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ANDREÏ CORNEA Le Sophiste de Platon :

cinq ou six « genres suprêmes » ?

I. thèses qui ne me semblent pas suffisamment convain-


cantes. Voilà pourquoi je vais soutenir que le nombre
Combien y a-t-il de « genres suprêmes » dans le réel de genres suprêmes que Platon a trouvé dans le
Sophiste de Platon ? La réponse a paru évidente à la Sophiste est six (TSG), et non cinq, et que cela résulte
plupart de ceux qui se sont un tant soit peu appliqués à par déduction de la « théorie des Formes ». Je pense
l’étude du dialogue : il y en a cinq, répond-on presque pouvoir donc montrer que « l’autre » et « le non-être »,
toujours, à savoir, le mouvement, le repos, l’être, le même tels que Platon les a conçus, sont des genres distincts,
et l’autre. Ce dernier – ajoute-t-on immédiatement – mais que le philosophe garde – probablement à dessein –
serait identique, quant à son contenu, au « non-être » une ambiguïté quant à leur distinction, ambiguïté qui
dont il ne serait en fait qu’un autre nom, de sorte que, ne laisse pas de brouiller les pistes.
chez Platon, le non-être ne serait plus un non-être Une précision : afin de ne pas excéder les limites
absolu, un néant impensable et ineffable, comme l’ima- convenables qu’un tel article impose, je vais limiter
ginait Parménide, mais il est simplement « altérité » mon enquête à la seule problématique du non-être, en
et « autre ». C’est là ce que j’appelle la « théorie du laissant de côté l’insertion de cette problématique dans
non-être comme autre », ou théorie des cinq genres l’ensemble du Sophiste. Cela est d’autant plus regretta-
suprêmes (TCG : théorie des cinq genres) – lieu ble qu’il me semble que le dialogue a une portée éthique
commun de la plupart des commentaires du Sophiste, y et politique incontournable, en plus de sa portée onto-
compris les plus récents1. Déjà Plotin, écrivant sur les logique. Qu’il suffise ici de dire que, en concédant au
genres suprêmes, prenait la TCG pour une évidence2. non-être une certaine existence, Platon réussit finale-
Ainsi va-t-on répétant de toute part qu’il y aurait cinq ment non seulement à attribuer un certain « visage »
genres suprêmes dans le Sophiste – ni plus ni moins – au faux, au mensonge et au mal, mais aussi – et cela
l’autre et le non-être étant confondus en un seul genre3. à l’encontre de certains sophistes et d’Antisthène –
Est-il raisonnable dans ces conditions d’en douter et de à démontrer que faux, mensonge et mal existent effec-
soumettre à nouveau à l’examen une position apparem- tivement comme « faits du discours » et que, par
ment aussi solide ? conséquent, il sera toujours possible de les combattre
Il me semble que cela en vaut la peine. En effet, que efficacement dans le débat public4.
la TCG puisse résister à toute épreuve, qu’elle offre un
sens clair et non contradictoire du texte et que Platon
même l’ait effectivement soutenue – ce sont autant de II

1/ Partons d’un premier constat : afin de se faciliter


la tâche qui consiste à examiner les relations entre
1. Platon – Le Sophiste, traduit et présenté par Nestor genres et Formes, Platon ne fixe pas le nombre total des
L. CORDERO, Paris, Flammarion, 1993, p. 55. Dans un
livre devenu une référence classique, Paul Natorp parlait
de la Verschiedenheit oder das Nichtsein (« la diversité
ou le non-être »), en avançant que le non-être signifie 4. Dans l’Euthydème 286c, Platon évoque une théorie sophis-
être-autre (Anderssein) (P. NATORP, Platos Ideenlehre, tique inspirée par Parménide, selon laquelle le faux, rele-
Hamburg, Felix Meiner, 2004, p. 306). vant du non-être, est indicible : « Ne signifie-t-elle pas
2. Plotin, Ennéades, VI, 2 (43), 8 (voir toute la discussion (cette théorie) qu’il est impossible de dire faux ?… En
dans ce traité). d’autres termes, il est nécessaire ou bien que toute énon-
3. Une exception, relativement récente : M. DIXSAUT, « La ciation soit vraie, ou bien qu’il n’y ait pas d’énonciation. »
négation, l’autre et le non-être dans le Sophiste », dans (traduction L. Robin). D’autre part, Aristote reproche à
P. AUBENQUE (éd.), Études sur le Sophiste de Platon, Antisthène d’avoir soutenu l’impossibilité du faux et,
Naples, Bibliopolis, 1991, p. 165-213. partant, de la contradiction. Métaphysique V, 29, 1024b.

