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Le calcul des langues

JACQUES DERRIDA

Le calcul des langues


Distyle

Édition établie par Geoffrey Bennington


et Katie Chenoweth

ÉDITIONS DU SEUIL
57, rue Gaston-Tessier, Paris XIXe
Ce livre est publié dans la collection Bibliothèque Derrida
sous la direction de Katie Chenoweth.

isbn 978.2.02.145585.4

© Éditions du Seuil, mai 2020

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Préface
Phalanges

Le Calcul des langues. Distyle est un texte inédit, inachevé, visi-


blement abandonné en cours de route : texte expérimental, expé-
rience d’écriture et de pensée. Ce texte inattendu, énigmatique
était pourtant annoncé comme « à paraître » en quatrième de
couverture de l’édition de l’Essai sur l’origine des connaissances
humaines de Condillac publiée par Charles Porset aux éditions
Galilée en octobre 19731, édition qui comporte une préface de
Derrida longue d’une centaine de pages (« L’archéologie du fri-
vole », qui deviendra par la suite un petit livre2). Le Calcul des
langues était destiné à paraître dans la même collection que l’édi-
tion de l’Essai (la collection « Palimpsestes », dirigée par Porset),
mais, « laissé de côté pour un temps3 », ce texte curieux ne fut

1.  La disposition du titre pose déjà un problème : sur la quatrième de couverture


le mot « distyle » apparaît centré sous « Le calcul des langues » (le tout en italique) ;
à l’intérieur du volume, p. 302, sous la rubrique « Dans la même collection », le mot
« distyle » est approximativement centré sous « Le calcul des langues, » mais cette fois
imprimé en romain. Dans les deux cas, on annonce aussi comme devant paraître dans
la même collection le texte de William Warburton, Essai sur les hiéroglyphes, avec une
introduction de J. Derrida. Le texte de Warburton est dûment paru en 1977, pré-
cédé de « Scribble : pouvoir/écrire » de Derrida et d’un texte de Patrick Tort, mais aux
éditions Aubier-Flammarion, où la collection « La philosophie en effet » devait aussi
chercher refuge pendant quelques années, avant de passer chez Galilée.
2.  L’Archéologie du frivole. Lire Condillac, Paris, Denoël/Gonthier, 1977, repris
par les éditions Galilée, coll. « La philosophie en effet », en 1990 : c’est cette der-
nière édition que nous citons ici.
3.  Selon une lettre de Jacques Derrida à Roger Laporte, citée par Benoît Peeters
dans Derrida, Paris, Flammarion, coll. « Grandes biographies », 2010, p. 319. Nous
tenons par ailleurs à remercier Benoît Peeters et Thomas Clément Mercier pour de
précieuses indications matérielles concernant Le Calcul des langues.

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LE CALCUL DES LANGUES

de toute évidence jamais repris ; il fut seulement retrouvé après


la mort de Derrida.

Rien de très étonnant, peut-être, à ce que Jacques Derrida solli-


cite ici la forme même du livre. Dès 1963, dans son premier texte
publié, « Force et signification », il met en question toute « simul-
tanéité théologique du livre », affirmant qu’il « n’y a pas d’identité
à soi de l’écrit », du moment où « le sens du sens » serait « l’im-
plication infinie », « le renvoi indéfini de signifiant à signifiant »1.
Et De la grammatologie (1967) annonçait déjà (c’est le titre de son
premier chapitre) « la fin du livre et le début de l’écriture2 ». Du
moment où la déconstruction n’est pas simplement activité théo-
rique, mais, comme le dit souvent Derrida à cette époque, décon-
struction pratique3, il est prévisible qu’elle s’attaque plus ou moins
directement à la forme du livre, la forme-livre, le volume lui-même.
Avant Le Calcul des langues, il y avait déjà eu un certain travail sur
la mise en page dans « La double séance4 », et même un texte qui
déjà se présentait en deux colonnes (« Tympan », qui ouvre Marges
– de la philosophie5). Et tout de suite après l’abandon du Calcul
des langues, il y aura bien sûr le monumental Glas, auquel le lec-
teur aura pensé tout de suite en ouvrant ce volume, et en faveur
duquel, semble-t‑il, Le Calcul des langues aura été abandonné en
cours de route. Et pourtant, Le Calcul des langues – laissé inachevé,
certes –, loin d’être simplement encore une tentative de troubler la
forme du livre (tentative plutôt ratée, doit-on supposer, aux yeux
de Derrida lui-même), est un texte non seulement singulier, qui
en fait ne ressemble que superficiellement à « Tympan » ou à Glas,

1.  Jacques Derrida, L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1967,
p. 41‑42.
2.  De la grammatologie, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1967.
3.  Cf. par exemple Positions, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1972, p. 93 et 116 ;
La Dissémination, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1972, p. 10 et passim ; Glas, Paris,
Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1974, p. 21b ; et ici même dans Le Calcul
des langues, p. 1a, 35b, 38a, 54a, 59b.
4. In La Dissémination, op. cit., p. 198, 201‑202, 318.
5. In Marges – de la philosophie, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1972.

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PHALANGES

mais même, de certains points du vue, encore plus radical et ambi-


tieux que ces deux textes très connus.
Petit frère mort-né de Glas, pourrait-on croire, donc, mais Le
Calcul des langues diffère de plusieurs façons du gros volume carré
de 1974, n’en est pas simplement la même chose en miniature.
D’abord parce que, à la différence de Glas, Le Calcul des langues
fut composé – dactylographié – directement en deux colonnes.
Interrogé vers 1990 par Geoffrey Bennington au sujet de ce texte
annoncé mais jamais paru1, Derrida lui-même insistait sur le côté
artisanal de la chose : il racontait comment il mettait chaque feuille
(avec deux copies carbone) une première fois dans la machine (sa
« petite Olivetti » manuelle2), ayant réglé le retour de chariot sur
le milieu de la page (approximativement : la largeur des colonnes
du tapuscrit varie en fait selon la page), et, la première colonne
arrivée en bas de page, remettait la même feuille avec le début de
ligne désormais réglé un peu à droite de la première colonne, et
composait la deuxième colonne à côté de la première. Si bien que
(Derrida insistait là-dessus) Le Calcul des langues fut non pas com-
posé en mettant ensemble deux textes d’abord écrits séparément3,
mais bel et bien écrits, en principe, quasiment en même temps, une
colonne déjà en vue de l’autre, d’emblée au regard de l’autre, page
après page : un texte qui appellera donc ce que lui-même appelle
une « lecture stéréographique » (P. 42a).
Il faut pourtant de toute évidence nuancer un peu cette descrip-
tion qu’avait donnée Derrida lui-même du processus de composi-
tion du Calcul des langues. D’abord parce que, au moins vers la fin
(ou plutôt l’interruption) du texte, on voit qu’une seule colonne
– la droite – continue sur plusieurs pages (P. 94-107) sans réponse

1.  Avec « Entre deux coups de dés », annoncé dans La Dissémination (op. cit.,
p. 158, note 57), c’est un exemple rare d’un texte « perdu » de Derrida.
2. Cf. Papier Machine, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2001, p. 152
et 158‑159, cité par Benoît Peeters, Derrida, op. cit., p. 320. Ce texte date effec-
tivement de l’époque où Derrida écrivait « de plus en plus à la machine » (Papier
Machine, p. 153).
3.  Comme c’est le cas et pour « Tympan », où la colonne de droite est intégrale-
ment composée d’une longue citation de Michel Leiris, et pour Glas, où les colonnes
furent écrites, peut-être, dans l’idée au moins vague de leur éventuelle juxtaposition
ou confrontation, mais non pas simultanément et à la même page.

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LE CALCUL DES LANGUES

de l’autre côté. Ensuite parce que la colonne de gauche (comme


d’ailleurs c’est le cas de la colonne de gauche de Glas) n’est pas
composée de toutes pièces en vue de ce livre1, mais suit d’assez près
le texte d’un cours ou séminaire : dans le cas de Glas le séminaire
« La famille de Hegel » (1971‑1972) pour les premiers 225 pages,
le séminaire « Religion et philosophie » (1972‑1973) pour le reste,
et dans le cas du Calcul des langues le séminaire « Philosophie et
rhétorique au xviiie siècle : Condillac et Rousseau » (1971‑1972)2
dont la colonne de gauche suit d’assez près les premières séances.
Là aussi, une étude détaillée révèle d’importantes différences entre
Le Calcul des langues et Glas : car malgré certaines apparences (et
quelques ajouts), Glas – le plus souvent – suit le texte du sémi-
naire sur Hegel page par page (souvent phrase par phrase, même
si peu de phrases restent inchangées du séminaire au livre), alors
que dans le cas du Calcul des langues il y a un travail beaucoup
plus actif sur le texte du séminaire, avec coupures, ajouts et chan-
gements dans l’ordre de l’argumentation. Et tout ceci, encore à la
différence de Glas, dans l’idée que la colonne de droite (qui ne cor-
respond directement à rien dans le séminaire mais porte essentiel-
lement sur le même auteur et les mêmes textes) viendra confirmer,
interrompre, contester ou compliquer l’exposition de la colonne de
gauche (ces rapports sont peut-être plus marqués vers le début du
texte : cf. par exemple les pages 31 à 34, où la colonne de droite
reprend et relance des éléments de la colonne de gauche, si bien

1. Que Le Calcul des langues fût destiné à être un « livre » malgré tout est confirmé
par plusieurs remarques réflexives dans le texte : cf. p. 33a (« Ce livre sera donc divisé
en chapitres ») ; 34b (« aura-t‑on à choisir, question de ce livre ») ; 62b (« l’objet de
ce livre-ci »).
2.  Ce séminaire, dont on retrouve huit séances dactylographiées dans les archives,
comporte plusieurs références explicites au séminaire « La psychanalyse dans le texte »
qui donnent à penser que ces deux séminaires furent donnés pendant la même période.
Plusieurs indications internes confirment que « La psychanalyse dans le texte » a
d’abord été destiné à un auditoire anglo-saxon (sans doute lors du passage de Der-
rida à la Johns Hopkins University à Baltimore en 1971), ce qui est donc peut-être
aussi le cas pour « Philosophie et rhétorique ». De multiples annotations manuscrites
(au crayon, à l’encre bleue et au stylo rouge) laissent en outre penser que les deux
séminaires furent donnés plus d’une fois. Nota bene : Les numéros de page des sémi-
naires non publiés cités ici renvoient à la pagination des tapuscrits de Jacques Der-
rida conservés à l’University of California, Irvine, et dans le fonds Derrida à l’IMEC.

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PHALANGES

que, encore à la différence de Glas, on pourrait difficilement lire


l’un sans l’autre). Et, encore une fois de façon plus réfléchie et
régulière que dans Glas, la disposition en deux colonnes, le mot
et la chose « colonne » entrent intimement dans la thématique
même, si l’on peut dire, du Calcul des langues1, et ceci dès son sous-
titre un peu mystérieux, « Distyle », dont le Littré donne comme
première acception « Terme d’architecture. Porche formé de deux
colonnes2 ». Une partie de l’intérêt du Calcul des langues consiste
en l’interrogation explicite, et même la déconstruction, du dispo-
sitif typographique qu’il met ainsi en œuvre ou en scène, si bien
que, dans l’un des moments du texte où la colonne sera thémati-
sée, Derrida parle (on y reviendra) d’« une seule colonne torsadée,
vrillée, divisée, double corps d’une liane enroulée sur elle-même,
donnant naissance à son arbre, accroissant le plaisir de la répétition
qui le menace, vous interdisant de distinguer entre deux : à chaque
torsade vous croyez reconnaître la poussée de l’autre colonne, le
leurre vous aura fait marcher autour de ce désir, de cette force pul-
sive et arborescente » (74b). Si bien que la forme du livre est l’ob-
jet même du livre, l’être-colonne de la colonne, le deux des deux
colonnes forment la matière du livre : son « sujet » aussi bien que
sa matérialité inscrite.

Le Calcul des langues est, massivement, consacré à une lecture


de Condillac, comme l’indique déjà son titre qui, par un effet
de chiasme, inverse le titre de l’ouvrage posthume de celui-ci La
Langue des calculs (1798). Nous avons déjà invoqué « L’archéolo-
gie du frivole », qui s’efforçait de séparer Condillac d’une grille

1.  Les colonnes de Glas sont, bien entendu, thématisées au cours du texte, mais
surtout de façon liminaire (prière d’insérer, premières et dernières pages de la colonne
de gauche).
2.  Deuxième acception, qui fait penser à Glas, justement : « Terme de botanique.
Qui a deux styles. » Dans la pochette qui contenait le tapuscrit du Calcul des lan-
gues, on trouve un carton écrit au stylo rouge, avec des indications en vue de la dis-
position matérielle du texte : « En exergue sur une seule page/ Distyle 1./ 2./ style
<mot illisible souligné, éventuellement “strier” ou “situer”> Littré/ 2 caractères : 1 pg
2 colonnes en face l’une de l’autre. »

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LE CALCUL DES LANGUES

d’interprétation classique mise en place par Maine de Biran et Vic-


tor Cousin, et de libérer d’autres possibilités de lecture. Et Der-
rida s’était déjà intéressé à Condillac dans De la grammatologie, où
(comme d’ailleurs dans le séminaire « Philosophie et rhétorique au
xviiie siècle ») celui-ci sert de repoussoir (ou de faire-valoir) à Rous-
seau, et dans « Signature, événement, contexte » (écrit en 1971),
où Condillac est présenté comme l’exemple même d’une concep-
tion métaphysique de l’écriture (« […] je ne crois pas qu’on puisse
trouver dans toute l’histoire de la philosophie en tant que telle un
seul contre-exemple, une seule analyse qui contredise essentielle-
ment celle que propose Condillac1 »). Mais l’intérêt que porte Der-
rida à Condillac n’est visiblement pas épuisé par ces références :
au contraire, on a affaire ici à une véritable lecture derridienne, ce
qui veut dire qu’il trouve dans les textes de Condillac (à travers
tous les textes de Condillac, y compris les moins lus) au moins
une tension, sinon toujours une contradiction, entre un « propos
déclaré » et « un autre geste »2, entre ce que le texte déclare et ce
qu’il décrit3, tension qui prend ici un tour spécifique à Condillac,
qui porte donc sa signature et appelle la contre-signature de Jacques
Derrida, tension d’ailleurs assez complexe pour provoquer chez
Derrida des développements « méthodologiques » du plus grand
intérêt (surtout aujourd’hui, où un relâchement philosophique
généralisé fait qu’on aura plutôt contourné qu’affronté ces ques-
tions derridiennes), et une expérimentation formelle au niveau de
l’écriture dont la disposition en deux colonnes n’est que l’indice
le plus voyant, la mise en scène ou la mise en œuvre, « stéréogra-
phique » donc, de la « double science » ou la « double scène » de
la déconstruction.
Comme toujours chez Derrida, le deux ou le double ne cesse
de jouer sur cette scène une différence qui ne se réduit pas à un

1.  Marges – de la philosophie, op. cit., p. 370.


2. Cf. De la grammatologie, op. cit., p. 45.
3.  Ibid., p. 310‑311, 326, 334, etc., et L’Archéologie du frivole, op. cit., p. 113.
Cf. aussi, dans le séminaire « Philosophie et rhétorique au xviiie siècle », « Nous en
arrivons donc, en explicitant simplement, en paraphrasant platement Condillac, à
lui faire dire non seulement autre chose mais même parfois le contraire de ce qu’il
dit » (Séance 4, p. 4).

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PHALANGES

quelconque couple binaire. Le cas de Condillac ne se laisse juste-


ment pas décider dans les termes de certaines oppositions reçues.
Par exemple, pour ce qui est de la méthode, comment comprendre
le fait que Condillac semble hésiter entre un geste très « philoso-
phique » (cartésien, malgré son anti-cartésianisme déclaré) qui vou-
drait qu’on commence de façon principielle au commencement,
et un geste plus « empiriste » qui met en avant un certain déjà-là
de la langue, « de l’inscription dans le texte de la langue naturelle
de l’autre » (p. 39a). Ou bien, pour ce qui est des rapports entre
philosophie et rhétorique : « Si la philosophie, la science en géné-
ral sont pour Condillac des langues bien faites, c’est-à-dire des
discours construisant des langues, elles mettent en œuvre, essen-
tiellement et jusqu’à se confondre avec elle, une rhétorique » (id.).
Mais encore : cette rhétorique, en tant qu’« art de (bien) parler »,
se réduira-t‑elle à suivre les règles (la grammaire) de la langue que
par hypothèse on parle déjà, ou commencera-t‑elle justement là où
la grammaire s’arrête ? Et, de proche en proche, on suivra une dif-
ficulté générale autour de toutes les oppositions apparentes mobi-
lisées par Condillac : entre besoin et désir, par exemple, ou entre
le propre et le figuré, mais aussi – on y reviendra en conclusion –
entre la perception et le langage, entre le phénoménologique et le
sémiologique. Ces questions ne se laissent pas si facilement tran-
cher, et en toute rigueur ne se laissent même pas formuler dans les
termes des oppositions apparentes que semble proposer le texte,
d’où la place « singulière » de Condillac ainsi lu, et l’affirmation
que cette singularité est assez énigmatique pour déjouer les opéra-
teurs habituels qui prétendraient situer le texte de Condillac dans
l’histoire de la philosophie, et du même coup sert de bon révélateur
de l’insuffisance générale de tels opérateurs. Si bien que, comme
souvent à cette époque visant surtout l’historicisme foucaldien1,

1.  Cf. aussi L’Archéologie du frivole, op. cit., p. 32‑35, et surtout « il faut se deman-
der à quelles conditions un texte peut se trouver, de ce point de vue, jusqu’à un cer-
tain point et selon des axes déterminables, pertinent aux irruptions d’une modernité
scientifique (biologie, génétique, linguistique ou psychanalyse, par exemple) dont
l’“auteur” ni la “production” ne sont les “contemporains” : ce qui arrache un tel texte
– mais aussi tout autre, pourvu qu’on y reconnaisse cette coupe – et à son auteur (c’est
la première condition de cette expropriation) et à la contrainte toute-puissante d’une

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LE CALCUL DES LANGUES

Il n’est pas sûr, pour le moment, qu’il y ait un système, rigoureusement


pur et clos, des concepts attribués à Condillac ; ni même un système
textuel authentifiable par sa signature ou quelque paragraphe supplé-
mentaire ; encore moins une configuration historico-théorique cadrant
et codant toutes les productions d’un temps chronologiquement délimité
(l’âge « classique », l’« épistémè classique » ou « moderne » et autres
choses semblables). La représentation d’un tel code ou d’un tel déchif-
frement taxinomique, suppose du texte un modèle qui, faisant lui-même
époque, doit se laisser d’abord questionner (P. 32-33a).

Plus particulièrement, cette difficulté qui complique toute tenta-


tive de situer Condillac simplement dans certains débats d’époque
(débats sur la méthode, sur les rapports entre philosophie et rhé-
torique) devrait encourager un bouleversement général de toutes
les approches universitaires consacrées :

La place de Condillac, dans ce débat, semble singulière. Premier indice,


il y en a d’autres, d’un ensemble historique qui ne se laisse pas encadrer
par l’historien des idées, ne fait plus tableau et commande une lecture
stéréographique, mobilisant plusieurs plans, reconnaissant l’hétérogé-
néité des sites textuels, libérant le texte de sa petite clôture graphique
ou discursive. Toutes les doublures de cette stratégie demandent plus
que de la patience, déroutent la presse, égarent ou énervent le commen-
tateur, le professeur, l’herméneute ou l’archéologue : tous ceux qui
veulent nous expliquer l’histoire (des idées, des ensembles, ou sous-
ensembles du savoir, de l’opinion ou de l’institution) à l’aide de barres
et de ronds (la ligne, la coupure, la totalité) sans s’être interrogés sur
ces formes, l’« histoire » en somme qui leur a dicté cette rhétorique et
cette écriture : les y alignant sans ménagement (P. 42a)1.

mythique épistémè. Ce que celle-ci implique de code fini appartient encore et seule-
ment à la représentation qu’on peut se donner d’une épistémè déterminée. La théorie
générale des épistémè a pour terrain et condition de surgissement l’imaginaire d’une
épistémè, celle-là seule qui ferait du tableau, du code fini et de la taxonomie sa norme
déterminante ». Nous verrons dans un instant que Le Calcul des langues compte bien
laisser place à une telle « irruption » psychanalytique.
1.  À comparer avec tel moment célèbre de Glas : « Sont donc partis, sauf exception
et en tant que tels, les archéologues, les philosophes, les herméneutes, les sémioticiens,

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PHALANGES

Ce qui ouvre à des possibilités qu’on dirait presque de sympathie


ou même de connivence avec un Condillac qui en devient plus et
autre chose qu’un simple exemple de la philosophie française du
xviiie siècle, de l’« âge classique », voire de la métaphysique occi-
dentale. On en a déjà l’indice au tout début du texte, où l’incipit
de la colonne de gauche (« Nous allons commencer par quelques
réflexions sur la méthode ») se révèle bientôt être une citation de
Condillac lui-même1, et où l’ambition affichée d’« essayer, si la
lecture doit être suivie d’effet, d’en soustraire tous les protocoles
à l’autorité du texte lu. Par exemple faire en sorte que Condillac
ne nous dicte en rien, ni dans le détail, ni dans le système, ce que
nous devons, par règle et par plaisir, écrire de lui » doit de plus
en plus composer avec Condillac, « analyser contre [son] analyse »,
reconnaître qu’« il ne suffit pas de commencer de toutes parts, de
faire l’introduction bifide comme une langue de serpent, de pra-
tiquer la déliaison ou le désordre ». Une telle sympathie ou conni-
vence, pour méfiante qu’elle soit, peut par exemple trouver chez
Condillac un « supplément », ou du moins une logique originale
de la « suppléance » qui n’est pas le supplément de Rousseau et
qui aide à mieux comprendre un mot et un concept capital pour
la pensée de Derrida lui-même2.

les sémanticiens, les psychanalystes, les rhétoriciens, les poéticiens, peut-être même tous
les lecteurs qui croient encore, à la littérature ou à quoi que ce soit » (op. cit., p. 50b).
1.  À comparer avec telle remarque vers le début du séminaire « Philosophie et rhé-
torique au xviiie siècle » : « En posant comme valeur de méthode pédagogique qu’il ne
faut pas, qu’on ne peut pas commencer par le vrai commencement mais prendre en
quelque sorte les choses au point où elles en sont déjà, au point où l’enfant est déjà
dans sa langue, dans son histoire, dans l’histoire de la littérature, qu’il faut seulement
le faire réfléchir sur ce qu’il sait déjà, étant déjà “à l’eau” au moment où la didactique
commence, eh bien Condillac pratique en quelque sorte la méthode et la méthode
pédagogique que nous avons choisie tout à l’heure. Vous vérifiez que nous avions déjà
commencé à lire Condillac et à parler de lui au moment où nous croyions pronon-
cer les premiers mots d’un séminaire et amorcer une introduction sur l’introduction,
etc. » (Séance 1, p. 8). La « méthode pédagogique […] choisie tout à l’heure » ren-
voie au début de cette première séance et au choix explicite de la méthode du « che-
min qui se construit en marchant » (Séance 1, p. 2).
2.  « Le supplément de Rousseau interrompt – et donc inaugure – au point où la
suppléance de Condillac relaie, remplace, développe, garde aussi » (p. 50). Cf. aussi
« Philosophie et rhétorique au xviiie siècle », Séance 2, p. 8, et Séance 3, p. 4, qui

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LE CALCUL DES LANGUES

Ce qui rend Condillac difficile à placer pour les disciplines habi-


tuelles de la lecture, et le rend du même coup intéressant pour
Derrida, c’est peut-être d’abord la radicalité et la hardiesse d’une
certaine généralisation de la langue (ou du moins des « signes »),
et donc d’une certaine rhétorique générale, si bien que Condillac
peut affirmer :

Au reste, l’art de parler, l’art d’écrire, l’art de raisonner et l’art de


penser ne sont, dans le fond, qu’un seul et même art. En effet, quand
on sait penser, on sait raisonner ; et il ne reste plus, pour bien parler
et pour bien écrire, qu’à parler comme on pense, et à écrire comme on
parle… J’ai fait voir que tous ces arts se confondent dans un seul. Je
dirais plus, c’est qu’ils se réduisent tous à l’art de parler1.

À la différence de son maître à penser Locke, dont la pensée plu-


tôt fruste du langage devait déterminer toute une branche de la phi-
losophie anglo-saxonne, Condillac semble ouvrir à la philosophie
dite continentale des perspectives illimitées au langage et aux signes
en général, si bien que, comme le dira Derrida dans L’Archéolo-
gie du frivole, « L’Essai [sur l’origine des connaissances humaines] est
[…] de part en part, une sémiotique2 ».

donne un aperçu précieux de ce qu’admire Derrida chez Condillac : « Il faut rendre
hommage à Condillac. Il faut lui rendre cet hommage que, quand il ne perçoit pas de
différence essentielle [il s’agit ici de la différence entre poésie et prose – Éd.], quand
il ne croit pas à une opposition, eh bien il ne l’invente pas, comme on fait souvent
et il dit, en empiriste conséquent, eh bien, c’est la même chose, c’est continu et s’il
y a une différence, elle est de degré. C’est peut-être un des traits qui distinguent le
style de pensée de Condillac de celui de Rousseau, et qui distinguent en particulier
le concept de suppléance de Condillac du supplément de Rousseau : le premier, celui
de Condillac, n’implique aucune rupture, aucune extériorité absolue. »
1.  « Discours préliminaire » au Cours d’études pour l’instruction du Prince de Parme,
in Œuvres philosophiques, tome I, p. 403 ; cité par Derrida p. 45a. Il n’est peut-être
pas inutile de faire remarquer que les Œuvres philosophiques présentent les textes de
Condillac en deux colonnes.
2.  L’Archéologie du frivole, op. cit., p. 91. Cf. dans le séminaire sur « Philosophie
et rhétorique au xviiie siècle » : « […] qu’on l’ait ou non perçu, le premier grand

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PHALANGES

Or, tout en reconnaissant cette ouverture chez Condillac, et tout


en y souscrivant d’une certaine manière, Derrida tient aussi à tra-
cer certaines limites à la manière dont Condillac entend ensuite
organiser et contrôler cette extension quasiment illimitée de « l’art
de parler ». Sans poursuivre ici le regret de Condillac lui-même
(qui se reprochera dans une lettre à Maupertuis, citée et discutée
dans L’Archéologie du frivole, d’avoir « trop donné aux signes1 »),
Derrida montrera que l’appel constant de Condillac à l’analogie
lui permettra d’essayer de se rassurer contre toute prolifération
incontrôlée du sens, et de refermer ainsi l’ouverture qu’on vient
de lui reconnaître. C’est surtout le travail de la colonne de droite
du Calcul des langues, où Derrida insiste sur ce qui chez Condil-
lac résistera à toute tentative de lecture déconstructrice, mais en
même temps fait appel à cette résistance même pour mieux faire
ressortir ce qui pourrait éventuellement déborder le système expli-
cite de Condillac :

Ruse de la raison, piège imprenable du même, ressource infinie de la


condensation analogique, réappropriation économique des fractures
écrites dans le Dichten ou le Verdichten. L’ultime ruse (réfutation,
récusation) pour détourner ou contourner la différence, c’est l’ana-
logie dialectique qui lie dans la ressemblance, qui rassemble le ressem-
blant et le dissemblant. Condillac s’y connaissait. L’autre ressemble au
même – il (l’)est. Le désordre ressemble à l’ordre, l’ordre au désordre,
le contraire au contraire, voilà pourquoi le texte de Condillac ne se
laissera pas analyser ici, résistera du moins pratiquement à l’analyse
pratique, dissolvante, destructrice qu’on pourrait attendre ici. Il pourra
toujours absorber le contre-texte. Le prouvant de ce fait et démon-
trant qu’il n’est pas, comme texte, je parle de celui de Condillac, clos,
échappe autant à la logique du tableau qu’à son opposé symétrique.
L’ironie sans fond d’une rhétorique de l’ordre lié, comme du texte

ouvrage systématique de Condillac, l’Essai sur l’origine des connaissances humaines, est
en profondeur et en extension un traité de sémiotique, une sémiologie générale […].
Il ouvre le champ à une prolifération monstrueuse et illimitée de la signification et
peut-être finalement à une disparition de la chose même dans le réseau des signes »
(Séance 6, p. 2‑4).
1. Cf. L’Archéologie du frivole, op. cit., p. 89.

17
LE CALCUL DES LANGUES

qui s’y plie, c’est qu’elle peut toujours dénoncer, dans le désordre,
une semblance.
Soit ce que je parais faire ici1.

Or, pour déjouer cette possibilité, Derrida, à la suite de la


remarque que nous avons citée de L’Archéologie du frivole sur
d’éventuelles « irruptions d’une modernité scientifique », fera appel
à une certaine psychanalyse. Appel comme toujours ambivalent :
la psychanalyse n’est pas invoquée pour fournir une clé universelle
ou une méthode herméneutique, mais pour compliquer les rap-
ports entre philosophie et (sa) rhétorique, et surtout pour aider à
déjouer « l’analogie dialectique » qui, on vient de le voir, fournit à
Condillac un principe de résistance à toute tentative de radicaliser
la pensée de la différence (ou de la différance), en lui permettant,
de façon pré- mais quasi hégélienne, de réapproprier la différence
et de la ramener toujours vers le même.
C’est pour contester cette logique de la réappropriation, donc,
que Derrida va faire appel à Freud, qui fait une entrée assez fra-
cassante à partir de la page 63. Non pas qu’il suffise d’invoquer
l’inconscient pour mettre à mal le rationalisme de Condillac, mais
une certaine psychanalyse aide à développer une logique qui per-
met de penser ensemble, dans une logique non oppositionnelle,
liaison et déliaison, détour et digression, fin et sans-fin, téléologie
et a-téléologie. Condillac croit que la plus grande liaison des idées
« procure la plus grande quantité possible de savoir et de plaisir »
(P. 68b), et pourtant ne nous explique jamais ce que c’est que la
liaison elle-même. C’est donc vers la psychanalyse que Derrida se
tournera pour la penser. Cette psychanalyse, et sa logique de la
liaison-déliaison, que Derrida lit ici dans Au-delà du principe de
plaisir, lie ensemble aussi, tout en les déliant, les deux colonnes
du Calcul des langues :

1.  P. 34-35b. Cf. aussi p. 78a : « le principe d’analogie commande partout ». L’Ar-
chéologie du frivole avait déjà insisté sur l’importance de l’analogie chez Condillac :
« Si l’on veut lire Condillac et ne pas se fermer à son texte, si l’on ne veut pas s’im-
mobiliser devant une grille d’oppositions constituées et survenues, il faut accéder à la
logique, à l’analogique plutôt qui développe un sensualisme en un sémiotisme » (p. 30).

