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JACQUES

DERRIDA
Le parjure
et le pardon
VOL UM E l

Séminaire (1997-1998)
JACQUES
DERRIDA
Le parjure
et le pardon
VOLUME 1

Séminaire (1997-1998)
Le parjure et le pardon
JACQUE RRlDA

Le parjure et le pardon
VOLUME!

Séminaire (1997-1998)

Édition établie par Ginette Michaud et Nicholas Cotton

OUVRAGE PUBLIÉ
AVEC LE CONCOURS DU CENTRE NATIONAL DU LIVRE

É I TIONS DU SEUIL
7, ri/, G z ton- Tessier, Paris X IX•
Ce livre est publié dans la collection Bibliothèque Derrida
sous la direction de Katie Chenoweth

Introduction générale

Entre 1960 et 2003, Jacques Derrida a écrit l'équivalent de quelque


14 000 pages imprimées en vue des cours et séminaires qu'il donna à
Paris, d'abord à la Sorbonne ( 1960-1964), ensuite à l'École normale
supérieure de la rue d'Ulm (1964-1984) et, pendant les vingt dernières
années de sa vie, à l'École des hautes études en sciences sociales
(EHESS, 1984-2003). La série «Les séminaires d~ Jacques Derrida »,
dans la collection « Bibliothèque Derrida», donne à lire les séminaires
que Derrida a offerts à l'EHESS, dont quatre volumes ont déjà paru 1•
Il s'agit de la période de son enseignement où Derrida avait la liberté
de choisir les sujets qu'il développait le plus souvent sur deux, parfois
trois années, dans ses séminaires eux-mêmes organisés selon les
séquences thématiques suivantes: «Nationalité et nationalisme philo-
ophiques » (1984-1988), «Politiques de l'amitié » (1988-1991), suivies
de la grande série des « Questions de responsabilité» (1991-2003),
qui abordera successivement le secret (1991 -1992), le témoignage
(1992-1995), hostilité et hospitalité (1995-1997), parjure et pardon
(1997- 1999), la peine de mort (1999-2001) et, finalement, les
questions de souveraineté et d'animalité sous le titre «La bête et le
ouverain » (2001-2003). Nous poursuivons ici la logique déjà établie
I SBN 978-2-02- 142862-9

1. Ces quatre volumes ont paru aux Éditions Galilée (Paris) : Séminaire La bête et le
©Éditions du Seuil, novembre 20 19 ou11erain. Volume J (2001-2002), Michel Lisse, Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud
( d .) (2008); Séminaire La bête et le souverain. Volum e II (2002-2003), M . Lisse,
Le Code de la pro priété imel lec[Uel \e in œrdit les copies ou reprod uc~ î ons d~s ri n écs à une ~til isatio n M .- L. Mall et et G. Mi chaud (éds.) (2010) ; Séminaire La p eine de mort. Volume I
coll ective. Toute rcprése n carion ou reprod uction i mégr~1Jc ou par ue \l e f:11 _te_ p_af que~.!JC _~rocéd é
q ue cc soit, sa ns le co nse ntem e n t d e l'a ll[e ur o u de ses aya nts cau se, est IIII CIIi;_?,-t ~01~ s u_1 u e un_c (/999-2000), Geoffrey Bennin gto n, M arc C répon et Thomas Dutoit (éds.) (2012) ;
co n1 rcE1ço n sanctio n née par les articles L. 335-2 et sui va nts du Code d e ht p ro~ néré •ntcll t:ct uell c.
·érninaire La peine de mort. Volume fT (2000-2001), G . Benningto n et M. C répon (éds.)
( 0 1 ). La vie la mort. éminn.ire (197 -1976), Pascale-Anne Braul t et Peggy Kamuf
WWW. S' u il. 0 111 ( ·tls.), fur n 0 19 1 1,. mi r s m in ~i r pub lié da ns la collection « Bibliothèque Derri da>> .

7
LI \ PARJ U I E E'l' 1.1 \ l' Al 1 N

pour les derniers séminaires d e Jacques err.ida, à savoir l'édition


à rebours de tous les séminaires donnés à l'EHESS en respectant la
chronologie interne de chaque séquence thématique. Conformément
à ce plan, «Le parjure et le pardon 1» (1997-1998) sera suivi par
«Le parjure et le pardon II» (1998-1999), et ainsi de suite jusqu'au Note des éditeurs
quatrième volume de la première séquence intitulée «Nationalité
et nationalisme philosophiques ».

Pour ce qui concerne le travail éditorial, nous sommes restés aussi


fidèles que possible au texte tel qu'il a été rédigé par Jacques Derrida
et nous le présentons avec un strict minimum d'interventions édito- Le séminaire intitulé« Le parjure et le pardon» donné par Jacques
riales. À de très rares exceptions près (séances improvisées), Derrida Derrida à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS),
préparait pour chaque séance non pas des notes mais bien un discours à Paris, s'est déroulé sur deux années académiques (1997 -1998 et
continu, ponctué parfois de références aux textes qu'il citait, de 1998-1999). D'abord présenté en français, il a été repris en anglais
didascalies(« Commenter») indiquant un moment d'improvisation aux États-Unis lors de deux séjours à l'Université de Californie à
et d'annotations marginales ou interlinéaires. Quand nous avons lrvine, en 1998 et 1999, puis à l'Université de New York en 2001.
pu retrouver les enregistrements des séminaires, nous notons aussi Nous publions dans le présent volume les dix séances qui ont occupé
en bas de page des ajouts à son texte que Derrida élaborait en cours la première année de ce séminaire.
de séance. Il est vraisemblable que, s'il avait lui-même publié ses Une première remarque s'impose déjà quant au titre de ce
séminaires de son vivant, il les aurait remaniés: cette pratique du séminaire dont l'ordre des mots «pardon » et «parjure» varie pour
remaniement était d'ailleurs assez courante chez Derrida, qui avait les deux années. En 1997-1998, c'est la mention «PARJ/D (Parjure 1 '
l'habitude de puiser dans le vaste matériel de ses cours et de le trans- Pardon) » qui prévaut dans les titres des fichiers informatiques et
former pour les conférences et les textes qu'il destinait à la publication. sur le tapuscrit, alors que, pour l'année 1998-1999, c'est la mention
Cela explique qu'on trouve parfois des reprises et des recoupements «Pardon 1parjure» qui est systématiquement retenue dans les titres
partiels d'un séminaire dans un ouvrage déjà publié, ce qui ne fait des fichiers informatiques. Dans le tapuscrit du séminaire donné en
qu'attirer davantage notre attention sur la dynamique et la cohérence 1997-1998, Jacques Derrida commente lui-même cette question à
propre de son enseignement, laboratoire où Derrida testait des idées deux reprises, notamment dans la première séance 1 et la troisième
qui furent éventuellement développées ailleurs, sous une forme plus
ou moins modifiée. Cela étant dit, la plupart des séminaires que nous 1. Voir infra, p. 72-74 : << Toute faute, tout crime, tout ce qu'il y aurait à pardonner
publions dans la «Bibliothèque Derrida» sont entièrement inédits: la ou à demander çle se faire pardonner est ou suppose quelque parjure ; toute faute, tout
publication ne saurait qu'enrichir sensiblement Je corpus de la pensée mal, est d'abord un parjure, à savoir le manquement à quelque promesse (implicite
ou explicite), le manquement à quelque engagement, à quelque responsabilité devant
derridienne, en donnant à lire l'une de ses ress~--s essentielles. une loi qu'on a juré de respecter, qu'on < est > censé avoir juré de respecter. Le pardon 11
Katie Chenoweth, responsable du c;ol ité éditorial concerne toujours un parju re - et nous devr(i)ons nous demander ce que sont, donc, un
parjure, une abjuration, un manquement à la foi jurée, au serment, à la conjuration, etc.
Geoffrey Bennington -Pascale-Anne Brault- Er donc ce que c'est d'abo rd que jurer, prêter serment, donner sa parole, etc. [. . . ] k
Peggy Kamuf- Ginette Michaud- Michael Naas - a r· ure~e t as lll a id nt ; ce n 'es':._p~s llll événement survenant ou ne survenan t
Elizabeth Rottenberg- Rodrigo Therezo - David Wills pas à unef rom s ou à ur s rm m p réaLïbTe .~u re- est<I avance-inscrit, comme if
~O n aestin, ::t : 1 13ii l , 'n l ·sliD ::tlÎO n inex piable, da ns a structu_re e a pro ~t du
LE PARJ U RE E'f' L E PAlU O N N )'1' 1( 1 1\, 1'.1 l'l'lo: LJ I ~S

séance 1 du séminaire; il y revient également lors de la première La meilleure prés nr:ati n du séminaire« Le parjure et le pardon»
séance de l'année 1998-1999, faisant explicitement référence au st celle que Derrida en a lui-même-donnée dans l'Annuaire de
titre «Parjure et pardon 2 ». Dans les descriptifs de l'Annuaire de l'l:.HESS 1997-1998, où il précise les enjeux de la réflexion qu'il
l'EHESS, pour les deux années 1997-1998 et 1998-1999, on lit entend développer au cours de ces deux années:
effectivement: «Le parjure et le pardon». Même si dans sa note
à son texte « Versohnung, ubuntu, pardon: quel genre 3 ? », version Nous avons poursuivi le cycle des recherches engagées les années
publiée qui correspond aux trois premières séances du séminaire de passées sur les enjeux actuels (philosophique, éthique, juridique ou ~-
1998-1999, Jacques Derrida parle du «séminaire "Le pardon et le politique) du concept de responsabilité.
parjure" 4 », nous avons donc choisi de reprendre ici le titre tel qu'il Après avoir privilégié, à titre de fil conducteur, les thèmes du secret
était indiqué dans l'Annuaire de l'EHESS et avait été revu par lui, ce du témoi a e et de l' hos jtalité, nous tenterons d'élaborer une problé-
P.v \"'"'. _,
qui nous semble faire préséance pour ce volume et pour celui à venir 5. matique du parjure. Elle concerne une certaine expérience du mal,
de la ~~~gJ?i~_ou qe la mauvaise foi quand cette négativi~t-p;~ndl~
forme du reniement. Au regard du gage ou de l'engagement performatif
serment, dans la parole d'honneur, dans la justice, dans le désir de justice. Comme si
«devant la loi 1 » (promesse, foi jurée, parole donnée, parole d'honneur,
le serment était déjà un parjure [... ] » (infra, p. 73).
1. Voir infra, p. 116-117 sq. serment, pacte, contrat, alliance, dette, etc.), diverses formes de trahison
2. Voir Jacques Derrida, Séminaire «Le parjure et le pardon>> {inédit, 1998-1999, (parjure, infidélité, reniement, faux témoignage, mensonge, promesse --
EHESS, Paris),<< Première séance». non tenue, profanation, sacrilège, blasphème, etc.) sont étudiées dans
3. Ces séances ont été reprises par Jacques Derrida dans ~ {Paris,
des champs différents (éthique, anthropologie, droit) et à partir de
EHESS et Seuil), «Vérité, réconciliation, réparation», Barbara Cassin, Olivier Cayla ... ~)·

et Philippe-Joseph Salazar {dir.), no 43, novembre 2004, p. 111-156; également paru corpus divers (exégétiques, philosophiques ou littéraires par exemple).
sous le titre« Le pardon, la vérité, la réconciliation: quel genre?», dans Jacques Derrida Nous avons essayé de lier ces q uegions 4_~!!laJ » à celle <!.!:!.. _N_dQ..Q... _ j" :: ··
et Evando Nascimento, La Solidarité des vivants et le pardon. Conférence et entretiens, Si le pardon n.' est ni l' excu~e, ni l'oubli, ni l' <!!nnisJie, ;;_il; p~escription,
1) précédés du texte d'Evando Nascimento, «Derrida au Brésil», E. Nascimento (éd.), Paris, ~i la « gr~c-S.p_<?litig~_s », si sa p~ibilité ~~-;~ mesure: pa;;d~xa­
1 Hermann, coll. «Le Bel Aujourd'hui», 2016, p. 61-120.
4. Ibid., p. 154, note*;« Le pardon, la vérité, la réconciliation: quel genre?», dans lement~à l'impardonnable, comment penser la «possibilité» de
La Solidarité des vivants et le pardon, op. cit., p. 61, note 1. cette «impossibilité»?
5. Par ailleurs, on remarquera que le séminaire précédent était intitulé dans l'Annuaire La trajectoire esquissée cette année passait aussi bien par des lectures
de l'EHESS, pour les deux années académiques 1995-1996 et 1996-1997, «Hostilité 1 (les deux ouvrages de Jankélévitch sur le pardon et l'imprescriptibilité, ~-"'v'"-· li .j'
hospitalité». Le terme« négatif» précédait ici aussi le terme« positif»; le titre« Le parjure
tels textes de ~ant sur le droit de grâce, des textes bibliques ou grecs . 1<~, \
et le pardon>> faisait sans doute écho à cette symétrie. Dans une de ses réponses lors d'une
table ronde au colloque «Religion and Postmodernism» qui eut lieu à Villanova en 1999 -platoniciens en particulier-, des œuvres d'apparence plus littéraire, •\V.c""·~··
et dom les thèmes étaient «Forgiving» et« God», Jacques Derrida commente le titre du ShakeJ;peare- Le Marchand rk Venise ou Ham/et-, Kierkegaard, Baudelaire, - v d ..
séminaire en ce sens: « Ihe perjury does not foll upon the promise or the sworn faith; the Kafka), que par l'analyse de quelques-unes des scènes de« ardon» ou \)a)~.._,,
perjury is at the heart ofthe sworn faith. Ihat is why the seminar 1 am currently giving is not .de «re emir» politiques qui se multiplient aujourd'hui dansÏe-~nde, · 1...-, tl'.
simply on "Forgiveness': ft is called "Forgiveness and Perjury': 1 think that perjury is unfor-
tunately at the very beginning ofthe most moralistic ethics, the most ethical ethics. » Qacques en Fran~u en Afrique du Sud, mais en vérité sur tous les continents 2•
Derrida, «On Forgiveness: A Round table Discussion with Jacques Derrida. Moderated
by Richard Kearnep, dans Q}testioning God, John D. Caputo, Mark Dooley et Michael l. Allusion au texte de Franz Kafka commenté par Jacques Derrida dans« Préjugés:
J. Scan! on (dir.), Bloomington et Indianapolis, Indiana U}'liversïp Press, coll.« Indiana Devttnt la l?i», dans Jacques Derrida, Vincent Descombes et al., La Faculté de juger,
Series in the Philosophy of Religion», 2001, p. 67~)_ «J6 parjure ne survient pas à la Paris, Les Editions de Minuit, coll. «Critique», 1985, p. 87-139.J3aEP._elon~q_'-;le le 1
promesse ou à la foi jurée; le parjure est au cœur de la foi jurée. C'est pourquoi le séminaire «Séminaire restreint», également donné par Jacques Derrida à I'EHESS, était intitulé
que je suis en train de donner ne porte pas simplement sur "Le pardon". Il s'intitule "Le «t'jn stitution philoso )l'!iCJ.L~ ey~wl_]~ .!.9.0:.:
pardon et le parjure". Je pense que le parjme est malheureusement au tout commen- 2. Jacque D rrida, «Questions de responsabilité (VI. Le parjure et le pardon)», dans
c ment de l'éthiqu la plus moraliste, la plus éthique des éthiques. » {Nous traduisons.) Annu.ctire de L'El-JE. 19 7-1998, Paris, .Éditions de I'EHESS, 1998, p. 553-554 {c'est

Il
L EPA ~UR EET L E PARD ON N 'l'JI. 1 1'..' 1~. 1 I'I'E JltS

Dans le tapuscrit du séminaire américain, on trouve également Dans la «Leçon» qu'il pr n n ra lors duX:X:XVII~_CQlloque des
une «Note introductive» dans laquelle Jacques Derrida reprend intellectuels ·uifs de lan e f[anç~se c;gnsacré à la question «Comment
cette description, en modifiant légèrement la première phrase: vivre ensemble?», qui s'est tenu à Paris du 5 au 7 décembre 1998, 1!5
«Bien que toute faute soit par essence un ar~~~(le m_a n ue~nt Jacques Derrida expose de manière détaillée les enjeux dont traite -
à une romesse ou à un devoir au moins im{>llCfte), la probléma- l'ensemble du séminaire «Le parjure et le pardon» alors en cours: A~\)·"
tique concernerait avant tout une certaine expérience déterminée n~u' ,Al

du reniement'.» Le paragraphe se poursuit jusqu'à la fin sans autre Si j'ai choisi le thème de l' av~u, c'est d'abord en raison de ce qui '--'A~~ \.
modification; Derrida ajoute ensuite un second paragraphe qui se passe aujourd'hui dans Ïe m~nde, une sorte de grande répétition
précise encore la visée du séminaire et son contenu: «Ce séminaire générale, une scène, voire une théâtralisation de l'aveu, du retour et du
est appelé à se poursuivre sur plusieurs années, comme chacun des repentir qui me paraît signifier une mutation en cours, fragile, certes,
précédents. Pour la première année, la bibliographie qui suit paraîtra fuyante, difficile à interpréter, mais comme le moment d'une irrécu-
à la fois excessive et minimale. Mais chacun de ces textes appellera \Sahle~t~~e}dans l'hist9i~9u_ p_oligq!Je, du juridique, des rapports
~ntre les communautés, la société civile et l'État, entre les États souve-
de ma part une référence dès cette année (parfois de façon allusive,
rains, le droit internati~~~- et 1~~ organisai:Tons ~-~n gouvernementale~,
parfois de façon insistante sur plusieurs séances). Je préciserai les
éiïrëè-1' éthique, le juridique et le politique, entre le public et le privé,
choses chemin faisant.» Suit une «Bibliographie» de trois pages, où
entre la citoyenneté nationale et une citoyenneté internationale voire
figurent les principales références pour les deux années du séminaire,
une méta-citoyenneté, en un mot quant à un lien social qui passe
dont certaines sont précisées par lui 2 •
sur Rousseau ("Promesses" et "Excuses")); f:! J:_ardon, ~~~if..A~d.~CoTI~;;, itJ li'\
Jacques Derrida qui souligne). Dans le descriptif du séminaire<<Hostilité 1 hospitalité >> Le poin.!.. théq_fpgique, Paris, Beauchesne, 45,_1987; Le Pardon. Briser la dette ~t l'oubli
donné l'année précédente, Jacques Derrida précise et annonce le séminaire« Le parjure (collection of essays, in Autrement (Série Morales), Olivier Abel (éd.), Paris, Editions
et le pardon >>: «Les dernières séances du séminaire ont amorcé les travaux de l'année Autrement, 1993); Nicole Loraux, La Cité divisée, Paris, Payot, 1997 (notamment les
prochaine (1997-1998) sur le parjure et le pardon, en les articulant avec les recherches chapitres sur le Serment); Pardonner, coll~gl!;_]!~n Lambert.E_ql Bruxellf:~· _P!.!~li- '\L\
en cours (sur la responsabilité et les figures de l'hospitalité),, Q. Derrida, «Questions cation des Facultés universitaires Saint-Louis, 1994; Le Pardon, collectif, C. Floristan
de responsabilité ('/. Hostilité 1 hospitalité) >>, dans Annuaire de I'EHESS 1996-1997, T.
etC. D~~j~;;~(~fï'~ P~~: Î3e~uZh~~ne: 1986; Henri Thomas, Le Parjure, Gallimard,
Paris, Éditions de I'EHESS, 1997, p. 526). 1964; tJ:ermann Cohen, L'Éthique du judaïsme, trad, fr. Cer( 199,r(les deux chapitres
l. C'est Jacques Derrida qui souligne. sur la réconciliation: en allemand "Die Versohnungsidee" et "Der Tag der Versohnung",
2. Selon l'ordre et les indications de Jacques Derrida :« la Bible (au moins le Déluge in jüdische Schriften, t. 1, Berlin, éd, B. Strauss, p. 125-144) ; Leo Baeck, L'Essence du
et le Sacrifice d'Isaac dans Genèse ; l~s _Évangile_: de Luc e~tthieu, et surtout la judaïsme, trad. fr. PUF, 1993 (Das Wesen judenstums, Frankfurt, Kauffmann Verlag,
Lettre aux Hébreux); saint Au ustin,__Çf!!!fessiq__ns (1 cr Livre au moins) et La Cité de Dieu 1922, surtout le 2c chapitre de la 2c partie); l:!$el, Phénoménologie de l'espriL(fin du
(Livre IX, V); .M:_~ r, Les Sept Psaumes de la Pénitence, in Œuvres, t. 1, Genève, chap. VI sur "L'esprit" (C, c) + _{;_egures on The Philoso Jzy_ o_Belig!Jn, voL III, The
Labor et Fides, 1957; Shakes eare (au moins The Merchant of Venice autour de la Consummate Religion, P, C. Hogdson (éd.), ai ornia Press + textes de jeunesse sur
célèbre tirade de Portia sur" The quality of mercy" (acte IV, sc. 1) et Hamlet (passim); L'esprit du christianisme et son destin) ; Freud, [pkes and their Relation to the Unconscio.us
Joel Fin eman, The Perjured Eye (références à préciser); ~a};!,_Confessjons et Rêveries (1905) (Standard Edition, VIII, surtout p. 102, 103, 114); Hermann._Cohen, Religion
du promeneur solitaire; ~-qctrine du Droit (1ère partie de la Métaphysique des mœurs, de la Raison, PUF, 1966 (chap. sur Le pardon); f}etour, repentir et constitution de soiz -1~
introduction au§ 50 et sui v. sur le droit de grâce); E~g~Cl!4'- Crainte et tremblement; Annick Cha:!_es-Saget (~ir.), Vrin, 1988; Levinas, Quatre Lectures talmudiques (Première
Baudelaire, Les Fleurs du Mal (au moins "Au Lecteur", "Bénédiction", "Allégorie", Têçon, texte du traité "Yoma"), Minuit, 1968); Nelson Mandela, Long Walk to Freedom,
-" Le reniement de Saint Pierre", "Réversibilité'~', "L'Irr1arable" (et le "Confiteor de Londres, Boston, New York, 1994; The Constitution of!_~e fiep!f.f!/j_c_ofSo!!thAfJ.ctl:!. 1996;
l'artiste" dans Le Spleen de Paris)); Kafka, Lettre au père; Vladimir Jankélévitch, Le An tjie Krog._Country ofmy Skull, ]ohannes uri, -199 8; Desmond Tutu, Entretien ("Pas
Pardon, Paris, Aubier-Montaigne, 1967 et L lm ,rescriptible, Pardonner?, Paris, Seuil, d'amnistie sans vérité"), in Commonweal, 475, Riverside Drive RM 405 New York,
1986; Hannah Arendt, The Human Condition, The University of Chicago Press, 1958, NY 10115, repris et traduit dans Esprit, décembre 1997, où. se trouve aussi l'article de
au moins p. 236, 247 (et les références qui y sont faites aux Évangiles de Luc et de TimothyGartonAsh, d'abord paru dans New York Review ofBooks, du 17 juillet 1997,
Matthieu); Paul de Man, Allegories ofReading, Yale UP, 1979 (notamment les chapitres "La Commiss1on vél;té et ré on ilia rion en Afrique du Sud ">>.
-<=---_-- .
L E Pi\Rj RI ~ E' l' LI' Pi\.1 1 )N N 'l' JI. ! 1(. tl, Jli 'l' il.l /1 S

les frontières de ces ensembles qu'on appelle la famille, la nation ou e-responsabilité ' ui d a si ~nn ...::.!: ui s i.!.:ls.. ~ t~J ~an_le pro~ogg~ment
l'État. Parfois accompagnées de ce qu'on appelle à tort ou à raison le u ème de l'hos italircLdonr il avait précédemment traité dans son fi/"'- •
re en~ir, parfois précédées ou accompagnées de ce qu'on croit à tort séminaire. C'est à partir de l'aporie «On ne demande .amais ardon IJ r~~-'
~son devoir les conditionner, à savoir la confession, le repentir, que pour l'impardonnable 1 » que Derrida amorce cette réflexion. S"C
le pardon demandé, les scènes d'aveu se mu~lien! et s' accélè~t le par on est une notion héritée de plus d'une tradition - comme ille
même de uis uel ues années, mois ou semaines, tous les ·ours en
~· dans un es ace e.!:!bli_~formé par les télé-technolo ies et
---- dira, il y va de plusieurs «quas-i-triangles 2 » entre divers héritages (J. udéo- \tuo-J _
chrétien et coranique) et grec-, le processus du ardon échap e aussi à
par le capital médiati ue, ar la..vites.s~.5:!.l~ étendu~!i_~~ ~ommuni­ ces traditions et perturbe les catégories du savoir, du sens, de l'histoir~-;;t
cation, mais aussi paU es eff~ts multipJ~.s _d~l!~hn.2Logie, d'une
)) u roit liir~gi:ëj!.r-dele ciiëOriscrire. Insistm t s~J'IllëoïiëHtioiiïiaiité
.. technopolitigue et d'une technogénéti !!e, qui bouleversent à la fois
toutes les conditions: et les conditions de l'être-ensemble (la supposée
du pardo~, Derrida montre comment sa temporalité complexe .9:..~.!'!:' f<-.. . . .
proximité, au même instant, dans un même lieu et un même territoire, 'bilise toute idée de}2~~eg..se et !fiême_c!~: suj~t: ((qui ou quoi pardonne?», ~ r~ f
comme si l'unicité d'un lieu sur terre, d'une terre, devenait de plus en ne cesse-t-il de demander. k pardon J!.ur: est_~n évél:!;~ll!<:l!! qui fait \ /
plus, comme on le dit d'un téléphone, et à la mesure dudit téléphone, irruption et excède les modalités d~-;~oÏn_prendre », de la mémoire ou 1
... --~ -- -- • - - - - - - - - -- ·- - · - - - - . . _ ... ·- •• 1
portable) et les conditions d~ v~vanç dans son rapport technique au de 'oubli, d'un certain travail de deuil. Ni manifesJ~nll<?f!!J}sa~!e, le
non-vivant, à l'hétéro- oû"""T"h"omo-grèffe, à la prothèse, à l'insémi- pardon reste, au contraire, hétéro ène à to~_te h~~~~~' à toute ·il
nation artificielle, au clonage, etc. Débordant largement le territoire théâtralisation, voire à tout langage verbal. Interrompant à la fois l'his-
de l'État ou de la Nation, toutes ces scènes d'aveu et de réexamen de toire, le droit et le politique, il se révèle une violente« tempête 3 », selon le
crimes passés en appellent au témoignage, voire au jugement d'une mot de Walter Benjamin. Le ardon inconditionnel fait donc l' é ~
communauté, donc d'une modalité du vivre-ensemble, ~!lem~!_l_t de l'iml?.ossible: il est et doit rester exceptionnel, sans calcul ni finalité,
universelle mais aussi virtuellement instituée en tribunal infini ou en ~e tq_~ é_ c han e et transaction, tout comme le don dont il partage
con êssion~;;r ~ondial l~ - ,. ="" ~ - la logique. Ir;éd':!:~tible au rep~~tir, à la punitio_l!, à la rétribution ou
au salut, le pardon tel que le pense Derrida est égale~e~t insé a:-rable
~--.~... ~__.,....__....-~
Au-delà de ce mouvement de repentance généralisée qui avait cours de la notion de arjure qui le hante. Il remet en cause aussi bien l'inex-
~~,~~~~~--
à la fin des années 1990, Jacques Derrida abordera, dans cette première piable Qanké evite ), a réconciliation (Hegel) que l'éthique elle-même.
année du séminaire, la notion de ardon dans la perspective des questions
***
l )) 1. Jacques Derrida, «Leçon», dans Comment vivre ensemble? Actes du XXXVIJ<
~ Colloque des intellectuels juifi de langue française, Jean Halpérin et Nelly Hansson (dir.), La présente édition reproduit le texte écrit du séminaire lu par
Paris, Albin Michel, coll. «Présences du judaïsme», 2001 , p. 200-201 (c'est Jacques
Derrida qui souligne). Jacques Derrida poursuit en énumérant les différents exemples
Jacques Derrida lors des dix séances qui eurent lieu à l'EHESS en
de ces «actes de repentance publique >> (ibid., p. 201-204 sq.). Voir infra, p. 34 sq. 1997-1998. Toutes les séances de ce séminaire sont, comme toujours,
l fl// Ç~~-~_l~ç_q? >~~née sou~ le tit.r ~ «,Viv~~ en~mble -:: Lipj11g To et_he~», d3!1l......-.
. une
,.f { versiony.br~ee, co~~ confer_~E.C~ a 1 g_yvg:t.J,geA_u colloque «lrreco.ncdrtJl?J.e_p_iffi;
renees Uf'!!.q!:!.es Derrida; atzç/. the Question ofReligion», organisé par Thomas A. Carlson 1. Voir infra, p. 134.
1
êtEÏTsabeth Weber à l'Université de Santa Barbara, Californie, en octobre 2003; ce 2. Voir infra, p. 101, p. 105-106, p. 113 et p. 117 sq. "v
colloque marqua la dernière apparition publique de Jacques Derrida aux États-Unis. 3. Walter Benjamin, << La signification du temps dans le monde moral ,, dans FragmentJ ~
(Voir J. Derrida, <<Avowing. - The Impossible: 'Rerurn.s":R.~1entance, and Reconciliation. philosophiques, politiques, critiques, littéraires, RolfTiedemann et Hermann Schweppen-
1 L A Lesson », trad. angl. Gil Anidjar, dans Living To}:ethr: jacques Derrida 's Commu- hauser (éds.), trad. fr. Jean-l~ rançois Poirier et Christophe Jouanlanne, Paris, PUF, coll.
4f nities of Violence and Peace, Elisabeth W eber (dir.),~ew York, Fordham University << Librairie du Collège in ternational de philosophie», 2001 , p. 107, cité par Jacques D err.ida
Press, 2013, p. 18-41.) / dans la << Première éance » du éminaire <<Le parjure et le pardon » (inédi t, 1998-1999).

11
LI ·: 1'/\Rj 1 : E' i' LE PA l J N N 'J' JI, 1 1(.' i\ l l l' l'l '.lJ I s

entièremem rédigées ; la troisième séance comportait un manuscrit 1«Le parjure et le pardon ) p rrn r l ~-n- ci tuer la séquence originale
de treize pages 1 que nous avons déchiffré et retranscrit avec l'aide de ses différents text s t d mieux comprendre la cohérence de la
précieuse de Marie-Louise Mallet 2 • Contrairement aux volumes pensée de Jacques D errida en mettant en regard l'œuvre publiée et
précédents du séminaire de l'EHESS qui étaient en grande partie le travail qui s'élabore au vif dans son séminaire. Le lecteur pourra
inédits-c'est le cas pour La Peine de mort (1999-200 1) et La Bête et le ainsi comparer le premier état des textes et l'état final et publié.
souverain (2001-2003) -,plusieurs séances du séminaire« Le parjure Nous avons travaillé à partir du tapuscrit que Jacques Derrida
et le pardon» ont fait l'objet de publications. La remi ère séar~œ 3 et utilisait en cours, déposé à l'Institut Mémoires de l'édition comempo-
~~w< la deuxième séancé ont paru dans des revues et des ouvrages collectifs raine (IMEC), du fichier informatique correspondant et des dossiers
;.,....JJ dès- 1999, aÏor;-que d'autres séances ont été reprises ultérieurement qui l'accompagnaient (coupures de presse, photocopies des textes
par Jacques Derrida dans ses livres: c'est le cas de la uatr!~me séap._q__ cités). Il existe deuxy~~_:;ion§_du tap_!,!~crit du_§_éminaire. N:~~o~~ ­
parue dans Donner la mort en 1999 5 et des quatre dernières séances ~tilisé pour ce_tte édition cel!e du séminaire dit« américain 1 », déposé
(sept à dix) qui ont été reprises sous le titre «Le ruban de machine à dans le fonds Jacques Derrida de l'IMEC et aujourd'hui conservé
écrire. Limited Ink Il» dans Papier Machine en 2001 6 . Le séminaire à la bibliothèque de Princeton. _Il avai!_deux .é.!a!..Lcli~regt~A~.
la première séance (en deux parties sur le fichier informatique):
1. Conservé dans la collection<< Bibliothèque de Jacques Derrida », Firestone Library,
I~ousavon_ù:.~r~n'l:t-l'é_!:at_le plJ!s av~ncé, s9it celui qu..i cqmpoqait 1;;~.
Université de Princeton, Département des livres rares et des collections spéciales, RBD 1, mention <J' a~r~te!~! S;l~~- ~~~!~lei., à Cracoyie )> ;_ily ayait aussi un
boîte B-000262, chemise 1 «Le parjure et le pardon ».
2. Voir infra, p. 110- 118.
3. La remi ère séance a été reprise sous le titre «Le ardon: l'i P- nnable et
état antérieur de la qua_trième séa_!lce, mais sans modification notable,
de ~~~~g!le_~eux photocopies de la première page de la huitième. -
l'im rescri[>tibk», dans le CaJ!!!!..!l!_L 'Herne Derrida, Marie-Louise Mallet et Ginette séance. Outre le manuscrit de treize pages déjà signalé, ce tapuscrit
Michaud (dir.), Paris, Editions de L'Herne, n° 83, 2004, p. 541-560, et rééditée en comportait quelques ajouts manuscrits: lorsque ceux-ci n'étaient
opuscule sous le titre Pardonner. L 'impardonnable et l'imprescriptible, Paris, Éditions pas uniquement destinés à la traduction que Derrida improvisait
Galilée, coll.« La philosophie en effet», 2012. Des fragments d~~~~ce ont aussi
été réé -~.è_ns__l'en_g_~tien de Jacques D~rrida avec Michel Wieviorka, «Le Siècle
devant son auditoire américain, nous en -~von~._!_~n_u <:Û~p_f~~On
;:!..kJ~Mdoru.,_panl dangUv[f!.!}de des débats, n° 9, déce~bre l 999, p. 10-17; repris trouve également quelques !n4ications relatives au déroulement
·dans Jacques Derrida, Foi et Savoir. Les deux sources de la «religion » aux limites de la du séminaire amérkai.D., de m êll1e qu'à quelques pas;ages- ~~is
simple raison, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais», 2000, p. 103-133, particulièrement
ou coupés: elles n_e_~O!J_t si g!J.alées i<::i g~e si e:lle_s ~~_!!_cernen~_qir~s._­
p. 109-114, ainsi que dans la ~pjtJie_~!JI:.fde?, op. cit., p. 179-216.
4. La deuxième séance a été partiellement reprise sous le titre «Qu'est-ce qu'une tement le séminaire de l'année 1997-1998. Dans les cas rares où il
traduction "relevante"? >>, dans Quinzièmes assises de la traduction littéraire (Arles 1998), y avait des différe~s~-;;_tr~Te tap~;rit et les fichiers informatiques
Arles, Actes Sud, 1999, p. 21-48 (plus particulièrement p. 32-48); rééd., Cahier de (notamment le début de la huitième séance), nous le signalons.
L'Herne Derrida, op. cit., p. 561-576 (plus particulièrement p. 566-576).
5. Voir Jacques Derrida, Donner la mort, Paris, Galilée, coll. <<Incises >>, 1999,
p. 161-209. Il existe une version préliminaire de cette «Quatrième séance>>, datée du 1. Le ta uscrit consiste en un dossier gris comportant la mention manuscrite (qui
14 janvier 1998, dans le fonds Jacques Derrida de l'IMEC (dossier «Le pardon et le n'est pas de la main de Jacques D errida) «Parjure Pardon 97-98 1 Séances 1 à 10 >> : il
parjure>>, 219 DRR 239.2) . Sur la première page figurent ces mots écrits à la main: co mprend les dix séances numérotées de 1 à 10, classées séparément dans des chemises
«Premier brouillon Jérusalem >> . Le tapuscrit compte treize pages dactylographiées et orange, précédées d'une chemise intitulée « Parjure Pardon NYU 2001 >> (comprenant
six pages manuscrites, dont certaines se poursuivent au verso. Jacques Derrida se rendit une «Note introductive >> du séminaire américain, assortie d'une «Bibliographie >> de
à Jérusalem les 5 et 6 janvier 1998 (il donna en conférence la «Quatrième séance» le trois pages) et d' une chemise portant la mention « Parjure Pardon 97-98 (textes divers
5 janvier et la « Première séance >> le 6 janvier). à placer)» où se trouvent quelques photocopies de textes en anglais pour le séminaire
6. Voir Jacques Derrida, «Le ruban de machine ~~ imited !nk JI», dans Papier amé ricain. Dans un dossier vert où il est indiqué «Copie 2 >> sur la couverture, il y a,
Machine. Le ruban de machine à écrire et autres réponses_, .Eari , Galilée, coll. «La philo- dan s trois chemises séparées, une copie de la seconde partie de la première séan ce, ainsi
sophie en effet>>, 2001 , p. 33-147. que des «feuill ets Jl -24· >> d · la qua n-ième séance er de la dixième séance. /

16 17
1.1 ~ l'Al J lU I, l\'1' LE Pt\ 1 1 N N ' 1' 1( 1 Il,' 11. 1 I ' I ' I ~ IJ 1 •

Nous avons également pu disposer d'un enregistrement de toutes du 3 juin 1998 où il cornmenœ J'a cuali t (l'Allem a ne venait alor
les séances qui nous a permis de préciser leur déroulement. de demander p_;)_!~Ot~--~~ ~~~12_1es E~ G!:.L~!:!:!_Î~a)_: le lect~~;u;uvera­
Comme c'est le cas pour plusieurs des séminaires donnés par Jacques cette autre «Annexe », qui annonce la deuxième année du séminaire
Derrida, celui-ci a également fait l'objet de plusieurs séances dans le «Le !.!Jure et le p~rdo.~ »~" fiï=~~ -~~ 1'-~~'::r.~ge-. Enfin, sin Ot:_l_s
séminaire dit« restreint» (le 19 novembre 1997, le 17 décembre 1997, -·que _l ~~o~te. derniêre séance ~e_cette année, celledu 1_7 J~in 1998,
le 21 janvier 1998 1, le 18 février 1998 2 et le 18 mars 1998 3) et il a revêt un caractère particulier en ce que Jacques Derrida y annonce ·sa ···-
donné lieu à une séance de discussion (le 4 février 1998) 4 . La dixième <<rëtraite » et commente les modalités des prochaines anné~s -de ~o~
et dernière séance du séminaire ouvert eut lieu le 25 mars 1998, mais le s"{ffiiii'iire. Non sans humour, il explique, dans un passage que nous
séminaire restreint reprit le 13 mai 1998 après la «longue interruption reproduisons exceptionnellement ici, qu'il a E!is_~g~dé0si_?~. 9.~i l~i
annuelle» du mois d'avril, comme se plaisait à l'appeler Jacques Derrida, ressemble, c;~lJej.~ne:...Ea~partir ~~ · . . de ne_pas rester:
et se poursuivit cette année jusqu'à la mi-juin avec six séances supplé-
mentaires composées d'exposés\ commentés par Jacques Derrida et On appelle ça « retraite », il y en a qui disent qu'on «part» à la retraite
suivis d'une discussion libre. Conformément aux précédents volumes, ou que l'on est« atteint» par l'âge de la retraite ou que ... je ne sais plus,
les séances du séminaire restreint et les séances de discussion ne sont alors c'est mon cas! Ce qui veut dire que, étant donné que dans cette
pas retranscrites dans la présente édition, à l'exception des annexes à la institution on peut faire ce qu'on veut, n'est-ce pas [Rires], on peut
sixième séance, car elles concernent directement le contenu et la compré- partir, dis araître ou bien rester I=QIJ.!!!l!: ;:ty.an,t,_étanLentendu que,.de _
hension du séminaire. Nous avons également transcrit une partie de la toute façon, le salaire (ça, c'est une décision de l'État) _fg -~éxie.usemt?nt -­
séance de discussion du 4 février 1998, dans laquelle Jacques Derrida êlliarné:-Mai~7tr ~e qui est de l'enseignement, on peut partir ou rester.
)) improvise un long développement qui marque une transition au milieu Fa;;: j'ai longtemps réfléchi à une décision qui m'a paru convenable
et qui me ressemble, et j'ai décidé que je ne ferais ni l'un ni l'autre,
du séminaire et éclaire les remarques télégraphiques du début de la
que je ne partirais pas et je ne resterais pas [Rires]. Et donc, entre les
sixième séance; de même, nous avons transcrit le début de la séance
deux, je dis ça pour ceux et celles qui seraient éventuellement intéressés
par l'information, .,ai décidé que je continuerais en allégeant les choses,
1. Deux exposés furent présentés lors de cette séance: ceux de ~g_es Co mt~ c'est-à-dire e~C~fl2~~ç~_Î:· pl~s tard d~~- 1' année et en arrê~ar.t plu~
(sur la trahison et le pardon dans l'œuvre de Proust) et d'Olivier Dekens (« Initiation à
~~a~s l' ang~e .. [ .. .] Donc, l'an prochain, je ne commencerai pas
la vie malheureuse: de l'impossibilité du pardon chez Kant et Kierkegaard>>). Comme
ille précise dans la séance du séminaire restreint du 4 juin 1998, Jacques Derrida début novembre comme d'habitude, mais au début décembre et je ne
demandait aux participants et aux participantes de lui remettre le texte de leur inter- m'arrêterai pas en juin, mais à Pâques. Voilà, !~_!~, ça ne changera
vention avant l'exposé afin de préparer ses remarques. pas, on aména era robablement certaines modalitéSJ ~n_p_'!ïiefai
2. Exposé de Gabriel Rockhill intitulé <<Mensonges: impossibilité de les définir ou
d'en finir? >>, suiviT une longüëilponse de Jacques Derrida sur le mensonge et le mal. à~!PC -~L~~~~en<fr~.mr c~~--qul..!!J._<;_fe;_ro~_!J ~-itié et l'honneur de
3. E~ osé_4~Lt;gor Katsar2Y_§.t,lf l'excus~ chez ~ugustin , Rousseau et Paul de ~ev~i.!_· En décembre! on verra comment organiser-Ï~~-cÎlO;e~, paii~;;_·-
Man (autour d'Allegory ofReading). t2!1J cas, je garderqi le même sujet : pardon et_p_arjure; Nous commen-
4. ~s la séance du 17 4~ce!_n br~ 1998, tous les enregistrements des séances du cerons en décembre et nous arrêterons fin mars, début avril.
séminaire se trouvent à I'IMEC.
5. Présentèrent des exposés: Serge Margel, le 13 mai (<<Au désir de Dieu >>); Florence
i. Burgat, le 20 mai(<< Des conditions de l'impossibilité du pardon des animaux >>); Andrés Nous avons vérifié et précisé les citations et indications biblio-
/f Claros, le 27 mai (<<La~~cati_?_~_du re~p~ Cl~f~mon4!: moral de Benjamin>>)· graphiques (le plus souvent clairement indiquées dans le tapuscrit,
Sa aa Fathy, le 3 juin(<< Le parjure d'un travail ouT œ uvre de Hein er Müller>>); Sandrine mais sous une forme abrégée); nous avons complété celles qui étaient
M a.rtin, e 10 juin (exposé sur Khora, le Timée, Le Tombeau du dieu artisan de Serge
Margel et le mal) ; M arie-Clai re Boons (<<L'inconscient ne co nn aît pas le pardon ») et manquantes, en le signalant chaque fois par la mention « (NdÉ) »,
G iusep1 e Motta (<<Pétrarque et le pardon >> ), le 17 juin . égalem ent util.i ' po ur toutes nos autres interventions éditoriales.

18 19
LE l'A l J RE Eï ' LE l' ARDON N '!']( ! 1'. 11. 1 1 '1' 1 \U I ~S

Nous nous sommes reportés aux exemplaires mêmes utilisés par Soucieux de prés rv r J' raJiL d · tt ri ture, nous repr cluis n
Jacques Derrida et avons consulté le fonds de la bibliothèque de l'Uni- également toutes les d ida alies qui figurent dans le tapuscri t, ai.nsi
versité de Princeton (Département des livres rares et des collections que les rappels que Jacques Derrida s'adressait à lui-mêm e, comme
spéciales 1), qui a accueilli en 20 14la bibliothèque du philosophe, de «(Tableau) », «Lentement», «Lire et commenter », qui annoncent un
même que l'inventaire de la bibliothèque de Derrida à Ris-Orangis citation et souvent un développement improvisé en séance. N ou
établi par Marie-Joëlle St-Louis Savoie en 2009-2011, pour préciser avons transcrit, lorsque c'était possible, le contenu de ces principaux
les éditions utilisées. Nous avons vérifié et, si nécessai~e,_c~!:.!igé le ajouts en note à partir des enregistrements.
texte des citations faites par Jacques Derrida, en rectifiant sans les Comme pour les précédents volumes du séminaire, nous avons
si~al~;ies errelir~ de trans_crip_tiop évidentes, mais e:n sig!J.alan~~n­ tenu à réduire le plus possible nos intervetg _iQm sur le tapuscrit.
revanche, e mamère systématique, les traductions modifiées _Qar lui. Lorsque celles-ci étaient nécess;i.re~, pou; des raisons de compré-
Un certai~b;~ d~-tt;t~s cit és n' ~~aient pa~- été r~~opié~·d;nsk hension, nous avons systématiquement signalé tout ajout ou modifi-
tapuscrit: ils y figuraient sous forme de photoco ies de gages de livres cation. Quand il s'agit d 'un mot man _u ant, celui-ci estjn~ éré entre
(textes français, traductions et textes en version originale) CO!!!f!Qrtan-t ch~§ dans le corps du texte.
de nom~reuses traces de lecture (passages soulignés, mots encerclés, Le texte du séminaire est intégral et la disposition des phrases
di~erses annot;tions dans lesrilarges), insérées dans le tapuscrit par et paragraphes, parfois très longs, est respectée, de même que la
Jacques Derrida à l'endroit où il prévoyait de les lire et les commenter. ponctuation (en particulier les crochets, qui sont toujours de Jacques
Comme pour l'édition des précédents volumes du séminaire, nous D errida). Nous avons procédé en de rares occasions à quelques
avons eu recours aux enregistrements des séances pour établir la corrections minimes quand la multiplication des signes diacritiques
découpe des p~s;~ges_<i~~s e_t__retranscrire les commentai~Jntercalés (crochets, parenthèses, tirets) rendait difficile le suivi de l'argumen-
par Jacqu~s _D~r_!j~~~rs de sa lecture du tapuscr·t. Les enregistre- tation. Nous avons rectifié les coquilles du tapuscrit, dont plusieurs
ments nous ont également permis de préciser ce qui fut effecti- avaient été cor ri ées _p___;g__l~Ç]Jies De-t_rida lors sl~§ §éaqçç~usieurs
vement lu lors des séances du séminaire, qui ne correspondent pas séances de ce. ségt_i!).a}r_e ~y~nt été revy.~~~J ac uesDerrida lui-même_
toujours exactement au tapuscrit. C'est le cas pour la première séance en vue de le!!Lr-.\!bliçatioJ), !]-Ous avOB§ re ris les mots en italique
du 12 novembre 1997, qui est très longue, et celle du 26 novembre tels u'illes ayait h-ti:-m ême ]lt:écj sé=§· -- - - --
1997: Jacques Derrida ne s'arrête pas où il avait prévu de le faire en ~ le cas d'ex ressions dJmt l~œrhie résente_parfois de lé _ères
raison du temps qui lui manque et il modifie en conséquence la fin de différences- par exemple, les termes grecs «s.uggnômê», «pampollês---;:
f la séanc:e et l' enç4aJEC:~~~t_d~ la séa~ce suivante .. La mê!lle si~~ « sugkhôrêsis », « eleos», qui varient selon les auteurs et les traductions
se produit àJa fin de la deuxième séapce du ~gng ~mb~e - ~997 cités par Jacques Derrida; l'usage de capitales («Alliance 1alliance»
dont il reprend les dernières pages (p. 98-101 ) avant de poursuivre dans la quatrième séance) o~ (;~Ï:ain§ titres de Rousseau (parfois
avec la séance du 3 décembre 1997 telle qu'elle est rédigée dans le désignés Rêverie, parfois Promenade)-, nous n'avons r as cru bon
tapuscrit. Nous indiquons chaque fois ces changements, mais en de rç_cQ_ur_ir à u11e h::trJ:l!oni~~ti~g JYSt_ématiqu~ de ces variations, de
~f!! e que pour les mots comportant les préfixes «auto», « géo »,
que nous éditons ici. (1
conservant bien entendu la priorité du tapuscrit qui demeure le texte
« onto___>>, _:<_I~ré » «post »_et autres c~es de mots faites par Jacque
Dcr~ida. D ans le tapuscrit du séminaire, Jacques Derrida utilise
fréquemment des initiales pour les noms des auteurs commentés:
1. Ce fonds possède un e version du séminai re qui comporte des ann otations man us-
cri tes de Jacques D errida, de même qu' un dossier de presse« Le parjure et le pardon >> . no us avons chaque fois rétabli les noms propres. Enfin , comme
Cette versio n est cell e du sémi naire << améri ca in » do nn é à l' U ni ve rsité de N ew Yo rk. Jacqu rri.da a utu me de le faire, on trouve en fin d s'an

0
E PARJUR E ET LE 1 Al N NO 'i'l ~ I) I·: S fl. l ) l'i'I '. U it S

quelques indications télégraphiques sur ce qui devait être abordé Michael Naas er David Wills, pour leurs remarques lors de la relecture
dans la séance ou la suivante: nous ne les reprenons pas dans cerre attentive d~ notre travail-. -
édition, exception faite de celle, entièrement rédigée, à la fin de la Enfin et surtout, nous remercions Marguerite Derrida, Jean Derrida
cinquième séance, qui offre des précisions quant à l'argumentation et Pierre Alferi pour la confiance et le soutien qu'ils ont accordés à
générale du séminaire. ce projet depuis le début.
Ginette Michaud et Nicholas Cotton
***
Nous tenons à remercier chaleureusement Marie-Louise Mallet
pour son aide dans le déchiffrement des pages man~scrit~s d~ -ra
troisième séance et la préparation préliminaire de la quatrième
séance; Georges Leroux pour la révision des termes grecs; Jean-
~q~-e~ .~av<?lë .po~r-les -~érifications de l'hébreu; É-du~rdo ~ada~~
pour avoir facilité les recherches de Nicholas Cotton à la Firestone
Library de l'Université de Princet~~~Ni~r~lli pour son
aide dans la recherche de certaines sources bibliques.
Nous remercions toutes les personnes qui nous ont aidés à retrouver
les enregistrements de ces deux années du séminaire, dont la recherche
s'est révélée assez ardue: Eric Pret:towitz.J qui a généreusement mis à
notre disposition certains enregistrements des séances du séminaire;
Cécile Bourg!!! non, responsable éditoriale des Éditions Galilée, qui
nous a transmis les enregistrements de quelques séances; Frat:!Çois
Bor~, délégué à la recherche, et André Derval, directeur des collec-
tions, à l'Institut Mémoires de l'édition contemporaine (IMEC) ;
; J} Pe Kamuf et Derek uezada (Outreach & Public Services Librarian,
Special Collections & Archives, Université de Californie, Irvine
Libraries), qui a coordonné le transfert électronique de plusieurs
enregistrements. L'enregistrement de certaines séances était incomplet
dans les archives de l'IMEC et d'Irvine: nous avons pu retrouver
ces enregistrements grâce à l'aide de Yuji Nishif ama, professeur à
la Tokyo Metropolitan University et ;=adu~~ des séminaires de
Jacques Derrida, qui nous a mis en contac~s;t M. Makoto Asari,
ex-professeur à l'université Bordeaux-Montaigne, et M. Takaalci
Morinaka, professeur à l'université Waseda, qui avait conservé l' enre-
gistrement au Japon. Nous remercions aussi tous nos collègue de
l'équipe éditoriale, et tour parriculièr m ent Pas ale-Ann Brault,
LE PARJURE ET LE PARDON
Volume 1

Séminaire (1997-1998)
Première séance
Le 12 novembre 1997

1Pardon, oui, pardon 2 •

J • viens de dire «pardon 3 », en français.