DOI: 10.1484/J.SEC.1.100507 SEM CLAS 2 2009 • p. 43-49


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« genres suprêmes » à cinq. Ce qu’il fait c’est choisir D.


« quelques-unes parmi celles [des Formes] qui sont L’ÉTR. : …nous avons eu le courage de dire que le non-
considérées comme les plus importantes »5 (προελό- être est réellement ceci : la partie de la nature de l’autre
μενοι τῶν μεγίστων λεγομένων ἄττα). Si, parmi qui est opposée à chaque être (τὸ πρὸς τὸ ὄν ἕκαστον
elles, il en nomme et distingue clairement seulement μόριον αὐτῆς ἀντιτιθέμενον)9.
cinq (le mouvement, le repos, l’être, l’autre, le même),
il se garde bien de prétendre que c’est là leur nombre De ces textes il résulte manifestement que, selon
définitif et complet. Certes, cela ne prouve pas non Platon, le non-être n’est pas simplement « l’autre » (ou
plus que le non-être soit un genre à part, en plus de « la nature de l’autre ») – comme le texte A pourrait le
« l’autre », pourtant, s’il se trouvait qu’il l’est, il n’y faire croire pour un instant, s’il était lu isolé du reste –
aurait pas lieu de reprocher à Platon l’inconséquence. mais qu’il est « l’autre que l’être », ou « ce qui est
2/ Nulle part, d’ailleurs, dans le Sophiste, Platon opposé à l’être ». Aussi le non-être ne peut-il s’identifier
ne dit que le non-être et l’autre seraient une seule et simplement à l’autre que si celui-ci est entendu comme
même chose. Ce qu’il dit, en revanche, c’est que le quelque chose d’opposé, de confronté à un être ou à
non-être signifie « autre que l’être », non pas en tant l’être, et non pas comme la relation même d’opposition.
que « contraire de l’être », mais en tant qu’opposition à De même que ce qui s’oppose au grand et en est la
l’être ou négation contradictoire de l’être. Or, parce négation (ἀπόφασις), explique Platon, est le non-grand
que la critique a supposé que le nombre des genres (c’est-à-dire, soit le petit, soit l’égal), et ce qui s’oppose
suprêmes était de cinq – probablement parce que « cinq » au beau et en est la négation est le non-beau (c’est-à-
est le seul chiffre qui leur est explicitement assigné –, dire, le laid, ou ce qui n’est ni beau, ni laid), ce qui,
elle a été encline à confondre ces deux termes : autre et en général, s’oppose à l’être et en est la négation, étant
autre que l’être. Voici les passages probants où Platon, autre que l’être, sera le non-être. L’altérité par opposi-
malgré une certaine obscurité, explique ce qu’est le tion (ἀντίθεσις) ou négation (ἀπόφασις) « engen-
non-être : dre » le non-être, lorsque, en tant qu’opérateur logique,
A. la négation (le « non ») s’unit à l’être, mais la négation
L’ÉTR. : Lorsque nous parlons du non-être, nous ne n’est pas elle-même le non-être, tout comme elle ne
parlons pas, semble-t-il, d’un contraire de l’être, mais saurait être elle-même le non-beau ou le non-grand. Or,
seulement d’un autre [que l’être] (οὐκ ἐναντίον τι τοῦ puisque Platon utilise parfois le même mot, ἀπόφασις,
ὄντος, ἀλλ᾽ἕτερον μόνον)6. pour les deux signifiés, une telle confusion peut facile-
B. ment s’insinuer10.
Est-il possible donc que le non-beau soit ceci : un être Enfin, voici une dernière citation qu’on doit exami-
différent et séparé d’un certain genre d’êtres et de nouveau ner, afin qu’elle ne prête pas à des malentendus :
opposé à un certain genre d’êtres7 ? E.
C. …[nous disons] que l’autre participe à l’être et qu’il
L’ÉTR. : Or il semble que l’opposition (ἀντίθεσις) de la existe grâce à cette participation, mais qu’il n’est pas ce
nature d’une partie de l’autre et de celle de l’être, lorsque à quoi il participe, mais autre, et comme il est autre que
ces natures s’opposent réciproquement, n’est pas une l’être, il existe nécessairement et de toute évidence n’étant
réalité moindre… que l’être lui-même, ne signifiant pas pas (ἐξ ἀνάγκης εἶναι μὴ ὄν).
le contraire de l’être, mais seulement un autre que lui
(ἕτερον ἐκείνου)… Mais quel nom faudrait-il donner à Premièrement, il est préférable de ne pas traduire
cette opposition [à l’être] ? ici εἶναι μὴ ὄν par « il est non-être », comme le font
THÉ. : Il est évident que c’est « le non-être »8. N. Cordero ou L. Robin, car je crois qu’ici μὴ ὄν a pris