18
PHALANGES

Deux colonnes inégales, démarche boiteuse, logique intenable de la


digression : lecture de Au-delà du principe de plaisir pour donner à
lire en le détournant de lui-même, d’un violent coup de grille, le texte
de Condillac. Grille : le texte de Freud est une digression boiteuse ;
qui assume le boitement, c’est-à-dire, plutôt, le dé-boitement, la désar-
ticulation comme allure du lent procès de la science (die langsamen
Fortschritte unserer wissenschaftlichen Erkenntnis) : « es ist keine Sünde
zu hinken », ce n’est pas un péché de boiter. Écriture citée par un poète
cité par Freud, dernier mot de Au-delà, qui n’est pas seulement une
digression systématique et spéculative dans le système mais d’abord
une théorie de la digression (suivez l’Umweg du texte), du détour sans
fin, du détour sans retour ou en vue de la mort ; qui n’est pas seulement
une théorie de la digression comme jeu de la répétition mais un texte
absolument et pratiquement digressif, dans lequel aucun point de
départ ni aucun pont d’arrivée ne peut être assigné, aucune thèse jamais
fixée, aucun point de vue arrêté. Essayez d’y déterminer une station
quelconque. Texte purement fictif, quasiment « littéraire », comme
toute l’écriture de Freud, pourvu qu’on nous lise bien ici. Dépense
rhétorique avec quelque part l’épanchement sans retour d’une pure
perte dont Au-delà propose, par-dessus le marché, le théorème. Non
seulement dépense rhétorique mais théorie de la rhétorique théorique1.

1.  P. 70-71b. Derrida consacre deux séances du séminaire « La psychanalyse dans
le texte » à Au-delà du principe de plaisir. Ce qu’il en dit dans Le Calcul des langues
semble pourtant déjà plus proche de la lecture détaillée qu’il en fera dans le sémi-
naire La vie la mort, et de celle, minutieuse, qui sera publiée dans La Carte postale
sous le titre « Spéculer – sur “Freud” ». Dans le séminaire « Philosophie et rhétorique
au xviiie siècle » : « […] la loi du progrès est la loi de la décadence. C’est la même
loi. Ce qui fait naître la langue, ce qui lui assure la vie, c’est la même chose que ce
qui la fait déchoir et la porte à sa mort, ou porte sa mort en elle. La force de vie et
la force de mort, c’est la même force. La figure, la métaphore est à la fois, dans le
langage, la pulsion de vie et la pulsion de mort. Et si nous mettons cela en relation
avec le fait que toute cette histoire […] a un rapport essentiel avec la répétition et la
suppléance, comme avec un certain au-delà du besoin ou de la passion, du désir ou
du plaisir, au-delà qui se trouve inscrit dans cela même dont il est l’au-delà, eh bien
nous pourrions faire de brillants développements sur les rapports entre tout ce dis-
cours et l’Au-delà du principe de plaisir de Freud qui met aussi en rapport la répéti-
tion, la pulsion de mort comme inscrite dans la vie, et l’au-delà du principe de plaisir.
Ces développements seraient d’ailleurs tout à fait justifiés ; mais je m’en abstiendrai.
Vous les ferez vous-mêmes quand nous aurons lu Au-delà du principe de plaisir dans
l’autre séminaire. Car ces deux séminaires n’ont bien sûr, comme vous l’imaginez,

19
LE CALCUL DES LANGUES

On reconnaît ici les prémisses d’un argument qui sera rendu


célèbre par la lecture de Lacan entreprise dans « Le facteur de la
vérité », texte contemporain du travail sur Condillac (une pre-
mière version de cette lecture de Lacan se trouve justement dans
le séminaire « La psychanalyse dans le texte ») : si une lettre « peut
toujours ne pas arriver à destination », et si cette nécessité-possible-
de-ne-pas, cette possibilité nécessaire ou structurelle est une condi-
tion pour qu’il y ait quelque chose comme une lettre, alors on
doit non plus regretter ou écarter cette possibilité de ne pas arri-
ver comme un simple accident qui pourrait à l’occasion, empiri-
quement, mettre en échec une structure idéale selon laquelle « une
lettre arrive toujours à destination », mais bien affirmer cette pos-
sibilité comme une condition positive de cette chose qu’on appelle
une lettre. Cet argument de la « possibilité nécessaire » figure aussi
au moins deux fois, encore à la même époque, dans un autre texte
où il est question de Condillac, à savoir « Signature, événement,
contexte » : pour qu’un écrit soit lisible, il faut a priori qu’il puisse
fonctionner dans l’absence radicale (pour faire vite, appelons cela
la mort) de son signataire ou émetteur, mais aussi de « tout des-
tinataire déterminé en général1 » ; pour qu’un énoncé performatif
puisse être « heureux » au sens d’Austin, il faut que la possibilité
nécessaire de son échec fasse partie de ses conditions positives. Ce
qui fait que – c’est l’immense découverte de Derrida, sa signature
philosophique même – les « conditions de possibilité » d’un X en
général sont toujours aussi des conditions d’impossibilité de la
pureté de ce même X2. Ici, un peu comme dans le cas de la lettre,

pas le moindre rapport l’un avec l’autre » (Séance 2, p. 10). Cf. une autre référence
à l’« autre séminaire », Séance 3, p. 13.
1. Cf. Marges – de la philosophie, op. cit., p. 375.
2.  Ibid., p. 387. Il nous semble que cet argument, dont on pourrait difficilement
exagérer la portée pour la pensée de la déconstruction, permet de mieux comprendre
le motif un peu mystérieux d’un « X digne de ce nom » que l’on trouve partout dans
les textes de la dernière décennie de la vie de Derrida : voir à ce propos quelques
remarques dans Voyous, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2003, p. 28.
Il nous semble possible de formaliser cette structure et d’affirmer que tout « X digne
de ce nom » chez Derrida est toujours un X qui est passé par l’épreuve de cet argu-
ment de la possibilité-nécessaire-de-ne-pas. Cf. Geoffrey Bennington, Scatter I: The
Politics of Politics in Foucault, Heidegger, and Derrida, New York, Fordham Univer-
sity Press, 2016.

20
PHALANGES

dont l’arrivée même réussie reste « hantée » ou « tourmentée » par


cette possibilité de ne-pas-arriver, il s’agirait, contre la conviction
de Condillac que, comme le résume Derrida, « la bonne digres-
sion fait retour », que « la mauvaise digression est la frivole », que
tout peut (et doit) être lié et ramené au propre et au même – il
s’agirait d’affirmer que les « écarts » ou les « digressions » peuvent
toujours ne pas reconduire au propre1, ne pas se présenter comme
autant de détours vers une fin : « Quel est le désir de digression ? Y
a-t‑il des digressions dont on ne revient pas ? Pressons le pas : dont
on n’espère pas revenir ? Plus vite : dont on espère ne pas revenir ?
Davantage : dont on n’espère rien ? » (P. 65-66b).

Reste que Le Calcul des langues a bel et bien été abandonné. En


partie, peut-être, pour des raisons externes, et notamment la réa-
lisation de Glas, devenu entre-temps une obsession et un monstre.
Mais aussi sans doute pour des raisons internes : la colonne de
gauche s’interrompt sur une discussion de la métaphoricité ori-
ginaire et généralisée reconnue par Condillac, qui recoupe, expli-
citement, la structure du « plus de métaphore » telle qu’elle est
formulée par Derrida dans « La mythologie blanche » pour expli-
quer pourquoi la philosophie ne pourrait jamais en principe domi-
ner sa propre rhétorique, sa propre métaphoricité2. Mais la colonne
de droite continue sur onze ou douze pages encore, justement à
la façon d’une digression dont on ne revient peut-être pas, et pro-
met finalement quelque chose comme une explication du titre
du livre : jusqu’à présent le lecteur a certes compris l’allusion au
texte de Condillac – d’ailleurs inachevé lui aussi – La Langue des
calculs, sans pour autant saisir le sens de cette allusion. Or, c’est

1.  Cf. « La mythologie blanche. La métaphore dans le texte de la philosophie »,


in Marges – de la philosophie, op. cit., notamment p. 288, où la métaphore chez Aris-
tote est décrite comme « moment du détour où la vérité peut toujours se perdre »
(nous soulignons).
2. Cf. ibid., p. 261‑262. La formule « plus de métaphore » se trouve à la page
<62a> ; cf. aussi le séminaire « Philosophie et rhétorique au xviiie siècle », Séance
2, p. 7.

21
LE CALCUL DES LANGUES

à la page 68 du tapuscrit, alors que la colonne de droite continue


seule son chemin (son détour, sa digression) vers une lecture de
plus en plus détaillée de la place de la main et du toucher dans la
célèbre histoire de la statue de Condillac racontée dans le Traité
des sensations, que nous apercevons peut-être finalement le sens
du titre de Derrida, et l’ambition de toute sa lecture de Condil-
lac, qui est d’abord soucieuse d’établir (parfois contre les décla-
rations de Condillac lui-même) l’unité profonde de la pensée de
celui-ci, une certaine « loi commune » à deux mouvements appa-
remment contradictoires, loi « jamais exhibée par Condillac », et
qui seule permettrait « d’assurer le passage et la cohérence systé-
matique – disons brièvement – de l’Essai sur l’origine des connais-
sances humaines et du Traité des sensations, à La Langue des calculs,
de la langue la plus naturelle à la langue la plus artificielle », et,
ceci faisant, de faire ressortir les rapports entre philosophie et rhé-
torique qu’on pouvait croire un peu oubliés avec la colonne de
gauche interrompue.
Quelle est cette « loi commune » qui devrait expliquer le titre du
texte de Derrida ? Il s’agirait de penser la place capitale de la main
dans le Traité des sensations (qui, on le sait, accorde une impor-
tance centrale au sens du toucher, et déclare [IIe partie, ch. XII]
que la main est le « principal organe du tact »). À la différence de
l’Essai sur l’origine des connaissances humaines, « sémiotique géné-
rale » dans laquelle Condillac regrettera par la suite d’avoir « trop
donné aux signes », et où le langage intervient très tôt dans le déve-
loppement de la « réflexion »1, il semblerait que dans le Traité des
sensations la réflexion naisse directement du toucher, tel qu’exercé
par la main, sans recours aux signes. Or, Derrida va montrer que
ces deux approches (appelons-les la sémiotique et la phénoméno-
logique) se recoupent ou se recouvrent en ce que toutes les deux
font appel à une certaine idée de l’articulation. Ce concept va per-
mettre à Derrida de penser ensemble le continu et le discontinu
(et rejoint par là d’autres concepts ou quasi-concepts tels que la
« brisure » de la Grammatologie, la « stricture » de Glas ou de La

1.  Cf. Étienne Bonnot de Condillac, Essai sur l’origine des connaissances humaines,
Charles Porset (éd.), Paris, Galilée, 1973, p. 132 sq.

22
PHALANGES

Vérité en peinture, la « sériature » de tel texte sur Levinas1), et de


commencer à répondre à une question posée dans le séminaire
« Philosophie et rhétorique au xviiie siècle », dans le contexte de
l’explication condillacienne du passage « par degrés » du sensible à
l’abstrait : « […] comment expliquer par degrés – et le par degrés
est le nerf d’une explication empirico-sensualiste – comment expli-
quer par degrés ce saut qui intervient à un moment donné entre
le près peu sensible et le non-sensible ? comment, par degrés, un
effacement devient-il à un moment donné “absolu” ? Et que signi-
fie “moment donné” quand il s’agit d’un effacement absolu ?2 ».
Si la main est le principal organe du toucher, c’est surtout à cause
des doigts : et les doigts, avec leurs phalanges (« colonne articulée
qui se touche elle-même » (p. 97b), servent à la fois au niveau de
l’esthétique auto-affective et, surtout, même dans le Traité des sen-
sations, au niveau de « l’articulation objectivante et calculatrice ».
« Le calcul des langues », tel que l’entend Derrida, en tant que « loi
commune » de ces deux approches ou deux « styles d’interpréta-
tion » (le phénoménologique et le sémiologique), serait donc cette
possibilité même d’articuler sensation et signe, ce qui permettrait
à Condillac ainsi lu d’échapper à certaines naïvetés phénoménolo-
giques (du côté de la « métaphysique de la présence »), et à celles
d’un sémiotisme « linguisticiste »3. Ce « calcul » (l’articulation en
général, donc) permet ensuite de lier et de lire ensemble philoso-
phie et rhétorique (et toutes les autres oppositions que nous avons
évoquées, jusqu’à celle de la vie et la mort), et explique pourquoi
les deux colonnes du texte sont vouées à se rejoindre et à se recou-
per selon la structure torsadée que nous avons déjà relevée. Pour
le dire mieux, avec Derrida, « le calcul des langues »,

la loi commune qui conjugue le principe d’articulation au principe d’auto-


affection met le doigt dans la bouche. La bouche (système phonatoire,
langue, lèvres, pouvoir de succion, d’intériorisation et d’extériorisation,

1.  Cf. « En ce moment même dans cet ouvrage me voici », in Psyché. Inventions de
l’autre, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1987, par exemple p. 182, où
l’on retrouve ensemble la « stricture », et la « sériature », avec la liaison et la déliaison.
2.  « Philosophie et rhétorique au xviiie siècle », Séance 5, p. 4.
3. Cf. L’Archéologie du frivole, op. cit., p. 99.

23
LE CALCUL DES LANGUES

touchant ses propres bords et ouvert sur l’ouïe même dans la circu-
lation du s’entendre-parler) est, avec les phalanges, l’autre extrémité du
corps capable d’articuler l’auto-affection. Et par conséquent d’échanger
des effets de suppléance avec la main. C’est en ce(s) lieu(x) du corps
(et donc, nous le verrons, de la rhétorique) que circulent les analogies
supplémentaires entre le langage d’action et le langage des sons (ou,
comme Condillac dit souvent, le langage articulé) (P. 97-98b).

« Comme nous le verrons… », ou comme nous l’aurions sans


doute vu si Jacques Derrida n’avait pas abandonné ici sa lecture.
Ce jeu de l’articulation, et plus précisément de l’articulation de
l’articulation et de l’auto-affection, du sensualisme et du sémio-
tisme (pour reprendre les termes de L’Archéologie du frivole), de
l’Essai sur l’origine des connaissances humaines et du Traité des sensa-
tions, en passant par les « arts » de penser, de raisonner, de parler,
d’écrire) – le jeu de cette articulation originaire, donc, permettrait
sans doute à Derrida à la fois d’apprécier la cohérence extrême de la
pensée de Condillac, et d’y porter un coup (un « coup de barre » –
p. 34b), qui laisse comme une plaie (p. 29b) ouvrant cette pensée
à l’embarras (p. 33b), à la séduction (p. 29a), à la digression et au
détour ici inachevés, ce qui, du même coup, dans ce que Condil-
lac n’aurait pas manqué d’appeler sa frivolité même, nous donne
encore à lire aujourd’hui.

Geoffrey Bennington
Katie Chenoweth
Note sur la présente édition

La réalisation de ce petit ouvrage posthume de Jacques Der-


rida nous contraint à relever un certain nombre de défis édito-
riaux et bibliographiques. En établissant la présente édition, nous
avons essayé de reproduire la mise en page du tapuscrit de Jacques
Derrida dans la mesure du possible. Afin de ne pas déranger la
composition bifurquée du texte, nous nous sommes abstenus d’y
introduire des notes de bas de page ; les deux notes qui s’y trouvent
sont de Jacques Derrida lui-même. Pour la même raison, nous
avons gardé le style de références adopté par Jacques Derrida dans
son tapuscrit, c’est-à-dire des références entre parenthèses dans le
corps du texte. La grande majorité des citations sont issues des
Œuvres philosophiques de Condillac éditées par Georges Le Roy,
publiées en trois volumes par les Presses universitaires de France
(1947‑1951) ; conformément au tapuscrit de Jacques Derrida, nous
indiquons le numéro du tome (I, II ou III) de cette édition, suivi
par le numéro de page. Pour les autres auteurs cités par Jacques
Derrida, nous avons fourni des références bibliographiques sur un
mode minimaliste.
Nous tenons à remercier chaleureusement Pierre Alferi et Jean
Derrida pour la confiance et le soutien qu’ils ont accordés à ce
projet, et surtout Marguerite Derrida, dont nous avons dans la
plus profonde tristesse appris la mort au moment de corriger les
épreuves de cet ouvrage. Qu’il soit dédié à sa mémoire.

Geoffrey Bennington
Katie Chenoweth
Le calcul des langues
Le calcul des langues

Nous allons commencer par « Quel rapport peut-il y avoir


quelques réflexions sur la méthode. entre les membres mutilés, les
Essayer, si la lecture doit être cicatrices, les plaies des pères de
suivie d’effet, d’en soustraire tous l’église, et les ouvrages des acadé-
les protocoles à l’autorité du texte miciens ? » (De l’art d’écrire, I, 555.
lu. Par exemple faire en sorte que Abrégé désormais en Écr.). Condil-
Condillac ne nous dicte en rien, ni lac étonné juge très sévèrement La
dans le détail, ni dans le système, Bruyère. Comment un classique a-
ce que nous devons, par règle et t‑il pu se laisser aller à un tel écart,
par plaisir, écrire de lui. Pas même à telle « comparaison bien extraor-
Condillac, donc, le nom propre dinaire dans son discours de récep-
ou la signature anticipée d’un pré- tion à l’Académie française » ?
sumé corpus. Et pourtant rester en La sévérité ne procède pas ici de
rapport – appelons cela de séduc- Condillac, elle tient à un système
tion – avec ce, le texte, le sens, la beaucoup plus vieux, tellement plus
signature, à quoi l’on se soustrait. ample que ce que nous nous pré-
Pour détruire cette autorité, cipiterions à considérer ici comme
pour réussir cette effraction, analy- le sien propre. Nous ne savons pas
ser. Mais l’analyse est la prescrip- encore ce que c’est que Condillac,
tion majeure de la « philosophie de sa rhétorique, sa philosophie, voire
Condillac ». Donc analyser contre ses « ouvrages », le corpus de ses
cette analyse, tout contre elle, d’une ouvrages. Et si c’étaient des plaies ?
analyse qui ne procède plus seule- Il faut rappeler La Bruyère et la
ment du regard, de la théorie, ni nécessité de ce qui se produit dans
même du tact, autre requête de son Discours. Pourquoi l’absence,
Condillac, mais qui vient, pratique­ au moins apparente, de rapport,
ment, dissoudre, décomposer, défor- contrevient-elle ici à la bienséance
mer, réduire son objet ou sa loi. rhétorique comme à la philosophie
Écriture inconvenante et contreve- qui s’y engage ?
nant. « Rappelez à votre mémoire (la
« Le début d’un ouvrage ne sau- comparaison ne vous sera pas inju-
rait donc être trop simple, ni trop rieuse), rappelez ce grand et premier
dégagé de tout ce qui peut souf- concile où les pères qui le compo-
frir quelque difficulté » (De l’art saient étaient remarquables chacun
d’écrire, I, 593. Abrégé désormais par quelque membre mutilé, ou par
en Écr.). Au livre quatrième de son les cicatrices qui leur étaient restées
traité De l’art d’écrire, Condillac des fureurs de la persécution ; ils

29
LE CALCUL DES LANGUES

prescrit la liaison des idées, « la semblaient tenir de leurs plaies le


plus grande liaison possible » (Écr., droit de s’asseoir dans cette assem-
I, 593). Ce principe économique blée générale de toute l’église : il n’y
fait toute la question. Condillac, avait aucun de vos illustres prédéces-
surtout, condamne, dans la com- seurs qu’on ne s’empressât de voir,
position d’un ouvrage et l’exposi- qu’on ne montrât dans les places,
tion de la méthode, la répétition, qu’on ne désignât par quelqu’ou-
la digression, l’écart, le labyrinthe, vrage fameux qui lui avait fait un
le louche. Il eût donc aussi bien grand nom, et qui lui donnait rang
désapprouvé, comme de mauvaise dans cette académie » (La Bruyère,
méthode et de mauvaise rhéto- Discours à l’Académie française).
rique, le prélèvement brutal de ces Les deux points : un « de même »
citations : « Nous allons commen- implicite serre la comparaison.
cer par quelques réflexions sur la De suture rhétorique apparem-
méthode. […] Il y a des écrivains ment point. C’est du moins, ce
qui ne sauraient se renfermer dans que semble déplorer Condillac,
leur sujet. Ils se perdent dans des philosophe de la conscience et de
digressions sans nombre, ils ne se la perception (point d’idée dont
retrouvent que pour se répéter : il nous n’ayons la perception, point
semble qu’ils croient, par des écarts de perception dont nous n’ayons
et par des répétitions, suppléer à ce conscience, posait l’Essai sur l’ori­
qu’ils n’ont pas su dire. […] Les gine des connaissances humaines).
premières poésies n’ont été que Et pourtant le discours de la
des histoires tissues sans art : beau- conscience, celui-là même qu’a dû
coup d’expressions louches, beau- se tenir La Bruyère, peut trouver une
coup d’écarts et des répétitions sans liaison pour justifier cette comparai-
nombre. Des faits aussi mal digé- son en ses deux points. Le lecteur
rés ne pouvaient pas facilement se le fera lui-même. Mais Condillac a
conserver dans la mémoire, et l’ex- raison : cette liaison serait faible. La
périence apprit insensiblement à les force est ailleurs : ni La Bruyère sans
dégager, et à les présenter avec plus doute, qui s’y plie, ni Condillac, qui
de précision. Quand on sut mettre proteste, ne la voient. Sans doute.
de l’ordre dans les faits, on voulut
y ajouter des ornements, et on les
chargea de fictions. […] Commen-
cer par des divisions sans nombre,
pour afficher beaucoup de méthode,

30
LE CALCUL DES LANGUES

c’est s’égarer dans un labyrinthe


obscur pour arriver à la lumière :
la méthode ne s’annonce jamais
moins que lorsqu’il y en a davan-
tage. Le début d’un ouvrage ne sau-
rait donc être trop simple, ni trop
dégagé de tout ce qui peut souf-
frir quelque difficulté. La division
générale étant faite, on doit cher-
cher l’ordre où les parties contri-
buent à se prêter mutuellement de
la lumière et de l’agrément. Par-là,
tout sera dans la plus grande liai-
son » (Écr., I, 591‑93).
Il ne suffit pas de commencer
de toutes parts, de faire l’introduc-
tion bifide comme une langue de
serpent, de pratiquer la déliaison ou
le désordre.
L’ordre de Condillac n’est pas
si sommaire. Le principe écono-
mique y étant admis, toutes les
agressions, digressions, transgres-
sions peuvent être réappropriées
– à l’insu cette fois de celui qui a
conscience d’écart, sous la loi de la
plus grande liaison (analogie, res-
semblance, continuité, etc.), celle
qui est toujours plastiquement prête « Nous sommes, jusques dans
à transformer un saut de côté en nos plus grands écarts, toujours
détour, une fission textuelle en ruse conduits par quelque sorte de liai-
de la méthode. son. Il faut donc continuellement
Plus le pouvoir érotique est veiller sur nous pour ne pas sortir
grand, mieux il supporte et s’assi- du sujet que nous avons choisi. Il y
mile, analogise les effets de fracture. faut donner d’autant plus d’atten-
Si l’on voulait la mort au terme de tion, que, toujours en combat avec
ce plus grand plaisir, il faudrait nous-mêmes pour nous prescrire

31
LE CALCUL DES LANGUES

continuellement veiller sur nous des limites ou pour les franchir,


afin de sortir du sujet, ce qui n’est nous nous croyons, sur le moindre
pas facile, que nous avons choisi. Y prétexte, autorisés dans nos plus
être d’autant plus attentifs que tou- grands écarts » (I, 593).
jours en combat avec nous-mêmes
pour franchir les limites, nous nous
croyons autorisés, par une autre
loi, dans nos plus grands écarts. La
­liaison se reconstitue toujours. La Il ne suffit pas de passer d’une
plaie fait œuvre. Et partition réglée logique de la conscience à une
la multitude des portées. logique de l’inconscient pour désor-
Où l’on vous dit, avant d’entrer donner et délier. L’ordre le plus
dans Condillac, que vous n’êtes puissant, l’analogie la plus effica-
pas près d’en sortir. Méthode qui cement contraignante sont peut-
consiste moins à vous expliquer être, sûrement même, du côté de ce
comment vous devez vous intro- qu’un nouvel académicien de l’âge
comme on dit classique ne peut
duire dans un corpus, voire le déli-
pas s’empêcher de dire devant un
miter, qu’à vous y encercler jusque
concile de vieux académiciens, sans
dans vos effractions en mobilisant
le savoir, au détriment de la bien-
les bordures. Il n’est pas sûr, pour
séance rhétorique et du bon ordre
le moment, qu’il y ait un système, des comparaisons. Sans quoi, sans
rigoureusement pur et clos, des cette analogie, comment aurait-on
concepts attribués à Condillac ; ni pu être tenté de transposer (analogie
même un système textuel authenti- encore) les types de la rhétorique de
fiable par sa signature ou quelque la conscience à l’inconscient ?
paragraphe supplémentaire ; encore
moins une configuration historico-
théorique cadrant et codant toutes
les productions d’un temps chrono-
logiquement délimité (l’âge « clas-
sique », l’« épistémè classique » ou
« moderne » et autres choses sem-
blables). La représentation d’un
tel code ou d’un tel déchiffrement
taxinomique, suppose du texte
un modèle qui, faisant lui-même

32
LE CALCUL DES LANGUES

époque, doit se laisser d’abord ques-


tionner.
L’économie a toujours tendance
à reconstituer son tissu analogique.
Elle se sert pour cela, jusqu’au rêve,
de tous les moyens. Nous sommes
liés par nos plus grands écarts. « Une seule des relations logiques
Je place ici le titre de ce chapitre : est favorisée, dans la plus large
mesure, par le mécanisme de la
LE COURS ET LA MÉTHODE formation des rêves. Il s’agit de la
relation de ressemblance (Ahnlich­
Ce livre sera donc divisé en cha- keit), de correspondance (Überein­
pitres. Le plus grand nombre pos- stimmung), de contact (Berührung),
sible. Mais cette quantité d’en-tête le “de même que” (das “Gleichwie”),
sera nécessairement limitée. Et relation qui, dans le rêve, peut-être,
même, compte tenu d’un calcul mieux qu’aucune autre, avec de mul-
interminable, lui-même déjouant
tiples moyens, mise en scène (darges­
la maîtrise, le plus petit nombre
tellt). Les recouvrements coïncidents
possible. Le possible s’analyse dif-
(Deckungen) ou les cas du “de même
féremment, c’est tout, d’une situa-
que” présents dans le matériau du
tion à l’autre. « En se conformant
au principe de la plus grande liai- rêve sont même les premiers soutè-
son, un ouvrage sera donc réduit nements de la formation des rêves,
au plus petit nombre de chapitres, et une part non négligeable du tra-
les chapitres au plus petit nombre vail du rêve consiste à produire
d’articles, les articles au plus petit d’autres recouvrements de cette sorte
nombre de phrases, et les phrases au lorsque les présents ne peuvent par-
plus petit nombre de mots » (Écr., venir jusqu’au rêve parce que la cen-
I, 593). sure y fait obstacle. La tendance à
Un peintre ne parle pas d’un la condensation (Verdichtungsbestre­
autre peintre. ben), dans le travail du rêve contri-
L’économie comme abréviation bue à mettre en scène la relation de
– tel est le principe des systèmes ressemblance » (Sigmund Freud,
et de l’histoire de l’écriture. C’est L’Interprétation du rêve, ch. VI, § C).
l’objet d’un petit chapitre dans
l’Essai sur l’origine des connaissances
humaines : « L’embarras que causait L’écriture est l’embarras lui-même.