1. D:u1s le tapuscrit, le descriptif du séminaire précédait le titre de la première séance.


ln · l" ·s Derrida y a apporté quelques modifications et ajouté un paragraphe lors de
~ ~~ 1 :1ru tion dans l'Annuaire de l'EHESS 1997-1998 (voir supra,<< Note des éditeurs>>,
1 • 1 1). Avant de commencerla séance, Jacques Derrig;!_p,r~jg ks mgd;!ljtés.dl!..SélJlil!_aire
t'l 1· a l en~rier d~~~~s du s~re quve;t et re J:eint. Il précise aussi que <des
~1 · 1n t: n ts de bibliographie seront proposés chemin faisant» et que cette première séance
~< ' l'i l 1 1us longue: <<Une dernière remarque: cette séance-ci sera longue, plus longue
Jii • J ' habitude, parce que je souhaite que cette introduction vous ..!:2P..2.~.!1QSQI%i!}
1ur ·o urs_don. çE coh~~-~:_~:_~an~t;.~ffili'l!~lllP.§ q~--~~@.QLQQ.<LQkmm! EIJ:c!elà
1· d ·ux heures. Je ne sais pas à quel rythme je vais avancer, mais si vers sept heures,
N '11 heu~:es-d!x, je n'ai pas fin i ou je suis loin d'avoir fini, nous marquerons une petite
pn ii:c: pour que ceux qui doivent partir puissent partir et puis je continuerai un moment
t' Il ·ore. Voilà. Pas de question? Alors, nous commençons.» (NdÉ)
. eue séance (p_,_ll::Z2l a été re .. L~~-Pa!' Jacq\1~ Derrida,.avec des modifications stylis-
1 qu cs~taxiques mineures, dans la conférencU2arue sou.~_k titiT...!kpi!!:.d.on.:.l'impar=.
1li! nable et l'imp~t!P-ribb . .J!ll!!lGJJi.rz..cf!:.]/HemeJJen:ida,..fJp,-cit..,-p. 5.4J,560. et
1 Ji 1 _SOL!§ JÜ.irre.P.ar.donner...L:impardonnable-et-l'imprescriptible, op:·cit:;·p.--9-il:-]acques-
1 ·r-rida précisait dans w1e note: <<Conférence prononcée dans les Universités de Cracovie
1 <) J cembre 1997 >,de Varsovie et d'Athènes< le 17 décembre> 1997 et dans les Univer-
N 1 ·~ le Western Cape, Capetown (Afrique du Sud) et de Jérusalem (1998). Parl"oissous le titre
"11a r lon et parjure", elle correspond en gros aux deux premières séances d'un séminaire donné
l' 1·:11ESS, pendant plusieurs années, sur "Le parjure et le pardon", sous le titre général de
" ul:.q ions de responsabilité"» (ibid., p. 560; rééd., op. cit., p. 8). Par ailleurs, des fragments
d · · tl première séance ont été réélaborés dans l'entretien de Jacques Derrida avec Michel
'V kvio rka, «LeSièd e et le Pardon»>-paru dans Le Mondedesdéba~. cit., p. 10-17; repris
!n!ls jacques Derrida, Foi et Savoir, o . cit., p. 103-133 :voir particulièrement p. 109-114,
\ 1 nsi q 1 .a ns a <<Leçon» ga.rue a ns a section intimlée <<Avouer - l'impossible: "retours", l/j
1 p •ntir rré on il raao;:i»,dans ornrnenf vivreensmzbfe?,oe.- czt., 1Ll.Z.2=21u.J~<LE t
. . Ur r mous s produit dan l'ass istan eau moment où Ja cques Derrida prononce
t ·s mens, 1 ro babl rn nr un étu li::t nr r· ta rd ata ire qu i · ntre o u qui dépose un enregistreur

27
LE PARJUR E ET LE PAR DO N PR EMI · RE · AN ' E

Vous n'y comprenez sans doute rien, pour le moment. et le don ont peut-être en commun de ne jamais se présenter comme
«Pardon». J!!.É-à ce qu'on appelle ~me~t Ù~~~riè~<:e,~~èn­
C'est u~ _mot, « _ear4<:n », ce mot est un nom: on dit «un pardon», tation à la conscience ou à l'existence, justement en raison même
«le pardon». C'est UP:_ nom de la langue française. On en trouve us
des apories q~e ~Ô d~;;~n~-pre~drë en compte; et par exemple,
l' équival~nt homonymique~ -à peu près dans le même état, avec i pe~ pour m'y limiter provisoirement, l~_g_ui__ m_e r<:n~ incap_!~le _
près le même sens et des usages au moins analogues, dans d'autres de:_ 4on!!_e;:~3~~~~' ~u 4' êtr~-~ss~~3.?~p_italic;:r (je fais ici le lien avec le
langues, l'anglais par exemple («pardon», dans certains contextes séminaire des années passées 1), d'êtr~~~ez .Eé~en_!_ au prés~ ue
que nous préciserons le moment venu), bien que le mot soit, sinon _je don~~ , et à l'accueil que j'offre, si bien que je crois, et j'en suis
latin, du moins, dans sa filiation tortueuse, d'origine latine (perdon même sûr, ~~u~!!.~ me faire ardonner, à_de~a~der pardot:!_
en espagnol, perdâo en portugais, perdono en italien). Dans l'origine de ne pas donner, de ne jamais assez donner, de ne pas asse~_oftri~
latine de ce mot, et de façon trop complexe pour que nous l'abor- ~~fr. On est roujouf.s·--~~llpa§Ïe, .op. ~to ujo~s à se faire
dions de face aujourd'hui, on trouve une référence au «don», à la pardonner quant au_do~. Et l'aporie s'aggrave quand o~ pre_n~
«donation». Et nous aurons plus d'une fois à reporter les problèmes conscience g~_e si on,_a à<!_e_.t:_Il<I_!lder__Ea~on _de ~~ p_as donner, de ne
et les apories du «don» (telles que j'ai tenté par exemple de les forma- jamais do~;;_er assez, on peut aussi se sentir cü'~pable, et donc J!Y2i.r
liser dans Donner le temps et notamment dans le dernier chapitre de à deman4~r e_~r~on ~l! c~mtra~r~, ~~- dc;?l!ner,_pard9.n P<?~H ce qu'on
ce livre, intitulé «L'excuse et le pardon 1 »),<pour >l~ transférer, onne, et qui_peut devenir Ul!_ p_9iS<?_!l, une~ une ~rmati~~
si je puis dire, sur des problèmes et ces non-pr-oblèmes qu~~<mt_des de souveraineté, voire de toute-puissance ou l'appel à la reconnais-
apories analogues et d'ailleurs liées du pardon . Mais il ne faudra ni saJ~e 2 . On prend toujours en donnant, nous avions longuement,
céder à ces analogies entre~?-~ et .e_ar~on ni, bien sûr, en négliger naguère, insisté sur cette logique du don~_!:-:'1~-~_enQ.!i' . On doit a./
la nécessité; il faudrait plutôt tenter de les articuler ensemble, de pri~~_9.!)_C, detl_!~n.flq. par<J__q_q pQ.usJ_ç_<lon même, avoir à se faire
les suivre jusqu\~-~ point où, d'un coup, elles cessent d'être perti- eard~_!lner le d9_!1, la souyeraineté ~u ~e_ désir de _ Q_uve_raine~ du
nentes. Entre don et pardon, il y a au moins cette affinité ou cette don. Et, poussant ~' irrésistiblement au carré, on aurait même
alliance qui veut que, outre leur inconditionnalité de principe, l'un à se faire pard~nner l~_pard_on qui lui aussi risque de comporter
et l'autre, <!0t~ .e_;trdon, d~E pa~ d2._!il, ont un rapport essentiel au l'équivoque irréductible d'une affirmation de souveraineté, voire
1 tempb s, au ~~~Elent de la temporalisatioJJ.; encore que ce qui d maîtrise.
\ sem 1elier le pardon à un passé qui, d'une certaine façon ne passe Ce sont là des abîmes qui nous attendent et < que > nous guetterons
pas, fasse du pardon une expérience irréductible à celle du don, d'un toujours- non comme des accidents à éviter mais comme le fond
don qu'on accorde plus couramment au présent, à la présentation rn ' me, le fond sans. fond de la chose... même nommée don ou pardon.
-~-:--- ---
ou à la présence du présent.
Je viens de dire «expérience» du pardon ou du don, mais déjà le 1. Allusion au Séminaire « Hostilité 1hospitalité >> [«Host.ipitalité>>] (inédit, 1995-1997,
mot «expérience » peut paraître abusif ou précipité, là où le pardon I·: II ESS, Paris) . (NdÉ)
. Lo rs de la séan ce, Jacques Derrida ajoure: « et de ce point de vue-là, le don implique
111 · je demande pardo n non seulement pour ce que je ne donne pas mais aussi pour
sur le bureau de Derrida en disant << pardon >>, des éclats de ri re se font entendre. Jacques ·· q ue je donn e o u parce que je donne >> . (NdÉ) ,
Derrida commente : «Voilà, le sujet du séminaire, ce sera la différe nce enrre un pa rdon . . j acqu es Derrida, Séminaire «Donn er - le temps>> (inédit, 1978-1979, Ecole
grave et ce pardon-ci . Donc, je viens de dire et vous venez de dir " pa rdo n".>> (NdÉ) !lormale supéri eure, Pa ris, et université Yale et Université de C hicago) . Voir, entre
1. Voir Jacques D errida,« C hapitre 3. "La fausse rn nna.i e" (1[): Do n et o ntre-do n, nul r ·s, J. D rri da, «Folie de la raiso n économique: un do n sans prése nt >>, dans D onner
l'excuse ed e pardon (Baudela.i reet l'hi roire d la d di a ) >>, da.ns Donner le temps. 1. Lafausse Ir temps, op. ât., p. 90 q., ·t da ns 1 · chap itre suivant, p. 103 sq. Vo ir aussi J. D errida,
rnormctie, Pari s, al il ' , o ll. « La phil '01 hi ·n .rr, t », 1 1, 1 . L3' - 17. (Nd ·) O rm!U!7' lrt mort, op. cit., p. 8 q. (Nd É)
\
LE J'ARJU I li ET L~l 1 N Pl î\M I I, J 1'. .' .AN :1·:

Donc, pas de don sans pardon, et pas de pardon sans don, mais l'un · ' !! ' 1 r babilic , ' r un qu rion de pragmatique, justement, de
et l'autre ne sont surtout pas la même chose. Ce lien verbal du don t de g stes i.al, plus prévisiblement, donc, le sens religieux
au pardon, qui se marque dans les langues latines, mais non en grec, _·i 1 ibli - oranique, donc) de la rémission dè§~hé;S, encore ue
par exemple, que je sache (et nous aurons à nous interroger sur la de ette f~illeJe~~calefvergeben, Vergebung, Vergabe) soità
présence ou l'absence du pardon au sens strict dans la culture grecque o uple et per~er~: « vergeben »peut vouloir dire la mald~~
antique (énorme et délicate question)), ce lien verbal du don au pardon !.1 · rruption du don, «sich etwas vergeben »: se compromettre; et
est aussi présent en anglais et en allemand ; en anglais : to forgive, 1"gabe», c'est le marché attribué, l'adjudication ...
forgiveness, askingfor forgiveness, et on opposera tg.Ki!!! et !o et (ce « 1 rdon »: «pardon», c'est un nom. On peur parfois le faire
mot extraordinaire de la langue anglaise auquel il faudrait consacrer 1 ! • der d'un article défini ou indéfini (le pardon, ~!1 pardon) et
des années de séminaire) dans to {org!ve versus to orget (pardonner l' in rir , par exemple comme s_~jet, d~y!!e phrase ~onstative: le
n'est pas oublier, autre énorme problème); en allemand, bien que 1 :1 1· lo n est ceci ou cela, le pardôn a été demandé pa~q~elqu'un ou
« verzeihen » soit plus commun-« Verzeihung, jenen um Verzeihung p:1r un institution, un pardon a été accordé ou refusé, etc. Le pardon
bitten»: demander pardon à quelqu'un- et c'est le mot qu'utilise 1 ·mandé par l'Épiscopat, par la police, par les médecins, le pardon
Hegel dans La Phénoménologie de l'esprit 1 (nous y viendrons 2 ), 1u ' 1' Université ou le Vatican n'ont pas encore demandé, etc. Ça,
bien qu'on utilise souvent « Entschuldi11f_11:K:!... (plutôt dans le sens de ·' \ l le nom comme référence de type constatif- ou théorique 1.
l'excuse, et« entschuldbar» dans le sens équivoque de «pardonnable- t p ut Ç.,Qt1Sacrer un s_é_min(!ir~ ~J~ ql!_e_~tion dl:! pardoJ1, et c'est

.1 excusable», littéralement ~c~abilis~ble, ~1~~, e~onér~~­ !tt f' nd ce que nous nous apprêtons à faire (le pardon devient
dette remise); il y a néanmoins en allemand un mot, une famille 1 >r , dans cette mesure, le nom d'un thème ou d'un problème
lexicale, qui garde ce lien du don au pardon; « vergebe!}__!! veut dire th rique, à traiter dans un horizon de savoir), sauf sL_!~s_act_~!:!r_s_
« ard~!l~~-~-», «j_ch !z.i!!!...!!:!!l..Ye.!K!!.f!!:mt2>, «je demande le pardon », lu · min aire deman~ent_~l!-~ccordentle_p!}.rg_on en traignt t.h~9!):.:
mais l'usage en est en général réservé à des situations solennelles, )tt m nt dt1 parcio.n. Et q_yand j'ai ouvert ce séminaire en disant \
voire spirituelles ou religieuses, moins quotidiennes que;<_l!!!!Y.ih~» c 1 ardon », vous ne saviez pas, vous ne savez pas encore ce que je

~-(~ e~f!_chuldig~!J__2>. c~ lien entre les usages du mot «_pardon», les L isa i , si je demandais pardo_l1 ou si, ~\!lieu d'en user, je mentionnai.s
usages dits courants et quotidiens et légers, d'une part (quand je dis 1· n rn de pardon comme titre.du séminaire. Car dans le seul mot • / Î . / ' "'.A....-"""'-./'-."'"-

«pardon» par exemple au moment où je dois passer devant quelqu'un l rdon », avec ou sans point d'exclamation, 91) pç!!t, quoique rien
en sortant de l'ascenseur), -~t les usages graves, réfléchis, in~~!!.§eS, 11 ' ontraigne, si un contexte ne le commande pas, y entendr~ qéjà
<d'autre part,> ce lien entre tous les types d'us_ages q;.ps_de_s situa- 1 ut une php~se implici!e, une phrase performati~·;·-;< pardo~T
t~OI].sfort différentes, ce Üeri sera l'un de nos problèmes, problème j · v us demande pardon, je vous prie de me pardonner, je te prie
à la fois de sé~antique .du concept de pardon et de pragmatique des 1 me p~0.Q!l9_e_f, . ard~~~?._i, je vous prie, pardo~~T,
acte~ de l~gag~ .ou du comportement pré- ou ultra-linguistique. j · t'en prie. »
« Vergebung» a plutôt, plus fréquemment, mais cette fréquence et 0 marque déjà, je viens de marquer comme en passant, commençant
1 ar une longue digression entre parenthèses, cette distinction entre
1. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Phanomenologie des Geistes, dans Werke, vol. 3, 1 · tu et le vous pour situer ou annoncer une question qui restera
Eva Moldenhauer et Karl Markus Michel (éds.), Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp,
1970, p. 464 sq.; La Phénoménologie de l'esprit, t. II, trad. fr. Jean Hyppolite, Paris,
Aubier Montaigne, coll. «Philosophie de l'esprit>>, 1941 , p. 168 sq. (NdE) 1. Da ns le ta pu cri t, il y a une annotation qui a été raturée dans la marge:« Clinton ».
2. Voir J. Derrida, Séminaire «Le parjure et le pardon » (inédit, 1998-1999), ):t ·qu ·s Derrida réin rie cen e mention quelques pages plus loin. Voir infra, p. 33,
«Première séance ». (NdÉ) ll O I · . (Nd •)

0
/
LU l'A l J URE U'J' U flA î l )N PII 1.Ml ( 1 11, .. . AN : JI,
\

longtemps suspendue, mais à laquelle sans d o ute tout s_era aussi · p ri n appr pri , a ppr priabl d u << pardon» signifiai t à cette
suspendu; si le «vous» n'est p_i!s ug_~< vol!_s »de respe:ct ~de distance,- >1 p sicion en tr le «qui » et le «quoi» son congé, son congé et donc
comme ce _«vous » dont Levinas d_i.!_qu'il est référable au « !:_U» de : >n hi toire, on historicité passée.
Buber qui signifierait trop de proximité ou de familiarité, voire de M ai ntre le «pardon » d~rdonne-moi » et le pardon du
fusion, risquant d'annuler la transcendance infinie de l'autre; si, <1 ardo nnez-m~i »ou du <<pardonnez_::-l}~:ms >? OU du <<_P~r~onn~-nous »
donc, le ~~us~ du« ·e vou§_d~gtandepiJ!._d..Ql_! », «par_~_onnez-rpüf;~ 1uatre possibilités essentielfem~nt différentes, quatre donnes du
eg_l_!Il <~~- ; êç!!_~!![~_ pl_!trie:l, la question devie~t -alors-c~llë_clu 1 ardo n entre le singulier et le pluriel qu'il faut multiplier par toutes
~don co/lect~[- soit qu'il concerne un groupe de sujets, d'autres, de 1-. alternatives entre le << qui » et le << quoi » - ça fait beaucoup), 1~
citoyens,-d'individus, etc., ~ qu'il ~~ce!E.e d~~ e~~Jlill~ (' H'Jlle la pl!:!_~ !!lassi~e, la plus facilement identifiable aujourd'hui de
compliqué, mais d'une corn _li.~a~i~~ ui <:_g au c~~_du_s~.r4.9W> , · ·u redoutable question, et nous commencerons par elle, ~serait
1] une multiplicité d'instances ou de moments, d'instances ou d 'ins- · ·Il d ' un .!ingulier plurie/ 1 : peut-on, a-t-on le droit, eg_-1! co_nforrn,~
tants, de «je » à l'intérieur du «je ». Qui E3_fdonne ou ui demande au ens du ;--a,rg9n » de-demander pardon à plus d'un, à un groupe,
ar~<?n à qui, à quel moment? Q!! en___<Je: droit~~}io~~?:Q~ u n ollectivité, une communauté? Est-il possible d~_At:J:_l)._a,Eder
<pardonne> à qui? » Et que signifie ici le« qui » ? Ce sera toujours la 11 d.'acco~dei.:)~ pardon à un autre que 1 :~u_t~e singulier, pour ut;_---

forme presque ultime de la question, et le plus souvent de la question ! ) !'l ou un crime singulier? Ç~~.St là u!le9~s premiè!'.˧.J-R.~.!if:~ dans
_insohtble par définition. Car si redp~ta~!e qu'elle soit, cette question 1'. · l uelles nous ne cesserons de nous embarrasser.
n'est peut-être pas la question ultime. Nous aurons plus d 'une fois l) ' une certaine manière, le pardon nous semble ne pouvoir être
affaire aux effets d'une question préalable, antérieure à celle-ci, et 1·mandé ou accordé que << seul à seul », en face- à-face, si je puis
qui est la ~es~~on: _ « q~f'» ou «quoi»~ Pârd~~-on-J quelqu'un 1ir entre celui qui a commis le mal irréparable ou irréversible et
pour une faute commise, par exemple un parjure (mais je tenterai · ·l,,i ou celle qui l'a subi, et qui est seul à pouvoir l'entendre, la
de montrer plus tard que la faute, l'offense, le tort, le mal commis, 1 ·mande de pardon, l'accorder ou le refuser. Cette ~q_li!:_~ à deux,
est d'une certaine manière toujours un parjure), pardonne-t-on à b n Ja scène du pardon, s~~blerait priver de sens ou d'authentici_ré
quelqu'un ou pardonne-t-on quelque chose à quelqu'un, à quelqu'un !O u l pardon d~mandé collectivement, au 1}.2~ d't-!ne communauté,
qui, de quelque façon, ne se confond ). amais totalement avec la l' une Église, d 'une institution, d'une corporation, à un ensemble de
/] faute et le moment de la faute passée, ni même avec le passé en i ·Limes anonymes, parfois mortes, ou à leurs représentants, descen-
général 1 ? Cette question- «qui » ou «quoi » ? - ne cessera, sous de b nr ou survivants. De la même façon, cettt; solitudesingulière,
nombreuses formes, d~_Ievenir hanter, obséder le langage du pardon ir quasiment secrète du pard~n,f''~r~it.de celui-ci une_e_2ep_éri~_l)._c_e t '[......_:_ .J
mais non seulement en multipliant ies-difË.~ultés ~p~étiques: en tra n ère au règne du droit, du châtiment o!Î de la peine, de l'insti- )v.; r) ~~
/\ nous obligeant aussi finalement à suspecter ou à suspendre le sens Uli n publique, du calc~judici!lise etc. 2 Comme le rappelle justement
de cette opposition entre < le > «qui » et < le > «quoi», un peu la limir Jankélévitch dans L~·Pardon, le << pard~~-~_u Eéché est un .
c~I?me _sU'ex_péri en ce c!.Y.J~ar_slqn (dl! ~p~_rs{on de.r!.~l!_d_é, souhaité,
accordé ou non), comme si, peut-être, ti~po~ibilité d 'une véritable 1, Lors de la séance, Jacques D errida précise: << comme dirait Jean-Luc Nancy >>. Voir
J 1111- l.u. Nancy, Être singulier pluriel, Paris, Galilée, coll . << La philosophie en effet »,
l ' l i rééd. , 20 13. (NdÉ)
1. Lors de la séance, Jacques D errida précise : << Autrem ent dit, pour dire les choses , Da ns le ta puscrit, il y a un e annotation dans la marge : << Clinton >> . Cette mention
bêtement, est-ce qu'on pardonne quelque chose, une faute, ou est-ce qu'on pardonne 1 11 vo i à une o up ure de p resse datée du début du mois d 'avril 1998 et insérée dans
quelqu' un o u à quelqu'un ? Je dis la chose très grossièrement pour l'instant, on en verra 1 i llp us rit, sans do ute pour le séminai re américain : voir Mimi Hall, <<Clinton Ends
la mo nnaie plus tard .>> (NdÉ) "1ow ·rru l" ~fri a To ur », U. :A Today, 3-5 av ril 1998, p. L (NdÉ) ~- - -:-:

2
LE PARJUR E 1~' 1 ' Lll i'AI 1 JN
\

dé~ àlalogi.q ue pénale 1 »(p. 165). ~~o_itle ard n x d - l a l~g!g!l=e 1 1 • 1· n pc d pardon - ou d ' impardonnable - qui es.u.2uvent
J?énale, il est étranger à_tol!_t_l' ~pace juridiqu.e, fln-ce à l'espace juridique 111 N •n avan.c dan wus ces discours et dans leurs commentaires reste
où apparut après la guerre le concept de crime contre l'humanité, 1 •r) ne à ~imensio!!,_Judici~r~ o.!!_Eé~~e qui~ègle à l~fois 'r
et, en 1964, en France, cette loi sur l'imr,~~~œ!ibilité des çri~~ 1 ·mp d- la ;:>rescriptiot~_ou_A~I'i!!!J?r_~_scrp_!ibilité__.Q~s _qimt;~ •
1
1
~~~_!'hum~p_!~é. ~ES!:PJ_i_!Jje n~~_R_as ~i~:J2argon_mhle et 11 in que !~4!:i_ïîéns~ !!29_j~~ du ardon, et 5k n!I3e.~r-
je désigne ici, très vite, trop vite, un lieu critique et problématique fln :l~ le, là où cill~_vi~I1t.~ysp_e~dre et inte.~_rompre l'ord~.:~ habituel
vers lequel nous aur(i)ons sans cesse à revenir. Çar toutes les décla- , 1 1 Ir it, ne soit venue s'inscrire, inscrire son interruption dans le
' rations ptt_bliqll_~s 4~ repentance qui se m!Jltjpliellt aujourd'hui ~~ , l1 1 mêm;c;;~;;:;-l~~-difËcultés qui.nous attendent 2 • ... .

Fr~fe (Église de France, corporations de la police et des médecins 1, • 1 cit livre de Jankélévitch qui vient après Le Pardon et qui
,--pas encore le Vatican comme tel, ni l'Université malgré quelques ' 1 1i tu le L 1mprescriptible porte en exergue des ~-~s d'ÉluaJj_ qui ont
records dans le domaine en question), déclarations qui avaient été l' tl! '· r ·c paradoxal et à mes yeux utilement provocateur d~o_[)pose~
~ ric~d~~s, ~ ~p. _l}'!pme et sous des fo~~es cia;~s 1· nlut, mais le salut sur terre, au ardon. Éluard dit:
pays, par quelques gestes analogues (2 le Premier ministre japonais
< Ryütarô Hashimoto > ou Vâclav Havel présentant des excuses à 11 n y a pas de salut sur la terre
certaines victimes du passé, les épiscopats de Pologne et d'Allemagne 'f ·tnt qu'on < sic > peut pardonner aux bourreaux 3 •
procédant à un examen de conscience lors du 50e anniversaire de la
libération d'Auschwitz 3), toute~ ces manifestations publique§ (étatiques : mme il arrive presque toujours, et de façon non fortuite,
J) ou non) de re en~ançe, et k . .elus so_l!-"Y~nt de _«e_~rd_?n d~mandé », •111 ' 111 associe, nous y reviendrons souvent, l'ex iation , le salu~, 1~

manifes~ations très-~ouvelles dans l'histoire du politique, s'en event ,, 1 •mprion et la réconciliation au pard~n, ce propos a au moins le
sur ce fonds historico-juridique qui a porté l'institution, l'invention,
la fondation d'un c~~t juridique~e Nuremberg, en 1945, concept 1 1,o rs de la séance, Jacques Derrida précise: <<Dans le droit, il y a un temps pour
Lio n, en France il est de vingt ans, je cr~scriptibilité, cela veut
-
1 'N 'I'Ï J
alors encore inconnu de «crime contre l'humanité». Il n'empêche
1 "li n'y a pas de temps", à jamais c'est imprescriptible. On peut être condamné,
' 1 ·oncla mné, à jamais pour des crimes contre l'humanité. Mais l'imprescriptible
'NI p11s l'impardonnable.>> (NdÉ)
1. Vladimir Jankélévitch, Le Pardon, Paris, Aubier-Montaigne, 1967, p. 165. [Il , Lo r~ de la séance, Jac ues Derrida précise: << Je veux dire par là que, selon un
s'agit du deuxième numéro de la série« Les grands problèmes moraux >>. (NdÉ)] Voir 1 1111 !J" i no~s e~ll~r, la diff~~e e~QEditionnel et le con 'ti nnel
aussi le petit livre qui fut publié aux Seuil en 1986 (coll. «Points Essais >>), peu après ·nt r · le j~idi ue et le non- -~r~~e, enqe l'im !"2.0ptible et l'im ardonnable,
la mort de Jankélévitch, sous le titre L 1mprescriptible, sous-titre Pardonner? Dans 1 [ ilS sirn plement une distinction ~ux t~~- rue~. 1 est possible que, si
l'honneur et la dignité, et qui réunit différents essais et discours de 1948, 1956 et 1971.
[Pardonner ?, Roger Maria (éd.) , a paru en 1971 aux Éditions Le Pavillon, avec deux
lettres de Pierre Abraham et Jacques Madaule; Dans l'honneur et la dignité, en 1948,
1
1or n s qu'ell es soient, ces deux valeurs, l'une s'inscrive dans l'autre, vienne inter-
Jll • l':•utrc. Autrement dit, qu'il y ait dans le droit un moment d'interrupqon du
h 1 u, lnv rsement, u'il ait dans le ardon - nous examinerons cette possibilité
J
dans la revue Les Temps modernes, n° 33, juin 1948, p. 2249-2260. (NdÉ)] N 11 1isa n L Han nah Arendt~y ai~s l'ordre non juridi ue d~ ardon_~~ .
2. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute: <<J'avais ici fait allusion il y a quelques 1,11 ~ j u rid iq,ue c!:.cl1~e;. e_!: la référen ~e à_~!1e pu!]!t}on"lu}-ç .âiirue.nLp..oss.ible, mêmt...
1 s1 1 ~s ouvert par un e légÎJ>!gtioo juridique.>> (NdE)
1
années, à propos du mensonge, à la déclaration du Premier ministre japonais qui
demandait pardon pour les crimes du Japon avant et pendant la guerre.>>Voir Jacques , l:l limir Jankél évi ·~~h cite ces vers d'Éluard en exergue àPardonner?dans L 1mpres-
Derrida, <<Histoire du mensonge. Prolégomènes >>, dans le Cahier deL 'Herne Derrida, tllilr (op. cit. , p. 11 ; c'est Jacques Derrida qui souligne). Le poème se lit comme suit:
op. cit., p. 495-520; rééd., Paris, Galilée, coll.<< La philosophie en effet>>, 2012. (NdÉ) 1 ' n 1 :ts 1" pi rre plus précieuse 1 Que le désir de venger l'irmocent 11 Il n'y a pas de
3. Dans le tapuscrit, il y a une annotation dans la marge : <<Apartheid (aveu et récon- Ill li N • ·l:u:1nr 1 Q ue le matin OLI les traîtres succomben.t Il Il n'y a _pas de salut sur !a ~
ciliation)>>. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute: << Actuellement, même en Afrique l• 11 1'l'il ni qu l'on p ut pardonner aux bou!:!e~> (Paul Eluard, <<Les vendeurs d'indul-
du Sud autour de l'Apartheid, il y a des scènes de réconciliation, des tentatives de récon- t "• hns A11. tendez-vous allemand, nouvelle édition revue, corri gée et augmentée de
ciliation, qui impliquent des pardons demandés, des repentances. >> (Nd É) /11/ II•Mtél , Pari , Minuit, 194 , p.4 7 ; rééd. ,coii. <<" Double"»,20l 2.)(NdÉ)

34
LEPARJUREETL l i Aiî N Jl! HM JI ~ ! 11• ,·.AN :11.

'
mérite ~e rompre avec le sens corn~, qui est aussi celui des plus d 'ailleurs Jankél'vit h di i Jui-m ·rn dans ce qu'il appelle son
grandes traditions religieuses et spirituelles du pardon - tradition ~purement philosOjJhiqu , », à a v~i_!::, par exef!!ple, le pardon, Li
judaïque ou chrétienne, par exemple-, ~i ne_~oust.rai~nt j~a!s le p rescription et POubli. Pardonner? s'ouvre par cette question:-« Est-il :\ 1
ardon à l'horiz_2n d~ la récQnciliatiop, àl'espérance de la rédemption temps epar o n nèr, OU tOUt au moins d'oublier'?» Jank~~Vi!c.h . \ f~~
eJ ..4u salut, à travers l'aveu, le remords ou le repentir, le sacrifice er ~~~ _gue le pa_rdon_n'est pas l'oubli, n;_ais dans l'élan d'une '·" A

l'expiation. Dans L Imprescriptible, dès l' «Avertissement» au texte généreuse démonstration polémique, et dans la crainte horrifiée
1 1
"'1 intitulé Pardonner?, «Avertissement» qui date de 1971, Jankélévitch devant l~!:_i.§.9.~~' un ~.Q__qp.i finjrai! par eng~ndre_r_Loubli,
se livre d'ailleurs lui-même, sans le dire en ces termes, à l!!le sort_e '\ . ankél~vitch_dit «no~» au ardon en allé uant_q_u'il ne faut pas
de repentir puis_qu~!!..i!Y2!!~~ que ~--!_~xte semble contredire ce u'il oublier. Il nous parle en somme d'un tievoir de non-paroori au
~it_écrjt__q~asr~i1.12f1i wt, da~kllvrereJ>tir~qi,"de 1967. nom des victimes. Le ardon_~~~_imp_qs~ifrle.]:til mJe faut pas. Il ne
C'est aussi que le court essai polémique Pardonner? fut écrit dans faut pas pardonner. Il faut ne pas pardonner. Nous aurons à nous
~ le contexte des dé~~s- françajs _de 1964 s~r_l'i~prescriptibilité ~es demander, encore et encore, ce ue < cet > «impossible» pourrait
crimes hitlériens et des crimes contre l'humanité. Jankélévitch vouluiulire, e! si l~o~sibilité d_~_e_araQn~ _s-;Ü y en a, ne se mesu~ ~ t (-
précise: pas à l'épreuve, just~..!.nt de l'« imp()§§iblç». ~~e, n_2~s dit
en somme Jankélévitch, voilà ce qu'est le pardon pour ce qui s'est
l)ans une étude~uremënt phjjo.f_ophiqu8 sur le Pardon, que nous avons passé dans les camps de la mort. «Le pardon, dit Jankélévitch, est
publiée par ailleurs, 1ft répon~~ à _la question Faut-il pardonner? se'f!lbl~ mort dans les camps de la mort 2 . »
[!!.!!:!!.edire q lle qui est donn_ée ici.. Il existe entre l'absolu de la loi d'amour Parmi tous les arguments de Jankélévitch sur lesquels nous aur(i)ons
et l'absolu de la liberté méchante u_ne déchirure qui ne peut être entièrement ans cesse à revenir, il en est deux que je voudrais souligner. Ce sont
décousue [recousue? à moins que savoir découdre une déchi1 ure ne soit aussi deux axiomes qui ne vont pas de soi.
déjà une manière de la penser comme un accident de couture, d'une A. Le premier, c'est que 1~'!-rdon n~ p~ut êt~e a<:_c~~é ou que du
couture préalable et donc susceptible de quelque re-couture, du re-coudre, rn oins on ne peut envisager la possibilité de l'accorder, de pardonner,
de la reprise, ce que Jankélévitch conteste ici]. Nous n'avons pas cherché
donc, que si le pardon est demandé, explicitement ou implicitement
à réconcilier l'irrationalité du mal avec la toute-puissance de l'amour. Le
le mandé, et cette différence n'est pas nulle; ce qui signifierait donc
pardon estfort comme le mal mais le mal est fort comme le pardon 1 •
]u'o..!2..E:e_rardonnera ·am'!-}~-~-quelq_~'un qui n'avo':!_e E!l~~a faute,
n · se re ~nt ~~!!.~-demande as, ex licitement ou non pardon;
Naturellement, ce sont des propositions et une logique avec
• • 1ien entre ~ccor4_é et le pardon dem~n~ ne me paraît
lesquelles nous ne faisons que commencer à débattre, à nous débattre.
1 a aller de s ·, même si là encore il semble requis par toute une
Il reste que les textes de L Imprescriptible, participant au débat
1ra di ti on ;eligieuse et spirituelle du pardon- nous y reviendrons; je
·• que je viens de rappeler et auquel nous reviendrons sur l'imp.r~
tn , d mande si une rupture de cette réciprocité ou de cette symétrie,
criptibilité, con htent _fermep~p.J_liirop..Qssi_bilité e_tjJJ.Ro.p. or-
: i même la dissociation entre le pardon demandé et le pardon accordé
l \ tunité2 voire à l'immoralité du pard_9n. Et pour le faire, dans ce n' · t pas de rigueur pour tout pardon digne de ce nom.
contexte olémique et passionné, ils mettent en continuité des
B. Le second axiome, dont nous retrouverons constamment la
--;ignification;· que nü'iîs devons i"igoureusement dissocier, et que
ira lans bien des textes que nous analyserons dans l'avenir, c'e t
1. Y. Jankélévitch, «Avertissement >> à Pardonner?, dans L1mprescriptible, op. cit. ,
p. 14-15 (les itaJigues sont dans le texte). Jacques Derrida cite l'édition originale des 1. !/;id., p. 17. (NdÉ)
eUil, 1986. (NdË) Ibid., 1. O. (Nd l~)

7
LE PARJUR E ET LE PAl 1. N Il l ~ M I .\ 1 E ,' •,i\N : 1 ~

que,~ 1~ c.!lme est trop grave, quand il franchit la ligne du mal ill t donc clair pour J ank 1 vitch, comme pour plus d'une tradition,
radical, voire de l'humain, quand il devient monstrueux, n~ peut g · ·Il dont ~~s vie~t_ c:g _eff~t un~ iqée du pardon, mais une idée du
.E!_~_~tr._e_q_uestion de pardonner, l~_rardo!l d~vant rester, si jepuis pardon d?.!:t__l'hé~i~~~_e_gi!Qs or~ une !or~~ ~·~~pÏosi~n ~on~ ~J_pJJr "
dire, entre hommes, ~J~ _mesure 4e_l'hy,f!!&~ ; ce qui me paraît aussi 1 LI ne cesserons aenregistrer les déflagrations1 U~_!.~g~ guj _§e
problématique, bien que très fort eE_ !r~s. Ç_las~iq~~ ·· n rre<j.iç ~~~~ê-~e_e! ~·~~P<;_t!e, s'enflamme, je dirais plus froidement
Deux citations à l'appui de ces deux axiomes. ; · «d.éconstruit» lui-même, il est donc clair ue our artkélévitc
1) 1 La première présuppose une his;oire;!"'!..P!!Z.!:!!!l ; elle part de 1 :ll'd.O_I1 ~1~- Wtêtre accordé qUe si le coupable se mortifie, se confesse,
la fin de cette histoire et elle daté"' une telle fin de l'histoire du . r pent, s'accuse l~i-_même en d~mandant eard_g_n, si par conséquent
pardon (nous dirons plus tard, avec Hegel, <!_e)'!üst_s>~e-~~me 1 • pie, et donc s'identifie, en vue de rédemption-ët de réconciliation
pardon 2 ) du projet d'extermination des Juifs par les nazis; ce 1 • elui à qui il demande le pardon; c'est cet axiome traditionnel: 1\ '\ft'.~ .
projet, Jankélévitch souligne ce gui est à ses yeux ~a singularité d'une très grande force, certes, d'une très grande constance, que je serais
absolue:Sans p;é~édent ni analogue, une singularité absolument 'r>nscamment tenté de contester, au nom même du même héritage, de la
ëxcepdonnelle qui donnerait à penser, rétrospectivement, une mantique d'un même héritage, à savoir qu'Qxa dans le eardon, dans
histoire du pardon. Cette histoire se déploierait et s'exposerait 1 ·: ·ns même du pardon, une force, un désir, un élan, un mouvement,
depuis, justement, sa limite finale; la « soLt!tion _finale » serait !Il appel (nommez cela comme vous voudrez) qui exigent que le pardon
en somme, si je puis dire, l~~o!u~ion finale:_ ~'une histoire et l Îl accordé, s'il peut l'être, même à quelqu'un qui ne le demande pas,
d'une possibilité !:istorique du e~rd9n - d'autant plus que, et les ,(/ Iui ne se repent ni ne se confesse, ni ne s'améliore ou ne se rachète,
deux arguments s' éntrelacent dans le même raisonnement, l_:s par-delà, par conséquent, toute écqno_mie identificaç.Qjre, spirituelle,
Allemands, le peuple allemand, si une telle chose existe, _n'a jamais ullirne ou non, par-delà même toute expiation; mais je laisse cette
demandé pardon: comment poul!i?n~nou~r_ardonner à qui ne 1 '·estion à l'état virtuel, nous aurons à y revenir incessamment, de
demande pas pardon?, interroge plus d'une fois J ankeievucfi; et II r:, '( 11 incessante; je reprends ma citation de ce texte très violent, comme
je répéterais ma question, une question qui ne devrait jamais cesser 'i11porté par une colère ressentie comme légitime, la colère du juste:]
de retentir: le ardon n'est-il possible, avec son sens de pardon,
\\ .9.!:Ù!J~_cot_!d._!tiop_ g~être d~;na_ndéJ._ - . . Le pardon! Mais nous ont-ils jamais demandé pardon? C'est la
Voici donc, avant de les discuter, quelques phrases fortes de détresse et c'est la déréliction du coupable qui seules donneraient un
l'argument de Jankélévitch (p. 50-51 de l'édition originale de sens et une raison d'être au pardon. Quand le coupable est gras, bien
L Imprescriptible, même pagination dans l'édition «Points»): nourri, prospère, enrichi par le« miracle économ~e »,!~pardon est
une sinistre plaisanterie. Non, le pardon n'est pas fait pour les porcs
Le pardon! Mais nous ont-ils jamais demandé pardon? [Le «ils» et ·r pour leurs truies. Le pardon est mort dans les camps de la mort. \)
le «nous» mériteraient évidemment d'être déterminés et légitimés.] Notre horreur pour ce que l'entendement à proprement parier ne
C'est la détresse etc' est la déréliction du coupable qui seules donne- peut concevoir étoufferait la pitié dès sa naissance ... si l'« accusé»
raient un sens et une raison d'être au pardon 3. pouvait nous faire pitié 1•

1. Ce premier point n'a pas de suite dans le tapuscrit. La <<fJ;emière>> ci.tation se .' uiv nt des remarques d'une telle violence polémique et d'une
poursuit p. 39 et p. 40-42; un second passage est cité p. 49. (NdE) ·Il · o lère contre les Allemands que je ne veux même pas avoir à
';1 2. Voir]. Derrida , Séminaire <<Le parjure er le pardon » (in édit, 1998- 1999),
<<Quatri ème séance>>. (NdÉ)
V. Jankélévir h, Pardonner ?, dans L'lmprr' criptiblc, op. cit., 1 . O. (N 1 ·) 1. Ibid., p. 0-51. (NdÉ)
LE PARJURE ET L E 1AR I O N Jl J EM I ~ 1 1 ~ : 1t\N : E

"
les lire ou à les citer. Que cette violence soit injuste, et indigne de paraît ~n _ je. Je crois à J'immensité du pardon, à sa surnaturalité,
ce que Jankélévitch a d'autre part écrit sur le pardon, il est juste j · pen e l'àVoir assez dit, peut-être < même > dangereusement et,
de reconnaître que Jankélévitch lui-même en avait une certaine d'autre part, je crois à la méchanceté r.
conscience. Il savait qu'il se laissait emporter, de façon coupable,
par la colère et l'indignation, même si cette colère se donnait des Il évident que le passage que je venais de lire sur l'histoire
t
airs de colère du juste. Qu'il en fût conscient, cela transparaît par lini l~.~_: P~!d_~_ll, sur 1~ pardon moi_t 4~?s les ~amp§__de Jg, l!l.Ort
exemple dans un entretien qu'il donne quelques années plus tard, ·ur· l pardon qui n'est pas fait pour ~s ?~t~s ou pour ceux qui ne
en 1977 (et qui se trouve cité par Alain Gouhier dans un article 1 :m ru1~ent pas pardon, ce passage obéit à la l()gigue: di_I~-- ~-pan_:t hlé-

sur« Le temps de l'impardonnable et le temps du pardon selon i tr »,a !~quelle ré_s~ste, et résiste infiniment, l~!2giqu.e _Q._~..[éthiq~~
Jankélévitch», publié dans les Actes d'un remarquable colloque h,'l rbohqu~, qm commanderait justement, elle, au contraire,
consacré au Pardon dans Le Point théologique, «Le pardon. Actes du 1 :1 • order le pardon là où celui-ci n'est ni demandé ni mérité, et
COlloque organisé par le Centre d'Histoire des Idées, Université de il1 m pour le pire du mal radical, le pardon ne prenant son sens et sa

Picardie», édités par Michel Perrin, Paris, éd. Beauchesne, 1987). 1 >• ibilité de pardon que là où il est appelé à faire l'im- ossible et à
Là, Jankélévitch écrit ceci, que je cite d'une part, pour y relever une 1'' rd on ·~ ~~I'ill_l-_eardonnable 2 ; ~s cette logique pamphlétaire n'est
expression qui pourrait bien servir de titre à ce que je tente ici (à pn: ulement une log!q~c:: 4.<:: circonstance; nous devons d' autam
savoir une «éthique hyperbolique», voire une éthique au-delà de 1 lu s l.a pre~dre au sérieux et y prêt~;attentio~qu'elle relève dela

l'éthique), et d'autre part, pour souligner la tension plus ou moins 1 >ique la plus forte, la plus fortement traditionnêlle dela séman-
coupable que, avec Jankélévitch, nous devons avouer, et chercher 1 ! JU religieuse et spiritualiste dy pardon, qui l'accorde au repentir,
à nous faire pardonner, une tension ou une contradiction entre la ·onfession, à la demande de pardon, à l'aptitude à expier, à se
cette éthique hyperbolique, qui tend à pousser l'exigence à la limite ,J _-hcrer, etc. Une des grandes difficultés qui nous attendent, en

~ et au-delà de la limite du possible, et cette économie courante ·Il ' 1., tient au fait que 1~~~~ hyperbolique qui nous guidera aussi
du pardon qui domine la sémantique religieuse, juridique, voire '. ' 1 à la fois d~ns le sillage 2~ ~ett~ tra~n f!!_ inc<?_my~_~i~li. ave~·

~ politique et psychologique du pardon, d'un pardon tenu dans ·Il ·, omme SI cette tradition elle-même comportait en son cœur
li rJ • inconséquence, une uissance virtuelle d'implosion ou d' auro-
les limites humaines ou anthropo-théologiques du repentir, de la
confession, de l'expiation, de la réconciliation ou de la rédemption, 1" "< nstructioP.:; une py.Js.~an~e_d'~~Lble· ~ qui ~xlge~a de no~
Jankélévitch dit ceci, il avoue ceci: un · fois encore 1~ f~rce de ~~-P<:~s-~ ce_gue \~_e_gt]ireJ~p_Qssibilité

i · Enrrerien de Vladimir Jankélévitch avec Renée de Tryon-Monralemberr (<< Diffi-


J'ai écrit deux ouvrages sur le pardon: l'un simple, très agressif,
.ili s _lu pardon >>, La Vie spi;ituelle, mars-avril1977, n°619, p. 194-195), cité par Alain
très pamphlétaire qui a pour titre: Pardonner? [c'est celui que je oo uh o r dans<< Le temps de 1 impardonnable er le remps du pardon selon Jankélévitch ,,
viens de citer] et l'autre, le Pardon, qui est un livre de philosophie u ,Point t~éo~ogi~ue (Paris, Beauchesne), <<Le pardon. Acres du colloque organisé
I ll ! IS

où j'étudie le pardon en lui-même, au point de vue de l'éthique pu r 1· C ·nrre d H•sro1re des Idées, Université de Picardie, édités par Michel Perrin >>,
l" , 1987, p. 270 (c'est Jacques Derrida qui souligne) . (NdÉ)
chrétienne et juive. Je dégage une éthique que l'on peut qualifier
d' hJ erbolig_ue [je souligne] pour la uelle le ardon est le comman-
1:
. l:o rs de séance, Jacques Derrida ajoure: <<L'an dernier, très rapidement, ceux
qt t ta o nt là sen souviennent peur-être, j'avais décrit formellement, abstrairemenr,
dement Si!PE~_!lle; et, d'autre:_ part, le mal a_pp ~raî~ tq_~oursau-delà. ·h •m nt, cerre aporie. On n'a à par~er ue l'impardonnable, si on ardonne
Ië ardol_!: c:_s~- plus fortque le mal et le mal est plus fort ue le h• l a·:~onnable, ce n'est pÎ s très difficile.lDc:>nc~ lt:_par on nc:_p_e~r_a~.Ï! à pardonner 1\
pt · l11n1 :~rd~n n a bl e et, par défini.tion,l' imp,ardonnabLe est im P-.!!r9onnib1C..Voilà:
pardon. Je ne peux pas sortir delli. C'est une esp' · d'os ill ation
Il poum.rt s arrêter là !>> Voir]. Den·ida, Sémi naire << Hostilité 1 hospitalité>> (inédit
q~'en philosphie < sic > on qualifi rait de di al· Liqu t qui m 111 1 1197), << inquièm séa n e». (NdÉ) '

4.0 41
/1~n.·~o
!(.:._\ 1 '··

LE PARJU RE ET LE PA RDO N

~~~~:=E_?._SS~~~~<:.?._~ l'_i~ossibLl!t.~ ossi~le. Là où, en effet, il y a : itdùion (p. 24 1), la Condition de l'homme moderne, p. 307), que le
l'im~pardonnable comme inexpiable, là où ankélévitch en conclut 1 .tr 1 ) 11 , o mme chose humaine- j'insiste sur ce trait anthropologiq~-­
en effet ql!e_l~ pa! don devient impossible et que l'bist_oire du eard_Qn !liÎ l ide de !Ou~ (car il s'agira toujours de savoir si le pardon est
prend fin, nous nous demanderonssi-paradoxalement la possibilité 1111 • hase humaine ou non)- est tou· ours le corrélatde la possibilité
d~ pardon comme tel, s'il y en a, ne prend pas son origine, nous 1· 1 unir - non pas de se venger, bien sûr:7eq~i -~st ~utre chose, à
('~~d~~aD:sierqQ_~_§i le:~d_c>n ne commence pas là où il p_araît_§nir, Ill . i 1 pardon est étranger, dit-elle, mais de punir, et que, je cite:
où il paraît im-possible, justement à la fin de l'histoire du pardon,
de l'histoire comme histoire du pardon. Nous devrion~ plu_s d'une The altq:nati~!fJ!!forgiveness, but by no means its opposite, i!}>_t~_:!!ishment,
fois mettre à l' éprel!ve~tte aporie f~_npell~ment vide et sè~he mais _ ttrtd both have in common that they attempt to put an end to something
implacablement exigeante selon laquelle le pardon, s'il y en a, ne that without interjèrence could go endlessly. lt is therefore quite signi-
dOit-et ne peut pard;n~~("que l'im=pardonnable, l'inexeiable, et j icant, a structural element in the realm ofhuman af/àirs, that men are
donc faire ll mpossibJ e. Pardonner le-pardo nnable, le véniel, l'excu- tmabfe to forgive what they cannot punish and that they are unable to
sable, ce qu'on peut toujours pardonner, ce n'est pas pardonner. 1 unish what has turned out to be unforgivable. [Le ch~tï.!!!ept est une
au cre possibilité, nullement contradictoire: il a ceci d~ commun avec
Or le nerf de l'argument de Jankélévitch, dans L 1mprescriptible et
1. ! ardon qu'il tente de mettre un terme à une chose q ui, sansinter-
dans la partie de L 1mprescriptible intitulée Pardonner?, c'est que
v ·n tion, pour~ait continuer indéfiniment.JLest_donc très -~ignifi ­
la singularité de la Shoah atteint aux dimensions de l'inexpiable et
·:lti f, c'est un élémerli: struèturel du do~-~~e desi!l/!!jres humaines -[je
que pour l'inexpiable, il n'y a pas de pardon possible, ni même de
.~ o uli gne], que les fîoinînes soie~ti~~apables de pardo~~rce-qu lis-
pardon qui ait un sens, qui fasse sens (car l'axiome commun de Il ' peuvent punir, et qu'ils soient incapables de punir ce qui se révèle
la tradition, finalement, et celui de Jankélévitch, -cd!Îi qu~ no~ im pardonnable.] 1
îllrons peut-être à l!lettre ;;-n- questio~, c'est que 1~ p.ard~n-dolt
encore avoir du sens et que ce sens doit se déterminer sur fond Jil n 1 élévitch, dans L'Imprescriptible, donc, et non pas dans
de salut, de réconciliation, de rédemption, d'expiation, je dirais , P trdon, s'installe dans cette corrélation, cette p~ortionnalité,
même de sacrifice). •( 1 · symétrie, c~I_!l;!ln~ll!es l!!~ ~-tre les possibilités 9-e punir
Jankélévitch avait en effet déclaré auparavant que, dans le cas de t l 1' 1 ardonner, quand il déclare que le pardon n'a plus de Sèïis'J.a
la Shoah, 1 1'1 1· · rimee;~ dev~~-la Shoah, « irie{piable », disprop_~r-
1 nn , hms-dep~~p;rtion avec toute mesure humaine. Il écrit en
[o]n ne peut pas punir le criminel d'une punition proportionnée à Il' 1 (p. 29):
son crime: car auprès de l'infini toutes les grandeurs finies tendent
à s'égaler; en sorte que le châtiment devient presque indifférent; ce
A pro prement parler, le grandiose massacre [Shoah, «solution
qui est arrivé est à la lettre inexpiable. On ne sait même plus à qui
finale»]n'es_t }2.?.:S l}n crim_e àJ:éçhel_k..h_llD..laine; pas plus que les
s'en prendre, ni qui accuser 1•
gr;~ ndeurs astronomiques et les-ânriées".:.lu~iE;..~:Aussi les réactions

Jankélévitch semble alors supposer comme tant d'autres, comme


1. 11:1n nah Are ndt, 7he Human Condition, 2céd., introduction de Margaret C anovan,
Hannah Arendt, par exemple (dans un passage de The Human '!t l ' Il\ l , U ni ve rsiry o f C hi cago P ress, 1998 [1 958], p. 24 1; Condition de l'homme
1111/r ml', trad. fr. Geo rges Frad ier, préface de Paul Ricoeur, Paris, C al mann-Lévy, coll.
• l , h 11 d l' spri r », 1983 [1 96 1], p . 27 1 (rééd ., Pa ris, Pocket, coll. << Agora>>, 1994,
l . V . Jankélévitch, Pardonner ?, d ans L 'Imprescriptible, op. cit., p. 29 (c'est Vl adimir 1, 107) ( '·s t J ~ qu es D rrid a q ui so uli gne). Ja q ues Derrida indique plus haut la page
Ja nkélévitch qui so uli gne) . (NdÉ) d1• 1 ' Il · r • li1io n. (Nd ~ )

A
LE PARJUR E ET L · 1'1\.R l ( N PI 1 M 1 \H.E S .i\ N : E

qu'il éveille sont-elles d'abord le désespoir et un sentiment d'impuis- · ·i j puis dire. C'est c~ t im-p~~?,Qle, cette\i:mp~~ibili~laussi du
sance devant l'irréparable 1 • 1 -.· , t de l'événement passé qui prend les formes différentes que
J• d vrions ana}y~ sa::~~pit ~t q~i sont c~es de l'irréversible.!
[«L'irréparable»: interrompant ma citation, je souligne ce mot l' n ubliable, l'ineffaçable, l'irréparable, l'irrémédiable, l'irrévocable, "- ,•. l-·~-e'
pour trois raisons: ' 11 • piable, etZ Sans ce pri~lègetêtu dup~sé dans la constitution
1) Première raison. «Irréparable» sera le mot de Chirac pour l ! b t mporalisation, il n'y a pas de problématique originale du
qualifier, dans un texte sur lequel nous reviendrons, le crime contre ' î w lon . 4 t~o!!ls que le ..d~~ir et la p~~s~~ du_pardo_n, voire de la -::~h ·
les Juifs sous Vichy(«[ ... ] la France, ce jour-là, déclarait-il, accom- ·on iliation et de la rédemption, ne signifient secrètement cette -'"''"'· ._
plissait l'irréparable 2 »). lt ou cette rév9lution cong~ une temporali~~!!~n, voire une
'
2) Deuxième raison pour souligner« irréparable». Nous aurons à tc ri isation qui n'a de sens qu'à prendre en compte ~ne essence
nous demander si l'!rr~P~!ilble__s!gt]}#e 1\m~rdonn~ble; j~ C_!ÇJjs ue ln 1a · , cet être de l'être-passé, cette « Gewesenheit», cette essence
non, pas plus que l'« impresc.rüz~ible », l!_Otiof! j_l,!!idjque, n' appar- 1 l'w ir-été comme essence même de l'être, mais aussi cetteévéne-
tient à l'ordre du pardon et ne signifie l'im-pardonnable; il faut donc ! l I l t ialité de l'être, le «ça a été» ainsi, le «c'est arri~é·»·. C-; es~ d~
tout faire pour discerner aussi finement et aussii rigoureusement que ' [ h rizon quê-iîous~~n}'} r~gr~-t_o~~~ ~~~~g~~y~es qui, comme
''· possible entre l'impardonnable d'une part, et l'impn::_~criptible d'autre , li !' le Hegel ou, autrement, de Levinas (~~e_?:_~~~~~é- "-'r'-'·'•---·· ,,J
part, mais aussi toutes ces notions voisines et différentes que sont ' 111111 n r_àyJ.~~~--ya'et), font de l'expérience .,~ ""·- ·
l'irréparable, l'ineffaçable, l'irrémédiable, f'irré11ersible, l'inoubliable, lu 1 ardon, de l'être-pardonné, du se-pardonner-l'un-l'autre, du
l'irrévocable, l'inexpiable. Toutes ces notions, malgré les différences r · · ncilier, si je puis dire, une structure essentielle et _9nt().. :1- Qg!q!le "~" ("~,'/"':
décisives qui les séparent, ont en commun une négativité, un «ne 1 11 ulement éthique ou ;~Hgfeù~~-d~hc~itution temporelle,
pas», le «ne pas» d'un impossible qui signifie tantôt ou à la fois 111 >ttvement même de l'expérience ~l!_j~ç~-~~~-~t..ÛÎte-~sibf~ctiv~, le ,_, ,_,._,, .. ,
«impossible parce qu'on ne peut pas», «impossible parce qu'on ne 1p 1 ore à soi comme rappo-rt à l'autre en tant qu'expérience ù'inporelle. J,· r - •

doit pas». Mais dans tous les cas, on ne doit pas et/ ou on ne peut 1. 1ardon, ~~49Jl.E..é~é, c'est ~~~ps, n~~J-~ !~t;:_ps en tant '~;. t ,;. .
pas revenir sur un passé. Le passé est passé, l'événement a eu lieu, la ,pt'il mporte de l'irrécusable et de l'immodifiable passé. Mais cette
faute a eu lieu, et ce passé, la mémoire de ce passé, reste irréductible, 1 r•· ir d 'une événementialité, l'être-passé de quelque chose qui est
intraitable. C'est une des différences avec le don, qui en principe 1!'i ·, n suffit pas à construire le concept d~!:.4<?!1 » (à demander
ne concerne pas le passé. On ne traitera jamais du pardon si l'on ne tl !! · ~~ order). Qu'y faut-il encore? Supposons que nous appelions
tient pas compte de cet être-passé, d'un être-passé qui ne se laisse rht mot apparemment simple_c!~.4~! _>~_~t «être-passé de ce qui est
jamais réduire, modifier, modaliser en un présent passé ou en un 11 · v· ». Il y a eu là · nJali(-~tici e _passé 1disant que quelque chose
passé présentable ou re-présentable. C'est un être-passé qui ne passe ' u li u, qui reste irrécusable). Pour qu'il y ait scène de pardon,
' r il qu' un tel fait, qu'un tel événement comme fait, ne soit pas
ni ·m nt un événement, quelque chose qui arrive, un fait neutre
1. V. Jankélévitch, L'Imprescriptible, op. cit., p. 29 [(c'est Jacques D errida qui 1 mJ ·r onnel, il faut que ce fait ait été un méf!!it et un mé it/aJL
souligne). (NdÉ)]
2. Jacques Derrida renvoie ici à l'allocution du président Jacques C hirac lors d 1 ' " ' 1u lqu' uq ~quelg!l~.@,__UE_JI?-!L~!!..!.~rt i~.Plig_t}_~nt un__~-~teur _
la 53e commémoration, le 16 juillet 1995, de la ra8e des 16 et 17 juillet 1942 . 1 1 >nsabl et une victime. Autrement dit, il ne ~t~f!J_!_p<!§__g~:iLY--~iL
discours marqua la première reconnaissance par l'État français de sa r 1 onsabilité dan 1
·n m nt passé: un fait ou même un - ~alh~~__jrrév~_rsible, our
la déportation de 76 000 Juifs sur so n ter ri toire. V ir [ n li ne], d ispo nible sur URL :
< http://www.lemonde.fr/socieœ/arti l·_ int ra rif/ 2007/0 11 Il s-d is ours-de-ja qu S•
'l t' il ai - à d. mand r pardon ~~~ à ardonner. Si un tremblement
hirac_9 10l 36_ 224-_ .hrml >, o nsulr • 1 ! juill l Ü l ). (Nd f;.) 1· t ' IT • a, il y a un i l , d. ' vas té une population ou englouti une