9. Sophiste, 258e. Cordero (cité n. 1) : « …qui est opposée


5. Sophiste, 354c (trad. de N. Cordero). Platon utilise syno- à l’être de chaque chose ». Fowler : « each part of the
nymiquement soit γένη, « genres », soit εἴδη, « Formes », other which is contrasted with being ». Robin : « chaque
comme ici. partie de cette essence (de l’autre) qui est opposée à ce
6. Sophiste, 257b. Cordero : « une autre chose ». Robin : qui est. »
« un terme autre ». Fowler : « something different ». 10. Sophiste, 257c : « il ne faut pas nous donner l’accord
7. Sophiste, 257e. Traduction de Cordero modifiée. lorsque l’on dit que négation (ἀπόφασις) signifie le
8. Sophiste, 258b. Léon Robin traduit par « autre partie que contraire ; admettons seulement que ‘non’ ou ‘ne pas’,
celui-ci ». Platon – Œuvres complètes II, 321 (trad. par placés devant les noms qui les suivent, indiquent quelque
L. ROBIN), Paris, Gallimard, 1955. Fowler (H. N. FOWLER, chose de différent de ces noms, ou, davantage, différent
The Sophist, Harvard University Press, 1987, p. 258) des choses en fonction desquelles ont été établis les noms
« the other of being ». émis après la négation (ἀπόφασις). »
Le Sophiste de Platon : cinq ou six « genres suprêmes » ? 45