33
LE CALCUL DES LANGUES

l’énorme grosseur de volumes, Le plus possible, le mieux pos-


engagea à n’employer qu’une seule sible, le plus vite possible, se débar-
figure pour être le signe de plu- rasser de l’écriture. Qu’on considère
sieurs choses. Par ce moyen, l’écri- ce mot – embarras. Qu’on le fasse
ture, qui, n’était auparavant qu’une jouer dans tous les sens. Il est lourd
simple peinture, devint peinture et d’une barre. Aura-t‑on à choisir,
caractère, ce qui constitue propre- question de ce livre, entre l’em-
ment l’hiéroglyphe. Tel fut le pre- barras d’une accumulation homo-
mier degré de perfection qu’acquit gène ou celui d’un autre coup de
cette méthode grossière de conser- barre ? Est-ce pour cette raison ou
ver les idées des hommes. On s’en pour l’autre que cette écriture-ci à
servit de trois manières… […] Ces ce point vous embarrasse ?
caractères sont si voisins de notre
écriture, qu’un alphabet dimi-
nue simplement l’embarras de leur
nombre, et en est l’abrégé succinct »
(Essai sur l’origine des connaissances
humaines, I, 95‑96).
L’ontologie de Condillac : l’onto-
logie elle-même. Elle-même : allant
à l’essentiel comme au même, à
l’identique, à l’homogène, à l’ana-
logue, au ressemblant, au propre La peinture dé-peint, altère don-
ou, ce qui revient au même, à la nant à boire – l’autre peinture.
métaphore. Parvenir à des propo-
sitions identiques pouvant tou-
jours « se traduire en des termes
qui reviennent à ceux-ci, le même
est le même », telle est la première
règle de L’Art de raisonner, le pre-
mier moyen pour « s’assurer de la
vérité » (De l’art de raisonner, I,
621). Cela vaut pour l’économie
de l’écriture et la composition d’un
ouvrage, « vous vous familiariserez, Ruse de la raison, piège impre-
Monseigneur, avec ces vues géné- nable du même, ressource infi-
rales, lorsque dans nos lectures nous nie de la condensation analogique,

34
LE CALCUL DES LANGUES

en ferons l’application aux meilleurs réappropriation économique des


écrivains. Il n’est pas encore temps fractures écrites dans le Dichten ou
de vous donner des exemples : ils ne le Verdichten. L’ultime ruse (réfu-
seraient pas à votre portée, et il suf- tation, récusation) pour détourner
fira, pour le présent, que vous consi- ou contourner la différence, c’est
dériez un grand ouvrage comme un l’analogie dialectique qui lie dans la
discours de peu de phrases : car la ressemblance, qui rassemble le res-
méthode est la même pour l’un et semblant et le dissemblant. Condil-
pour l’autre » (Écr., I, 594). lac s’y connaissait. L’autre ressemble
au même – il (l’)est. Le désordre
ressemble à l’ordre, l’ordre au
désordre, le contraire au contraire,
voilà pourquoi le texte de Condil-
lac ne se laissera pas analyser ici,
Je ne proposerai pas de longue résistera du moins pratiquement à
introduction générale sur ce qui, l’analyse pratique, dissolvante, des-
l’une en l’autre, implique philoso- tructrice qu’on pourrait attendre
phie et rhétorique. En général ou ici. Il pourra toujours absorber le
en particulier dans le texte signé de contre-texte. Le prouvant de ce
Condillac. Comme art ou comme fait et démontrant qu’il n’est pas,
science du langage, une rhéto- comme texte, je parle de celui de
rique ne peut pas ne pas impliquer Condillac, clos, échappe autant à la
tout un appareil philosophique, un logique du tableau qu’à son opposé
concept du signe et une théorie du symétrique. L’ironie sans fond d’une
langage, soit tout un réseau de phi- rhétorique de l’ordre lié, comme du
losophèmes. L’implication peut aller texte qui s’y plie, c’est qu’elle peut
d’une sorte d’inconscient philoso- toujours dénoncer, dans le désordre,
phique à l’organisation thématique une semblance.
et systématique d’un discours méta- Soit ce que je parais faire ici.
physique tenu par le rhétoricien lui- Condillac : « Comment on peut
même. Qui peut à l’occasion être obéir à la méthode sans s’y assujettir.
un philosophe lui-même. Inverse- On peut travailler aux différentes
ment, même et surtout quand elle parties d’un ouvrage, suivant l’ordre
n’en fait pas un objet de réflexion, dans lequel on les a distribuées ; et
la philosophie abrite toujours en elle on peut aussi, lorsque le plan est
une rhétorique : une rhétorique à bien arrêté, passer indifféremment
l’état pratique, d’abord, celle qui est du commencement à la fin ou au

35
LE CALCUL DES LANGUES

nécessairement mise en œuvre dans milieu, et au lieu de s’assujettir à


le discours philosophique (dans la aucun ordre, ne consulter que l’at-
langue naturelle qui lui concède cer- trait qui fait saisir le moment où
tains prêts et lui en demande inté- l’on est plus propre à traiter une
rêt), et une théorie de la rhétorique. partie qu’une autre.
On pourrait facilement le montrer. « Il y a dans cette conduite
Ne l’a-t‑on pas déjà fait ? Je ne m’y une manière libre qui ressemble
attarderai pas. au désordre sans en être un. Elle
délasse l’esprit en lui présentant
des objets toujours différents, et elle
lui laisse la liberté
de se livrer à toute POINT DE VUE
sa vivacité. Cepen- cela pourrait donner
dant la subordina- son titre à la philo-
sophie de Condillac.
La plaie : une rhétorique comme tion des parties fixe À le prendre avec
œuvre philosophique. Le coup des points de vue quelque tact, on
(πληγή) de la philosophie consiste qui préviennent ou n’y reconnaîtra pas
à théoriser sur et à partir de ce dont corrigent les écarts, seulement l’affinité
elle manque. C’est là qu’elle vient et qui ramènent leibnizienne. La dif-
s’ajouter. En quoi – et c’est de mau- sans cesse à l’objet férence n’est jamais
que le point de vue.
vaise méthode selon lui – Condil- principal. On doit Condillac le répète
lac attribue tous les traités, toutes mettre son adresse et varie à l’infini.
les tekhnai rhétoriques, à des phi- à régler l’esprit,
losophes. L’expérience apprend à sans lui ôter sa liberté. Quelque
s’en passer. « […] tandis que l’ex- ordre que les gens à talent mettent
périence guidait les orateurs et les dans leurs ouvrages, il est rare qu’ils
poètes, qui cultivaient leur art, s’y assujettissent, lorsqu’ils tra-
sans se piquer d’en donner les pré- vaillent » (Écr., I, 594).
ceptes, les philosophes écrivaient
sur la méthode qu’ils n’avaient pas
trouvée et dont ils croyaient don-
ner les premières leçons. Ils ont fait
des rhétoriques, des poétiques et des
logiques. Sans être poëtes ni ora-
teurs, ils ont connu les règles de la
poésie et de l’éloquence, parce qu’ils
les ont cherchées dans des modèles

36
LE CALCUL DES LANGUES

où elles étaient en exemples. S’ils


avaient eu de bonne heure de pareils
modèles en philosophie, ils n’au-
raient pas tardé à connaître l’art de
raisonner. C’est parce qu’ils ont été
privés de ce secours, qu’ils ont mis
dans leurs logiques si peu de choses
utiles et tant de subtilités » (Écr., I, « Les rhéteurs distinguent bien des
592). espèces de tropes ; mais il est inutile
Sans doute les échanges entre la de les suivre dans tous ces détails.
philosophie et la rhétorique ont-ils C’est uniquement à la liaison des
été soumis à des transformations. idées à vous éclairer sur l’usage
Des mutations y ont certes découpé que vous en devez faire ; et quand
des figures relativement originales. vous saurez appliquer ce principe,
N’y-a-t‑il donc pas quelque empi- il vous importera peu de savoir si
risme à procéder d’où on se trouve, vous faites une métonymie, une
sous l’effet de tant de contingences, métalepse, une litote, etc. Gardez-
par exemple en tel coin du texte vous bien de mettre ces noms dans
signé de Condillac ? Ni au début votre mémoire. Mais venons à des
ni à la fin de quoi que ce soit ? Ne exemples » (Écr., I, 561).
faudrait-il pas commencer par éla- Au commencement l’action :
borer, sur un mode théorique ou cela ne veut pas seulement dire,
scientifique, tous les problèmes pré- avec Condillac, que le premier lan-
liminaires du découpage historique, gage est le langage d’action, mais,
de l’unité des corpus, des signatures, encore avec Condillac, que dans le
de l’inscription de telle configura- langage, l’action précède la spécu-
tion déterminée dans l’ensemble de lation. Avant tout savoir sur le lan-
la tradition systématique des rap- gage, on sait parler, on peut parler.
ports entre philosophie et rhéto- Au moment d’énumérer la Liste des
rique ? figures, Lamy dans De l’art de par­
À moins que la structure de ces ler reconduit, comme le fera l’Essai
rapports et le concept du texte qui sur l’origine des langues, la figuration
s’y implique n’aient d’avance dis- à la passion. Ni au besoin ni à l’ac-
qualifié cette priorité juridique, tion (Condillac) mais la précipita-
cette prétendue question critique. À tion du pratique est égale : « Pour
moins que la valeur d’empirisme ne entrer dans une véritable connais-
soit prise dans une opposition dont sance de toutes ces figures dont

37
LE CALCUL DES LANGUES

le système s’est toujours construit nous allons faire la liste, il suffit de


comme la forclusion du texte. remarquer que ce sont des tours ou
Celui-ci, on se contentera de ce trait manières de parler que la passion
pour l’instant, soumet à dislocation fait prendre, comme nous venons
et dérapage toutes les identités dont de le dire. Ces tours étant diffé-
disposait le paragraphe précédent. rents, les Maîtres de l’art leur ont
Cela ne se montre pas en marchant donné des noms différents. Il est
mais en écrivant, et ne se montre très peu important pour la pratique
pas : se démontre. de l’éloquence de savoir le nom de
On ne se contentera donc pas toutes ces figures ; comme il n’est
d’objecter à un concept cartésien pas nécessaire pour bien combattre
– préliminariste – de la méthode, que l’on sache le nom de toutes
système de règles préalablement les postures qu’un corps adroit et
réfléchies, préceptes avant l’opéra- bien exercé prend dans le combat »
tion, une méthodologie spinoziste (Bernard Lamy, De l’art de parler,
ou hégélienne, ou bergsonienne Livre II, ch. IX).
(réflexion, idée de l’idée, ou che- Pourquoi le corps, pourquoi le
min se construisant lui-même, etc.). combat ?
Ces deux démarches, en leur allure Nous appellerons vertige le mou-
typique, défont le texte ligne à vement irrépressible, structurelle-
ligne, le réduisent au simple selon ment nécessaire, qui emporte le
la droite ou le cercle. Il s’agira ici, discours sur la rhétorique dans une
entre autres choses, de déconstruire rhétorique, et par exemple les tropes
pratiquement la philosophie, l’idée, (trepein, vertere) qui s’imposent
la métaphore, la rhétorique impli- pour parler des tropes. L’abîme qui
quées par l’alternative de ces deux attire, de trope en trope, et fait ver-
« méthodes » et de tout le système ser le discours, n’est pas un gouffre
qui les tient ensemble. indéterminé. On ne prend pas
Nous nous trouvons déjà dans le n’importe quel tour pour décrire
texte. Quand il écrit « Nous allons une tropique ou figurer la figura-
commencer par quelques réflexions lité en général.
sur la méthode », Condillac évolue- Pourquoi le corps, pourquoi le
t‑il dans ce système ? Qu’il combine combat ? Privilège de la métaphore,
les deux types d’énoncé méthodo- (ressemblance, analogie) de l’op-
logique, cela laisse à penser une position couplée âme/corps, intel-
logique commune et perméable. ligible/sensible, animé/inanimé.
Le recours au simple d’un côté, le Et dans la préséance de l’action,

38
LE CALCUL DES LANGUES

compte tenu de la langue, de l’ins- privilège de l’action de guerre, de


cription dans le texte de la langue la lutte pour la maîtrise, le pouvoir,
naturelle de l’autre, cela pourrait la « disposition », l’arbitral. Cette
commander deux méthodes. Ce valeur organise tout le discours de
qui nous intéressera, c’est bien sûr Condillac depuis l’Essai sur l’ori­
leur combinaison, et d’entendre ce gine des connaissances humaines et
mot, d’abord, depuis la valeur que lui procurerait, si quelque chose de
lui assigne Condillac. tel avait lieu, son centre de vertige.
Si la philosophie, la science en Ce champ de bataille ouvert aux
général sont pour Condillac des plaies, coups et blessures n’aura
langues bien faites, jamais été la propriété privée de
« La périphrase est c’est-à-dire des dis- Condillac, le terrain idiomatique
une circonlocu-
cours construi- de son discours. Lamy, qui dit aussi
tion, un circuit de
paroles. Vous voyez sant des langues, la précipitation pratique, se trou­
donc que ce tour elles mettent en vait déjà sur le champ. Il s’y était
sera vicieux s’il n’est œuvre, essentiel- installé, avait pris ses aises et tenu
pas employé à pro- lement et jusqu’à garnison dans la métaphore agonis-
pos. […] Quand se confondre avec tique. C’est une longue dissertation,
donc les périphrases elle, une rhéto- tout un chapitre (Livre II, ch. XI) :
ne contribuent pas à
lier les idées, il faut
rique. « Les Figures sont comme les armes de
se borner à nom- l’âme. Parallèle d’un soldat qui com­
mer les choses. […] La rhétorique bat avec un Orateur qui parle. Pour
Les définitions et lesou, comme on la faire comprendre encore plus clai-
analyses sont pro- définit alors, un rement ce que j’ai dit ci-dessus, que
prement des péri- art de parler. Cette les figures sont les armes de l’âme,
phrases, dont le périphrase (art de je ferai ici le parallèle d’un soldat
propre est d’expli-
quer une chose »
parler au lieu de, qui combat les armes à la main, et
(Écr., I, 552‑4). autour de la rhé­ d’un orateur qui parle. Je considère
torique) qui appa- un soldat en trois états […]. »
raît alors dans les dictionnaires, ne Vertige méthodologique. Ques-
marque sans doute, en elle-même, tion de la marche cheminante.
aucune rupture dans la tradition. Essayez de faire tenir quelque
Ainsi nommée, elle paraît même chose comme un texte dans une
conforme à la notion aristotéli- configuration historico-théorique,
cienne. quelque nom qu’on lui donne et
Elle délimite pourtant, déjà, un même si ça existe un peu ; vous
lieu de conflits, de tensions, de entendrez venir du texte une sorte

39
LE CALCUL DES LANGUES

partages, une sorte de champ de d’éclat de rire déniaisant : « Tu ne


bataille théorique plus ou moins passes pas encore assez de temps à
rangée. la bibliothèque. Avant Condillac,
L’art de parler, c’est l’art de bien avant Lamy, avant Port-Royal, il
parler. Mais bien parler, en quoi y avait, par exemple, saint Augus-
cela consiste-t‑il ? Observer l’en- tin. » Vertige méthodologique,
semble des règles qui font du lan- métaphore de la marge construi-
gage un langage : normal, correct, sant son trope : « De sorte que l’on
signifiant et intelligible ? Se confor- peut dire véritablement des Lieux
mer à la grammaire ? Ou bien de ce que saint Augustin dit en géné-
produire, à l’aide d’une langue déjà ral des préceptes de la Rhétorique.
correcte, assurée déjà de sa gramma- On trouve, dit-il, que les règles de
ticalité, des effets particuliers, esthé- l’éloquence sont observées dans les
tiques, poétiques, oratoires, destinés discours des personnes éloquentes,
à esquisser des émotions, à provo- quoiqu’ils n’y pensent pas en les
quer la persuasion ? Le bien du faisant, soit qu’ils les sachent, soit
bien parler, sera-ce la grammaire ou qu’ils les ignorent. Ils pratiquent ces
plus que la grammaire ? La mise en règles parce qu’ils sont éloquents ;
œuvre de règles linguistiques ou la mais ils ne s’en servent pas pour être
mise en valeur d’une langue par une éloquents. Implent quippe illa quia
puissance qui n’est pas tout entière sunt eloquentes, non adhibent ut sint
inscrite dans la réserve d’une langue eloquentes.
et calculable depuis elle ? « L’on marche naturellement,
Mais qu’est-ce que la réserve ? comme ce même Père le remarque
le creux de la réserve, syntaxique en un autre endroit, et en marchant
ou lexicale ? Et si le trope naissait on fait certains mouvements réglés
de la rareté ? Telle est du moins du corps. Mais il ne servirait de rien
l’articulation proposée par Lamy pour apprendre à marcher, de dire
entre les deux instances de l’art : par exemple, qu’il faut envoyer des
« Dans le second Livre, il [l’auteur] esprits en certains nerfs, remuer cer-
fait remarquer que les Langues les tains muscles, faire certains mouve-
plus fécondes ne peuvent four- ments dans les jointures, mettre un
nir des termes propres pour expri- pied devant l’autre, et se reposer
mer toutes nos idées, et qu’ainsi sur l’un pendant que l’autre avance.
il faut avoir recours à l’artifice, On peut bien former des règles en
empruntant des termes de choses observant ce que la nature nous fait
à peu près semblables, ou qui ont faire ; mais on ne fait jamais ces

40
LE CALCUL DES LANGUES

quelque liaison et quelque rap- actions par le secours de ces règles. »


port avec celles que nous voulons (Port-Royal, La Logique ou L’Art de
signifier, et pour lesquelles l’usage penser, III, ch. XVII). Et avant saint
ordinaire ne donne point de noms Augustin…
propres. Ces expressions emprun-
tées se nomment Tropes. L’on parle
de toutes les espèces de tropes, et de
leur usage. L’on remarque dans ce
même Livre, que comme la nature
a tellement disposé notre corps qu’il
prend des postures propres à fuir ce
qui lui peut nuire, et qu’il se dispose
naturellement de la manière la plus
avantageuse pour recevoir ce qui lui
fait du bien, aussi la nature nous
porte à prendre de certains tours en
parlant, capables de produire dans
l’esprit de ceux à qui nous parlons
les effets que nous souhaitons, soit
que nous voulions les porter à la
colère ou à la douceur, à la haine ou
à l’amour. Ces tours se ­nomment
figures » (Bernard Lamy, De l’art de
parler, Préface).
Première forme, premier lieu de
la dissension. Entre la raison de la
grammaire et la raison de la rhéto-
rique, y a-t‑il rupture et disconti-
nuité ? Le Père Buffier, auteur d’une Méthode : suivre, selon la gram-
Grammaire (1723), cité par Du maire du corps, la route de la
Marsais (article Inversion de l’Ency­ nature. Si la rhétorique (au sens
clopédie) et par Beauzée (Grammaire étroit : l’art d’écrire qui porte théo-
générale) distingue entre ces deux rie Des différentes espèces de tours, des
arts de parler : « […] là où finit la tropes et du style) est la perfection
grammaire, c’est là que commence de la grammaire (« Qu’est-ce que la
la rhétorique ». Cela n’abandonne Grammaire ? C’est un système de
pas la rhétorique à une empiricité mots qui représente le système des

41
LE CALCUL DES LANGUES

sans loi, règle ou raison. Mais le idées dans l’esprit, lorsque nous les
champ d’application et les formes voulons communiquer dans l’ordre
de ces règles n’auraient rien à voir et avec les rapports que nous aper-
avec la rationalité grammaticale. cevons ; et l’Art d’écrire n’est que ce
La place de Condillac, dans ce même système, porté au point de
débat, semble singulière. Premier perfection dont il est susceptible. En
indice, il y en a d’autres, d’un faisant successivement ses études, on
ensemble historique qui ne se laisse ne fait donc que revenir continuel-
pas encadrer par l’historien des idées, lement sur un même fonds d’idées »
ne fait plus tableau et commande une (Introduction au Cours d’études, I,
lecture stéréographique, mobilisant 421). Ceci est extrait du Motif des
plusieurs plans, reconnaissant l’hété- Études dans lequel Condillac expose
rogénéité des sites textuels, libérant et justifie son Cours d’études au
le texte de sa petite clôture graphique Prince de Parme.
ou discursive. Toutes les doublures Fin de ce motif : « […] il ne res-
de cette stratégie demandent plus tait plus qu’à lui enseigner l’attaque
que de la patience, déroutent la et la défense des places. On eut pour
presse, égarent ou énervent le com- cela les plus grands secours. Le roi
mentateur, le professeur, l’hermé- envoya au prince, son petit-fils, deux
neute ou l’archéologue : tous ceux plans en relief, qui avancèrent beau-
qui veulent nous expliquer l’histoire coup son instruction. Le premier de
(des idées, des ensembles ou sous- ces plans offre aux yeux une place
ensembles du savoir, de l’opinion forte, disposée à soutenir un siège.
ou de l’institution) à l’aide de barres Les arbres des environs sont coupés,
et de ronds (la ligne, la coupure, la les maisons abattues, les chemins
totalité) sans s’être interrogé sur ces creux comblés, etc. On voit ensuite,
formes, l’« histoire » en somme qui par des pièces qu’on rapporte succes-
leur a dicté cette rhétorique et cette sivement, le progrès journalier des
écriture : les y alignant sans ména- travaux des assiégeants, l’ouverture
gement. de la tranchée, l’établissement des
parallèles, des batteries, des cavaliers
Pas plus que Rousseau (qui ne veut de tranchée, le logement du chemin
pas « amuser » son élève « au détail couvert, la descente et le passage du
des tropes et des figures »), Condil- fossé, les assauts aux ouvrages déta-
lac ne réserve une place, un lieu chés, etc. Les travaux les plus impor-
déterminé à la rhétorique comme tants sont représentés, lorsqu’ils ne
telle : aucun traité de rhétorique, pas sont encore qu’ébauchés, lorsqu’ils

42
LE CALCUL DES LANGUES

même un chapitre séparé. La rhéto- sont poussés jusqu’à un certain


rique n’est pas une discipline régio- point, enfin lorsqu’ils sont perfec-
nale. Encore moins une pratique tionnés et solidement établis.
empirique qu’on pourrait opposer « Le second plan est la même place
à la grammaire raisonnée. attaquée comme dans le premier ;
En tant qu’art de parler, la rhéto- mais on y voit de plus, par les pièces
rique continue systématiquement la qu’on rapporte successivement, les
science des signes et du langage. Et chicanes que les assiégés opposent
par conséquent l’art de penser, l’art aux progrès des assiégeants, les effets
de raisonner, etc. Il est vrai qu’à dis- des sorties, ceux des fourneaux sous
tinguer deux extensions du concept les glacis, les obstacles qu’on oppose
de rhétorique, Condillac s’oppose au passage du fossé, à l’attachement
moins frontalement qu’il n’y paraît du mineur, les retranchements dans
d’abord à ceux qui creusent un fossé les ouvrages, etc. L’étude réfléchie
entre la raison grammaticale et l’ex- de ces deux plans peut, sans contre-
périence rhétorique. Il y a la rhé- dit, suppléer à plusieurs années
torique au sens large : c’est l’art d’expérience » (I, 423), on initie à la
de parler comme art de penser, la Grammaire par l’analyse du langage
science la plus générale ; systéma- d’action et des « attitudes du corps »
tiquement articulée sur la gram- (Grammaire, I, 428 sq.). Cette ana-
maire ou sur l’art de raisonner, elle lyse retrace la simplicité naturelle
a les mêmes objets. La rhétorique des commencements. Mais pour
au sens étroit, spécification homo- retrouver la voie simple de l’injonc-
gène de l’art de parler, traite des tion naturelle, on introduit un prin-
ornements, des tours, des tropes, cipe stéréoscopique en présentant le
du style. Elle correspond à ce que contre-poinçon de la lettre, en divi-
Buffier ou Beauzée considéraient sant l’énonciation : ce que la nature
comme une sorte de technique des donne aussi à la perfection d’être
effets psychologiques, étrangère et assez insuffisant pour appeler le luxe
en dignité inférieure à la grammaire. d’une suppléance. Tel est le rapport
C’est la principale partie de ce que de l’analogie à l’analyse, comme de
Condillac nomme art d’écrire. Ce l’artificiel au naturel.
n’est pourtant pas un accessoire ou Voici la stéréométhodologie :
un appendice détachable. Il a une « Messieurs de Port-Royal ont les
place très déterminée dans la logis- premiers porté la lumière dans
tique du système, dans la rationa- les livres élémentaires. […] Cette
lité du champ et l’ordonnance du lumière, il est vrai, était faible encore

43
LE CALCUL DES LANGUES

plan d’études. Chronologiquement […]. D’excellents esprits se sont


d’abord, le prince de Parme aura lu depuis appliqués à frayer la route
l’Art d’écrire avant l’Art de raisonner, qui leur était ouverte. M. du Mar-
l’Art de penser et L’Artillerie raisonnée sais, qui a recherché en philosophe
de M. Le Blond. Mais n’en tirons les principes du langage, a exposé ses
pas argument. Appelons-en plutôt vues avec autant de simplicité que
à la logique de l’encyclopédie : de clarté. M. Duclos a enrichi de
« Au reste, l’art de parler, l’art remarques la Grammaire générale et
d’écrire, l’art de raisonner et l’art de raisonnée […]. Il était temps d’avoir
penser ne sont, dans le fond, qu’un une grammaire. M. du Marsais, qui
seul et même art. En effet, quand on pouvait ne laisser rien désirer à cet
sait penser, on sait raisonner ; et il ne égard, en avait promis une, et n’en
reste plus, pour bien parler et pour a donné que quelques articles dans
bien écrire, qu’à parler comme on l’Encyclopédie. D’autres ont travaillé
pense, et à écrire comme on parle. en ce genre avec succès, et ont mon-
« Si on considère d’ailleurs com- tré beaucoup de sagacité. Cepen-
bien, sans l’usage des signes, nous dant j’avoue que je ne trouve point,
serions bornés dans nos connais- dans leurs ouvrages cette simplicité
sances, on jugera que, si nous avions qui fait le principal mérite des livres
moins de mots, nous aurions moins élémentaires.
d’idées, et que, par conséquent, « Je regarde la grammaire comme
nous serions moins capables de pen- la première partie de l’art de pen-
ser et de raisonner. L’art de parler ser. Pour découvrir les principes du
n’est donc que l’art de penser, et langage, il faut donc observer com-
l’art de raisonner, qui se développe ment nous pensons : il faut chercher
à mesure que les langues se perfec- ces principes dans l’analyse même
tionnent, et il devient l’art d’écrire, de la pensée.
lorsqu’il acquiert toute l’exactitude « Or l’analyse de la pensée est
et toute la précision dont il est sus- toute faite dans le discours. Elle l’est
ceptible » (Introduction au Cours avec plus ou moins de précision,
d’études, I, 403). suivant que les langues sont plus ou
L’art d’écrire comprend, selon moins parfaites, et que ceux qui les
Condillac, la rhétorique au sens parlent ont l’esprit plus ou moins
étroit, disons la petite rhétorique, juste. C’est ce qui me fait consi-
la théorie des figures et des tropes. dérer les langues comme autant de
Spécifique par les seules valeurs de méthodes analytiques. Je me pro-
précision et d’exactitude : encore pose donc de chercher quels sont

44
LE CALCUL DES LANGUES

y émergent-elles moins qu’elles les signes et quelles sont les règles


n’y gagnent un degré. Elle reste de cette méthode » (I, 427).
donc une région, un organe, voire Précision : il faut observer la pen-
un appendice de la grande rhéto- sée pour accéder aux « principes
rique ou art de parler. Qui donc du langage » mais cette analyse est
ne s’arrêtera jamais. Ainsi : « Mais « toute faite dans le discours ».
quoique, dans le vrai, tous ces arts Rien ne se pense qui ne se dise
se réduisent à un seul, et qu’il soit (« penser devient donc un art, et cet
même utile de les considérer sous art est l’art de parler ») mais l’analy-
ce point de vue, afin de les ramener ser c’est encore le dire. Pas de méta-
aux mêmes principes, il est cepen- langage parce qu’il n’y a que du
dant nécessaire de les traiter sépa- métalangage. Point d’écriture, seule
rément, quand on veut suivre le précision, sur ce cercle. Reste, c’est-
développement de nos facultés et à-dire, seulement à l’écrire. Selon le
le progrès de nos connaissances. meilleur tour possible.
« J’ai fait voir que tous ces arts se Pas de métalangage c’est-à-dire pas
confondent dans un seul. Je dirai de métaphysique si, comme on va
plus, c’est qu’ils se réduisent tous à voir, tout langage procède et relève
l’art de parler » (I, 403). du corps, revient à la physique des
On ne comprendra ni n’ensei- gestes et au langage d’action. Mais
gnera la petite rhétorique qu’en la pas de métaphysique parce qu’il n’y
reconduisant aux premiers principes a que du métaphysique : l’analogie
métaphysiques qui commandent annonce et assure dès l’origine le
l’art en général, c’est-à-dire. passage entre le signe naturel – lan-
L’art en général, et déjà la méta- gage du corps – et le signe artificiel
physique comme effet de l’art de qui s’en libère, entre les « deux lan-
penser, c’est l’art de parler. L’art gages d’action ».
d’écrire n’est qu’une précision, une La nature, la route, le corps, la
détermination de l’art de parler. pantomime.
La petite rhétorique, partie de la Tout peut, devrait pouvoir être
grande, est encerclée dans la philo- mimé, rien que le corps ne puisse
sophie comme système. rendre, pas même l’âme. « Tous
S’il est nécessaire de diviser ou les sentiments de l’âme peuvent
de préciser ce qui forme un tout être exprimés par les attitudes du
indivisible, c’est sans doute pour corps. […] Nous pourrions par
enseigner ; mais enseigner, c’est conséquent, rendre toutes nos pen-
reconstituer, « retracer » l’ordre sées avec des gestes, comme nous

45
LE CALCUL DES LANGUES

des acquisitions et des progrès de les rendons avec des mots » (I,
l’esprit humain. L’encyclopédie, 428‑429). Mais cette langue natu-
l’enseignement général doit repro- relle laisse notre corps en route.
duire l’enchaînement génératif des La nature ouvre la route, fraye
connaissances et des facultés. « Tel le passage, puis laisse l’imagina-
est donc l’ordre des études dans les- tion (faculté de l’analogie) faire le
quelles les peuples ont été engagés reste, ajouter l’artifice à la nature,
par leurs besoins […]. L’histoire de suppléer tous les manques, mais
l’esprit humain me montrait, par le faire encore sous la surveillance
conséquent, l’ordre que je devais de la nature. L’imagination double
suivre moi-même dans l’instruc- et seconde la voix de la nature qui
tion du Prince. […] Mais quelle parle par notre corps et la confor-
méthode devais-je suivre dans ces mation de nos organes. En remuant
études ? L’histoire de l’esprit humain la langue, en suppléant au geste
me l’apprenait encore » (I, 402). naturel, en produisant des signes
Dès lors, la petite rhétorique, artificiels, de la pantomime au dis-
cette partie de l’art d’écrire qui cours articulé, elle produit la figure,
vient après la grammaire, ce n’est donne le goût de la métaphore et la
pas seulement une partie de la phi- métaphore du goût.
losophie comme système, elle ins- Suivant (sa rupture – ou pas –
crit un moment de la société (de avec) la voie de la nature, l’imagi-
l’esprit) comme histoire. nation peut s’engager dans l’artifice,
Moment très déterminé de l’écri- qui ne contredit pas à la nature, ou
ture suivant, secondant la parole. s’égarer dans l’arbitraire. Cette dis-
Impliquant l’appréciation, l’inter- tinction, Condillac ne semble pas s’y
vention, sur la langue, sur fond et tenir toujours. Tout peut se perdre
surface de langue, du goût. en route. « Puisque le langage d’ac-
Le goût, métaphore sur la langue. tion est une suite de la conformation
Second, d’après la langue : ce de nos organes, nous n’en avons pas
moment succède d’une part à la choisi les premiers signes. C’est la
satisfaction des besoins élémen- nature qui nous les a donnés : mais
taires, par exemple manger ; d’autre en nous les donnant, elle nous a mis
part à la formation et à l’activité sur la voie pour en imaginer nous-
d’une langue propre à la satisfaction mêmes. Nous pourrions par consé-
de ces besoins, par exemple man- quent, rendre toutes nos pensées
ger. Rassasiés, saturés, nous prenons avec des gestes, comme nous les ren-
goût à cuisiner la langue. « Il devait dons avec des mots ; et ce langage