A.
1. 1\ PA l jU I li 1 ~' 1 ' I, L( fl 1 1) 11 Il II, Mift l 1'• .' 1. .N :tt

commu?a uté, si ce passé est un mal passé, un fai t imm n ément lu u t de Ia structure même
malheureux et irrécusable, personne ne songera pourran t à pardonner r
pt'il nde. ) t _erre Jo i u<:__ d- 1 '~- i~~;;~-du par4on c~ml!le
ou à demander pardon pour cet événement passé, pour ce «fait», · '1 ti n ab olue, comme lo i ue de l'~~<::.~m!~n infinie que nous
à moins qu'on ne lui suppose encore quelque dessein maléfique ou 111 ri n sans cesse à méditer. On ne devrait pouvoir dire <~ pardon » ,
quelque intention maligne. 1·mander ou accorder le pardon que de façon infiniment excep-
Il falJ,çlf ait aussi discerner, car, vous le savez, ici comme ailleurs 1 >11t li e. Si d'ailleurs nous écoutons Kant (comme nous aur(i)ons \e...S>Jv.i ·

fl ~a_u_U~~~fs-E~.;;~~r àdistin u_9"_, à"'<!Js~gc_ie_r ~u§.& Le:_ilirai Jllv nt à le faire, notamment au sujet du «mal radical»), si nous
sans répit et sans merci - et l'analyse du «pardon», de «pardon» l' · ut ns au sujet du droit de grâce, précisément dans sa Doctrine du
est interminable -, il faut encore discerner non seulement entre
/ -- ... -- ...- - ...... -- --
_,.... _.

vengeanc~_ er__punition, mais aussi entre le punir ~u -~~ unition et


/" --- ---- - lroit (Première partie de la Métaphysique des mœurs) , quand il traite ~
l!i lroit public, et en lui «Du droit d~ unir e~ de grâci~r <sic> »
!<:_dr~it de pun(r, pui_s entre le droit de punir en général_et le droit mroduction au§ 50 sq.), ce qu'il nous dit garde une ortée consi-
j~ridique de punir, 1~ légalité pénale. Hannah~j! pourrait encore d 'i'abl si on le transfere au ardon. Il nous dit en substance ceci:
· due que lSP3~~~~r~l~tif <!.e È j:>_~ i!i~~ (punishment) ~~s jli • « 1 d;oit de g;.dcie-;.- <- sic > (ius aggratiandi 1) » (Begnadigungs-
;:9~clu~ pour autant _g_~i!y~~..!J_à, nécessairement, l!!.l~~n ·ht ), le droit d'adoucir ou de remettre la peine d'un criminel,
j_uJ jgique; l'exemple par excellence d'une incarnation, je. dis bien '. 't de tous les droits du souverain}$Jili!~ », ls__e!~$l~~~!1t,
d'une incarnation, du pardon absolu et souverain comme droit __@ • 1lus équivoque («das schlüpfrigste 3 »). Il «donne le plus d'éclat
- pardo!l_en tant:_ _ql!e_groi!_de py_nir, c'est le droit ré àlien de râce. JI] a grandeur», à la hauteur du souverain, à la souveraineté (et
Bien entendu, entre le pardon et la grâce ~~ntre le don et le Il H!S aurons à nous~d~ma~der si le pardon doit être «souverain »
«merci», le «avoir à sa ~~ci ;} , . . .il y -a cette affinité qui nous vient î non) , mais par là même il est pour le souverain le risque d'être
d'une histoire abyssale, une histoire religieuse, spirituelle, politique, 11j usœ, d 'agir injustement (« unrecht zu tun») au plus haut degré.
théologico-politique, qui devrait être au centre de notre réflexion. 1
·n ne peg~ ~tr-e plus_i_~J~:.s !e que_k_g_!:âce. Et ~ant ~oute ici un
La seule inscription du pardon dans le droit, dans la lé islation ·n 'at fo ndamental, il marque une limite interne droit d~ grâ_çe au
.Juridique, ~' est sans doute le droit de grâce: droit rég~.ïi~-:n_ d' ori ine rlu souveel:iïi: c'ëst que~elui-ci n'a, ne devrait ~~oir en aucun cas, le
théologico-politique qui survit da_ns des dé~ÜC"rades--moderne~, Ir· i 1 d 'accorder la grâce pour un crime commis qui ne le vise pas
dans des républiques laïques comme la France ou des démocraties lui m ' me ; il ne devrait pas avoir le droit de grâce pour des crimes
semi-laïques comme les États-Unis, où les gouverneurs des États et >mmi s par des sujets contre des sujets- donc, pour des crimes entre
le président (qui prête serment sur la Bible) ont, si je ne me trompe, ' li 1ui sont aussi pour lui des tiers. Car cette im . unité («impuni tas \
un droit souverain au «pardon » (on dit d'ailleurs aussi «pardon » •iminis») ser~!Ù~Ph!s g~_an~- «injustice envers~~ ~~i<:~ · Le droit
en anglais dans ce cas). 1 • râce - et donc de pardon - ne devrait s'exercer u'à l' ~ndro iE
Ce droit ré alien de g!_âce, cette souveraineté toute- uissante (le
. - - -:-. --- .. -~ ---·

plus souvent de droit divin) ui place le droit a{i pardon au-dessus


des lois, c'est sans doute ~e~~~~t k_pJus politique ou le plus 'uridi ue 1. J·:m manuel Kant, M étaphysique des mœurs. Première partie: Doctrine du droit,
f'r. ct introduction d 'Alexis Philonenko, 2c éd., préface de Michel Villey, Paris,
~~ au il~4~~-~0~~1roit ae
pu"E.:Iï-, mais cest aussi c~ui
111 !.
1 l1 1tiric philosophique]. Vrin, colL « Biblimhèque des textes philosophiqu~s », 1979,
( ~nt:!~~m_p_t, -;4~ns le ju~idico-politique ~~?le;Tordre du juridico- 1111oJ u tion au § 50 sq., p . 220 (c'est Emmanuel Kant qui souligne). (NdE)
l .E.9J.mq_ue. C est r~~P!._Ï_9n au juridico-politique df1;:!! le juri ico- . 1\rnma nuel Kant, Die M etaphysik der Sitten, dans Kants Werke, voL 6, Berlin,
11 11 ·r de G ruyter & Co, colL << Akademie Textausgabe;>_, 1968, p. 337. Lors de la
politique, mais une exception et une interruption souveraines qui - 11 11 ·, J ~ ques Derrida tradui t:<< le droit de grâce ». (NdE)
fondent cela même dont elles s'excluent ou s'exceptent. Comme \. Ibid. , p. 337. (NdÉ)

46 47
LE PARJ U RE ET L E PAlU N Pl I! Ml IJ IlS •1\ N ' J~

de crime contre le sp,uv~rainJui-.même, de c! iJ!!e__çle lèse-maj.es.té. An ssi 1 s réactions qu' il éveille sont-elles d'abord le désespoir et un
(~ crimen la-e;ae maies~atis»). Et ~ê~e dans ce cas, le souverain ne : 'IHimcnt d'impuissance devant l'irréparable. On ne peut rien. [Phrase
devrait exercer son droit de grâce qu'à la condition que celle-ci ne t r ' · h rte : tout devient impossible, y compris le pardon.] On ne
constitue en rien un danger pour ses sujets. Ce droit ainsi limité, r · lon nera pas la vie à cette immense montagne de cendres misérables.
n ne peut pas punir le criminel d'une punition proportionnée à
sévèrement limité, est «le seul qui mérite le nom de majesté 1 », de
: >L rime: car auprès de l'infini toutes les grandeurs finies tendent
droit de majesté («Majestdtsrecht»).
: s' galer [ce que Jankélévitch, avec tout le sens et le bon sens d'une
Le moindre enseignement qu'on puisse tirer de cette ~arque
tr:.t lition, semble exclure, c'est l'infinité du pardon humain, et donc
fondamentale, en l'étendant _a u p_<!!_do~, ~_erai~ que_!~ ardon en
jusqu'à cette hyperbolicité de l'éthique dont il semblait et disait s'ins-
général -ne-d~YI.!l-~- être 12-~r!!!_is - ue -~e la_p~_rt_de_l.~ vi~~ime elle-même. 1 ir r dans son livre sur Le Pardon] [car auprès de l'infini toutes les
ta-~estion du pardon comme telle ne devrait surgir que dans le grandeurs finies tendent à s'égaler]; en sorte que le châtiment devient
tête-à-tête ou le face-à-face entre la victime et le coupable, jamais 1 r ·sque indifférent; ce qui est arrivé est à la lettre inexpiable. On ne
par un tiers pour un tiers. Est-ce possible? Un tel tête-à-tête ou face- : iL même plus à qui s'en prendre, ni qui accuser 1•
à-face est-il possible? Nous devrons y revenir plus d'une fois. Le
l?_ardon i~e~gu~ peut-être, d'entrée de_ ·e_!.l,_co_I!!me 12.~r hy othèse, )n11l lévitch souligne lui-même le mot« inexpiable»; et ce qu'il entend
l'entree en scène du tiers ue ourtant il doit tl devgJJ d11re. En r Iltn a rquer, c'est que là où il y a de l'inexpiable, il y a de l'impardon-
~out c;~~-selon le bon sens même, personne ne semble avoir le droit l d 1', t là où l'impardonnable advient, le pardon devient impossible.
de pardonner une offense, un crime, un tort commis à l' endro!t de L lîn du pardon et de l'histoire du pardon: «Le pardon est mort
,' '.' i
quelqu'un d'autre. On ne devrait jamais pardonner au nom dune 1 !l. · 1 amps de la mort.>> Nous aur(i)ons, pour notre part, à nous
victime, et surtout si celle-ci est radicalement absente à la scène . lll ander, si tout au contraire, le pardon (à la fois dans et contre le
du pardon, par exemple si elle est morte. On ne peut demander 1 1\ • 'J)t de pardon, dans et par-delà, ou contre l'idée du pardon dont
le pardon à des vivants, à des survivants, pour des crimes dont les tl.' h ri tons- et dont nous devrons interroger l'héritage, peut-être
victimes sont mortes. Et parfois les auteurs aussi. Ce serait là l'un des 1 1 t • ·r r l'héritage en en héritant- etc' est une réflexion sur l'héritage

angles depuis lesquels aborder toutes les scènes et toutes les déclara- l j ll n u entamons ici), si le pardon ne doit pas s'affranchir de son
tions de repentance et de pardon demandé 9ui se multi~lient de~uis t 1 r· '- lac d'expiation et si sa possibilité n'est pas appelée précisément,
quelques semaines sur la scène publique (Eglise cathohque, pohce, l il 'Ld ment là où il paraît, devant l'im-pardonnable, impossible, et
médecins, et peut-être un jour, qui sait, l'Université ou le Vatican) 1~_ ,·: ill seulement aux prises avec l'im-possible.
et que nous aurons a' an al yser d e pres ' 2. Pt ti que j'en suis à citer cette page deL Imprescriptible, < de >
3) Troisième raison pour souligner «irréparable>>: comme je ne 1 trdon ner? sur un pardon qu'il faudrait demander et sur un pardon
cesserai de le répéter, c'est seulement à l'impardonnable, et donc à • 1! s ·rait mort dans les camps de la mort, je crois que nous devons
la mesure sans mesure d'une certaine inhumanité de l'inexpiable, à la tt us intéresser aussi à ce qui suit et qui concerne l'attente du pardon
monstruosité d'un mal radical que le pardon, s'il y en a, se mesure.] 3 1•1nand . Jankélévitch va nous dire qu'il attendait ce mot« pardon»,
Je reprends maintenant ma citation de Jankélévitch: • m t par lequel nous avions commencé («pardon!») et qui peut
1 i la valeur d'une phrase performative («pardon!, je demande
1. E. Kant, Métaphysique des mœurs, op. cit., p. 220. (NdÉ)_ ., . 1 .Ir 1< n, pardonnez-moi, pardonne-moi»), ce mot qui demande
2. Dans le tapuscrit, une indication suit ce paragraphe: << F1n de la prem1ere pame
de la prem ière séance.,, Lors de la séance, Jacques Derrida enchaîne directe ment avec
la sui te de la séa11ce. (NdÉ) 1. V. J ~tnké l évirc h , Pardonner ?, dans L 'Impmcriptible, op. cit., p. 29 (c'est Vladimir
3. Nous ferm ons i i 1 rochet ouvert plu haut dans 1 ta.I u riL, ~ b p. 44 . ln11 i1·1 vit h qui so u li n ). ( Nd É)

.1.
I.E PARJURE ET 1.(1. P/1 1 1 N Pl 1\M I ~ 1 JI. .· ~. AN ;il,

pardon.;Jankélévitch va nous dire qu'il att·e ndait mme d 'autres, · •m1l dan M atthi u., XX Lll: « u.i , votre Rabbi est unique
1_ . . . ]

que le pardon fût demandé, impliquant par là que le pardon doit •t v u ce to us frères, unus est enim Magister vester, omnes autem
être demandé, qu'il demande à être demandé. Er d'une certaine tJrJSj?··ure estis, pantes de umeis adelphoi este 1 ».]
manière, en disant qu'il attendait, comme d'autres, et en vain, un
mot de pardon, une demande de pardon, Jankélévitch avoue en 1,'avons-nous espéré, ce mot fraternel! Certes nous ne nous attendions

somme qu'il demandait que le pardon fût demandé (ce sera pour pas à ce qu'on implorât notre pardon ... Mais la parole de compré-
nous un problème, bien sûr, mais je voulais souligner ici le trait de h osio n, nous l'aurions accueillie avec gratitude, les larmes aux yeux.
cette scène: il est demandé, il est attendu que le mot de «pardon» llélas ! en fait de repentir, les Autrichiens nous ont fait cadeau du
soit prononcé ou sous-entendu, signifié en tout cas, comme pardon ho nteux acquittement des bourreaux 2 •
demandé. L'essentiel n'est pas que le mot soit dit, mais qu'il soit
signifié, qu'un pardon-demandé soit signifié, comme une grâce : )mme un peu plus loin, et souvent ailleurs, Jankélévitch s'en
demandée, un « merci » demandé, et avec ce pardon-demandé, r ·nd violemment à Heidegger (par exemple:« Heidegger est respon-
avant lui, une expiation, un remords, un repentir, une confession, d 1· dit fortement Robert Minder, non seulement pour tout ce
une façon de s'accuser, de pointer vers soi un doigt accusateur et '1 'il dit sous le nazisme, mais encore pour ce qu'il s'est abstenu
sui-référentiel, auto-déictique, ce dont, dit-on bien vite, l'animal 1· 1ire en 1945 3 », p. 53), je serais tenté-c'est la première des deux
serait incapable, le mea cu/pa de qui peut se battre la poitrine et, · _· r'nces annoncées- de rapprocher ce propos de ce que bien des
4
Ill ·r1 rètes du poème de Celan (« Todtnauberg ») - qu'il écrivit
en reconnaissant le crime, se dissocier du sujet coupable, du sujet
ayant été coupable. Nous devrons revenir sur cette structure de la
1. « ;;·lltmgelium SecundumMatthaeum>>, 23, 8, dans Nova Vu/gataBibliorumSacrorum
temporalité, et de la spécularité temporelle). Pour l'instant, je cite fl lltlo. Sacros. Oecum. Concilii Vaticani II ratione habita iussu Pauli PP. VI recognita
cette demande du pardon demandé pour y associer deux références. 1111 ·to ritate Ioannis Pauli PP. II promulgata, Vatican, Libreria Editrice Vaticana, 1979,
Jankélévitch écrit donc (p. 50, 51) : , 1H1 ; La Sainte Bible polyglotte, contenant le texte hébreu original, le texte grec des
' 11/III'IIC, le texte latin de la Vulgate et la traduction française de l'abbé Glaire, avec les
/If/' 1'1'/'II'CS de l'hébreu, des Septante et de la Vulgate, t. VII, Fulcran Vigouroux (éd.),
[. .. ]demander pardon! Nous avons longtemps attendu un mot, un , 1'•11 s, A. Roger et F. Chernoviz Libraires-éditeurs, 1908, p. 106. Voir Évangile selon
seul, un mot de compréhension et de sympathie . . . L'avons-nous /,m!Jil•u, XXIII, 8, dans La Bible. Nouveau Testament, introduction de Jean Gros jean,
espéré, ce mot fraterne/ 1! 111 !, l'r . r éd. J. Gros jean et Michel Léturmy, avec la collaboration de Paul Gros, Paris,
:n ll rn:trd , coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1971, p. 77: « [... ] ne vous faites pas
q p ln Rab bi, car vous n'avez qu'un maître et vous êtes tous frères». (NdÉ)
Ue souligne le mot «.fraternel»; ce mot« fraternel» pour qualifier . V. Jankélévitch, Pardonner?, dans L'Imprescriptible, op. cit., p. 51-52. (NdÉ)
un «mot fraternel», il faut lui accorder une signification très forte et 1. 1\obe rt Minder, «Hebei et Heidegger, lumière et obscurantisme», dans Utopie
tll tlitutiom au XVI If siècle. Le Pragmatisme des Lumières, Pierre Francastel (dir.), Paris
très précise; il ne signifie pas seulement la sympathie ou l'effusion, la 1 l.u ll nye, Mouton, 1963; cité par V. Jankélévitch dans Pardonner?, dans L 'Jmpres-
compassion; il dit le partage de l'humanité, la fraternité des hommes, 111/'t!Ur, op. cit., p. 52-53. (NdÉ)
des fils reconnaissant leur appartenance au genre humain, comme . P:tul Celan,<< Todrnauberg», dans Lichtzwang [Contrainte de lumière, posthume],
cela va se préciser encore; et il est difficile d'effacer la tradition l'lll llrlt>rt-sur-le-Main, Suhrkamp, 1970, p. 29-30 (repris dans Gedichte 1. Gesam-
11 ltr W!erke in sieben Biinden, Beda Allemann et Stefan Reichert (éds.), en collabo-
profondément chrétienne de cet universalisme humaniste, familia- 1 1 11 1 :w Ro if Bucher,. vol. 2, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2000, p. 255-256;
liste et fraternaliste, conforme, entre autres, au message de Jésus, par • 'l'od in :tu berg», dans Strette & Autres Poèmes, trad. fr. Jean Daive, édition bilingue,
1 1 N, M T ure de France, 1990, p. 108 et p. 110. Voir aussi la traduction du poème par
1 1!l'il li 1 Badiou et Jean-Claude Rambach dans P. Celan, Contrainte de lumière, édition
l. V. Jankélévitch, Pard~nner?, dans L'Imprescriptible, op. cit., p. 51 (c'est Jacques ! 1~~~ ·, Paris, Bel in, coll.« L'extrême contemporain», 1989, p. 53. Dans le tapuscrit,
Derrida qui souJigne). (NdE) )11 p1 ·s l) crrida avait inséré un e photocopie du poème de Celan dans une édition

0 51
LE PARJUR E ET LE PAlU ON Pl l\lvl! •: 1 E S .AN :E

1
en mémoire et en témoignage de sa visite à Heidegger - ont lu 1or dem meinen ? - ,
comme la trace d'une attente déçue, de l'attente par Celan d'un ii ' in dies Buch
mot de Heidegger qui eût signifié le pardon demandé. Je ne me ge chriebene Zeile von
risquerai à confirmer ou à infirmer, je ne me précipiterai pas, par iner Hoffnung, heute,
respect pour la lettre et l'ellipse du poème de Celan, vers une inter- azifeines Denkenden
prétation aussi transparente et univoque; je ne m'en abstiens pas lw mmendes
seulement par prudence herméneutique ou par respect pour la lettre Wort
im Herzen, [... ] 1
du poème, plutôt parce que je voudrais suggérer que le pardon
(accordé ou demandé), l'adresse du pardon, doit, s'il y en a, rester
Arnica, Casse-Lunettes [euphrasia, euphraise], la
à jamais indécidablement équivoque, par quoi je ne veux pas dire
orgée à la fontaine surmontée du
ambiguë, louche, demi-teinte, mais hétérogène à toute détermi-
dé étoilé,
nation dans l'ordre du savoir, du jugement théoriquement déter-
minant, de la présentation de soi d'un sens appropriable (c'est une dans la
logique aporétique que, de ce point de vue du moins, le pardon hutte 2
aurait < en commun > avec le don, mais je laisse cette analogie en
chantier ou en plant 1 ici). Ce que dit« Todtnauberg», le poème de la li gne dans le livre
Celan qui porte ce titre, ce qu'il dit et dont s'autorisent les interprètes le nom de qui a-t-il
qui se pressent de transformer cela en narration limpide (du genre: accueilli avant le mien? -
«Celan-est-venu,- Heidegger-n' a-pas-demandé-pardon-aux-Juifs- la ligne écrite dans ce
au-nom-des-Allemands,- Celan-qui-attendait-un-mot-de-pardon, livre d' un
un "pardon !", - un-pardon-demandé - est-parti-déçu-et-il:-en-a- spoir, aujourd'hui, en la
fait-un-poème - ,il-l'a-consigné-dans-un-de-ses-poèmes»), non, ce parole
que dit le poème, c'est au moins ceci: à venir
au cœur
Arnika, Augentrost, der d'un penseur;[ ... ]
Trunk aus dem Brunnen mit dem
Sternwürfel drauf (lmproviser commentaire 3.)

in der quelque façon qu'on interprète le sens et la référence testimo-


Hütte, tdal d'un tel poème, il lie sa signature de poème (et d'un poème qui

die in das Buch 1. Dans le tapuscrit, il y a une annotation encerclée d'un trait, en face du poème :
- wessen Namen nahms auf " , ·bn ». (NdÉ)
. . l-ors de la séance, Jacques Derrida précise: <<Il y a près de la hutte de Heidegger,
11 ·Il ' L, une étrange étoile sculptée en bois.» Voir infra, nore 3 et p. 55, note 1. (NdÉ)
bilingue allemand-anglais sur laquelle il avait in~crit à la main le nom du traducteur: .l. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute:<< Pour traduire platement, la référence
«M. Hamburger>>. Voir P. Celan, Po ems: A Bilingual Edition, trad. angl. Michael 'N t l:tiL à "la ligne" que elaJl a dù écrire dans le livre d'or de cette hutte. Il se demande
Hamburger, N ew York, Persea Books, 1980; rééd ., Anvil Press Poetry, 2007. (NdÉ) ]ll i :1 si né avant lui et puis il nom me l'espoir d 'un mot venu dans le cœur d'un
1. Tel dans le tapuscrit. (NdÉ) p ' llN ·ur.» (Nd É)
LE PARJUR E ET LE PA lU N

1
se signe en nommant une signature dans un livre, un nom laissé dans 1n 'aura précédé et avec lequel je suis, que je le veuille, sache ou
un livre à, je cite, il faut citer, l'espoir de la parole, d'un mot (Wort) 1, li , relié dans l'étrange communauté, l'étrange généalogie de
qui vient au cœur, qui vient du cœur, d'un être pensant; et comme point d'interrogation marque bien cette angoisse ou cette
il y va d'un passé, de la signature et de la trace de noms laissés dans ''!J li ·tud quant au nom de l'autre, quant à cet autre auquel je suis
le livre d'un autre, comme ce qui est nommé, c'est l'espérance d'un 1 • 1 ·., y ux bandés, passivement, quoi que je signe, l'autre ayant
mot à venir- ou non -, donc d'un don et d'un don de la pensée, d'un Il · :1vant moi et marquant, sur-marquant d'avance ma signature,
don à venir ou non d'un lieu ou d'un être pensant(« kommendes», ' 1 pr·op riant d'avance ma signature, comme si je signais toujours
« eines Denkenden » - et vous savez comme Heidegger est connu 1 11 m de l'autre qui signe aussi, donc, à ma place, que je contre-
pour avoir souvent associé «Den ken» et « Danken » 1 : remercier, ! il · ou qui me contresigne, qui contresigne ma propre signature,
reconnaître, dire sa reconnaissance, le merci de la reconnaissance, et 1, lon t le pardon ayant eu lieu, ou non, ayant eu lieu et s'étant
pensez encore au rapport entre le merci et la grâce, < entre > le «faire ''' 1td s, emportés, sans que j'aie même à en décider; cette contre-
grâce» ou le «demander grâce»), pour toutes ces raisons, les motifs ' ature abyssale fait corps avec le poème, avec l'expérience de
du don et de la reconnaissance appartiennent autant à la thématique 1, l ngue même, toujours comme langue de l'autre, ce que Celan
qu'à l'acte ou à l'essence du poème, au don du poème; et ce poème 1 ' nna i ait et reconnaissait si singulièrement, mais qui est aussi une
dit aussi et le don, et le don du poème, et ce don du poème qu'il • 1 r·i nee universelle de la langue (je dois dire que j'ai moi-même
est lui-même. Autant parce qu'il donne que parce qu'il reçoit, du ·11 ~ livre dans la hutte 1, à la demande du fils de Heidegger,
passé qu'il rappelle et de l'espoir qu'il appelle, par son rappel et par 1 ·· autant d'inquiétude, une inquiétude qui se portait autant vers
son appel, il appartient à l'élément du don -et donc du pardon, du 11: • LLX à la suite desquels, sans le savoir, je signais, que vers ce
pardon demandé ou du pardon accordé, les deux à la fois sans doute, ji · j · griffonnais moi-même dans la hâte, les deux choses risquant
au moment où il dit l'expérience poétique à la fois comme appel de ·l ' ! !' • gaiement fautives, voire jugées impardonnables). Il faudrait
reconnaissance (au sens de la conscience, de la reconnaissance qui 1 1! 11 r ·llement, pour commencer à être justes avec « Todtnauberg»,
reconnaît et avoue ou de la reconnaissance qui remercie, de la recon- l1 · nussi attentivement ce qui précède et ce qui suit, chacun des
naissance comme gratitude), l'expérience poétique comme don et 11 1 !.", t la coupe après chaque mot, par exemple «Der Mensch»,
pardon espérés, demandés, accordés, pour l'autre, au nom de l'autre; l'Il rn me, pour désigner le chauffeur, « deutlich » pour désigner,
comme s'il n'y avait pas d'expérience poétique, d'expérience de la li 1 rès de deutsch (association classique et quasi proverbiale),
langue comme telle sans expérience du don et du pardon- qu'ils HJr d 'signer, donc, la distinction univoque des mots qui furent
soient ou non demandés, accordés, donnés -le point d'interrogation 1 uiL prononcés, après que les mots «Namen» et « Wort », nom
sur le nom qui vient avant le mien dans le livre (« wessen Namen p ' li r et parole, eurent déjà résonné dans le poème, et surtout le
nahms auf1 vor dem meinen ?») - le nom de qui fut accueilli avant 11 ! «viel », nombreux, innombrable, infiniment nombreux, qui est
le mien, avec cette allitération intraduisible, « Namen nahms auf» , 1 ·rn i r mot du poème et apparemment, ou par figure, qualifie
qui évoque l'hospitalité (aufnehmen), la réception offerte à l'autre, ce • q ui , co mme des sentiers ou de la chose humide («Feuchtes»),
point d'interrogation sur l'identité de l'autre, sur le nom de l'autre 1 t ·nt rré dans la tourbière ... « Todtnauberg» reste donc à lire, à

' • · ~ vo ir - comme le don ou le pardon mêmes, un don et un pardon


l. Voir Martin Heidegger, War heift Denken? [1 95 1- 1952], dans Gesarntausgabe.
I. Abteilung: Veriifftntlichte Schriften 15JJ0-15J76, t. VIII, Paola-Ludivika Co ri an do (éd.),
Francfort-sur-le-Main, Vitro rio Klosterm ann, 2002 [19541, notamment p. 142- 147; 1. Ja ru es De rrida s'éta it rendu à la hutte de H eidegge r en 1996, un an plus tôt.
Qu'appelle-t-on penser ?, trad. fr. Aloy Bec ke r et ra rd Cra nel, 1 ar is, PUF, co ll. Vn l' ):1 q u s Derrida, La contre-aLLée, avec Ca th erine Malabou, Paris, La Quinzaine
«Épim éthée» , 1959, p. 144 - 1 0 (r éd ., 0 14) . ( Nd (~) llllrln!lr·r •t Lo uis Vui tLO n, o ll. « Voya e r avec . .. >>, 1999, p. 261 . (NdÉ)
LI \ I'AIJ URE 11.'J'l. E PJ\ II N P! HMI (1 i( L/I N ;11

qui sont le poème avant d 'êtr , év ntu 11 rn ne, s thèm ~ ou 1


1
! ·j nq repris s la phrase «Der 1'od ist ein Meister aus Deutschland' »;
thème d'une attente déçue du poète. 2
mrn nter : culpabilité sans faute et repentir ou pardon demandés a
L'autre, la seconde référence annoncée, concerne un échang d 1 ' ori., infiniment, au nom de 1'autre. Mélange de «pardon demandé »,
lettres qui se déroula en 1980 et 1981 entre un jeune Allemand ·t 11. · 1 mot« pardon», mais cela revient au même, de pardon demandé
Jankélévitch à la suite de la publication deL 1mprescriptible. c 1 · protestation contre ce qui condamne à avouer et à demander
échange est trop long pour que je le lise ici, mais il fut publié dans tl' 1 n, au nom de l'autre, pour une faute qu'on n'a pas soi-même
un numéro du Magazine littéraire consacré à Vladimir Jankélévitch 111 rn ise; quant au cauchemar, il nous avertit que la culpabilité, et
en juin 1995 (n° 333) et vous pourriez vous y reporter. Le jeun l .' · 1 e du pardon, et le deuil, en est inséparable 3; quand il dit ne
Allemand, qui écrit à Jankélévitch, met en exergue à sa lettre déclü- J •· ;1vo ida «conscience tranquille », Wiard Raveling sait sans doute
rante et bouleversante des mots de Jankélévitch («Ils ont tué si' 1 1 ·: i qu'il s'adresse à l'auteur d'un livre qui s'appelle La Mauvaise
millions de Juifs. Mais ils dorment bien. Ils mangent bien et le mark ' l i ciencé, qui comporte tout un chapitre sur «L'irréversibilité» et
se porte bien») et la longue lettre commence douloureusement ainsi: · 1 1r;..s beaux sous-chapitres sur le regret, l'irrémédiable, le remords
l 1• r ·pen tir. La Mauvaise Conscience est un livre dont la première
Moi, je n'ai pas tué de juifs. Que je sois né Allemand, ce n'est pas llti H1. date de 1933 et dont le livre sur Le Pardon, en 1967, après
ma faute, ni mon mérite. On ne m'en a pas demandé permissi.on r tl que vous savez, est comme la suite.]
[ainsi se trouve posée d'emblée l'immense question qui devrait ne plu ; · j une Allemand invitait aussi Vladimir Jankélévitch à lui rendre
nous quitter, celle de la culpabilité ou du pardon selon l'héritage, la ! · ct, lui offrant ainsi l'hospitalité (5hospitalité, don et pardon,
généalogie, la collectivité du nous et de quel nous]. Je suis tout à .f.-:j ir
innocent des crimes nazis; mais cela ne me console guère. Je n'ai pa.
la conscience tranquille [... ] et j'éprouve un mélange de honte, d 1. 1' . C elan, << Todesfuge», dans Mohn und Geddchtnis, Stuttgart, Deutsche Verlags-
1 - t.tli , 1952 (repris dans Gedichte !, op. cit., p. 41-42; le vers est repris quatre fois
pitié, de résignation, de tristesse, d'incrédulité, de révolte.
1 1 · po ' me, p. 42); << Todesfuge 1 Fugue de mort », dans Pavot et mémoire, trad. fr.
Je ne dors pas toujours bien. 1 tk Brier, Paris, Christian Bourgois éditeur, 1987, p. 84-89. Voir aussi P. Celan,
Souvent je reste éveillé pendant la nuit, et je réfléchis, et j'imagin J. ltlflr!'(1tge 1 Fugue de mort », dans Choix de poèmes réunis par l 'auteur, augmenté d'un
J'ai des cauchemars dont je ne peux pas me débarrasser. Je p ns · 1111/rr Inédit de traductions revues par Paul Celan, traduction et présentation de Jean-
l i 1, ~ bvre, édition bilingue, Patis, Ga.llimatd, coU . << NRF 1Poésie », 1998, p. 52-57:
à ANNE FRANK, et à AUSCHWITZ et à la TODESFUGE et à N UIT Wl
1 1 tnort est un maître d 'Allemagne». (NdÉ)
BROUILLARD 1 :
. 1.ors de la séance, Jacques Derrida tràduit (ou reprend la traduction de Valérie Briet,
DER TOD IST EIN MEISTER AUS DEUTSCHLAND 2
'1· r lt.) : <<
La mort est un maître venu <;l'Allemagne "· Il commente: <<Évidemment, ce
h1 t p:t d la lettre de cet Allemand à Jankélévitch, c'est d 'une culpabilité sans faute en
l111 ·so rte: "Je n'ai pas tué de Juifs, je ne m'en sens pas moins coupable." Et donc
[« Todesfuge » est le titre, comme vous le savez, d'un autre poème d · • 1 11•V ·ment du repentir et du patdon est donc en quelque sorte a priori, comme s'il

Celan clairement référé aux camps de la mort et où retentit à qu.acr't' Nnit J demander patdon infiniment au nom de l'autre. C'est pourquoi j'ai insisté
ht Nlgnarme au nom de l'autre.>> (NdÉ)
1 :ms le tapuscrit, Jacques Derrida avait écrit:<<[... ] qui en est insépatable ». (NdÉ)
Vo ir V. Jankélévi tch, La Mauvaise Conscience, Patis, Alcan, 1933; rééd., Paris,
1. Le célèbre documentaire d'Alain Resnais, réal isé en 1955 et so ni en 1956 . (Nd l l ·t Montaigne, 1966. (NdÉ)
2. «Lettre de Wiatd Raveling, juin 1980 >>,Magazine littéraire, <Nia di rn ir Ja.nkélév.it h ;,, l.ms de la séance, Jacques Derrida ajoute :<< Rappelez~ vous ce que nous disions de
n° 333, juin 1995, p. 53. Les capitales sont dans le texte. Les letnes de Wiard Ra v lin .. Np t:dité il y a quelques années, de l'hospitalité, du don, du pardon et des latmes,
François~ Régis Bastide et Vladimir Jankélévitch form aient un ensemble in titulé« L ur ·, ' NI < • pas. Le don d' hospitalité étant toujours insuffisant et étant lié à des scènes de
pour un patdon "· Wiatd Raveling publiera en 2014~ un liv re ayant po ur titre !st· Ve~ of: 111t11,1; > 1 ·t d · r venant - nous en avons beaucoup parlé - , il y va aussi des larmes, et on
moglich ? M eine Begegnung mit Vladimir jartkélévitch (Br-iejè, Besuche, Begegmm' 11, 1 1 ' Il l 1 :ts d issocier la scène de l'hospital ité et la scène du patdon. »Voir J. Derrida,
Betrachtungen), lsensee Verlag. (NdÉ) ' IHIIr · << 1 losrili té 1 hospital ité» (inéd it, 1995- 1996), <<Cinquième séance "· Voir aussi

7
I.F. Pl\1 J JI Il, 1-:' l' l.E Pl\ 1 1 N
Pl i ~ M 11 '. 1 JI•• ' ~ N :H

larmes: dbn toujours insuffisant, don pardon, u bi n reven a nt 1. aut r rép n vint de Vladimir J ankélévitch lui- m êm e. Le mot
1• « 1 ardon » n 'y est pas pronon é. M ais elle dit clairement que ce
et deuil) ,z
]I Ii ta it attendu (vous vous rappelez ces mots: « [ .•. ] demander
Si jamais, cher Monsieudankélévitch, vous passez par ici, sonn z pardo n! Nous avons longtemps attendu un mot, un seul, un mot
à notre porte et entrez. Vous serez le bienvenu. Et soyez rassuré 1 • o mpréhension et de sympathie ... L'avons-nous espéré, ce mot
[douloureuse ironie de toute la lettre]. Mes parents ne seront pa. l r ;ll mel ! ») est enfin arrivé :
là. On ne vous parlera ni de Hegel ni de Nietzsche ni de Jaspers l1l
de Heidegger ni de tous les autres maîtres-penseurs teutoniques. Je Cher Monsieur,
vous interrogerai sur Descartes et sur Sartre. J'aime la musi~ue de Je suis ému par votre lettre. J'ai attendu cette lettre pendant
Schubert et de Schumann, mais je mettrai un disque de Chopm, ou trente-cinq ans. Je veux dire une lettre dans laquelle l'abomination est
si vous le préférez, de Fauré et de Debussy. [.. .] Soit dit en passant: pleinement assumée et par quelqu'un qui n'y est pour rien [commenter 1].
1
j'admire et je respecte Rubinstein; j'aime Menuhin • C'est la première fois que je reçois une lettre d'Allemand, une lettre
qui ne soit pas une lettre d'auto-justification plus ou moins déguisée.
À la suite de cette longue lettre, que, encore une fois, je ne peux Apparemment les philosophes allemands «mes collègues » (si j'ose
lire ici, et qui est à la fois une plainte pathétique, une protesta_tion, employer ce terme) n'avaient rien à me dire, rien à expliquer. Leur
une confession, un plaidoyer et un réquisitoire, Wiard Ravelmg a bonne conscience était imperturbable. - [Injustice ou ignorance de
reçu deux réponses, également publiées dans le Magazine littéraire. Vladimir Jankélévitch: comme si une lettre à lui personnellement
L'une d'abord de François-Régis Bastide, du 1er juillet 1980, dont adressée était la seule réparation possible.] [... ]Vous seul, vous le premier
j'extrais ces quelques phrases: et sans doute le dernier avez trouvé les mots nécessaires en dehors de
rabotages politiques et de pieuses formules toutes faites. Il est rare que
Cher Monsieur, la générosité, que la spontanéité, qu'une vive sensibilité ne trouvent pas
Je ne peux vous dire, faute de temps, à quel point votre lettre à VJ leur langage dans les mots dont on se sert. Et c'est votre cas. Cela ne
m'a ému. [... ]Je suis un vieil ami de VJ. Mais son attitude me choque trompe pas. Merci [pardon demandé: don qui appelle remerciement].
profondément. Ce non-pardon est affreux. Il nous appartient, à nous, Non, je n'irai pas vous voir en Allemagne. Je n'irai pas jusque-là.
chrétiens (même si non-croyants!), d'être autres. Le juif fanatique est - Je suis trop vieux pour inaugurer cette ère nouvelle. Car c'est tout
aussi mauvais que le nazi. Mais je ne peux le dire à VJ. [... ]Vous êtes de même pour moi une ère nouvelle. Trop longtemps attendue. Mais
sans nul doute prof. de français, pour écrire si bien et si fort. vous qui êtes jeune, vous n'avez pas les mêmes raisons que moi. Vous
Je communie absolument avec tous les mots de votre lettre; que n'avez pas cette barrière infranchissable à franchir. À mon tour de vous
mon ami jugera sûrement trop sentimentale, empreinte de c~tte dire: Quand vous viendrez à Paris, comme tout le monde, sonnez
horrible gemutlichkeit <sic > qui doit lui paraître le co~~le du vtc~. chez moi [... ].Nous nous mettrons au piano [... ] 2 •
Mais c'est vous qui avez raison. Ne jugez pas tous les JUifs françats
sur les mots terribles de mon ami. [ ... ] J souligne cette allusion, de part et d'autre, de la part des deux
Quelle est l'origine de votre nom, et de votre prénom? Hongrois? · >rrespondants, à la musique, à une correspondance musicale, à une
Viking 2 ? lllu ique jouée ou écoutée ensemble, un partage de la musique. Je

J. Derrida, De l'hospitalité, avec Anne Dufourmante~le, Paris, Calmann-Lévy, coll.


«Petite bibliothèque des idées», 1997, p. 101 sq. (NdE) .
1. «Leme de Wiard Raveling, juin 1980 », Magazine littéraire, art. Clt., p. 56. (N~É) . 1. Lo rs de la séance, Jacques Derrida dit: <<je souligne sans commenter>>. (NdÉ)
2. (( Leme de François-Régis Bastide du 1cr juillet 1980 >>, Magazine littéraire, art. Clt. , << Lettre de Vladimir Jankélévitch du 5 juillet 1980 >>, Magazine littéraire, art. cit.,
l' · 7. (Nd É)
p. 56. (NdÉ)

58 59
LE P/\RjUIUl ''!' l,l\ [l 1 1 N Pl EM I ·: 1 1\ ,' •. 1\N ' il

1
le souligne non seulement parce que Vladimir Jankélévitch était 1 jnrn ais. Et l'on sent c tte doubl conviction, à la fois sincère et
comnfe vous savez, un musicien, un interpr t et un amant de la ntradi taire, auto-contradictoire. < Jankélévitch> ne doute pas,
musique, mais aussi parce que, entre un certain au-delà du mot 1 , p r même, et sincèrement, que l'histoire continuera, que le
requis, peut-être, par le pardon (thème auquel je viendrai plus tard 1 ar 1 n t la réconciliation seront possibles à la nouvelle génération.
- thème du langage verbal, du discours comme condition désas- ais en même temps, il ne veut pas cela, il ne veut pas de cela pour
treuse du pardon, qui rend possible le pardon, mais qui détruit aussi. lui , il ne veut donc pas ce qu'il veut et ce qu'il accepte de vouloir,
le pardon), entre un certain au-delà du mot requis, peut-être par le · · qu'il veut vouloir, ce qu'il voudrait vouloir, il y croit mais il n'y
pardon, et la musique, et même le chant sans mot, il y a peut-être T< it pas, il croit que cette réconciliation, ce pardon seront illusoires
une affinité essentielle, une correspondance, qui n'est pas seulement •t m nsongers; ce ne seront pas des pardons authentiques, mais
celle de la réconciliation. j .,· symptômes, les symptômes d'un travail du deuil, d'une théra-
Et en effet, Wiard Raveling raconte qu'il a rendu une seule visite 1 u ique de l'oubli, du passage du temps; en somme, une sorte
à Jankélévitch, que cela s'est passé très cordialement, mais que 1 narcissisme, de réparation et d'auto-réparation, de guérison
Jankélévitch toujours «évitait systématiquement 1 » de revenir sur 1 ·-narcissicisante (et nous aurons à étudier dans la problématique
ces questions. Même dans la correspondance qui suivit. Mais vous h · ·lienne du pardon cette logique de l'identification à l'autre que
avez remarqué que dans la lettre de Jankélévitch que je viens de u1 pose la scène du pardon, des deux côtés, du pardonneur ou du
citer et qui parle d'une «ère nouvelle» pour laquelle «je suis trop par lonné, identification que suppose le pardon, mais qui aussi bien
vieux» («Vous n'avez pas cette barrière infranchissable à franchir» : ·ompromet et neutralise, annule d'avance la vérité du pardon comme
«l'infranchissable à franchir»), Jankélévitch, de façon pour nous 1 ardon de l'autre à l'autre comme tels). L'infranchissable sera resté
tout à fait exemplaire, croise entre eux deux discours, deux logiques, nli·anchissable au moment même où il aura été franchi. Le pardon
deux axiomatiques contradictoires, incompatibles, irréconciliables, ·ra resté im-possible, et avec lui l'histoire, la continuation de l'his-
dont l'une, justement, est celle de la conciliation ou de la récon- 1 ir , même s'il devient un jour possible. Que sent-on, au fond de
ciliation, l'autre, celle de l'irréconciliable. D'un côté, il accueille !.1 1 ttre de Jankélévitch, et que je souligne parce que cela doit rester
1
l'idée du processus, de l'histoire qui continue, du passage d'une 111 rand enseignement paradigmatique pour nous? On sent la
génération à l'autre, et donc d'un travail de la mémoire, comme ·onviction inaltérée, inaltérable, que même quand le pardon de
travail du deuil qui fait que ce qui n'était pas possible pour lui, le l'in xpiable aura eu lieu, dans l'avenir, dans les générations à venir,
pardon, le sera dans l'avenir. Le pardon, ce sera bon pour vous, pour l n'aura pas eu lieu, il sera resté illusoire, inauthentique, illégitime,
la génération qui vient, le travail aura été fait, le travail du deuil ec ,· ·andaleux, équivoque, mêlé d' o~bli (même si ses sujets sont et se
de la mémoire, l'histoire, le travail du négatif qui rendra la récon- ro ient sincères et généreux). L'histoire continuera, et avec elle la
ciliation possible, et l'expiation, et la guérison, etc. Mais en même l' ·· nciliation, mais avec l'équivoque d'un pardon confondu avec
temps, il laisse entendre, plutôt qu'il ne le dit, que si cette barrière lin travail du deuil, avec un oubli, une assimilation du mal, comme
-qui sera peut-être franchie par les nouvelles générations -lui reste .-i n somme, si je puis résumer ici ce développement inachevé en
infranchissable, c'est qu'elle doit et ne peut que rester infranchissable. un fo~mule, le pardon de demain, le pardon promis, aura dû non
Autrement dit, l'histoire, comme histoire du pardon, s'est arrêté : ·ul ment devenir travail du deuil (une thérapeutique, voire une
et à jamais, elle devra rester arrêtée par le mal absolu. Elle s'est arrêté
1. j a qu es D errida imerrompra la première séance à la fin de ce paragraphe. Voir
1. W. Raveling, << J'ai accepté l'invitation ex prim ée dans la lettre>>, M agazine litzt - ln/m. p. 62, noœ l. Il reprendra, après un e courœ récapitulation, la suite de cette séance
raire, ar.t. cit., p. 58. (NdÉ) 1 panir d e passage au début de la<< Deuxième séance» (voir infra, p. 77). (Nd É)

()
L I\ PAl j lJ I 1·: 1-:' 1' I.E PAl 1 N
1'1' 1\M I I, III, : .A N :1-:

1 . L'AU mand [dit-il n hypo tasiant à on tour, de façon problématique,


écologie de la mémoire, manière d mteux-êu av J' autr t av c
qu Igue chose comme LLne essence de la germanité. L'Allemand] n'a
soi pour pouvoir continuer à travailler et à vivr t à jouir), mais,
pa voulu détruire à proprement parler des croyances jugées erronées
plus gravement, < un > travail du deuil du pardon même, le pardon
ni des doctrines considérées comme pernicieuses: c'est l'être même
faisant son deuil du pardon. L'histoire continue sur fond d'inter-
de l'homme, Esse, que le génocide raciste a tenté d'annihiler dans
ruption de l'histoire, dans l'abîme, plutôt d'une blessure infinie, et
la chair douloureuse de ces millions de martyrs. Les crimes racistes
qui, dans la cicatrisation même, restera, devra rester blessure ouverte sont un attentat contre l'homme en tant qu'homme: non point contre
et non suturable. C'est en tout cas dans cette zone de l'hyperbole, l'homme en tant que tel ou tel (quatenus ... ), en tant que ceci ou
de l'aporie et de la paradoxie que nous aurons souvent à nous tenir cela, par exemple en tant que communiste, franc-maçon, adversaire
1
ou à nous mouvoir dans cette réflexion sur le pardon. idéologique ... Non! le raciste visait bien l'ipséité de l'être, c'est-à-dire
l'humain de tout homme. L'antisémitisme est une grave offense à
Avant de quitter, au moins provisoirement, ces textes de Jankélé- l'homme en général. Les Juifs étaient persécutés parce que c'étaient
vitch, je voudrais revenir sur un autre des paradoxes de l'« inexpiable », eux, et non point en raison de leurs opinions ou de leur foi: c'est
de la logique de l'« inexpiable» que, sous ce mot, il met en œuvre l'existence elle-même gui leur était refusée; on ne leur reprochait pas
dans L 1mprescriptible. Le mot «inexpiable » est utilisé au moins de professer ceci ou cela, on leur reprochait d'être 1•
deux fois dans un face-à-face troublant (p. 24, 29 et encore, p. 62).
Vous vous rappelez que Jankélévitch disait, je l'ai cité tout à l'heure, Ici, à travers quelque lacune d'une argumentation qui ne nous explique
que «ce qui est arrivé [à savoir, la Shoah qui défie tout jugement, p:1s pourquoi cette agression contre l'humanité de l'homme vise le Juif
toute logique de la punition, etc.] est à la lettre inexpiable». Il aura : ·ul (et même Israël, car il étend le même raisonnement à l'existence
auparavant décrit la volonté d'extermination des Juifs comme un l l'État d'Israël, de façon encore moins convaincante), Jankélévitch
mouvement de haine singulier, exceptionnel, incomparable, à l'endroit ·n vient à inverser, en quelque sorte, la logique de l'inexpiable. Ce
d'une existence, l'existence du Juif, en tant que celle-ci est ressentie 1ui devient inexpiable, et c'est le mot de Jankélévitch, pour les nazis,
comme un «inexpiable» péché d'existence. Dans ce contexte, il s'agit ·'est l'existence même du Juif. Pour l'Allemand, les Allemands, les
plus précisément de la dimension humaine, anthropocentrique, qui n zis (et Jankélévitch passe facilement de l'un à l'autre ou aux autres) :
organise ce problème- et qui nous intéressera justement là où elle
est problème, problématique, contestable et contestée par l'idée [ ... ] il n'est pas évident qu'un Juif doive exister : un Juif doit toujours
même de pardon. se justifier, s'excuser de vivre et de respirer; sa prétention de combattre
Un peu plus haut dans son texte (p. 22 sq.), en effet, justement pour subsister et survivre est en el~e-même un scandale incompréhen-
au début du chapitre qui porte le titre «L'imprescriptible» (à un sible et a quelque chose d'exorbitant; l'idée que des «sous-hommes»
moment où justement on venait de voter en France l'imprescripti- [je souligne] puissent se défendre remplit les surhommes [je souligne]
d'une stupéfaction indignée. Un Juif n'a pas le droit d'être, son péché
bilité des crimes contre l'humanité), Jankélévitch rappelle que ces
est d'exister 2 • (P. 23.)
crimes s'en prennent à l'essence humaine, «OU, si l'on préfère, [à]
"l'hominité" de l'homme en général 2 ».
[Je prélève et souligne au passage, en la soustrayant un peu à son
·o n texte, l'expression, ici polémique, de« péché d'exister»:« Un Juif
l. La séance du 12 novembre 1997 se termine ici. La suite du tapuscrit de cette
première séance (p. 62-7?) sera reprise au commencement de la deuxièm e séance, le
1. Ibid. (c'est Vladimir Jankélévitch qui souligne) . (NdÉ)
26 novembre 1997. (NdE) ,
2. V. Jankélévitch, Pardonner?, dans L 7mprescriptible, op. cit:, p. 22. (Nd E) Ibid. , p. 23 (c'est Jacques Derrida qui souligne). (NdÉ)

6 63
Lt l' J\ 1 J lt 1 Eï' LIL PJ\ 1 1 ( N PII\Ml i l li .' .. N : 1\
\

n'a pas le droit d'être: son péché est d' exisr r. » ou - n tendu: pour ' t énorme t nou d vri ns y r venir plus d ' une fois, car il faudra
l'Allemand. Je la prélève, je l'exporte hors de son contexte er en indi.q ue · demander quel rapport il peuc y avoir entre toutes ces détermina-
l'horizon de généralité possible pour indiquer l'une des voies de la lions du «péché d'exister », d 'une scène originaire du «pardonner»,
problématique du pardon- qui sera d'ailleurs illustrée assez fortement Jntre elles d'abord, entre, mettons un type hégélien, un type heide-
et classiquement par des pensées aussi puissantes et aussi diverses que gérien ou un type lévinassien dans la description et l'interprétation
celles de Kant, Hegel, Nietzsche, Heidegger, Levinas, d'autres sans de cette structure, et quel rapport il peur y avoir entre cette structure
doute: il s'agit d'un pardon - demandé, accordé ou non -, a priori, J·énérale, universelle et supposée originaire, an-événementielle, pré-
et toujours demandé, d'une demande originaire et sans fin, en raison vénementielle, et d'autre part, les fautes déterminées, les crimes,
d'une culpabilité ou d'une dette, d'une passibilité ou d'une imputa- l s événements de malignité ou de méchanceté, les parjures effectifs
bilité originaires, infinie ou indéfinie, en quelque sorte. Si bien que dont j'ai à m'accuser et pour lesquels je pourrais demander pardon.]
l'existence, ou la conscience ou le« je», avant même toute faute déter- Je ferme ici cette digression sur l'expression prélevée. À la page
minée, est en faute et en train, par conséquent, de demander au moins uivante, dans l'élan de la même logique, on retrouve donc ce mot
implicitement pardon pour le simple fait, finalement, d'être-là. Cet «inexpiable », non pour qualifier le crime de l'Allemagne hitlérienne
être-là, cette existence serait à la fois responsable et coupable de façon mais l'être-Juif comme être-humain pour les nazis. Pour ceux-ci, dit
constitutive(« péché d'exister») et ne pourrait se constituer, persévérer Jankélévitch, je cite (p. 24), « [... ] le crime d'être juif est un crime
dans son être, sur-vivre qu'en demandant pardon (en sachant ou sans inexpiable. Rien ne peut effacer cette malédiction: ni le ralliement,
savoir à qui et pourquoi) et en supposant le pardon, sinon accordé, ni l'enrichissement, ni la conversion 1• »
du moins assez promis, espéré, pour pouvoir continuer. Et avec le Portés par le même mot,« inexpiable» (etc' est à toute une histoire
pardon, la réconciliation et la rédemption, le rachat pour ce «péché le ce mot, et de l'expiatoire que nous sommes ici appelés: que
d'exister»- qui ici ne serait pas réservé au Juif, à moins que le Juif, ve ut dire «expier» ?) , nous avons ici deux mouvements antago-
ce qu'on entend sous ce mot, soit une fois encore interprété comme nistes et complémentaires: comme si c'était parce que les nazis
exemplaire de l'humanité de l'homme, avec tous les problèmes que o nt traité l'être de leur victime, le Juif, comme un crime inexpiable
cette prétention à l'exemplarité ferait naître et au sujet desquels nous (il n'est pas pardonnable d'être Juif) qu'ils se sont comportés de
nous sommes souvent interrogés ici 1• Le pardon peut dans tous ces f' çon elle-même inexpiable, au-delà de tout pardon possible. Si l'on
cas aussi bien être constamment espéré, supposé à venir que désespé- li ent compte de ces deux 2 occurrences du mot« inexpiable» dans
rément différé, car si le péché est« péché d'exister», si la culpabilité est 1 texte de Jankélévitch, et de leur logique, on dira que le crime
originaire et attachée dès la naissance, entachée de naissance, si je puis l.es nazis paraît inexpiable parce qu'ils ont eux-mêmes tenu leurs
dire, le pardon, la rédemption, l'expiation resteront à jamais impos- victimes comme coupables du péché (inexpiable) d'exister ou de
sibles. Nous serions tous dans cet inexpiable dont parle Jankêlévitch p rétendre exister comme hommes. Et cela se passe toujours autour
au sujet du Juif pour l'Allemand: si la faute consiste à être là, seule la le la limite de l'homme, de la figure humaine. C'est pourquoi
mort, seule l'annihilation peut y mettre fin, et feindre le salut, mimer le j'ai souligné les mots «sous-hommes» et «surhommes » à l'instant.
rachat, faire taire la plainte ou l'accusation. Naturellement, le problème 'est parce qu'ils se sont pris pour des surhommes et ont traité
1·s Juifs comme des sous-hommes, c'est parce que, des deux côtés,
l ·s nazis ont cru pouvoir passer la limite de l'homme qu'ils ont
l. Allusion au séminaire « N ationalité et natio na lisme phil osop h iques>> (in édit,
1988-1989, EH ESS, Paris), consacré à« Kan t, le Juif, l'All em and ». Vo ir J . De rrida,
<
<interpretations at war. Kant, le Jui f, l'Allem and », d ans Psyché. l rwent.ions de L'autre, 1. i bid., p. 24.
t. II, Paris, Ga lilée, coll. << La philoso phie en elfet», 2003, 1 . 249- 0 . (Nd·) 2. Il y en a trois, co mme Jacques Derrida l'a rappelé plus haut. Voir supra, p. 6 2. (NdÉ)