un sens verbal : « n’étant pas ». En l’occurrence, εἶναι deux choses12. (On retrouve dans le texte A, par exemple,
μὴ ὄν signifie seulement il (l’autre) existe n’étant pas. d’abord la première, ensuite la seconde signification
Platon veut dire que l’autre, puisqu’il est autre que du ἕτερον, alors que dans le texte A, on retrouve la
l’être comme participant de l’être, ne saurait être seule- seconde et dans D, la première.) Dans le premier cas,
ment étant, mais aussi qu’il devra ne pas être en quelque « autre » est une « chose » mise en opposition et qui
sorte ou devra être (exister) n’étant pas. Pris en lui- peut en effet être identifiée à une portion du non-être,
même et comme relation, l’autre ne sera, cependant, ni si la chose à laquelle elle s’oppose est identifiée à l’être.
un non-être ni, à plus forte raison, le non-être, mais, Dans le deuxième cas, « autre » est un prédicat relatif
n’étant pas en quelque sorte, il participera du non-être, exprimant la relation ; aussi devrait-on l’appeler plutôt
tout comme il participe de l’être, ce qui vaut d’ailleurs « autre que ». Cet « autre que » n’est jamais le non-être,
pour toute chose. quoiqu’il serve à le constituer. Or, ceux qui pensent
Deuxièmement, l’expression « autre que l’être » que « non-être » et « autre » sont deux noms ayant la
signifie dans E quelque chose de différent de ce que ce même référence devraient se demander s’ils sont prêts
qu’elle signifiait dans A et C. à accepter l’identité non pas simplement du non-être et
En effet, l’autre est différent de ce dont il participe, de l’autre, mais du non-être et de « l’autre que… »,
et, par conséquent, il est différent de l’être. Mais, dans c’est-à-dire de la « chose » mise en opposition et de la
ce cas, il ne s’agit plus d’une altérité par opposition ou relation d’opposition. Or, si cette identité leur semble
par négation, comme c’était le cas, lorsque l’on disait impossible, il y aura alors deux genres distincts, dont
que « le non-beau est autre que le beau ». Le beau et le l’un (la « chose ») seulement sera le non-être. Mais
non-beau se retrouvent dans le même genre des qualités il se peut, dira-t-on, que Platon identifie son non-être
(ou plutôt dans la même catégorie, comme dirait Aris- à cet « autre », conçu en tant que « chose » mise en
tote), où ils se nient réciproquement, appartenant au relation et non pas en tant que relation. Mais, même
même niveau de réalité. Au contraire, l’autre et l’être dans ce cas, il y aura toujours deux « autres », dont le
diffèrent (ou sont autres) comme un relatif et un en-soi, premier sera la relation et le second, cette « chose »
et, surtout, comme un participant et ce dont celui-ci mise en relation, ce qui conduira toujours à six genres
participe. Il en va de même pour le mouvement, le suprêmes. Penser que Platon ne s’en est pas rendu
repos et toutes les Formes qui participent de l’être. Par compte me semble être la pire des hypothèses hermé-
conséquent, l’autre et l’être appartiennent à des niveaux neutiques.
différents de réalité. Aussi ne sont-ils pas en opposition, 4/ En outre, il est évident que les deux relations
de même qu’ils ne sont pas non plus l’un la négation de dont Platon parle, l’autre et le même (ou plutôt « l’autre
l’autre (la preuve en est qu’ils coexistent)11. Donc, dans que » et « le même que »), sont des prédicats contra-
les formules de A, C, « le non-être est autre que l’être », dictoires (ou opposés), dont chacun est la négation
d’une part, et dans la formule de E « l’autre est autre contradictoire de l’autre. Ils ne peuvent pas se dire du
que l’être » ; d’autre part, la signification de l’altérité même sujet simultanément et sous le même rapport
(est autre que…) par rapport à l’être n’est pas la même. (P est ou bien autre que Q, ou bien le même que Q).
Or, ces deux altérités par rapport à l’être ayant des À supposer que, par l’absurde, « l’autre » soit seule-
significations différentes, le non-être et l’autre resteront ment un synonyme du non-être, comme l’affirme la
distincts. TCG, il devrait représenter la négation contradictoire
3/ Le mot « autre » (ἕτερον) a deux significations à la fois du même et de l’être, puisqu’en tant qu’autre
que Platon ne distingue pas toujours assez clairement, il s’oppose contradictoirement au même, tandis qu’en
ce qui est à l’origine de multiples confusions chez les tant que non-être il s’oppose contradictoirement à
commentateurs : « autre » signifie, premièrement, une l’être. Or, Platon a déjà démontré que le même et l’être
chose qui est autre qu’une autre chose. Deuxièmement, ne sauraient signifier une seule et même chose13. Il
« autre », c’est la relation qui met en opposition ces s’ensuit que l’autre devra avoir deux négations contra-
dictoires distinctes – à la fois le même et l’être –, ce qui
est impossible, car à tout prédicat il ne revient qu’une
seule négation contradictoire14.
11. D. O’Brien distingue entre « un non-être réel » qui serait
l’opposition à l’être, et un « non-être existentiel » : toute
Forme « n’est pas » en quelque sorte, parce qu’elle est
autre que toute autre. Évidemment, il confond altérité et
non-être (D. O’BRIEN, « Le non-être dans la philosophie 12. Le caractère relatif de l’autre est précisé par Platon :
grecque : Parménide, Platon, Plotin », dans P. AUBENQUE, Sophiste, 255d. Traduction de N. Cordero, légèrement