46
LE CALCUL DES LANGUES

donc arriver un temps où les socié- serait formé de signes naturels et de


tés, assurées de leur subsistance, signes artificiels. Remarquez bien,
rechercheraient les choses qui pou- Monseigneur, que je dis de signes
vaient contribuer aux commodités artificiels, et que je ne dis pas de
et aux agréments de la vie. Ce fut signes arbitraires : car il ne faudrait
alors que commencèrent les beaux- pas confondre ces deux choses.
arts, et le goût commença avec eux. « En effet, qu’est-ce que des signes
[…] Tel est donc l’ordre des études, arbitraires ? Des signes choisis sans
dans lesquelles les peuples ont été raison et par caprice. Ils ne seraient
engagés par leurs besoins : ils ont donc pas entendus. Au contraire,
commencé par des observations sur des signes artificiels sont des signes
les choses de première nécessité, ils dont le choix est fondé en raison :
ont ensuite recherché les choses de ils doivent être imaginés avec tel art,
goût, et ils ont fini par raisonner sur que l’intelligence en soit préparée
les choses de spéculation » (I, 401). par des signes qui sont connus » (I,
Ordre de succession irréduc- 429 ; Condillac souligne seulement
tible comme l’histoire. Contraire- signes artificiels et signes arbitraires).
ment à ce qu’on a souvent dit de Telle surveillance méthodo-
lui, Condillac est très attentif à la téléologique de la nature (« Persuadé
structure historique du savoir, de la que l’homme, lorsqu’il crée les arts,
littérature, de la science, de la phi- ne fait qu’avancer dans la route que
losophie. L’enseignement échappe la nature lui a ouverte, et faire avec
à l’arbitraire en tenant compte du règle, à mesure qu’il avance, ce qu’il
fait historique, du déjà-là de l’évé- faisait auparavant par une suite de
nement qui constitue la règle. On sa conformation […] » [I, 431])
ne pourra enseigner les principes du assure le passage continu entre le
goût, les règles de l’art, du bien par- plus grossier des langages d’action
ler ou du bien écrire que s’il y a et la plus formelle, la plus artificielle
déjà eu les beaux-arts, une poésie, des ­langues, entre la pantomime pri-
une littérature, de bons écrivains mitive et ­l’ultime langue des calculs.
qui, suivant la nature (l’histoire sui- Elles font corps l’une avec l’autre,
vant la nature), ont montré la voie, tout simplement de tenir toutes
inventé la méthode. Il y a un fait, deux au corps. L’analogie passe par
un déjà-là de la pratique rhétorique, le corps et met le doigt à la langue.
par exemple, qui seul permet, par Ainsi, à l’ouverture de La Langue
extraction, d’en enseigner les règles. des calculs, avant même de la consi-
Cela ne signifie pas l’empirisme ou dérer « dans ses commencements »

47
LE CALCUL DES LANGUES

l’aposteriori. Simplement l’apriori, qui sont aussi ses principes, ceux de


la voix de la nature, s’entend après la langue digitale (« Pour expliquer
le coup de l’histoire, se déchiffre sur la formation des langues, j’ai com-
le corps de l’événement historique. mencé par observer le langage d’ac-
On ne pourrait enseigner ni même tion. Or le calcul avec les doigts est
concevoir les règles du bien écrire le premier calcul, comme le langage
si la littérature n’avait pas déjà eu d’action est le premier langage. Pour
lieu. Mais avant même la littéra- expliquer la formation de toutes les
ture, et pour qu’elle soit possible, il espèces de calcul, je commencerai
faut que la rhétorique soit déjà pro- donc par observer le calcul avec les
duite dans la langue et le goût sur la doigts » [La Langue des calculs, II,
langue. Condillac y insiste souvent : 421]), Condillac avait énergique-
on ne pourrait enseigner la langue ment opposé l’artifice à l’arbitraire.
à un enfant si d’une certaine façon Le progrès dans l’artifice est un pro-
il ne la savait déjà, s’il ne la prati- grès naturel, il revient à la nature
quait pour l’apprendre et ne s’était et suit la loi d’analogie, c’est-à-dire
d’avance rompu à sa discipline. de ressemblance (« L’analogie est
Cette antériorité du fait pratique, proprement un rapport de ressem-
sans cesse rappelée, donne à l’ana- blance » [II, 419]). Il est nécessaire
lyse son caractère historique, sinon et ne s’impose qu’à réduire l’arbi-
empirique, mais le grave et le grève traire (grossièreté primitive et bar-
de prescription : l’événement qui barie) : « C’est cet arbitraire qu’on
prescrit et produit la règle avait lui- croit voir dans les langues qui a
même été dicté par l’ordonnance de jeté dans l’erreur que l’usage les
la nature. Le « grand écrivain », par fait comme il veut, et les grammai-
exemple, écrit moins qu’il ne lit, le riens nous ont donné ses caprices
premier, le texte naturel. « On n’a pour des lois. […] Les langues sont
fait, par exemple, des recherches d’autant plus imparfaites qu’elles
sur l’art de parler, que lorsqu’on paraissent plus arbitraires : mais
a pu observer les tours que l’usage remarquez qu’elles le paraissent
autorise : on n’a observé ces tours, moins dans les bons écrivains […].
qu’après que les grands écrivains L’algèbre est une langue bien faite
en ont eu enrichi les langues ; et il et c’est la seule : rien n’y paraît arbi-
y a eu des poètes et des orateurs, traire […]. Dès que l’algèbre est une
avant qu’on imaginât de faire des langue que l’analogie fait, l’analogie,
grammaires, des poétiques et des qui fait la langue, fait les méthodes :
rhétoriques. Il serait donc inutile, ou plutôt la méthode d’invention

48
LE CALCUL DES LANGUES

et même peu raisonnable, d’ensei- n’est que l’analogie même. L’ana-


gner ces arts à un enfant qui n’au- logie : voilà donc à quoi se réduit
rait pas encore appris de l’usage les tout l’art de raisonner, comme tout
tours propres à sa langue ; et qui, l’art de parler » (II, 420).
par conséquent, n’étant pas capable Entre deux langages d’action, le
de sentir le beau, n’est certainement naturel et l’artificiel, l’analogie pro-
pas capable de juger s’il a des règles. duit la bonne suppléance et réduit
« En conséquence de ces réflexions, l’arbitraire.
je crus que, pour former le goût Mais l’art, qui suit la nature,
du Prince, je devais lui donner des qu’est-ce que l’art ? Ce n’est pas la
modèles du beau, et m’appliquer nature, ce n’est pas le langage d’ac-
surtout à les lui rendre familiers. tion naturel, celui qui tient à la
Il fallait donc lui faire lire et relire conformation des organes. Il vient
les meilleurs écrivains. Je choisis les à la nature comme le temps. S’il y a
poètes dramatiques » (I, 402). « deux langages d’action : l’un natu-
Pourquoi ce choix ? pourquoi ce rel, dont les signes sont donnés par la
modèle littéraire ? Toute la « petite
conformation des organes ; et l’autre
rhétorique » se construit sur des faits
artificiel, dont les signes sont don-
littéraires historiquement détermi-
nés par l’analogie », le premier, qui
nés, y arrête, sans en reconnaître dès
est très borné, ne demande pas de
lors la limite, des règles de forme
générale. Le leurre est ici celui de temps. Tout y est donné par tableau,
la généralité. Pourquoi Condil- simultanément : « on pourrait l’en-
lac choisit-il « les poètes drama- tendre d’un clin d’œil » (Grammaire,
tiques » ? Parce que c’est selon lui I, 430). Mais il n’y a point d’art à
le modèle le plus universel. « Tous cela. Donc point encore de rhéto-
les peuples » ont aimé cette « poé- rique, ni au sens large, ni au sens
sie ». Le Prince, donc, « se plut à restreint. Il n’y a pas d’espace de la
la lecture des poëtes ; il apprit la rhétorique, seulement une séquence,
langue, en paraissant moins étudier une conséquence de ce que la nature
que s’amuser » (id.). trouve le temps de s’écarter comme
La pédagogie, l’encyclopédie ne d’elle-même. La règle de l’art, l’ana-
produit ni n’enseigne les règles de logie, (se) tiendra à la limite de
l’art. Elle en étaye seulement la l’écart. On pourra préméditer ici le
conséquence. texte kantien, ce ne serait pas le seul
Le pédagogue historien aura exemple, et la nécessité qui accorde
toujours été le répétiteur, il aura le temps à l’analogie de l’expérience.

49
LE CALCUL DES LANGUES

toujours organisé la soutenance de De la langue à l’oreille. Le lan-


ce qui, avant sa parole, déjà là, était. gage d’action naturelle n’en appelle
« En se familiarisant avec les meil- pas encore à la voix. Il ne prend
leurs écrivains, le Prince observait donc aucun temps. Il est absolu-
ce qu’il avait éprouvé dans ses lec- ment rapide et vif (« Le langage
tures ; et ses observations le condui- d’action a donc l’avantage de la rapi-
saient naturellement à la découverte dité » [I, 430]) et Condillac recourt
des règles de l’art de parler. C’est souvent pour le décrire à la catégo-
pour le soutenir dans ces recherches rie du « clin d’œil », du « tableau »
que je fis une Grammaire et un perçu en un clin d’œil. Pas encore
Traité de l’Art d’écrire. En compo- de consécution linéaire. La structure
sant ces ouvrages, mon dessein était de la pensée y trouve son compte.
moins de lui apprendre sa langue, La pensée en effet ne peut loger sa
que de le faire réfléchir sur ce qu’il forme essentiellement composée que
en savait déjà. Je voulais développer dans un tableau, espace de cohabi-
d’une manière plus distincte et plus tation simultanée d’une multipli-
étendue, les observations qu’il avait cité d’éléments, d’idées articulées et
faites dans ses lectures, et par-là le enchaînées. « Comme chaque pen-
confirmer dans l’habitude de juger sée est nécessairement composée,
des beautés de style. il s’ensuit que le langage des idées
« Son goût se formait : je crus simultanées est le seul langage natu-
pouvoir essayer de lui donner des rel. Celui, au contraire, des idées
connaissances philosophiques » (id.). successives, est un art dès ses com-
En posant comme valeur de mencements, et c’est un grand art
méthode pédagogique qu’il ne faut quand il est porté à sa perfection. »
pas, qu’on ne peut pas commencer Celui qui parle peut encore pen-
par le vrai commencement mais ser ce qu’il dit d’un « coup d’œil ».
prendre les choses dans leur milieu, Il n’a pas nécessairement besoin,
au point où elles en sont déjà, où comme l’auditeur (Condillac les
l’enfant est dans sa langue, le répé- distingue ici très nettement, leurs
titeur aussi, et dans son histoire, places ne s’échangent ni ne se réflé-
dans l’histoire de sa littérature par chissent), d’un « second coup d’œil,
exemple, qu’il faut seulement faire ou même d’un troisième pour tout
réfléchir sur ce qu’on sait déjà, entendre ». Pour celui qui tient le
Condillac nous aurait-il prescrit en discours la multiplicité des idées
somme le pas de méthode que nous forme des colonnes immédiatement
avons adopté ? Mais il le fait pour perceptibles, il les voit comme des

50
LE CALCUL DES LANGUES

retracer l’origine et la génération, monuments pierreux dans l’espace


l’archéologique productivité dont d’un tableau et le temps d’un clin
nous marquons peut-être, plus tôt, d’œil, d’un seul coup. Pour celui qui
la perte. reçoit le discours, la multiplicité des
Dans l’ordre posé par le tuteur colonnes se donne successivement,
pédagogue, l’enseignement de la s’étire selon la ligne, oblige à multi-
philosophie, on vient de le voir, plier les lectures, à procéder par aller
suit celui de la rhétorique : « Son et retour, regards obliques, rappels
goût se formait : je crus pouvoir sans fin, désarticulations, latéralisa-
essayer de lui donner des connais- tions épuisantes d’un texte inépui-
sances philosophiques. Puisqu’il sable. Si encore il n’y en avait que
s’était déjà exercé à faire des obser- deux. Mais rien n’est jamais moins
vations sur les facultés de son âme, sûr. Et si on savait quelle est la pre-
sur l’origine des sociétés, et sur la mière colonne, où elle commence,
langue, je ne doutai point qu’il ne où elle finit, si on n’était pas obligé
fût capable d’observer avec les phi- de prendre les choses où elles en
losophes, et de les suivre dans leurs sont déjà, comme l’enfant est déjà
découvertes. » Même si, dans l’ordre dans la langue de sa mère, une répé-
du système liant les principes et les tition générale et ordonnée pour-
connaissances, la philosophie vient rait faire le tour du texte, embrasser
avant la rhétorique et la commande ses colonnes qui alors se laisseraient
comme une science des principes faire. On peut toujours essayer.
une science des effets, en revanche, Le répétiteur étaye, soutient. Le
dans l’ordre pédagogique la rhéto- précepteur du Prince disait : « C’est
rique (grammaire et art d’écrire) pour le soutenir dans ces recherches
précède l’enseignement de la phi- que je fis une Grammaire et un
losophie. Le cercle encyclopédique Traité de l’Art d’écrire » (Introduc­
se parcourt en deux sens. tion au Cours d’études, I, 402).
Cette inversion, ce renversement Une colonne soutient. Deux piliers
de l’ordre n’est pas un détail, un consolident – ou écartent d’elle-
artifice conventionnel, un tour de même toute édification.
l’enseignement. La forme circulaire Peut-être s’agit-il ici d’une dérape
de l’édification engage tout le sys- brusque, de soustraire la colonne, le
tème et l’entraîne dans une sorte de pilier, le pivot à la multiplicité ana-
ronde sémantique où philosophie logique, métaphorique, figurale ou
et rhétorique se précèdent l’une polysémique pour les entraîner dans
l’autre. La rhétorique dépend de une sorte de toupillage disséminal.

51
LE CALCUL DES LANGUES

la philosophie, science des origines La dissémination avait déjà creusé les


de l’expérience, de la génération colonnes et les avait, hors de toute
des idées, des signes, de la langue, sémaphoricité, de tout dictionnaire
pensée qui commande à tout art de des synonymes, délitées. De celui-ci
parler. Soutènement de principe qui par exemple où Condillac, entre col­
fait de la rhétorique une partie, un loque et colorer, plante là le confi-
moment ou un effet, voire un orne- gural Colonne : « s.f. Pilier. Le pilier
ment de la philosophie ; architec- soutient un bâtiment : la colonne
ture qui se renverse, tourne, sens sert de soutien et d’ornement. Ils se
dessus dessous, autour d’un axe disent figurément de tout ce qu’on
invisible : la philosophie, science peut considérer comme soutenant
des principes, archè de l’encyclopé- quelque chose. Un ministre a dit
die, parle, elle est déjà inscrite dans que les fermiers généraux sont les
l’espace d’une langue : dont l’his- colonnes de l’état ; il y a des colonnes
toire et les règles auront assigné son plus sures, ce sont les vertus d’un
lieu au discours philosophique, l’au- prince éclairé. On nomme pilier
ront précédé d’un art de parler, au de caffé, de cabaret, ceux qui ne
moins accompagné de beaux-arts et hantent que ces lieux, parce qu’ils
de belles lettres, lui donnant ainsi servent à soutenir le commerce du
le goût de la langue. Celui qui veut caffetier et du cabaretier. En pareil
philosopher, apprendre la philoso- cas on ne dirait pas colonne.
phie se laisse d’abord hanter, pos- « Au figuré ces deux mots ont
séder, envelopper par le rème, le pivot pour synonyme, celui-ci se
prorème. Et c’est pourquoi l’enfant dit d’un homme qui est tout à la
n’aura pu accéder à la philosophie fois, le soutien de l’état et la cause
qu’après avoir reçu la discipline de de tous ses mouvements. Ainsi le
la grammaire et de l’art d’écrire. pilier soutient, la colonne soutient et
L’art de raisonner suit l’art d’écrire. orne, le pivot soutient et fait mou-
Pour entendre quelque chose à la voir » (Dictionnaire des synonymes de
philosophie, il faut d’abord écouter la langue française, III, 131).
le rhéteur ou le rhétoricien. Mais la situation du parleur est-
Partie de la philosophie comme elle essentiellement autre que celle
système, instance de la société ou de « ceux qui écoutent » et pour qui
de l’esprit comme histoire, la rhé- « les idées deviennent souvent suc-
torique restreinte ou art d’écrire cessives » ?
se replierait dans les limites d’une S’il veut analyser, le parleur
région. Mais la rhétorique générale doit écouter, s’écouter au moins :

52
LE CALCUL DES LANGUES

couvre tout le champ et envahit dissoudre la composition du tableau,


l’espace du tableau. Variant entre la dis-simuler dans la consécution
ses deux extensions, la rhétorique, linéaire égrenant l’élément dans la
quand elle est partie d’un ensemble, multitude de clins d’œil que consti-
ne l’est que d’elle-même. Elle se tue un discours articulé. L’analyse
couvre, se conçoit et s’engendre elle- doit donner le temps au tableau,
même, tout et partie. Le tout, c’est telle est la règle de l’art.
de bien parler et donc de bien pen- Mais pourquoi l’art de l’analyse
ser, de quoi la technique du style, ne se laisse-t‑il pas dissocier du
des figures, des tropes est partie. pouvoir analogique (« L’analogie et
Cette implication du tout dans la l’analyse dont vous venez de voir
partie est la conséquence elle-même les commencements dans le langage
comme règle de l’art. L’art de par- d’action, voilà Monseigneur, à quoi
ler qui se détermine ensuite en art se réduisent, dans le vrai, tous les
d’écrire intervient, vient à la pensée principes des langues » [Grammaire,
comme le temps vient à l’espace, I, 431]) ? Si l’analyse et l’analogie
la successivité au simul tabulaire, érigent et soutiennent tout l’édifice
la consécution au « tout à la fois », de la langue, quelle est la voûte ou
au « en même temps » de la pensée. l’archivolte du palais ?
Celle-ci voit, dans le moment où C’est justement ce qui permet de
« penser n’est pas encore un art », dissimuler la toile en l’ouvrant au
et d’un seul coup d’œil, tout l’es- sens du temps : l’analogie (séman-
pace des idées, la multiplicité se livre tique) est analogue à l’analogie (sen-
d’une seule pièce, avant analyse, sur sible), l’analogie du sens à l’analogie
une sorte de plaque ou de page. des sens ; et si le sens passe entre les
Comment sauriez-vous où com- sens, c’est premièrement par « l’ana-
mencer s’il ne vous était pas donné, logie qu’a l’organe de l’ouïe avec les
comme à l’enfant, d’avoir « déjà des autres sens ».
idées » en entrant dans le discours et Hypothèse d’une cheville pivo-
si moi-même « je ne voyais pas déjà tale : doutez de cette dernière ana-
toutes les idées dont mon jugement logie (ce qui s’entend et le reste) et
est formé. Si elles ne s’offraient pas tout tombe en ruine, la philosophie
toutes à la fois, je ne saurais par où de Condillac, voire la philosophie
commencer, puisque je ne saurais sans plus.
pas ce que je voudrais dire » (I, 403). Plus tard, toute la théorie de la
Mais peut-être ne le savons- métaphore générale, toute la phi-
nous pas. À la fois, oui, mais point losophie du langage originellement

53
LE CALCUL DES LANGUES

tout à la fois : vices d’écriture. Qui figuré, aura pris naissance dans cette
consistent peut-être ici à détour- possibilité – la nature ouvrant la
ner pratiquement, violemment, en route au corps et à la pantomime –
plusieurs fois, succession de Condil- d’entendre la peinture, d’énoncer le
lac ; et à tourner contre son analyse geste, de passer continûment d’un
l’analyse dont elle est la condition. sens à l’autre, de représenter l’un par
« Si une pensée est sans succession l’autre, d’analyser, soit d’« observer
dans l’esprit, elle a une succession successivement et par ordre », selon
dans le discours, où elle se décom- la ligne tracée par la voix, les cou-
pose en autant de parties qu’elle leurs et les lignes qui se donnent
renferme d’idées. Alors nous pou- – simul – dans les tableaux du lan-
vons observer ce que nous faisons gage d’action. Donc de réduire en
en pensant, nous pouvons nous en parlant la métaphore dont ne cesse
rendre compte ; nous pouvons par pourtant de s’alimenter la langue.
conséquent, apprendre à conduire « En parlant le langage d’action, on
notre réflexion. Penser devient donc s’était fait une habitude de repré-
un art, et cet art est l’art de parler. senter les choses par des images sen-
[…] Voilà pourquoi je considère sibles : on aura donc essayé de tracer
l’art de parler comme une méthode de pareilles images avec des mots. Or
analytique, qui nous conduit d’idée il a été aussi facile que naturel d’imi-
en idée, de jugement en jugement, ter tous les objets qui font quelque
de connaissance en connaissance ; et bruit. On trouvera sans doute plus
ce serait en ignorer le premier avan- de difficulté à peindre les autres ;
tage, que de le regarder seulement cependant il fallait les peindre, et
comme un moyen de communiquer on avait plusieurs moyens.
nos pensées » (I, 403‑404). « Premièrement, l’analogie qu’a
Sans doute l’art de parler est-il l’organe de l’ouïe avec les autres
second. Second comme la succession sens, fournissait quelques couleurs
elle-même qui vient au secours de grossières et imparfaites qu’on aura
la pensée tabulaire, comme le temps employées.
affecte l’espace ou l’espace affecte de « En second lieu, on trouvait
devenir ce qu’il n’aura jamais été, encore des couleurs dans la dou-
le temps. Mais précisément parce ceur et dans la dureté des syllabes,
qu’il est un art second et que, en dans la rapidité et dans la lenteur
tant que tel, il permet d’analyser le de la prononciation, et dans les dif-
tableau qu’il affecte, de le parcourir férentes inflexions dont la voix est
en ordre, élément par élément, ce susceptible.

54
LE CALCUL DES LANGUES

n’est plus un moyen secondaire, un « Enfin si, comme nous l’avons vu,
moyen de communication, un auxi- l’analogie, qui déterminait le choix
liaire utile pour exprimer ce qui est des signes, a pu faire du langage d’ac-
déjà là. Du moins n’est-ce pas là son tion, un langage artificiel propre à
intérêt principal. La langue est une représenter des idées de toute espèce,
science, un pouvoir de connaissance pourquoi n’aurait-elle pas pu don-
analytique avant d’être un véhicule ner le même avantage au langage des
d’échange. « Ce serait en ignorer le sons articulés ? » (I, 432).
premier avantage, que de le regar- Mais à tenir compte de l’analo-
der seulement comme un moyen de gie entre les deux séquences, celle
communiquer nos pensées. de l’espace et celle du temps, ou
« Les langues sont donc plus plutôt de l’analogie entre la simul-
ou moins parfaites, à proportion tanéité composée du visible et la
qu’elles sont plus ou moins propres séquence temporelle de l’audible,
aux analyses. Plus elles les facilitent, on voit l’analyse s’annoncer avant
plus elles donnent de secours à l’es- l’art de parler, se précéder elle-
prit. En effet, nous jugeons et nous même en quelque sorte, entre les
raisonnons avec des mots, comme coups d’œil. Bien qu’on puisse per-
nous calculons avec des chiffres ; et cevoir « d’un coup d’œil » une mul-
les langues sont pour les peuples ce tiplicité d’objets rassemblés, il faut,
qu’est l’algèbre pour les géomètres. pour se rendre « un compte exact »
En un mot, les langues ne sont que de tout ce qui agit sur l’œil, intro-
des méthodes, et les méthodes ne duire la succession analytique dans
sont que des langues… On voit le regard et démêler ainsi l’initiale
par-là que l’art d’écrire, l’art de rai- confusion. Distinguer ici, dès le
sonner et l’art de penser se réduisent seuil muet du discours, entre l’œil et
à l’art de parler » (I, 404). la vue, entre voir et regarder. Com-
L’art d’écrire, donc, réduit à l’art ment pourriez-vous lire autrement ?
de parler. Voyez ici l’art d’écrire. Par exemple ceci, qui frappe toute
Condillac le distingue de la tech- perception, le ceci, de strabisme tex-
nique d’écriture, des systèmes gra- tuel avant la lettre : « […] pour les
phiques de notation, comme la apercevoir d’une manière distincte,
littérature se distingue de la typo- il faut observer, l’une après l’autre,
graphie ou la poésie de la calligra- ces sensations qui se font dans vos
phie. Or à la différence de la parole, yeux toutes au même instant.
de l’art de parler, la technique d’écri- « Lorsque vous les observez ainsi,
ture n’est, en son premier avantage, elles sont successives par rapport à

55
LE CALCUL DES LANGUES

que moyen de communiquer. C’est votre œil qui se dirige d’un objet
un véhicule second qui n’affecte, sur un autre : mais elles sont simul-
ne produit, ne transforme jamais tanées par rapport à votre vue, qui
ce qu’il transporte, même quand continue de les embrasser. En effet,
il transporte un transport, soit un si vous ne regardez qu’une chose,
langage déjà figuré et métaphorique. vous en voyez plusieurs ; et il vous
Les images restent les mêmes. Analo- est même impossible de n’en pas
gie encore d’une séquence à l’autre, voir beaucoup plus que vous n’en
de la non-séquence à la séquence, regardez » (I, 435).
de l’œil à l’ouïe. Ouverture du cha- Vous voyez au-delà de ce qu’ici
pitre De l’écriture dans l’Essai sur vous regardez. L’art d’écrire, la rhé-
l’origine des connaissances humaines : torique restreinte aux valeurs du
« Les hommes en état de se commu- style, vous en verrez le traité toujours
niquer leurs pensées par des sons, retenu dans le cadre d’un tableau et
sentirent la nécessité d’imaginer de dominé par l’opération du regard,
nouveaux signes propres à les perpé- sinon de la vue : la netteté et le
tuer et à les faire connaître à des per- caractère du trait. Dès les premiers
sonnes absentes. Alors l’imagination mots, « Deux choses, Monseigneur,
ne leur représenta que les mêmes font toute la beauté du style : la net-
images qu’ils avaient déjà exprimées teté et le caractère ». Et dès son pre-
par des actions et par des mots, et mier Livre, De l’art d’écrire installe
qui avaient dès les commencements sa problématique dans l’intervalle
rendu le langage figuré et méta- entre la vue et le regard, entre le
phorique. Le moyen le plus naturel « à la fois » du coup d’œil et la suc-
fut donc de dessiner les images des cession du regard analytique, entre
choses. Pour exprimer l’idée d’un l’espace, déjà, et le temps, le geste
homme ou d’un cheval, on repré- et la parole (Écr., I, 518‑519). Cet
senta la forme de l’un ou de l’autre, intervalle, où s’instruit le désir de
et le premier essai de l’écriture ne fut style, le style du désir, le désir désire
qu’une simple peinture » (I, 94‑95). le remplir, le franchir, le fouler.
Premier chiasme, au moins appa- Cela s’appelle suppléer. Et Condil-
rent, avec Rousseau : une même lac, en philosophe, détermine tou-
proposition (le langage originaire- jours la possibilité de la suppléance
ment figuré) s’énonce dans un autre depuis celle de l’analogie. L’analo-
contexte et donc avec une fonction gie est toujours quelque part l’ana-
différente. La métaphore naît du logie du visible et de l’invisible, de
besoin selon l’Essai sur l’origine des l’espace et du temps, de l’œil et de

56
LE CALCUL DES LANGUES

connaissances humaines, de la passion l’oreille, du doigt et de la langue.


selon l’Essai sur l’origine des langues. Point d’effet de lumière sans liaison
La métaphore, c’est-à-dire la parole. et mise en rapport, « il n’y a de la
Or si Condillac ne définit pas le lan- lumière dans l’esprit qu’autant que
gage articulé, dans son avantage et les idées s’en prêtent mutuellement.
dans son prédicat essentiels, comme Cette lumière n’est sensible, que
moyen et moyen de communication, parce que les rapports qui sont entre
réservant cette qualification à l’écri- elles, nous frappent la vue […]. […
ture, Rousseau étend la commu- L]e premier coup d’œil ne suffit pas
nication à tout le champ. Dès le pour démêler tout ce qui se montre
chapitre 1 de l’Essai sur l’origine des à nous dans un espace fort étendu
langues, Des divers moyens de com­ […]. [… V]ous suppléez à la fai-
muniquer nos pensées : « Sitôt qu’un blesse de votre esprit avec le même
homme fut reconnu par un autre artifice que vous employez pour
pour un être sentant, pensant et suppléer à la faiblesse de votre vue ;
semblable à lui, le désir ou le besoin et vous n’êtes capable d’embrasser
de lui communiquer ses sentiments un grand nombre d’idées, qu’après
et ses pensées lui en fit chercher les que vous les avez considérées cha-
moyens. Ces moyens ne peuvent se cune à part » (I, 519).
tirer que des sens, les seuls instru- Par quoi le précepteur dit au
ments par lesquels un homme puisse Prince, pour lui apprendre à lire et
agir sur un autre » (Jean-Jacques à écrire : relisez, relisez d’abord ceci,
Rousseau, Essai sur l’origine des suppléez à la faiblesse de votre jeune
­langues, éd. Charles Porset, Ducros, esprit en regardant bien ce que vous
1968, ch. I, 27). Suit l’inventaire rai- ne faites pour le moment que voir.
sonné de ces moyens, « langue du Revenez sur vos pas, comparez, met-
geste » et « celle de la voix ». tez en rapports tous les mots, toutes
La langue (parlée), selon Rous- les phrases que vous avez sous les
seau, tient son origine de la pas- yeux, à droite, à gauche, au-dessus,
sion (« Comme les premiers motifs au-dessous. Suivez l’analogie, c’est-à-
qui firent parler l’homme furent dire le désir : la lumière entre l’ho-
des passions, ses premières expres- rizon et votre chambre (« Il faut
sions furent des tropes »), elle opère un plus grand jour pour apercevoir
d’abord, selon Condillac, un calcul, les objets qui sont répandus dans
règle un procès analytique, imprime une campagne, que pour aperce-
le pas d’une méthode. Et la langue voir les meubles qui sont dans votre
de la méthode, la langue comme chambre » [I, 519]) ; et dans votre