6
1- 1 PARJ RE 1!'1' Lfl. Pl\ 1 1 )t Pl !'. M l 1, ! 11• .' •,AN : E

\
commis contre l'humanité ces crimes inexpiables, c' sr-à- dire 1 ·t 1' l' h pitalité 1), la di stin rio n ntr l' in ond.itionnalité et la
selon la traduction juridique et le droit humain, selon le droit n liLi nn ali té e ta ez retorse pour n pas se laisser déterminer
de l'horrtme qui est ici à l'horizon de notre problème, des crimes mm un impl opposition. L' inconditionnel et le conditionnel
imprescriptibles. 11 1 rte , absolument hétérogènes à jamais, des deux côtés d'une
J'insiste sur ce point pour deux raisons, deux raisons program- ltni t ·, mais ils sont aussi indissociables. Il y a dans le mouvement,
matiques ou problématiques, deux façons d'annoncer aujourd'hui lans la motion du pardon inconditionnel, une exigence interne
ce qui devrait nous retenir par la suite de façon régulière. Deux 1 • 1 v nir-effectif, manifeste, déterminé, et, en se déterminant,
questions, donc. 1• s plier à la conditionnalité. Ce qui fait, par exemple, je le dis
1) Première question. Le pardon est-il chose de l'homme, le propre l tJr l' instant trop vite, que la phénoménalité ou la condition-
de l'homme, un pouvoir de l'homme - ou bien réservé à Dieu, et u.diL juridique ou politique est à la fois extérieure et intérieure à
déjà l'ouverture de l'expérience ou de l'existence à une surnaturalité !1mo tion du pardon - et cela ne sera pas pour faciliter les choses.
comme surhumanité: divine, transcendante ou immanente, sacrée, 1 rn e si «imprescriptible» ne veut pas dire «impardonnable », la
sainte ou non? Nous verrons que régulièrement tous les débats sur ont amination des deux ordres ne sera pas un accident réductible;
le pardon sont aussi des débats sur cette «limite» et le passage de 1 • ·la vaudra pour toutes les distinctions que nous devrons opérer.
cette limite. Telle limite passe entre ce qu'on appelle l'humain et le N lus sommes un peu familiers de la forme de cette loi dans ce
divin, mais aussi entre ce qu'on appelle l'animai, l'humain et fe divin. ·minaire (cf témoignage 1 preuve 2 ; hospitalité inconditionnelle 1
Tout à l'heure, nous dirons peut-être un mot du pardon «animal». nd itionnelle).
2) Deuxième question. Comme cette limite n'est pas une limite P ·ut-être vous rappelez-vous encore d'où nous étions partis
parmi d'autres, tout ce qui dépend d'elle retentira aussi sur elle, 1 >ur nous engager dans ce qui n'aura été qu'une longue paren-
comme sur cette différence - ou cette distinction -, que nous h s , une longue digression initiale, sinon introductrice, car je
avons déjà plus d'une fois rappelée aujourd'hui, entre le pardon 11 ':1i pas encore introduit mon sujet. Nous avions commencé en
pur ou inconditionnel, et ces formes voisines et hétérogènes de nsidérant les cas où le nom «pardon» appartenait à une phrase
rémission, hétérogènes entre elles et hétérogènes au pardon, et qu'on 1 ·rlo rmative («pardon!, je te demande, je vous demande pardon,
appelle /excuse, fe regret, fa prescription, f'amnistie, etc., autant de 1 >us te demandons, nous vous demandons pardon»). Notez qu'il
formes de pardon conditionnel (donc impur), et parfois de formes 11 • 1 eut, en français, être utilisé seul (« pardon ! ») dans un acte
juridico-politiques 1• Nous avions ainsi dissocié d'une part, le pardon 1· langage performatif que dans le sens du «pardon demandé»,
inconditionnel, le pardon absolu - je ne dis pas l'absolution au nma is dans le cas du pardon accordé ou refusé. Or nous aurons
sens chrétien -, le pardon absolument inconditionnel qui nous jlu s d ' une fois à nous demander s'il est vrai qu'un pardon, pour
donne à penser l'essence du pardon, s'il y en a - et qui à la limite 1r accordé ou même seulement envisagé, doit être demandé et
devrait même se passer du repentir et de la demande de pardon-, et ur fo nd d'aveu et de repentir (à mes yeux, cela ne va pas de soi
d'autre part, le pardon conditionnel, par exemple celui qui est inscrit •1 po urrait même devoir être exclu comme la première faute de
dans un ensemble de conditions de toute sorte, psychologiques,
politiques, juridiques surtout (puisqu'il se lie au judiciaire comme 1. Vo ir]. D errida, Séminaire « Hostilité 1 hospitalité >> (inédit, 1995-1996),
l'ordre du pénal). Or (comme nous l'avions noté l'an dernier au • :; nq ui èm e séan ce>> et Séminaire «Hostilité 1 hospitalité>> (inédit, 1996- 1997),
" l' r ·rni ère séance>>. (NdÉ)
· . Voir] . Derri da, Séminaire «l..e témoignage» [«Secret témoignage»] (inédit, 1994-1995,
1. Lors de la séance du 26 novembre, Jacques D errida précise: << L 'amnistie n'est pas I•: Jtt ·:SS, Pa ris), «Première séa nce» . Voir aussi Jacques D errida, Demeure - Maurice
le pardon , l'acquittement n'est pas le pardo n, le no n-lieu n'est pa le pard o n.>> (Nd É) llltmthot, Paris, ;tlilée, coll. « Incises», 1998 . (NdÉ)

67
I.EI'Aitj RE l' i' l. E P 11 ) N

\
qui accorde le pardon; si j'accorde le p ardon à la condition qu 1' tdl"e se du pardon p ur d i -n r à la fois l'a œ de" demander pardon,
l'autre avoue, commence à se racheter, à transfigurer sa faute, à 1adr er une demand de pardon, et le lieu depuis lequel celui-ci,
s'en dissocier lui-même pour m'en demander pardon, alors mon un foi la demande reçue par le destinataire de la demande, s'accorde
pardon commence à se laisser contaminer par un calcul qui le u. n s'accorde pas), si l'adresse du pardon est toujours singulière,
corrompt). singulière quant à la faute, au péché, au crime, au tort, et singu-
Nous y reviendrons, mais cela nous met déjà sur la voie d'une li 'r quant à l'auteur ou à sa victime, néanmoins, elle appelle non
question connexe mais non moins grave. Est-ce que, dès que le mot s ·ulement la répétition mais à travers ou comme cette répétition,
«pardon!», le performatif du pardon comme acte de langage, est une désidentification, une multiplication disséminante dont nous
prononcé, une réappropriation n'est pas entamée, un processus de 1 vrons analyser tous les modes.
deuil, de rédemption, de calcul transfigurateur, qui, par le langage, T rois points de suspension avant de conclure aujourd'hui.
le partage du langage (nous lirons Hegel à ce sujet 1), précipite vers l) Pourquoi ai-je commencé par le mot seul «pardon», par le
l'économie d'une réconciliation qui fait tout simplement oublier nom« pardon» dont il était impossible, en début de séminaire, hors
ou anéantir le mal même, et donc cet impardonnable qui est le ·on texte, de savoir, de décider si je citais, si je mentionnais un nom,
seul corrélat possible d'un pardon digne de ce nom, d'un pardon un thème, un problème, ou si je vous demandais pardon, performati-
absolument singulier, comme événement unique, unique mais v ment, non pas en mentionnant mais en utilisantle nom (distinction
nécessairement itérable, comme toujours? Cette loi de l'unicité mention 1 use de la speech act theory 1) ? J'ai commencé ainsi non
itérable, promise à la répétition, divisée par la promesse qui hante s ulement parce que j'ai un nombre infini de raisons de vous demander
tout pardon, cette loi de l'unicité itérable fait qu'à la fois il n'y a pardon (en particulier de vous garder trop longtemps: c'est toujours
pas de sens à demander pardon collectivement à une communauté, une première faute de quiconque demande pardon: croire qu'il a le
une famille, un groupe ethnique ou religieux - et en même temps lroit d'intéresser l'autre et de retenir son attention: «écoute-moi,
la multiplicité, et le tiers, et le témoin sont d'entrée de jeu de la j te demande pardon; attends, ne pars pas, je te demande pardon,
partie. C'est peut-être l'une des raisons, certainement pas la seule, attention, fais attention à moi, je te demande pardon»; cela peut
pour lesquelles le pardon est souvent demandé à Dieu. À Dieu non l.evenir un odieux stratagème pour retenir l'autre, l'attention et
parce qu'il serait seul capable d'un pardon, d'un pouvoir-pardonner la présence de l'autre, ou un calcul détestable et ridicule de fausse
autrement inaccessible à l'homme, mais parce que, en l'absence de mortification hystéroïde qui peut aller jusqu'aux larmes; et vous
la singularité d'une victime qui parfois n'est même plus là pour ·otmaissez bien les situations où la personne qui fait ça vous casse les
recevoir la demande ou pour accorder le pardon, ou en l'absence pieds- et alors vous faites semblant de lui pardonner pour changer
du criminel ou du pécheur, Dieu est le seul nom, le nom du nom de sujet et interrompre la conversation: « Ok, give me a break, je ne
d'une singularité absolue et nommable comme telle. Du substitut t'accuse même pas, fous-moi la paix, d'accord, je te pardonne mais
absolu. Du témoin absolu, du superstes absolu, du témoin survivant je ne veux plus te voir ... , je suis pris ailleurs, passons à autre chose,
absolu 2 . Mais inversement, si l'adresse du pardon (je dirai souvent

J. Derrida, Séminaire<< Le témoignage» (inédit, 1994-1995) et Demeure- Maurice


l. Voir J. Derrida, ~éminaire «Le parjure et le pardon >> (inédit, 1998-1999), /Jlanchot, op. cit., p. 54. (NdÉ)
«Première séance». (NdE) 1. Lors de la séance du 26 novembre, Jacques Derrida précise: <<Le mot "pardon"
2. Lors de la séance du 26 novembre, Jacques Derrida précise: <<Rappelez-vous p ·ut être une mention, je nomme, je mentionne le mot "pardon", ou bien je peux
ce que nous disions il y a longtemps à propos du-témoin, du superstes, c'est-à-dire le l' utiliser en vous demandant pardon, n'est-ce pas. Vous ne pouviez pas décider if 1
survivant, le témoin testis superstes, le témoin survivant absolu qtd , lui, peut encore IIJfts rnentioning or using the word " pardon". Do!lc, vous ne pouviez pas savoir si je
pardonner là où et les victimes, et les auteurs, er les criminels om disparu.» Voir mentio nnais ou utilisais le nom "pardon ".» (NdE)

69
LE PARJUR E ET LE PArU N Pl II, Ml :. 1 F. S •.AN ; F.

ie ne te prends même pas assez au sérieux pour t'accuser, donc je m -nt o u la punition, e cach ant ou s'exposant devant le
ne te demande même pas de me demander pardon, salut! salut!»). t' '1 ro h ou le châtiment. On sait aussi que dans la symbolique
Non, j'ai commencé ainsi pour citer un performatif (non pas 1 arr j urchargée des combats ou des guerres, des duels entre des
pour mentionner, ni pour utiliser, mais pour mentionner un usage) 111imaux, eh bien, des mouvements et même des rites de récon-
1fin d'attirer votre attention sur la question du mot, du mot perfor- ·ili <tia n, d 'interruption des hostilités, de paix, voire de grâce, de
matif comme parole, comme verbe (pardon, je te-vous demande 1!'< . d mandée et accordée, sont possibles. Au moment où un
pardon). Comme tout le monde, comme tous ceux qui attendent nni mal est 1, dirais-je, à la merci d'un autre, il peut s'avouer vaincu
et croient devoir attendre qu'un pardon soit demandé, c'est un mot '[ r: ire des signes qui le livrent à la merci de l'autre, qui alors lui
de pardon, un verbe, un nom-verbal que Jankélévitch attendait 1 ° rde so uverainement, en signe de paix, la vie sauve. Certains
0

(«J'ai attendu cette lettre pendant trente-cinq ans», «nous a-t-on 11\ i maux font la guerre et font la paix. Pas tous, pas toujours, mais
demandé pardon ?») et même, selon ses interprètes, c'est un mot que 1 •. h mmes non plus. Alors, sans tout mélanger et sans effacer toute
Celan attendait(« von 1 einer Ho.ffoung, heute, 1 aufeines Denkenden 1 rr de ruptures qui surviennent avec l'articulation d'un langage
kommendes 1 Wort 1 im Herzen»). Est-ce que le pardon doit passer •r·bal, on ne peut dénier cette possibilité, voire cette nécessité du
par des mots ou bien passer les mots? Est-ce qu'il doit passer par des pard n extraverbal, voire an-humain.
mots-verbes ou les passer, ces mots-verbes? Ne peut-on pardonner ) Nous aurons sans cesse à nous débattre dans les rets d'une
ou demander pardon qu'en parlant ou en partageant la langue de 1 ri e dont la forme abstraite et sèche, dont la formalité logique
l'autre, c'est-à-dire déjà en s'identifiant suffisamment à l'autre pour •ra it aussi implacable qu'irrécusable: il n'y a de pardon, s'il y en
cela, et, en s'identifiant, en rendant le pardon à la fois possible et r, JU de l'im-pardonnable. Donc, le pardon, s'il y en a, n'est pas
impossible? Doit-on refuser l'expérience du pardon à quiconque poss ible, il n'existe pas comme possible, il n'existe qu'en s'exceptant
ne parle pas? Ou au contraire faire du silence l'élément même du l · la loi du possible, qu'en s'im-possibilisant, si je puis dire, et dans
pardon, s'il y en a? Cette question, ce n'est pas seulement celle l' ·ndurance infinie de l'im-possible comme impossible; et c'est là
de la musique à laquelle je faisais allusion tout à l'heure; c'est • 1 1' il aurait en commun avec le don; mais outre que cela nous
aussi, même si ce n'est pas seulement, la question de l'animal et •nj int de tenter de penser autrement le possible et l'im-possible,
du prétendu «propre de l'homme». Le pardon est-ille propre de l' hi. to ire même de ce qu'on appelle le possible et le« pouvoir» dans
l'homme ou le propre de Dieu? Cette question semble exclure 11 1r uhure et dans la culture comme philosophie ou comme savoir,
l'animal, ce qu'on appelle de ce confus mot général de l'« animal» n l it se demander, rompant la symétrie ou l'analogie entre don
ou même l'animalité de la bête ou de l'homme. Or nous savons t pardon, si l'urgence de l'im-possible pardon n'est pas d'abord
qu'il serait bien imprudent de dénier à toute animalité l'accès à des JU l'expérience endurante, et non consciente de l'im-possible,
formes de socialité dans lesquelles sont impliquées de façon fort l nn à se faire pardonner, comme si le pardon, loin d'être une
différenciée la culpabilité, et par suite, les procédures de réparation, 111 > ii fi cation ou une complication secondaire ou survenue du don,
voire de grâce demandée ou accordée. Il y a sans doute un «merci» n •rai t. n vérité la vérité première et finale. Le pardon comme
de la bête. Vous savez bien que certains animaux manifestent aussi
bien ce qu'on peut interpréter comme l'acte de guerre, l'accu- ! . l.ors de la éance du 26 novembre, Jacques D errida ajoute: <<Et je crois que
sation agressive que la culpabilité, la honte, la gêne, le repentir, _1 11 II H n 1 Aro n dans Guerre et paix< sic> en parle, n'est-ce pas, de cette expérience
l'inquiétude devant la punition, etc. Je suis sûr que vous avez vu lltl on vo iL un anim al dema nder la grâce et se la voir accorder si à tout le moins il se
nl(>rm h un erta in nombre de gestes codés.>> Voir Raymond Aron, Paix et guerre
d es animaux honteux, des animaux donnant tous 1 i n · du « e 11 11'1' lr• nruioru, Pa ris, alma nn -Lévy, co ll. « Pé renn es>>, 1962, p. 338-364; rééd.,
sentir oupabl e», don c du rem o rds et dur p nnr 1 rd ul ~rn t 00 . ( Nd l~)

71
LE PARJURE ET L E PARDO N I'R I.lMU I 1\ S ,AN : E

l'impossible vérité de l'impossible don. Avant le don, le pardon. ·ric dont parle le texte comme vérité de toute scène d'écriture
Avant cet im-possible, et comme l'impossible de cet im-possible-ci, ·t 1 lecture: demander pardon au lecteur en se confessant. On
l'autre. L'autre im-possible. Vous avez compris que ce séminaire · -rie coujours pour se confesser, on écrit toujours pour demander
serait aussi un séminaire sur le possible et sur le « im- » qui vient 1 ·u· l n, c'est quelque chose comme ça que j'ai écrit quelque part,
au-devant de lui, d'un im-possible qui n'est ni négatif, ni non 1 ar·donnez-moi de me citer 1• Sans doute enseigne-t-on toujours,
négatif, ni dialectique 1• au ·si, pour se faire pardonner (c'est peut-être pour cela que je crois
3) Enfin, le parjure. Je dois justifier aujourd'hui l'articulation JU je ne changerai plus, désormais, le titre de ce séminaire, aussi
(proposée au titre de ce séminaire) du pardon et du parjure. Pardon 1 l Hlgtemps qu'il soit destiné à durer). Si j'ai associé le pardon au
Parjure: comme vous l'imaginez, si j'associe ces deux noms, ce n'est 1 arjure, ce n'est donc pas pour commencer par des mots en par ...
pas parce que «par la syllabe par commencent donc ces mots 2 », Mais pour une raison que là encore j'énonce sèchement, que je
comme eût dit un Ponge, la «Fable» de Ponge que je parodie ici 1·ssine abstraitement, avant d'y revenir plus tard. J'en dessine le
(«Par le mot par commence donc ce texte 1 Dont la première ligne : ·h ma en deux traits.
dit la vérité»), «Fable» qui ne serait pas sans rapport néanmoins A) Toute faute, tout crime, tout ce qu'il y aurait à pardonner
avec la scène du pardon puisqu'elle tourne autour d'un jugement, ( u à demander de se faire pardonner est ou suppose quelque
d'une part, et, d'autre part, du bris d'un miroir, de l'interruption 1 tu·jure; toute faute,' tout mal, est d'abord un parjure, à savoir
d'une identification spéculaire:« (Par le mot par commence donc 1· manquement à quelque promesse (implicite ou explicite), le
ce texte 1 Dont la première ligne dit la vérité, 1 Mais ce tain sous m·mquement à quelque engagement, à quelque responsabilité
l'une et l'autre 1 Peut-il être toléré? 1 Cher lecteur déjà tu juges 1 l ·vant une loi qu'on a juré de respecter, qu'on< est> censé avoir
Là de nos difficultés . . . 11 (APRÈS sept ans de malheurs 1 Elle brisa son juré de respecter. Le pardon concerne toujours un parjure- et
miroir)» nous devr(i)ons nous demander ce que sont, donc, un parjure, une
Il est demandé au lecteur, apostrophé comme juge («tu juges»: nbjuration, un manquement à la foi jurée, au serment, à la conju-
performatif et constatif3), de pardonner - et c'est peut-être la nrt:ion, etc. Et donc ce que c'est d'abord que jurer, prêter serment,
lo nner sa parole, etc.
1. Dans le tapuscrit, une indication suit ce paragraphe: «]'arrêterai sans doute B) Deuxième trait, encore plus aporétique, plus impossible, si
ici, à Cracovie. >>Allusion à son séjour en Pologne (voir supra, p. 27, note 2) où il se ·' ·s t possible. Le parjure n'est pas un accident; ce n'est pas un
rendra en décembre 1997 et où il prononcera cette conférence correspondant à la
première séance de son séminaire. Jacques Derrida commente ce voyage dans sa lettre ·vénement survenant ou ne survenant pas à une promes_se ou à
à Catherine Malabou dans La contre-allée (op. cit., p. 233). Un doctorat Honoris Causa un serment préalable. Le parjure est d'avance inscrit, comme son
lui sera décerné par l'Université de Katowice lors de ce voyage (ibid., p. 288). (NdÉ) 1 stin, sa fatalité, sa destination inexpiable, dans la structure de la
2. Francis Ponge, «Fable >>, dans Proèmes, dans Œuvres complètes, t. I, Bernard
Beugnot (éd.), avec, pour ce volume, la collaboration de Michel Collot, Gérard Parasse,
1 romesse et du serment, dans la parole d'honneur, dans la justice,
Jean-Marie Gleize, Jacinthe Martel, Robert Melançon et Bernard Veck, Paris, Gallimard, hns le désir de justice. Comme si le serment était déjà un parjure
coll. <<Bibliothèque de la Pléiade>>, 1999, p. 176 (c'est Francis Ponge qui souligne). ( ·'est c~ que les Grecs, nous le verrons, ont plus que pressenti). Et
Jacques Derrida modifie la fin du vers de Ponge. Sur ce poème, voir Jacques Derrida,
<<Psyché. Invention de l'autre >>, dans Psyché. Inventions de l'autre, Paris, Galilée, coll.
<<La plülosophie en effet>>, 1987, p. 17 sq.; rééd., t. I, 1998, p. 17 sq. (NdÉ) 1. Voir Jacqu es D errida, << C irconfession », dans jacques D errida, avec Geoffrey
3. Lors de la séance du 26 novembre, Jacques Derrida précise : «Quand le poète dit : . LI ·nnin gto n, Pa1·is , Seuil , coll. << Les Conremporains >>, 1991, p. 47; rééd., 2008,
"tu juges, lecteur", c'est à la fois un constatif et un performatif. Ça veut dire : "ru es en p. 4·8 : <<"O n demande toujours pardon quand on écrit" .» Voir aussi Jacques Derrida,
situation de juger, n 'est-ce pas, je décris ta situari.on, tu juges" er puis: "juge". C'est «S urvi vre» [1979], dans Parages, Paris, Galilée, coll. << La philosophie en effet>>, 1986,
étonnant, vous voyez, déjà lecteur tuju_ge , donc il est demand é nu 1 • r ur apostrophé p. 189; rééd. , 200 , p. 176: « nd. mand e wu jours pardon quand on écrit ou quand
omm e jug de 1ardo nner [... ] >> . (Nd Ë) 011 r Ï[ . >> (Nd É)

7.
! I' IU \ M 1 '. lt F. : ~ A N :E
LE PARJUR E ET Lll Jli\1 1 N

uand o n dit «merci », est- qu'on dit «merci », je te remercie


cela, j'en avais déjà parlé dans le sillage de Levinas 1 , mais en compli-
ur e que tu me donnes et que je reconnais avec reconnaissance?
quant dangereusement la trajectoire de ce sillage lévinassien, dès
bi n «merci», je te demande le merci, je te demande de ne pas
que, dans le face-à-face, il y a plus de deux, dès que la question de 11
1r · « rnerciless », je te demande le pardon pour ce que tu me donnes,
la justice et du droit surgit. Dès qu'il y a droit et trois. Et il y a au
• • rends grâce pour la grâce, le pardon que je te demande encore
moins trois dès le premier matin du face-à-face 2 , dès le premier 1
1 • me donner, etc. Au fond, vous ne saurez jamais ce que je vous
regard, dès la croisée du premier regard qui se voit regarder. Alors,
c'est la justice même qui me fait parjurer et me précipite dans la li: quand je vous dis, pour conclure, comme au commencement,
scène du pardon 3. 1 :trdon, merci. Au commencement, il y aura eu le mot « pardon»,
Je dois demander pardon- pour être juste. Entendez bien l' équi- ~~ m ' rci 1 » .
voque de ce« pour». Je dois demander pardon afin d'être juste, pour
être juste, en vue d'être juste; mais aussi bien je dois demander pardon
pour être juste, pour le fait d'être juste, parce que je suis juste, parce
que, pour être juste, je suis injuste et je trahis. Je dois demander
pardon pour {le fait) d'être juste. Parce qu'il est injuste d'être juste.
Je trahis toujours quelqu'un pour être juste; je trahis toujours l'un
pour l'autre, je parjure comme je respire. Et c'est sans fin, car non
seulement je demande toujours pardon pour un parjure, mais je risque
toujours de parjurer en pardonnant, de trahir quelqu'un d'autre en
pardonnant, car on est voué à toujours pardonner (abusivement,
donc) au nom d'un autre.
Pardonnez-moi d'avoir pris si longtemps, et sans merci, votre
temps, merci.

1. Voir Jacques Derrida, Adieu - à Emmanuel Lévinas, Paris, Galilée, coll. «Incises»,
1997, p. 63 sq. Voir Emmanuel Levinas, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, La
Haye, Martin us Nijholf, coll. <<Phaenomenologica >>, 1974, p. 200 ; Totalité et Infini.
Essai sur l'0tériorité, La Haye, Martin us Nijhoff, coll. << Phaenomenologica >>, 1961 ,
p. 43. (NdE)
2. Lors de la séance du 26 novembre, Jacques Derrida ajoute: <<Je me permets
de vous renvoyer à ce que je disais à ce sujet l'an dernier ou au petit livre du radieux
Levinas. >> Voir J. Derrida, Séminaire «Hostilité 1 hospitalité>> (inédit, 1996-1997) ,
« Premièr~ séance >> , où Jacques De~rida commente les deux ouvrages précités (supra,
note 1) d Emmanuel Levinas. (NdE)
3. Lors de la séance du 26 novembre, Jacques Derrida ajoute : «Ce qui veut dire que
le parjure n'est pas un accident qui vient corrompre ou interrompre la < fidélité?>, bien
qu'elle puisse aussi le faire. Il ne faut pas négliger ça, je ne suis pas en train d'effacer, de
- 1. Lors de la séa nce du 26 novembre, Jacques Derrida fait une courte transition:
noyer la question, de noyer tous les parjures en disant que, puisque le parjure comm ence
" Voilà, ça, ça aura it été la fin de la séance passée si vous a~iez bie? voulu patie~ter.
au moment de la foi jurée, bon , eh bien, pas maintenant. Il f.1.ut tenir compte du fait
Alo rs, pard on, merci. >>Pui il enchaîn e directement avec le debut prevu de la deuxteme
qu'il y a du p arjur~ déterminé et que le parjure quasi transcendantal a co mmencé dès
la foi jurée.>> (NdE) s ·an . Vo ir infra, p. 77 . (Nd É)

74
Deuxième séance
Le 26 novembre 1997

1
Pardon, merci ...

Comme je viens de dire «merci», un «merci» qui résonne un


peu comme un écho à «pardon», je voudrais marquer une courte
pause avant de repartir, avant de prendre du large au terme de cette
i nrroduction et avant d'annoncer une grande hypothèse de travail
au long cours.
«Merci»: le mot «merci,», avant de devenir, en français, comme
vous le savez, cette phrase abrégée par laquelle, sur un mode perfor-
matif, on marque sa reconnaissance pour un don, une grâce, une
faveur accordée, une récompense, avant de devenir, donc, l'expression
performative d'une gratitude, d'une grâce rendue en retour, donc
d' une récompense pour une grâce, voire d'une récompense pour une
faveur ou pour une récompense, une récompense pour compenser
et récompenser une récompense, avant de devenir cet abrégé perfor-
matif(« merci», je vous dis «merci»), le nom «merci», qui a son
origine dans merces, mercedis (qui veut dire justement« récompense,
salaire, prix pour quelque chose, intérêt, rapport», d'où le marché,
la marchandise, le mercenariat, le commerce, le mercantile, etc.,
mercorveut dire« j'achète», mercimonium, c'est la marchandise), le

l. Avant de commencer la séance, Jacques Derrida précise le calendrier des exposés


dans le séminaire ouvert et restreint, puis il ajoute: «Alors, j'enchaîne sans transition
pour gagner du temps, là où j'avais dû m 'interrompre un peu abruptement la dernière
fois. Vous vous rappelez que ce qu'on pouvait sentir au fond de la lettre de Jankélévitch
à ce jeun e Allemand, à savoir, je rappelle ce que je disais à ce moment-là [... ] >>, et il
reprend la lecture elu tapuscrit de la première séance à partir de<<On sent la conviction
inaltérée ... » (voir supr·a, p. 6 1) jusq u'à la fin. Voir supra, p. 61-75. (NciÉ)

77
1 EU 1 I, M Il. : •.1\N : F.
L E PARJUR E ET LE PARI )O J

: ·1 t ut s le r p ntan n urs, avant de co-m mencer, donc,


nom «merci» signifie donc ce qu'on donne en échange, le passage
11 lrni it r, resituer et interpréter un passage du Marchand de
ou la reconnaissance du passage d'une valeur d'échange dans un
' la pi è e de Shakespeare (qui me permettra de prolonger la
échange, le signe de ce qu'on rend en retour, circulairement ou spécu- 1
u::i n ur le théâtre qui commença dans la séance du séminaire
lairement, ce qu'on achète ou rachète, le symbole de ce qu'on remet
en retour, selon le cercle ou le miroir de< la> réciprocité, voire de !1 •itH 1) .
1.' 1 m'en est venue, je dois le reconnaître, d'un texte de Danièle
la symétrie. On pourrait même dire que «merci», avant d'être le
11[, i l ur lequel je reviendrai quand nous aborderons la question
symbole de ceci ou cela, c'est le symbole tout court, le symbole du
•h 1 a rd.on » ou plutôt, et c'est tout le problème, de l'excuse ou de
symbole, si l'on se rappelle que le sumbolon, c'est justement le lien, 2
1' , lui -nee, de la bienveillance (suggnômê: tableau: cruyyYO!lll )
le pacte, le contrat, la marque, en tant que chose, le quelque chose
' I l •n tient lieu en Grèce classique («Quelques réflexions sur le
q~i signifie le lien entre les deux parts ou les deux parties symétriques
1 t 1• 1 n n Grèce ancienne», dans Le Point théologique, no 45, Actes
dun contrat, ce que les contractants, les deux parties contractantes 3
d'un ol.loque sur «Le pardon», éd. Beauchesne, 1987 ).
partagent en gardant en gage une partie de la tessère, de la tablette
1 :1ni ' le Aubriot cite ce passage du Marchand de Venise en exergue,
ou du jeton. Le nom «merci» signifie cet échange, cette symbo-
1 1 1i: Ile n'en fait rien, rien de ce que je voudrais faire ici, de notre
lisation d'un échange, du marché des valeurs d'échange, le cercle
int de vue. D'autant plus que cette pièce extraordinaire, que je
spéculaire de cette économie et de sa reconnaissance.
u. d mande de relire de près, car nous ne pourrons pas le faire si
D' o~ le transfert sur le pardon, la grâce, le faire grâce ou le rendre
1 >u ne voulons pas y passer des années, ce n'est pas seulement un
grâce. Etre sans merci, c'est ne pas pardonner, c'est être sans pitié.
irai 1 • rhéologico-politique du pardon, c'est aussi, explicitement, litté-
En anglais, être« merciless», c'est être sans pitié, implacable, comme
·al ·ment, car les mots y sont prononcés à côté de ceux de« pardon»,
le mal qui ne pardonne pas. Et être « mercifùl», c'est à la fois être
1·« mercy», etc., une pièce sur le serment et sur le parjure. Comme
reconnaissant et miséricordieux, capable de donner en retour ou de
b ·nu oup d'autres pièces de Shakespeare. D'ailleurs, à un moment
pardonner, ce qui inscrit bien aussi, de ce point de vue du moins, le
1 nn é, Shylock invoque le serment (oath), comme son ultime recours,
«pardon» dans un système de reconnaissance, d'échange, de rachat,
•tpr la tirade sur le pardon que je lirai tout à l'heure. Il rappelle le
d'expiation, dans cette économie circulaire et spéculaire qui sera ici
,' ·rment qui le lie, qui le lie au ciel, et qu'il ne peut enfreindre sans
tout notre problème.
1 , rj ur er. Portia vient de lui offrir trois fois la somme d'argent due en
Or le pardon est-il bien, comme le sens commun et «nos» tradi-
· ·hange de la livre de chair («A pound ofjlesh 4 »),et Shylock s'écrie:
tions religieuses « biblico-coraniques » tendent à le présenter ou
représenter, une expérience économique du rachat, du rendre, 1. Cette discussion eut lieu le 19 novembre 1997. (NdÉ)
de la récompense pour un repentir et pour un pardon demandé ? . Tel dans le tapuscrir. Lors de la séance, Jacques Derrida inscrit le mot au tableau
Ou bien doit-il, devrait-il, à la fois dans et contre ces traditions •n reproduisant sans doute les caractères grecs. Dans la« Sixième s~ance » (~oir infi:a,
procédant en elles contre elles, rompre avec cette économie? C' es~ 1
• 9 sq.) où Jacques Derrida revient longuement sur cette nouon, on ht plutot:
« ')"YVc0!-111 ». (NdÉ)
vers le fond de cette question peut-être sans fond que nous allons 3.· Danjèle Aubriot, " Quelques réflexions sur le pardon en Grèce ancienne>>, dans
nous enfoncer lentement, et selon un chemin sans doute incertain l.r Point théologique, art. cit., p. 11-28. (NdÉ) . .
et labyrinthique. 4. William Shakespeare, The Merchant oJVenice, dans The Complete Works oJWtlltam
Shrt!mpeare, édité avec un glossaire par W. J. C raig, Londres, New York et Toronto,
~van~ de com~encer, donc, à la fois comme en exergue et pour )x ford University Press, 1954, acte IV, sc. 1, v. 232, p. 211; Le Marchand de Venzse,
fatre le hen avec, dtsons, la question juive de notre temps et de tous les tr:1d . fr. François-Vi to r Hugo, dans Œuvres complètes, t. I, avant-propos d'André
tem~s que j'évoquais la dernière fois, et qui sans doute ne s'imposa ~ id e, Henri Flu hère (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade >>, 1959,
pas a nous de façon fortuite et conjoncturelle; à caus d tous les p. 1 5 . (Nd É)

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78
LE PARJURE ET LE PARD O N 1 li U 1 \M li,' .AN :t·:

«An oath, an oath, I have an oath in heaven: Shall I lay perjury upon qu'il dit, ce qu' il juœ t prom t ainsi, c'est que le serment est
my sou!? 1 No, not for Venice. (Un serment! un serment! J'ai un ;•u -dessus du pouvoir humain, de la langue humaine (nous verrons
serment au ciel! 1 Mettrai-je le parjure sur mon âme? 1 Non, pas 1 lu tard que dans la Grèce antique le serment (horkos) impliquait
pour tout Venise.) 1 » au si le pouvoir divin et dépassait l'humanité dans des conditions
Et quand Portia feint de prendre acte de ce refus 2 et dit alors: fore complexes et ambiguës que nous étudierons); ce que dit ici
«l'échéance est passée 3 »(«this bondis forjèit», ce contrat, ce lien, Shylock (« by my sou! I swear 1 There is no power in the tongue of
cette reconnaissance de dette est arrivée à échéance), légalement le man 1 To alter me. I stay here on my bond»), c'est que le serment 1
Juif peut réclamer une livre de chair qui doit être coupée par lui ·st, dans la langue humaine, un engagement que la langue humaine
tout près du cœur du marchand (« Why, this bondis forjèit; 1And Loutefois ne saurait d'elle-même défaire, dominer, effacer, s'assu-
lawfully by this the jew may claim 1 A pound ofJlesh, to be by him j ttir en le déliant. Un serment, c'est un lien dans la langue humaine
eut off! Nearest the merchant's heart4 »),elle essaie encore, Portia, que la langue humaine, en tant que telle, en tant qu'humaine, ne
de lui demander, une dernière fois, à Shylock, de pardonner en peut délier. C'est dans la langue humaine un lien (bond) plus fort
annulant la dette, en la remettant, en en faisant grâce:« be merciful», que la langue humaine, etc. Plus que l'homme dans l'homme. Le
demande-t-elle pour la dernière fois, prends trois fois ton argent et ·erment, la foi jurée, l'acte de jurer, c'est la transcendance même,
dis-moi de déchirer ce billet, ce contrat,« bid me tear the bond5 ». l'expérience du passage au-delà de l'homme, l'origine du divin
Shylock refuse encore et pour le faire, il jure, il jure qu'il ne le ou, si on préfère, l'origine divine du serment. Aucun péché n'est
peut pas, il jure en vérité sur son âme qu'il ne peut pas se parjurer plus grave que le parjure, et Shylock répète en jurant qu'il ne peut
et revenir sur le serment antérieur. Après avoir dit: «An oath, an pas parjurer; il confirme donc par un second serment le premier
oath, I have an oath in heaven: 1 Shall I lay perjury upon my sou!? 1 serment, dans le temps d'une répétition; on appelle cela la fidélité,
No, not for Venice. (Un serment! un serment! J'ai un serment au qui est l'essence même et la vocation du serment: quand je jure, je
ciel! 1 Mettrai-je le parjure sur mon âme? 1 Non, pas pour tout jure qu'il n'est au pouvoir d'aucune langue humaine de me faire
Venise)», il redouble son acte de foi, il jure et répète, en jurant abjurer, de m'ébranler, c'est-à-dire de me faire parjurer. J'insiste sur
sur ce qu'il a déjà juré: « by my sou! I swear 1 There is no power in cette insistance parce que nous aurons sans cesse à méditer la possi-
the tongue of man 1 To alter me. I stay here on my bond. Oe jure bilité du parjure dans ce séminaire.
sur mon âme 1 qu'il n'est au pouvoir d'aucune langue humaine 1 (À propos du serment et du parjure chez Shakespeare, je vous
de m'ébranler[, de me faire changer,] de m'altérer. Je m'en tiens recommande le très beau livre d'un ami, malheureusement mort très
[<à> mon engagement,] au contrat, à la promesse solennellé.) » jeune il y a quelques années, Joel Fineman, Shakespeare's Perjured Eye,
University of California Press, 1986 2 ; c'est un livre qui ne mentionne
1. W. Shakespeare, 1heMerchantofVenice, op. cit., acte IV, sc. 1, v. 227-230,
pas du tout Le Marchand de Venise, mais surtout les Sonnets.)
p. 211; trad. fr., p. 1252. (NdÉ)
2. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute: « Shylock refuse au nom de sa fidélité 1,___ Cette partie de la séance a été reprise par Jacques Derrida, avec des ajouts et des
au serment. Pour rien au monde puisque le serment le lie au ciel, donc au-delà de modifications stylistiques significatifs, dans la conférence inaugurale parue sous le titre
l'homme, il ne peut enfreindre cette promesse et parjurer. >> (NdÉ) << Qu'est-ce qu'une traduction "relevante"? », dans Quinzièmes assises de la traduction litté-
3. W. Shakespeare, Le Marchand de Venise, op. cit., p. 1253. (NdÉ) raire (Arles 1998), op. cit., p. 21-48 (plus particulièrement ici, pour les pages 81-100: ibid. ,
4 . W. Shakespeare, The Merchant of Venice, op. cit., acte IV, sc. 1, v. 230-233, p. 32-48). Le texte a aussi paru dans le Cahier deL 'Herne Derrida, op. cit., p. 561-576
p. 211. (NdÉ) · (plus particu lièrement ici pour les pages concernées : ibid., p. 566-576). (NdÉ)
5. Ibid., acte N, sc. 1, v. 233, p. 211. (NdÉ) 2. Joel Fineman, Shakespeare$ Perjured Eye: The Invention ofPoetic Subjectivity in the
6. Ibid., acte IV, sc. 1, v. 240-242, p. 211 ; trad. fr., p. 1253 (traduction modifiée Sonnets, Berkeley, The U niversity ofCal ifornia Press, 1986. Joel Fineman (1947-1989)
par Jacques Derrida). (NdÉ) . ·rait professeur de litté rature anglaise à l'Université de Berkeley. (NdÉ)

80 81
LE P.ARJUR E ET LE P.AR OON

' il r 1 ondant exact m nt à qu tu v u.x dire n me demandant


Et je commencerai donc, moi, ma citation de la grande tirade · • ·i u en me posant cette que tion. Nous pensons et voulons dire la
sur le pardon, dans Le Marchand de Venise, tirade qui reste encore hos , nous sommes le même en miroir dans cette mesure-là.
à lire, plus haut que dans l'exergue de Danièle Aubriot, et pour truc ture est supposée être à l'œuvre dans tout« je pardonne».
en conduire la lecture dans une tout autre direction. C'est dans la u -lie est alors la réponse ou la conclusion de Portia, aussitôt après
scène 1 de l'acte IV, etc' est Portia qui s'adresse d'abord à Antonio, •t a v u? Sa réponse tombe comme une sentence. C'est une réponse
puis au Juif Shylock. Tou te la pièce, vous le savez, est donc cette •n . i mots, six mots brefs qui nomment dans le même soufRe le
fabuleuse histoire de serment, de contrat, de lien contractuel (bond), fu ifet Le merci, Le juifet le pardon; cette petite phrase signe à la fois
de parjure, l'histoire d'un marché, d'un endettement dans lequel l' · ·o nomie et le génie incomparable de Shakespeare, car elle mérite
les valeurs d'échange sont incommensurables (argent et livre de 1 · . ' lever au-dessus de ce texte comme une immense allégorie de
chair, money 1pound ofjlesh). Portia (déguisée en avocat, relisez la tou t ce dont nous parlons depuis des semaines et en vérité depuis
pièce) s'adresse d'abord à Antonio pour lui demander d'avouer, 1 ·~ iècles, et qui résume peut-être toute l'histoire du pardon qui
de confesser sa dette impayée ou impayable: «Do you conjess the n u attend encore. La réponse de Portia en forme de sentence, c'est:
bond 1?», lui demande-t-elle. Confesses-tu, reconnais-tu le contrat,
l'engagement, le lien? «Reconnais-tu le billet 2 ?» (traduit platement Then must the ]ew be merciful'.
François-Victor Hugo dont je suivrai, parfois en la modifiant, la
traduction): reconnais-tu la reconnaissance de dette? Reconnais-tu « Donc
[dès lors, par conséquent, igitur] le Juif doit être "mercifut' »
la dette? «Do you conjess the bond?»: avoues-tu la dette contractée, il doit être clément, indulgent, disent certaines traductions; mais
confirmes-tu l'endettement, l'engagement signé, le lien, donc ce ·videmment cela veut dire: Donc, igitur, then, puisque tu avoues la
que tu dois, donc ce par quoi tu es en dette ou en défaut, voire en d ·ue ou la faute, alors le Juif- ce Juif-ci, Shylock dans ce contexte
faute, d'où le mot «confess»? Réponse d'Antonio: «1 do 3» (perfor- 1 r ·cis, mais la force de la sentence tend à prendre une valeur symbo-

matif). Oui, je confesse, j'avoue, je reconnais, je confirme et signe li 1ue et métonymique gigantesque, à la mesure de tous les temps:« the
ou contresigne. 1 do. Phrase aussi extraordinaire qu'un «oui» en ce few » représente aussi tout Juif, le Juif en général dans son différend
que, dans l'économie et la brièveté de la réponse, aussi simple et ·tv le partenaire chrétien, le pouvoir chrétien, l'État chrétien -, le
pauvre < que > possible, l'énonciation implique non seulement le Juif doit pardonner).
«je», mais un «je» qui fait et dit qu'il fait et qu'il fait ce qu'il fait, (Permettez-moi ici une parenthèse: en relisant cette sentence extraor-
mais dit qu'il est lui-même le même que celui qui a déjà entendu, linaire dont nous analyserons toutes les ruses dans un moment, cette
compris, mémorisé en son intégralité le sens de la question posée, 1 hrase qui dit: «donc le Juif doit pardonner», ce qui sous-entend
à son tour intégrée dans la réponse qui confirme l'identité entre le « ·' st le Juif qui doit pardonner», «c'est au Juif de pardonner», je
«je» qui a entendu et le« je» qui profère le« oui» ou le« 1 do». Mais n · pouvais pas ne pas me rappeler ce soupir extraordinaire du pape
aussi, dans la mesure de cette intelligence et de la mémoire de la 1 cette fin de second millénaire qui, il y a quelques semaines, alors
question, le même que celui qui pose la question: je dis «oui, 1 do», 1u'on lui demandait, au moment où il prenait l'avion pour l'un de ses
voyages transcontinentaux, ce qu'il pensait de la déclaration de repen-
tance, au sujet des JuifS, de l'épiscopat français. En soupirant, en se
1. W. Shakespeare, lhe MerchantojVenice, op. cit., acte IV, sc. 1, v. 181, p. 211. (NdÉ)
2. W. Shakespeare, Le Marchand de Venise, op. cit., p. 1252 :<<Reco nnaissez-vous
le billet ?>> (NdÉ) 1. fbid., acre IV, sc. l , v. 182, p. 211 ; trad. fr. , p. 1252: << Il faut donc que le Juif
3. W . Shakespeare, 7he M erchantofVenice, op. cit:, acte N , s . 1, v. 18 , 1. 1 1. (N dÉ) so i1 lément. » (NdÉ)

8
LE PARJUR E E'J' LE l'A l 1 N

plaignant un peu, en plaignant un peu la chrétienté ou la catholicité, l ·t t im.p lem ent parce qu'elle est 1.· connue, c'est alors que le Juif
le pape a dit: «Je remarque que c'est toujours nous qui demandons 'indi n et interroge. Il dem ande:« En vertu de quelle obligation»,
1
pardon • » Eh! Sous-entendu pardon aux Juifs (encore que certains 1• 1u He conrrainte, de quelle loi devrais-je être« mercifùl», dément,
pensent légitimement aussi à certains Indiens d'Amérique et à d'autres mis ri ordieux, pardonnant? Le mot qu'on traduit par« obligation»
victimes diverses de l'Inquisition). C'est toujours nous, les chrétiens u « on train te » ou «loi» est intéressant, c'est «compulsion», qui
ou les catholiques qui demandons pardon, mais pourquoi donc? Oui, ,·i ' n ifie «compulsion» au sens de pulsion irrésistible, de contrainte,
pourquoi? Est-ce parce que le pardon est chose chrétienne et que les 1· pouvoir contraignant (Zwang, comme on dirait en allemand
chrétiens doivent donner l'exemple, parce que la Passion du Christ a ·n énéral et dans un vocabulaire freudien Wiederholungszwang:
consisté~ assumer le péché sur la croix? Ou bien parce que, en 1'occur- ·om pulsion de répétition), en vertu de quelle compulsion devrais-je
rence, l'Eglise, sinon la chrétienté, aura toujours eu beaucoup à se tn monrrer « mercifùl»? <<On what compulsion must 1? tell me that 1• »
reprocher, en demandant pardon, et d'abord au Juif à qui il< est> 'est en réponse à cette demande du Juif, sommé d'être miséricor-
demandé pardon, d'être mercifùl? « Then must the jew be mercifùL ») 1i ux et d'accorder le pardon ou la remise de peine ou de paiement,
Portia s'adressant à Antonio (son complice) et nommant le Juif Jue Portia fait un grand éloge de« mercy», du pardon, du pouvoir
comme un tiers, elle lui dit, à Antonio, pour que le Juif entende: ! pardonner (je dis bien «pouvoir», car sans cesse, et d'abord avec
devant ta reconnaissance, ton aveu, ta confession(« Do you confess the J\rendt que nous lirons dans quelque temps, le «pardon» est défini, de
bond? 11 do»), alors le Juif doit être plein de merci (mercifùl), miséri- làçon problématique à mes yeux, comme un« pouvoir», une« faculté»,
cordieux, indulgent, capable de pardonner, de remettre ta peine ou une «puissance»). Et dans cette longue et superbe tirade, que je lirai
ton paiement, d'effacer la dette, etc. Dès lors que la dette est avouée, dans son entier tout à l'heure, elle définit« mercy», le pardon, comme
reconnue, c'est comme si le pardon ou 1' annulation de la dette étaient 1 pouvoir suprême; plus précisément comme un pouvoir qui, étant
demandés, et devant cette demande, le Juif doit pardonner, il doit ans pouvoir, sans contrainte, sans obligation, gratuit, gracieux, est un
accorder sa démence, il a le devoir de ne pas être sans merci. Ce pouvoir au-dessus du pouvoir, une souveraineté au-dessus de la souve-
sont bien les problèmes du pardon demandé, à demander ou non, raineté, une souveraineté superlative, plus puissante que la puissance dès
tels que nous commencions à les évoquer la fois passée. lors que c'est une puissance sans puissance, une rupture au-dedans de la
Et c'est alors que le Juif, ne comprenant pas la déduction de puissance, une puissance transcendante qui, puissance sans puissance,
Portia, ne comprenant rien ou refusant de rien comprendre à cette s'élève au-dessus de la puissance. C'est pourquoi elle est l'attribut du
logique de Portia qui voudrait qu'il accorde le pardon et absolve la roi, dira-t-elle, comme le droit de grâce dont nous parlions la dernière
fois 2 ; elle est la prérogative ou le privilège absolu du roi, du monarque,
1. Allusion au discours du pape Jean-Paul II aux participants du colloque « Les racines ici du Doge; mais, autre surenchère, autre marche dans l'escalade infinie,
de l'antijudaïsme en milieu chrétien>>, Vatican, le 31 octobre 1997. Voir «Nous nous de même que ce pouvoir est au-dessus du pouvoir, comme cet attribut
souvenons: une réflexion sur la Shoah>>, Documentation catholique, no 2179, 5 avril du roi est celui d'une puissance plus puissante que la puissance, de
1998; (en ligne], disponible sur URL: < http://www.vatican.va/roman_curia/ponti-
fical_councils/ chrstuni/ documents/ rc_pc_chrstuni_doc_ 16031998_shoah_fr.html >,
même, elle est en même temps au-dessus du roi et de son sceptre, elle
consulté le 15 juillet 2019. On trouve plusieurs articles publiés ultérieurement se est surhùmaine, elle ne revient qu'à Dieu. La grâce est divine, elle est
ra~portant au pardon du pape dans le dossier «Le parjure et le pardon: documen- dans le pouvoir terrestre ce qui ressemble le plus au pouvoir divin, elle
tation» du fonds Jacques Derrida de I'IMEC (219 DRR 240.1). Voir, emre autres,
est dans l'homme le surhumain (les deux discours ici se font écho, se
Christian Sauvage, «Le "grand pardon" du pape. Dimanche prochain, on attend un e
initiative de Jean Paul li. Un grand théologien explique les enjeux de cette déma r he»
(interview avec le père Jea n-Louis Bruguès], Le journal du Dimanche, m :1rs 000,
1. W.Shak SI arc, 7he MerchantoJVenice,op.cit.,acte 1V,sc.l,v.J83,p.211.(NdÉ)
p. 7, où Jacques Derrida est cité. (Nd!~)
. V ir upra, p. 4 -18. (NdÉ)

84
LE l'A Rj U RE ET LE PARl 1 nu 1 ! MF. .' .. N : t!

envoieht 1 en miroir, celui de Shylock le Juif et de Portia la h ré ti nne 1 • spoli r au no m d la cra n ndarl ublim · de la grâce ; on est en
m le chrétien dans la robe du droit; l'un et l'autre mettent quelque chose trn ind l'élev rau-des us d to ut, av tte histoiredepardondivin
le serment, le pardon) au-dessus du langage humain dans le langage ·t ublime, m ais c'est une ruse pour lui faire les poches en le distrayant,
1umain, au-delà de l'ordre humain dans l'ordre humain, au-delà des 1 ur lui faire oublier ce qu'on lui doit et le châtier cruellement. Et il
lroits et devoirs de l'homme dans la loi de l'homme). pro teste alors, il se plaint, il porte plainte, il réclame la loi, le droit,
La force du pardon, vous allez entendre Portia, est plus que juste, b pénalité. Nous allons l'entendre. En tout cas, il ne se trompe pas,
Jlus juste que la justice ou que le droit, elle s'élève au-dessus du lUi que, en fait, au nom de cet extraordinaire éloge du pardon, une
iroit ou de ce qui dans la justice n'est que droit; elle est, au-delà rus économique, un calcul, l'intrigue d'une stratégie est en train de se
iu droit des hommes, cela même qu'invoque la prière. Et ceci est m. tt re en place, au terme de laquelle (vous la connaissez, c'est le défi
mssi un discours sur la prière. Le pardon est prière, il est de l'ordre 1 découper la chair sans verser une goutte de sang -lisez ou relisez la
fe la bénédiction et de la prière, des deux côtés, de la part de qui pi ce), Shylock perdra tout, et son argent et la livre de chair, et même
te demmde et de la part de qui l'accorde. Autrement dit, l'essence :a religion puisqu'il aura même, quand la situation se sera renversée
fe la prière est chose du pardon et non du pouvoir et du droit. Il < ses dépens, à se convertir au christianisme, après avoir eu, lui, à son
v a entre l'élévation de la prière ou de la bénédiction - élévation 1 ur, à implorer à genoux la merci du Doge («Down there.fore [lui dira
m-dessus du pouvoir humain, au-dessus même du pouvoir royal en Lo ut à l'heure Portia], and beg mercy of the duke 1 »),un pardon que
tant qu'humain, au-dessus du droit, du droit pénal-, il y a entre cette 1 Doge de Venise feint de lui accorder pour lui montrer combien sa