M. NARCY [éd.], Études sur le Sophiste de Platon, modifiée.
Naples, Bibliopolis, 1991, p. 317-364, plus particulière- 13. Sophiste, 255b.
ment, p. 359). 14. Cf. Protagoras, 332a-333a.
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5/ La distinction entre non-être et autre en tant que la portée, comme on peut s’en apercevoir dans les
relation se laisse prouver aussi en observant que si l’on dialogues plus tardifs, tel le Sophiste. Car désormais ce
unit « le même » à un autre concept, quel qu’il soit, on n’est plus seulement le rapport entre choses sensibles
obtient toujours le concept respectif resté inchangé et et Formes intelligibles que la participation est censée
non pas l’opérateur que l’on y a préfixé. « Le même expliquer, mais c’est aussi le rapport des Formes entre
que le beau » est toujours le beau et non pas le même. elles, à l’intérieur de l’intelligible même, dont il faut
Symétriquement, si on unit « l’autre » (ou plutôt « autre absolument rendre compte par participation. Faute de
que ») à n’importe quel concept, on obtient la négation quoi, on court le danger – que les soi-disant « amis
du concept et non pas l’opérateur : « autre que beau » des Formes » n’ont pas su éviter16 – de concevoir les
signifie « non-beau », non pas « autre ». Par conséquent, Formes telle une collection de statues superbes, mais
si l’on ajoute « autre que » à l’être (que ce soit à un être immobiles, complètement séparées les unes des autres
déterminé, ou à l’être universel), il est impossible d’en et, toutes ensemble, du monde du devenir, totalement
tirer comme résultat ce même opérateur – « autre que » – dénuées de vie et d’intellect et sans pouvoir aucun17.
que l’on a préalablement ajouté. Par conséquent, l’être Aussi, afin de sauver « la théorie des Formes », Platon
et l’autre doivent rester distincts. a-t-il cru nécessaire de réfuter la thèse parménidienne
Tout cela met en question la ferme assurance dont de l’immobilité et de la séparation absolue de l’être
les adeptes de la TCG font preuve15. en soi.
L’intelligible formera donc un univers organisé
(κόσμος νοητός, diront les platoniciens plus tard),
III une « communauté » (κοινωνία). Il y aura des « genres
suprêmes » et, vraisemblablement, des genres subor-
1/ Le sixième genre – celui du non-être distinct de donnés. Τelles les voyelles dans la langue, certains
l’autre – est non seulement imposé par la logique et genres seront capables de participer de tous les autres.
suffisamment étayé par le texte du dialogue, mais il me Au contraire, entre certains genres il n’y aura point de
semble être une conséquence inévitable de la « théorie communion et de participation, comme c’est le cas des
des Formes ». consonnes qui, à défaut de voyelles, ne peuvent pas se
La « théorie des Formes » dans sa variante « classi- réunir pour former des mots18.
que », telle que Platon l’avait esquissée dans les dialo- Or, la participation – que ce soit à l’intérieur de
gues de la maturité – le Ménon, le Phédon, le Banquet, l’intelligible ou entre celui-ci et le sensible – s’appuie
la République –, se fondait en effet sur le concept de toujours sur trois règles fondamentales que Platon n’a
« participation » (μέθεξις). Platon y expliquait par ce jamais explicitement formulées, mais dont l’essentiel
biais le rapport entre les choses multiples et sensibles se laisse facilement déduire des dialogues. Voici ces
et les Formes uniques et intelligibles qu’il avait postu- règles :
lées comme « réalité authentique » (ὄντως ὄντα). Or, 1. Si une chose p a la propriété a, c’est-à-dire, si p
quelles que soient les difficultés que ce concept renfer- est a, ou si a est prédiqué de p, alors p participe de
mait, et que Platon lui-même avait signalées dans le la Forme de A, ou de A en soi : bref, si p est a,
Parménide, il est vraisemblable que le philosophe n’y p participe de A (il faudrait ajouter que, contraire-
a jamais renoncé et qu’il en a même, au contraire, élargi ment à p, A est unique dans son genre, éternel,
inaltérable et intelligible). La règle 1 admet une
réciproque (1*) : si p participe de A, p est a. Si,
15. Par exemple, N. Cordero (cité n. 1), p. 269, n. 336 : « il par exemple, une lyre est belle, elle participe du
n’y a pas l’ombre d’un doute : la Forme de l’être, le non- Beau (de la Forme du Beau) et, réciproquement, si
être en soi, le non-être qui est réellement non-être, c’est la lyre participe du Beau, elle est belle.
l’autre. » Et l’auteur continue en suivant A. SOULEZ 2. Si p participe de A, p est autre que A. Les
(La grammaire philosophique chez Platon, Paris, 1991, belles lyres ou les belles femmes sont autres que le
p. 190) : « le non-être ou bien se confond avec l’Autre,
dont il est un autre nom…, ou bien est cette fonction à
Beau en soi, tout comme les lois justes sont autres
laquelle Platon a dit ‘au revoir’ il y a longtemps. Comme que le Juste en soi.
cette dernière possibilité a été rejetée par Platon lui-
même, il faudrait retenir la première possibilité. » Je rap-
pelle de nouveau l’exception de Monique Dixsaut qui
écrit (« La négation, l’autre... », cité n. 3, p. 212) : « Mais
du non-être on peut dire qu’il est réellement non-être, 16. Des Mégariques, ou des élèves de Platon, ou Platon