57
LE CALCUL DES LANGUES

méthode ne s’avance pas seulement chambre plus ou moins obscure,


sur un chemin, selon un tracé pres- lisant, la liaison des idées entre cette
crit, idéal et anhistorique. Il y a table-ci, ce tableau, ce coup d’œil sur
plusieurs chemins comme il y a plu- votre bureau, et la composition de
sieurs langues, ces chemins métho- votre désir (comme, de même que,
diques sont les langues elles-mêmes ainsi), « En effet, comme l’unique
dont le calcul se construit lui-même manière de décomposer les sensa-
historiquement. Et différentielle- tions de la vue est de les faire succé-
ment ; il faut suivre ici, jusque dans der l’une à l’autre, de même l’unique
ses marques rhétoriques les plus lit- manière de décomposer une pensée,
térales (« à proportion », « comme » est de faire succéder, l’une à l’autre,
ou « de même que »), la démarche les idées et les opérations dont elle
analytico-analogique, le pas rythmé est formée. Pour décomposer, par
par la différence de degré. exemple, l’idée que j’ai à la vue de
Regardez maintenant ce que vous ce bureau, il faut que j’observe suc-
n’aviez pas vu dans le tableau : cessivement toutes les sensations
l’analytico-logique ou le calcul des qu’il fait en même temps sur moi,
langues ordonnent la différence, hié- la hauteur, la longueur, la largeur,
rarchisent les degrés. La hiérarchie la couleur, etc. ; c’est ainsi que pour
est d’abord ethno-linguistique : décomposer ma pensée, lorsque je
« Les langues sont donc plus ou forme un désir, j’observe successive-
moins parfaites, à proportion qu’elles ment l’inquiétude ou le mal-aise que
sont plus ou moins propres aux ana- j’éprouve, l’idée que je me fais de
lyses. Plus elles les facilitent, plus l’objet propre à me soulager, l’état
elles donnent de secours à l’esprit. où je suis pour en être privé, le plai-
En effet, nous jugeons et nous rai- sir que me promet ma jouissance,
sonnons avec des mots comme nous et la direction de toutes mes facul-
calculons avec des chiffres ; et les tés vers le même objet. [… L]’art
langues sont pour les peuples ce de décomposer nos pensées n’est que
qu’est l’algèbre pour les géomètres. l’art de rendre successives les idées et
En un mot, les langues ne sont que les opérations qui sont simultanées.
des méthodes et les méthodes ne « Je dis l’art de décomposer nos pen­
sont que des langues. Par consé- sées, et ce n’est pas sans raison que
quent, si les géomètres n’ont fait des je m’exprime de la sorte » (Gram­
progrès qu’autant qu’ils ont perfec- maire, I, 436).
tionné leurs méthodes, l’esprit d’un Si, nous l’avons vérifié, l’art de par-
peuple ne fera des progrès qu’autant ler et l’art tout court ne surviennent

58
LE CALCUL DES LANGUES

qu’il perfectionnera sa langue ; et à la pensée que comme la consé-


comme l’imperfection des méthodes quence (la succession consécutive)
met des bornes à l’art de calculer, vient au tableau, l’art de décompo-
l’imperfection du langage met des ser n’est autre que l’art de penser.
bornes à l’art de penser. Un peuple Décomposer autrement la décom-
n’a donc pas le même goût, la position philosophique de Condillac.
même intelligence, la même éten- La déconstruire dans son art élémen-
due d’esprit dans tous les temps, taire, la démonter pratiquement dans
par la même raison, que les géo- son analytico-logique partout où
mètres de tous les siècles n’ont pas elle prétend rejoindre l’élémentaire
été capables de résoudre les mêmes et toucher au simple ; opposer à la
problèmes. On voit, par là que l’art succession de son discours un espace
d’écrire, l’art de raisonner et l’art de autre qui ne soit ni celui du simul
penser se réduisent à l’art de parler ; tabulaire ni celui de la suite linéaire,
comme toute la géométrie se réduit une complexité qui ne soit pas de
à l’art de calculer avec méthode » composition combinatoire.
(Introduction au Cours d’études, I, L’analytico-logique se donnant
404). expressément comme une politique
La hiérarchie – indécomposable- (Introduction au Cours d’études, I,
ment – ethnolinguistique est ipso 404‑405), il en sera de même pour sa
facto didactico-sociale. L’encyclopé- déconstruction pratique. La grande
die est réservée au Prince. Celui-ci rhétorique, la rhétorique générale
doit être le plus éclairé, il doit au est une pédagogie politique : dans
principe tout savoir, et donc savoir, laquelle le philosophe-précepteur au
mieux que tout sujet, penser-parler- service du Roi, instruit le Prince qui
écrire : le meilleur rhéteur dans est un enfant (« Toutes les études
toute l’extension du terme. Au- que j’avais fait faire au Prince, se
dessous de lui, par conséquence du bornaient à l’art de parler, considéré
principe, décroissance par différence comme l’art qui apprend à penser »)
de degrés de classes. Un seul pilier, pour qu’il sache parler et comman-
une seule voûte, un seul palais sou- der aux citoyens de la nation qui
tiennent l’édifice de la langue planté sont des enfants (« Les nations sont
au milieu de la campagne et jouis- comme les enfants » [Le Commerce
sant du plus grand jour : « Si nous et le gouvernement, II, 367]).
recherchons, dans nos palais, la Un enfant découvre-t‑il la rhéto-
grandeur et la magnificence, nous rique ? Comment peut-on faire un
nous contentons de trouver des cours de rhétorique à un enfant, et

59
LE CALCUL DES LANGUES

commodités dans nos maisons, et selon quelle méthode, sans y impli-


lorsque nous ne pouvons bâtir que quer une politique ? une économie
pour avoir un abri, nous ne bâtis- aussi, soit un discours sur la pro­
sons que des chaumières » (id.). priété et sur la valeur ?
Voilà l’image des différences qui C’est à la fin de son essai sur Le
doivent se trouver dans l’éducation Commerce et le gouvernement que
des citoyens. Puisqu’ils ne sont pas Condillac dit des nations qu’elles
faits pour contribuer tous de la sont comme les enfants et que « ce
même manière aux avantages de la serait plaire au monarque de montrer
société, il est évident que l’instruc- la vérité ». Il écrit cela au moment
tion doit varier comme l’état auquel où Turgot (1774‑76) est Contrôleur
on les destine. Il suffit aux der- général des Finances. « Cependant
nières classes de savoir subsister de l’Europe s’éclaire. Il y a un gouver-
leur travail ; mais les connaissances nement qui voit les abus, qui songe
deviennent nécessaires à mesure que aux moyens d’y remédier ; et ce
les conditions s’élèvent. serait plaire au monarque de mon-
« La difficulté est d’y préparer les trer la vérité. Voilà donc le moment
esprits, comme le plus difficile est où tout bon citoyen doit la chercher.
quelquefois de disposer les lieux où Il suffirait de la trouver. Ce n’est
l’on veut bâtir. Il y a des situations plus le temps où il fallait du cou-
ingrates ; il y a tel sol où l’on ne rage pour l’oser dire, et nous vivons
peut qu’à grands frais asseoir des sous un règne où la découverte n’en
fondements : on pourrait même serait pas perdue » (II, 367).
s’y tromper, et le bâtiment s’écrou- Rhétorique : voyager, se dépla-
lerait de toutes parts. Cependant cer, se transporter avec le même
un prince, destiné à commander, bagage, d’une région à l’autre.
devrait s’élever au milieu de son Dans un système, trouver l’équiva-
peuple, comme un palais régulier lence d’un contenu, la permanence
et solide s’élève au milieu des cam- d’une règle ou d’une forme, l’ho-
pagnes dont il est l’ornement » (id.). mologie ou l’analogie, en passant
Mais un prince découvre-t‑il la d’un lieu à l’autre. Déplacement
rhétorique ? Comment peut-on en abyme : à quelles conditions
faire un cours de rhétorique à un pourrait-on reconnaître une équiva-
enfant, et selon quelle méthode, lence fonctionnelle ou sémantique à
sans y impliquer toute une écono- telle proposition transportée de la
mie politique ? région « économie politique » à la
région « rhétorique restreinte » (art

60
LE CALCUL DES LANGUES

d’écrire) ; par exemple à ces énoncés


extraits de l’essai sur Le Commerce
et le gouvernement : « Les droits de
propriété sont sacrés » ou bien « il
ne faudrait pas dire, avec les écri-
vains économistes, qu’elle consiste
dans le rapport d’échange entre telle
chose et telle autre ce serait suppo-
ser, avec eux, l’échange avant la
AU COMMENCEMENT valeur ; ce qui renverserait l’ordre
ÉTAIT LA FIGURE des idées », ce qui ne veut pas dire
que la valeur est dans les choses
Le titre de ce deuxième chapitre comme « une qualité absolue » ; elle
s’explique ainsi : tout dans le lan- est dans le jugement, mais « dans le
gage a commencé par figurer parce jugement que nous portons de leur
que tout a commencé par l’action utilité » (II, 266, 247).
et donc aussi par le langage d’ac- Ce type de question relève-t‑il
tion. Si tout langage est d’abord d’une rhétorique générale comme
tropoétique (poétique, excès de théorie de la circulation entre les
trope, trope en faire), l’enfant, fût-il lieux d’un système théorique ou,
prince, n’entre pas dans la rhéto- autre figure, comme théorie de l’ar-
rique, il s’y trouve d’avance, s’y chitectonique ? Y a-t‑il une chance
élève comme en une demeure qu’il pour une théorie générale de la
ne peut jamais qu’aménager, qui le construction du discours ration-
précède et le déborde de ses fonda- nel ? Une grande rhétorique comme
tions et de ses ornements. grande logique ? Cette chance serait
la chance d’un seul livre. Un seul
livre pourrait à tout jamais s’y
conformer. C’est un coup qu’on
ne peut, par définition, réussir deux
fois. Mais qu’on peut manquer, dès
lors, une infinité de fois.
S’il ne s’agit jamais de faire entrer Ici, par exemple, très probable-
l’enfant dans la rhétorique, c’est ment. Condillac le savait d’avance.
qu’il y est déjà, toujours, d’avance, Il n’y a qu’une méthode pour faire
dans un rapport d’habitation. Dès un bon livre, un bon livre, surtout
l’origine la rhétorique aura fourni « de raisonnement » : la moindre

61
LE CALCUL DES LANGUES

le lieu, le lieu d’insistance ; la rhé- dissémination des objets, la plus


torique demeure. Comme la com- grande liaison des idées, l’économie
moration, comme l’épimone, la des moyens, l’ordre du commence-
demeure est aussi, fondation en ment à la fin, l’unicité et la stabilité
abyme, une figure de rhétorique d’un « point fixe ». Plus on suivra
« par laquelle un orateur insiste sur cette méthode, plus on donnera de
un des points qu’il a traités pour le connaissance et de jouissance, de
graver plus profondément dans l’es- « lumière » et d’« agrément ».
prit de l’auditeur » (Littré). Jugez un peu de ce qui s’écrit ici à
L’enfant sait parler avant d’ap- la lumière de cette doctrine, qui pose
prendre à parler, dit souvent certes que les livres doivent avoir des
Condillac. S’il n’a pas à apprendre la objets, mais le moins possible, alors
rhétorique, à la recevoir, c’est donc que l’objet de ce livre-ci se distribue
en raison de cette auto-implication en 1. le plus grand nombre, la plus
de la rhétorique en elle-même, de grande dispersion et la plus grande
la rhétorique générale dans la rhé- disparité des objets ; 2. la circulation
torique restreinte, de l’art de parler et la substitution les plus rapides,
dans l’art d’écrire. les plus déliées et déconcertantes
Tout doit commencer – pratique- des objets ; par conséquent l’absence
ment – ainsi. Condillac ne veut pas même de tout objet, d’un objet en
insister sur la technique des figures général. Mais l’absence d’un objet
et des tropes. Les traités techniques en général qui ne soit même pas,
des rhétoriciens sont inutiles, fati- comme toujours, la modalité même
gants, ennuyeux. Il est difficile d’y de sa présentation.
rassembler son attention tant les « La méthode qui apprend à faire
objets, les préceptes, les définitions, un tout est commune à tous les
les subtilités taxinomiques, la rhéto- genres. Elle est surtout nécessaire
rique même du rhéteur encombrent dans les ouvrages de raisonnement :
le champ. Au lieu de vous fatiguer car l’attention diminue à proportion
ainsi, vous dit en somme Condil- qu’on la partage, et l’esprit ne saisit
lac, suivez le conseil de la philoso- plus rien, lorsqu’il est distrait par un
phie, qui se réduit au plus simple trop grand nombre d’objets.
principe : la bonne, la plus grande « Or l’unité d’action dans les
liaison des idées dont la science ouvrages faits pour intéresser, et
constitue l’art de penser comme l’unité d’objet dans les ouvrages
art de parler. Si vous voulez faire faits pour instruire, demandent éga-
un bon usage de l’art de parler et lement que toutes les parties soient

62
LE CALCUL DES LANGUES

d’écrire, suivez le philosophe et non entre elles dans des proportions


le rhéteur. Ainsi, nous enseignant exactes, et que, subordonnées les
les règles du « genre didactique », unes aux autres, elles se rapportent
Condillac nous prévient ici : « Il y a toutes à une même fin. Par-là l’unité
des écrivains qui ne sauraient entrer nous ramène au principe de la plus
en matière sans arrêter le lecteur grande liaison des idées ; elle en
sur des notions préliminaires qu’ils dépend. En effet, cette liaison étant
disent absolument nécessaires à l’in- trouvée, le commencement, la fin et
telligence du sujet qu’ils traitent. les parties intermédiaires sont déter-
C’est une espèce de dictionnaire minées : tout ce qui altère les pro-
qu’ils mettent à la tête de leurs portions est élagué ; et on ne peut
ouvrages. Ils emploient des mots plus rien retrancher, ni déplacer,
savants pour exprimer les choses sans nuire à la lumière ou à l’agré-
les plus communes, ils changent ment » (Écr., I, 593).
la signification des termes les plus
usités ; en sorte que plusieurs trai- AU-DELÀ DU PRINCIPE
tés sur un même sujet, écrits dans
DU PLAISIR
une même langue, ne paraissent que
la traduction les uns des autres, et
Produire, comme qui dirait, ici
ne diffèrent que par la variété des
même, la chose hormise par cette
idiomes. […] Mais il ne faut pas se
faire une loi de tout définir. […] rhétorique philosophique, hors de
Il m’eût, par exemple, été aisé de mise selon cette analyticologique :
multiplier à l’infini les espèces de l’impossible. La produire est impos-
figures, je n’aurais eu qu’à copier les sible puisque c’est la lier, c’est-à-dire
grammairiens et les rhéteurs ; mais la nier, la soumettre à la loi, obliger à
je n’aurais pas fait assez de soudivi- composer avec elle. Démontrer peut-
sions pour épuiser la matière, et j’en être l’improductibilité, l’improducti-
aurais trop fait pour l’intelligence de vité d’un tel texte sans désespérer des
mon système. Les préfaces sont une perturbations effectives auxquelles
autre sorte d’abus » (Écr., I, 594‑5). une telle démonstration pourrait
« Les rhéteurs distinguent bien des après coup donner lieu, malgré ou à
espèces de tropes ; mais il est inutile travers toutes vos dénégations déjà.
de les suivre dans tous ces détails. Liaison de la connaissance et du
C’est uniquement à la liaison des plaisir, pourquoi ? Liaison de la
idées à vous éclairer sur l’usage « lumière » et de l’« agrément » en
que vous en devez faire ; et quand tant que liaison de la liaison des idées

63
LE CALCUL DES LANGUES

vous saurez appliquer ce principe, et du plaisir, du principe de liaison


il vous importera peu de savoir si et du principe du plaisir, pourquoi ?
vous faites une métonymie, une Et si un plus grand plaisir ou un
métalepse, une litote, etc. Gardez- plaisir plus délié naissait de la déliai-
vous bien de mettre ces noms dans son ? Et si la logique du plaisir était
votre mémoire. Mais venons à des assez complexe pour que la liaison
exemples » (I, 561). vienne aussi limiter, endiguer cela
Ce recours à l’exemple, à la pré- même que d’autre part elle rend pos-
venance pratique, ne signifie pas sible ? Et si le surgissement de ces
la précipitation empiriste. Ce n’est questions ne pouvait s’écrire qu’en
pas une défaillance théorique mais la déliant pratiquement les énergies et
conséquence rigoureuse d’une philo- les pouvoirs de jouissance alignés par
sophie praticiste, d’une philosophie l’analytico-logique, en déboutant la
de l’action. Et qui ne se résout à un philosophico-rhétorique, en dissémi-
art de parler qui a toujours pour nant, sans géométral, les points de
principe, racine, origine, élément, vue, les points de lecture ou d’écri-
modèle le langage d’action. Action ture, en faisant sauter tout point
du langage, action avant le langage. fixe, lui en adjoignant ou soustrayant
Première réponse à la question : toujours un de plus. Plus d’un, plus
pourquoi la rhétorique est-elle tou- de deux. Plus d’économie restreinte
jours une partie d’elle-même ? Pour- au chemin le plus court. Économie
quoi a-t‑elle deux extensions et se déroutante qui permet seule de se
prévient-elle ainsi d’elle-même ? demander : pourquoi, chez Condil-
Parce que le langage est origi- lac déjà, deux points fixes sont-ils
nellement figuré, aucune partie du nécessaires ? Comment ne faut-il pas
langage n’échappe même à la rhé- écrire ?
torique restreinte, au principe. Et si « Le sujet et la fin, voilà les deux
le langage est d’origine figure, c’est points de vue qui doivent nous
qu’il est d’abord langage d’action. régler.
Et le savoir, c’est ce qui manque « Ainsi quand une idée se présente,
aux rhétoriciens. Ignorant le prin- nous avons à considérer, si, étant liée
cipe – la figure dès l’origine – ils à notre sujet, elle le développe rela-
sont incapables de formuler des tivement à la fin pour laquelle nous
règles ou des prescriptions. Ils ne le traitons ; et si elle nous conduit
savent pas de quoi ils parlent quand par le chemin le plus court.
ils conseillent par exemple de modé- « En prenant notre sujet pour un
rer l’usage des figures, comme si, la seul point fixe, nous pouvons nous

64
LE CALCUL DES LANGUES

figure, étant la figure même du lan- étendre indifféremment de tous


gage, l’usage n’était pas une moda- côtés. Alors plus nous nous écar-
lité de l’abus. L’économie des tons, moins les détails où notre
figures, voilà ce que le rhétoricien esprit s’égare ont de rapport entre
est impuissant à penser tout seul. eux : nous ne savons plus où nous
« Les rhéteurs disent qu’il ne arrêter, et nous paraissons entre-
faut faire usage de figures que pour prendre plusieurs ouvrages, sans en
répandre de la clarté ou de l’agré- achever aucun.
ment, et qu’il faut surtout éviter « Mais lorsqu’on a pour second
de les prodiguer. Mais ceux qui en point fixe une fin bien détermi-
abusent davantage, ont-ils donc des- née, la route est tracée : chaque pas
sein de les prodiguer ? Veulent-ils contribue à un plus grand dévelop-
être obscurs ou choquer le lecteur ? pement, et l’on arrive à la conclu-
D’ailleurs, qu’est-ce que prodiguer sion sans avoir fait d’écarts.
les figures ? Ceux qui donnent ces « Si l’ouvrage entier a un sujet et
conseils vagues, ne savent donc pas une fin, chaque chapitre a égale-
combien, dans l’origine, tout le lan- ment l’un et l’autre, chaque article,
gage est figuré. Je dis au contraire chaque phrase. Il faut donc tenir
qu’on ne saurait trop les multiplier : la même conduite dans les détails.
mais j’ajoute qu’il est essentiel de se Par-là, l’ouvrage sera dans son tout,
conformer toujours à la liaison des un dans chaque partie, et tout y sera
idées » (I, 568). dans la plus grande liaison possible.
« En se conformant au principe
de la plus grande liaison, un ouvrage
sera donc réduit au plus petit
nombre de chapitres, les chapitres
au plus petit nombre d’articles, les
articles au plus petit nombre de
phrases, et les phrases au plus petit
nombre de mots… Nous sommes,
jusque dans nos plus grands écarts,
Le rhétoricien, en tant que tel, ne toujours conduits par quelque sorte
saurait donc pas de quoi il parle. Il de liaison » (Écr., I, 593).
n’aurait pas reconnu la nature ou Quel est le désir de digression ?
la structure de son propre objet. Il Y a-t‑il des digressions dont on ne
ne saurait pas de quoi il parle, c’est- revient pas ? Pressons le pas : dont
à-dire qu’il parle de parler – sans on n’espère pas revenir ? Plus vite :

65
LE CALCUL DES LANGUES

savoir. Donc sans savoir parler, sans dont on espère ne pas revenir ?
savoir ce que parler veut dire. Davantage : dont on n’espère rien ?
Le philosophe, en tant que tel, Quand il prescrit le bon « usage
doit le lui apprendre. Il doit mon- qu’on doit faire des digressions »
trer au rhéteur quelle est l’origine (Écr., I, 594), Condillac énonce
et la structure de son objet. Mais une règle simple : la bonne digres-
comme le philosophe a pour objet sion doit être conduite en vue du
(propre et général) l’art de penser retour, elle doit ramener au sujet,
comme art de parler, c’est en tant en procurant par ce détour, en cours
que grand rhéteur (général) qu’il de route, plus de savoir et de plaisir.
devient le précepteur transcendan- L’écart travaille au profit de la liai-
tal du petit rhéteur. son et son « économie », soit la loi
La question qu’on pourrait dire qui le fait rentrer à la maison, ne
figurément transcendantale « quel dissocie pas le bénéfice de lumière
est l’objet de la rhétorique ? À et le bénéfice d’agrément. Il s’agit
quelles conditions la rhétorique bien du plaisir et du savoir dans les
peut-elle avoir un objet, etc. ? » est règles : « Les digressions ne sont per-
déjà une question de « grande » rhé- mises que lorsque nous ne trouvons
torique. pas dans le sujet sur lequel nous
En effet, si le petit rhétoricien ne écrivons, de quoi le présenter avec
sait pas de quoi il parle en disant par tous les avantages qu’on y désire. »
exemple qu’il ne faut pas prodiguer Comment parler sans détour de
les figures, c’est qu’il croit que les Condillac ?
figures (dont il est censé s’occuper) « Alors nous cherchons ailleurs
sont des possibilités particulières et ce qu’il ne fournit pas ; mais c’est
déterminées du langage. Le philo- dans la vue d’y revenir bientôt, et
sophe, lui, qui s’intéresse à l’origine dans l’espérance d’y répandre plus
et à l’essence du langage, sait que les de lumière, ou plus d’agrément. Les
figures ne sont pas des effets parti- digressions, les épisodes ne doivent
culiers de la langue : elles ne sur- donc jamais faire oublier le sujet
viennent pas à un moment donné de principal ; il faut qu’elles aient en
l’histoire de la langue mais la consti- lui leur commencement, leur fin, et
tuent dès son enfance et couvrent qu’elles y ramènent sans cesse. Un
toute son étendue. Tant qu’on bon écrivain est comme un voya-
l’ignore, le conseil sur l’usage des geur qui a la prudence de ne s’écar-
figures est nécessairement « vague ». ter de la route que pour y rentrer
Et même absurde. « Ne multipliez avec des commodités propres à la

66
LE CALCUL DES LANGUES

pas les métaphores », recommande lui faire continuer plus heureuse-


le rhéteur classique. Comment les ment » (Écr., I, 594).
multiplierait-on, comment ne les Digressions pour plus de com-
multiplierait-on pas si l’on n’a de modité, dépenses amorties, béné-
choix qu’entre des métaphores ? fices secondaires, primes de lumière
« On ne saurait trop les multi- et d’agrément. Il est vrai que, dans
plier » : en disant cela, Condillac l’essai sur Le Commerce et le gouver­
ne propose pas de s’abandonner nement, le « luxe de commodités »
à une pratique baroque, exubé- n’est ni loué ni condamné, il « peut
rante, luxueuse. D’ailleurs Condil- être fort dispendieux », s’opposant
lac n’aime pas le luxe, du moins ainsi au luxe de magnificence, le
l’aime-t‑il très inégalement, selon « moins ruineux » parce qu’il sert
qu’il est « de magnificence », « de sans se laisser consommer (vaisselle,
commodités » ou « de frivolités » pierres rares, statues, tableaux), et
(« On dira sans doute que le luxe au « luxe de frivolités », le pire
fait subsister une multitude d’ou- parce qu’« assujetti aux caprices de
vriers, et que, lorsque les richesses la mode, qui le reproduit continuel-
restent dans l’État, il importe peu lement sous des formes nouvelles »,
qu’elles passent d’une famille dans « il jette dans des dépenses dont on
une autre. […] Le luxe fait subsis- ne voit point les bornes ». La mau-
ter une multitude d’ouvriers, j’en vaise digression est la frivole.
conviens. Mais faut-il fermer les Est-ce à dire qu’elle prive d’agré-
yeux sur la misère qui se répand ment ? ou qu’elle donne du plaisir
dans les campagnes ? Qui donc a sans savoir ? qu’elle dissocie le désir
plus de droit à la subsistance, est-ce de lui-même, le désir du désir de
l’artisan des choses de luxe, ou le connaître ?
laboureur ? » (Le Commerce et le La bonne digression fait retour.
gouvernement, II, 310‑11). La digression sérieuse, qui ne divi-
serait pas le désir, serait une régres-
« On ne saurait trop les multi- sion (retour à l’origine) s’il n’y avait
plier », dès lors que tout est méta- qu’un seul point fixe. Ce serait un
phore dès l’ouverture du langage. cercle. La métaphore du cercle serait
Tout y est figuré et toutes les le bon mouvement de la digression.
figures sont analogues : des méta- Mais si on multiplie les points fixes
phores ; et analogues entre elles : – deux selon Condillac – le retour
des métaphores. Le problème n’est n’est pas assuré ; ni même l’arrivée,
pas économique : trop ou trop peu, ni même la demeure car les deux

67
LE CALCUL DES LANGUES

surabondance ou rareté, multipli- points (sujet-fin) ne sont pas les


cation ou soustraction des figures ; foyers d’une ellipse.
mais d’ordre et d’analyse. L’analyste Lumière et agrément sont liés.
recommande de conformer l’usage Par l’analyse et par l’analogie. Liés
des figures à la « liaison des idées », entre eux et liés au principe de liai-
à l’enchaînement nécessaire et son. La liaison des idées, la liaison
analytico-analogique des contenus. des contenus de représentation, la
Le mouvement de Condillac plus grande possible, procure la plus
répond au type philosophique le grande quantité possible de savoir
plus général, dans son espèce trans- et de plaisir.
cendantale. On refuse toute origi- Pourquoi ? Au fond, la liai-
nalité, toute indépendance absolue son, Condillac, qui en parle tout
à une science déterminée ; on lui le temps, n’explique jamais ce
retire le droit à toute autorité et à que c’est ni pourquoi c’est mieux.
tout savoir sur le sens et l’origine de Et si la liaison limitait, affaiblis-
son objet, singulièrement quand il sait, contenait cela même qu’elle
s’agit d’une science du langage. C’est rend possible ? Si, selon une autre
le philosophe qui doit apprendre au logique, un autre tour de logique, la
rhétoricien qui il est, ce qu’il fait, de limite de la liaison était, à la limite,
quoi il s’occupe, d’où et en vue de donc, d’interdire ce qu’elle permet :
quoi lui échoient ses objets. Mais à savoir le plaisir.
en posant du même coup que cet « Il faut donc continuellement
objet c’est la totalité du langage, veiller sur nous pour ne pas sortir
que dans le langage il n’y a d’abord du sujet que nous avons choisi. Il y
que des figures et qu’avant le lan- faut donner d’autant plus d’atten-
gage on ne pense rien de détermi- tion, que, toujours en combat avec
nable, on soustrait au rhétoricien ce nous-mêmes pour nous prescrire
qu’on lui donne. Le langage ne sau- des limites ou1 pour les franchir,
rait être un objet. Et la rhétorique nous nous croyons, sur le moindre
en général est la philosophie. Qui prétexte, autorisés dans nos plus
n’est qu’une rhétorique. grands écarts » (Écr., I, 593‑94).
Cet argument reposant sur Au-delà : la maîtrise (Herrschaft)
l’axiome selon lequel tout langage du principe du plaisir est servie par
est à l’origine figuré, il faut en venir la liaison, dans l’appareil psychique
à cette axiomatique. Celle-ci étant des stimuli pulsionnels, des énergies
d’essence philosophique et relevant
de l’art de parler en général, De l’art 1.  Éd. 1775 : et.