élévation de la prière et l'élévation du pardon au-dessus du pouvoir générosité, comme sa nature de chrétien et de monarque, est supérieure
humain, du pouvoir royal et du droit, une sorte d'affinité essentielle. à celle du Juif(« Pour que tu voies combien nos sentiments diffèrent,
La prière et le pardon ont la même provenance et la même essence, la j te fais grâce de la vie avant 'q ue tu l'aies demandé»: « That thou shalt
même hauteur plus haute que la hauteur, la hauteur du Très-Haut. ee the difference ofour spirits, 1I pardon thee thy !ife be.fore thou ask it. 1
À la fin de cet extraordinaire traité du pardon, de la grâce ou de For halfthy wealth, it is Antonio s; 1 The other halfcomes to the general
«mercy», dont je retarde encore un instant la lecture, Shylock, le tate, 1 Which humbleness may drive into a fine», ce que François-Victor
Shylock, le Juif de Shakespeare, est effrayé par cette demande exorbi- Hugo traduit (je modifierai parfois un peu sa traduction): «Pour que
tante, par cette exhortation à pardonner au-delà du droit, à renoncer tu voies combien nos sentiments [nos esprits] diffèrent, 1je te fais grâce
à son droit et à son dû, à renoncer à ce qu'Antonio lui doit; il sent de la vie avant que tu l'aies demandée. 1 La moitié de ta fortune est
qu'on lui demande trop, on exige de lui plus qu'il ne peut, plus qu'il à Antonio, 1 l'autre moitié revient à l'État; 1 mais ton repentir peut
n'a lui-même le droit d'accorder, étant donné le «bond» (le Bund, ncore commuer la confiscation en une amende 2 • »
serait-on tenté de dire), qui le lie par-delà les liens humains. Shylock Comme vous voyez, la souveraineté du Doge (dans sa manifes-
pressent surtout qu'on est en train de le mener en bateau, si je puis tation rusée) mime le pardon absolu, la grâce qui s'accorde là même
dire dans cette histoire de bateau et de naufrage, il pressent que lui, o ù elle n'est pas demandée, mais c'est la grâce de la vie, alors que
qu'on a présenté comme le diable (une figure du diable, à la ressem- pour tout le reste, Shylock est totalement exproprié, la moitié au
blance du diable («the devi! [... ] in the likeness ofa jew 2 » (acte III, bénéfice d'un sujet privé, Antonio, l'autre moitié au bénéfice de
scène 1)), il pressent qu'on est en train de l'avoir, de le posséder, de

1. Ibid. , acre IV, sc. 1, v. 364, p. 212 ; trad. fr. , p. 1255: « À genoux, donc! et
l. Dans le tapuscrit, on lit: «renvoient voient >> . (NdÉ) · implore la merci du doge.>> (NdÉ)
2. W. Shakespeare, The MerchantofVenice, op. cit. , acre III, sc. 1, v. - 4, 1. 03; 2. Ibid. , acte IV, sc. 1, v. 369-373, p. 212 ; trad. fr. , p-. 1255 (traduction modifiée
trad . fr. , p. 1234: « le diable [. . .] sous la fi gure d' un Jui f». (Nd É) par j acqu es Derrid a). (NdÉ)

8 87
LE PARJUR E ET L E PAl 1 ) N

l'État. (Rappeler Kant et le droit de grâce 1••• ) Et là, pour avoir une y a-t-il encore une économie dan ce qui, au nom du pardon incalcu-
remise de peine et éviter cette confiscation totale, le Doge y met lable, incalculant, prétend ou tend à rompre avec l'économie? Avec le
une condition, qui est le« repentir» («repentir» est la traduction de alcul? Non seulement avec le calcul et l'économie du capital financier
François-Victor Hugo pour« humbleness»: si tu t'humilies, si tu fais u du marché mais avec le calcul, fût-il inconscient, de l'économie
preuve d'humilité en te repentant, on remettra ta peine et tu n'auras n général, l'économie intersubjective et psychique, l'économie du
qu'une amende au lieu d'une confiscation, une expropriation totale). désir et de la mémoire en général, l'économie ou l'écologie de tout
Mais quant à la grâce absolue, le Doge a sur elle un pouvoir si ela, la stratégie de l' oikos, du propre et de l'appropriation?)
absolu, si souverain, que tout à l'heure, il menacera de la retirer, et Shylock dit alors, dans une sorte de contre-calcul: eh bien, gardez
de revenir sur elle, de rétracter sa grâce («He shall do this, or else I votre pardon, prenez ma vie, tuez-moi donc puisqu'en me prenant
do recant 1 The pardon that I late pronounced here 2 ») . tout ce que j'ai et tout ce que je suis, vous me tuez de toute façon:
Que se passe-t-il, en effet, quand le Doge lui accorde la grâce «Nay, take my !ife and ali; pardon not that: 1 You take my house
non demandée de sa vie tout en confisquant tous ses biens, sauf s'il when jou do take the prop 1 That do th sustain my house; you take my
demande pardon, en somme? Une grâce qu'il se sentira libre de retirer Lifè 1 When you do take the means whereby I live. (Eh, prenez ma vie
si les conditions ne sont pas remplies, si bien que le Doge se place ~ t tout, ne me faites grâce de rien [ne me pardonnez pas]. 1 Vous
au-dessus de la loi même du pardon? Eh bien, dans un premier temps, m'enlevez ma maison en m'enlevant 1 ce qui soutient ma maison;
Shylock refuse. Portia avait protesté contre la promesse de remettre, vous m'ôtez la vie 1 en m'ôtant les ressources dont je vis) 1• »
sous condition de repentir, la confiscation totale en amende, et elle Et vous savez comment les choses finissent; sinon, relisez atten-
dit: «Ay, for the state; notfor Antonio 3 [qu'on lui remette la peine de t ivement la pièce en y suivant l'extraordinaire économie des
confiscation pour ce qu'il devrait à l'État et non pour ce qu'il devrait bagues, des serments, impliquant ou n'impliquant pas Shylock
à Antonio] ».Alors Shylock se révolte et il refuse le pardon. Il refuse qui, finalement, perd tout et doit, une fois que le Doge menace de
de pardonner, certes, d'être« mercifùl», mais il refuse aussi d'être retirer sa grâce, consentir, lui, à signer une remise totale de dette
pardonné, d'être pardonné à ce prix. Il refuse donc et d'accorder, et ct une conversion forcée au christianisme. «A ton baptême, lui dit
de demander le pardon. Il se dit étranger, en somme, à toute cette ratiano, tu auras deux parrains. 1 Si j'avais été juge, tu en aurais eu
histoire fantasmatique du pardon, à toute cette intrigue malsaine du dix de plus 1 pour te mener, non au baptistère, mais à la potence»,
pardon, à toute cette prédication chrétienne etthéologico-politique exit Shylock («In christening thou shalt have two godfothers; 1 Had
qui veut faire passer des vessies pour des lanternes. Il préfère mourir f been judge, thou shouldst have had ten more, 1 To bring thee to the
que d'être pardonné à ce prix, car il a compris ou en tout cas pressenti gallows, not the font 2 »).
que le pardon absolu et gracieux, il devrait en fait le payer très cher, J'aurais aimé suivre cette stratégie du «pardon» et ce lexique du
et qu'une économie se cache derrière ce théâtre de la grâce absolue. erment et du parjure dans toute la pièce, mais je vous laisse le faire
O'y insiste parce que ce sera souvent la grande question du séminaire: vous-mêmes. Il se trouve que juste après la scène que je viens d'évoquer,
quand Shylock a tout perdu et qu'il a quitté la scène de l'histoire, plus de
Juif en scène, plus de Juif dans l'histoire, on se partage les bénéfices, et
1. Lors de la séance, Jacques Derrida précise:<< Kant disait que le roi ne doit exercer
le droit de grâce que là où il est lui-même la victime. Il y aurait beaucoup à dire ici. » 1 Doge supplie, implore, conjure (comme on traduit« entreat») Portia
Voir supra, p. 47-48. (NdÉ) de venir cüner chez lui. Elle refuse en demandant pardon humblement:
2. W . Shakespeare, The Merchant ofVenice, op. cit., acte IV, sc. 1, v. 392-393,
p. 213; trad. fr., p. 1256. (NdÉ)
3. Ibid , acte IV, sc. 1, v. 374, p. 2 12; trad. fr. , p. 1255 : <<Soit, pour l'État; non , 1. /bid , acte lV, . l , v.375-378, p. 2 12;trad.fr.,p.l256.(NdÉ)
po ur Ile d'Afltonio ». (NdÉ) Ibid. , a re IV , . 1, v. 3 9-401 , p. 213 ; n ad. fr., .p. 1256. (NdÉ)
LE PARJ U RE ~ 'l'LE PMU O N \1
J J\LJ j I, M JI,.: ,1\N ;JI,

«1 hutfzbly do desire your Grace ofpardon J» (le fait qu'on appelle souvent 1 Jl!l ~ l' h ure un r umé hématiqu , un squelette logique, et que
les grands votre Grâce, votre gracieuse majesté signifie bien le pouvoir · ou 1rais citer t co mm nt r maintenant. Jus te après avoir dit
dont nous parlons). Elle demande pardon à sa Grâce, car elle a à faire u Ï hen must the j ew be merciful», et après que Shylock eut protesté
en ville. Le Doge demande qu'on la, qu'on le rétribue (gratify), qu'on la ' !! !· mandant: «On what compulsion must 1? tell me that», voici la
paie ou récompense pour ses services («Antonio, gratify this gentleman, 1 ·p ) 11 de Portia (je vais la citer en deux langues et la scander par
For, in my mind, you are much bound to him 2 »). Cette gratification, cette •tap s dans ce qui est une surenchère admirablement rythmée):
récompense, est un salaire et Portia le sait, elle le reconnaît, elle sait et
elle dit qu'elle a été payée pour avoir bien joué d'une scène de grâce Premier temps:
et de pardon, comme un habile et retors homme de loi; elle avoue,
cette femme en homme, qu'elle a été bien payée comme mercenaire 7he quality of mercy is not strain 'd,
du merci, ou de la merci, en quelque sorte: «He is weilpaid that is weil [t droppeth as the gentle rain from heaven
satisjied; 1And 1, delivering you, am satisjied, 1And therein do account Upon the place beneath: it is twice bless 'd;
my~effwe~lpaid: 1My mind was nevery et more mercenary. (Est bien payé ft blesseth him that gives and him that takes 1 [ ••• ].

qUI est bten satisfait. 1 Moi, je suis satisfait de vous avoir délivré, 1 et
par conséquent je me tiens pour bien payé. 1 Mon âme n'a jamais été La qualité du pardon n'est pas forcée, contrainte (le pardon ne se
plus mercenaire[ ... ])3». Nul ne saurait mieux dire le «mercenariat» ·oJTlmande pas, il est libre, gratuit; la grâce est gratuite). Elle tombe,
d~ « me~ci » à tous les sens de ce mot. Et d'ailleurs nul ne sait jamais la râce, du ciel, comme une douce pluie (autrement dit, elle n'est
mteux dtre que Shakespeare, lui qu'on a accusé d'antisémitisme pour 1 as programmable, calculable, elle arrive ou n'arrive pas, personne
~e~te ~ièce qui en tour cas décrit et met en scène avec une puissance n' n décide, aucune loi humaine; c'est comme la pluie, ça arrive ou
megalee tous les grands ressorts de l'an tijudaïsme chrétien. n'arrive pas, mais une bonne pluie, une douce pluie, le pardon ne
~t en?n, toujours dans la même scène, à Portia, Bassanio répond s · ommande pas, ne se calcule pas, est étranger au calcul et à la loi,
cect, q~t passe encore par une logique du pardon: «Acceptez quelque mais il est bon, comme le don, car la grâce donne en pardonnant, et
souvemr de nous, comme tribut, sinon comme salaire. ( Take sorne •lie féconde, elle est bonne, elle est bienfaisante, bienveillante, bienfai-
remembrance of us, as a tribute, 1 Not as a foe. Grant me two things, : ante comme un bienfait contre un méfait, une bonté contre une
1 pray you, 1 Not to deny me, and to pardon me.)»: «Accordez-moi méchanceté). Elle tombe, comme la pluie, du haut vers le bas (« it
deux choses, je vous prie: 1l'une, c'est de ne pas me refuser· l'autre droppeth [... ] upon the place beneath»): celui qui pardonne est, comme
c'est de me pardonner 4 . » ' ' 1· pardon lui-même, en haut, très haut, au-dessus de qui demande
Voilà le contexte dans lequel Portia aura déployé l'éloquence pour ) LI obtient le pardon: il y a là une hiérarchie, et c'est pourquoi la

laquelle elle aura été payée, comme un homme de loi mercenaire; métaphore de la pluie n'.est pas seulement celle d'un phénomène
et le morceau de bravoure, le plat de résistance, que j'ai laissé pour tu ' on ne commande pas, c'est aussi celle d'un mouvement vertical
la fin, aura été la magnifique tirade sur le pardon dont j'ai donné lescendant, de haut en bas. «Elle est deux fois bénie; elle bénit
· lui qui donne et celui qui reçoit»: il y a donc déjà un partage du
1. W. Shakespeare, lhe Merchant ofVenice, op. cit., acte IV, sc. 1, v. 403, p. 213; bi en, du bien fait, un partage de la bénédiction (événement perfor-
trad. fr. , p. 1256: «Je demande humblement pardon à Votre Grâce [... ] >> . (NdÉ) matif) et une spécularité entre deux bénéfices de la bénédiction, une
. 2. Ibid, acte IV, sc. 1, v. 407-408, p. 213; trad. fr., p. 1256: <<Antonio, rétribuez
b1en ce ge ntilhomme, 1 car vous êtes, selon lui, grandem ent obligé. ,, (Nd É)
réciprocité d'échange entre donner et prendre.
3. fbtd. , ac te IV, sc. 1, v. 416-419, p. 213; trad. fr., p. 1256. (Nd É)
4. Ibid., acte IV, sc. 1, v. 423-425, p. 2 13 ; trad . fr. , p. 1257. (Nd 1~)
l. Ibid. , a re IV , s . 1, v. 184- 187, p. 211 ; trad. fr. , p. 1252. (NdÉ)

90
LE PARJUR E ET LE PARD ON
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, 'i l s.ius, dans le Pèlerin chérubinique - que je cite et analyse dans


Deuxième temps: ,)'aufle nom, p. 33, appelle le« überunmoglischste» (tableau) et dont
il dit qu'il est possible - et c'est Dieu: «Das überunmoglischste ist
'Tis mightiest in the mightiest; it becomes moglich 1 », dit Silesius, ce qu'on peut traduire, selon la façon dont
'Ihe throned monarch better than his crown; o n entend le «über», par «le plus impossible, l'impossible absolu,
His sceptre shows the force oftemporal power, l' impossible par excellence est possible» ou par «le plus qu'impos-
'Ihe attribute to awe and majesty, ·ible, l'au-delà de l'impossible est possible», ce qui à la fois est très
Wherein do th sit the dread and fear ofkings; différent et revient au même, car dans les deux cas (l'un comparatif,
But mercy is above this sceptred sway,
l'autre superlatif), cela revient à dire que le sommet, la pointe du
ft is enthroned in the hearts ofkings,
ommet (la cime) (tableau 2 ) est d'un autre ordre que ce dont il est le
ft is an attribute to God himselj
so mmet, et donc est le contraire ou autre que ce qu'il dépasse ainsi:
And earthly power doth then show likest God's
l plus impossible et le plus qu'impossible sont d'un autre ordre
When mercy seasons justice [... ] 1•
que l'impossible en général et peuvent donc être possibles (le sens
du «possible», la portée du concept de possibilité ayant subi dans
Elle est (la grâce pardonnante) le plus puissant ou le tout-puissant
cet intervalle, à la pointe et à la limite de l'im-possible, si je puis
dans le tout-puissant (« 'Tis mightiest in the mightiest», la toute-
dire, une mutation - et c'est cette mutation < qui forme > l'enjeu
puissance de la toute-puissance, la toute-puissance dans la toute-
de notre séminaire, bien sûr, depuis longtemps): il n'y a plus de
puissance, ou le tout-puissant parmi tous les tout-puissants, la
co ntradiction possible entre possible et impossible puisqu'ils appar-
grandeur absolue, la hauteur absolue, la puissance absolue dans
tiennent à deux ordres hétérogènes; eh bien, de la même manière
la puissance absolue et superlative, le superlatif du superlatif de
dans « mightiest in the mightiest», si le pardon, si the mercy, « The
la puissance, et comme elle est la toute-puissance de la toute-
quality ofmercy» est« mightiest in the mightiest», cela situe à la fois
puissance, elle est à la fois l'essence du pouvoir, l'essence de la toute-
le sommet de la tou.te-puissance et quelque chose de plus et d'autre
puissance, l'essence du possible, mais aussi ce qui, étant l'essence et
que le pouvoir absolu, et nous allons suivre, dans sa conséquence, le
le superlatif de la puissance, est à la fois le plus haut de la puissance
et plus que la puissance, au-delà de la toute-puissance; c'est bien
cette limite du pouvoir et de la puissance et du possible qui nous 1. Angelus Silesius, Sixième Livre, n° 153, Pèlerin chérubinique (Cherubinischer
importera sans cesse dans ce séminaire, car nous aurons sans cesse Wandersmann), traduit, préfacé et commenté par Henri Piard, édition bilingue, Paris,
Aubier Montaigne, «Collection bilingue des classiques étrangers>>, 1946, p. 340-341,
à nous demander si l'expérience du pardon est une expérience du cité par Jacques Derrida dans Saufle nom, P~ris, Galilée, coll. «Incises>>, 1993, p. 33:
«pouvoir», du« pouvoir-pardonner» ou de l'affirmation du pouvoir << Le plus (qu') impossible est possible.>> (NdE)
par le pardon, etc., à la jointure de tous les ordres du« je peux», et 2. Lors de la séance, Jacques Derrida dessine la figure au tableau et précise en pointant
le sommet:<< Ce qui est le plus, puissance, mightiest, est en même temps plus que puissant.
non seulement du pouvoir politique. Ici, il s'agit toujours du plus
Autrement dic, ici, on a le maximum de puissance et quelque chose qui, étant à la
comme le plus et comme plus que, le plus puissant comme plus puissant pointe, est d'un autre ordre que la puissance. C'est plus puissant que la puissance et,
que- et comme plus que puissant, et donc comme d'un autre ordre donc, c'est d' un autre ordre que la puissance, c'est au-delà de la puissance, c'est donc
que la puissance, le pouvoir ou le possible: l'impossible plus qu 'im- le plus pttissant et le plus que puissant. C'est cette pointe-là, le pardon, c'est ça. Est-ce
que c'est la plus grande affirmation de puissance ou quelque chose d'un autre ordre, un
possible et donc possible: structure analogue à celle de ce qu'Angelus impossible qu i est un ordre étranger au possible ou à la puissance? Dans cette pointe,
il y a les deux Qacq ues D errida la désigne de nouveau au tableau], il y a le superlatif
l. W. Shakespeare, TheMerchantofVenice, op. ch., acte rv, . 1, V. 188- 197, et le compantti f: le to ut- puissant et le plus que puissant. Et ça passe par la tête du roi
p. 2 11. (NdÉ) évidemm ent, ' t du r3ppo rr encre le roi et Dieu.>> (NdÉ)

0 . 9.
LE PARJUR E ET LE PARD ON
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Deuxième temps: , 'aufle nom, p. 33, appelle le« überunmoglischste» (tableau) et dont
il dit qu'il est possible - et c'est Dieu: « Das überunmoglischste ist
'Tis mightiest in the mightiest; it becomes moglich 1 », dit Silesius, ce qu'on peut traduire, selon la façon dont
1he throned monarch better than his crown; o n nrend le «über», par «le plus impossible, l'impossible absolu,
His sceptre shows the force of temporal power, 1 impossible par excellence est possible» ou par «le plus qu'impos-
1he attribute to awe and majesty, ·ible, l'au-delà de l'impossible est possible», ce qui à la fois est très
Wherein do th sit the dread and fear ofkings; lifférent et revient au même, car dans les deux cas (l'un comparatif,
But mercy is above this sceptred sway,
l'autre superlatif), cela revient à dire que le sommet, la pointe du
ft is enthroned in the hearts ofkings,
·ommet (la cime) (tableau 2 ) est d'un autre ordre que ce dont il est le
ft is an attribute to God himse/f,
sommet, et donc est le contraire ou autre que ce qu'il dépasse ainsi:
And earthly power do th then show likest God's
1 plus impossible et le plus qu'impossible sont d'un autre ordre
When mercy seasons justice [. .. ] 1•
que l'impossible en général et peuvent donc être possibles (le sens
du «possible», la portée du concept de possibilité ayant subi dans
Elle est (la grâce pardonnante) le plus puissant ou le tout-puissant
et intervalle, à la pointe et à la limite de l'im-possible, si je puis
dans le tout-puissant (« 'Tis mightiest in the mightiest», la toute-
dire, une mutation - et c'est cette mutation < qui forme > l'enjeu
puissance de la toute-puissance, la toute-puissance dans la toute-
de notre séminaire, bien sûr, depuis longtemps): il n'y a plus de
puissance, ou le tout-puissant parmi tous les tout-puissants, la
ontradiction possible entre possible et impossible puisqu'ils appar-
grandeur absolue, la hauteur absolue, la puissance absolue dans
tiennent à deux ordres hétérogènes; eh bien, de la même manière
la puissance absolue et superlative, le superlatif du superlatif de
dans « mightiest in the mightiest», si le pardon, si the mercy, « The
la puissance, et comme elle est la toute-puissance de la toute-
quality ofmercy» est« mightiest in the mightiest», cela situe à la fois
puissance, elle est à la fois l'essence du pouvoir, l'essence de la toute-
le sommet de la tou.te-puissance et quelque chose de plus et d'autre
puissance, l'essence du possible, mais aussi ce qui, étant l'essence et
que le pouvoir absolu, et nous allons suivre, dans sa conséquence, le
le superlatif de la puissance, est à la fois le plus haut de la puissance
et plus que la puissance, au-delà de la toute-puissance; c'est bien
cette limite du pouvoir et de la puissance et du possible qui nous 1. Angelus Silesius, Sixième Livre, n ° 153, Pèlerin chérubinique (Cherubirtischer
importera sans cesse dans ce séminaire, car nous aurons sans cesse Wandersmann), traduit, préfacé et commenté par Henri Piard, édition bilingue, Paris,
Au bi er Montaigne, «Collection bilingue des classiques étrangers>>, 1946, p. 340-341,
à nous demander si l'expérience du pardon est une expérience du cit:é par Jacques Derrida dans Saufle nom, P~ris, Galilée, coll. «<ncises », 1993, p. 33:
«pouvoir», du «pouvoir-pardonner» ou de l'affirmation du pouvoir << Le plus (qu')impossible est possible. » (NdE)
par le pardon, etc., à la jointure de tous les ordres du «je peux», et 2. Lors de la séance, Jacques Derrida dessine la figure au tableau et précise en poimant
le sommet:: <<Ce qui est le plus, puissance, mightiest, est en même temps plus que puissant.
non seulement du pouvoir politique. Ici, il s'agit toujours du plus
Auhemem dit, ici, on a le maximum de puissance et quelque chose qui, étant à la
comme le plus et comme plus que, le plus puissant comme plus puissant poime, est: d'un autre ordre que la puissance. C'est plus puissant que la puissance et,
que- et comme plus que puissant, et donc comme d'un autre ordre clone, c'est d 'un autre ordre que la puissance, c'est au-delà de la puissance, c'est donc
que la puissance, le pouvoir ou le possible: l'impossible plus qu 'im- le plus puissant et le plus que puissant. C'est cette pointe-là, le pardon, c'est ça. Est-ce
que c'est: la plus grande affirmation de puissance ou quelque chose d'un autre ordre, un
possible et donc possible: structure analogue à celle de ce qu'Angelus imposs ibl e qui es t: un ordre étranger au possible ou à la puissance? Dans cette pointe,
il y a les cleu.x Oacqu es Derrida la désigne de nouveau au tableau], il y a le superlatif
1. W . Shakes peare, The M àchartt of Venice, op. cit"., act:e rv, s . 1' V. 188- 197, et le o mparati f: le to u t-l ui ssa nt et le plus qu e puissant. Et ça passe par la tête du roi
p. 2 11. (NdÉ) videm ment, ' t d u r~ ppo rr ntre le roi et Dieu.» (NdÉ)

9 . 9.
LE PARJUR E ET LE PARI ON

tremblement de cette limite, entre le pouvoir et l'impouvoir absolus, aurait d 'aill urs c rtainem nt à h rcher, je ne le ferai pas ici, en
l'impouvoir ou l'impossible absolu comme le pouvoir sans limite. lir ri n de cette problématique de la circoncision-, circoncision
Elle sied au monarque sur le trône, dit donc Portia, mieux que sa 1 11 ·ral.e de la chair ou circoncision idéale et intérieure du cœur,
couronne (autrement dit, elle est plus haute que la couronne, que ·ir n ision juive et circoncision chrétienne, débat autour de Paul,
l'attribut où que le signe de pouvoir qu'est la couronne sur la tête 1 ur se demander ce qui se passe au fond entre le Juif Shylock et
royale). Son sceptre manifeste le pouvoir temporel (donc, le pardon ln 1 i ou la législation de l'État chrétien dans cet enjeu d'une livre
est un pouvoir supratemporel, spirituel). Son sceptre manifeste le 1• hair devant la loi, le serment, la foi jurée, etc. Laissons.). Car
pouvoir temporel, il est l'attribut d'épouvante et de majesté en au. itôt après avoir dit que le pardon habite au-dedans du cœur du
quoi résident le respect et la terreur devant le roi. Mais le pardon r >i t non dans son trône, son < sceptre 1 > ou sa couronne, dans les
est au-dessus de l'autorité du sceptre, elle trône dans le cœur des nt tributs temporels, terrestres, visibles et politiques de son pouvoir,
rois {cette toute-puissance est autre que la puissance temporelle, et 1· pas est franchi qui permet de dire que ce qui est ainsi absolument
pour pouvoir être autre que la puissance temporelle, donc terrestre n L riorisé dans l'homme, dans le pouvoir humain, dans le pouvoir
et politique, elle doit être intérieure, spirituelle, idéale: < dans > le · r al comme pouvoir humain, est divin, est comme divin (nous en
cœur du roi et non < dans> ses attributs extérieurs); tout le passage i ·ndrons tout à l'heure à ce «comme», à cette analogie ou à cette
de la limite dont nous parlons suit évidemment la trajectoire d'une !' ·s · mblance): «ft is enthroned in the hearts ofkings, 1ft is an attribute
intériorisation qui passe du visible à l'invisible en devenant chose lo od himself 1And earthly power doth then show likest Gods 1 When
du cœur: le pardon comme miséricorde, si vous voulez, la miséri- 1nercy seasons justice[ ... ] {elle trône dans le cœur des rois, 1 elle est
corde étant la sensibilité du cœur au malheur du coupable, ce qui l'auribut de Dieu même, 1 et le pouvoir terrestre qui ressemble le
donne son mouvement au pardon, et dont nous allons voir qu'elle plus à Dieu)» est celui qui «seasons», qui« tempère» la justice par
est d'essence divine: la miséricorde est divine). En disant cela, Portia 1· pardon: c'est quand le pardon tempère la justice: « when mercy
parle évidemment en tant que chrétienne, elle cherche déjà à convertir .1· t ons justice» : «tempère» est la traduction de François-Victor
ou à feindre de prêcher un converti; en essayant, en chrétienne, de !lu go pour« seasons»; ce n'est pas faux, cela veut dire« assaisonner»,
convaincre Shylock de pardonner, elle tente déjà de le convertir au 111 langer, faire changer, modifier, tempérer une nourriture ou un
christianisme; en feignant de le supposer déjà chrétien pour entendre ·lim at, un sentiment de goût ou de qualité; n'oublions pas que ce
ce qu'elle veut dire, elle le tourne vers le christianisme par sa logique li. ours a commencé par tenter de décrire« The quality of mercy».
et sa rhétorique; elle le prédispose au christianisme, comme eût dit Mais à cette traduction de François-Victor Hugo(« tempère ») qui
Pascal', elle le pré-convertit, elle le convertit intérieurement, ce qu'il n' · t pas mauvaise, je serais tenté d'en substituer une autre, qui va
ne tardera pas à être forcé de faire physiquement, sous contrainte, 111 permettre de faire au moins trois gestes à la fois, de nouer entre
comme vous savez. Elle tente de le convertir au christianisme en \! ·Il trois nécessités qui seront toutes à la fois liées entre elles et liées
le convainquant de cette interprétation supposée chrétienne qui : l' h.istoire d'une traduction dont j'avais eu l'audace il y a quelque
consiste à intérioriser, à spiritualiser, à idéaliser ce qui, chez les 1r n't ans 2 et qui est maintenant publiquement consacrée en français
Juifs (dit-on souvent, du moins, c'est un stéréotype fort puissant),
resterait physique, externe, littéral {comme pour la différence entre 1. Dans le tapuscrit, Jacques Derrida avait écrit: «spectre». (NdÉ)
la circoncision de chair et la circoncision paulinienne du cœur - il . Ja qu es Derrida précise cette allusion dans tme note de « Qu'est-ce qu'une traduction
·.. , ·1 v, nee") » : «La premiè re foi s oü le mot " relève" s'est imposé à moi pour traduire
(~. rns rr~d uire) le mot Aujhebung, il s'agissait curi eusement d' une analyse du signe (cf.
1. Voir Blaise Pascal, Pensées et opuscules, Léon Brunschvi cg ( d .), P3ris, 1,ibr3irie 1 1 uits et la pyr·amide. lntmduct.ion à la sémiologie de Hegel, conférence prononcée
H a h n , o ll . « lass iqu s H a hette >>, 1967, fragment 194, p. 1 1 - .. (Nu ~) .ur :o ll g 1 Fra n '• da n. 1 ·min a ire d Jean H yppo li re en janvi er 1968, reprise

4. 1 9
LE 1. ARJ U RE ET L E PARDON l Il J JI.MI'. S ~ AN : 1.:

tout en restant naturellement à son tour intraduisible dans une autre onsacrée maintenant, mêm dans l'université et même là où on
langue. Je traduirai «seasons» par «relève» (tableau): « When mercy ne sai t plus d'où elle vient, et même quand on n'aime pas le lieu
seasons justice», «quand le pardon relève la justice [ou le droit]». d ' oü elle vient, je veux dire «moi», même quand on n'en aime pas
1) Première justification, justification immédiate par le jeu de l'idiome. le goût, je l'avais donc inaugurée pour traduire un mot intraduisible
« Relever» a d'abord le sens ici de la cuisine (comme assaisonner), il de Hegel,« aujheben », «Aujhebung» (ce qui nie en conservant, ce qui
s'agit de donner du goût, un autre goût qui se marie au premier goût, élève en supprimant, etc. ; mot pour lequel on a tenté tant de traduc-
restant le même tout en l'altérant, en le changeant, mais en lui donnant tions inadéquates; eh bien,« relever» garde ces deux sens: remplacer,
plus de goût, en lui donnant encore plus le goût de son goût; c'est ce interrompre, supprimer, nier, en venant à la place de, mais tout en
qu'on appelle «relever» en cuisine française. Et c'est bien ce que dit conservant et en élevant, intériorisant, spiritualisant, etc.). Or ici,
Portia: le pardon relève la justice, la qualité du pardon relève le goût non seulement c'est bien d'une telle relève qu'il s'agit ici, dans la
de la justice. Voilà la première raison pour traduire par «relève» qui bouche de Portia (le pardon relève, il élève, remplace et intériorise
garde bien le code gustatif et culinaire de « to season », «assaisonner». la justice qu'il assaisonne); mais, surtout, et c'est surtout à cela que
La justice garde son goût propre tout en ayant un meilleur goût quand je tiens, nous retrouverons un jour, en lisant Hegel 1, cette même
elle est assaisonnée, relevée par le pardon. Ainsi relevée, elle a à la fois nécessité de l'Aujhebung, de la relève, au cœur même de son interpré-
un meilleur goût et un goût qui lui est plus propre. tation du pardon, de son concept du pardon et de la réconciliation,
1
2) La deuxième justification, c'est que «relever» dit bien l' élé- vers la fin de La Phénoménologie de l'esprit. Le pardon est une relève,
vation: le pardon élève la justice, il la tire vers le haut, la hauteur i1 est en son essence Aujhebung. Et partout nous retrouverons à la
plus haute que la couronne, le sceptre et le pouvoir royal, humain, Fois la nécessité mais aussi les difficultés de cette Aujhebung dialec-
terrestre, etc. C'est bien une sublimation et une élévation, un pas de cique, de cette économie dialectique dans cette histoire du pardon.
plus vers le haut, vers la hauteur céleste, le plus haut ou le Très-Haut Et quand Portia dit que le pardon, la grâce, au-dessus du sceptre et
plus haut que la hauteur. Le pardon est une ascension de la justice, là oü elle siège sur son trône intérieur dans le cœur du roi, est un
une transcendance, un mouvement de la justice qui se transcende attribut de Dieu lui-même et qu'alors, comme pouvoir terrestre,
en s'élevant et en se relevant ainsi elle-même au-dessus d'elle-même. le pardon ressemble à un pouvoir divin au moment où il relève la
3) La troisième justification de cette traduction par «relever», justice (entendez ici le droit), ce qui compte ici, c'est la ressemblance,
c'est que je m'en étais servi il y a trente ans 2 , et elle est à peu près l'analogie, la figuration, l'analogie maximale: le pardon, c'est, dans
1 pouvoir humain, ce qui ressemble le plus, ce qui est et se montre
dans Marges- de la philosophie, Paris, Minuit, [1972,] p. 102). La plupart des mots plus comme un pouvoir divin (« then show likest God's») .
dits "indécidables" qui m'ont intéressé depuis lors sont aussi, il n'y a rien de fortuit à
cela, intraduisibles en un seul mot (pharmakon, supplément, différance, hymen, etc.)
et leur liste n'est pas, par définition, clôturable. >> (Quinzièmes assises de la traduction
But mercy is above this sceptred sway,
littéraire, op. cit., p. 44, note 2; Cahier de L'Herne Derrida, op. cit., p. 575, note 9.) ft is enthroned in the hearts ofkings,
Sur la traduction de «Aujhebung» par<< relève», voir aussi Jacques Derrida,« De l'éco- ft is an attribute to God himse/f,
nomie restreinte à l'économie générale: un hégélianisme sans réserve » [1967]: dans And earthly power doth then show likest God's
L'écriture et la différence, Paris, Seuil, coll . «Tel Quel », 1967, p. 375 sq. ; rééd., coll .
When mercy seasons justice 2.
«Points Essais», 2014, p. 375 sq. (NdÉ)
1. La séance du 3 décembre 1997 commence ici . Après une courte récapitulation,
Jacques Derrida reprendra presque inté_gralemem les trois dernières pages lues lors de
cette deuxi ème séance (p. 96-98). (NdE) 1. Voir J. Der rida, Séminaire «Le pa rjure et le pardon» (inédit, 1998-1999),
2. e passage (jusqu'à « assa isonne», douze lignes plus bas) n'a pas t · lu lors de la « Pr rn i re séan e », « D uxjèm séance » et «Sixième séance». (NdÉ)
éan lu 6 novembre. (NdÉ) ' t j a qu s rricb qui so ulign . (NdÉ)

1 7
LE PARJ UR E ET' E PAR I O N 1 ll.lJ ! \M l•: ,' , N ; tt,

Ce qui ne veut pas dire, nécessairement, que le pardon vient h iswrique t allégoriq u d et te i tuation et toutes les ressources
:ulement d'une personne, là-haut, qu'on appelle Dieu, d'un Père lis ur ive , logiques, théolog.i ques, politiques, économiques de ce
üséricordieux qui laisse descendre sur nous son pardon. Non, cela · >n ept de pardon, de l'héritage, qui est le nôtre, de cette séman-
eut aussi vouloir dire que dès qu'il y a pardon, s'il y en a, on accède ti ]LI du pardon.
ans l'expérience dite humaine à une zone de divinité, c'est là la
enèse du divin, du saint ou du sacré, etc. (À discuter 1 : nécessité 'J'r·oisième temps du discours de Portia, enfin: il va nous importer au
ela personne, pardonnante ou pardonnée, irréductible à la qualité 1 lu haut point, car il s'agira, sans plus parler du Doge et de l'État,
ssentielle d'une divinité, etc.) 2 1 · mettre en regard et en balance la justice d'un côté (et encore une
r i j'insiste, par justice, il faut entendre le droit, la justice calculable
Cette analogie est le lieu même du théologico-politique, du trait •t « enforced», appliquée, applicable, et non la justice que je distingue
.'union entre le théologique et le politique; c'est aussi ce qui assure la :1i Il urs du droit 1 ; ici justice veut dire: le juridique, le judiciaire, le
ouveraineté politique, l'incarnation chrétienne du corps de Dieu (ou droit positif, voire pénal), donc il s'agira, sans plus parler du Doge
u Christ) dans le corps du roi, les deux corps du roi (cf Kantorowicz 3 ·t d - l'État, de mettre en regard et en balance la justice d'un côté
t Marin, Pascal et Port-Royal4). Cette articulation analogique- et ·t 1 salut deI' autre; comme s'il fallait choisir entre l'un et l'autre,
hrétienne- entre les deux pouvoirs (divin et royal, céleste et terrestre), 1 ·voir renoncer au droit pour accéder au salut; et il s'agira du même
:n tant qu'elle passe ici par la souveraineté du pardon et du droit de ·oup de donner au mot et à la valeur de «prière» une dignité essen-
;râce, c'est aussi la grandeur sublime qui autorise ou dont s'auto- ! i ·Il , la prière étant ce qui permet d'excéder le droit vers le salut
isent toutes les ruses et toutes les vilenies qui permettront à l'avocat ou l' spérance du salut; la prière est de l'ordre du pardon, comme
)ortia, porte-parole de tous les adversaires chrétiens de Shylock, l:t 1 énédiction dont il fut question au début (vous vous rappelez:
lu marchand Antonio au Doge, d'avoir raison de lui, et de lui 1 • pardon est une double bénédiction: pour qui l'accorde et pour
:aire tout perdre, sa livre de chair, son argent et même sa religion. ]UÎ le reçoit, pour qui donne et pour qui prend). Or la prière est
~ntendez-moi bien, en disant tout le mal qu'on peut penser de la 1· l'ordre du pardon (demandé ou accordé), la prière n'a aucune
:use chrétienne comme discours du pardon, je ne suis pas en train 1ln dans le droit. Ni dans la philosophie (dans l'omo-théologie, dit
fe faire l'éloge de Shylock quand il réclame à cor et à cri sa livre de Il i legger 2 ). Mais avant de suggérer qu'un calcul et une économie
:haïr et qu'on fasse droit au «bond». J'analyse seulement la donne .· · ·a hent encore dans cette logique, je lis d'abord ces derniers vers
d · la tirade de Portia (elle vient de dire:« When mercy seasons justice
l. Lors de la séance, Jacques Derrida précise: <<C'est ça qui est à discuter parce 1 1uand le pardon relève le droit]» et elle ou il poursuit):
que, en même temps, dans la théologie juive ou chrétienne du pardon, il ne s'agit pas
>eulement de divinité, de< un mot inaudible >, mais d'une personne, qui est quelqu'un,
dans le pardon nous exigeons non pas que la divinité pardonne, mais que quelqu'un,
Iherefore ]ew,
1. . . ]

une personne, un qui, pardonne à un qui, à quelqu'un. >> (NdÉ) Though justice be thy plea, consider this,
2. La séance du 26 novembre 1997 se termine ici. La suite du tapuscrit de cette
séance (p. 98-10 1) sera reprise au commencement de la troisième séance, le 3 décembre
1997. (NdÉ) 1. Voir Jacques Derrida, Force de loi. Le "Fondement mystique de l'autorité», Paris,
3. Voir Ernst Kantorowicz, 7he King's Two Bodies: A Study in Mediaeval Political :a lil c, co ll. << La philosophie en effet>>, 1994; rééd ., 2005. (NdÉ)
7heology, Princeton, Princeton University Press, 1957; Les D eux Corps du roi. Essai ·. Au sujet de la constitution omo-théologique de la philosophie et de la prière (le
sur la théologie politique au Moyen Âge, trad. fr. Jean-Philippe Genet et Nicole Genet, logos t~pophantikos) , voir M . Heidegger, << Identité et différence>>, dans Questiom J, trad. fr.
Paris, Gallimard, coll.<< Bibliothèque des histo ires >>, 1989. (NdÉ) 11 Ir Préau, Pa ris, Gal limard, 1968, p. 306. Jacques Derrida commente longuement
4. Voir Lo uis Marin , Pascal et Port-Royal, Paris, PUF, coll.<< Bibliothèque du ollège 'c·tt • qu ·srion dans le Séminaire La bête et le souverain. Volume JI (2002-2003), op. cit.,
in ternationa l I.e philoso phie>>, 1997. (NdÉ) p. 9 1- 94, p. 300-306 et p. 3 17-32 1. (NdÉ)

8 99
LE PAt )JI E E'i' t.Jl Pi\ ! 1 N 1 Jl, l) 1 I, M i·: .. ,~. 1\N :E

That in the cour e ojjustice none of us 1 • 1 ardon po sibl ( t don impo ibl , impur) que nous parlerons
Should see salvat:ion: we do pr·ay for mercy, b pr hain foi.s. ' st omme si le salut par le pardon devait en
And that same prayer doth teach us aff to render ]LL lqu sorre signer la pert du pardon lui-même.
The deeds of mercy. 1 have spoke thus much La pwchaine fois, nous aurons une discussion 1, si vous voulez
To mitigate the justice ofthy piea, l i n, et j'essaierai de mettre en place, tout en m'engageant dans
Which if thou follow, this strict court of Venice 1, orps même du problème (ce que nous n'avons pas encore fait,
Must needs give sentence 'g;ainst the merchant there 1• ' 1 restant sur le bord de quelques exergues pour donner la note),

j' ssaierai de mettre en place une hypothèse de travail, à savoir


«Ainsi, Juif, 1 bien que la justice [le bon droit] soit ton argument · que j'appellerai les quasi-triangles- quasi-triangles parce qu'il
[plea: ton allégation, ce que tu plaides, ce au nom de quoi tu plaides, 1 ut s'agir de fictions, de triangles imaginaires ou symboliques, de
ta cause, mais aussi ton excuse], considère ceci: 1 qu'avec [le simple simili-triangles ou de triangles apparents, mais peut-être aussi de
cours du droit, la simple procédure juridique] nul de nous 1 ne verrait mirages ou de fantasmes qui n'en sont pas moins requis par ce qu'on
le salut [: nous prions en vérité pour le pardon, la miséricorde (we :1ppellera l'effet de pardon. Ces quasi-triangles sont à la fois, d'une
do pray for mercy) 1 etc' est la prière, cette prière, cette même prière 1 art, si vous voulez, celui du tiers impliqué dans le rapport de la
(the same prayer)] qui nous enseigne à tous à faire 1 acte de [miséri- ju tice à l'injustice, et dans le rapport entre la foi jurée et le parjure
corde, à pardonner]. Tout ce que je viens de dire est 1 pour mitiger (l parjure dans la foi jurée et l'injustice dans la justice) et d'autre
la justice de ta cause; 1 si tu persistes, [si tu continues à la suivre, part, celui qui semble parfois distinguer entre elles les trois religions
cette cause,] le strict tribunal de Venise 1 [devra nécessairement] dites du Livre (judaïsme, christianisme, islam) et celui qui semble
prononcer [son arrêt contre le marchand ici présent] 2 . » pposer une culture biblique (donc judéo-chrétienne) du pardon
Donc, elle feint de conclure en disant: «si tu tiens à ton bon droit, (notre héritage) et son autre, à commencer par le grec, la culture
le tribunal appliquera ce droit en ta faveur et contre Antonio»; et recque qui ignorerait le pardon pur en tant que tel. Pourquoi ces
vous savez que la suite démontrera que ce droit est inapplicable. Lriangles sont-ils et ne sont-ils pas des triangles? Voilà la forme la plus
Mais ce qui m'intéresse ici, c'est qu'en feignant d'opposer le bon ab traite et quasi géométrique d'une question ou d'une hypothèse de
droit (calculable) au pardon, le droit calculaœur à la prière et au Lravail (éminemment discutable en tant que telle) qui nous tiendra
salut, Portia insinue, et cette insinuation sera le leitmotiv de notre longtemps en voyage à travers des digressions et des excursions qui
séminaire, qu'une autre économie (dite spirituelle) est à prendre, si me restent, à l'heure où je vous parle, encore imprévisibles 2 •
je puis dire, en compte, à savoir ce qu'on gagnna à prier, à chercher
son salut, à entrer dans la transcendance du pardon (demandé ou
accordé), à savoir, donc, le salut, la rédemption, le rachat, au travers
du repentir, de l'expiation, du sacrifice, etc. \
C'est de la possibilité toujours ouverte de cette économie générale
et de sa ruse infinie, de l'infinitisation de son calcul qui joue avec
l'incalculable, qui intègre l'incalculable dans son calcul, c'est de cette
super- ou trans-économie qui, passant d'ailleurs par la mort, rend
1. Cene discussion devait avoir lieu le 3 décembre 1997, lors de la troisième séance
1. W . Shakespeare, The Merchant of Venice, op. cit., acte IV, sc. 1, v. 197-205 , lu séminaire. Voi r infra, p. 105, note 1 (NdÉ)
p. 211.(NdÉ) _ . Lors de la séance du 3 décembre, Jacques Derrida enchaîne directement avec le
2. C'est Jacques Derrida qui traduit. (NdE) 1apu rit de la «Troisième éance>> sa ns transition. (NdÉ)

100
Troisième séance
Le 3 décembre 1997

n peut toujours faire passer pour un pardon, présenter comme


1n pardon (demandé ou accordé), une contrefaçon (une plus-value,
l1 r herche d'un bénéfice plus grand que ce à quoi l'on paraît
·n ncer, l'oubli, un mieux-être, une souveraineté, un supplément
1· so uveraineté ou de maîtrise et un asservissement de l'autre,
111 prime de séduction, une meilleure image de soi, une bonne
nu ience, donc, une jouissance narcissique, etc.). Est-il possible
d · p, rdonner, de faire ce que l'on croit alors devoir faire et de le
.li · ans «bonne conscience» ? La bonne conscience qui ne peut
1 ,1. · n pas accompagner le bien, le bien fait, c'est aussi toujours
l' ' llll mi même, le parasite le plus redoutable, la première grimace
1· 1:1 ontrefaçon qui vient à la fois imiter et contrarier, et même
i 1111· atTer ce dont elle tire avantage. Cette contrefaçon n'est pas

l ~ l t' · •m nt, pas toujours le thème d'un calcul, une stratégie ou une

1. 1\ v~ nt de commencer la séance, Jacques Derrida récapitule: «Vous vous rappelez


]li !H u s étions en train de lire, pour les raisons que j'ai tenté de justifier, Le Marchand
1 11isr', en tout cas une certaine scène du Marchand de Venise, et j'étais en train de
111 r J · jus ti fi er ma traduction pour" Wh en mercy seasons justice". Et, à la place du mot
" ' lllp •r r", qui est la traduction par François-Victor Hugo, qui n'était pas mauvaise,
' 1 Il .s 1 r posé " relever" pour trois raisons dont j'avais exposé les deux premières.

