemporaine, Paris,
Klincksieck, 1991, pp. 109-139).
GRUHN Wilfried [1974] : "Edgar Varèse : Ionisation (1931)", dans ZIMMERSCHIED Dieter (éd.), Perspektiven neuer
Musik, Mainz, Shott, 1974, pp. 55-72.
KELKEL Manfred [1988] : Musiques des mondes, Paris, Vrin, 1988, pp. 247-261.
MAILLARD Jean et Jean-Christophe [1986] : "Ionisation", L'Education Musicale, supplément n°332, 1986, pp. 39-49.
SLONIMSKY Nicolas [1967] : "Analysis", dans l'édition de Colfranc Music, 1967 de Ionisation, p. 7.
SLONIMSKY Nicolas [1973] : [analyse de Ionisation] citée par VIVIER Odile [1973, pp. 98-100].
WEN-CHUNG Chou [1979] : "Ionisation : the function of Timbre in its formal and Temporal Organization", dans The New
Worlds of Edgar Varèse, Sh. V. Solkema (éd.), New York, Institute for Studies in American Music, 1979, pp. 27-74.
2) Ecrits moins développés sur Ionisation
BONNET Antoine [1991] : Conditions et possibilités actuelles de la composition musicale, thèse de doctorat, Paris,
ENS/EPHE/CNSMP, 1991, pp. 319-327.
COX David Harold [1989] : "On the Threshold of Beauty : Form and Structure in Varèse's Ionisation", Percussive Notes
vol. XVI n°2, 1989, pp. 57-59.
FROCK G. [1987] : "Focus on Performance. Ionisation : An Analytical Interpretation", Percussive Notes vol.25 n°5,
1987, pp.31-32.
HALBREICH Harry [1970] : "Ionisation", dans CHARBONNIER Georges [1970, pp. 144-146].
JOLIVET Hilda [1973] : Varèse, Paris, Hachette, 1973, pp. 93-98.
KEEZER Ronald [1971] : "A Study of Selected Percussion Ensemble Music of the 20th Century. Edgar Varese and
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LAWRENCE Vyvian C. [1970] : "Ionisation —Edgar Varèse", Percussionist vol.7 n°4, 1970, pp.122-125.
MOTTE-HABER Helga de la [1993] : Die Musik von Edgar Varèse, Hofheim, Wolke Verlag, 1993, pp. 167-168 et 208-
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OUELLETTE Fernand [1989] : Edgar Varèse, Paris, Christian Bourgois, 1989, pp.116-118.
SIWE Thomas [1994] : "Edgar Varèse's Ionisation : Analysis and Performance Problems", Percussive Notes, octobre 1994,
pp. 73-76.
VAN GUCHT George [1984] : "Varèse et Ionisation", Percutact n°2, Strasbourg, 1984, pp. 7-9.
VIVIER Odile [1973] : Varèse, Paris, Seuil, 1973, pp. 82-101.
WEHMEYER Grete [1977] : Edgar Varèse, Regensburg, Bustav Bosse, 1977, pp. 116-127.
3) Autres références
BREDEL Marc [1984] : Edgar Varèse, Paris, Mazarine, 1984.
CARPENTIER Alejo [1980] : Varèse vivant, Paris, Le nouveau commerce, 1980.
CHARBONNIER Georges [1970] : Entretiens avec E. Varèse, Paris, Pierre Belfond, 1970.
DUFOURT Hughes [1985] : "Art et science" dans Varèse vingt ans après, sous la direction de Fr.-B. Mâche, Revue
musicale n°383-385, pp. 91-102.
MÂCHE François-Bernard (et TREMBLAY Gilles) [1985] : "Analyse d'Intégrales", dans Varèse vingt ans après, sous la
direction de Fr.-B. Mâche, Revue musicale n°383-385, pp. 113-123.
SOLOMOS Makis [1993] : A propos des premières oeuvres (1953-69) de I. Xenakis. Pour une approche historique du
phénomène de l'émergence du son, thèse de doctorat, Paris, Univ. de Paris IV, 1993.
SOLOMOS Makis [1994 a] : "Persephassa : durée, geste et rythme", Percussions n°33, 1994, pp. 11-19.
SOLOMOS Makis [1994 b] : "L'interrelation conception-perception dans Le Marteau sans maître. Esquisse d'un modèle
d'analyse", dans I. Deliège (éd.), Actes de la 3ème Conférence Internationale pour la Perception et la Cognition
musicales, Liège, ESCOM, 1994, pp. 205-206.
VARÈSE Edgar [1983] : Ecrits, textes réunis et présentés par Louise Hirbour, Paris, Christian Bourgois, 1983.

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