68
LE CALCUL DES LANGUES

d’écrire la cite, la rappelle, la situe d’investissement du processus pri-


mais ne l’expose pas ; il faut revenir maire. Le passage du primaire au
à l’Essai sur l’origine des connaissances secondaire est un procès de liaison
humaines, œuvre expressément phi- qui travaille au profit, au service (im
losophique, publiée au moins dix Dienste) du principe de plaisir. Mais
ans auparavant. celui-ci à son tour, lui le maître, est
Condillac n’est évidemment pas une tendance au service (im Dienste)
le seul à penser que discours égale d’une fonction destinée à réduire
figure. Cette proposition est aussi l’excitation : à néant ou au niveau
vieille que l’histoire des rapports le plus bas possible. La tendance
entre philosophie et rhétorique. de la liaison oriente donc simulta-
Lorsque Aristote avance que « faire nément vers le maximum et vers le
des métaphores est un don natu- minimum de plaisir. L’économie de
rel » ou qu’il « est donné à tous », la liaison fait l’économie de la mort,
il implique que la figure est sans du plaisir, du processus primaire : de
retard au lever du discours. Pour- l’économie, si vous prenez garde au
quoi cet énoncé, qui s’est très vite sens indécidable de cette loi.
donné des airs d’évidence, a-t‑il Vous direz : mais Condillac, c’est
provoqué la répétition insistante autre chose, il parle de liaison des
(Leibniz, Vico, Warburton, Rous- idées, de liaison des contenus de
seau, Dumarsais, etc.) comme s’il représentation. Mais non. D’abord,
avait à vaincre une résistance, telle s’il en était ainsi, purement et sim-
est plutôt la question. plement, d’où viendrait l’agrément ?
L’originalité de Condillac, s’il en Ensuite, la « liaison des idées » est
est, ne tient donc pas à cette simple toujours réglée sur une liaison des
affirmation. Plutôt à son enchâsse- sentiments et finalement sur une
ment dans le système. liaison dans la nature.
La figure est d’abord, comme le « Mais la liaison du stimulus pul-
reste, le vestige, l’archive du langage sionnel serait une fonction prélimi-
d’action dans le langage de sons, naire qui doit orienter l’excitation
dans le discours articulé. On pour- vers son écoulement final dans le
rait dire que la figure re-présente plaisir de la décharge.
l’action dans la langue, le langage « Dans un tel contexte, la ques-
d’action dans le langage parlé. tion se pose de savoir si les sen-
Cette re-présentation a le statut et sations de plaisir et de déplaisir
la forme de la suppléance : concept peuvent être produites de la même
opératoire décisif qui n’a pas le façon par des processus d’excitation

69
LE CALCUL DES LANGUES

même fonctionnement que dans le liés que par des processus d’excita-
texte de Rousseau. tion non liés. Or il paraît tout à fait
Avant même de se demander indubitable que les processus non
ce qui peut précéder en général la liés, les processus primaires donnent
suppléance, rappelons que selon les lieu, dans les deux directions [plaisir
propres termes de Condillac, le lan- et déplaisir] à des sensations beau-
gage est en lui-même un système de coup plus intenses que celles du
suppléance : il supplée la perception processus lié, du processus secon-
ou l’action, le langage articulé sup- daire […]. Nous en venons ainsi
plée le langage d’action, l’écriture à un résultat qui, fondamentale-
supplée le langage articulé (le lan- ment, n’est pas simple, à savoir que
gage de sons, Condillac disant sou- la tendance au plaisir s’extériorise au
vent, à tort ou à raison, l’un pour commencement de la vie psychique
l’autre). de manière beaucoup plus intense
Qu’est-ce donc que la figure que plus tard, mais de manière
aurait à voir avec la suppléance à moins illimitée ; il doit se soumettre
l’origine du langage ? à de fréquentes interruptions […].
Le langage d’action procède par Le principe du plaisir semble tout
signes naturels et représentations simplement se tenir au service (im
sensibles, par « images sensibles ». Dienste) de la pulsion de mort. »
Par exemple, si telle mimique Deux colonnes inégales, démarche
est manifestation naturelle de la boiteuse, logique intenable de la
frayeur, sa répétition – instance ici digression : lecture de Au-delà du
fondamentale – transforme cette principe de plaisir pour donner à
mimique en signe, en signe codé, lire en le détournant de lui-même,
à la fois naturel, puisqu’il garde la d’un violent coup de grille, le texte
forme ou l’image sensible de son de Condillac. Grille : le texte de
origine, et artificiel, sinon arbi- Freud est une digression boiteuse ;
traire, puisque la répétition le code qui assume le boitement, c’est-à-
et, en quelque sorte, le formalise. Le dire, plutôt, le dé-boitement, la
cri, qui est d’abord un geste et une désarticulation comme allure du lent
action, se répète en association avec procès de la science (die langsamen
une situation déterminée. Cette liai- Fortschritte unserer wissenschaft­lichen
son répétée assure la transition, à la Erkenntnis) : « es ist keine Sünde zu
fois continue et discontinue, entre hinken », ce n’est pas un péché de
l’action et le verbe, entre le langage boiter. Écriture citée par un poète
d’action et le langage de sons. La cité par Freud, dernier mot de

70
LE CALCUL DES LANGUES

répétition produit l’écart entre les Au-delà, qui n’est pas seulement une
types de langage, les maintenant du digression systématique et spécula-
même coup dans la liaison analo- tive dans le système mais d’abord
gique : « […] on voit comment les une théorie de la digression (suivez
cris des passions contribuèrent au l’Umweg du texte), du détour sans
développement des opérations de fin, du détour sans retour ou en
l’âme, en occasionnant naturelle- vue de la mort ; qui n’est pas seu-
ment le langage d’action : langage lement une théorie de la digression
qui, dans ses commencements, pour comme jeu de la répétition mais
être proportionné au peu d’intelli- un texte absolument et pratique-
gence de ce couple, ne consistait ment digressif, dans lequel aucun
vraisemblablement qu’en contor- point de départ ni aucun pont d’ar-
sions et en agitations violentes. rivée ne peut être assigné, aucune
« § 6. Cependant ces hommes thèse jamais fixée, aucun point de
ayant acquis l’habitude de lier vue arrêté. Essayez d’y détermi-
quelques idées à des signes arbi- ner une station quelconque. Texte
traires, les cris naturels leur ser- purement fictif, quasiment « litté-
virent de modèle pour se faire un raire », comme toute l’écriture de
nouveau langage. Ils articulèrent de Freud, pourvu qu’on nous lise bien
nouveaux sons, et en les répétant ici. Dépense rhétorique avec quelque
plusieurs fois, et les accompagnant part l’épanchement sans retour d’une
de quelque geste qui indiquait les pure perte dont Au-delà propose,
objets qu’ils voulaient faire remar- par-dessus le marché, le théorème.
quer, ils s’accoutumèrent à donner Non seulement dépense rhéto-
des noms aux choses » (Essai sur rique mais théorie de la rhétorique
l’origine des connaissances humaines, théorique. Par exemple seulement :
I, 61). La liaison de deux gestes, « […] nous sommes obligés de tra-
espace temps, l’index montrant la vailler avec les termes scientifiques
chose, le cri proférant l’affect, trans- (mit den wissenschaftlichen Termi­
forme à le répéter un signe naturel nis), c’est-à-dire avec la langue figu-
en signe artificiel. La simple répé- rée propre à la psychologie (mit der
tition du modèle (le signe naturel) eigenen Bilderspache der Psychologie)
fait faire à la nature un saut. La liai- (plus précisément de la psychologie
son organique, l’unité par exemple des profondeurs). Sans cela nous ne
de la voix, de l’ouïe et du doigt, la pourrions absolument pas décrire les
suppléance analogique qui les rap- processus correspondants et mieux,
porte les uns aux autres produit nous n’aurions même pas pu les

71
LE CALCUL DES LANGUES

dans un temps d’espace la répéti- percevoir. Les insuffisances de notre


tion comme autre (de la) nature. En description s’évanouiraient vraisem-
répétant le simul d’un cri déterminé blablement si nous pouvions rempla-
et d’une chose montrée, on donne cer les termes psychologiques par des
lieu et temps à une liaison des termes physiologiques ou chimiques.
idées. Celle-ci se reproduit ensuite Ceux-ci appartiennent certes aussi à
avec l’apparence de la spontanéité, la langue figurée, mais à une langue
automatiquement, nous dispensant figurée qui nous est familière depuis
du mouvement, nous permettant longtemps et qui est peut-être aussi
de faire l’économie de la monstra- plus simple » (Sigmund Freud, Au-
tion : le cri se met à désigner une delà du principe de plaisir, ch. VI).
chose, à nommer sans montrer, sans La rigueur de la description pro-
toucher, sans voir même. Comme mise ne procéderait pas d’une
je dispose de ma voix plus facile- langue sans figure, d’un discours
ment que de ma main, a fortiori de d’avant trope, mais d’une figuralité
la chose, je gagne en auto-affection, plus archaïque. Pas de propriété nue
c’est-à-dire en liberté, en maîtrise, pour un langage scientifique enfin
en possession quand je passe de la assuré d’un rapport univoque à la
désignation à la nomination. La voix vérité mais une couche plus vieille,
naît quand le cri nomme, quand je un sol tropique dont l’écorce est
n’ai plus besoin de l’action visible, assez dure pour donner le senti­
encore moins de l’existence sensible ment du fondement, la confiance
de la chose, pas même de son image d’une démarche assurée par la soli-
sensible ; si du moins image sensible dité d’un sédiment métaphorique
signifie image perceptible. Mais j’ai assez ancien, assez tassé pour res-
encore besoin de l’image sensible sembler à la terre même.
comme représentation ou souve- Dès lors, Au-delà, comme traité
nir de la chose qui vient soutenir pratique de rhétorique généralisée,
mon vocable. Encore tout proches c’est aussi le système décrit, et le
du langage d’action, les premiers détour sans terme, de la suppléance.
cris articulés, ceux qui ont ouvert Et de la suppléance dans la répéti-
la voix, concernent, désignent, se tion. Le passage du langage d’action
réfèrent à des choses sensibles, les au langage de sons, l’archive de l’un
corps eux-mêmes dans la nature, dans l’autre, la différence des géné-
notre propre corps, les actions et rations, la scène de la disparition et
les passions. Il y a donc toute une de la réapparition, la maîtrise et l’ac-
phase – à vrai dire elle n’est pas tivation de la passivité, ces motifs

72
LE CALCUL DES LANGUES

limitée dans le temps, elle a lieu et quelques autres donnent à lire,


de strate – où langage d’action et dans l’Essai sur l’origine des connais­
langage verbal se mêlent constam- sances humaines, toute la mise en
ment : « temps où la conversa- hypothèse du Fort/Da. Hypothèse
tion était soutenue par un discours car on oublie trop souvent que, pas
entremêlé de mots et d’actions » (I, plus qu’ailleurs dans Au-delà, Freud
62). Comme Rousseau, Condillac ne s’y arrête : « L’analyse d’un tel cas
emprunte ici ses exemples à War- singulier ne fournit aucune décision
burton. Ils renvoient tous au pre- assurée. […] Mais on peut encore
mier lieu commun de l’histoire rechercher une autre interprétation.
et de la géographie : l’archéolo- […] Si loin qu’on pousse l’ana-
gie orientale, les Orientaux, l’Écri- lyse du jeu des enfants, on ne peut
ture sainte, Héraclite. Dans l’état mettre fin à notre oscillation entre
de relative « stérilité » de la langue deux conceptions. […] De ces expli-
de mots, le geste résume puissam- cations il résulte qu’il est superflu
ment un discours, le supplée déjà de supposer une pulsion imitatrice
puisqu’il est possible (il supplée la (Nachahmungstriebes) comme motif
suppléance), et en raison même de du jeu. Précisons pour conclure que
cette économie, gagnant en rapi- le jeu artistique et l’imitation aux-
dité, en condensation, « agissant quels se livrent les adultes, à la diffé-
sur l’imagination avec plus de viva- rence du comportement des enfants,
cité, il faisait une impression plus visent directement la personne du
durable » (I, 63). Impression plus spectateur, ne lui épargnant pas
durable : une sorte d’effet d’écriture par exemple dans la tragédie, les
déjà. Et comme il le fera plus loin impressions les plus douloureuses,
pour l’écriture, Condillac met en qu’il peut toutefois recevoir comme
rapport cet effet avec le champ pri- une jouissance plus élevée. Nous
vilégié d’un usage : la politique, « la sommes ainsi convaincus que cela,
police et la religion », la communi- sous la domination (Herrschaft) du
cation et le maintien de l’ordre. principe du plaisir, donne encore les
Bien qu’il emprunte tout son moyens et les voies pour faire de ce
matériau à Warburton, bien qu’il qui est en soi le douloureux un objet
le cite pendant des pages entières, de souvenir (Erinnerung) et d’éla-
Condillac en détourne ici ou là l’in- boration psychique. Ces cas et ces
citation. Par exemple : alors que situations qui finissent par aboutir
Warburton soude immédiatement à un gain de plaisir peuvent définir
le langage d’action à la solidité du la tâche d’une esthétique orientée

73
LE CALCUL DES LANGUES

langage pictural et du même coup par le point de vue économique ;


à l’écriture, Condillac interpose le dans notre perspective, ils sont ino-
temps de la danse, danse des gestes, pérants, car ils présupposent l’exis-
pour communiquer la pensée, danse tence et la domination (Herrschaft)
des pas pour exprimer les affects, du principe du plaisir et ne rendent
singulièrement la joie. Warburton : pas compte de tendances opérant
« Ce n’est pas seulement dans l’His- au-delà du principe du plaisir, c’est-
toire sainte que nous rencontrons à-dire de tendances qui seraient plus
ces exemples de discours exprimés originaires que lui et indépendantes
par des actions. L’Antiquité profane de lui » (ch. II).
en est pleine, et nous aurons occa- La maîtrise (Herrschaft) du prin-
sion d’en rapporter dans la suite. cipe du plaisir s’affirma dans la
Les premiers Oracles se rendaient mesure même où celui-ci se lie, se
de cette manière, comme nous l’ap- secondarise, s’asservit. Mais si le
prenons d’un ancien dire d’Héra- processus originaire est une « fiction
clite : “Que le Roi, dont l’Oracle théorique », il n’y a que de l’étayage
est à Delphes, ne parle ni ne se tait, secondaire sans aucun sol, sans
mais s’exprime par signes.” Preuve aucun tuteur. Impossible de tenir
que c’était anciennement une façon sur une colonne le compte du pri-
ordinaire de se faire entendre, maire, sur l’autre le registre secon-
que de substituer des actions aux daire. Une seule colonne torsadée,
paroles. Or cette manière d’expri- vrillée, divisée, double corps d’une
mer les pensées par des actions, s’ac- liane enroulée sur elle-même, don-
corde parfaitement avec celle de les nant naissance à son arbre, accrois-
conserver par la peinture. J’ai remar- sant le plaisir de la répétition qui le
qué dans une ancienne histoire une menace, vous interdisant de distin-
particularité qui tient si exactement guer entre deux : à chaque torsade
du discours en action, et de l’écri- vous croyez reconnaître la poussée de
ture en peinture, que nous pouvons l’autre colonne, le leurre vous aura
la considérer comme le chaînon qui fait marcher autour de ce désir, de
unit ces deux façons de s’exprimer, cette force pulsive et arborescente.
et comme la preuve de leur affinité. Pour abuser peut-être, j’appelle
Clément d’Alexandrie nous rap- d’un mot cette scène ornement. J’y
porte cette histoire en ces termes : laisse plusieurs mots cachés. L’em-
“Suivant que Phérécydes Syrus l’a blème ou langage par action de
raconté, on dit qu’Idanthura, Roi cette scène est extrait de Au-delà :
des Scythes, étant prêt à combattre le discours d’Aristophane, le mythe

74
LE CALCUL DES LANGUES

Darius qui avait passé l’Ister, au de l’androgyne et l’irruption fré-


lieu de lui envoyer une lettre, lui quente, répétée, justement, du dia-
envoya, par forme de symbole, une bolique ou du démonique.
souris, une grenouille, un oiseau, La problématique de Au-delà ne
un dard, et une charrue.” Ce mes- peut se dispenser du passage par la
sage devant suppléer à la parole et à logique paradoxe du narcissisme
l’écriture, nous en voyons la signi- primaire, de ce que Freud appelle
fication exprimée par un mélange à plusieurs reprises dans le dernier
d’action et de peinture » (William chapitre le « pas de plus ».
Warburton, Essai sur les hiéroglyphes Beaucoup plus loin, nous retrou-
des Égyptiens, § 10). verons la division du rapport à soi
Condillac : « Ce n’est pas seu- dans le principe de l’analyse condil-
lement dans l’Histoire Sainte que lacienne. Déjà, pour ce qui est Traité
nous rencontrons des exemples de des sensations : « Elle [la statue] n’est
discours exprimés par des actions. donc pas bornée à n’aimer qu’elle :
L’antiquité profane en est pleine mais son amour pour les corps est
[…] Les premiers oracles se ren- un effet de celui qu’elle a pour elle-
daient de cette manière, comme même : elle n’a d’autre dessein, en
nous l’apprenons d’un ancien dire les aimant, que la recherche du
d’Héraclite : “que le roi, dont l’oracle plaisir, ou la fuite de la douleur ; et
est à Delphes, ne parle ni ne se tait, c’est-là ce qui va lui apprendre à se
mais s’exprime par signes.” Preuve cer- conduire dans l’espace qu’elle com-
taine que c’était anciennement une mence à découvrir » (Traité des sen­
façon ordinaire de se faire entendre, sations, I, 259).
que de substituer des actions aux Tout le Traité des sensations qui
paroles.” Il paraît que ce langage vient après l’Essai sur les connais­
fut surtout conservé pour instruire sances humaines mais pour lui servir
le peuple des choses qui l’intéres- de socle pratique et généalogique, est
saient davantage, telles que la police ordonné, comme vers sa fin téléolo-
et la religion… Les anciens appe- gique, par le principe du jouir. Fin
laient ce langage du nom de danse : du Traité : « car vivre, c’est propre-
voilà pourquoi il est dit que David ment jouir, et la vie est plus longue
dansait devant l’arche » (I, 62‑63). pour qui sait davantage multiplier
L’équivalent ontogénétique, en les objets de sa jouissance.
quelque sorte, de cette danse histo- « Nous avons vu que la jouissance
rique, c’est le moment où l’enfant, peut commencer à la première sensa-
pour faire connaître l’intériorité tion agréable. Au premier moment,

75
LE CALCUL DES LANGUES

non sensible de sa propre pensée, par exemple, que nous accordons la


se sert d’images sensibles, qu’elles vue à notre statue, elle jouit ; ses yeux
soient rapportées à des corps exté- ne fussent-ils frappés que d’une cou-
rieurs ou à son propre corps. Pein- leur noire. […] Il faut raisonner de
ture dansée qui marque le passage même sur tous les autres sens et sur
et l’articulation entre le geste et la toutes les opérations de l’âme. Car
parole, ouvre la voie à l’articula- nous jouissons non seulement par la
tion elle-même. « Ses parents [ceux vue, l’ouïe, le goût, l’odorat, le tou-
du premier couple] lui apprirent à cher ; nous jouissons encore par la
faire connaître ses pensées par des mémoire, l’imagination, la réflexion,
actions, manière de s’exprimer, dont les passions, l’espérance ; en un mot,
les images sensibles étaient bien plus par toutes nos facultés. Mais ces
à sa portée que des sons articulés. principes n’ont pas la même activité
[…] À mesure que le langage des chez tous les hommes » (I, 314).
sons articulés devint plus abondant, La statue est seule. Toute l’ar-
il fut plus propre à exercer de bonne chéologie du Traité des sensations
heure l’organe de la voix, et à lui remonte en deçà du langage et de
conserver sa première flexibilité. Il la société. Non seulement en deçà
parut alors aussi commode que le de ce que l’Essai sur l’origine des
langage d’action : on se servit éga- connaissances humaines aura décrit
lement de l’un et de l’autre : enfin dans sa deuxième partie (Du lan­
l’usage des sons articulés devint si gage et de la méthode) mais déjà dans
facile, qu’il prévalut. Il y a donc eu sa première partie (Des matériaux
un temps où la conversation était de nos connaissances et particulière­
soutenue par un discours entremêlé ment des opérations de l’âme). L’Es­
de mots et d’action » (I, 62). sai concerne seulement la généalogie
C’est à ce moment précis de la de l’entendement, non celle de la
naissance du langage articulé, à volonté ; du théorique qui vient
l’instant où il prend le relais, la toujours en second, Condillac y
« suppléance » du langage d’ac- insiste, et non du pratique.
tion, que se forme la figure et sur- Mais la loi qui organise le rapport
git la métaphore. Cette formation et le passage de l’un à l’autre, l’ordre
est enlevée, découpée par le lan- de leur subordination s’annonce
gage d’action qui laisse sa marque déjà dans l’expérience pré-théorique
en creux dans le langage parlé, au de la statue, avant le langage et avant
moment même où il s’en retire. la société. Dire que cette loi s’an-
Cette marque figurée entamant le nonce dès le seuil de l’expérience,

76
LE CALCUL DES LANGUES

langage articulé, celui-ci est à l’ori- c’est dire qu’elle ne fera ensuite, à
gine métaphorique. C’est-à-dire partir de cette identité initiale, que
poétique. Le poétique, s’il agit, s’il se déporter, se transporter par ana-
fait, supplée d’abord au faire et à logie aux couches « supérieures » de
l’agir d’un langage plus vieux que l’expérience sans rien perdre de son
lui : « […] les langues, dans l’ori- unité ni de son autorité.
gine, n’étaient qu’un supplément au Cette loi – je la nomme temps de
langage d’action… » (Grammaire, plaisir – est à l’œuvre à l’origine de la
I, 445). sensibilité ; on peut la suivre ensuite
C’est pourquoi le chapitre VIII jusqu’au sommet superstructural de
de la deuxième partie de l’Essai sur l’art d’écrire, et à travers toutes les
l’origine des connaissances humaines, étapes intermédiaires du procès de
qui s’intitule De l’origine de la poé­ suppléance.
sie et qui vient assez loin après le Pourquoi temps de plaisir ? Et
chapitre sur la naissance du langage, comment le temps (élément de la
répète encore l’origine du langage. parole) oriente-t‑il la suppléance
L’origine de la poésie est l’origine du de l’action par la voix, du temps de
langage parlé. Celui-ci fut d’abord geste par le temps de parole ?
poétique parce que d’abord méta- À l’origine, donc, « unique prin-
phorique. Et en ce sens la poétique cipe » : le plaisir. Mais cet unique
sera aussi une rhétorique. « Si, dans principe ne peut être un simple
l’origine des langues, la prosodie principe. L’apparaître initial du plai-
approcha du chant, le style, afin de sir comme tel ouvre simultanément
copier les images sensibles du lan- une opposition. Le principe du plai-
gage d’action, adopta toutes sortes sir est le principe du plaisir/douleur.
de figures et de métaphores, et fut Ils ne forment un principe, c’est-à-
une vraie peinture. Par exemple, dire, on va le voir, un désir qui met
dans le langage d’action, pour don- en mouvement, que dans leur oppo-
ner à quelqu’un l’idée d’un homme sition. Et l’opposition ne leur arrive
effrayé, on n’avait d’autre moyen qu’avec le temps. Condillac n’exclut
que d’imiter les cris et les mouve- pas une souffrance ou une jouis-
ments de la frayeur. Quand on vou- sance qui ne donneraient pas lieu
lut communiquer cette idée par la au désir (ou à son envers, la crainte)
voie des sons articulés, on se servit et s’épuiseraient dans une sorte de
donc de toutes les expressions qui moment absolu et donc intempo-
le présentaient dans le même détail. rel. C’est même toujours le cas de
Un seul mot qui ne peint rien, eût la « première sensation » : « quelque

77
LE CALCUL DES LANGUES

été trop faible pour succéder immé- désagréable » qu’elle puisse être et
diatement au langage d’action. Ce « le fût-elle au point de blesser l’or-
langage était si proportionné à la gane et d’être une douleur violente,
grossièreté des esprits, que les sons elle ne saurait donner lieu au désir »
articulés n’y pouvaient suppléer (I, 225). Nous n’en sommes plus au
qu’autant qu’on accumulait les point originaire de la statue, en ce
expressions les unes sur les autres. point du « premier instant » où elle
Le peu d’abondance des langues n’a encore ni le temps ni l’opposi-
ne permettait pas même de parler tion. Ni le principe, donc. Le prin-
autrement. Comme elles fournis- cipe vient en second parce qu’il est
saient rarement le terme propre, on structuré comme une opposition.
ne faisait deviner une pensée qu’à Le principe est le temps. Telle est
force de répéter les idées qui lui res- la différence entre nous et la statue,
sembleraient davantage. Voilà l’ori- qui n’a pas de principe. « Si la souf-
gine du pléonasme […] » (I, 79). france est en nous toujours accom-
Le principe d’analogie commande pagnée du désir de ne pas souffrir,
partout. Si le premier style est figuré il ne peut pas en être de même de
ou métaphorique, c’est qu’il répète, cette statue. La douleur est avant le
« copie » les images sensibles du désir d’un état différent, et elle n’oc-
langage d’action (« dans le même casionne en nous ce désir, que parce
détail »). La répétition de la ressem- que cet état nous est déjà connu.
blance (« à force de répéter les idées […] Mais la statue qui au premier
qui lui ressemblaient ») règle tout instant ne se sent que par la douleur
le procès. Les sons articulés doivent même qu’elle éprouve, ignore si elle
suppléer le langage d’action : le rem- peut cesser de l’être pour devenir
placer en assurant une fonction autre chose, ou pour n’être point
analogue. L’analogie n’est pas rom- du tout. Elle n’a encore aucune idée
pue, mais servie au contraire par le de changement, de succession ni de
temps, par le devenir-temps de l’es- durée. Elle existe donc sans pouvoir
pace, la verbalisation du geste. Le former des désirs » (id.).
temps est même l’élément de l’ana- Le principe (du plaisir/douleur,
logie, de la répétition, de la sup- du désir, donc) n’est pas l’origine.
pléance. La succession succède à la Il survient comme le temps à l’es-
non-succession parce que celle-ci pace. Il n’est pas naturel. Le prin-
déjà prenait du temps. « La parole, cipe du plaisir commande tout,
en succédant au langage d’action, en mais le principe du plaisir est un
conserva le caractère. Cette nouvelle artifice. Le temps est un artifice. Le

78
LE CALCUL DES LANGUES

manière de communiquer nos pen- temps du plaisir pourtant supplée,


sées, ne pouvait être imaginée que prend la place. Prend la place de
sur le modèle de la première. Ainsi, la place.
pour tenir la place des mouvements Comment le temps du plai-
violents du corps, la voix s’éleva et sir prend-il place ? Par une simple
s’abaissa par des intervalles fort sen- remarque :
sibles. « Lorsqu’elle [la statue] aura
« Ces langages ne se succédèrent remarqué qu’elle peut cesser d’être
pas brusquement : ils furent long- ce qu’elle est, pour redevenir ce
temps mêlés ensemble, et la parole qu’elle a été, nous verrons ses désirs
ne prévalut que fort tard » (I, 63). naître d’un état de douleur, qu’elle
Entre la non-succession et la suc- comparera à un état de plaisir que la
cession, l’élément de succession est mémoire lui rappellera. C’est par cet
le mouvement. Le langage d’action artifice que le plaisir et la douleur
se déroule certes dans l’espace, il sont l’unique principe, qui déter-
n’est pas la pure successivité du dis- minant toutes les opérations de
cours ; mais c’est ce qu’il y a en lui son âme, doit l’élever par degrés à
de mouvement, de non-simultanéité toutes les connaissances dont elle est
déjà, qui va permettre l’imitation ou capable ; et pour démêler les progrès
la rétention du geste dans la voix : qu’elle pourra faire, il suffira d’ob-
ce sont les « intervalles fort sen- server les plaisirs qu’elle aura à dési-
sibles » qui assurent formellement la rer, les peines qu’elle aura à craindre,
ressemblance et la suppléance. Mais et l’influence des uns et des autres
par conséquent : de même que le suivant les circonstances » (id.).
langage d’action n’était pas pure- Cette première remarque (qui
ment spatial et simultané, le langage n’est pas ce que l’attention retient
articulé, en imitant une première ou la mémoire retrace, cf. I, 222)
articulation non phonique, garde imprime un premier pli, la première
l’espace en lui, ne purifie pas abso- ligne d’angle d’une opposition dont
lument sa propre temporalité, étale elle ne relève pas elle-même encore.
encore une certaine simultanéité La statue est passive en tant qu’elle
non linéaire. Son ici (l’ici même) ne éprouve une sensation, puisque la
se laisse jamais réduire à un main- cause sensible est hors d’elle ; la sta-
tenant. tue est active en tant qu’elle se sou-
Cercle : le langage parlé ne peut vient de la sensation. Le souvenir
suppléer le langage d’action qu’en dépend d’elle, la mémoire est inté-
lui ressemblant, c’est-à-dire : en riorisation, idéalisation, maîtrise,

79
LE CALCUL DES LANGUES

multipliant les signes et les analo- répétition active d’une expérience


gies, les figures. Le premier langage passive. Mais sans le « premier »
parlé est moins précis, plus redon- moment de la remarque, quand la
dant, plus pléonastique que le lan- statue « aura remarqué qu’elle peut
gage d’action. Mais plus aussi que cesser d’être ce qu’elle est, pour rede-
le langage parlé s’éloignant de l’ori- venir ce qu’elle a été », etc., le rapport
gine et faisant des progrès. Celui-ci au dehors n’est pas encore ouvert.
s’approprie à mesure qu’il avance. L’opposition de la passivité à l’acti-
La rareté du propre, la démesure vité – l’opposition elle-même – n’a
dépensière, l’écart rhétorique sont pas lieu. La statue ne sait pas encore
donc ici même les indices de l’ori- « faire la différence d’une cause qui
ginarité du langage. Qui s’écarte est en elle d’avec une cause qui est
pourtant simultanément d’elle- au-dehors. Toutes ses modifications
même.
sont à son égard, comme si elle ne les
Cette redondance-ci, ce gaspil-
devait qu’à elle-même » (I, 226). Ce
lage du signifiant à l’ouverture du
discours produisent donc, puisque qui est déjà remarquable, c’est que
le premier langage est tout entier le temps lui-même, dont il y a déjà
figuré, une sorte d’effervescence expérience, ne donne pas encore lieu
métaphorique, au moment même à cette opposition. L’expérience pure
où le geste est en quelque sorte de l’auto-affectation temporelle n’est
mimé. Tout de suite, de la méta- ni passive ni active « et soit qu’elle
phore, il y en a plus qu’il n’en faut, éprouve une sensation, ou qu’elle ne
plus et trop de métaphores à la fois. fasse que se la rappeler, elle n’aper-
La figure est donc aussitôt soumise à çoit jamais autre chose, sinon qu’elle
une appréciation équivoque : valori- est ou qu’elle a été de telle manière.
sée comme beauté poétique, source Elle ne saurait, par conséquent
du langage, surgissement même de remarquer aucune différence entre
la parole, dévalorisée comme gros- l’état où elle est active, et celui où
sièreté de la langue, imprécision et elle est toute passive » (id.).
redondance. Le paradoxe, c’est que Si le temps ne donne pas à remar-
la continuité analogique avec le lan- quer l’opposition de l’activité à la
gage d’action est en même temps un passivité, du dedans au dehors, y
écart, voire le plus grave écart. C’est aura-t‑il (eu) un moment pour le
parce qu’elle est toute proche du surgissement de ces oppositions, de
langage d’action qui est lui-même l’opposition en général ?
si près des choses sensibles elles- Ce « moment » ne peut être
mêmes que la langue est le plus loin d’étoffe temporelle, il doit même
des choses, incapable de les désigner déchirer le temps.