1 fN'r'll'lière, c'était que cela peut se justifier immédiatement par le jeu de l'idiome.
1 v ·r" a d'a bord le sens ici de la cuisine (comme "assaisonner"). La justice garde
11 1oO t propre tout en ayant un meilleur goût quand elle est assaisonnée et relevée
l' 1 pa rdo n. Ainsi relevée, elle a à la fois un meilleur goût et un goût qui lui est plus
1 r • 1 i ·n qu 'elle soit transformée par l'assaisonnement du pardon qui la relève. >>
1 r •pr nd la lecture du tapuscrit de la deuxième séance à partir de<< 2. La deuxième
/tli tl/irr!lion , 'est qu e " relever" dit bi en l'élévation ... >> jusqu'à la fin. (Voir supra,
1 1() 1.) Il en h;1Îne ensui te directe ment avec le début de la séance du 3 décembre

• 11 Jl ,lll SÎIÎ o n ni pau e. (Nd É)

10
LE PARJURE ET L E PARD O N '1' 1 ISI 1.Ml! •· ,i\N : ~-:

tactique thématique, c'est-à-dire qui sait ce qu'elle fait; ce n'est ·omment, et pourquoi en hercher la trace ? Qui chercherait encore,
pas nécessairement une tromperie consciente, un mensonge, donc •t -n vue de quoi, la trace d 'un pardon digne de ce nom?
un parjure qui promettrait le pardon (demandé ou accordé) et ne 'es t de la possibilité toujours ouverte de cette économie générale
donnerait, en échange, qu'un simulacre de pardon. La contrefaçon ' l de sa ruse infinie, de l'infinitisation de son calcul qui joue avec
peut être inconsciente, ce qui rend cette catégorie d'oubli qu'on 1 incalculable, qui parie la plus-value infinie en intégrant l'incalcu-
oppose si facilement au pardon - « I forgive but I don 't forget 1 » - lable dans son calcul, c'est de cette super- ou trans-économie qui,
tellement difficile à délimiter. Nous y reviendrons souvent: l'oubli 1 a sant d'ailleurs par la mort, rend le pardon possible (et donc
qui guette le pardon n'est pas seulement la perte de mémoire sous impossible, impur) que nous parlerons désormais.
la forme d'un effacement de la représentation objective du mal fait; 'es t comme si le salut par le pardon devait en quelque sorte
cette représentation peut demeurer vive et entière sans empêcher ·i ner la perte du pardon lui-même.
qu'un certain oubli, un travail du deuil, une thérapeutique affeqent Avant d'ouvrir une discussion 1, si vous voulez bien, j'essaierai
l'effet du mal et toute la scène du mal fait, de la méchanceté, du l mettre en place, tout en m'engageant dans le corps même du
méfait; et si la contrefaçon du pardon peut relever de l'inconscient 1 r blème (ce que nous n'avons pas encore fait, en restant sur le bord
ou encore se loger dans la structure même du pardon dit « authen- l quelques exergues pour donner la note), j'essaierai d'avancer une
tique», dit sans contrefaçon, alors l'idée même d'un pardon authen- hypothèse de travail, à savoir ce que j'appellerai des quasi-triangles
tique devient hautement problématique et mérite peut-être d'être - quasi-triangles parce qu'il peut s'agir de fictions, de triangles imagi-
abandonnée ou, en tout cas, autrement pensée. La contrefaçon ne ll 'lires ou symboliques, de simili-triangles ou de triangles apparents,
serait même plus une contrefaçon, c'est-à-dire une autre façon, un mai peut-être aussi de mirages ou de fantasmes qui n'en sont pas
faire ou savoir-faire, la facture de ce que ferait l'auteur d'une contre- n o ins requis par ce qu'on appellera l'effet de pardon. Bien entendu,
façon, un faux-monnayeur actif et organisé; elle se ferait d'elle-même, bns «quasi-triangles», le simulacre ou l'analogie du «quasi» ne
elle se sécréterait d'elle-même, à même l'original authentique du ·ornptera pas moins à nos yeux que la figure du triangle, ses angles,
pardon vrai, sans attendre la ruse délibérée d ' un faux-monnayeur .· · lignes et surtout la triplicité.
responsable. Ladite authenticité, au regard de laquelle on préten- ~es quasi-triangles sont à la fois, et/ou (et et ou, et ou ou) d'une
drait mesurer ou soumettre à l'épreuve toutes les contrefaçons, eh ptt,rt, si vous voulez, celui du tiers impliqué dans le rapport de la
bien, elle ne se présenterait jamais. Mieux ou pire, la contrefaçon j11 ' tice à l'injustice, et dans le rapport entre la foi jurée et le parjure
serait immédiatement et fatalement contemporaine de la présen- (1· parjure dans la foi jurée et l'injustice dans la justice) et d'autre
tation, de la mise en présence du pardon. Un pardon qui se présente 1art, celui qui semble parfois distinguer entre elles les trois religions
(pardon demandé ou accordé) et qui dit: «Me voici», ce serait déjà dit du livre (judaïsme, christianisme, islam), mais aussi bien celui
un pardon contaminé par ladite contrefaçon. Jui emble opposer une culture biblique (donc judéo-chrétienne)
Et pourtant, objectera-t-on, que serait un pardon qui ne se présente lu pardon (notre héritage) et son autre, à commencer par le grec,
pas, un pardon qui ne se montre pas, un pardon qui ne se demande 1111 ·culture grecque qui ignorerait le pardon pur en tant que tel.
pas comme tel, un pardon qui ne s'accorde pas comme tel? Et l ourquoi ces triangles sont-ils et ne sont-ils pas des triangles?
>il à la forme la plus abstraite·et quasi géométrique d'une question
1. Voir supra, p. 30. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute: «C'est la grande u d ' une hypothèse de travail (éminemment discutable en tant que
charte : le pardon , ce n'est pas l'oubli. Vous vous rappelez la d éclaratio n, à laquelle no us
faisio ns <tllusion, de cette jeune Vietnamienn e.» Il s'agit d e Phan Th! Kim Ph ù , devenue
él bre par la p howgraphi e qu 'avait prise d 'elle Ni ck Ut le 8 juin 197 alors 1u ' ·Il venait 1. S ·lo n l' nr g i rr men t do nt nous disposons pour cette troisième séance, cette
l' rr · gravem n t brû lé par le napalm des bombes d l'ann ~~ d- vi tn ami •nn ·. (Nd É) di ~ ·uss io n n'a pas cu li u.l o r d la éa n e. (NdÉ)

10
LE PARJ URE ET LE PAR DO N

telle) qui nous tiendra longtemps en voyage à travers des digressions 111 • • ·u e a cordée, JI n doi t et n peut en aucun cas signifier
et des excursions qui me restent, à l'heure où je vous parle, encore lu cp:1r lon ». elui-ci exclut le «y a pas de mal » et répète et confirme
imprévisibles. q 1 >nt raire le contraire, à savoir qu'il faut le savoir: «y a du mal »,
Pour commencer à dessiner ces quasi-triangles et mettre les mots 1 lu mal inexcusable, ineffaçable, inoubliable, voire im-pardonnable.
«pardon» et «parjure» à l'épreuve de cette fabuleuse géométrie, je suivrai 1 m · 1 désaccords les plus radicaux au sujet de ce que «pardon»
un premier fil conducteur- que je choisis par économie, puisque l' éco- 11 1 1 :lrjure» veut dire, même les différends à ce sujet supposent
nomie est notre question. Ce fil conducteur traverse, il est en vérité · 11 ' n 1artage au moins quelque pré-compréhension de ce «lexique».
celui de l'héritage, donc de la génération. Il va s'agir d'interpréter la 111 • i vous n'êtes d'accord avec rien de ce que je dis au sujet du
genèse ou la génération du pardon ou du parjure (dont j'ai montré 1 1r l n » et du «parjure », ce désaccord même suppose que nous
la dernière fois en quoi ils s'habitaient, s'impliquaient, s'appelaient , r 111 1 r ni o ns ensemble quelque chose de ces mots, ne serait-ce que
a priori 1' un l'autre 1) en suivant justement le trajet de la génération, .j · ~ q ue, en aucun cas, ils ne voudraient dire: le «pardon» dont
de la genèse et de la génération, de l'héritage transgénérationnel. Pour ' ' ms parl o ns ne veut pas dire n'importe quoi, il est déterminé et se
deux raisons qui sont à la fois distinctes et au fond inséparables. .Il t ·r·m in e, même si on ne sait pas très bien quoi et comment au
1) 2 D'abord les mots et les concepts, le lexique et la sémantique 1 1 ~ i 1se détermine au moins négativement: ce n'est pas toute sorte
du pardon (ou du parjure à pardonner) appartiennent à une ou à de ·h , d e catégories de choses dans la nature ou dans la culture,
plus d'une culture dont nous héritons. Comprendre ce lexique, , 111 ,· 1 · monde. Le pardon n'est pas une chose, une« res», en ce sens
l'interroger, en discuter, en organiser une sorte d'herméneutique, n' ·sl «rien» (res), cet X n'est pas, stricto sensu, «quelque chose »,
cela suppose qu'on les trouve dans une langue dont nous héritons. 1 . m rn «quelqu'un »: ni «quoi » ni «qui »; ce n'est pas le nom

Même pour ouvrir une discussion dans laquelle aucun accord ne l' 111 nrbre, le pardon, ce n'est pas non plus un instrument de musique
serait acquis ou supposé, acquis ou possible, encore faudrait-il que , 11 11 11 animal, ce n'est pas quelqu'un, un homme ou une femme,
nous supposions que nous parlions de la même chose dans la même 11' ' SL pas un éloge ou un théorème, cela ressemble à un acte, mais
langue, que nous visions, en gros, quelque foyer commun de sens q ' ' Il '. t peut-être pas un, pas plus qu'un pouvoir, une expérience
dont nous aurions, comme on le dit pour parler du fameux cercle 1'1 a1 ou non) qui se rapporte à quelque chose de «mal», sans se
herméneutique, une pré-compréhension minimale. Nous visons ce du ir à un e excuse, un oubli, une amnistie, un acquittement, etc.
que nous présupposons être la même chose quand nous prononçons l.t ,· · que veut dire «mal », nous devons le présupposer pour avoir
les mots «pardon» ou «parjure». D'ailleurs, quand quelqu'un •n, cl ce que «pardon» pourrait vouloir dire. Si ce n'est pas une
demande pardon et que celui ou celle à qui cette demande est adressée !11 : ', une substance chosique (arbre, instrument, etc.), ni un vivant
pardonne (ou ne pardonne pas), un accord absolu est supposé, qui ~111 111:d , ni un sujet, homme ou femme, mais ce que semble faire ou
passe par de la langue ou par des traces, un accord au sujet du «mot» ,) JliÎ s rn ble arriver à quelqu'tin ou quelques-uns, une expérience,
ou du signe « pardon», de la chose à pardonner, etc. Des deux côtés ,j ns-nous, est-ce pour autant un prédicat ou un acte, une possi-
du pardon, on doit comprendre la même chos~, le même mal et le 1. l ! ' u un pouvoir? Pour aborder ces dernières questions, déjà
même bien, le même mal, surtout, le pardon impliquant qu'on sache 1 !t v vra i mblables, plus signifiantes mais aussi plus difficiles, plus
et dise et se rappelle que« mal il y a eu et il y a encore». L'expression 1 l 1·rn atiq ues, encore faut-il que je me réfère, mais avec vous, il
«y a pas de mal » peut répondre à un «excuse-moi », elle peut dire nous nous référions à une pré-compréhension partagée du
mot « pa rdo n ». Il faut que nous accréditions ensemble,
1. Voir supra, p. 78 sq. (NdÉ) ' tl ll ll · i n us co nn signio ns un contrat plus vieux que nous, que
pr mier poin t n'est sui vi d'au un po in t <<2» dans 1 t- pu riL. (NdÉ) cl 11 : :1 • r d i rio n t o n.firmi ons nsemble un «sens» commun du

llh 107
LE PARJUR E ET LE PARDON

mot« pardon». Si je me trouve dans un pays de culture et de langues · ·tt mesure-là, et le temps que la personne passe devant moi pour
non européennes et qu'en Chine, au Japon ou en Inde, je dis« pardon» 1. • ndre. Et heureusement. Car supposez qu'en philosophe rigoureux
pour me frayer un chemin et passer devant quelqu'un dans la foule, 'l réfléchi, cherchant à éviter tout malentendu, je lui demande, à
le geste que je fais ou esquisse alors peut rester totalement inintel- · tte personne, ce qu'elle entend par là, que je l'arrête en lui disant:
ligible, donc inefficace, voire propice aux plus graves et plus dangereux «Attendez, attendez, ne descendez pas tout de suite, que voulez-vous
malentendus (on peut l'interpréter comme un abus, une violence, dire au juste? "Excusez-moi" ou "pardonnez-moi"? Parce que c'est
une injure, etc.). Je profite de cet exemple d'une pré-compréhension pas la même chose, d'ailleurs le pardon, qui est une notion judéo-
dans l'usage quotidien du mot« pardon» (qui a un usage quotidien ·h ré tienne à l'origine, il n'est même pas sûr que ce soit possible,
et ordinaire, ce qui n'est pas le cas du mot «parjure» qui est déjà au ndez, ne descendez pas tout de suite, il faut que nous nous expli-
savant; si vous faites une enquête statistique, en France ou en pays juions à ce sujet.» La scène pourrait durer, si l'autre accepte de ne
francophones, vous savez d'avance que les gens qui croient comprendre pas descendre et ne m'envoie pas promener sur-le-champ en me
le mot «pardon» sont beaucoup plus nombreux que ceux qui traitant de demeuré, la scène pourrait durer plus longtemps qu'un
comprennent, voire se servent du mot «parjure» - et cette diffé- : ·minaire. Les deux acteurs de cette scène pourraient passer toute
rence est l'indice d'un problème très sérieux), je profite donc de cet 1 ur vie ensemble, se marier ou passer un contrat d'union civile ou
exemple d'une pré-compréhension dans l'usage quotidien du mot r ·li.gieuse pour ne pas interrompre cette conversation même, sans
«pardon>> pour marquer une frontière que nous devrions ne jamais lre sûrs, arrivés au bout de leur vie commune, d'avoir compris la
oublier, même si nous la passons constamment, surtout ici, où nous n ' me chose quant à ce que «pardon» devrait ou aurait dû vouloir
prétendons réfléchir en philosophes. Cette frontière n'est pas 1ire à l'origine ou à la fin. Ils pourraient même arriver à la fin d'une
seulement celle qui sépare un usage quotidien et léger d'un usage i ·commune sans être sûrs de s'être pardonné ce malentendu possible
réfléchi, spéculatif, voire méditatif; c'est aussi celle qui sépare la : ur ce que « pardon»,« réconciliation », « rédemption», « expiation»,
valeur d'usage effective, si je puis dire, d'une hypothétique ou virtuelle « ·x use », etc., auraient voulu dire - pour eux ou en général. Sans
fondation sémantique qui la justifierait en profondeur et garantirait · )ln pter que lesdites questions fondamentales sur l'essence du
sa condition de possibilité. Chaque fois qu'on se sert du mot« pardon>> pa rdon, « The quality ofmercy 1 », etc., peuvent être elles-mêmes des
et qu'on s'entend assez pour que cela ait l'effet escompté, non f ·in tes, des ruses en vue d'autre chose. On l'a vu avec Le Marchand
seulement on n'a pas besoin, pour cet usage, d'une réflexion profonde Le Venise et le discours de Portia, mais même quand j'arrête quelqu'un
et fondamentale, fondatrice sur ce que le pardon veut dire, devrait 1ui descend de l'autobus ou de l'ascenseur en lui demandant si les
vouloir dire, aurait dû vouloir dire, mais cette réflexion fondamentale 1lis de la sémantique du« pardon » ou de l'« excuse» ne lui ont pas
et abyssale risque au contraire d'interrompre et de paralyser l'usage • ·happé, je peux simplement essayer de retenir l'autre, l'empêcher
même du mot« pardon>>- et de tant d'autres. Imaginez une situation 1 · descendre, l'obliger à passer un moment avec moi, par exemple
aussi quotidienne et banale que celle-ci: quelqu'un passe devant , m'écouter disserter, donc d'une certaine manière à me suivre là
moi pour descendre du bus ou de l'ascenseur et me dit, généra- lLJ j' ntends aller; cela peut être aussi une opération de séduction,
lement en murmurant et sans attendre de réponse: «excusez-moi>> 11 n tratégie de drague, même si ça finit par un mariage
ou« pardon». Il n'y a en fait aucun malentendu possible; je comprends im 1 ardonnable.
exactement ce qui se passe, et je le comprends sans la moindre Et pourtant, même si on prend en compte cette différence entre
équivoque et exactement comme le comprend la personne qui m e 1• s ·n dit profond, fondateur, justificateur, et l'usage courant,
d.it d ans cette situation, à ce moment, « excus z-m i »,
m' x us >> ou « pardon ». ym ' trie ou r 'cipr 1. Vo ir sup·a, p. 9 1 q. (N 11':.)

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LE PARJ URE ET I.E PAlU N ' J' J ISI I, M JI, ,'·. AN : 1\

quotidien mais plus ou moins efficace, nous ne pouvons simplement p ·n r « xcus » n di anr «pardon » - pour ne prendre que cet
tenir cette frontière pour sûre. • ·mple massif.
Cette pré-compréhension minimale suppose à la fois l'héritage Mais là n'est pas la seule nécessité de suivre le fil conducteur de la
d'une langue ou d'une culture, d'une langue formée, informée par r;li at:ion, justement, et de l'héritage, voire du patrimoine.
une culture, par une ou plus d'une tradition qui passent la génération. .J soulignerai deux autres nécessités.
Je ne suis pas libre de dire ou de faire dire à ces mots, «pardon» ou 1) Pardon et parjure supposent la mémoire, le non-oubli, c'est-
«parjure», n'importe quoi, précisément parce que je suis lié (et je : -di re que le moi présent (le quelqu'un, une) - celui, celle qui
ne suis par définition pas seul à être lié) à une langue dont j'hérite, 1 mande ou celui qui reçoit la demande de pardon- hérite de
car elle était là avant moi et me lègue un système de contraintes qui lui -même, se dise et se rappelle lui-même ou à lui-même, tout en
ont pour sens de devoir être les mêmes pour tous ceux qui parlent 1 ·moignant, en tiers ou devant un tiers, de cette identité intacte.
la même langue. Notez bien au passage le premier pli que fait sur ause de l'instance du tiers 1, dont l'irréductibilité nous était déjà
lui-même le tissu de cette tradition, de cette hérédité non naturelle : pparue, dans le mouvement de justice, et à cause de cette réaffir-
de la langue: c'est que quiconque n'est 1 II Oj pas fidèle à l'héritage et rnarion ineffaçable, irréversible du mal fait, de mé-fait, de la forfaiture,
se méprend ou introduit une méprise dans l'usage de ces mots (par 11 Ilia limite d'une vie et d'une génération est aussitôt, doit être
exemple, «pardon» et« parjure») est lui-même déjà en faute, donc a 1ss itôt transgressée, alors même que la culpabilité collective et le
parjure, infidèle à l'injonction inscrite dans la langue 2 , au contrat pardon collectif semblent n'avoir aucun sens et aucun droit. Etc' est
im~licite qu'il a signé en se servant d'un mot de la langue supposé 1 ~ que les concepts de tradition et d'héritage sont à la fois indis-
avou un sens admis et compris par d'autres. Cela, ce parjure, peut 1 nsables et pourtant en contradiction avec l'exigence de singu-
arriver à chaque instant- et chaque fois que je demande ou accorde i:lrité ineffaçable.
le pardon en me servant du mot «pardon». Tous les malentendus C'est là une sorte de folie du pardon. Quiconque demande pardon
sont possibles et ce mal entendu est un mal. Je peux par exemple ' 1 quiconque accorde le pardon doivent risquer, voire sombrer dans

un e espèce de folie. C'est peut-être contre cette folie de l'hyperbole


l. Jacques Derrida indique dans le tapuscrit, entre parenthèses, qu'il insère ici treize - qu'il avait pourtant recommandée auparavant comme la vocation
pages manuscrites:<< (à partir d'ici, texte manuscrit non transcrit, de la p. 10 à la p. 22 rn ême du pardon- que Jankélévitch et Shylock se révoltent. <Ajout
(voya~e Londres-Sussex))» (voir infra, p. 11 0- 118). Il indique également l'endroit où
la repnse du texte doit se faire:<<[... ] enchaînement après la p . 22» (voir infra, p. 118) .
marginal: «Pourquoi pardonner? À qui, au nom de quoi et de qui? »>
Ces pages manuscrites, écrites à l'encre bleue (p. 10-14 et p. 22) puis à l'encre noire Vous me demandez de pardonner! Mais c'est me demander d'être
(.~· 14-21), av~c quelque,s précisions ajoutées entre les lignes ou dans les marges, sont fo u! De devenir fou! Pourquoi? Laissez-moi vous présenter cela à
hees aux conferences qu il donnera à Londres le 29 novembre 1997er à l'Université
ma manière, qui n'est pas celle de Jankélévitch ni de Shylock- que
~u Sus~e~, à Brighton, le 1cr décembre 1997. Une photocopie des pages dont nous
ltvrons 1~1 la transcripti?n était dans la chemise de la troisième séance; l'original de ce l'ailleurs je n'identifie pas entre eux, bien entendu.
manuscnt se trouve mamtenant dans la bibliothèque de Jacques Derrida à l'Université O n se met facilement d'accord sur le fait que le pardon, tel que
de Princeton (collection<< Bibliothèque de Jacques Derrida>>, Firestone Library, RBD 1, nous l'entendons dans notre tradition, n'est pas, ne doit surtout
boîte, B-00.0262, chemise 1 <<Le parjure et le pardon>>). Le fichier portant une double
numerotation de la pagination tient compte de l'ajour du texte. Nous indiquons dans pas signifier l'oubli. Or l'oubli, ici, si on veut bien ne pas traiter
la transc~iption la numérotation des_pages de l'originàl et quelques ajours interlinéaires 1 ·gè rement ce mot, cette notion, ji21 ce n'est pas seuleme~t la
ou margmaux emre chevrons. (NdE) simpl e disparition d'une représentation objective et consctente
2. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute: <<Si par "pardon" j'entends tour autre
chose, ça peut arriver. D e façon très perverse ou très paradoxale, je peux par exemple
det_nand.er pardo~ P?urle bien que j'ai fait: "Je t'ai ~ait du bien : pardon." Mais quelqu' un 1. Da ns le manuscri t, ] a ques Derrida ajoute au bas de la page cette pr_écision: <<et
qUJ ferait ça tralltraJt sans doute la langue.» (NdE) lo n d u rri angle o mm quasi-tri angle (da ns le face-à-face même)». (NdE)

Il 0 Ill
LE PARJUR E ET LE PAR D N 'J' I ) JSI I, Mfl•• ·.AN ; 1\

du mal qui m'a été fait ou que j'ai fait. Si je garde cette représen- 1r:t in, pré Jn.cement, d · t r fair et subir le mal, voilà la folie
tation mnésique (je me rappelle que tel jour, un tel m'a trahi ou l' un pardon - demand ou a ordé - au-delà de toute a-mnésie.
offensé), mais que cette représentation ne réveille < ajout interli- ;• ·s r la folie d ' une mémoire pure et intégrale qui se porte au-delà
néaire: «réanime» > pas le mal, autant de mal, tout le mal passé, 1 • la m moire: mémoire sans mémoire. <Ajout interlinéaire: «Car
alors il y a de l'oubli. En vérité, toute transformation affective, ln m moire comme mémoire, c'est l'oubli.»> Il faut que les deux
consciente ou inconsciente, qui vient atténuer < ajouts interli- pan naires, le criminel et la victime, réaffirment: «Je suis le même
néaires: «exténue», « weaken » > la blessure (toute guérison, tout 1u 'au moment de la faute, le temps n'a pas passé 1, en tout cas,
déplacement libidinal ou affectif, toute transfiguration), est un ·'il a passé, il n'a rien changé, il n'a pas rendu réversible la faute.»
oubli, un oubli du mal fait en tant que tel. Pour que le pardon 1 >Ü l'appel du pardon. Cette folie est ainsi celle d'un héritage sans
soit ainsi pur de tout oubli (des deux côtés), il faut non seulement h ·ri tage. Elle suppose le maintien, dans le même maintenant, de la
que la mémoire du mal irréversible soit intacte et totale des deux m mo ire et de l'au-delà de la mémoire- non pas dans l'oubli mais
côtés, dans toutes ses dimensions (représentation objective, mais hn l'oubli de l'oubli. Elle suppose le maintien, dans ce même
aussi affective, inconsciente) mais qu'elle soit à ce point fidèle, rnaintenant, de l'histoire et de l'interruption de l'histoire. jl41
intégrale, qu'elle équivaille à une mémoire qui fait plus que se ) L' autre·nécessité de l'héritage concerne l'héritage du sens du mot
rappeler: il faut que cette mémoire garde au mal l'intégrité de la 1 1 ·1rdon »et de la valeur, de l'évaluation fondamentale du pardon

présence active, que d'une certaine manière, pour ne pas l'atténuer lan, la mémoire d'une culture. Il y aurait une «culture» -je me
de quelque oubli, elle le répète à vif, au présent- comme si pour ·r: d ce mot par commodité pour l'instant-, une mémoire et un
que le pardon soit demandé et/ou accordé, il fallait re-produire !t rilage culturel, qui garde dans ses langues (la même culture, la
sans fin, dans un présent constant, le mal, le méfait intentionnel ll m veine culturelle, par exemple juive ou chrétienne, peut irriguer
et la blessure qu'il inflige, l'acte criminel, l'être victime du crime, ]lus d 'une langue), mais aussi dans ses pratiques, son éthique, ses
l'agir et le pâtir du mal, au présent, contemporains. C'est cela, la 1 i >rn s - qui garde, donc, non seulement le sens du «pardon»
1131 folie: que le criminel, le parjure et sa victime, dans une sorte ll :t i · une évaluation qui fait du pardon (à demander ou à accorder)
de fascination réciproque, de quasi-hallucination, répètent présen- • Il il · bonne chose, soit une chose recommandable, soit même un
tement, au-delà de la mémoire gardée, le mal fait et enduré pour l·v ir. Ce serait, nous allons y revenir, le cas de cultures biblico-
que le pardon ne soit contaminé d'aucune atténuation du mal par . fill iques, ce ne serait pas nécessairement le cas de la culture dite
l'oubli, d'aucune transfiguration ou rachat du mal par un oubli qui · ,. '·qu . D'où les quasi-triangles annoncés sur lesquels je m 'expli-
déplacerait, refoulerait, métonymiserait, etc. 1 <Ajout interlinéaire: IU·rai mieux dans un instant.
«La mémoire comme telle, ce serait encore l'oubli (le mal passé Mai avant même de traiter, en anthropologues, en somme, ou
comme tel)». > Se regarder face-à-face, les yeux dans les yeux, en , ' Il ·ulwrologues, de ces héritages ou de ces traditions du pardon,
1 n · raut pas manquer de II SI marquer quelque circonspection,
1. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute: <<Vous voyez qu'avec cette indication, ir ' quelque suspicion raisonnée à l'endroit de ce culturalisme ou
on est déjà sur la voie d'une contestation qui nous mènera plus tard à dissocier, dans
1 • • ' l t anthropologie, de cette histoire de la culture.
le concept chrétien du pardon, le pardon lui-même de l'expiation ou du repentir, de
la transfiguration, de la réconciliation, etc. En général, dans la tradition dont nous
parlons, ça va ensemble, û n'y a pas de pardon sans repentir, sans expiation er donc 1. l.o rs de la séance, Jacques Derrida ajoure: <<La théorie de la mémoire est une
sans commencement de rachat, etc., etc. Ici, pour que le pardon soit pur de tout oubli, _th · )r' i · tiLL remps. Parto ut, vous verrez, chez Jankélévitch, chez Hannah Arendt,
il f.utt qu'il soit absolument étranger à toute espèce de transformation, d'expiation, de 1' 'N I l:r Jll" 'Li on du temps irréversible, du passé irréversible. Oui, c'est vrai, mais en
rachat, etc. D'où cette double fascination de quasi-hallucination entre les deux parte- 1 r 1 1 ·mps, le te mps n'a ri en à faire. Dans le pardon, il faut que le temps n'ait pas
naires du pardon . ,, (NdÉ) pu h •. » (Nd 11)

11 2 Il
LE PARJ URE ET LE P.AR DON

Nous nous étions interrogés 1 de façon analogue quant au statut : ·u doubl v nruali té < aj u t interlinéaire : «possibilité » >
de ce précieux Vocabulaire des institutions indo-européennes 2 de ,t l'a ut'tnt plus significative et doit être d 'autant plus prise au
Benveniste- qui, d'ailleurs, si je ne me trompe, ne comporte aucune '- l'i ·ux qu l'analyse formelle, logique, structurelle, de ce que nous
rubrique consacrée au pardon ou à l'excuse, mais un chapitre riche, H mmon «pardon » comporte deux traits qui sont autant de défis
par contre, sur le serment, que nous lirons en son temps. Doit-on Il! : nv ir culturel, anthropologique, institutionnel, à son intérêt
penser que seule la présence, dans la langue, d'un mot ou d'un p ur 1 lexique, voire la sémantique institutionnalisée. Deux traits.
phénomène lexical, lié à une institution établie, atteste que la chose 1) Le premier, c'est que le pardon se donne comme l'impossible.
désignée par ce mot était présente et possible dans les sociétés et les . lors, entre les mondes culturels que nous venons de distinguer,
cultures étudiées? < Que > doit-on par exemple conclure du fait !1 1i fft r nee ne serait plus la différence entre impossible (impen-
qu'il n'y aurait pas, en grec, de mot qu'on puisse traduire rigou- Jll , insignifiant) d'un côté (le grec) et possible (biblico-coranique)
reusement par pardon? À supposer que par un réseau de textes, 1' l'autre >, j171 mais entre deux rapports à l'impossible, deux
d'archives, de lecture et d'interprétation, on en vienne - comme p ri· nees de l'im-possible. Comment repérer une expérience de
c'est le cas- à penser qu'il n'y avait pas, dans la culture grecque, de ' m-possible dans une culture ou dans une anthropologie 1 ?Je vous
vrai équivalent de ce qu'on entend ou vise ou tend à recommander 11 ,\" imaginer la difficulté de la tâche 2 • Je ne sache pas qu'elle ait
sous le nom de «pardon» dans les cultures biblico-coraniques, à llll :li . été pensée ou thématisée comme telle par les savants, par le
supposer même cela comme possible, a-t-on le droit d'en conclure ir socio-culturel, par les sciences humaines et l'anthropologique
qu'aucun Grec n'a jamais pardonné ni demandé «pardon», au sens n g n ' ral - comme tel.
le plus strict, le plus fort, le plus hyperbolique du mot? Une telle 1161 2) L deuxième trait qui marque la limite d'une problématique socio-
conclusion serait aussi imprudente et peu justifiée que la conclusion !ll! h ropologique (historique aussi), c'est qu'il est dans la« vocation»
symétrique, à savoir que dans les cultures qui ont porté, pensé, · ·ro i que c'est ici le meilleur mot: le pardon est une vocation, il
projeté le pardon comme tel (disons encore les cultures biblico- tq 1o · ou bien 3 un appel, une demande, une voix, une adresse à
coraniques), un pardon effectif a jamais été demandé et/ou accordé. l',ltttr , même quand, comme toute vocation, il en appelle à la voix,
Il n'est pas impossible de penser ces deux choses apparemment 11 1 m là oü il est silencieux, anhumain, etc., il a vocation à la voix),
paradoxales, à savoir que du pardon < ajout interlinéaire: « impos- 1 \' 1 da ns la vocation univoque du pardon d'en appeler à tinter-
sible et impensable dans une culture (grecque), qui ne connaît que uption absolue du cours historique, de l'économie, de l'enchaînement
lasuggnômê (l'excuse, l'indulgence)»> n'ait pas empêché du pardon 1:.· ·~1 uses et des effets, de l'échange même, etc. 4 Il est de la vocation
d'avoir eu lieu dans l'histoire grecque et, inversement, qu'il n'y ait
jamais eu de pardon possible et effectif dans l'histoire marquée de 1. 1.ors de la séance, Jacques Derrida ajoute: << Voilà la question. J'ai déj à annoncé
q11 · ·sém inaire serait un séminaire sur l'im-possible, sur ce que veut dire "possible"
judéo-christiano-islam (à supposer qu'on puisse traiter ce triangle 11 1111 "im-possible non négatif'. Nous voyons poindre la chose, n'est-ce pas: comment
comme un seul ensemble). 11 r .,. lans une culture, dans une anthropologie, dans un corpus historico-culturel,
1 111!n 111 repérer un e expérience de l' im-possible ? Quelle trace ça laisse? Quel document
~ 11 l11lss ·? uelle archive?» (NdÉ)
l. Voir J. Derrida, Séminaire << Hostilité 1hospitalité >> (inédit, 1995-1996), <<Première .. l .<>•·s de la séa nce, Jacques Derrida ajoute : <<Précisément, cet im-possible-là, ça
séance» et<< Deuxième séance»; Séminaire << Hostilité 1 hospitalité » (inédit, 1996-1997), - ·· lll i.l ï rise par l' impossibilité de laisser la moindre arcnive et peut-être que, d'ail-
<< Première séance». (NdÉ) 1 1 11 .~.1• p~ rd o n pur au sens où j'en parle ici est un pardon qui se doit de ne laisser
2. Voir le troisième chapitre intitulé <<ius et le serment», dans Émile Benveniste, ,· 11 1!11 ' nr ·hi vc.» ( NdÉ)
Le vocabulaire des institutions indo-européennes. 2. Pouvoir, droit, religion, sommaires, 1. ï' •1 lans le manus rit. (Nd É)
tablea u et index éta blis par Jean Lallot, Paris, Minuit, coll.<< Le sens commun», 1969, . 1.1 rs d la séance, Ja qu es Derrid a ajoute : <<Qu'est-ce qu ' un e telle interruption,
p. 111 - 122. Sur le serm ent, voir infra, p. 11 6 et p. 246 sq. (NdÉ) ljll t·~ t l:t vo a Li o n du pard o n, p ut laisser co mme tra ce, comm e archive? Quand

1 '1 ti Il
LE PARJ URE ET LE PARI) ON ' J'! 1,' \ I, ME .. . A N : J•:

du pardon de transcender ou d'excéder la culture, les langues, l'ins- 1\J rs, omment di o i r 1 parjure du pardon? Il est vrai que le lien
titution, le rite, le droit, etc., et même l'anthropologique comme qu nous avons cru devoir reco nnaître, a priori en quelque sorte,
tel (c'est pourquoi j'avais jugé nécessaire d'insister dès le début 1181 ntre les deux concernait une couche d 'implicite, un parjure et une
sur ce déferlement, sur ce débordement de la bordure humaine, de la to i jurée implicites dans tout méfait, dans tout tort, un implicite
limite anthropologique dans l'expérience du pardon, comme pardon qui, pour être irrécusable, ne se laisse pas nécessairement confondre
de l'inexpiable, de l'impardonnable). av c ni représenter par les figures explicites et déterminées de 1201
J'ajouterai à ces deux traits une raison supplémentaire de s'étonner, · qui apparaît explicitement comme parjure et se nomme expres-
au moins, de garder sa perplexité et sa circonspection en alerte devant ment comme tel. D'où la difficulté, la complexité, la pénombre
tous les savoirs culturels et anthropologiques au sujet des diverses dans laquelle nous aurons sans cesse à nous orienter 1•
traditions. Je le dis d'avance parce que, en fait, nous allons, aussi Vous apercevez peut-être déjà ce que je tente de nommer les
consciencieusement que possible, faire appel iL ces précieux savoirs «quasi-triangles» . La référence de ce mot «quasi-triangles» ne se
dans ce séminaire. porte pas seulement vers le tiers inclus a priori comme le parjure
Cette raison supplémentaire de méfiance, c'est que nous avons irréductible dans la foi jurée entre deux mais vers cette géométrie
cru dès le départ - je m'en suis expliqué - < et > jugé nécessaire variable ~ù le quasi-triangle judéo-chrétien-islam fait angle à son
d'associer, comme deux versants, ou comme le recto et le verso de tour avec ses autres et d'abord avec le grec (judéo-christiano-grec,
la même chose, du même phénomène, le pardon et le parjure. J'avais juif-chrétien, juif-grec, chrétien-grec, chrétien-musulman, etc.),
souligné que le pardon a toujours affaire à un mal, un méfait, ou bien mais dans un rapport tel que ce que j'appelle l'économie du pardon
qui suppose le manquement à une promesse au moins implicite, à (la ruse économique du pardon, la ruse sublime qui fait passer un
savoir donc un parjure. Tout méfait, tout tort à pardonner, est en imulacre de pardon, un stratagème pour un pardon), cette économie
son cœur un parjure. d u pardon peut se produire de tous les côtés du triangle, si bien
1191 Or cette indissociabilité de principe n'est pas identifiable par que, par exemple du côté chrétien (où incontestablement l'impé-
un savoir culturel ou anthropologique. Par exemple, nous consta- ratif du pardon a trouvé sa figure la plus 1211
2 systématique et la

terons au premier coup d'œil que dans la culture dite grecque, où plus explicite avec le repentir, la confession, la rédemption, etc.),
le pardon comme tel n'aurait pas grand sens ni aucun signe de son 1 pardon s'é conomise aussi précisément dans les figures auxquelles
existence culturelle dans le langage, en revanche, le serment et le i1 s'associe indissociablement - et du coup devient apparemment
parjure sont massivement présents, à travers une richesse foison- aussi introuvable que dans les autres cultures.
nante de références linguistiques ou institutionnelles, une grande Si bien que - et voilà où je voulais en venir par là, nous pourrions
complexité logique, etc. Le serment (horkos) et le parjure (epiorkos) ~ tre amenés, nous, héritiers de ces patrimoines triangulaires, non
occupent dans la culture grecque classique une place considérable,
fondamentale- fort équivoque sans doute, nous le verrons, parfois 1. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoure:« Le fait qu'il y ait du parjure dès qu'il
indécidable (le serment était parfois soupçonné comme commen- a du serment ou bien que tout pardon pardonne à un parjure, cette vérité univer-
s ·Il et a priori ne permet pas, ne nous autorise pas à confondre ce parjure fondamental
cement du parjure)-, mais une place organisatrice et incontournable.
:tv des formes très déterminées du parjure explicite ou du pardon explicite. Donc,
nous so mm es dans la pénombre, mais il ne faut pas, parce que c'est de la pénombre,
je demande pardon purement et simplement, c'est-à-dire sans parler de rachat, de s' sa uver. >> (NdÉ)
rédemption, d'expiation , d'amélioration ou de réconciliation, quand je demande . Da ns le manuscrit, Jacques Derrida a inscrit ces mots au haut de la page en
pardon,, je demande l'interruption de l'histoire et quand je pardonne, j'interromps l'his- 1·s en adrant d' un trait : <<Commis< sion> "Vérité et réconciliation " (Apartheid) +
toire, même si cette interruption est ensuite, natureUement, réinscri te dans un enchaî- < abr via rion illi ible > >>. li reviendra longuement sur cette Commission lors des trois
nement histo riqu e. >> (Nd É) 1 r ·rnièr s séa n es de las · o nd année du séminaire «Le parjure et le pardon >> .

Il 1 17
L E PARJ URE ET LE P.ARI N Tl i .' I ~ M l •: .'·. AN : t \

Jas à assumer ou à rejeter ces héritages, celui-ci ou celui-là, comme mn ni r de d.ém o ntr r, d. - te nte r de démontrer que celle-ci, cette
ies entités non fissibles, indivisibles, mais à mettre au jour à la fois ! h · -anthropologi e du pardon biblico-coranique, reste au fond
t'indécidabilité, la contradiction, le double bind qui travaille tous et plu r que, moins opposable à cette culture dite grecque dont on
:::hacun de ces héritages, à les opposer en quelque sorte à eux-mêmes 1it qu'elle ignore le pardon. C'est en cela que le triangle ne serait
m nom d'eux-mêmes, à les montrer en quelque sorte fautifs, en faute )li un quasi-triangle. Mais nous ferons aussi l'opération inverse, qui
m-dedans d'eux-mêmes, parjures d'eux-mêmes, parjure dans lequel · >n istera à montrer, à tenter de démontrer que du côté dit grec, avec
ils nous entraînent avec eux dès la naissance-, si bien qu'à l'égard >u ans le mot, la motion anéconomique du pardon vient désorga-
de ces héritages fautifs qui nous constituent ou nous instituent, 1221 n is r la logique économique et la rationalité « syngnomique » d'une
il y aussi une scène de parjure et de pardon en cours, entre l'héritage ·u llLLre dite grecque ou même de toute culture étrangère à la pensée
et nous, chaque héritage et chacun de nous. Si cette scène d'héritage 1 ib li co-coranique.
est constitutive, si elle marque d'avance notre langage, notre logique, J'ai bien conscience du caractère massif et schématique de ce dessein.
nos normes, notre sémantique, etc., et s'il y a là à pardonner ou à :' t dans le travail patient de l'analyse, à travers de nombreux
se faire pardonner quelque parjure, un séminaire sur le pardon et · mples et corpus de toute sorte que nous devrons raffiner, peut-être
le parjure ne peut pas être un séminaire théorique, consacré à un ·w si corriger, amender, réparer, améliorer, à savoir peur-être expier
objet, le parjure, le pardon, sur lequel il déploierait le métalangage ' ! n us faire pardonner l'excès d'autorité de cette machination sans
de théorèmes ou de mathèmes, de savoir. C'est, un tel séminaire, loure bien violente.
une expérience non constative mais performative - au sens le plus Pour amorcer, seulement amorcer dès aujourd'hui ce travail, et
obscurément abyssal de ce mot- de parjure à pardonner ou à se J r iser cette première mise en place, je partirai de deux formes de

faire pardonner. C'est pourquoi j'ai commencé par dire «pardon», JU rions et de plusieurs textes qui partagent les présupposés les
«merci», et« merci» en plus d'une langue 1• plus communs au sujet de cette distinction entre les traditions que
Ce que je vous propose, ce qu'en tout cas je me propose de faire n w s venons d'évoquer.
et de discuter avec vous, c'est en somme un geste étrange, à la fois La première question serait à peu près celle-ci, et elle touche à la
parjure et hyper-fidèle, parjure par extrême exigence de fidélité, geste 1 oss ibilité ou à l'impossibilité du pardon: se demander si le pardon
à la fois impardonnable et qui consiste déjà à demander pardon pour ·s1. possible, cela revient-il à se demander si cette possibilité est ou
être juste, pour l'injustice qui consiste à tout faire pour être juste, n n un pouvoir, autrement dit, si la possibilité a, comme le bon sens
à savoir ici de trahir plus d'un héritage en retournant l'héritage ' l h sémantique du mot «possible» semblent l'indiquer, la figure
contre lui au nom de l'héritage même: par exemple, s'entêter à lu «je peux », du «on peut», «il/ elle peut », «nous pouvons », «vous
traquer dans la tradition biblico-coranique (elle-même différenciée 1 uvez », «ils/elles peuvent»?
et auto-contradictoire) une logique de l'économie, une économie, La deuxième question concerne la logique de la distinction ou
une ruse sublime qui, sous les motifs de l'expiation, du repentir, de 1 · la différence entre le pardon et tout ce qui, appartenant à la
la rédemption, de la réconciliation, vient à contredire et à ruiner m · rne famille analogique, au voisinage sémantique du pardon,
une exigence de pardon fini-infini et sans condition, anécono- : ·mble pourtant hétérogène ou irréductible au pardon {et d'abord
mique qui se trouve pourtant au cœur de cette même pensée du ln uggnômê 1, l'excuse, l'indulgence, l'amnistie, la prescription,
pardon, de cette théo-anthropologie du pardon. Ce qui sera une l'a quittement). Est-ce que ce qui sépare le pardon (le pardon

1. La partie m anuscrite de la séance se rermine ici. Jacques D errida reprend le 1. Lo rs de la séan e, ]a qu es Derrida inscrit le mot au tableau et précise sa graphie
ta puscrit (voir supra, p. 110) . (NdÉ) t ·ll qu ' il ln roman ise : «o n 1 transcrit en général s. y. deuxg. n. o. m. ê.>> (NdÉ)

11 8 11 9
LE PARJ RE ET LE PARD ON '1'1 ) !SI \M il, .' . N :E

proprement dit, proprement pardonnant, si quelque chose de Mai je commen e et m'arr "t aujourd'hui en situant donc deux
tel existe) de ses expériences voisines, de ses doubles douteux, li eux précis:
est-ce que cette séparation peut donner lieu à des oppositions 1) Dans Le Pardon de Jankélévitch, vers les pages 122 à 131 (sous-
conceptuelles rigoureuses dans une logique classique ou dans une chapitre intitulé «Comprendre, ce n'est qu'excuser. De l'inexcu-
dialectique? Ou bien faut-il, sommes-nous appelés à procéder, able»), Jankélévitch définit (p. 123) le« pardon "syngnomique" dont
pense~, parler, écrire tout autrement? Et donc engager le pardon il est question chez les Grecs [dit-il] et qu'Aristote définissait x.pimç
autrement (par engager le pardon, j'entends aussi bien le demander 6p8i) [krisis orthê] 1, discernement correct de l' équitable 2 ». De ce
que l'accorder; ce qui ne veut pas encore dire que je croie que le pardon mesuré, modéré et raisonnable, calculé, critique, Jankélévitch
pardon se laisse engager dans la logique du gage, du langage comme suggère, à juste titre, selon moi, que ce n'est pas un vrai pardon:
gage; peut-être que le pardon doit justement porter l'expérience
au-delà de tout gage). [ ... ] il n'est guère doué [dit Jankélévitch] pour la générosité impulsive
Voilà pour les deux formes des questions générales par lesquelles ni préparé aux embrassades universelles. Krisis semble plutôt annoncer
qu'on ne pardonnera pas tout à tous sans discrimination, que des
nous commencerons. Quant aux textes, de façon non absolument
«critères» sélectifs seront appliqués; l'indulgente rigueur qui est aussi
justifiable, et d'ailleurs en procédant de façon à la fois labyrinthique
bien rigoureuse indulgence, n'est nullement disposée à concéder
et ramifiée, je proposerai d'ouvrir en même temps, sur notre table, aveuglément l'accolade de l'oubli et de la fraternisation générale;
des textes grecs et des textes sur la culture grecque d'une part, des le pardon syngnomique et critique, mettant en délibéré la grande
textes biblico-coraniques d'autre part, mais aussi et d'abord deux amnistie qu'on attend de lui, demande «à voir» 3.
textes «modernes» que je ne choisis pas par hasard, puisqu'ils furent
écrits par deux penseurs, un homme et une femme, un Français et Autre façon de dire que le« pardon>> critique, qui demande à voir,
une Allemande qui, bien que tous deux Juifs et non-croyants, ont n'est pas un pardon. (Lire et commenter la suite, P., p. 123-125.)
tous deux de façon fort différente interprété l'événement qui, selon
l'un d'eux, aurait sonné le glas du pardon, je veux dire des textes de Ce qu'excuse l'excuse partitive évoque immédiatement ce qu'elle
Jankélévitch d'une part, d'Hannah Arendt d'autre part. Tous les deux n'excuse pas, ce qu'elle laisse en dehors; et elle n'est qu'excuse qu'à
ont interprété le pardon, le commandement de pardonner, comme cette condition ... [... ] Pour ce qui est de l'inexcusable, l'indulgence
un héritage judéo-chrétien, bien qu'ils l'aient fait de façon fort diffé- restrictive l'abandonne à la rigueur des lois. L'inexcusable, c'est le
rente, nous le verrons. Tous les deux ont fait des références intéres- pardon qui s'en charge: car l'inexcusable peut être pardonnable, bien
qu'il ne soit pas excusable. [... ] Par contre l'inexcusable, ne trouvant
santes, quoique à mes yeux discutables, à la culture, à l'éthique et à
pas d'avocats pour le défendre, a besoin du pardon. Si donc tout n'est
la politique grecque- autour, c'est-à-dire tout près, mais peut-être à
pas excusable pour l'excuse, tout est pardonnable pour le pardon,
l'extérieur du pardon. Et surtout, tous les deux ont commencé, sans tout .. . hormis, bien entendu, l'impardonnable, en admettant qu'il
jamais y soupçonner le moindre problème, par définir le pardon, existe un impardonnable, c'est-à-dire un crime métempiriquement
l'acte de pardonner, comme un pouvoir. impossible à pardonner. [... ] Cette excuse si justifiée, quand il s'agit
Alors, nous n'allons pas les lire d'un trait, tout de suite et
continûment (cela, vous devriez le faire vous-mêmes). Nous allons 1. Lors de la séance, Jacques Derrida traduit: «jugement droit >>. Jacques Derrida
plutôt interrompre et détourner plus d'une fois notre lecture de ces ·ommente le passage d'Aristote plus loin: voir infra, p. 229. (NdÉ)
2. V. Jankélévitch, Le Pardon, op. cit. , p. 123 (c'est Jacques Derrida qui souligne) .
deux textes pour en interroger d'autres, dans les traditions grecque (NdÉ)
ou biblico-coranique, par exempl . 3. Ibid. (NdÉ)

1 0 l 1
L E PA~ U R EET L EP ARD O N '1' 1 l ,' f fi. MJI. .' .AN : 1·:

d'un innocent qui n'a besoin ni de grâce ni de pardon, cette excuse marq u l'ac es sion du vieil homm >à une existence ress uscitée, et il
si raisonnable est une excuse« hypothétique», c'est-à-dire condition- es t lui-mêm e la célébration de cette seconde naissance 1•
nelle et assortie de réserves; l'excuse est un pardon «à condition» .
Mais un pardon conditionnel n'est justement pas le pardon 1 ••• 2) Deuxième référence. Hannah Arendt croise aussi les références
1 iblique et grecque, mais selon une autre logique, fort complexe, que
Après quoi, c'est saint Paul que Jankélévitch évoque pour aiguiser n us étudierons, dans ce chapitre de The Human Condition que j'ai
le pardon qui se porte au-delà de l'excuse. (Citer et commenter, 1 jà annoncé 2 (The University of Chicago Press, 1958, p. 236 sq.) et
Jankélévitch, p. 126-127 S. 131 S.) la Condition de l'homme moderne (Pocket Agora, p. 301 sq.). Mais je
signale tout de suite, s'agissant de traduction, le fait suivant. Il se trouve
- Montrons que l'excuse excuse seulement certains coupables, 1ue nous allons mettre côte à côte le début du livre sur Le Pardon de
seulement certaines faures, et dans ces fautes seulement certains aspects Jankélévitch et le début de ce chapitre d'Arendt pour remarquer que,
de l'acte. Et d'abord elle n'excuse pas tout le monde: elle s'oppose 1 façon significative, tous les deux commencent (et c'est donc la
en cela à l'intellection totale et au pardon; le pardon notamment première question annoncée) par la définition apparemment neutre,
ne connaît qu'une seule chose: l'universellement humain, sans innocente, allant de soi, de bon sens, du «pardon» comme «pouvoir
discriminations d'aucune sorte, l' œcuménicité sans «distinguo»
pardonner». Le pardon serait un «pouvoir», ce qu'on peut, doit ou
ni catégories disjointes. Le pardon ignore ce que saint Paul appelle
n doit pas« pouvoir faire» . Et de cette définition préalable, comme
npoaconOÀl]\jlla <prosôpolêpsia >: il ne fait pas acception du personnage
all ant de soi, tout suivrait, tout suivra. Dans le texte de Jankélévitch,
ni du quatenus; il pardonne à l'homme en tant qu'homme, non
en tant que ceci ou cela. Le cosmopolitisme philanthropique des j · sélectionne très vite, avant de conclure aujourd'hui, la façon à
stoïciens, le totalitarisme et le radicalisme et le maximalisme stoïciens b fois grecque, chrétienne et kantienne de croiser le pouvoir avec
qui postulent l'égalité des fautes, la loi du tout-ou-rien enfin sont 1· devoir et le vouloir. Je lis très vite, nous y reviendrons: (Lire et
également étrangers, dans un autre ordre d'idées, au régime articulé ·o mmenter Jankélévitch, p. 7 à 10 J.)
de l'excuse. La yvcOJ.ll] xprrtxf] < gnomê kritikê > , par contre, est bien
dans l'esprit du pluralisme aristotélicien[ ... ]. Sur ce point comme [ ... ] le pardon au sens strict est effectivement un cas-limite[ ... ]. [L] e
sur les précédents, il est impossible de la confondre avec le maxima- geste du pardon serait encore un devoir. Bien plus, il n'est à l'impératif
lisme d'amour, impossible de l'assimiler à l'expansionnisme du que parce que justement il n'est pas à l'indicatif! [.. .]Et non seulement
pardon. De même que l'amour tend à envahir toute la vie, à occuper on peut le faire, mais a fortiori on peut vouloir le faire, le pouvoir de
toute la place et toute la durée où il s'épanche, de même le pardon vouloir étant le seul pouvoir absolument discrétionnaire, autocratique,
pardonne toujours à fond: on ne pardonne pas un peu, ou à moitié; œcuménique que tous les hommes possèdent en vertu de leur hominité:
le pardon est comme l'amour: un amour qui aime avec des réserves , car pour vouloir, il suffit de le vouloir! Et le vouloir vouloir, à l'infini, ne
ou avec une seule arrière-pensée n'est pas de l'amour; et de même dépend que de notre liberté, et il tient en un instant. [... ]À quoi bon
un pardon qui pardonne jusqu'à un certain point, mais pas au delà exiger ce que personne ne peut faire? Aussi l'apôtre écrit-il aux Corin-
<sic>, n'est pas le pardon. [ ... ]Le rapport entre excuse et pardon thiens: Dieu ne permettra pas que vous soyez tentés au delà < sic> de
est le même, à cet égard, qu'entre une responsabilité profession- vos forces, OÙ% Èam;t UJ.lUÇ 1tctpaaefjvat Ul]èp 3 0 ouvaaec; mais avec
nelle limitée dans l'espace et le temps et une responsabilité morale
nécessairement infinie[ ... ]. Le pardon inaugure une vita nuova: il
· 1. Ibid. , p. 126-128 et p. 131 [(c'est Vladimir Jankélévitch qui souligne). (NdÉ)]
. Vo ir supr-a, p. 42-43. (NdÉ)
l. V . Jankélévitch, Le Pardon, op. cit., 1 . 1 -1 5 1( 'es t Vl adimir J ankélévitch qui .1. 'l' 1 da n l'édition irée du rexre de Vl adimü Jankélévitch. On devrait plutôt
so uli n ). (NdÉ)] ll1·: " ùm~p ». (Nd É)

122 1 •
E PARJURE ET L E PARDON '1'1 i ,' t lt, M I•: .· •,i\ N : E

la tentation, il nous a donné le pouvoir de la supporter, TO 1 8uvaa0at Voilà n tout cas 1 b n n , 1 ens commun, voilà l'évidence
im:êVqxdv. Ce pouvoir (8Uvaa0at), qui est la force de résister, est la - une évidence trop évident devant laquelle nous nous écarquil-
part du psychologique. Une heureuse possibilité, b<.Bamc;, nous est donc 1 rons les yeux.
dans tous les cas ménagée; grâce à elle[ . .. ]. En fait, nos pouvoirs sont M erci. Pardon de vous avoir retenus si longtemps et merci de
[.. .] en ce point suprême où l'être est tangent au non-être, où l'homme, votre patience.
culminant à la cime de son vouloir, est dans le même instant plus fort
et plus faible que la mort, la limite des possibilités humaines coïncide
avec la surhumaine, avec l'inhumaine impossibilité. Le pur amour sans
ravisement et le pur pardon sans ressentiment ne sont donc pas des
perfections qu'on puisse obtenir à titre inaliénable[ ... ]2.

Or il se trouve, mais il ne se trouve pas de façon fortuite, que le


chapitre d'Arendt qui parlera beaucoup aussi de «power», de pouvoir,
de« potentialité» (potentiality), de« faculté» lfaculty), porte dans son
titre ce mot de «power»: « Irreversibility and the Power to Forgive 3 ».
Or dans la traduction française, je tenais ii vous le signaler, le
traducteur croit possible et neutre de faire sauter ce «pouvoir» et
de traduire tout simplement par « L'irréversibilité et le pardon»: le
«pouvoir de pardonner» devient tout simplement, et cela marque à
quel point en effet cela semble aller de soi, le «pouvoir de pardonner»
devient le« pardon» 4 . Le pardon, ça consiste à pardonner, bien sûr,
c'est un acte, un faire, a doing, et pardonner, l'acte de pardonner,
cela veut dire et cela suppose« pouvoir pardonner». On doit pouvoir,
nous ditle bon sens, traduire «pouvoir pardonner» par «pardonner»,
et réciproquement.

l. Tel dans l'édition citée du texte de Vladimir Jankélévitch. On devrait plutôt


lire: «'WU>>. (NdÉ)
2. V. Jankélévitch, Le Pardon, op. cit., p. 7-10 [(c'est Vladimir Jankélévitch qui
souligne) . (NdÉ)]
3. H . Arendt,<< Irreversibility and the Power to Forgive >>, dans The Human Condition,
op. cit., p. 236-243 ; « Chapitre V. L'action>>, sous-chapitre« L' irréversibilité et le
pardon>>, dans Condition de l'homme moderne, op. cit., p. 265; rééd., Pocket Agora,
op. cit., p. 301. Lors de la séance, Jacques Derrida traduit : «Irréversibilité et le pouvoir
de pardonner. >> (NdÉ)
4. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute: <<Qu'est-ce que c'est que le pardon ?
Eh bien, c'est de pouvoir pardonner. Quelqu'un qui pardo nne, c'est quelqu' un qui
a le pouvoir de pardonner. Qua11d je dis ''je pardonne", eh bien, je di s ''j e peux te
pardonner" . Donc, ce n'est pas une faute de traduction . E r pourtant, quand on analysera
le texce d'Arendt, o n verra à qu el point e mot de "power" est di ffi il ·à ffa r. >> (NdÉ)

1 "
Quatrième séance
Le 14 janvier 1998

1
Pardon de ne pas vouloir dire.

Imaginez, que nous laissions cet énoncé à son sort.


Acceptez au moins que pour un temps je l'abandonne ainsi,
.' ·ul , aussi démuni, sans fin, errant, voire erratique: «Pardon de
1 ' pas vouloir dire ... » Est-ce là, cet énoncé, une phrase? Une

1 hrase de prière? Une demande dont il est encore trop tôt ou


1 jà trop tard pour savoir si elle aura été seulement interrompue,
m ritant ou excluant les points de suspension? «Pardon de ne
1 a vouloir dire [ ... ] »
À. moins que je ne l'aie un jour trouvée, cette phrase improbable, à
mo ins qu'elle ne se trouve, elle-même, seule, visible et abandonnée,
· '1 sée à tout passant, inscrite sur un tableau 2 , lisible sur un mur,
: m ' me une pierre, à la surface d'une feuille de papier ou en réserve
b ns une disquette d'ordinateur.
Voici donc le secret d'une phrase: «Pardon de ne pas vouloir
1ir ... », dit-elle.
<Pa rdon de ne pas vouloir dire ... », c'est maintenant une
'ÎI'ltion.
1,' in te rprète alors se penche sur elle.
Un archéologue peut aussi se demander si cette phrase est achevée:
« P(l rdon de ne pas vouloir dire ... », mais quoi au juste? Et à qui?
u i à qui?