une nature fermement assurée d’elle-même, nature qui même dans sa jeunesse. Voir Cordero (cité n. 1), p. 248,
n’épuise pas pour autant la nature, ni la puissance de n. 242.
l’autre. » Mais elle n’en tire pas la conséquence selon 17. Sophiste, 250a.
laquelle le non-être sera un genre distinct de l’autre. 18. Sophiste, 253a.
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3. Si p est autre que A, p est aussi en quelque a parlé plus tôt24 ? Ou bien, puisque – comme on l’a
sorte non-a. En effet, Hélène, la plus belle femme dit – la liste de genres n’a jamais été « officiellement »
du monde, n’étant pas identique au Beau en soi, est close, le non-être est-il lui aussi un « genre unique » et
non-belle en quelque sorte et non pas uniquement distinct du genre de l’autre dans la communauté de
belle, comme le Beau ; par exemple, elle est non- tous les genres suprêmes, communauté bien plus large
belle (même laide) par rapport à une déesse19. Cette que le groupe des cinq que Platon avait initialement
règle n’enfreint pas le principe de non-contradiction, choisi ?
car beauté et laideur se disent ici sous des rapports La seconde option me semble plus vraisemblable.
différents, selon que l’on compare la beauté d’Hélène En effet, Platon avait déjà noté que l’autre en tant que
à celle d’une autre femme, ou à celle d’une déesse. relation est un genre distinct, de sorte qu’il existe une
Forme unique de l’autre25. Pourquoi donc insisterait-il
Par conséquent, si p est non-a, il en résulte néces- de nouveau sur la réalité et l’unicité du non-être, sur le
sairement, par l’application de la règle 1, que p parti- fait qu’il existe une Forme à part entière du non-être et
cipe de non-A, c’est-à-dire de la Forme de non-A, et que celui-ci est également un genre en soi, s’il croyait
non seulement de la Forme de A. Hélène, aussi belle vraiment que non-être et autre ne font qu’un seul et
qu’elle fût, participe aussi de la Forme du non-Beau. même genre ? Cela aurait été la répétition inutile d’une
Par conséquent, on aura la déduction de l’existence thèse qu’il avait déjà expliquée. Au contraire, si Platon
d’une Forme négative (ou d’une Forme de la négation) soupçonne que autre et non-être forment des genres
à côté de la Forme « positive » du Beau. Chaque être distincts, cette insistance devient naturelle.
particulier aura « son jumeau noir », son non-être 3/ Il me semble donc impossible de soutenir la
particulier : à savoir, tout ce qu’il n’est pas dans son TCG. Des raisons logiques et textuelles s’y opposent
genre. Chaque Forme aura une Forme correspondante, clairement. Toujours est-il que Platon hésite à se pro-
laquelle sera la négation de ladite Forme à l’intérieur noncer nettement sur ce point, entretenant ainsi la
du même genre d’êtres20 ; enfin le non-être en soi, confusion. Il faut donc se demander ce que signifie
en tant que genre suprême, sera opposé (ou contraposé) cette réserve. Selon moi, la réponse est relativement
à l’être en soi en tant que genre suprême, étant autre simple : lors de la rédaction du Sophiste, Platon savait
que lui. Les « natures » de l’être et du non-être, contra- déjà que le système à six genres qu’il venait de proposer
posées l’une à l’autre, dit Platon, seront « morcelées » présentait des difficultés, dont la plus sérieuse était
et éparpillées à travers tous les genres. certainement l’existence du non-être comme Forme
2/ Il n’empêche que le non-être en tant que genre distincte, en soi, logiquement irréductible à la Forme
suprême, autonome et surtout distinct de l’autre garde de l’autre, mais déductible de la théorie des Formes.
un statut ambigu dans le Sophiste : Platon ne dit jamais Les cinq premiers genres semblaient relativement
qu’il y a finalement six et non pas cinq genres suprê- compréhensibles ; mais pour ce qui est du sixième,
mes. Mais il ne dit pas non plus que le nombre total en Platon avait vraisemblablement des doutes, non pas
est seulement cinq ! Ce nombre cinq, il nous le rappelle quant à son existence opérationnelle, mais quant à sa
à plusieurs reprises, mais seulement avant d’introduire signification ontologique. Et il n’était pas le seul à en
le non-être dans la discussion, lorsqu’il veut mention- avoir – comme nous allons le montrer. Or, le dialogue,
ner le nombre de genres dont il vient justement de qui reflétait en quelque sorte l’effort de recherche
parler21. Mais après avoir introduit le non-être et sa continuellement renouvelé de Platon, ne pouvait pas se
définition dans la discussion, Platon, étrangement, ne tenir à l’écart de l’expression de ces doutes. Le fait que
parle plus du nombre des genres, ni ne procède à leur la distinction entre autre et non-être manque de clarté
dénombrement final. Simple omission ? En revanche, me semble en être un témoignage direct. Mais on en a
il insiste sur le fait que le non-être est bien une « Forme aussi un autre, encore plus clair :
unique » (ἕν εἶδος), comptée parmi les autres (les- Aristote rapporte, en effet, dans deux passages
quelles ?)22, qu’il y a une « Forme du non-être », que presque identiques de la Métaphysique, que, dans
le non-être est « un genre unique parmi les autres » l’Académie, on avait du mal à écarter une certaine
(ἕν τι τῶν ἄλλων γένος)23. Quels sont exactement conséquence fâcheuse de la théorie des Formes : « les
« les autres » ? Sont-ils seulement les cinq dont Platon