80
LE CALCUL DES LANGUES

ou de les maîtriser sans multiplier On en tirera cette première consé-


de la façon la moins pertinente les quence : la parole, le langage de
effusions signifiantes les plus désor- mots, qui a le temps pour élément
données. Plus elle est près du sen- est aussi impuissant à constituer
sible, plus elle en est loin. des oppositions, à nous mettre vio-
La logique interne qui commande lemment en rapport avec le monde
cette appréciation contradictoire extérieur (à moins qu’il ne soit jus-
est à l’œuvre partout, en particu- tement – c’est la thèse de Condil-
lier dans le système des valeurs rhé- lac – dérivé du langage d’action)
toriques de l’art d’écrire ; et déjà qu’efficace à nous faciliter la régres-
dans la nécessité d’une rhétorique- sion vers l’intimité calfeutrée, le
philosophique en général. sentiment de liberté, de maîtrise, de
Le plus près é-loigne le plus. disponibilité de soi. Retour au sen­
Chiasme. Mouvement des pôles. timent fondamental d’une statue qui
Exemple : la proximité de Rous- ne touche même pas le sol, ne ren-
seau à Condillac. contre aucun obstacle blessant, ne
En apparence, Rousseau dit, connaît même pas sa propre forme
comme Condillac, que les premières étendue, ne se voit pas de l’exté-
langues furent vives et figurées. rieur : sorte de colonne de plaisir
Avant même le chapitre III de l’Es­ suspendue dans les airs.
sai sur l’origine des langues (« Que le Le plaisir pur consisterait en effet
premier langage dut être figuré »), à ne pas toucher : mouvement inté-
le chapitre II (« Que la première rieur sans contact. Le tact, qui
invention de la parole ne vient pas donne l’idée du monde extérieur à
des besoins mais des passions ») la statue, c’est aussi ce qui l’expose
rompt pourtant avec l’interpréta- à la blessure et à la chute.
tion de Condillac. Plus précisé- Qu’est-ce que le sentiment fon-
ment, si Rousseau reconnaît aussi damental ?
que les premières langues, « vives C’est une sorte de scène pure-
et figurées », furent « des langues ment intérieure : la vie de la sta-
de poètes », il l’assigne à une rup- tue se rapporte à elle-même sans
ture alors que Condillac y suit une aucune ouverture donnant sur le
continuité. Le supplément de Rous- monde extérieur. La sensibilité y est
seau interrompt – et donc inau- purement domestique, limitée aux
gure – au point où la suppléance actions, limitée aux actions « des
de Condillac relaie, remplace, déve- parties de son corps les unes sur les
loppe, garde aussi. autres ». La respiration a un rôle
À moins que les deux colonnes privilégié dans ce sentiment fon-
de cette opposition ne se suppléent damental qui est aussi « le moindre

81
LE CALCUL DES LANGUES

l’une l’autre, ne se tordent l’une degré de sentiment » : sans doute


autour de l’autre pour se continuer parce que le contact, l’action, la
de l’autre côté, la logique géné- division en parties y sont absolu-
rale du supplément jouant de deux ment réduits ; et l’élément pneu-
colonnes qui ne sont ni identiques matique de la vie paraît se garder
ni différentes, qu’aucune décision encore de toute différence. L’éther
ne peut discerner, qu’une synthèse est plus intérieur, moins blessant
dialectique ne peut réconcilier. encore que l’élément liquide et
Tel est peut-être le tête-à-tête prénatal. La maîtrise, la reprise de
de Condillac et de Rousseau et possession régressive qu’assurera
l’étrange écho que celui-ci fait au plus tard le langage de sons, l’expé-
discours de celui-là. rience de liberté ou de spontanéité
Sans formaliser davantage, dési- qu’il semble reconstituer, n’est-ce
gnons cette scène d’un mot intro- pas le recours à ce fondamental ?
duit en France au xviiie siècle et Sorte de colonne de plaisir suspen-
dont Diderot se sert aussi dans due dans les airs. Mais une machine
l’Essai sur la peinture, le pique- déjà. « Je l’appellerai sentiment fon­
nique : « repas de plaisir où chacun damental ; parce que c’est à ce jeu
paye son écot, et qui se fait soit en de la machine que commence la vie
payant sa quote-part d’une dépense de l’animal : elle en dépend uni-
de plaisir, soit en apportant chacun quement […]. Si notre statue n’est
son plat dans la maison où l’on se frappée par aucun corps, et si nous
réunit » (Littré). « Je m’étais aussi la plaçons dans un air tranquille,
lié avec l’Abbé de Condillac, qui tempéré, et où elle ne sente ni aug-
n’était rien non plus que moi dans menter ni diminuer sa chaleur natu-
la littérature, mais qui était fait pour relle ; elle sera bornée au sentiment
devenir ce qu’il est aujourd’hui. Je fondamental, et elle ne connaîtra
suis le premier, peut-être qui ait vu son existence que par l’impression
sa portée et qui l’ait estimé ce qu’il confuse qui résulte du mouvement
valait. Il paraissait aussi se plaire auquel elle doit la vie » (I, 251).
avec moi, et tandis qu’enfermé dans Dans cette expérience icarienne
ma Chambre rue Jean St. Denis près du sentiment fondamental, aucun
l’Opéra, je faisais mon acte d’He- contact avec le dehors. La statue n’a
siode, il venait quelquefois dîner pas de dehors. On ne peut donc lui
avec moi tête-à-tête en pic-nic. Il reconnaître aucune limite, elle est
travaillait alors à l’Essai sur l’origine sans forme, dépourvue de toute
des connaissances humaines, qui est sensibilité externe. La statue est de
son premier ouvrage. Quand il fut marbre (« Nous supposâmes encore
achevé l’embarras fut de trouver un que l’extérieur tout de marbre ne

82
LE CALCUL DES LANGUES

libraire qui voulut s’en charger. Les lui permettait l’usage d’aucun de
libraires de Paris sont arrogants et ses sens » [I, 222]). Avant le coup,
durs pour tout homme qui com- la coupe, la découpe, cette colonne
mence, et la métaphysique, alors très de marbre brut n’a pas le moindre
peu à la mode n’offrait pas un sujet organe. Condillac, qui commencera,
bien attrayant. Je parlais à Diderot comme s’il était son père, par lui
de Condillac et de son ouvrage ; offrir un nez (« Nous crûmes devoir
je leur fis faire connaissance. Ils commencer par l’odorat, parce que
étaient faits pour se convenir, ils c’est de tous les sens celui qui paraît
se convinrent. Diderot engagea le contribuer le moins aux connais-
libraire Durand à prendre le manus- sances de l’esprit humain » [id.]) en
crit de l’Abbé, et ce grand méta- sculptant la colonne (j’ai ailleurs fait
physicien eut son premier livre, et référence à Freud pour expliquer cet
presque par grâce, cent écus qu’il ordre et interroger le concept du sen-
n’aurait peut-être pas trouvés sans tir dans l’histoire de la philosophie),
moi » (Les Confessions, II, 7). Rous- nous demande de nous identifier à
seau raconte ensuite leurs repas à ce fils au moment où il l’abandonne
trois au panier fleuri et son « pro- au solipsisme absolu, où il le laisse
jet d’une feuille périodique intitulée
– (à) l’absolument absolu ; ce qu’il
Le Persiffleur ». On sait que les pre-
ne peut faire – demander et laisser
mières et plus implacables critiques
de l’Essai sur l’origine des connais­ – que selon un mouvement d’écri-
sances humaines vinrent de Diderot ture (« J’avertis donc qu’il est très
et de Rousseau. important de se mettre à la place de
Si tout commence par la figure, la statue que nous allons observer. Il
selon Condillac, c’est donc parce faut commencer d’exister avec elle,
que le langage articulé a son ori- n’avoir qu’un seul sens, quand elle
gine dans le langage d’action. C’est n’en a qu’un […] » [I, 221]).
le reste sensible de l’action qui pro- « On montrait la tombe d’Icare
duit la figure. Au contraire, objecte sur un cap de la mer Égée. On
Rousseau, c’est parce que la parole racontait aussi que Dédale avait
rompt avec le geste qu’elle devient élevé deux colonnes, l’une en l’hon-
métaphorique. Opposition para- neur de son fils et l’autre portant
doxale dans sa structure : la sup- son propre nom, dans les îles de
pléance de l’action par la voix, telle l’Ambre, et aussi qu’il avait repré-
que la décrit Condillac, peut aussi senté sur les portes du temple de
s’interpréter comme rupture, conti- Cumes (le temple qu’il y avait dédié
nuité discontinue. Nous le remar- à Apollon), de ses propres mains, la
quions à l’instant : la métaphore est triste fin de son fils » (Pierre Grimal,

83
LE CALCUL DES LANGUES

à la fois le plus près et le plus loin du Dictionnaire de la mythologie grecque


langage d’action, le plus loin parce et romaine, PUF, p. 225).
que le plus près, la langue s’écar- N’oublions pas la question : com-
tant et multipliant les figures dans ment, à partir du cercle de l’auto-
la mesure même où elle <est> gros- affection, de la vie pré-natale du
sière, impropre et donc trop proche sentiment fondamental, l’opposi-
de son origine. La logique de ce tion peut-elle se former entre un
paradoxe contraint à des énoncés dedans et un dehors, une activité
formellement contradictoires : le et une passivité, une action et une
plus proche de l’origine est le plus réaction, donc, depuis lesquelles,
loin de l’origine. Rousseau est plus l’origine une fois entamée, l’action,
près de Condillac au moment où il le langage d’action, le langage parlé,
s’en éloigne le plus. Fascination et l’écriture, etc, enchaîneront leurs
contact impossible. relais supplémentaires et tendront
Si pour lui la parole rompt avec à reformer le cercle, à progresser
le geste, c’est à la fois parce qu’elle pour revenir à l’auto-affection, à la
rompt avec le système du besoin et vie prénatale du sentiment fonda-
– du même coup – avec celui de mental ? au corps sans organe ? à
l’action. La parole ne procède ni l’abri de tous les coups ?
du besoin ni de l’action mais de ce Comment la statue sort-elle d’elle-
qui s’oppose au besoin et à l’action : même ? Comment entre-t‑elle en
de la passion. La passion (le désir) contact – avec le dehors comme tel,
n’est pas le besoin, distinction appa- c’est-à-dire avec l’étendue ? Com-
remment introuvable chez Condil- ment son temps propre s’espace-t‑il ?
lac. Le couple action/passion règle Autrement dit quelle est l’origine de
l’opposition de Condillac à Rous- l’espacement ? Question qui revient
seau et il reproduit en apparence le à celle-ci : comment un contact est-il
couple du besoin et de la passion. possible, qui suppose nécessairement
L’Essai sur l’origine des langues que l’autre et le même se touchent ?
objecte à l’Essai sur l’origine des La réponse paraît impossible. Suppo-
connaissances humaines : « Il est donc sez que deux colonnes se touchent :
à croire que les besoins dictèrent les point de contact. Au point de
premiers gestes et que les passions contact, elles ne se distinguent plus
arrachèrent les premières voix. […] – ou si elles se distinguent, point de
On prétend que les hommes inven- contact. Je n’ai aucun contact avec
tèrent la parole pour exprimer leurs moi-même, que je sois moi-même
besoins ; cette opinion me paraît ou que je sois un autre. Décrivant la
insoutenable. L’effet naturel des généalogie de ce contact impossible
premiers besoins fut d’écarter les et la structure « du toucher ou du

84
LE CALCUL DES LANGUES

hommes et non de les rapprocher. seul sens qui juge par lui-même des
[… I]l serait absurde que de la cause objets extérieurs », Condillac doit
qui les écarte vint le moyen qui les régulièrement se demander ce qui
unit. D’où peut donc venir cette se passe quand la statue se touche
origine ? Des besoins moraux, des (quand elle « doit conduire sa main
passions. […] » pour la porter sur une partie de son
C’est parce que la parole est corps » [I, 257]) ou quand son père
d’abord passionnelle qu’elle est frappe cet enfant qu’elle est encore,
métaphorique ; et c’est pourquoi « si je la frappe successivement à la
les premières langues « sont vives tête et aux pieds… » (I, 252) si « je
et figurées » (Rousseau, Essai sur frappe la statue au milieu de son
l’origine des langues, ch. II, « Que rêve » (I, 272).
la première invention de la parole Il s’agit donc de savoir comment
ne vient pas des besoins mais des la statue infante sort d’elle-même, se
passions »). prépare à agir/pâtir – dans l’action,
Condillac avait expliqué le même le langage d’action, la parole, l’écri-
phénomène par la raison contraire : ture, etc. – en rencontrant la résis-
« On voit évidemment comment tance, la solidité, l’impénétrabilité
tous ces noms ont été figurés dans du monde extérieur, en se laissant
leur origine. On pourrait prendre, alors entamer, entraîner dans un sys-
parmi des termes plus abstraits, des tème de suppléance dont l’économie
exemples où cette vérité ne serait pas la divise : comme si frappée tout
si sensible. Tel est le mot de pensée : d’un coup d’au moins deux coups
mais on sera bientôt convaincu qu’il la colonne se fendait pour se heurter
ne fait pas une exception. à elle-même. Une colonne en deux.
« Ce sont les besoins qui four- Qui se répète, s’identifie en se tou-
nirent aux hommes les premières chant, se parlant, se répondant, puis
occasions de remarquer ce qui se perd contact avec elle-même, cesse de
passait en eux-mêmes, et de l’expri- s’entendre parler quand « le moi, qui
mer par des actions, ensuite par des se répondait, cesse de se répondre »
noms. Ces observations n’eurent (I, 257) – moment du contact avec
donc lieu que relativement à ces le monde extérieur – mais ne cesse
besoins, et on ne distingua plusieurs ensuite de courir la suppléance
choses qu’autant qu’ils engageaient pour reconstituer le cercle auto-
à le faire. Or les besoins se rappor- affectif du s’entendre parler et veut
taient uniquement au corps. Les (se) répondre absolument (d’)elle-
premiers noms qu’on donna à ce même en se donnant tout le plai-
que nous sommes capables d’éprou- sir du monde. C’est-à-dire rejoindre
ver, ne signifièrent donc que des l’origine maternelle et naturelle.

85
LE CALCUL DES LANGUES

actions sensibles » (Essai sur l’origine Car si le heurt venant de l’extérieur


des connaissances humaines, I, 87). (« lorsque je la touche… », « si je la
Chiasme. Pique-nique. Mou- frappe… », etc.) est laissé à l’initia-
vement des pôles. Interpolation, tive du père, de l’auteur, de l’expé-
extrapolation. Ces deux concepts rimentateur, le contact avec soi, le
d’une histoire de la langue se rapport touchant-touché est à la fois
croisent en un point : l’origine spontané et laissé entre les mains
de la langue est figurée, elle s’ef- de la mère. Il est naturel, originel
face peu à peu, cet effacement est et pourtant cette nature est autre ;
un refroidissement, un passage au elle est autre en nous parce qu’elle
nord. Dans les deux cas la théorie nous prévient et nous commence.
du progrès du langage s’oriente ou « Il résulte de cette vérité, que la
plutôt se méridionalise : l’origine du nature commence tout en nous :
langage et par conséquent la figure aussi ai-je démontré que, dans le
ont lieu au sud. Les peuples méri- principe ou dans le commencement,
dionaux et orientaux pratiquent une nos connaissances sont uniquement
langue vive, chaude, métaphorique. son ouvrage, que nous ne nous ins-
Orient : le sud est à l’origine. truisons que d’après ses leçons ; et
Mais en s’éloignant du sud, Rous- que tout l’art de raisonner consiste
seau et Condillac s’éloignent aussi à continuer comme elle nous a fait
l’un de l’autre. Pour celui-là, plus commencer.
on va vers le nord, plus on s’éloigne « Or, la première découverte
de la passion, plus on se rapproche que fait un enfant, est celle de son
du besoin, de la nécessité, de l’ac- corps. Ce n’est donc pas lui pro-
tion ; l’origine s’inverse : « À la prement qui la fait, c’est la nature
longue tous les hommes deviennent qui la lui montre toute faite » (I,
semblables, mais l’ordre de leur pro- 254). Comment la nature peut-elle
grès est différent. Dans les climats aider la colonne de marbre brut
méridionaux où la nature est pro- à se découvrir comme corps ? En
digue les besoins naissent des pas- l’aidant à rapporter ses sensations
sions, dans les pays froids où elle à autre chose qu’à son âme, à en
est avare les passions naissent des faire autre chose que des modifi-
besoins, et les langues, tristes filles cations de son âme ; la mère natu-
de la nécessité se sentent de leur relle doit d’abord morceler le corps
dure origine » (Rousseau, Essai sur de la statue, rapporter les premières
l’origine des langues, ch. X, 126). sensations à des parties du corps
« Les premières langues, filles du extérieures les unes aux autres, soit
plaisir et non du besoin portèrent à des organes ; elle oblige ainsi l’âme
longtemps l’enseigne de leur père » à sortir d’elle-même, c’est-à-dire de

86
LE CALCUL DES LANGUES

(ch. IX, 127). Au nord, « le besoin l’intimité calfeutrée d’un corps sans
mutuel unissant les hommes bien organe, sans articulation, sans diffé-
mieux que le sentiment n’aurait rence, à l’abri de toute blessure (car
fait, la société ne se forma que par la statue n’aimerait spontanément
l’industrie, le continuel danger de que « les corps qui ne l’offensent
périr ne permettait pas de se borner point » (I, 258) et « il lui est éga-
à la langue du geste, et le premier lement naturel de se refuser à une
mot ne fut pas chez eux, aimez-moi, sensation qui la blesse » [I, 255]).
mais, aidez-moi » (131). La mère nature qui aurait dû tenir
Paradoxe supplémentaire : l’âme à l’abri (des organes sinon du
l’homme du nord, selon Rousseau, corps supralapsaire), c’est aussi la
est l’homme du besoin ou de l’ac- puissance morcelante, organisante
tion, certes, mais pour cette raison et proprement artificielle. C’est elle
même, sa langue n’est plus la langue qui sort – d’elle-même – pour orga-
de geste, le langage d’action. C’est niser. C’est-à-dire, toujours, pour
la même conséquence que Condil- organiser la suppléance et la répé-
lac tire des prémisses inverses : tition. Celles-ci portent toujours
l’homme du nord s’éloigne du lan- l’enseigne de leur mère. Et l’on n’au-
gage d’action parce qu’il s’éloigne rait aucune peine à montrer que la
– froidement – de la passion. Le fonction philosophique du « péché
pôle du besoin – l’origine du lan- originel », dans la systématique de
gage – s’éloigne – de lui-même – en Condillac n’intervient pas à l’union
s’inversant au nord : plus il répond de l’âme et du corps mais à la désu-
au besoin, à la dure nécessité, plus nion du corps, à la blessure infligée
l’homme s’éloigne du langage d’ac- au phantasme du corps sans organe.
tion qui naît pourtant du besoin : Au moment où commence l’effrac-
« Par un effet de leur tempérament tion de l’âme, où s’ouvre le rapport
froid et flegmatique, ils abandon- au dehors. Ce premier moment
nèrent plus facilement tout ce qui est celui de la découverte des par-
se ressentait du langage d’action » ties du corps extérieures les unes
(Essai sur l’origine des connaissances aux autres. « La nature n’avait donc
humaines, I, 80). qu’un moyen de lui faire connaître
Logique bipolaire des deux sys- son corps, et ce moyen était de lui
tèmes : puisque le nord est à l’op- faire apercevoir ses sensations non
posé de l’origine (l’origine opposée comme des manières d’être de son
à elle-même), il est normal que le âme, mais comme des modifications
style y soit froid et peu métapho- des organes qui en sont autant de
rique : loin de la passion et près du causes occasionnelles. Par là le moi,
besoin ou de l’action (Rousseau), au lieu d’être concentré dans l’âme,

87
LE CALCUL DES LANGUES

loin du besoin et du langage d’ac- devait s’étendre, se répandre et se


tion (Condillac). Le paradoxe tient répéter en quelque sorte dans toutes
en particulier à ce que le concept les parties du corps.
d’action et de geste se divise chez « Cet artifice, par lequel nous
Rousseau. Le langage d’action ou croyons nous trouver dans des
de geste ne tient pas forcément à organes qui ne sont pas nous pro-
l’action et au besoin : il peut être prement, a sans doute son fonde-
le meilleur interprète de la passion. ment dans le mécanisme du corps
Cette logique bipolaire et supplé- humain […] » (I, 254).
mentaire explique l’appréciation La sensation par laquelle la sta-
contradictoire que Condillac porte tue rencontre pour la première fois
sur la figure. Elle commande non le dehors, passe hors d’elle-même,
seulement le système des normes fût-ce pour en rester encore à son
et des valeurs rhétoriques de l’art propre dehors, à la surface de son
d’écrire mais même la nécessité corps comme dehors pour soi, c’est
d’une rhétorique-philosophie. la sensation du solide : le toucher.
Le procès historique de la forma- Celui-ci nous met au contact de l’im-
tion des langues le confirme. D’un pénétrabilité, propriété essentielle
double point de vue : celui d’une des corps dont nous n’avons pas la
rhétorique au sens étroit ou d’une sensation immédiate mais formons
histoire du style, et celui d’une rhé- le jugement à partir de la sensation
torique au sens large – histoire de de solidité. Deux solides (la colonne
l’art de parler comme histoire de est un solide) ne pouvant se pénétrer,
l’art de penser, histoire du concept « ils sont nécessairement distincts et
et histoire de la philosophie. toujours deux » (I, 256). La sensa-
Dans les deux cas la rhétorique tion du solide représentant « à la
est requise par l’ordre de l’évolu- fois deux choses qui s­ ’excluent l’une
tion historique, gouvernée par le hors de l’autre », l’âme ne pourra
sens d’un progrès et d’une déca- l’assimiler à l’une de ses modifica-
dence. Mais dans les deux cas tions. « Voilà donc une sensation par
– c’est la contradiction interne de laquelle l’âme passe hors d’elle, et on
cette logique – la loi du progrès est commence à comprendre comment
la loi même de la décadence. D’un elle découvrira des corps » (id.).
pôle à l’autre, l’enchaînement des Elle commence par découvrir son
suppléances tend à reconstituer un propre corps en promenant sa main
cercle d’auto-affection, à faire que à la surface de la colonne, d’une
le pôle d’origine soit au contact de caresse lente et tâtonnante. Tant
son extrême opposé et continue de « qu’elle continue de se toucher »,
se toucher en lui. elle se retrouve et se répond à travers

88
LE CALCUL DES LANGUES

La loi de la vie est la loi de la la multiplicité des lieux de contact.


mort. Ce qui fait naître la langue et Mais au contact de cette multiplicité,
lui assure la vie, c’est cela même qui l’unité du moi qui se répond à lui-
la fait déchoir et porte la mort en même « c’est moi » commence par
elle. La figure (l’origine du langage), ne plus se confondre avec ses modi-
la métaphore est à la fois pulsion fications, sans pourtant rencontrer
de vie et pulsion de mort. La figure encore aucun dehors. Guidée par
a toujours ces deux faces. Le rap- la main de la nature, la main de la
port essentiel de tout ce procès (ce statue décrit son propre corps et la
« progrès ») des suppléances avec un colonne s’éveille à elle-même : « Si
principe de répétition confirme à la jusqu’ici la main de la statue en se
fois le principe du plaisir – auquel portant d’une partie de son corps sur
revient sans cesse Condillac – et son une autre, a toujours franchi des par-
au-delà, qui, pas plus que la pul- ties intermédiaires, elle se retrouvera
sion de mort, ne lui est extérieur. dans chacune, comme dans autant
Nous le vérifierons sans cesse. Que de corps différents, et elle ne saura
le principe de vie soit principe de pas encore que, toutes ensemble, elles
mort, l’interprétation n’en impose n’en ­forment qu’un seul. C’est que
pas la sentence, plus ou moins labo- les sensations qu’elle a éprouvées, ne
rieusement, par quelque anachronie, les lui représentent pas comme conti-
au discours de Condillac : « Après guës, ni par conséquent, comme for-
avoir montré les causes des derniers mant un seul continu.
progrès du langage, il est à propos « Mais s’il lui arrive de conduire
de rechercher celle de sa décadence : sa main le long de son bras, et sans
elles sont les mêmes, et elles ne pro- rien franchir, sur sa poitrine, sur sa
duisent des effets si contraires que tête, etc, etc., elle sentira, pour ainsi
par la nature des circonstances. Il dire, sous sa main, une continuité
en est à-peu-près ici comme dans de moi ; et cette même main, qui
le physique, où le même mouve- réunira, dans un seul continu, les
ment qui a été un principe de vie parties auparavant séparées, en ren-
devient un principe de destruction » dra l’étendue plus sensible » (id.).
(I, 102). Qui donne la main à la statue ?
Le premier exemple alors choisi Que donne la main à la statue ?
par Condillac, c’est celui de l’art Est-il indifférent qu’elle puisse cares-
d’écrire : l’écrivain de génie, tentant ser son corps en jouant des deux
d’ouvrir « une route nouvelle », doit mains, parallèlement, ou conjoin-
s’écarter de l’analogie, principe vital tement, pressées, croisées, opposées,
de la langue. Sa générosité, la génia- entrelacées, dissociant ou réunissant
lité par laquelle il réensemence la le tracé de chaque doigt, le rapport

89
LE CALCUL DES LANGUES

langue, l’empêche de mourir d’en- entre deux doigts dressés comme


nui, de ressemblances, d’analogies, des colonnes ou entre eux tissés
de mimétique, c’est cela même qui comme d’épaisses lianes reprodui-
détruit le principe vital de la langue. sant le dessin, les courbes, les angles
L’écrivain original « tente donc une décrits par les deux mains ?
route nouvelle. Mais, parce que tous Condillac laisse faire la main en
les styles analogues au caractère de silence. D’une édition à l’autre, il
la langue et au sien sont saisis par efface même un commencement
ceux qui l’ont précédé, il ne lui reste d’explication. Il semble même qu’au
qu’à s’écarter de l’analogie. Ainsi, total il n’ait pas lui-même compris
pour être original, il est obligé de pourquoi il avait besoin de la main
préparer la ruine d’une langue dont ou plutôt pourquoi sa propre mani-
un siècle plus tôt il eût hâté les pro- pulation de la statue impliquait,
grès » (I, 103). Contrairement à ce dans son système, que la statue se
que Condillac avance ici même, servît de ses deux mains.
mais conformément à la logique Suivons de près le trajet de ces
générale et aux lois qu’il analyse, un deux mains.
siècle plus tôt la situation eût été la Trois moments dans la découverte
même. Les causes du progrès sont – toujours manuelle – des corps, du
les mêmes que celles de la décadence corps propre puis des corps étran-
(« elles sont les mêmes »), ce qui se gers. Premier temps : la statue pro-
traduit ainsi : elles sont analogues. mène aveuglément sa main sur son
Et elles sont analogues parce que le corps, en franchissant « des parties
ressort de l’histoire (progrès/déca- intermédiaires ». Elle tâte, elle palpe,
dence) en général, de l’histoire des perd contact, saute d’un lieu à l’autre,
langues en particulier, c’est l’ana- et dans ce tracé discontinu, elle n’a
logie. Et l’analogie, c’est l’unité affaire qu’à des parties. L’unité du
maintenue d’une identité et d’une tout lui échappe, aussi bien celle du
différence, d’une ressemblance et « même être sentant » que celle du
d’un écart. D’où la possibilité de même être senti : corps morcelé qui
suivre deux tracés ou d’écrire avec ne s’appréhende même pas comme
deux mains, de maintenir d’un côté tel. On ne peut même pas parler
l’unité de la vie et de la mort – des ici de morceaux, de parties, de dis-
opposés en général – de les disso- continuité puisque la référence à
cier de l’autre, les deux opérations la totalité ne s’est pas encore éveil-
n’étant évidemment jamais symé- lée. Le moi ne se répond pas encore
triques. Par exemple on peut écrire (Condillac traduit toujours en dis-
sur une colonne, dans un certain cours cette expérience manuelle du
registre, que toute écriture géniale corps propre ; cette action muette,