1. , 1re séa nce aéré reprise par Jacq ues Derrida so us le rirre << La littérature au secret.
l! nl' fllh1io n im poss ibl e» , l.an s Donner· !tt mort, op. cit., p. 161-209. (NdÉ)
. Lo rs de la s a n , j J qu · D rrid a écrit la phrase au tablea u. (NdÉ)

127
LE PARJURE ET L E PARD O N U/\'1'1 1fi, M JI,,' • N ;g
1 '1

Il y a là du secret, et nous sentons que la littérature est en train je vais lui donner, elle apparti ndrait pourtant à l'élément d'une
de s'emparer de ces mots sans toutefois se les approprier pour en sorte bien étrange d ' éviden e ou de certitude. Elle aurait la clarté
faire sa chose. et la distinction d'une expérience secrète au sujet d'un secret.
Tel herméneute ignore si cette demande a signifié quelque chose Quel secret? Eh bien, et voilà le secret tout simple de la lecture
dans un contexte réel, si elle fut un jour adressée par quelqu'un à ici avancée, c'est que l'épreuve imposée sur le mont Moriah, donc
quelqu'un, par un signataire réel à un destinataire déterminé. unilatéralement assignée par Dieu, consiste à éprouver, justement,
Parmi tous ceux qui, en nombre infini dans l'histoire, ont gardé si Abraham est capable de garder un secret: «de ne pas vouloir
un secret absolu, un secret terrible, un secret infini, je pense à dire ... », en somme.
Abraham, à l'origine de toutes les religions abrahamiques. Mais à Comment cela? Et qu'est-ce que cela voudrait dire? Voyons. Il
l'origine aussi de ce fonds sans lequel ce que nous appelons la litté- s'agit donc bien d'une «épreuve», indubitablement, et le mot fait
rature n'aurait sans doute jamais pu surgir comme telle et sous ce l'accord de tous les traducteurs:
nom. Le secret de quelque affinité élective allierait-il ainsi le secret
de l'Alliance élective entre Dieu et Abraham et le secret de ce que Après ces événements, il advint que l'Élohim éprouva Abraham. Il
nous appelons la littérature, le secret de la littérature et le secret en lui dit: ~~Abraham!» Il dit: «Me voici 1 ! »
littérature?
Abraham aurait pu dire, mais Dieu aussi: «Pardon de ne pas (La demande de secret commence là, serais-je tenté de dire: Je
vouloir dire ... » (puisque nous nous apprêtons, comme promis 1, prononce ton nom, tu te sens appelé par moi, tu dis «Me voici!»
à distinguer entre une culture abrahamique, c'est-à-dire biblico- . et tu t'engages par cette réponse à ne parler de nous, de cette parole
coranique du pardon et du parjure, et d'autres cultures, par exemple échangée, de cette parole donnée, à personne d'autre, à me répondre
la grecque, qui, si elles comportent une sémantique du parjure, à moi seul, uniquement, à répondre devant moi seul, exclusivement,
et fort déterminante, ne comporteraient pas, nous dit-on, le sens en tête-à-tête, sans tiers; tu t'es déjà engagé à garder entre nous le
strict et hyperbolique du pardon). Je pense à Abraham qui garda le secret de notre alliance, de cet appel et de cette co-responsabilité.
secret, n'en parlant ni à Sara ni même à Isaac, au sujet de l'ordre à Mais attendons encore pour voir comment cette épreuve du secret
lui donné en secret par Dieu, ordre dont le sens lui reste à lui-même passe par le sacrifice de ce qui est le plus cher, le plus grand amour
secret. Tout ce qu'on en sait, c'est que c'est une épreuve. Quelle au monde, l'unique de l'amour même, l'unique contre unique,
épreuve? Je vais en proposer une lecture. Mais je distinguerai cette l'unique pour unique. Car le secret du secret dont nous allons parler
lecture d'une interprétation. Comme je voudrais montrer que, à la ne consiste pas à cacher quelque chose, à ne pas en révéler la vérité,
fois active et passive, cette lecture est présupposée par toute inter- mais à respecter l'absolue singularité, la séparation infinie de ce qui
prétation, par les exégèses, commentaires, gloses, déchiffrements me lie ou m'expose à l'un comme à l'autre, à l'Un comme à l'Autre):
qui s'accumulent en nombre infini depuis des millénaires, alors
elle ne serait plus une simple interprétation parmi d'autres. Bien «Prends donc ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac, va-t' en
que la lecture que je m'apprête à tenter n'ait jamais été proposée, au pays de Moriah et là offre-le en holocauste sur l'une des montagnes
à ma connaissance, sous la forme à la fois fictive et non fictive que que je te dirai.» Abraham se leva de bon matin, sangla son âne, prit
ses deux serviteurs avec lui, ainsi que son fils Isaac, fendit les bois de

l. Lors de la séance, Jacques D errida précise: ,d 'ann ée derni ère>>. Vo ir J . D errida, 1. Ge nèse, XXII, 1, dans La Bible. L'Ancien Testament, r. l, traduction, introduction
Séminaire «Hostilité 1hospitali té >> (inédit, 1996-1997), «Q uatri ème séance>> er« Htùtième ·r notes d'Édou ard D ho rm e, Paris, G allimard, coll .« Bibliothèque de la Pléiade>>, 1972,
séa n e>>. (Nd É) p. 66 (c'es t]a qu De rrid a qui ouligne) . (Nd É)

128 l 9
LE PARJURE ET LE 1 J\RI O N

l'holocauste, se lev~ et s'en alla vers l'endroit que lui avait dit l'Élohim 1
à Dieu, en lui-même à Di u: «Mais Abraham se disait tout bas:
(XXII, 1-3, trad. E. Dhorme).
ieu du ciel, je te rends grâce, car il vaut mieux qu'il me croie un
monstre que de perdre la foi en toi 1." »Deuxième mouvement:« Ils
Autre traduction (Chouraqui):
heminèrent en silence [ ... ] . Il prépara le bois en silence, et lia Isaac;
en silence il tira le couteau 2 • »Dans le quatrième mouvement, le secret
Et c'est après ces paroles: l'Elohîm éprouve Abrahâm.
Il lui dit: «Abrahâm! » Il dit: «Me voici.» du silence est certes partagé par Isaac, mais ni l'un ni l'autre n'ont
percé le secret de ce qui s'est passé; ils sont d'ailleurs bien décidés à
Il dit: «Pr~nds donc ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Js'hac,
va pour to1 en terre de Moryah, là, monte-le en montée n'en point parler: «jamais il n en fut parlé au monde, et Isaac ne dit
sur l'un des monts que je te dirai.» jamais rien à personne de ce qu'il avait vu, et Abraham ne soupçonna
Abrahâm se lève tôt le matin et bride son âne. pas que quelqu'un avait vu 3 . »Le même secret, le même silence
Il prend ses deux adolescents avec lui et ls'hac son fils. épare donc Abraham et Isaac. Car ce qu'Abraham n'a pas vu, aura
Il fend des bois de montée.
Il se lève et va vers le lieu que lui dit l'Elohîm 2. 1. S0ren Ki~rkegaard, Crainte et tremblement, dans Œuvres complètes de Scren
/(ierkegaard. La Répétition 1 Crainte et tremblement 1 Une petite annexe, t. V, trad. fr.
l ~l se- Marie Jacquet-Tisseau et Paul-Henri Tisseau, Paris, Éditions de l'Orante, 1972,
,~~rkegaard ne manqua pas d'insister sur le silence d'Abraham. p. 106-107 [(c'est Jacques Derrida qui souligne). (NdÉ))
L ~n~tsta~c~ de Crainte et tremblement répond alors à une stratégie qui 2. Ibid., p. 108 [(c'est Jacques D errida qui souligne). Lors de la séance, Jacques
menterau a elle seule une étude longue et minutieuse. Notamment Derrida commente:<< ne soupçonna pas que son fils l'avait vu au moment où son visage
s'éta it crispé er presque défiguré dans l'horreur de ce qu'il avait à faire, dans l'hésitation.
qua~~ aux puissantes inventions conceptuelles et lexicales du
1: insistance de Kierkegaard est lourde.» (NdÉ))
«P,O~ttqu~» et du« philosophique», d'« esthétique», d'« éthique», de 3. Ibid., p. 110 [(c'est Jacques Derrida qui souligne). Lors de la séance, Jacques
« teleologtque» et de« religieux». [3Autour de ce silence se concertent [) rrida lit la note qui suit, inscrite au bas de la page du tapuscrit. (NdÉ)) Ailleurs,
ce que j' a~pellerai des mouvements, au sens musical, quatre mouve- l( ierkegaard parle aussi d'un <<vœu [de) silence>> (p. 117) . Er tour ce qu'il appelle la
suspension téléologique de l'éthique sera déterminé par le silence d'Abraham, son refus
m~nts lynques. de la narration fictive, autant d'adresses à Régine, de la médiation, de la généralité, de la loi du public (juris pub/ici), du politique ou de
qut ouvrent le ltvre. ~es ~arrations fictives appartiennent à ce qu'on l'étatiq ue, du divin qui n'est que le <<fantôme» de Dieu (p. 159), comme la généralité
est sans doute en drott d appeler de la littérature. Elles racontent ou de l'éthique n'est que le spectre exsangue de la foi, alors qu'Abraham n'est pas, il ne doit
interprètent à l~ur manière le récit biblique. J'y souligne le retentis- pas, il ne peur pas être un<< fantôme, un personnage de parade sur la place>> (p. 144) .
1 Lo rs de la séance, Jacques Derrida ajoure: <<Deuxième fois que le "fantôme" apparaît.
seme~~ de ces silences: «Ils allèrent trois jours en silence; le matin du .'est pour éviter que Dieu ne soit un fantôme, sous la forme de la divinité de Dieu, la
quatneme,
" Abraham ne ditpas un mot [. . .J. Et Abrah am se d'tsau · : divin ité de Dieu n'est que le fantôme ontologique de Dieu et, pour éviter qu'Abraham
Je ~e. peux P?u~tant pas cacher à Isaac où cette marche le conduit."» ne so ir un fantôme, il faut l'expérience que nous sommes en train de décrire. >> (NdÉ)]
«Abraham ne peut parler », Kierkegaard le répète souvent, en insistant sur cet impos-
Mats tl ne lut du rien, si bien qu'à la fin de ce premier mouvement sibl e ou cet im-pouvoir, sur le <<il ne peut pas>> avant de ne pas le vouloir; car il est
on entend un Abraham qui ne s'entend à parler qu'à lui-même 0 ~ ·o mme passif dans sa décision de ne pas parler (p. 198, 199, 201 et passim), dans
1111 sil ence qui n'est plus le silence esthétique. Car toute la différence qui compte ici,
c' ·sr la différence entre le secret paradoxal d'Abraham er le secret de ce qui doit être
·:1 hé dans l'ordre esthétique er qui doit être au contraire dévoilé dans l'ordre éthique.
1. Genèse,
, J XXII, 2-3, dans La Bible. L'Ancien Testament' ot> ••. , trad
r· c•• , . fir . E; . Oh orme
p. 66 (c est acques Derrida qu.i souligne). (NdÉ) ' 1.' st:hétique exige le secret de ce qui reste caché, elle le récompense; l'éthique requiert
l.a manifestation au co ntraire et punit le secret. Or le paradoxe de la foi n'est ni esrhé-
2. <<En~ête, ~enèse>>; 22: 1-3, dans La Bible, trad. er prése ntation d 'André
ti 1u (le dés ir de cacher) ni éthique (l 'interdiction de cacher). (Voir p. 197 sq.) C'est
ChouraqUJ, Pa~1s, Desclee de Brouwer, 1989, p. 50-51 (c'esrJa que 0 ···d ·
souligne). (NdE) . e••• a qlll · · 1 aradoxe de la foi qui va pousser Abraham dans la scène tout aussi paradoxale du
pnrd o n dont Kierk aard va nous donner à la fois la fiction er la vérité, la ficti on vraie
3. Ce cro herne se ferm pas d ~•ns 1 rapus rir. (Nd É)
q 11 • r · t - peut- tr l'O UI s n · d 1 ard on.

1.0 1 1
LE PA RJUR E ET LE PAR DON

précisé le texte, c'est que Isaac l'a vu, lui, tirer son couteau, crispé de dè lors de t'avoir sa ri fi é l auer , m on autre autre, mon autre autre
désespoir. Abraham ne sait donc pas qu'il a été vu sans se voir vu. en tant qu'autre préférenc absolue, le mien, les miens, le meilleur
Il est à cet égard dans le non-savoir. Il ne sait pas que son fils aura de ce qui est le mien, Je m eilleur des miens, ici Isaac. Isaac ne repré-
été son témoin, mais un témoin désormais tenu au même secret, sente pas seulement celui qu'il aime le plus chez les siens, c'est aussi
au secret qui le lie à Dieu. Est-il alors fortuit que ce soit dans l'un la promesse même, l'enfant de la promesse 1• C'est cette promesse
de ces mouvements, dans l'une de ces quatre orchestrations silen- même qu'il a failli sacrifier, et voilà pourquoi il demande encore
cieuses du secret que Kierkegaard imagine une grande tragédie du pardon à Dieu, à savoir d'avoir accepté de mettre fin à l'avenir, et
pardon? Comment accorder ensemble ces thèmes du silence, du donc à tout ce qui donne sa respiration à la foi, à la foi jurée, à la
secret et du pardon? Dans le troisième mouvement, après un énigma- fidélité de toute alliance. Comme si Abraham, parlant en son for
tique paragraphe qui voit passer furtivement les silhouettes d'Agar intérieur, disait à Dieu: pardon d'avoir préféré le secret qui me lie
et d'Ismaël dans la songerie pensive d'Abraham, celui-ci implore à toi plutôt que le secret qui me lie à l'autre autre, à tout autre, car
Dieu. Se jetant à terre, il demande pardon ~L Dieu non pour lui un amour secret me lie à l'un comme à l'autre, comme au mien.
avoir désobéi, mais pour lui avoir obéi au contraire. Et pour lui avoir Cette l?i réinscrit l'impardonnable, et la faute même au cœur
obéi au moment où il lui donnait un ordre impossible, doublement du pardon demandé ou accordé, comme si l'on avait toujours à se
impossible: impossible à la fois parce qu'il lui demandait le pire faire pardonner le pardon même, des deux côtés de son adresse; et
et parce que Dieu, selon un mouvement sur lequel nous aurons à comme si toujours le parjure était plus vieux et plus résistant que ce
revenir nous-mêmes, reviendra sur son ordre, l'interrompra et le qu'il faut se faire pardonner comme une faute, mais ce qui déjà, la
rétractera, en quelque sorte- comme s'il avait été pris de regret, de ventriloquant, prête sa voix et donne son mouvement à la fidélité de
remords ou de repentir. Car le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, la foi jurée. Loin d'y mettre fin, de la dissoudre et de l'absoudre, le
à la différence du Dieu des philosophes et de l'omo-théologie, est pardon alors ne peut que prolonger la faute, il ne peut, lui donnant
un Dieu qui se rétracte. Mais il ne faut pas se hâter de donner des la survie d'une interminable agonie, qu'importer en lui cette contra-
noms plus tardifs au re-trait de cette rétractation d'avant le repentir, diction de soi-même, cette invivable contestation de soi-même, et
le regret, le remords. de l'ipséité du soi lui-même.
À suivre ce troisième mouvement au début de Crainte et tremblement, Voici alors ce troisième mouvement:
Abraham demande ainsi pardon pour avoir été disposé au pire
sacrifice en vue d'accomplir son devoir envers Dieu. Il demande Le soir était paisible quand Abraham, sur son âne, s'en alla seul à
pardon à Dieu pour avoir' accepté de faire ce que Dieu lui-même Morija; il se jeta le visage contre terre; il demanda à Dieu pardon
lui avait ordonné. «Pardon, mon Dieu, de t'avoir écouté», lui dit-il de son péché [autrement dit, Abraham ne demande pas pardon à
en somme. Il y a là un paradoxe que nous ne devrions pas cesser de , Isaac mais à Dieu; un peu comme l'Épiscopat français ne demande
méditer; au moins pour ce qu'il révèle d'une double loi secrète ou pas pardon aux Juifs mais à Dieu, tout en prenant la communauté
d'une double contrainte inhérente à la vocation du pardon: je ne juive à témoin, selon ses propres termes, du pardon demandé à Dieu.
te demande pas pardon pour t'avoir trahi(e), blessé(e), pour t'avoir Ici, Abraham ne prend même pas Isaac à témoin du pardon qu'il
demande, lui, Abraham, à Dieu pour avoir voulu mettre Isaac à mort],
fait mal, pour t'avoir menti, pour avoir parjuré, je ne te demande
pardon d'avoir voui u sacrifier Isaac, pardon d'avoir oublié son devoir
pas pardon pour un méfait, je te demande pardon au contraire pour
paternel envers son fils. Il reprit plus souvent son chemin solitaire,
t'avoir écouté(e), trop fidèl ement, par trop de fidélité à la foi jurée, et
de t'avoir aimé(e), de t'avoir préfér ' (e), de t'avoir élu( ) ou de m'êtr
laissé( ) élire par toi, d t'avo ir r p ndu , d 'avo ir di t « m vo i i » - t 1. . Kierkega ard, mirtte et tremblement, op. cit. , p. 116- 11 7 .
L E PARJUR E ET LE PA RI ON l) '!'! 1 I, M 1\ .. .AN :H

mais il ne trouva pas le repos. Il ne pouvait concevoir que c'étai t un m m an né so u un auer p ud ny me, il s'agit chaque fois d 'une
péché d'avoir voulu sacrifier à Dieu son bien le plus cher, pour lequel : >rt d Lettre au père avant la lem - avan t celle de Kafka- signée
il eût lui-même donné sa vie bien des fois; et si c'était un péché, s'il 1 ar un fil qui publie sous p eudonyme), même si ma propre insis-
n'avait pas aimé Isaac à ce point, alors il ne pouvait comprendre que 1an e ur le secret correspond de ma part à une autre décision de
ce péché pût être pardonné; car y a-t -il plus terrible péché 1 ? 1 ··cure que je vais tenter de justifier, un factum demeure incontes-
t:lll , qui fonde l'axiome absolu. Personne n'oserait le récuser: le
Dans cette fiction de type littéraire, Abraham juge lui-même son r ic très bref de ce qu'on appelle «le sacrifice d'Isaac » ou « Is'hac
>éché impardonnable. Et c'est pourquoi il demande pardon. On nu liens» (Chouraqui) ne laisse aucun doute sur le fait qu'Abraham
te demande jamais pardon que pour l'impardonnable. Jugeant ard le silence, du moins quant à la vérité de ce qu'il s'apprête à
ui-même son péché impardonnable, condition pour demander (;1ir . Pour ce qu'il en sait, mais aussi bien pour ce qu'il n'en sait pas
'ardon, Abraham ne sait pas si Dieu lui a pardonné ou lui aura 1 finalement n'en saura jamais. De l'appel et de l'ordre singuliers
'ardonné. De toute façon, pardonné ou non, son péché sera resté 1, D ieu, Abraham ne dit rien à p ersonne. Ni à Sara ni aux siens, ni
:e qu'il fut, impardonnable. C'est pourquoi la réponse de Dieu, au ·w hommes en général. Il ne livre son secret, il ne le divulgue dans
ond, n 'importe pas quant à la conscience infiniment coupable ou :n1 un espace familial ou public, éthique ou politique. Il ne l'expose
LU repentir abyssal d'Abraham. Même si Dieu lui accorde présen- : rien de ce que Kierkegaard appelle la généralité. Tenu au secret,
ement son pardon, si on supposait encore, au conditionnel passé, 1 ·nu dans le secret, gardé secret par le secret qu'il garde à travers toute
lu' ille lui aurait accordé, au futur antérieur qu'ille lui aura accordé , rte expérience du pardon demandé pour l'impardonnable demeuré
~n suspendant son bras, en lui envoyant un ange et en lui permettant i n1 pardonnable, Abraham prend la responsabilité d'une décision.
:ette substitution du bélier, cela ne change rien à l'essence impar- Mais d 'une décision passive qui consiste à obéir et d 'une obéissance
ionnable du péché, tel qu'Abraham le ressent lui-même dans le Jui st cela même qu'il a à se faire pardonner- et d'abord, si l'on suit
;ecret de toute façon inaccessible de son for intérieur. Quoi qu'il 1 i rkegaard, par celui-là même à qui il aura obéi. Décision respon-
~n soit du pardon, Abraham reste au secret, et Dieu aussi, qui, dans ,·all e d 'un secret double et doublement assigné. Premier secret: il
:e mouvement, ne paraît pas et ne dit rien 2 . n do it pas dévoiler que Dieu l'a appelé et lui a demandé le plus
De cette approche kierkegaardienne, je tiendrai compte, mais ma haut acrifice dans le tête-à-tête d'une alliance absolue. Ce secret, il
.ecture n'en dépendra pas pour l'essentiel. Ce qui me paraît seulement 1 · on naît et le partage. Second ou archi-secret: la raison ou le sens
:levoir être rappelé ici, c'est une sorte d'axiome absolu. Lequel? Même 1 la demande sacrificielle. À cet égard, Abraham est tenu au secre t
;i l'insistance résolue de Johannes de Silentio 3 sur le silence d'Abraham 1 ut simplement parce que ce secret reste secret pour lui. Il est alors
répond à la logique, à la visée et à l'écriture très originales de Crainte l ·nu au secret non parce qu'il partage mais parce qu'il ne partage pas
<:t tremblement, Lyrique dialectique (et bien entendu aussi, j'y fais déjà 1· ret de Dieu. Mais bien qu'il soit comme passivement tenu en
lllusion pour des raisons qui se préciseront plus loin, à l'immense Etit à ce secret qu'il ignore, comme nous, il prend aussi la responsa-
~cène des fiançailles avec Régine et de la relation au père: comme l ili té passive et active, décisoire, de ne pas poser de question à Dieu,
pour La Répétition de Constantin Constantius, <aussi> publiée la 1 n pas se plaindre, comme Job, du pire qui semble le menacer à
la 1 mande de Dieu. Or cette demande, cette épreuve, est au moins,
1. S. Kierkegaard, Crainte et tremblement, op. cit. , p. 109. (NdÉ) 1 s 1 rs, et voilà qui ne peut être une simple hypothèse interprétative
2. Ibid. 1 · ma part, l'épreuve qui consiste à voir jusqu'à quel point Abraham
3. Lors de la séance, Jacq ues D errida précise : «C'est le pseudo nyme du signataire
•: L apable de garder un secret, au moment du pire sacrifice, à la
de Crainte et tremblement, Johannes de Sil en tio, ce n'est pas n'im porte q uel no m,
n'est-ce pas. >> (Nd É) 1 in t xt rêm d l'épreuve du secret demandé: la mort donnée,

1 li
LE PARJ UR E ET LE PARDON 11 '1'1 1_\ NI 11• .' ,1\N :11

de sa main, à ce qu'il aime le plus au monde, à la promesse même, 11 • rait plus He d ' un in t rpr t , d 'un archéologue, d ' un hermé-
à son amour de l'avenir et à l'avenir de son amour. n · ut ~, l'un simple lecteur en somme, avec tous les statuts qu'on peut
Pour l'instant, laissons là Abraham. Revenons à cette prière énigma- r ··o n naî tre à celui-ci (exégète de textes sacrés, détective, archiviste,
tique, «Pardon de ne pas vouloir dire . .. », sur laquelle, un jour, n1 • anicien de machine à traitement de texte, etc.). Il devient déjà,

comme par hasard, un lecteur pourrait tomber. l ill' to ut cela, une sorte de critique littéraire, voire de théoricien

Le lecteur se cherche, il se cherche en cherchant à déchiffrer une 1· la littérature, en tout cas un lecteur en proie à la littérature, à la
phrase qui, fragmentaire ou non (les deux hypothèses sont également Ill · rion qui tourmente tout corps et toute corporation littéraires.
vraisemblables), pourrait bien s'adresser aussi à lui. Car cette quasi- N n eulement «qu'est-ce que la littérature?» mais «quel rapport
phrase, il aurait pu, au point où il en est de sa perplexité suspendue, 1 ·ut-il y avoir entre la littérature et le sens? Entre la littérature et
se l'adresser lui-même à lui-même. De toute façon, elle s'adresse aussi l' in lécidabilité du secret?»
à lui, elle, aussi à lui dès lors que, jusqu'à un certain point, il peut T out est livré à l'avenir d 'un « peut-être». Car cette petite phrase
la lire ou l'entendre. Il ne peut pas exclure que cette quasi-phrase, ,; ·rn bl devenir littéraire à détenir plus d'un secret, et d'un secret
ce spectre de phrase qu'il répète et peut maintenant citer à l'infini, p1i pourrait, peut-être, peut-être, n'en être pas un, et n'avoir rien de
«Pardon de ne pas vouloir dire ... », soit une feinte, une fiction, voire : ·t tre caché dont parlait encore Crainte et tremblement: le secret
de la littérature. Cette phrase fait visiblement référence. C'est une 1· qu'elle signifie en général, et dont on ne sait rien, et le secret
référence. On en comprend tous les mots ede mouvement syntaxique. 1u' li semble avouer sans le dévoiler, dès lors qu'elle dit «Pardon
Le mouvement de la référence y est irrécusable et irréductible, mais j · n pas vouloir dire . .. »: pardon de garder le secret, et le secret
rien ne permet d'arrêter, en vue d'une détermination pleine et assurée, l' 111 secret, le secret d'un énigmatique« ne pas vouloir dire», d 'un
l'origine et la fin de cette prière. Rien ne nous est dit de l'identité 11 ·-1 a -vouloir-dire-tel-ou-tel secret et de ne-pas-vouloir-dire-ce-

du signataire, du destinataire et du référent. L'absence de contexte l) u - j -veux-dire - ou < de > ne pas vouloir dire du tout, point.

pleinement déterminant prédispose cette phrase au secret et à la fois, l >Ubl secret, à la fois public et privé, manifeste dans le retrait,
conjointement, selon la conjonction qui nous importera ici, à son ll!.'Si phénoménal que nocturne.
devenir-littéraire: peut devenir une chose littéraire tout texte confié , · · ret de la littérature, littérature et secret auxquels semble alors
à l'espace public, relativement lisible ou intelligible, mais dont le 1'aj uter, de façon encore peu intelligible mais sans doute non
contenu, le sens, le référent, le signataire et le destinataire ne sont f' n ui t , une scène de pardon. «Pardon de ne pas vouloir dire ».
pas des réalités pleinement déterminables, des réalités à la fois non ais pourquoi« pardon»? Pourquoi devrait-on demander pardon
fictives ou pures de toute fiction, des réalités livrées, comme telles, par cl • « n · pas vouloir dire ... » ?
une intuition, à quelque jugement déterminant. 1. • 1 te ur fabuleux dont je me fais ici le porte-parole se demande
Le lecteur alors sent venir la littérature par la voie secrète de ' 1 liL bi n ce qu'il lit. Il cherche un sens à ce fragment qui n'est
ce secret, un secret à la fois gardé et exposé, jalousement scellé et 11' lll- cr mêm e pas un fragment ou un aphorisme. C'est peut-être
ouvert comme une lettre volée. Il pressent la littérature. Il ne peut 11 11 • 1 hra e entière qui ne veut même pas être sentencieuse. Cette
pas exclure l'éventualité de sa propre paralysie hypnotisée devant 1 hra · , «Pardon de ne pas vouloir dire», se tient simplement en
ces mots: peut-être ne pourra-t-il jamais répondre à la question, ni l' dr. M ' me si elle est inscrite dans la dureté d'une pierre, fixée blanc
même répondre de cette ruche de questions (qui dit quoi à qui, au tl' n ir au tableau ou confiée noir sur blanc à la surface immobile

juste? qui semble demander pardon de ne pas ... ? de ne pas vouloir -d'w 1 ap i r, sai ie sur l'écran lumineux (mais d'apparence plus
dire, m ais quoi? qu'est-ce que ça veut dire? et pourquo.i ce« pardon » 1 1' 1'i •n t u liquide) d ' un o rdinateur qui ronfle légèrement, cette
au juste ?) . L' nquêteur se voit donc déjà d ans un itu atio n qui tl,t·a: · r · t « n l'air ». .. t ' st de rester en l'air qu'elle garde son

1 ) 1 7
LE PARJUR E ET LE PARL O N l l i\'1' 1 1 '. M l ~ .' 1~ /I N :1·:

secret, le secret d'un secret qui n'en est peut-être pas un, et qui, de ce a 1 mandé, et p urquoi il va p ut- ' rr l laisser faire ou l'empêcher
fait, annonce la littérature, à tout le moins ce que, depuis quelques 1· fair ce qu'il lui a dem andé d faire sans lui en donner la moindre
siècles, nous appelons la littérature, ce qui s'appelle la littérature, r~1 i on: secret absolu, secret à garder en partage quant à un secret
en Europe, mais dans une tradition qui ne peut pas ne pas hériter 1u on ne partage pas. Dissymétrie absolue.
de la Bible, y puisant son sens du pardon, mais en lui demandant à Autre exemple, tout près de nous, mais est-ce un autre exemple?
la fois pardon de la trahir. Etc' est pourquoi j'inscris ici la question Vous vous rappelez sans doute ce moment inouï à la fin de la Lettre
du secret comme secret de la littérature sous le signe apparemment tu père de Kafka. Cette lettre ne se tient ni dans la littérature ni
improbable d'une origine abrahamique. Comme si l'essence de la hors littérature. Elle tient de la littérature, mais elle ne se contient
«littérature», au sens strict que ce mot garde en Occident, n'était pas 1 as dans la littérature. Or dans les dernières pages, Kafka s'adresse
d'ascendance essentiellement grecque mais abrahamique. Comme i\ lui-même, fictivement, plus fictivement que jamais, la lettre qu'il
si elle vivait de la mémoire de ce pardon impossible dont l'impos- pense que son père aurait pu ou aurait dû lui adresser en réponse.
sibilité n'est pas la même des deux côtés de la frontière supposée tte lettre fictive du père, dans la lettre semi-fictive du fils, reproche
entre la culture abrahamique et la culture grecque. Des deux côtés, à ce dernier (qui se le reproche donc à lui-même) non seulement son
on ne connaît pas le pardon, si je puis dire, on le connaît comme parasitisme mais à la fois de l'accuser, lui, le père, et de lui pardonner
l'impossible, mais l'expérience de cette impossibilité, c'est du moins et par là de l'innocenter. Que dit en effet ce père spectral que Franz
mon hypothèse, s'y annonce comme différente. Intraduisiblement Kafka ne voit pas plus, en lui écrivant, en s'écrivant à lui-même par
différente, sans doute, mais c'est la traduction de cette différence la plume fictive de son père, qu'Isaac ne voit venir et ne comprend
que nous tentons peut-être ici. Abraham qui ne voit pas Dieu, ne voyant pas venir Dieu ni où
Le secret peut-être sans secret de cette phrase qui se tient en l'air, Dieu veut en venir au moment de tous ces mots? Que dit en effet
avant ou après une chute, selon le temps de cette chute possible, ce e père spectral à Franz Kafka qui le fait ainsi parler, en ventriloque,
serait une sorte de météorite. à la fin de sa Lettre au père, lui prêtant sa voix ou lui donnant la
Cette phrase paraît aussi phénoménale qu'un météorite ou une parole, mais aussi lui dictant sa parole, lui faisant écrire, en réponse
météorite (ce mot a deux sexes). Phénoménale, cette phrase paraît à la sienne, une lettre à son fils, dans une sorte de fiction dans la
l'être, car d'abord elle paraît. Elle apparaît, cela est clair, c'est même fiction (théâtre dans le théâtre, «the plays the thingl », et vous avez
l'hypothèse ou la certitude de principe, elle se manifeste, elle paraît compris que j'enchaîne dans cette scène du secret, du pardon et de
mais «en l'air», venue on ne sait d'où de façon apparemment la littérature, la filiation des filiations impossibles d'Isaac, Hamlet
contingente. Contingente météorite au moment de toucher un sol et Kafka. La littérature commencerait là où on ne sait plus qui écrit
(car une contingence dit aussi, selon l'étymologie, le toucher, le tact ou et qui signe le récit de l'appel, et du« Me voici! », entre le Père et le
le contact), mais sans assurer de lecture pertinente (car la pertinence Fils absolus) ? Que dit donc le Père par la plume du Fils qui reste
dit aussi, selon l'étymologie, le toucher, le tact ou le contact). Elle ' maître des guillemets? Ceci que je sélectionne dans un passage où
reste en l'air, elle appartient à l'air, à l'être-en-l' air. Elle a sa demeure le motif dominant, c'est l'impossibilité du mariage, pour Kafka, en
dans l'atmosphère que nous respirons, elle demeure suspendue en l'air raison d'une identification spéculaire au père, d'une projection
même quand elle touche. Là même où elle touche. C'est pourquoi identificatoire à la fois inévitable et impossible. Comme dans la
je la dis météorique. Elle est encore suspendue, peut-être au-dessus
d'une tête, par exemple celle d'Isaac au moment où Abraham lève
l . W. Shakespeare, Hamlet, dans Ihe Complete Works ofWilliam Shakespeare, op. cit.,
son couteau au-dessus de lui, quand il ne sait pas plus que nous ce acre II, sc. 2, v. 641 , p. 885; I-lamlet, Le Roi Lear, trad. fr. et préface d'Yves Bonnefoy,
qui va se passer, pourquoi Dieu lui a demandé en secret ce qu' il lui Paris, Gallimard, oll. « Foli o >>, 1978 , p. 101: «Le théâtre est le piège ». (NdÉ)

1 8 1. 9
L E PAl JURE ëT Lil Pi\ !! ( N J 'l' ! l (Mi '. S .AN :E

famille d'Abraham, comme dans Hamfet, comme dans ce qui lie La Va don t m a ri r S< ns 1 ·v ni r fou! ( Und jetzt heirate, ohne
Répétition à Crainte et tremblement au bord du mariage impossible wahnsirmig z u werden .0 [... ]
avec Régine, la question de fond est celle du mariage, plus préci- Si tu avais w1 jugement d'ensemble sur ce qui, à mon sens, explique
sément le secret du «prendre femme». Me marier, c'est faire et être la peur que j'ai devant toi 1, tu pourrais me répondre:«[ ... ] Tu te
comme toi, être fort, respectable, normal, etc. Or je le dois et c'est décharges de toute faute et de toute responsabilité (Zuerst lehnst auch
à la fois interdit, je le dois et donc je ne le peux pas, c'est là la folie Du jede Schuld und Verantwortung von Dir ab), en cela donc, notre
du mariage, de la normalité éthique, aurait dit Kierkegaard I: procédé est le même [Kafka fait donc dire au père qu' ils agissent tous
deux spéculairement et font de même]. Mais tandis qu'ensuite, tout
[... ]le mariage est l'acte le plus grand, celui qui garantit l'indépen- aussi franc en paroles qu'en pensée, je rejette entièrement la faute
dance la plus respectable, mais c'est aussi celui qui est le plus étroi- sur toi, tu tiens à montrer un surcroît d"'intelligence" et de "délica-
tement lié à toi. Il y a quelque chose de fou à vouloir sortir de là, et tesse" ("übergescheit" und "überziirtlich'), en m'absolvant, moi aussi,
chacune de mes tentatives est presque punie de folie (Hier hinaus- de toute faute (mich von jeder Schuld freisprechen). Bien entendu, tu
kommen zu wollen, hat deshalb etwas von Wahnsinn, undjeder Versuch n'y parviens qu'en apparence (tu n'en veux d'ailleurs pas davantage),
wirdfast damit gestraft). et malgré toutes tes "phrases" [tes façons de parler, tes tournures,
[ ... ] U'Javoue qu'un fils comme moi, un fils muet, apathique, ta rhétorique, "Redensarten '1 sur ce que tu appelles façons d'être,
sec, dégénéré [déchu, veifallener Sohn], me serait insupportable, il tempérament, contradictions, détresse, il apparaît entre les lignes
est probable que, à défaut d'une autre possibilité, je le fuirais, j' émi- qu'en réalité j'ai été l'agresseur, alors que dans tout ce que tu as fait,
grerais, comme tu as voulu le faire un jour à cause de mon mariage tu n'as jamais agi que pour ta propre défense. Parvenu à ce point, tu

[nous sommes déjà, toujours dans l'adresse spéculaire qui va bientôt aurais donc, grâce à ta duplicité ( Unaufrichtigkeit), obtenu un assez
devenir spéculaire du point de vue du père, cette fois, à qui Franz va beau résultat, puisque tu as démontré trois choses (Du hast dreierlei
feindre de donner la parole]. Ceci, donc, peut également jouer un rôle bewiesen): premièrement, que tu es innocent, deuxièmement, que
dans mon incapacité de me marier (bei meiner Heiratsunfohigkeit). [... ] je suis coupable, et troisièmement que, par pure générosité, tu es
Mais l'obstacle essentiel à mon mariage, c'est la conviction, prêt non seulement à me pardonner (bereit bist, nicht nur mir zu
maintenant indéracinable, que pour pourvoir à la subsistance d'une verzeihn), mais encore- ce qui est à la fois plus et moins - à prouver
famille et combien plus encore pour en être vraiment le chef, il faut et à croire toi-même, à l'encontre de la vérité d'ailleurs, que je suis
avoir toutes ces qualités que j'ai reconnues en toi, bonnes et mauvaises également innocent 2 . »
prises ensemble[ ... ].
1. Dans l'édition de la «Lettre au père>> qu'utilisait Jacques Derrida, on lit plutôt :
1. On pourrait en suivre longuement la piste chez Kierkegaard. Je n'en retiens ici <<explique la peur que tu m'inspires, tu pourrais [... ] >>. (Franz Kafka,« Lettre au père>>,
~u~ ce signe: l'interprétation du geste «incompréhensible ,, d'Abraham (Kierkegaard da ns Œuvres complètes, t. VJI, trad. fr. et éd. Marthe Robert, Paris, Cercle du Livre
ms1ste sur cette nécessaire incompréhensibilité, pour lui, du comportement d'Abraham) Précieux, 1957, p. 209 .) (NdÉ)
passe en particulier par le silence d'Abraham, par le secret gardé, fût-ce à l'endroit des 2. Fr. Kafka, «Lettre au père >>, dans Œuvres complètes, op. cit., p. 206-210. Dans
siens, en particulier de Sara, ce qui suppose une sorte de rupture du mariage dans l'ins- le tapuscrit, Jacques Derrida indique dans la marge les numéros de page des diffé-
tance hétéronomique, à l'instant de l'obéissance à l'ordre divin et à l'alliance absolument rell[S passages cités. Il n'a pas été possible d'identifier l'édi tion allemande de Briefan
singulière ~vec Dieu. ~n ne peut pas se marier si on reste fidèle à ce Dieu. On ne peut elen Vater utilisée par Jacques Derrida. Dans son exemplaire du tome VII des Œuvres
pas se maner devant D1eu. Or toute la scène de la lettre au père, et surtout, en elle, la complèt-es de Kafka publié par le Cercle du Livre Précieux (op. cit.) qui se trouve à l'Uni-
lettre fictive du père (littérature dans la littérature) est inscrite dans une méditation sur versité de Princeton, nous avons toutefois retrouvé une photocopie du texte allemand,
l'impossibilité du mariage, comme si là se tenait le secret d.~ la li ttérature même, de la sa ns référence identifiable, correspondant au texte cité par Jacques Derrida, insérée
vocation littéraire même: écrire ou se marier, mais aussi écrire: pour ne pas devenir fou en nrre les pages 206 et 207 . (Collection « Bibliothèque de Jacques Derrida», Firestone
se m~r_i:rnr. Oacques De~rid a revient sur cette foli e du maria1'e chez Ki rkegaard dans la Library, Un ivers.ité d Princeto n, RBD1, boîte B-000256, chemise 11 «Franz Kafka,
<< Hwtieme séance >> du semma1re «Le paiJure et le pardon ,, (inéd i , J 8- Jl 9). (NdÉ)] Cl::uvres complètes, To m Vll ».) La référe nce utilisée ici, Brief an elen Vater, Schriften,

140 14 1
LE PARJUR E ET LE PARD ON UA'I" I 1 I, MJ.: .'·.AN :E

Extraordinaire spéculation. Le fils se parle, il se parle au nom du .,. •t lu r cà la li tté rature mm aporie du pardon. L'accu-
père, il fait dire au père, prenant sa place et sa voix, lui prêtant et p r fi tif n r cir ra jamais, le grief qu'il ne symétrise
donnant à la fois la parole: «Tu me prends pour l'agresseur mais · u n · p ul aris jam ais (par la voix fictive du fils, selon cette legal
je suis innocent, tu t'attribues la souveraineté en me pardonnant, ''/on 1 qu'est la littérature), c'est l'accusation de parasitisme. Elle
donc en te demandant pardon à ma place, puis en m'accordant le u l t ur au long de la lettre, de la fiction et de la fiction dans la
pardon et ce faisant, tu réussis le coup double, le coup triple, et de fi ·ti n. 'est finalement l'écriture littéraire elle-même que le père
m'accuser, et de me pardonner et de m'innocenter, pour finir par 1 • ·u, de parasitisme. Parasitisme, voilà tout ce à quoi son fils a
me croire innocent là où tu as tout fait pour m'accuser, exigeant u · a vie, tout ce à quoi il avoue avoir impardonnablement voué
de surplus mon innocence, donc la tienne puisque tu t'identifies 1 vi . Il a fait la faute d'écrire au lieu de travailler et de se marier
à moi.» Mais, rappelle le père, en vérité la loi du père parlant par . mal ment. Tout ici , au nom du père, au nom du père et du fils
la bouche du fils parlant par la bouche du père, si on ne peut pas 1 arl ant au nom du père, au nom du fils se dénonçant au nom
pardonner sans identification au coupable, on ne peut pas non plus lu 1 re, sans saint esprit (à moins que la littérature ne joue ici
pardonner et innocenter à la fois. Pardonner, c'est consacrer comme lt Trinité), tout accuse le parasitisme et s'accuse de parasitisme. Le
mal inoubliable et impardonnable le mal qu'on absout. Et donc la li 1. • r un parasite, comme la littérature. Car l'accusée à laquelle il
même identification spéculaire fait qu'on ne peut innocenter en r'.' t lo nc demandé de demander pardon, c'est la littérature. La litté-
pardonnant. On ne pardonne pas un innocent. Si en pardonnant, 1':1 1ur est accusée de parasitisme et priée de demander pardon en
on innocente, on est aussi coupable de pardonner. Le pardon accordé nv uant ce parasitisme, en se repentant de ce péché de parasitisme.
est aussi fautif que le pardon demandé, il avoue la faute. Dès lors, on ; ·h est vrai même de la lettre fictive dans la lettre fictive, qui se
ne peut pardonner sans être coupable et donc sans avoir à demander ' i 1 ainsi poursuivie en justice par la voix du père telle qu'elle se
pardon de pardonner. «Pardonne-moi de te pardonner», voilà une 1r )live prêtée, empruntée ou parasitée, écrite par le fils: «Ou je me
Jhrase qu'il est impossible de réduire au silence dans tout pardon, et I l' mpe fort [dit le fils-père, le père par la voix du fils ou le fils par
f abord parce qu'elle s'attribue coupablement une souveraineté, pas h voix du père], ou tu utilises encore cette lettre comme telle pour
Jlus qu'il n'est possible de faire taire la phrase inverse: «Pardonne-moi iv re n parasite sur moi (Wen?t ich nicht sehr irre, schmarotzest Du
fe te demander pardon, c'est-à-dire de te faire d'abord, par identi- 2
1n mir auch no ch mit diesem Briefals solehem) . » Le réquisitoire du
ication demandée, porter ma faute, et le poids de la faute d'avoir p r (parlant au fils par la voix du fils) avait longuement développé
L me pardonner.» L'une des causes de cette aporie du pardon, c'est nu pa ravant cet argument du parasitisme ou de vampirisme. Distin-
1u'on ne peut pardonner, demander ou accorder le pardon sans ! Uél nt entre le combat chevaleresque et le combat de la vermine parasi-
dentification spéculaire, sans parler à la place de l'autre et par la tiq u («den Kampfdes Ungeziefers») qui suce le sang des autres, la
·oix de l'autre. Pardonner dans cette identification spéculaire, ce v ix du père s'élève contre un fils qui est non seulement« incapable
t'est pas pardonner, car ce n'est pas pardonner à l'autre comme tel 1 vivre3 » (Lebensuntüchtig) mais indifférent à cette incapacité, à
m mal comme tel. La fin de cette Lettre au fils, moment fictif de la · ' lle inaptitude à l'autonomie puisqu'il en fait porter la respon-
out aussi fictive Lettre au père, nous ne la commenterons pas. Mais :~lb ilité (Verantwortung) au père. Exemple, le mariage impossible
Ile porte au fond d'elle-même, peut-être, l'essentiel de ce passage

· 1. L'exp ress io n est de Jam es Joyce, comme le précise Jacques D errida dans Donner
agebücher, Briefe, ] ürgen Born, G erh ard N eu mann, Mal corn Pasley et J ost Sch ill meit !.t mort, op. cit'., p. 183. (NclÉ) ,
:ds.), Francfort-sur-le-M ain, S. Fischer Verlag, 201 3 [1 982], p. 55, p. 6, p. 58 et f. r. l aAca, Br·iefart den Vat-e1·, op. cit., p. 60 ; trad. fr. , p. 2 11. (NdE)
59, corres pond à. cette édi tion, à. l'exceptio n des num éros de page. (N li~) 3. Ibid. , 1· 60; trad. fr ., 1. 10. (N lÉ)

14
LE PARJ Rë Eï ' L : l'AR! ON '1' 1 1 I, Mg .' l. N ;1(

dont il est question dans la lettre: le fils ne veut pas se marier, mais
il accuse le père de lui interdire le mariage, «à cause de la "honte"
.Ji• ri ]U rn ne. nd ur n us à la verti ale, comme la pluie ou
u 1 111 l · r . À moins qu' il ne d nd n uspendant la descente, en
(Schande) qu' [il] ferait rejaillir sur mon nom 1 », dit le père sous la t ·rro n pant J mou:vem nt. Par exemple, pour nous dire «Pardon
plume du fils. C'est donc au nom du nom du père, un nom transi, 1· 11 1 a vouloir dire ... » Non que Dieu lui-même dise cela, mais
parasité, vampirisé par la quasi-littérature du fils, que cette incroyable ( ' : t 1 ut-être ce que veut dire pour nous «le nom de Dieu».
scène s'écrit ainsi: comme scène impossible du pardon impossible, 1, · 1 reur fabuleux que je représente 1 cherche donc à déchiffrer
du mariage impossible. Mais le secret de cette lettre, comme nous d cette phrase, l'origine et la destination de ce message. Ce
l'avions suggéré à l'occasion de « Todtnauberg» de Celan 2 , c'est 11 ·ssa est pour l'instant secret, mais il dit aussi que le secret sera
que l'impossible, le pardon im-possible, l'alliance ou le mariage li' t . Et un lecteur infini, le lecteur d'infini que je vois travailler
im-possible ont peut-être eu lieu comme cette lettre même, dans ~· 1 ·mande si ce secret quant au secret n'avoue pas quelque chose
la folie poétique de cet événement qu'on appelle la Lettre au père. !Tl me la littérature même.
La littérature est météorique. Comme le secret. On appelle météore Mai alors le pardon? Pourquoi le pardon? Pourquoi le pardon,
un phénomène, ce qui apparaît dans la brillance ou le phainesthai d'une 111 me un pardon fictif, serait-il ici demandé? Car il y a ce mot de
lumière, ce qui se produit dans l'atmosphère. Comme une sorte d'arc- u l ;~rdon » d~ns la météorite («Pardon de ne pas vouloir dire ... »).
en-ciel. Oe n'ai jamais trop cru à ce qu'on dit de l'arc-en-ciel, mais je l': t 1u' es t-ce que le pardon aurait à voir avec le secret à double fond
n'ai pas pu être insensible, il y a moins de trois jours, à l'arc-en-ciel qui 1· h li ttérature?
s'est déployé au-dessus de l'aéroport de T el-Aviv alors que je rentrais n aurait tort de croire que le pardon, à lui supposer déjà la verti-
de la Palestine d'abord, puis de Jérusalem\ quelques instants avant ·:dit ~ , se demande toujours de bas en haut ou s'accorde toujours
que cette ville ne soit, de façon absolument exceptionnelle, comme d · haut en bas. De très haut en ici-bas. Si les scènes de repentance
cela n'arrive presque jamais à ce degré, ensevelie sous une neige quasi pub lique et les pardons demandés se multiplient aujourd'h_ui, si elles
diluvienne et coupée du reste du monde.) Le secret du météorite, c'est ·m blent innover parfois en descendant du sommet de l'Etat, de la
qu'il devient lumineux à entrer, comme on dit, dans l'atmosphère, 1 t • u du chef de l'État, parfois aussi des plus hautes autorités de
venu d'on ne sait où- mais en tout cas d'un autre corps dont il se l'îo: lise, d'un pays ou d'un État-nation (la France, la Pologne, l'Alle-
serait détaché. Puis tout ce qui est météorique doit être bref, rapide, ma ne, point encore le Vatican), la chose n'est pas sans précédent,
passager. Aussi bref que notre phrase encore suspendue(« Pardon de 1n me si elle reste rarissime dans le passé. Il y eut par exemple l'acte
ne pas vouloir dire ... »). Question de temps. À la limite d'un instant. 1 • 1 nance 2 de Theodosius et plus d'une fois Dieu lui-même semble
La vie d'une météorite aura toujours été trop courte: le temps d'un , · r pentir, marquer du regret ou du remords. Il semble se raviser, se
éclair, d'un coup de foudre, d'un arc-en-ciel. On dit que l'éclair de 1 ·pro her d 'avoir mal agi, se rétracter et s'engager à ne plus recom-

la foudre ou l'arc-en-ciel sont des météores. La pluie aussi. Et il est m n er. Et son geste ressemble au moins à un pardon demandé, à
facile de penser que Dieu, même le Dieu d'Abraham, nous parle n n · onfession, à une tentative de réconciliation. Pour ne prendre

1. Fr. Kafka, Briefan den yater, op. cit., p. 60; trad. fr., p. 211. Dans le tapuscrit, 1. Dans le fichier informatique, cette phrase se lit comme suit: << Un lecteur fabuleux
on lit: << qui rejaillirait>>. (NdE) Nt' 1rouve ici rep résenté. Il est au travail. Il cherche donc [... ] ». (NdÉ)
2. Voir supra, p. 51 sq. (NdÉ) . Tel dans le tapuscrit. Jacques Derrida reprend sans doute ce terme de l'article
3. Jacques Derrida s'était rendu à Jérusalem, Tel-Avi v er Ramallah en janvier 1998: d · Robe rt Dodaro auquel il renvoie dans Donner La mort (op. cit., p. 187, nore 1) :
sur ce voyage, voir sa lettre du 11 janvier 1998 dans La contre-aLLée (op. cit., p. 259) où . ".' aint Augustin juge cet acre "mirabilius" dans La Cité de Dieu. Cf Robert Dodaro,
il dit avoir donné un e<< Conférence sur le pardon, encore, à Jérusalem, une autre mais "!:'loquent Lies, just Wars and the Politics ofPersuasion: Reading Augustines Ci_ry of God
au Fond la même qu 'en Pologne à la veille d'Auschwitz [. . . ] ''· (NdÉ) ln ri 'Postmodern ' World ", Auf:.,rustinian Studies, n° 25, 1994, p. 92-93. » (NdE)

144 145
LE PARJUR E ET LE PARDON lJA 'IT l •: Mil, .'~. AN ; !\

que cet exemple parmi d'autres, est-ce que Iahvé ne revient pas sur To us ] jo urs d lac rr n r , s rn n e et moisson,
une faute après le déluge? Est-ce qu'il ne se reprend pas? Est-ce froidur et haleur, été t hiver, jour et nuit ne chômeront pas 1• »
qu'il ne se repent pas, comme s'il demandait pardon, regrettant en
vérité le mal d'une malédiction qu'il avait prononcée, quand, devant ieu s'engage donc à ne plus refaire ce qu'il a fait. Ce qu'il a fait
l'holocauste sacrificiel que lui offre Noé, et sentant monter vers lui aura été le mal d 'un méfait, un mal à ne plus refaire, et donc à se
le parfum agréable et apaisant des victimes animales, il renonce au f~ti re pardonner, fût-ce par lui-même. Mais se pardonne-t-on jamais
mal déjà fait, à la malédiction antérieure? Il s'écrie en effet: : oi-même? Immense question. Et si Dieu demandait pardon,
; qui le demanderait-il? Qui peut lui pardonner le méfait ou le
Je ne recommencerai plus à maudire le sol à cause de l'homme, car pardonner, lui-même, pour avoir péché, sinon lui-même? Peut-on
l'objet du cœur de l'homme est le mal, dès sa jeunesse, et je ne recom- j::nnais demander pardon à soi-même? Pourrais-je jamais demander
mencerai plus à frapper tout vivant comme je l'ai fait: 1 ardon à quelque autre, dès lors que je dois, semble-t-il, nous dit-on,
Tous les jours que la terre durera, ,n ' identifier assez à l'autre, à la victime, pour lui demander pardon en
Semailles et moisson, froid et chaud, :a hant de quoi je parle, en sachant, pour l'éprouver à mon tour, le
Été et hiver, jour et nuit mal que je lui ai fait? Le mal que je continue à lui faire, au moment
Point ne cesseront 1 • m ' me de demander pardon, c'est-à-dire au moment de trahir encore,
1 prolonger ce parjure en lequel aura déjà consisté la foi jurée, son
Dans une autre traduction, je soulignerai encore le mot de i1 fidélité même? Peut-on demander pardon à quelqu'un d'autre
«malédiction», le mot pour« maudire» qui sera suivi du mot de 1ue soi-même? Peut-on se demander pardon à soi?
«bénédiction 2 ». Car suivez Dieu. Que fait-il? Que dit-il? Après Deux questions également impossibles, etc' est la question de Dieu
avoir confessé une malédiction passée, qu'il s'engage à ne plus (question du «qui»), du nom de Dieu, de ce que voudrait dire le
répéter, après avoir en somme demandé secrètement pardon, en son no m de Dieu (question du «quoi»), la question du pardon, nous
for intérieur, comme pour se parler à lui-même, Iahvé va prononcer ·n avions parlé, se divisant entre le «qui» et le «quoi», mais discré-
une bénédiction. La bénédiction sera une promesse, donc la foi jurée 1i tant et ruinant d'avance aussi cette distinction, ce partage impos-
d'une alliance. Alliance non seulement avec l'homme mais avec tout : ib le entre le «qui» et le «quoi».
animal, avec tout vivant, promesse qu'on oublie chaque fois qu'on Deux questions auxquelles il faut toujours répondre oui et non,
tue ou maltraite aujourd'hui un animal. Que la promesse ou la foi ni oui ni non. 2
jurée de cette alliance ait pris la forme d'un arc-en-ciel, c'est-à-dire
d'un météorite, voilà ce que nous devrions encore méditer, toujours «Pardon de ne pas vouloir dire ... » Est-ce que cela se pardonne?
sur la trace du secret, et de ce qui allie l'expérience du secret à celle j on parle français, et si, sans autre contexte, on se demande ce que veut
du météore. lire «Se pardonner», et si c'est possible, on retient alors dans l'équivoque
1, ette grammaire, dans la locution «se pardonner», une double ou
«Je n'ajouterai pas à maudire encore la glèbe à cause du glébeux [Adam]: 1ri ple possibilité. D'abord, mais je vais laisser tomber une telle éventualité
oui, la formation du cœur du glébeux est un mal dès sa jeunesse.
Je n'ajouterai pas encore à frapper tout vivant, comme je l'ai fait. 1. «Entête, Genèse», 8: 21 -22, dans La Bible, trad. fr. A. Chouraqui, p. 30 [(c'est
~ :1 · 1ues De rrid a qui souligne). (NdÉ)]
1. Genèse, VIII, 21-22, dans La Bible. L'Ancien Testament, t. I, trad. fr. É. Dhorme, . Da ns le tap uscrit, Jacqu es Derrida insère une indication concernant la suite de
p. 26-27 [(c'est Jacques Derrida qui souligne) . (NdÉ)] !:1 s an c ave laq uell e il en haî ne : «(à suivre, même séance Par (4) T. II) >>, ce qt;i
2. Jacques Derrida ne précise pas de quelle traduction il s'agit. (NdÉ) t mr s o n 1 au titre du fi hier info rm atique de la seconde partie de cerre séance. (NdE)
1