19. Voir Hippias Majeur, 289a-b. 24. N. Cordero choisit cette alternative, parce que, dit-il,
20. Sophiste, 257e. Platon n’a parlé que de ces cinq genres. Mais il oublie
21. Sophiste, 254e, 255c, 255d, 255e. que les cinq sont seulement « quelques-uns parmi les
22. Sophiste, 258c. genres dits suprêmes » (éd. citée n. 1), p. 242, n. 349.
23. Sophiste, 260b. 25. Sophiste, 255c-e.
48 Andreï Cornea

Formes des négations » (εἴδη τῶν ἀποφάσεων)26. bien des choses en devenir, que des intelligibles. À un
Or, il est vraisemblable que les « Formes des néga- moment, il semble même qu’il puisse exister aussi un
tions » sont la conséquence de l’émergence du non-être cinquième genre, dont la possibilité est vaguement
comme genre à part, contraposé ou opposé à l’être suggérée par Protarque, l’interlocuteur de Socrate, à
comme sa négation, sinon comme son contraire. En savoir le genre de la « distinction ». Mais Socrate
effet, tous les existants multiples réunis dans une classe affirme immédiatement qu’on n’en a pas besoin et ne
sont censés participer d’une seule Forme spécifique, s’y réfère plus28.
selon un principe de la théorie des Formes qu’Aristote Certes, depuis Plutarque de Chéronée (au moins),
appelle τὸ ἐπὶ πολλῶν (c’est-à-dire notre règle de on a essayé à maintes reprises d’établir une correspon-
participation no 1). Qu’est-ce qui empêchera alors que dance entre les cinq genres du Sophiste et les quatre ou
les multiples non-êtres contraposés aux êtres corres- les cinq du Philèbe, selon que l’on y ajoutait ou non le
pondants ne participent eux aussi d’une Forme unique genre de la « distinction » écarté par Socrate. L’enjeu
contraposée, négative, ayant le même rang ontique que était, ni plus ni moins, celui de la continuité de la
la Forme de l’être respectif ? Apparemment, rien. Il y métaphysique platonicienne. Mais les résultats ont été
aura donc la Forme du non-homme et celle du non-beau, décevants. Il faut alors, me semble-t-il, se résigner à la
mais aussi, au-dessus d’elles, la Forme du non-être conclusion de Paul Natorp qu’une telle correspondance
en soi, laquelle s’oppose à la Forme de l’être en soi, est irréalisable29. Et nous savons pourquoi elle l’est :
et celle à laquelle participeront toutes les Formes de quand bien même il y aurait effectivement cinq genres
négation spécifiques. Toute une architecture des Formes dans le Philèbe – ce qui est très douteux –, il n’y en a
négatives en sera le résultat. Mais quel pourrait bien réellement que six et non pas cinq dans le Sophiste.
être le statut ontique de telles Formes étranges ? Il En revanche, on a noté une évidente analogie entre
semble à peu près impossible de leur en assigner un les quatre genres du Philèbe et les genres ou principes
qui ait donné du sens. formulés dans le Timée30 : la cause de l’union corres-
Voilà la raison probable pour laquelle Platon, au pond au Démiurge, la limite s’apparente au modèle
courant de ces critiques – dont la plupart provenaient intelligible (le Vivant en soi), l’illimité correspond à
du cercle même de ses collaborateurs et disciples – la χώρα, tandis que le genre mixte a son analogue
semble avoir différé une décision claire quant au statut dans l’Univers visible. D’autre part, la conception sur
du sixième genre – le non-être en soi, distinct du genre les principes suprêmes du Timée se retrouve – en partie
de l’autre. C’est ce qui explique, me semble-t-il, la au moins, comme on l’a souvent soupçonné – dans
confusion dans laquelle il a laissé les interprètes du l’architecture métaphysique enseignée par Platon à
texte. Ainsi, le Sophiste est-il resté en quelque sorte un l’Académie dans les soi-disant ἄγραφα δόγματα,
dialogue inachevé : non pas, certes, en tant qu’œuvre si l’on se fie au témoignage d’Aristote et de la tradition
littéraire, mais en tant que spéculation métaphysique. aristotélicienne31. Et surtout, la χώρα, qu’Aristote iden-
4/ Il est du reste très significatif que, après le tifie immédiatement à son propre concept de matière32,
Sophiste, Platon semble s’être détourné du système semble correspondre également au soi-disant « le grand
logico-ontologique des six genres suprêmes. Il n’en est, et le petit » des ἄγραφα δόγματα. Or, « le grand et le
en effet, plus question dans le Philèbe, que la plupart petit », principe contraire de l’Un, était nommé aussi
des spécialistes s’accordent à tenir pour postérieur de « dyade infinie » et même « illimité », selon Simplicius33.
quelques années à la rédaction du Sophiste. À sa place, Quant à l’Un des ἄγραφα δόγματα, son concept serait
Platon introduit un système logico-ontologique diffé- vraisemblablement l’aboutissement d’un développement
rent, à quatre genres : la limite, l’illimité, le mélange
entre les deux, et la cause du mélange27. Ces quatre
genres se retrouvent, dit-il, « dans tous les êtres et
dans le Tout », étant responsables de l’existence aussi
28. Philèbe, 23e.
29. P. NATORP, Platos Ideenlehre, Hamburg, Mainer, 2004,
p. 335-336
30. Ibid., p. 337 : « Der Philebus nähert sich… der Aufgabe
26. Aristote, Métaphysique I, 9, 990b et XIII, 4, 1079a. einer logischen Grundlegung zur Physik und bildet
Comme on sait, ces deux passages renvoient à une œuvre dadurch den natürlichen Übergang zum Timaeus. »
de jeunesse d’Aristote, aujourd’hui perdue, Des Idées, 31. Voir, par exemple, Hans-Joachim KRÄMER, Plato and
dont fait mention Alexandre d’Aphrodisie. Voir C. CHIESA, the Foundations of Metaphysics, State University of
« Idées des négations », dans Revue de théologie et de New York Press, 1990.
philosophie 122, 1990/III (Le problème du non-être dans 32. Aristote, Physique, IV, 2, 209b.
la philosophie antique). Cf. aussi N. Cordero (cité n. 1), 33. Simplicius, In Arist. Phys, III. 6, 207a, apud Marie-
p. 264, n. 318. Dominique RICHARD, L’enseignement oral de Platon,
27. Philèbe, 23c-27c. Paris, 1986, p. 252.
Le Sophiste de Platon : cinq ou six « genres suprêmes » ? 49