90
LE CALCUL DES LANGUES

précipite la décomposition de la cet échange de demandes et de


langue en forçant l’écart ; et sur réceptions deviennent un jeu de
l’autre colonne, que cela dépend questions et de réponses. Cela n’est
de la circonstance et de l’état his- pas indifférent pour rendre compte
torique de la langue. de l’analogie du langage d’action
Ce qui nous intéresse, ce qui avec tous les langages qui le supplée-
s’écrit ici, s’effaçant entre les deux ront). Néanmoins dans cette quasi-
mains, c’est l’insistance d’un écart expérience d’un corps (non) propre,
muet qui limite de part et d’autre les morcelé dans morceaux, le principe
deux types de proposition, produit du plaisir est déjà à l’œuvre, la « sen-
d’un blanc la bivalence analogique sation agréable » est recherchée, la
sans jamais s’y laisser comprendre. « sensation qui la blesse » est refu-
Ce qui – reste de cette lecture – sée. Comme la statue ne se connaît
procure l’inépuisable surface d’où le pas encore, ni dans ses parties ni
texte s’enlève sans jamais l’entamer, dans son tout, elle ne peut s’enga-
sans jamais y provoquer la moindre ger elle-même à la recherche du plai-
déperdition, sans la faire sortir de sa sir. C’est donc sa mère, la nature,
réserve ni troubler son impassibilité qui l’attire et l’initie, « c’est à elle à
de marbre. produire les premiers mouvements
Le mal (le mimétisme, le précieux, dans les membres de la statue. Si elle
le brillant, le frivole, « les tours fri- lui donne une sensation agréable,
voles », les « ouvrages frivoles », le on conçoit que la statue en pourra
« mauvais goût ») commence à la jouir, en conservant toutes les par-
répétition du génie (§ 159), mais ties de son corps dans la situation où
la répétition logeait déjà dans « les elles se trouvent, et une pareille sen-
causes du progrès ». La répétition se sation paraît tendre à maintenir le
précède et se dédouble, se prépare repos plutôt qu’à produire le mou-
et se distille elle-même. S’écarte vement. Mais s’il lui est naturel de
donc d’elle-même en se produisant se livrer à une sensation qui lui plaît
comme telle, en s’appropriant. et d’en jouir dans le repos, il lui est
L’économie de l’écart dans l’ana- également naturel de se refuser à une
logie, c’est toute l’histoire de la sensation qui la blesse » (I, 255). En
métaphore, figure par excellence de conclura-t‑on que le plaisir tient
la figure, selon Condillac. en repos et que la douleur met en
Non pas figure parmi d’autres, mouvement ? Et que cette loi simple
comme on voit, mais, au-delà même s’applique selon le degré ? que son
de toute rhétorique restreinte, cette progrès s’opère chaque fois dans
figure est la figure de l’histoire un seul sens ? Cela ne serait légi-
dont nous parlons. L’histoire est time que si le concept de degré, qui

91
LE CALCUL DES LANGUES

métaphorique. L’unité du progrès ordonne tout le discours de Condil-


et de la décadence ne s’illustre pas lac, était le concept du continu et de
seulement dans une métaphore. Elle l’homogène. En fait, la différence de
est la métaphore. degré importe toujours, dans l’écart
Principe de vie à l’origine du lan- intérieur de la répétition du même,
gage, elle est aussitôt cause de dégra- la possibilité du saut et de l’inver-
dation en raison de son exubérance sion de signe. Par exemple, la « viva-
et de son inadéquation naturelle. cité » d’une sensation agréable peut
Mais cette dégradation a tantôt le produire un effet analogue à celui
sens d’un effacement de la figure, de la douleur et interdire à la statue
d’un appauvrissement du vivant, « de rester dans un parfait repos »
du poétique, tantôt – et dans une (id.). Si bien que l’origine unique du
quasi-simultanéité – celui d’une mouvement, ce n’est ni le plaisir ni
surabondance déréglée de méta- la douleur, mais l’inversion de l’un
phores. dans l’autre et le « passage alterna-
L’appauvrissement d’abord. tif » de l’un à l’autre, passage dont
Condillac met en relation de pro- le principe est intérieur à chacun des
portion directe la pauvreté du lan- termes.
gage parlé, de la langue d’origine Le rapport de degré et d’alter-
qui émerge à peine du langage d’ac- nance entre le plaisir et la douleur
tion, et la métaphoricité, redon- produit à l’intérieur de chacune des
dance pléonastique d’une langue deux valeurs un double principe de
qui multiplie les approximations répétition et de variation, d’analo-
inadéquates dans la mesure même gie et d’écart. Chaque valeur, un
où les mots propres lui manquent. tour de plus y suffit, passe dans
Il s’ensuit, mathématiquement, l’autre. La douleur peut être une
quantitativement, en quelque sorte, figure, voire une métaphore du
et par degrés, que l’enrichissement plaisir : trope, trop ou trop peu de
d’une langue, ses acquisitions en plaisir. Qu’on suive énormément ce
mots propres provoquent une perte fil jusqu’à l’au-delà du principe du
poétique, une disparition continue plaisir (« Les particularités du pro-
des images sensibles et des figures. cès par lequel le refoulement trans-
Du même pas, les langues articulées forme une possibilité de plaisir en
s’éloignent du langage d’action, ori- une source de déplaisir ne sont
gine des figures ; elles se prosaïsent, pas encore bien compris ou claire-
la philosophie n’est plus loin. « Le ment représentables, mais il est sûr
style, dans son origine, a été poé- que tout déplaisir névrotique de ce
tique, puisqu’il a commencé par type est un plaisir qui ne peut être
peindre les idées avec les images les éprouvé comme tel [die nicht als

92
LE CALCUL DES LANGUES

plus sensibles, et qu’il était d’ail- solche empfunden werden kann] » 1 ; <
leurs extrêmement mesuré ; mais note de Freud : > « 1. L’essentiel est
les ­langues devenant plus abon- que le plaisir et le déplaisir comme
dantes, le langage d’action s’abolit sensations conscientes sont liés au
peu-à-peu, la voix se varia moins, moi »), on le verra passer entre un
le goût pour les figures et les méta- concept du degré, de la différence,
phores, par les raisons que j’en don- de la répétition, etc., compris dans
nerai, diminua insensiblement, et le une logique de l’expérience ou de
style se rapprocha de notre prose… la conscience, avec tout son sys-
Enfin un philosophe, ne pouvant se tème), et les « mêmes » concepts,
plier aux règles de la poésie, hasarda les « mêmes » schémas d’eux-mêmes
le premier d’écrire en prose » (I, 80). écartés par ce qu’on figure encore
L’effacement de la métaphore est sous le mot de refoulement. Les
l’essence du philosophique, repré­ deux « logiques », les deux « rhéto-
sente du moins sa destinée. Qui se riques », utilisant les mêmes mots,
trouve être du même coup la néces- les mêmes figures et, pourquoi pas
sité de la rhétorique restreinte. (puisque le concept de concept est
En effet. Dès lors que la méta- soumis au même déplacement et ne
phore naturelle tend à disparaître, tirerait son autorité que de l’une des
à s’éloigner de la source, à perdre sa deux logiques, la première, la philo-
spontanéité, elle doit se laisser sup- sophique, celle de la conscience, etc.)
pléer par une technique de la figure. les mêmes concepts, ont entre elles
La rhétorique survit. Elle vit alors le rapport analogique, rhétorique,
de la mort de ce dont elle a pour- d’écart et de répétition qui coupe la
tant vécu. Elle n’est que ce supplé- coupure en dedans, c’est-à-dire rac-
ment et ce supplément de soi. commode incessamment le tissu du
Rien d’accidentel à cela ; ou du vieux discours.
moins l’accident, l’échec sont-ils la Le rapport de degré et d’alter-
loi d’essence. L’appauvrissement est nance entre le plaisir et la douleur
une tendance naturelle. Mais l’exu- produit à l’intérieur de chacune des
bérance métaphorique, le trop de deux valeurs un double principe de
métaphore l’est aussi. Plus de méta- variation et de répétition, d’écart et
phore. d’analogie.
Tirant parti de l’Essai sur les hié­ C’est ici peut-être qu’il faut
roglyphes, Condillac en assimile mettre la main. Non, les mains,
le principe structural à sa propre car il importe qu’elles soient deux
machinerie systématique. Comme à remplir la même fonction et donc
Warburton, il prétend repérer à pouvoir l’une l’autre se toucher
la règle d’un parallélisme entre comme une partie du corps que

93
LE CALCUL DES LANGUES

l’histoire des écritures et l’histoire chacune pourtant peut explorer en


des figures dans le langage arti- totalité.
culé. Histoire d’une surabondance Telle n’est pas l’explication de
ornementale qui ne contredit qu’en Condillac. Que la main soit le seul
apparence l’histoire d’une exténua- organe à pouvoir explorer toute la
tion. Ce qui, dès l’origine, devient surface du corps dont elle reste une
excessif, c’est une métaphoricité partie explorée, que l’explorant total
artificielle, ornementale, qui va soit en elle totalement explorable
de pair avec l’affaiblissement de la par une autre partie, soit elle-même
métaphoricité spontanée : la méta- en son double, voilà ce que Condil-
phore est dès le début ce qui rompt lac semble ne jamais interroger.
naturellement avec la nature. C’est La nécessité pour la statue d’en
l’éclat de la nature. Le chapitre De venir aux mains ne laisse pourtant
l’écriture, qui se résume presque à pas son discours en repos. C’est là
une longue citation de Warburton, que le Traité des sensations comporte
précède, dans l’Essai sur l’origine des le plus grand nombre de « pas-
connaissances humaines, le chapitre sages, dit l’éditeur, remaniés ». Le
De l’origine de la fable, de la parabole chapitre V, qui était d’abord, dans
et de l’énigme, avec quelques détails cette Seconde Partie, le chapitre IV,
sur l’usage des figures et des métapho- s’intitulait en 1754, Comment cet
homme ayant l’usage de ses mains,
commence à découvrir son corps…
voit ensuite son titre ainsi coupé et
transformé : Comment un homme
borné au toucher découvre son corps
et apprend qu’il y a quelque chose
hors de lui. Pourquoi cette correc-
tion ? Et pourquoi celle-ci, qui la
suit logiquement et en confirme la
délibération : à « Je donne l’usage
de ses mains à notre statue : mais
quelle cause… », Condillac substi-
tue, après 1754, « je donne à la sta-
tue l’usage de tous ses membres » ?
Au cours du chapitre, deux para-
graphes ont disparu qui tentaient
de décrire et de justifier le carac-
tère manuel de l’exploration. Ces
paragraphes ôtés, l’intervention des

94
LE CALCUL DES LANGUES

mains reste encore très arbitraire :


« Si nous considérons la multi-
tude et la variété des impressions
que les objets font sur la statue,
nous jugerons que ses mouvements
doivent naturellement se répéter et
se varier. Or dès qu’ils se répètent et
se varient, il lui arrivera nécessaire-
ment de porter, à plusieurs reprises,
ses mains sur elle-même et sur les
objets qui l’approchent » (I, 255).
Pourquoi les mains ? Pourquoi
cela « arrivera »-t‑il « nécessaire-
ment » ? Un principe d’explication
était avancé sans le passage sup-
primé. Pourquoi a-t‑il été supprimé ?
Avant de le citer, reconnaissons-en
les restes dans le texte laissé intact.
Ce principe n’est pas celui que nous
définissions plus haut (partie explo-
rée comme explorant total, struc-
ture métaphoro-métonymique, si
l’on veut, du touchant touché),
mais celui de l’objectivité analy-
tique. La main est le seul organe
analytique, elle seule peut distinguer
entre des objets, des parties exté-
rieures les unes aux autres, déter-
minées par les limites de lieux qui
s’excluent. Cette exigence analy-
tique est certes posée dans le texte
restant, mais il n’y est plus dit que
seule la main – et pourquoi seule
la main – peut y répondre. De cet
organisme apparemment asexué,
tantôt il (l’homme) tantôt elle (la
statue), il ne nous est pas dit pour-
quoi sa mère (la nature), suppléée
dans la fiction philosophique ou

95
LE CALCUL DES LANGUES

généalogique par Je, l’auteur expé-


rimentateur, lui donne l’usage de
tous ses membres (singulièrement
des mains) et lui apprend à analyser,
certes, mais d’abord en se caressant
tout le corps. L’analyse est d’abord,
plutôt qu’une fin en soi ou un ins-
trument de connaissance générale,
le moyen de reconnaître son propre
corps : « Quoique la statue doive
avoir des sensations qu’elle aperçoit
naturellement comme des modifi-
cations de ses organes ; cependant
elle ne connaîtra pas son corps, aus-
sitôt qu’elle éprouvera de pareilles
sensations. Pour le découvrir, elle a
besoin d’analyser, c’est-à-dire qu’il
faut qu’elle observe successivement
son moi, dans toutes les parties où
il paraît se trouver. Or il est cer-
tain qu’elle ne fera pas cette analyse
toute seule : c’est donc à la nature à
la lui faire faire. Observons.
« Chapitre V
Comment un homme
borné au toucher
découvre son corps
et apprend qu’il y a
quelque chose hors de lui
§ 1. Je donne à la statue l’usage
de tous ses membres : mais quelle
cause l’engagera à les mouvoir ? Ce
ne peut pas être le dessein de s’en
servir. Car elle ne sait pas encore
qu’elle est composée de parties, qui
peuvent se replier les unes sur les
autres, ou se porter sur les objets
extérieurs. C’est donc à la nature à
commencer : c’est à elle à produire

96
LE CALCUL DES LANGUES

les premiers mouvements dans les


membres de la statue » (I, 254‑255).
« Se replier » : ce pouvoir – que
Condillac nommera aussi flexibi­
lité – n’est pas ici réservé à la main.
Et quand la main (dans le passage
biffé et dans un autre auquel nous
viendrons) se voit reconnaître cette
re-flexibilité par excellence, c’est
moins au titre de l’esthétique auto-
affective que de l’articulation objec-
tivante et calculatrice. Telle sera
l’interprétation de l’instance digi-
tale par Condillac. Elle passe entre
les doigts. Entre deux doigts, deux
fonctions du doigt, de styles de
sa flexibilité. Condillac est moins
attentif au fait que le doigt per-
met, en son articulation, de toucher
toute la surface du corps, y com-
pris les bords internes de ses orifices
et y compris lui-même à l’intérieur
d’une seule main déjà (la phalange
est une colonne articulée qui se
touche elle-même) ; il est plus atten-
tif au fait que l’articulation digitale
est la plus puissante fonction d’ana-
lyse objectivante et calculante. Ces
deux styles de l’interprétation ne
sont pas contradictoires, ils forment
même, sans doute, un système.
Que nous appelons le calcul des
langues, opération qui soutient infor-
mulée tout le déploiement du dis-
cours de Condillac : la loi commune
qui conjugue le principe d’articula-
tion au principe d’auto-affection met
le doigt dans la bouche. La bouche
(système phonatoire, langue, lèvres,

97
LE CALCUL DES LANGUES

pouvoir de succion, d’intériorisa-


tion et d’extériorisation, touchant
ses propres bords et ouvert sur
l’ouïe même dans la circulation du
s’entendre-parler) est, avec les pha-
langes, l’autre extrémité du corps
capable d’articuler l’auto-affection. Et
par conséquent d’échanger des effets
de suppléance avec la main. C’est en
ce(s) lieu(x) du corps (et donc, nous
le verrons, de la rhétorique) que cir-
culent les analogies supplémentaires
entre le langage d’action et le langage
de sons (ou, comme Condillac dit
souvent, le langage articulé). Cette
loi commune n’est jamais exhibée
par Condillac mais elle permet seule
d’assurer le passage et la cohérence
systématique – disons brièvement –
de l’Essai sur l’origine des connaissances
humaines et du Traité des sensations à
La Langue des calculs, de la langue la
plus naturelle à la langue la plus arti-
ficielle, qui sont toutes deux d’abord
entre les doigts, mais qui supposent
que le doigt puisse devenir langue,
que la langue puisse toucher, péné-
trer, montrer et articuler comme un
doigt. Écart/analogie, double langue,
double doigt. Anneau de l’origine
qui se supplée elle-même, calcule le
retour à soi, l’économie analogique
de l’écart.
Pourtant, bien que l’analyse
manuelle soit d’abord au service de
la découverte du corps propre, les
définitions ou les descriptions de la
main restent orientées par les motifs
de la distinction, de la détermination

98
LE CALCUL DES LANGUES

et de l’objectivation. Découvrir son


propre corps, c’est d’abord analyser,
discerner entre des lieux et des par-
ties qui s’excluent, se dé-terminent.
L’alternance plaisir/douleur est
certes au principe de la recherche
manuelle, elle met la main en mou-
vement, mais elle n’est plus présente
au temps même du tâtonnement.
Ainsi, dans le long passage biffé :
« Il faudra donc qu’une impres-
sion vive de plaisir ou de douleur
contractant ses muscles, elle agite ses
bras, sans se proposer de les agiter,
sans avoir même aucune idée de ce
qu’elle fait. § 2. Je suppose qu’obéis-
sant à ce mouvement machinal, elle
porte la main sur elle-même ; il est
évident qu’elle ne découvrira qu’elle
a un corps, qu’autant qu’elle en dis-
tinguera les différentes parties, et
qu’elle se reconnaîtra dans chacune
pour le même être sentant. […] dès
qu’elle se meut, se touche, ou saisit
d’autres objets, elle sent de la résis-
tance et de la solidité. Or cette sensa-
tion est propre à lui faire distinguer
les choses, parce qu’au lieu d’être
uniforme, elle est modifiée différem-
ment par le dur, le mou, le rude,
le poli ; en un mot, par toutes les
impressions, dont le tact nous rend
susceptibles ; et elle est propre encore
à les lui faire distinguer comme éten-
dues ; parce qu’elle les lui représente
comme étant nécessairement dans
des lieux différents : dès que deux
choses sont solides, chacune exclut
l’autre du lieu qu’elle occupe. Par

99
LE CALCUL DES LANGUES

conséquent, pour donner du corps


aux manières d’être, il suffit que des
organes mobiles et flexibles ajoutent
à chacune cette résistance et cette
solidité. Telle est surtout la main :
dès qu’elle touche, elle a une sensa-
tion de solidité, qui enveloppe toutes
les autres sensations qu’elle éprouve,
qui les renferme dans de certaines
bornes, qui les mesure, qui les cir-
conscrit. C’est donc à cette sensation
que commencent pour la statue, son
corps, les objets et l’espace » (I, 255).
Reconnaîtra-t‑on ici la main de
Buffon ? Dans le premier « récit
philosophique » de l’origine de la
sensibilité, (1749) « Le premier
homme au moment de la création »,
« qui s’éveillerait tout neuf pour lui-
même et pour tout ce qui l’envi-
ronne », le plaisir est un motif qui
ne s’absente plus de ce qu’il met en
mouvement. Première différence de
la statue. Il est chanté à la première
personne : ce n’est pas encore (deu-
xième différence) le il (l’homme)
ou le elle (la statue). Je est un être
sexué qui, au terme du récit, de la
journée, découvre puis anime de sa
main une moitié, un double, un
autre. Jeu des pronoms personnels :
« mon réveil ne fut qu’une seconde
naissance, et je sentis seulement que
j’avais cessé d’être.
« Cet anéantissement que je venais
d’éprouver me donna quelque idée
de crainte, et me fit sentir que je ne
devais pas exister toujours.

100
LE CALCUL DES LANGUES

« J’eus une autre inquiétude : je


ne savais pas si je n’avais pas laissé
dans le sommeil quelque partie de
mon être ; j’essayais mes sens, je
cherchai à me reconnaître.
« Mais, tandis que je parcourais
des yeux les bornes de mon corps
pour m’assurer que mon existence
m’était demeurée tout entière,
quelle fut ma surprise de voir à
mes côtés une forme semblable à la
mienne ! je la pris pour une autre
moi-même loin d’avoir rien perdu
pendant que j’avais cessé d’être, je
crus m’être doublé.
« Je portai ma main sur ce nouvel
être : quel saisissement ! ce n’était
pas moi : je crus que mon existence
allait changer de lieu et passer tout
entière à cette seconde moitié de
moi-même.
« Je la sentis s’animer sous ma
main, je la vis prendre de la pen-
sée dans mes yeux ; les siens firent
couler dans mes veines une nou-
velle source de vie : j’aurais voulu
lui donner tout mon être ; cette
volonté vive acheva mon existence,
je sentis naître un sixième sens.
« Dans cet instant, l’astre du jour
sur la fin de sa course éteignit son
flambeau ; je m’aperçus à peine que
je perdais le sens de la vue, j’existais
trop pour craindre de cesser d’être,
et ce fut vainement que l’obscu-
rité où je me trouvai me rappela
l’idée de mon premier sommeil »
(Georges-Louis Leclerc de Buffon,
Histoire naturelle, in De l’homme,

101
LE CALCUL DES LANGUES

éd. M. Duchet, 217‑219). On com-


prend à la fois que Condillac se soit
défendu d’avoir plagié Buffon, mais
aussi que Grimm l’ait accusé d’avoir
« noyé la statue de M. de Buffon
dans un tonneau d’eau froide »
(Correspondance 1er  nov. 1755).
Buffon n’a pas seulement été atten-
tif, dans son histoire de l’homme,
et à la différence de Condillac, à la
nature comme à la culture sexuelle
(à l’ethnologie de la circoncision, de
l’excision, de la castration, à la fan-
tasmatique de l’hymen, etc.), à tout
ce qui ne s’y réduit pas à un méca-
nisme anatomique ou physiologique
et qu’on aurait voulu « bannir de la
philosophie » (ibid., 81). Son « récit
philosophique » – les quatre pages
auxquelles Condillac doit renvoyer
en s’y opposant – décrit la fonction
de la main comme l’histoire d’un
plaisir. Du plus grand plaisir : « Je
portai la main sur ma tête, je touchai
mon front et mes yeux, je parcou-
rus mon corps ; ma main me parut
être alors le principal organe de mon
existence ; ce que je sentais dans
cette partie était si distinct et si com-
plet, la jouissance m’en paraissait si
parfaite en comparaison du plaisir
que m’avaient causé la lumière et les
sons, que je m’attachai tout entier à
cette partie solide de mon être, et je
sentis que mes idées prenaient de la
profondeur et de la réalité.
« Tout ce que je touchais sur moi
semblaient rendre à ma main sen-
timent pour sentiment, et chaque

102
LE CALCUL DES LANGUES

attouchement produisait dans mon


âme une double idée » (Histoire
naturelle, 216).
La « profondeur » tient à la
« double idée » : les deux textes
hédoniques de l’attouchement, le
senti et le sentant donnent main-
tenant, simultanément, solidement,
en relief, l’opposition stéréogra-
phique de deux « idées » ou de
deux « sens » : l’actif et le passif, le
dedans et le dehors, etc. Quant à
l’opposition du tout à la partie, elle
se construit contre l’illusion d’une
main plus grande que le tout du
corps auquel elle appartient. C’est
qu’elle commence par donner l’ex-
périence de tout le corps – elle est
donc plus grande que lui – et que,
surtout, elle couvre la surface de
l’œil et dissimule, recouvre le pano-
rama du corps propre. Mais cette
illusion est d’optique, non du tact
auquel il faut donc se maintenir :
« Je me regardais avec plaisir, je sui-
vais ma main de l’œil, et j’observais
ses mouvements. J’eus sur tout cela
les idées les plus étranges, je croyais
que le mouvement de ma main
n’était qu’une espèce d’existence
fugitive, une succession de choses
semblables : je l’approchai de mes
yeux, elle me parut alors plus grande
que mon corps, et elle fit disparaître
à ma vue un nombre infini d’objets.
« Je commençai à soupçonner
qu’il y avait de l’illusion dans cette
sensation qui me venait par les
yeux ; j’avais vu distinctement que

103
LE CALCUL DES LANGUES

ma main n’était qu’une petite par-


tie de mon corps, et je ne pouvais
comprendre qu’elle fût augmentée
au point de me paraître d’une gran-
deur démesurée : je résolus donc de
ne me fier qu’au toucher […] » (id.).
Et c’est au moment où la main porte
le fruit à la bouche que le plaisir se
complique et s’augmente jusqu’à la
volupté, au désir de possession, d’as-
similation et de maîtrise. « Jusque
là je n’avais eu que des plaisirs ; le
goût me donna le sentiment de la
volupté. L’intimité de la jouissance
fit naître l’idée de la possession ; je
crus que la substance de ce fruit était
devenue la mienne, et que j’étais le
maître de transformer les êtres.
« Flatté de cette idée de puissance,
incité par le plaisir que j’avais senti,
je cueillis un second et un troisième
fruit, et je ne me laissais pas d’exer-
cer ma main pour satisfaire mon
goût » (218). C’est ensuite la « lan-
gueur agréable », l’anéantissement
dans le sommeil et, au réveil, le sur-
gissement du sixième sens. La main,
« principal organe de mon exis-
tence » (Buffon), « principal organe
du tact » (Condillac). Entre ces
deux mains, l’opposition n’est pas
seulement d’un rapport au plaisir,
comme on vient de le reconnaître.
D’un rapport à la science aussi. Et
la question ne tient pas seulement
au toucher mais au doigté.
Il s’agit maintenant de nombres
et de calcul. De compter les mains.
De compter les doigts de la main.

104
LE CALCUL DES LANGUES

De compter avec les doigts de la


main.
Finalement : la téléologie de l’or-
ganisation manuelle de Condillac
s’oppose à celle de Buffon comme
l’arithmétique (ou l’algèbre) à la
géométrie. Si nous avions plus de
dix doigts, nous ne pourrions plus
compter nos doigts, les « remar-
quer » ; et si nous ne pouvions plus
compter nos doigts, nous ne pour-
rions plus compter avec eux, cela
rendrait peut-être possible un certain
progrès de la géométrie, mais impos-
sible l’apparition du calcul et l’achè-
vement d’une langue des calculs.
Évoquant en effet l’hypothèse
d’un membre mutilé, d’une main
sans doigt, Condillac commence par
reconnaître que notre connaissance
des figures en serait affectée, mais ce
n’est pas le plus grave. Au passage, il
fait droit à la condition générale de
l’articulation des membres : « […] la
main est le principal organe du tact.
C’est en effet celui qui s’accommode
le mieux à toutes sortes de surfaces.
La facilité d’étendre, de raccourcir,
de plier, de séparer, de joindre les
doigts, fait prendre à la main bien
des formes différentes. Si cet organe
n’était pas aussi mobile et flexible, il
faudrait beaucoup plus de temps à
notre statue pour acquérir les idées
des figures : et combien ne serait-
elle pas bornée dans ses connais-
sances, si elle en était privée !
« Si ses bras étaient, par exemple,
terminés au poignet, elle pourrait

105
LE CALCUL DES LANGUES

découvrir qu’elle a un corps, et


qu’il y en a d’autres hors d’elle : elle
pourrait, en les embrassant, se faire
quelque idée de leur grandeur et de
leur forme ; mais elle ne jugerait
qu’imparfaitement de la régularité
ou de l’irrégularité de leurs figures.
« Elle sera encore plus bornée, si
nous ne laissons aucune articulation
dans ses membres. Réduite au sen-
timent fondamental, elle se sentira
comme dans un point, s’il est uni-
forme ; et s’il est varié, elle se sentira
seulement de plusieurs manières à la
fois » (Traité des sensations, I, 273).
N’en conclura-t‑on pas qu’à mul-
tiplier les doigts, on étendra en pro-
portion les « idées des figures » ?
C’est l’hypothèse de Buffon qui
rêve d’une main « divisée en vingt
doigts », chacun d’eux étant pourvu
d’un plus grand nombre d’articu-
lations et capable d’un plus grand
nombre de mouvements ; à la
limite une infinité de parties toutes
mobiles et flexibles constituerait cet
organe en « une espèce de géomé-
trie universelle (si je puis m’expri-
mer ainsi), par laquelle nous aurions
dans le moment même de l’attou-
chement, des idées exactes et pré-
cises de la figure de tous ces corps,
et de la différence même infiniment
petite de ces figures. »
Condillac cite Buffon (I, 274) et
oppose d’abord à cette téléologie
du désir une téléologie de la satis-
faction. Pourquoi la main n’a-t‑elle
« rien à désirer à cet égard » ? Parce

106
LE CALCUL DES LANGUES

que pour donner à connaître, il faut


d’abord que les doigts se donnent
à connaître eux-mêmes. Si la main
avait trop de parties, la statue ne
pourrait pas « les remarquer les unes
après les autres, et s’en faire des idées
exactes » (I, 273). « Quelle connais-
sance aurait-elle des corps par le tact,
si elle ne pouvait connaître qu’im-
parfaitement l’organe avec lequel
elle les touche ? » (id.). Celui-ci doit
donc être simple, ou peu composé,
pour nous faire connaître les figures
les plus composées. C’est à cette
condition que nous aurons de l’or­
ganon de la science des figures et des
grandeurs une « notion distincte ».
Et quant aux rapports de grandeur,
dont l’idée nous est en effet don-
née par le tact, un grand nombre de
doigts très fins et très déliés n’enri-
chirait en rien notre connaissance.
On remarquerait seulement, avec
plus de finesse ou d’acuité, un plus
grand nombre d’irrégularités sur les
corps.
Cette réponse directe, le Traité des
sensations l’instruit dans le champ de
perception du corps propre (la sta-
tue doit remarquer tous ses doigts),
lui-même organisé, finalisé sans un
rapport à la connaissance des gran-
deurs et des figures. La question
posée par Buffon était celle d’une
« géométrie universelle ».
La réponse indirecte et retardée
sera celle
Table

« Phalanges », Préface de Geoffrey Bennington


et Katie Chenoweth. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
Note sur la présente édition. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25
Le Calcul des langues. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27

réalisation : nord compo à villeneuve-d’ascq


impression : laballery numérique
dépôt légal : juin 2020. n° 145582 (00000)
imprimé en france

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