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symbolique
Martin Bruegel
nalière moyenne par tête a augmenté de 2 000 à bien plus de a un prix et c’est le budget du ménage qui détermine ses pos-
3 000 kcal ; d’ailleurs, nous avons d’abord grandi puis sommes sibilités d’achat. D’où, d’ailleurs, l’importance du tissu social,
devenus obèses en cours de route. Cette alimentation a des réseaux de solidarité, de la famille au voisinage, ou des
renforcé, entre autres, notre système immunitaire juste au aides officielles. Ils aident à diminuer les écarts économiques
moment où la médecine et l’hygiène faisaient de grands pro- et sociaux.
grès notamment avec les vaccins ou l’évacuation des eaux
usées par les canalisations. L’espérance de vie s’en est trouvée Comment une pénurie marque-t-elle une population,
allongée : elle se situe autour de 80 ans aujourd’hui alors sur le plan psychique et sur le plan physique, à court,
qu’elle ne dépassait pas 35 ans à l’époque de Napoléon Ier. moyen et long termes ?
Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas eu de Une pénurie générale, accompagnée d’une
pénuries, par exemple liées aux guerres. Et politique de rationnement, induit souvent
dans les pays en développement, les disettes un affaiblissement physique de la population
restent récurrentes. La faim et la malnutri- « FACE À UNE et une hausse des maladies d’infection. Elle
tion affectent toujours plus de 500 millions SITUATION reste gravée dans la mémoire collective. Elle
d’hommes en Asie, plus de 250 millions en INCERTAINE, ON stimule généralement des politiques sociales
Afrique. dont le but est d’en éviter la répétition. C’est
TENTE DE GARDER le cas, par exemple, de la Seconde Guerre
Lorsqu’une pénurie survient, frappe-t- LA MAIN DANS mondiale. Certains aliments se trouvent stig-
elle tout le monde de la même manière LA MESURE DU matisés après avoir été surconsommés,
ou accentue-t-elle au contraire les comme les racines et les bulbes. Au niveau
inégalités sociales ? POSSIBLE. ET politique, les Etats européens ont lancé leur
En général, la pénurie se répercute en fonc- LE POSSIBLE, politique agricole commune à la suite des
tion des disparités sociales et économiques. CE SONT privations endurées pendant le conflit. Mais
Plus un ménage est pauvre, plus il aura des rien n’est jamais définitif : on constate le re-
difficultés d’accès aux circuits de distribu- LES COURSES tour du rutabaga et du panais dans les pa-
tion alimentaire. Après tout, l’alimentation ALIMENTAIRES. » niers distribués en circuit court aux ➜
LE VIF • NUMÉRO 15 • 09.04.2020
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➜ consommateurs, et l’Etat social de-
vient lui-même la cible de réforme, voire
de démantèlement, lorsque le souvenir
des privations recule.
BENOIT DOPPAGNE/BELGAIMAGE
avait pas de craintes à avoir quant à Une pénurie,
l’approvisionnement ? accompagnée
C’est une réaction tout à fait compré- d’une politique
hensible. Les consommateurs veulent de rationnement,
reste gravée
s’assurer d’avoir de quoi manger pen-
dans la mémoire
dant cette période de confinement. Ils collective.
anticipent. Face à une situation incer-
taine et nouvelle, on tente de garder la
main dans la mesure du possible. Le possible, ce sont les permanence de ce souvenir alimentaire négatif ?
courses alimentaires. La surconsommation induit souvent une sorte de dégoût. Ma
mère ne mangera jamais plus de pommes de terre avec leur
Ce sont surtout les rayons alimentaires de farine, pâtes, pelure : l’idée même la hérisse et elle leur trouverait un goût
pommes de terre qui ont été dévalisés. Pourquoi amer. Peut-être que la manière de préparer ces légumes était
spécifiquement ces aliments-là ? rébarbative, ennuyeuse et leur goût fade, si bien qu’il faudra
Vous citez des féculents ! Leur caractéristiques se résument de nouvelles recettes pour les rendre savoureux aux yeux et à
facilement : ils se gardent longtemps, leur rapport prix/apport la bouche de celles et ceux qui les détestent. Finalement, une
calorique et nutritionnel est très bon, et ils sont roboratifs. nouvelle manière de voir l’alimentation peut être favorable à
Autrement dit, ce sont des glucides bon marché, dits « lents » ces aliments décriés : l’injonction de manger davantage de
ou complexes, que le corps peut utiliser progressivement. légumes ou la volonté de s’approvisionner en circuit court
Même si les consommateurs ne connaissent pas l’explication remet les produits locaux – consommés en temps de guerre
scientifique de ce phénomène, ils savent par expérience ou de pénurie – à la page. Il suffit alors d’un peu d’imagination
qu’une portion de pâtes alimentaires, un morceau de pain ou pour guider autrement leur préparation.
un bol de riz calment mieux la faim que les aliments raffinés.
La crise du Covid-19 induit-elle qu’il faut changer
Certains aliments, surconsommés en période de quelque chose dans notre rapport à la nourriture ? Sans
guerre, restent frappés d’une image négative des parler de la consommation peu recommandée de
décennies plus tard. Un adolescent, qui a mangé des pangolin...
navets pendant toutes ses années de pensionnat dans Ce n’est pas l’historien qui saurait répondre à cette question.
les années 1950, peut toujours être incapable d’en Mais le citoyen du monde se découvre une affinité avec une
manger septante ans plus tard. Comment expliquer la pensée qui établit un lien étroit entre une production agricole
intensive et notre vulnérabilité au coronavirus. La distribution
mondiale des aliments est inégale et nous, dans les pays déve-
loppés, stockons la surproduction dans nos corps. Conséquence :
obésité galopante et maladies dégénératives aggravées par la
pollution et les pesticides, alors que la faim persiste dans l’hé-
misphère sud. Tous les indicateurs pointent un système déréglé.
On n’ose pas penser que cette crise terrible, cette épidémie du
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