qui part du « Bien » transcendant de la République34 IV


et passe par le concept de « cause » du Philèbe. Au
contraire, le Sophiste ne semble pas former un chaînon Dans son effort pour expliquer l’existence du faux,
obligatoire dans tout ce développement35. Platon assume donc dans le Sophiste une certaine
Mais il y a plus : selon une thèse ancienne de l’Aca- existence du non-être, non pas en tant que contraire
démie que l’on peut vraisemblablement faire remonter de l’être, mais en tant que négation contradictoire de
à Platon lui-même, « l’on identifiait le non-être au celui-ci. Il espère sauver ainsi la théorie des Formes,
“grand et petit”, soit aux deux termes pris ensemble, mais le résultat semble inquiétant ; en effet, le système
soit à l’un des deux pris séparément »36. Le non-être à six genres (TSG) fournit au non-être le statut de Forme
resurgit, donc, dans la pensée tardive de Platon, mais il en soi, distincte de la Forme de l’autre, et contraposée
s’agit d’un non-être fort différent de celui connu du à la Forme de l’être. C’est la « Forme des négations »,
Sophiste. Car il ne s’agit plus d’un « autre que l’être », dont le statut ontique demeure fort problématique et
pure négation contradictoire de l’être, genre morcelé et qui semble avoir déjà été la cible des critiques des pla-
éparpillé à travers toute l’existence, mais d’un contraire toniciens eux-mêmes, selon le témoignage d’Aristote.
de l’Un et de l’être – un contraire dont précisément Se trouvant aux prises avec ces difficultés, Platon
l’existence avait été rejetée dans le Sophiste. De surcroît, laissera donc inachevé le système à six genres esquissé
c’est un non-être qu’on peut assimiler à une hypostase dans le Sophiste, alors qu’il cherchera une autre solu-
physique – la χώρα, voire la matière, ou « l’illimité ». tion au non-être et à son rapport avec l’être dans le
Cela annonce déjà Plotin qui, en fidèle disciple de Philèbe, le Timée et dans la doctrine non écrite. Telle
Platon, n’allait ainsi rien inventer de vraiment nouveau me semble être l’origine de la confusion sur le nombre
en faisant coïncider ce non-être, contraire de l’être et exact des « genres suprêmes » du Sophiste de Platon.
de la matière. Le Sophiste, comme tous les autres dialogues de Platon
– il ne faut jamais l’oublier – n’est pas un texte isolé
et indépendant, mais bien un moment de cet extra-
34. République, 509b. ordinaire voyage de la pensée qu’est l’œuvre de Platon
35. Le fait que, dans le Philèbe, Socrate revient en scène en dans son intégralité ; c’est une colonne, belle certes, mais
tant que « voix » de l’auteur, après avoir cédé ce rôle à une seule colonne tout de même, du grand temple…
l’Étranger d’Élée dans le Sophiste et le Politique, peut
être significatif de ce point de vue.
36. Aristote, Physique I, 2, 125b. Université de Bucarest

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