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LE P.ARJUR E ET LE PAR DON lJ/1'1' 1 1 \NIE S · AN E

comme accessoire, cette passivité impersonnelle de la tournure qui fait p re de Kafka, pas plu qu'Abraham, n'a peut-être rien compris et
dire: «cette faute se pardonne» pour signifier «on la pardonne», «elle ri en reçu et rien entendu du fils; il a peut-être été encore plus bête
est pardonnée», «On peut la pardonner». Intéressons-nous davantage que toutes les bêtes, l'âne et le bélier, qui ont peut-être été les seules
aux deux autres possibilités, à la réciprocité entre l'un et l'autre et/ou à penser et à voir ce qui arrive, ce qui leur arrive, les seules à savoir
la réflexivité de soi à soi, le «se pardonner l'un l'autre» et/ou le «se dans leur corps qui paie le prix quand les hommes se pardonnent,
pardonner soi-même», la possibilité et/ou l'impossibilité de ces deux se pardonnent eux-mêmes ou entre eux). Corpus aussi indécidable,
syntaxes qui restent toutes deux, chacune à sa manière, identificatoires donc, que l'échange sans échange d 'un pardon nommé, demandé,
et spéculaires. Il s'agit là de ce qu'on pourrait appeler, en déplaçant un accordé aussitôt que nommé, un pardon si originaire, a priori et
peu l'expression, une grammaire spéculative du pardon. automatique, si narcissique, qu'on se demande s'il a vraiment eu
Que fut, en son trajet destinai, la lettre du père inscrite dans la l.i.eu, hors littérature. Car le père dit réel n'en a rien su. Un pardon
lettre au père, de Kafka, dans la lettre de Kafka au père de Kafka, littéraire ou fictif, est-ce un pardon? À moins que l'expérience la
à travers tous les génitifs de cette généalogie pardonnante? Irrécu- plus effective, l'endurance concrète du pardon demandé ou accordé,
sablement, cette lettre du père au fils fut aussi une lettre du fils au dès lors qu'elle aurait partie liée avec la postulation du secret, n'ait
père et du fils au fils, une lettre à soi dont l'enjeu restait celui d'un sa destinée gagée dans le don cryptique du poème, dans le corps de
pardon à l'autre qui fût un pardon à soi. Fictive, littéraire, secrète, la crypte littéraire, comme nous le suggérions plus haut à propos
mais non nécessairement privée, elle resta, sallls rester, entre le fils de « Todtnauberg». Le pardon, alors, c'est le poème.
et lui-rnême. Mais scellée dans le for intérieur, dans le secret, dans Dans le «se pardonner», dans la grammaire spéculative de la
le secrétaire, en tout cas, d'un fils qui s'écrit pour échanger sans Lettre au père, nous avions reconnu une scène de pardon à la fois
échanger ce pardon abyssal avec celui qui est son père (qui devient demandé et accordé - à soi-même. Cela semble à la fois requis et
en vérité son père et porte ce nom depuis cette incroyable scène du interdit, inévitable et impossible, nécessaire et insignifiant dans
pardon), cette lettre secrète ne devient littérature, dans la littéralité l'épreuve même du pardon, dans l'essence ou le devenir-pardon
de sa lettre, qu'à partir du moment où elle s'expose à devenir chose du pardon. S'il y a un secret secret du pardon, c'est qu'il semble
publique et publiable, archive à hériter, phénomène encore d'héritage vo ué à la fois à rester secret et à se manifester (comme secret),
- ou testament que Kafka n'aura pas détruit. Car, comme dans le mais aussi à devenir, par là même, par identification spéculaire,
sacrifice d'Isaac qui fut sans témoin ou n'eut de témoin survivant pardon à soi, pardon de soi à soi, demandé et accordé entre soi et
que le fils, un héritier élu qui aura vu le visage crispé de son père au soi dans l'équivoque du «se pardonner», mais aussi bien annulé,
moment où il levait le couteau sur lui, tout cela ne nous arrive qu privé de sens par cette réflexivité narcissique même. D'où le risque
dans la trace laissée, restée lisible autant qu'illisible. Cette trace laissée, ·o u.r u par sa nature relevée et relevante, par cette Aujhebung dont
ce legs fut aussi, par calcul ou imprudence inconsciente, la chance ' nous avions parlé en citant une autre littérature qui assaisonne le
ou le risque de devenir une parole testamentaire dans un corpus ·ode de l'idéalisme spéculatif avec le code du goût et de la cuisine,
littéraire, devenant littéraire par cet abandon même. Cet abandon la.ns Le Marchand de Venise(« quand le pardon relève la justice»,
est abandonné lui-même à sa dérive par l'indécidabilité, et donc 1> « when mercy seasons justice» 1). On ne devrait demander pardon
secret, de l'origine et de la fin, de la destination et du destinatair ju 'à l'autre, au tout autre, à l'autre infiniment et irréductiblement
du sens et du référent de la référence demeurée référence dans on nut re, et on ne devrait pardonner qu'à l'autre infiniment autre- ce
suspens même. Tout cela appartient à un corpus littérai re aussi i ndé i-
dable que la signature du .fils et/ou du père, au i indé idabl qu 1. W . Shakes peare, 7l;e M erchcmt ofVenice, op. cit., acte N, sc. 1, v. 197, p. 211
les voix et les actes qui s'y é hangent an n n han r (1 «vrai > Ja qu s D rr ida qui rradu ir) . Voir supra, p. 92 sq. (NdÉ)
( ·' 'Sl

Jlt8 14
LE PARJURE ET LE l'Al 1 ON

qui à la fois s'appelle et exclut Dieu, autre nom du pardon à soi, moins qu ces d roi r n li n ne dépendent, en leur fond sans
du se-pardonner. fond, d e ce retour sur oi. de Di u, de ce contrat avec soi dans
Nous l'avions remarqué: après le déluge, il y eut la rétractation de 1 quel Dieu se contracte à revenir ainsi sur lui-même. Le contrat
Dieu (ne disons pas son repentir), le mouvement par lequel Dieu li ymétrique de l'Alliance semble alors supposer le double trait
revient sur ce qu'il a fait. Alors il ne se retourne pas seulement vers 1 ce re-trait (« Entzug», dirait-on en allemand), la ré-tractation
le mal fait à l'homme, à savoir, précisément, à une créature que la 1" doublée de Dieu.
malignité habite en son cœur, dès l'origine et de façon telle que le i les textes que nous allons lire semblent donc vouloir dire quelque
méfait de Dieu, le déluge, aurait déjà signifié une sanction, une ·hose (mais veulent-ils le dire? ou nous demandent-ils pardon de
réponse, la réplique d'un châtiment correspondant au mal dans la n pas vouloir dire?), c'est peut-être quelque chose qu'on devrait
chair de la créature, dans la créature comme chair. Ce mal dans le ·ntendre avant même tout acte de foi, avant toute accréditation qui
cœur de l'homme aurait déjà dû pousser celui-ci, d'ailleurs, à expier 1 ur accorderait quelque statut que ce soit: parole révélée, mythe,
et à demander pardon: pardon contre pardon, comme on dit don 1 roduction phantasmatique, symptôme, allégorie de savoir philo-
contre don. La rétractation de Dieu, sa promesse de ne pas recom- sophique, fi~tion poétique ou littéraire, etc. C'est peut-être quelque
mencer, de ne pas faire plus de mal, elle va bien au-delà de l'homme, bose comme ceci : il appartient à ce qui est ici nommé Dieu, Iahvé,
seul accusé de malignité. Dieu se rétracte à l'égard de tout vivant. Il Adonaï, le tétragramme, etc., de pouvoir se rétracter (d'autres diraient
se rétracte devant lui-même, se parlant à lui-même, mais au sujet de « e repentir»). Pouvoir de se rappeler que ce qu'il a fait n'était pas
tout vivant et de l'animalité en général. Et l'alliance qu'il va bientôt bi en fait, pas parfait, pas sans faute et sans défaut. D'autre part,
promettre l'engagera à l'égard de tout vivant. LOujours à se contenter d'analyser la sémantique des mots et des
Nous ne pourrons pas nous enfoncer ici dans l'immense question ·oncepts hérités, à savoir l'héritage même, il est difficile de penser
(sémantique et exégétique) de la rétractation de Dieu, de son une rétractation qui n'implique, au moins à l'état virtuel, dans le
retour sur lui-même et sur sa création, de tous ces mouvements ste de l'aveu, un pardon demandé.
de réflexion et de mémoire qui le portent à revenir sur ce qu'il n'a Mais demandé par Dieu à qui? Il n'y a là que deux hypothèses
pas bien fait, comme s'il était à la fois fini et infini. Ces rentrées 1 ossibles, et elles valent pour tout pardon: celui-ci peut être demandé
en soi, il ne faut pas trop se hâter de les traduire par «regret», à l'autre ou à soi-même. Les deux possibilités restent irréductibles,
«remords» ou «repentir» (bien que la tentation en soit forte et ertes, et pourtant elles reviennent au même. Si je demande le
peut-être légitime). Considérons seulement le redoublement, la pardon à l'autre, à la victime de ma faute, donc, nécessairement,
rétractation de rétractation, cette sorte de repentir de repentir qui d ' une trahison et de quelque parjure, c'est à l'autre auquel, par un
enveloppe, en quelque sorte, l'alliance avec Noé, sa descendance et mouvement de rétractation dont je m'affecte, m'auto- et hétéro-
les animaux. Entre les deux retours sur soi 'de Dieu, entre les deux affecte, je m'identifie au moins virtuellement. Le pardon se demande
rétractations, celle qui provoque et celle qui interrompt le déluge, donc toujours, à travers la rétractation, à soi-même comme à un
dans l'entretemps de ces deux quasi-repentirs de Dieu, Noé, en autre, à un autre soi-même. Dieu, ici, demanderait virtuellement
quelque sorte, est deux fois pardonné. À deux reprises, il trouve pardon à sa création, à sa créature comme à lui-même pour la faute
grâce. Comme si l'Alliance entre le père et le fils ne pouvait être qu'il a commise en créant des hommes mauvais dans leur cœur
scellée qu'à travers la répétition, le double re-venir, le re-venir sur - t d'abord, on va l'entendre, des hommes de désir, des hommes
soi de ce retrait ou de cette rétractation- de ce qu'il ne faut pas · a suj ettis à la différence sexuelle, des hommes à femme, des hommes
encore, sans doute, traduire, en l'investissant de toute une psycho- mus par le désir de prendre femme. En tout cas, avant qu'on lui recon-
logie et une théologie à venir, par regret, remords - o ur p ntir. À naiss au un statut t au un e valeur, avant qu'on ait à y croire ou

1 0 1 1
LE PARJURE ET LE PA J l) N A'IT 1 i M li S •./\ N : E

non, ce texte hérité donne à lire ceci: le pardon est une histoire de ·om m de la trahison et du p arjure, tourne autour du «prendre
1
Dieu • Il se passe comme une alliance entre Dieu et Dieu à travers · ·rnm »), Dieu dit (mais à qui? Il se dit, donc): «Mon esprit ne
l'homme. Il se passe à travers le corps de l'homme, à travers le travers r •sv ra pas toujours dans l'homme, car il est encore chair. Ses jours
de l'homme, à travers le mal ou le défaut de l'homme - qui n'est ,· ·ront de cent vingt ans 1• »(Dhorme)« "Mon soufRe ne durera pas
que son désir, et le lieu du pardon de Dieu, selon la généalogie, I:Jn le glébeux en pérennité. Dans leur égarement, il est chair: ses
l'héritage, la filiation de ce double génitif. Dire que le pardon est our sont de cent vingt ans 2 ". » (Chouraqui)
une histoire de Dieu, une affaire entre Dieu et Dieu, au travers de .i u alors «se repent», dit une traduction (celle de Dhorme qui
qui nous nous trouvons, nous les hommes, ce n'est pas une raison 11 H sans rire que les «anthropomorphismes abondent dans les
ni une façon de s'en débarrasser. Du moins faut-il savoir que dès r · ·i ts des chapitres II, IV, VI») ; il «regrette», dit une autre (celle
qu'on dit ou entend «pardon» (et par exemple, «pardon de ne pas 1· houraqui) pour rendre un mot qui, semble-t-il, me dit-on à
vouloir dire ... »), eh bien, Dieu est de la partie. Plus précisément, 1·ru alem, voudrait dire quelque chose comme« il revient en arrière
le nom de Dieu est déjà murmuré. Réciproquement, dès qu'on dit · >tnme pour faire son deuil et se consoler». Et ce verbe ne serait pas
«Dieu», chez nous, quelqu'un est en train de dire «pardon». (Sans , 'ln rapport de ressemblance étymologique, comme souvent, avec le
que le rapport de cette anecdote soit nécessaire avec ce que je suis 11 >m propre de Noah. Mais malgré la petite différence du «repentir»
en train d'avancer ici, je me rappelle qu'un jour Levinas m'a dit, 1u « regret», les deux traductions que je vais citer s'accordent pour
avec une sorte d'humour triste et de protestation ironique, dans les 1ir ·, selon la même expression, que Noé trouve «grâce» aux yeux de
coulisses d'une soutenance de thèse: «Aujourd'hui, quand on dit ia hv é. Ayant regretté ou s'étant repenti d'avoir fait le mal en créant
"Dieu", il faudrait presque demander pardon ou s'excuser et préciser 1n h.omme aussi malin, Dieu décide en effet d'exterminer la race
"Dieu, si vous me passez l'expression" 2 • ») humaine et de supprimer toute trace de vie sur la terre, étendant
Le premier moment de la rétractation divine survient quand, les oi w i l'anéantissement génocidaire à toutes les espèces de vivant, et
hommes se multipliant à la surface de la terre, Dieu voit leur désir. toutes ses propres créatures, à l'exception gracieuse de Noah, des
Il s'aperçoit que les hommes s'aperçoivent que «les filles des hommes ,·i ·ns et d'un couple de chaque animal:
étaient belles». «Ils prirent donc pour eux des femmes parmi toutes
celles qu'ils avaient élues3. » Jahvé vit que la malice de l'homme sur la terre était grande et que
Comme toujours, c'est le désir qui engendre la faute, qui est la cout l'objet des pensées de son cœur n'était toujours que le mal. Iahvé
faute et qui commande donc la logique du repentir et du pardon. e repentit d'avoir fait l'homme sur la terre et il s'irrita en son cœur.
Voyant que les hommes s'approprient les femmes, qu'ils prennent Iahvé dit [mais à qui parle-t-il donc? En secret ou cout haut? N' est-ce
femmes (et comme dans la Lettre au père, toute la scène du pardon, pas là l'origine de la littérature?] : «Je supprimerai de la surface du
olles hommes que j'ai créés, depuis les hommes jusqu'aux bestiaux,
1. Dans le fichier informatique, une phrase suit celle-ci: << Au nom de Dieu. >> Lors jusqu'aux reptiles et jusqu'aux oiseaux des cieux, car je me repens
de la séance, Jacques Derrida précise en répétant à deux reprises: << le pardon est une d 1 savoir faits. » Mais Noé trouva grâce aux yeux de Iahvé. Voici
histoire de ce qu'on appelle Dieu» . (NdÉ) l' hiscoire de Noé 3 . (Dhorme)
2 . La phrase<<"Dieu", passez-moi l'expression . . . » est placée en exergue du chapitre
<< La littérature au secret», dans Donner fa mort, op. cit;, p. 159. (NdÉ)
3. Genèse, VI, 1 [dans La Bible. L'Ancien Testament, op. cù. , trad . fr. É. Dbonn , 1. ' nèse, Vl, 3, dans La Bible. L'Ancien Testament, op. cit., trad. fr. É. Dhorme,
p. 18~ ; trad. fr. A. C houraqui [<<Entête, Gen èse », 6: 1-2, da ns La Bible, op. cit., p. 26] : p. 1H. (Nd É) _
«Etc est quand le glébCLtx commence à se mul t il lier 1 sur les fa es d la lèbe, des IÏII s . « ; nrt re, enè », 6 : 3, d;l!ls La Bible, op. cit., trad. fr. A. Chouraqui, P; 26. (NdE)
leur sont enfantées. 1 Les IÎI d "lohlm vo ient 1 s IÏII du gléb ux : oui , Il o nt bi n. 1 J . ~ ·n se, Vl, -8, dans tt Bible. L'Ancien Testament, op. cit., trad. fr. E. Dhorme,
Usse pr ·nn ntd es fcmm · parmi ro ur ·s Il s q u' ilso nt h isi s.» j p. 1) ( ·' Sl J :~. qu s ' rrid , qu i ou li n ). (Nd É)
LE PARJUR E ET LE PAR I O N l J Tl 1 ~ M i'. . . N :1(

1
De quelque façon qu'on interprète la logique de cette scène, on just qu Dieu lui-rn rn , n n p::1 du i u qui le reconnaît comme
hésite à jamais entre la justice et la perversion, aussi bien dans l'acte ju. l (il faut êcre jusce p ur la) m ais du Dieu qui a encore, lui, à
de lire que dans ce qui se donne à lire. La grâce que Noé trouve r · r tter un mal dont il ne peut s'exempter ou qu'il a du mal à se
aux yeux de Iahvé, nous en connaissons la suite, a-t-on le droit de l ar Lonner. Comme si (je dis souvent« comme si» à dessein, comme
la traduire en «pardon»? Rien ne l'interdit, me semble-t-il. Dieu .' i j n voulais pas dire ce que je dis) Dieu demandait pardon à Noé
pardonne à Noé, seulement à lui, aux siens et à un couple d'animaux r u Levant Noé en lui accordant aussitôt après le pacte ou l'alliance.
de chaque espèce. Mais en limitant de façon aussi terrible sa grâce, il 1 'a utre part, en graciant aussi les couples d'animaux sur l'arche, en
châtie et détruit toute autre vie sur terre. Or il procède à ce pangé- n · tuant pas la promesse de vie et de régénération, Dieu ne gracie
nocide à peu près absolu pour châtier un mal et dans l'élan du pa. seulement Noé, les siens et un couple de chaque < espèce 1 >:
regret pour un mal qu'il a en somme commis lui-même, à savoir lan la justice de Noé, il gracie exemplairement une vie à venir, une
d'avoir créé des hommes qui ont le mal au cœur 2 • Comme s'il ne i · dont il veut sauver l'avenir ou la re-naissance. Et l'Alliance passe
pardonnait pas les hommes et les vivants de sa propre faute, du 1 :1r ette incroyable grâce dont il est vraiment difficile de savoir qui
mal qu'ils ont en eux, à savoir le désir, alors qu'il a commis, lui, la l'a corde à qui, au fond, au nom de qui et de quoi.
faute de le mettre en eux. Comme si en somme, du même coup, il ui, au nom de qui et de quoi, ce châtiment, cette grâce et cette
ne se pardonnait pas lui-même le méfait, le mal fait de sa création, alli ance? En apparence, le mouvement va de Dieu à Noé et aux siens;
à savoir le désir de l'homme. 1 1nis Dieu châtie et gracie pour se pardonner et se foire pardonner,

Si on se demande encore comment et pourquoi, regrettant un 1 ) Ur regretter le mal et se gracier lui-même; puis la grâce accordée
méfait, Ùn mal-fait dont il se console mal, il s'autorise aussi bien à ; s iparla métonymie de Noé, au nom de Dieu au nom de Noé,
gracier Noé et les siens qu'à châtier tous les autres vivants, alors tenons vo i i qu'elle s'étend exemplairement, voire métonymiquement à
compte de deux attendus de cette sentence. D'une part, il est dit 1 ute vie, à toute la vie à venir, à re-venir. Juste avant le déluge et
aussitôt après que Noé était un «juste». S'il est ainsi gracié comme apr savoir regretté le mal dans la création, Dieu dit en effet à Noé:
cc l' ·tablirai mon alliance avec toi ••• »(Dhorme), «Je lève mon pacte
2
juste, et Dieu reconnaîtra en lui ce juste, c'est qu'en somme il est plus
nv · toi3 » (Chouraqui). Noé le juste est alors âgé de six cents ans. Au
!lïoment où il lui commandera de s'installer dans l'arche, Dieu lui
1. Dans le fichier informatique, un paragraphe précède celui-ci: << Pour ce qui nous
dir::t: << J'ai vu que tu étais juste devant moi 4 », «Üui, je t'ai vu, toi,
importe ici, je rappelle seulement, sans la lire tout entière, que la traduction de Chouraqui
dit "regrette" et "j'ai regretté" au lieu de "se repentit" et "je me repens"- mais garde .le un juste face à moi5». Le moment de l'Alliance se situe donc dans
même mot de "grâce" pour le sort fait à Noé. >> Voir << Entête, Genèse>>, 6 : 6-8, dans La 1 rand abîme de ces quarante jours. Annoncé, promis au d ébut
Bible, trad. fr. A. Chouraqui, op. cit., p. 26-27: << IhvH regrette d'avoir fait le glébeux lu d ' luge, ce moment est répété, confirmé quand, alors que Noé
sur la terre: 1 il se peine en son cœur. 1 IhvH dit: "J'effacerai le glébeux que j'ai créé
des faces de la glèbe, 1 du glébeux jusqu'à la bête, jusqu'au reptile, et jusqu'au volatile
lilil monter des« holocaustes» (des« montées») sur l'autel, Dieu dit,
des ciels. 1 Oui, j'ai regretté de les avoir faits ." 1 Mais Noah trouve grâce aux yeux de .·ans regretter, certes, mais en promettant de ne plus recommencer,
IhvH . » Dans sa traduction, André Chouraqui écrit << IHVH >> en mettant <<adonaï >>
au-dessus des lettres HV. (NdÉ)
2. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute: <<et qui convoitent des filles. J'ai oublié 1. Selon l'enregistrement de la séance. (NdÉ)
de citer tout à l'heure la traduction de Chouraqui pour le passage des filles: "Et c'e t . enèse, VI, 18, dans La Bible. L'Ancien Testament, op. cit., trad. fr. É. Dhorme,
quand le glébeux commence à se multiplier 1 sur les faces de la glèbe, des fill es leur p. (NdÉ)
1.
sont enfantées. 1 Les fils des Elohîm voient les filles du glébeux: oui, elles so nt bi n. ' l. <<Ent:ête, Genèse», 6: 18, dans La Bible, op. cit., trad. fr. A. Chouraqw, p. 27. (NdÉ)
[Rires] Selon la traduction de Chouraqui, elles sont "bien" ! "Ils se prenn ent des femm . .en se, Vll, 1, dans La Bible. L'Ancien Testament, op. cit., trad. fr. É. Dhorme,
parmi toutes celles qu'ils ont choisies." » Voir<<E ntête, Ge nèse», 6 : 1-2, dans La Bible, p. 1. (N d É)
op. cit., trad. fr. A. Chouraqtü, p. 26 er supra, p. 152, note 2. (Nd É) nèse», 7: 1, dans La Bible, op. cit. , trad. fr. A. C houraqui, p. 27. (NdÉ)

1 4
L E PARJUR E ET L E PARI ON lJ 'J' I I I, M l•: .' ·.IIN : E

qu'il ne maudira plus la terre à cause de l'homme dont le cœur est jamai . J m cs mon ar dan un nuage et il deviendra signe d'alliance
mauvais et qu'il ne frappera plus tout vivant. En bénissant Noé nere moi et la terre. Il arrivera donc que, lorsque je ferai paraître
et ses fils, il confirme l'alliance ou le pacte, mais aussi le pouvoir un nuage sm la terre et que dans le nuage l'arc sera aperçu, je me
de l'homme sur tous les vivants, sur tous les animaux de la terre. ouviendrai de mon alliance qui existe entre moi et vous, et tout
Comme si l'alliance et le pardon abyssal allaient de pair avec cette a11imal vivant en toute chair, pour qu'il n'y ait plus d'eaux pour un
souveraineté de l'homme sur les autres vivants. (Lire Genèse IX, I, Déluge pour détruire toute chair. L'arc sera dans le nuage et je le
28 (Dhorme, p. 27-28, Chouraqui, p. 30-31).) verrai pour me souvenir de l'alliance perpétuelle entre Élohim et tout
animal vivant en toute chair qui est sur la terre. » Élohim dit à Noé:
Élohim bénit Noé et ses fils. Il leur dit:« Fructifiez et multipliez-vous, «Ceci est le signe de l'alliance que j'ai établie entre moi et toute chair
remplissez la terre! La crainte et l'effroi que vous inspirerez s'impo- qui est sur la terre.» 1
seront à tous les animaux de la terre et à tous les oiseaux des cieux.
[Chouraqui: "Votre frémissement, votre effarement seront sur tout Après tant et tant de générations, quand cette alliance est renou-
vivant de la terre." Dhorme devait d'ailleurs préciser en note: "La velée à Abraham, cela se passe encore en deux temps, avant et après
crainte et l'effroi que vous inspirerez, littéralement 'votre crainte et l'épreuve suprême: d'abord, Dieu annonce son alliance en ordonnant
votre effroi'." Comme si la terreur ne pouvait être inspirée que pour à Abraham d'être juste et parfait (XVII, 2), puis après ledit sacrifice
être d'abord ressentie et partagée.] Tous ceux dont fourmille le sol et l'Isaac, il la confirme en jurant qu'ille bénira et multipliera sa semence
tous les poissons de la mer, il en sera livré à votre main. Tout ce qui (XXII, 16). En sautant d'un trait par-dessus tant de moments de
remue et qui vit vous servira de nourriture, comme l'herbe verte: je pardon ou de grâce, comme celle qu'Abraham demande pour les
vous ai donné tout cela. Seulement vous ne mangerez point la chair justes de Sodome 2 (XVIII, 22-33), par-dessus tant de moments de
avec son âme, c'est-à-dire son sang. Pour ce qui est de votre sang, je rments ou de foi jurée qui devraient nous retenir, par exemple dans
le réclamerai, comme vos âmes: je le réclamerai de la main de tout l'alliance de Bersabée avecAbimelech, alliance qui se fait au nom de
animal, je réclamerai l'âme de l'homme de la main de l'homme, de la
main d'un chacun l'âme de son frère. Qui répand le sang de l'homme, 1. Genèse, IX, 20-24, dans La Bible. L'Ancien Testament, op. cit., trad. fr. É. Dhorme,
son sang par l'homme sera répandu, car à l'image d'Élohim, Élohim 1 . 29. Sur la photocopie insérée dans le tapuscrit, Jacques Derrida identifie ce passage à
a fait l'homme. Quant à vous, fructifiez et multipliez-vous, foisonnez l'aide d' une flèche dans la marge:« Noé, homme du sol, commença à planter une vigne.
sur la terre et ayez autorité sur elle 1 ! » Il but du vin, s'enivra er se dénuda au milieu de sa tente. Cham, père de Canaan, vit la
nudité de son père et en fit part à ses deux frères au-dehors. Sem er Japhet prirent un
Élohim parla à Noé et à ses fils avec lui, e:n disant: «Voici que, manteau er le mirent, à eux deux, sur leur épaule, puis marchèrent à reculons et couvrirent
moi, j'établis mon alliance avec vous et avec votre race après vous, b nudité de leur père. Leur visage étant tourné en arrière, ils ne virent pas la nudité de
avec tout animal vivant qui est avec vous: oiseaux, bestiaux, tous les 1·ur père. Noé s'éveilla de son vin et apprit ce que lui avait fait son plus jeune fil s.» (Voir
animaux de la terre qui sont avec vous, d'entre tous ceux qui sortent , « Entête, Genèse», 9: 1-17, dans La Bible, trad. fr. A Chouraqui, op. cit., p. 30-31.)
de l'arche et font partie des animaux de la terr.;:. J'établirai donc mon l.o rs de la séance, il précise: «Alors, je ne vais pas lire le même texte dans la traduction
d C houraqui, allez voir vous-mêmes. Au lieu d'"alliance", c'est "pacte": "Voici le signe
alliance avec vous pour que toute chair ne soit plus retranchée par le· lu pacte 1 que j'ai levé entre moi et entre toute chair qui est sur la terre." J'aurais aimé
ea~ du Déluge et qu'il n'y ait plus de Déluge pour détruire la terre.» li re avec vous la suite, notamment le moment, c'est immédiatement après ça, le moment
Elohim dit: «Ceci est le signe de l'alliance que je mets entre moi et 1 la nudité, des fils qui voient la nudité de leur père. J'aurais aimé, si on avait eu le
vous, et tout animal vivant qui est avec vous, pour les générations à 1cmps, lire ça en rapport avec la Lettre au père dont nous parlions tout à l'heure.» (NdÉ)
2. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute : << Il demande à Dieu de les gracier, vous
vo us rappelez cette scène, on en a déj à parlé ici . >> Voir]. Derrida, Séminaire« Hostilité 1
hospi talité>> (inédit, 1995-1996), «Cinquième séance >>. Cette séance fut publiée dans
1. Genèse, IX, 1-17, dans La Bible. L'Ancien Testament, op. cit., trad . fr. É. Dho rrn , J. Derrida, De l'hospitalité, op. cit. , p. 7 1- 137. Pour le passage auquel Jacques Derrida
p. 27-28. ftl it allu io n, vo ir p. 135er p. 137. (NdÉ)

1 7
LE PJ\1 JUI E ln L E l'A RI N lJ '1' 1 li l.tvll 1• ,' 1\ AN : 1·:

Dieu (XXI, 22-33), juste avant l'épreuve du sacrifice d'Isaac, venons- n 1. l' nu- r avec Dieu dan un allian in conditionnellement singu-
trop vite à ce que j'ai appelé en commençant l'axiome absolu. ll ~ r ·. ' st l'épreuve d. l'in onclitionnalité clans l'amour, à savoir
L'axiome nous oblige à poser ou à supposer une exigence de secret, lan la foi jurée entre deux singularités absolues.
un secret demandé par Dieu, par celui qui propose ou promet l'alliance. 1 our cela, il faut que rien ne soit dit et que tout cela au fond, à la
Mais un tel secret n'a pas le sens d'une chose à cacher, comme semble 1r londeur sans fond de ce fond, ne veuille rien dire. «Pardon de
le suggérer Kierkegaard. Dans l'épreuve à laquelle Dieu va soumettre tl • ri en vouloir dire ... » Il faudrait en somme que le secret à garder

Abraham, à travers l'ordre impossible (pour lequel l'un et l'autre ont ,'<iL au fond sans objet, sans autre objet que l'alliance incondition-
en quelque sorte à se faire pardonner), à travers l'interruption du n ·Il ~ ment singulière, l'amour fou entre Dieu, Abraham - et ce qui
sacrifice qui ressemble encore à une grâce, à la récompense pour le 1 ·s end de lui.
secret gardé, la fidélité au secret implicitement demandé ne concerne Avec ce qui descend de lui, pourtant, la singularité est scellée,
pas essentiellement le contenu de quelque chose à cacher (l'ordre du 1nais nécessairement trahie par l'héritage qui confirme, lit et traduit
sacrifice, etc.), mais la pure singularité du face-à-face avec Dieu, le l':dli ance. Par le testament lui-même.
secret de ce rapport absolu. Comme si Dieu disait à Abraham: tu n'en u' est-ce que la littérature aurait à faire avec le secret testamen-
parleras à personne, non pas pour que personne ne sache (et en vérité, taire de ce« pardon de ne pas vouloir dire ... », avec l'héritage de cette
ce n'est pas une question de savoir), mais pour qu'il n'y ait pas de promesse et cette trahison, avec le parjure qui hante ce serment?
tiers entre nous, rien de ce que Kierkegaard appellera la généralité de u ' est-ce que la littérature aurait à voir avec le pardon pour un
l'éthique, du politique ou du juridique. Qu'il n'y ait aucun tiers entre .- · -ret gardé qui pourrait être un «pardon de ne pas vouloir dire ... »?
nous, aucune généralité, aucun savoir calculable, aucune délibération urrement dit, en quoi la littérature descend-elle d'Abraham, à la fois
1 our en hériter et le trahir? Et pour demander pardon du parjure?
conditionnelle, aucune hypothèse, aucun impératif hypothétique,
pour que l'alliance soit absolue et absolument singulière dans l'acte cc Pardon de ne pas vouloir dire ... » La littérature est-elle ce pardon

d'élection. Tu t'engageras à ne t'en ouvrir à personne (aujourd'hui 1 ·mandé pour la désacralisation, d'autres diraient religieusement la

on dirait: «Tu ne te confieras, tu ne feras confiance à aucun membre .- · ·ularisation d'une sainte révélation? Un pardon demandé pour la
de ta famille, ni aux tiens, ni aux proches, ni aux amis, fussent-ils les l ra h ison de l'origine sainte du pardon même?

plus proches parmi les proches, ni aux confidents absolus, ni à ton Je m'interromps ici au moment où Dieu jure, en interrompant
confesseur, et surtout pas à ton psychanalyste »). Si tu le faisais, tu lt1i -même le sacrifice et en envoyant son ange pour une deuxième
trahirais, tu parjurerais, tu tromperais l'alliance absolue entre nous. l'o is. Il crie, il appelle Abraham: (Lire les deux traductions, Dhorme,
Et tu seras fidèle, sois-le, à tout prix, dans le pire moment de la pire 1. 67 D, Chouraqui, p. 51 D.)
épreuve, même si tu as pour cela à mettre à mort ce qui t'est le plus cher
au monde, ton fils, c'est-à-dire en vérité l'avenir même, la promesse de L'Ange de Iahvé appela Abraham une deuxième fois du haut des cieux
et dit: «Par moi-même j'ai juré- oracle de Iahvé - que, puisque tu as
la promesse. Pour que cette demande ait le sens d'une épreuve, il faut
fait cette chose et tu n'as pas refusé ton fils, ton unique, je te bénirai
que la mise à mort d'Isaac ne soit pas le véritable objet de l'injonction
et je multiplierai ta race comme les étoiles des cieux et comme le
divine. Quel intérêt Dieu aurait-il à la mort de cet enfant, fût-elle
sable qui est sur le rivage de la mer, si bien que ta race occupera la
offerte en sacrifice? Il ne l'aura jamais dit ni voulu le dire. La mise à
Porte de ses ennemis 1 • »
mort d'Isaac, qui devient alors comme secondaire, n'est pas non plus
la chose à cacher, le contenu d'un secret à sauver. L'injonction, l'ordre,
la demande de Dieu portent sur la capacité d'Abraham de garder un 1. enèse, XXJ I, 15- 17, dans La Bible. L'Ancien Testament, op. cit., trad . fr.
secret dans les pires conditions, donc inconditionnellement, et par ·:. 1 horm , p. 67. (Nd ·)
L ' PARJUR E ·"l' L 1 P/\ 1 l lN

Le messager de IhvH crie à Abrahâm


une deuxième fois des ciels.
Il dit: «Je le jure par moi, harangue de IhvH:
oui, puisque tu as fait cette parole
et que tu n'as pas épargné ton fils, ton unique,
oui, je te bénirai, je te bénirai, Cinquième séance
je multiplierai, je multiplierai ta semence,
comme les étoiles des ciels, comme le sable, sur la lèvre de la mer:
Le 28 janvier 1998
ta semence héritera la porte de ses ennemis! [ ... ] ».

1(Lentement) De Confessions en Confessions, d'Augustin à Rousseau,


1· onfessions en Fleurs du Mal, de Fleurs du Mal en Lettre au père,
la Recherche du temps perdu, et toujours dans la «crainte et [le]
2
11 ·mblement » qui furent, je le rappelle, des mots de saint Paul,
que toute l'écriture, toute la littérature occidentale, se serait
lin ·i inscrite dans le pardon demandé, dans l'expiation- pour quel

1. Ava nt de commencer la séance, Jacques Derrida invite l'assistance à signer une


1 li t ion «Pour le droit des femmes à la famille >> visant à amender le Code algérien
1· la ra mill e de 1984. Lors de son préambule, il fait cette précision: «Cette loi, je
~ ~ ~~ pos ·· que vous la connaissez, est d ' une brutalité qui, de tout temps et en principe,
11 • p :1raît et< paralt > à beaucoup, inadmissible, mais qui, aujourd'hui, dans la guerre
Jll s déchaî ne en Algérie me paraît encore plus à la fois essentielle et à dénoncer.
anr dit cela, je voulais vous dire que certaines femmes algériennes, dont certaines
l'tdll urs so m des députées, ont pris l'initiative d'un texte que j'ai sous les yeux, qui
i 111 itul e "Pour le droit des femmes à la famille" et qui comporte un certain nombre
1· 1 ro 1 os itions, vingt-deux, dont elles exigent l'application immédiate. Je co nsidère
p •tso nnellement, puisque naturellement je souscris à cet appel, que cette exigence est
Ill !l ul ement légitime mais absolument vitale aujourd'hui et que quiconque veut
JJI ,trquer quelque solidarité avec ceux qui luttent pour la démocratie en Algérie, pour
l t 1·mo ratisation de ce régime, doit y souscrire. Alors, le texte en question, qui est
x1r mement précis et rigoureux et juridiquement argumenté, est trop long pour que
1• 1 lise ici, trop long aussi pour que vous puissiez le lire pendant la séance: il est ici
vo u· · disposition, mais comme les signatures sont urgentes, je ne vous demande pas
d · sie n r les yeux fermés, je vous ai indiqué dans quel sens allait ce texte.>> Jacques
1 ·rri cb ajoute en suite qu' il doit reporter la discussion prévue pour cette séance à
lus ·mai ne prochaine avant d'enchaîner avec la lecture du tapuscrit. Comme il est
(t! ·sti o n de cette discussion ici et à la prochaine séance (voir infra, p. 215-2 16),
· !lo us transcrivons une partie de celle-ci à la fin de de la présente séance. Voir infra,
p. 11 9- 14·. (NdÉ)
1. «Entête, Genèse>>, 22: 15- 17, dans La BibLe O'J~. cit-. trad fr A houraq ui,
p.5 L(NdÉ) ' ' . ... :. Paul , econde É!Jitre aux Corinthiens, VU, 15, dans La BibLe. Nouveau Testament,
op. w ., 1 . 587. (Nd.Ë.)

1 1
LE PARJUR E ET LE PAR DON
IN U l ·. M 1\ S ·.AN : E

péché ... ? Laissons, suspendons, abandonnons là cette question, ·1 h ornpassion pour le malheur au pardon pour le mal, pour le
laissons-là provisoirement à l'abandon. 1 ~ ·l1 ur t pour le péché, en passant par tous ces mouvements diffé-
' nts mais proches que sont la pitié, le don, la grâce, la libre bonté
« [P] aenitet te et non doles 1 » : «Tu te repens et tu ne souffres pas ». 1 Jill' lui qui pèche ou qui souffre.
j'in i te dès maintenant sur ce mot de «miséricorde» pour au
Saint Augustin s'adresse ainsi à Dieu: tu es capable de repentir et trois types de raisons 1 :
de le faire sans mal, sans te faire mal. Le «et» a valeur de «mais», de 'abord, à titre d'exemple. De façon exemplaire, en effet, ce
«et pourtant »: tu te repens, tu fais pénitence, tu te punis, mais sans lll 11 appellerait de notre part une étude généalogique, sémantique,
pourtant t'infliger une souffrance, sans souffrir, sans subir une douleur, 1 hi lo logique patiente et interminable sur l'histoire de ce terme
«paenitet te et non doles». Cela se trouve à l'ouverture des Confissions (I, 1 1 • ce concept latins dans la tradition chrétienne. Hélas, nous
N, 4), c'est-à-dire d'un livre qui devrait situer pour nous un moment 1 '· n erons pas capables, pas directement ici, dans ce séminaire.
hautement signifiant, voire inaugural (mais pour bien spécifier cette :1 i. j devais au moins indiquer la nécessité de ce chemin: pour
inauguralité, à laquelle il y a tout lieu de croire, il faudrait néanmoins ltJl même et à titre exemplaire, car il faudrait en faire de même
bien des précautions théoriques et historiques), inaugural, donc, à la 1 ur tant de mots et de notions ici impliqués ou associés (comme
fois dans l'histoire du pardon, s'il y en a une, dans l'histoire de son !1 p râce, la charité, l'indulgence, la pénitence, et avant tout, la
héritage chrétien et surtout dans l'histoire de cette écriture du pardon 1nr ss ion).
ou de cette écriture comme expérience du pardon que nous interro- ) La miséricorde est sans doute le foyer même des Confissions
geons déjà avec une certaine insistance, le plus souvent dans une scène (1' ugus tin et l'essence même du Dieu devant leq uelle signataire des
filiale et spéculaire, plus précisément dans la filiation entre un père :on(essions comparaît, avoue, se repent, prie, écrit, etc. De même
et un fils engendré «à l'image du père». Et cette question de la diffé- Jli .: je le disais la semaine dernière, nous pourrions consacrer un
rence sexuelle dans la filiation est aussi à notre programme. '- min ai re interminable sur le pardon, et le parjure, à Kafka, Proust,
C'est à un Dieu miséricordieux que s'adresse toujours Augustin ; ·lan, Kierkegaard, Kant, et tant et tant d'autres, et< à> l'auteur des
dans le mouvement du confiteor et d'un bout à l'autre des Confissions. Nnm du Mal auquel j'ai fait allusion en commençant. Tout l'œuvre
Le destinataire absolu, le lecteur infini de ce livre, c'est d'abord Dieu, 1· Baudelaire, par exemple, est une expérience poétique (chrétienne,
bien sûr, dans l'ascension de la prière et de l'hymne, de la louange qui >.' 1- hrétienne, ami-chrétienne, mais de part en part chrétienne
s'élève, mais un Dieu qui est avant tout miséricordieux, un Dieu à lans a révolte même) du pardon et de la confession, bien au-delà
qui il est demandé d'être ce qu'il est, ce qu'il a promis d'être, miséri- 1· 1 o mes intitulés par exemple« Confession» qui se clôt sur«[ ... ]
cordieux. La miséricorde (misericordia), dans une culture latine ou , ·t l o nfidence horrible chuchotée 1Au confessionnal du cœur 2 »;
romaine pré-chrétienne, c'est la pitié, la compassion, la sensibilité i ·n au-delà de poèmes intitulés «Réversibilité » («Ange plein de
du cœur à la misère, au malheur. Dans la conversion chrétienne ,,li ' l , connaissez-vous l'angoisse, 1 La honte, les remords[ ... ]3 »);
de ce mot, si on peut dire, la miséricorde est un mouvement qui va 1 i ·n au-delà de poèmes intitulés « L'Irréparable » («Pouvons-nous

1. Augustin, Les Confissions (Livres!- VII) , vol. 13, trad . fr. E ugène T rého rel et ! . j :1 qu es Derrida abo rd era le tro is ième ty pe de raisons plus loin. Voir infra,
Guillhem Bouisso u, Martin Skutella (éd.), introductio n et no tes d ' Aimé Soligna ,
jl. 1H4 sq. (N dÉ)
Paris, Desclée de Brouwer, coll. << Biblioth èque augustie nn e>>, 1962, Livre 1, IV, 4,
. : harl es Ba ud elaire, « o nfessio n », Les FLeurs du MaL, dans Œuvres compLètes,
p. 280 (c'es t j acques Derrida qui tradui t). Da ns cette éd itio n, o n li t : <<tu te repens t v ·s ; rard Le Da nce (é 1.), Pa ri s, Gallim ard, coll.<<Bibli o th èque de la Pléi ade »,
ne souffres pas» (ibid. , p. 28 1). Jacqu es Derri da cite cette éditi o n dan <<C ir o nf. ssio n ,
l'i . 1. 1 O. (N el l~)
(dans} uques Derrida, op. cit., p. 12 ; rééd ., p. 17). (N ci É)
.1. :h. Baud lair , << 1 v r il il ir », d~ n s Les FLeurs du MaL, op. cit., p. 11 8 . (NdÉ)
LE Pi\Rj RE E'l' L i t AI !) N :IN lJUMII. .' .• N ;g

étouffer le vieux, le long Remords, 1 [ ... ] 1 Pouvons-nous écouffer ; analy -r J'é onomt u J'an n m i d tous ces mouvements
l'implacable Remords 1 ?»)(en majuscule allégorique), et s'agissanc n atif: que om 1 d ni, lad négation, le reniement, la trahison,
d'allégorie (dont nous aurons sans doute à reparler aujourd'hui), l' i nfldélité (« - Al1 ! Jés us, souviens-toi du Jardin des Olives! 1 [ ...] 1
je lirais Baudelaire bien au-delà de ce poème intitulé «Allégorie» L r que tu vis cracher sur ta divinité 1 La crapule du corps de garde
qui appellerait pourtant une attention particulière de notre part, ·1 de cuisines, 1 [ ... ] 1 - [autre voix] Certes, je sortirai, quant à
là où une femme, la Femme, justement,«[ ... ] une femme belle et moi, satisfait 1 D'un monde où l'action n'est pas la sœur du rêve; 1
de riche encolure», dit le premier vers, se rend au-delà de la mort 1 ui sé-je user du glaive et périr par le glaive! 1 Saint Pierre a renié
et du remords: «Elle rit à la Mort et nargue la Débauche, 1 [... ] » : J sus ... il a bien fait 1 ! »). Il faudrait relire Baudelaire bien au-delà
(Ci ter la fin 2 d'« Allégorie ».) 1u. premier poème des Fleurs du Mal, de ces «fleurs maladives»,
· mme dit aussi la dédicace toute d'« humilité» au «Maître et
C'est une femme belle et de riche encolure, ami Théophile Gautier» 2 • Ce premier poème, «Bénédiction» (la
Qui laisse dans son vin traîner sa chevelure. 1 nédiction, je le rappelle, la malédiction, le blasphème sont de ces
Les griffes de l'amour, les poisons du tripot, ;1 tes de langage performatif qui appartiennent à la même famille
Tout glisse et tour s'émousse au granit de sa peau. que le pardon ou l'excuse), donne la parole à la Mère du poète,
Elle rit à la Mort et nargue la Débauche,
une mère qui commence par blasphémer. Elle maudit à la lettre la
Ces monstres dont la main, qui toujours gratte et fauche,
naissance du fils, du poète, et conçoit cette naissance qu'elle a conçue
Dans ses jeux destructeurs a pourtant respecté
·omme une expiation. « Expiation 3 »,c'est son mot. La naissance du
De ce corps ferme et droit la rude majesté.
1 oëte 4 est maudite et aussitôt interprétée comme une expiation. Si
Elle marche en déesse et repose en sultane;
Elle a dans le plaisir la foi mahométane, bi en que cette mère blasphématoire, cette mère du poète maudit,
Et dans ses bras ouverts, que remplissent ses seins, tte mère qui a conçu le poète en expiation, s'adresse, elle aussi,
Elle appelle des yeux la race des humains. omme Augustin, à un Dieu de miséricorde qui la prend ou qui la
Elle croit, elle sait, cette vierge inféconde prenne en pitié. On pourrait, sans comparer la mère de Baudelaire
Et pourtant nécessaire à la marche du monde, o u du poète à santa Monica, la mère d'Augustin, et à d'autres
Que la beauté du corps est un sublime don mères de signataires de toute sorte de Confessions, à commencer
Qui de toute infamie arrache le pardon. par Mme de Warens ou la Maman des Confessions de Rousseau ou
Elle ignore l'Enfer comme le Purgatoire, de la Recherche (mais vous voyez que nous abordons aujourd'hui
Et quand l'heure viendra d'entrer dans la Nuit noire, la question du pardon dans la génération mère 1 fils et non dans
Elle regardera la face de la Mort, la filiation père 1 fils: Abraham, Hamlet, Kierkegaard, Kafka), on
Ainsi qu'un nouveau-né, -sans haine et sans remord 3. 1 ourrait, donc, sans comparer les couples mère 1 fils, parler d'une
appartenance de cette ouverture des Fleurs du Mal à la tradition
Il faudrait relire Baudelaire bien au-delà de «Le Reniement de saint
Pierre» dès lors que, avec le parjure et le blasphème, nous aurions
1. Ch. Baudelaire, << Le Reniement de saint Pierre», dans Les Fleurs du Mal, op. cit.,
1 . 190- 191 . Nous fermons ici la parenthèse ouverte cinq lignes plus haut. (Nd~)
l. Ch. Baudelaire, << L'Irréparable», dans Les Fleurs du i11al, op. cit., p. 128. (NdÉ) 2. C h. Baudelaire, << D édicace », dans Les Fleurs du Mal, op. cit., p. 79. (NdE)
2. Lors de la séance, Jacques Derrida lit tout le poème de Baudelaire. (NdÉ) 3. Ch. Baudelaire,<< Bénédiction », dans Les Fleurs du Mal, op. cit., p. 83 (c'est Jacques
3. Ch. Baudelaire, <<Allégorie >>, dans Les Fleurs du Mal, op. cit., p. 185-186. Dans l ) rrid a qui souligne). (Nd É)
son éd ition, Yves-Gérard Le Dantec conserve la graphie de Charles Baudelaire, qLù écrit 4.. Ja que Derrida o nserve la graphie de l'édition d'Yves-Gérard Le Dantec pour
<< remord » au singulier. C'est cette édition que cite Jacques D errida . (NdÉ) urrcn c t 1 s sui va nte dans ette séance. (NdÉ)

164 16
LE 1 ARJ U!t : E' J' LE PA! 1 N ;I N JJ IJvll i .' .•. AN :F.

1
augustinienne. G' ouvre ici une parenthèse au sujet de Hamlet, 1 <u que le pardon lui taus i refu que le repentir et même la
puisque je viens d'y faire une autre a11usion insistante, en vous pri ·r : « 0! my offense is rank, it' smells to heaven; 1ft hath the prima!
invitant à aller préciser cela vous-mêmes, car je n'aurai pas ici Je ·Ue t curse upon 't; 1 A brother s murder! Pray can 1 not [Oh, mon
temps de le faire, je vous rappeHe seulement qu'à 1a différence des 'f'i m est fétide, il empeste le ciel, 1La plus vieille malédiction pèse
autres exemples de la relation père 1 fils que sont Dieu, Abraham, : ur lui , celle du premier fratricide (j'ai répété le meurtre de Caïn à
Isaac ou le père de Kierkegaard et son fils ou le père et le fils Kafka l' rigine de l'histoire). Prier je ne puis.] 1 »La prière lui est interdite,
qui ont en quelque sorte à se pardonner entre eux, père et fils, le •t donc le repentir pour un crime contre l'humanité: le crime est
père spectral demande à Hamlet de ne pas pardonner sa mort, de impardonnable parce que le meurtrier ne peut même plus demander
la venger, et cette injonction d'un« Remember me 2 »venue de cette pardon, il ne peut plus prier pour demander pardon; la malédiction
Chose revenante qui dit: «1 am thy father's spirit; 1 [ ... ] Adieu, j'y insiste, « the prima![ ... ] curse», dit Claudius, j'y insiste puisque
a~i~u: Ham/et, Remember me 3 », cette injonction asymétrique qui n us en arrivons au poème « Bénédiction» à l'ouverture des Fleurs
dts-Jomt le temps ordonne de ne pas oublier, c'est-à-dire ici de ne du Mal, et qu'il va être question d'une malédiction de la mère du
pas p~rdonner, mais bien de venger au contraire. Bien que le mot 1 ëte), la malédiction, c'est de ne plus pouvoir se tourner vers le
ne sou pas prononcé par le père, ce qui retentit à travers toute la ·i 1et prier, demander pardon, se repentir. C'est ce que va préciser
pièce, c'est bien un «ne pardonne jamais». Le pardon est mort :laudius dans un passage sur l'essence du pardon, de« mercy» qui
avec la mort de ton père. Le pardon n'est pas mort dans les camps ·onsonne, dans la bouche d'un coupable, avec le discours de Portia,
de la mort, comme disait Jankélévitch 4 ; il est mort avec la mort lans The Merchant ofVenice, sur« The quality of mercy 2 ». Que dit
de ton père, dit le ghost. Ne pardonne jamais quoi, à qui, dans ]audius en se parlant à lui-même, en se disant l'impardonnable
cette pardonnance de filiation? Ne pardonne jamais la mort, la lui -même à lui-même, en s'avouant ce qu'il ne peut même pas se
mise à mort de ton père, mais à qui? À ta mère et à mon frère. À pardonner (je lis d'abord en angl~s) : « Whereto serves mercy 1 But
ma femme et à ta mère, à ta mère et à ton beau-père, à ces deux to confront the visage ofoffense? 1 [A quoi sert le pardon (mercy: de
parjures. Et ce «ne pardonne jamais» spectral qui, sans être à la Dieu, ajoute Bonnefoy, là où Shakespeare ne dit pas "de Dieu"),
l~t~r~ prononcé: ,se sign~fie pourtant, il retentit dans tout le temps sinon à voir le crime en face, de face (the visage of offense: donc,
diSJOint de la piece; et tl va trouver ses mots dans la pièce à plus o n ne peut demander pardon sans regarder la faute en face, sans
d'une reprise dans des situations structureHement intéressantes, l'o ublier)] And what's in prayer but this two-fold force 1 To be fores-
auxquelles je vous renvoie donc. Par exemple, quand le lexique du ta/led, ere we come to fol!, 1 Or pardon 'd being down? [le mot "two-fold'
pardon («forgiveness» et «pardon») s'impose au langage de Claudius · t ici magnifique: Et qu'y a-t-il dans la prière sinon cette force,
le frère meurtrier, dans la scène 3 de 1' acte III. Le frère lui-même, ette vertu double, à double tranchant ou pliée en deux, divisée,
le frère du roi, le beau-père de Hamlet avoue l'impardonnable, il bifide; doublement orientée qui peut (ou bien) 3 nous retenir au
l o rd de la faute (avant la chute, donc, ere we come to fol!) ou bien
(N~~)La parenthèse qui s'ouvre ici se ferme plusieurs pages plus loin: voir infra, p. 173. d'être pardonné, une fois que nous sommes tombés, que nous avons
2. Lors de la séance, Jacques Derrida traduit: <<Souviens-toi de moi.>>(NdÉ) péché, après la chute; prière avant ou après la chute, soit pour nous
3 .. W. Shakespeare, Hamlet, op. cit., acte 1, sc. 5, v. 8 et 91, p. 877; trad. fr. Y. Bonnefoy,
op. cr:., p. 60 et p ..62 (tr~ductio.n modifi~e par Jacques Der_rida): «Je suis l'esprit de 1. W . Shakespeare, Ham/et, op. cit., acte III, s~. 3, v. 36-38, p. 891 ; trad. fr. , p. 133
ton pere, 1 [.. .] Adteu, adteu, adteu, ne rn oublie pas!>>(N dE)
· (lr;,clucrion modifiée par Jacq ues Derrida). (NdE)
4. Voir supra, p. 37 sq. La citation de Vladimir Jankélévitch est extrai te de Pardonner? et . W. Shakes pea re, The M erchantofVenise,op.cit., acteN,sc.1,v.l84-187,p.211;
se lit plutôt comme suit:« Le pardon est mort dans les camps de la mort.>> (V. Jankélévitch, 1racl . fr., p. 1252. Voir sup1't:l, p. 9 1 sq. (NciÉ)
Pardonner?, dans L1mprescriptible, op. cit., p. 50.) (NdÉ)
3. T 1 clan 1 cap u ri1. (NciÉ)

1 6 17
LE PARJ URE E'J' LE PAl D N

retenir au bord de la chute, soit pour demander pardon après la 111fa ux-fuyant, une rus , une lâch eté). Et néanmoins, il finira
chute.] Then, l'Il look up; 1 My fouit is past. [Une fois pardonné, je 1 ar t mber à genoux, à la fin de la tirade, jus te avant l'entrée de
peux regarder vers le haut, relever le front, ma faute est passée, du j 1amlet; il tombera à genoux en demandant aux anges de l'aider
passé.] But, 0! whatform ofprayer 1 Can serve my turn? "Forgive me : pli er ses vieux genoux.
my foul murder "? 1 That cannot be; [Hélas, quelle forme de prière a, c'est la double scène de l'impardonnable entre le père, le
peut servir mon sort? "Pardonne-moi mon crime immonde"? Cela b ~a u-père et le fils, entre les deux rois et le prince, entre le spectre
ne peut être.] 1 » 1 1 père, le spectre du spectre du père, son frère et leur fils.
Et la suite du discours suit cette logique de l'impossible, à savoir i vous allez plus loin, vous mettrez en regard de cette scène
qu'il ne peut pas demander pardon dès lors que le crime continue la scène suivante (< acte > III, sc. 4) où une autre paradoxie du
en quelque sorte puisqu'il continue de jouir des bénéfices du crime 1 ardon se joue entre mère et fils quand Hamlet, qui a tant de mal
( « 1 am still possess 'd 1 Ofthose eJfècts for which I did the murder, 1 ; pardonner à sa mère, lui demande pardon, lui, mais lui demande
[ ... ] May one be pardon 'd and retain the offènce? [Peut-on être 1ardon non pour le mal mais pour le bien; il lui demande en effet
pardonné alors qu'on retient l'offense, qu'on profite du crime?] 2 »). 1 ardon de lui enjoindre d'avouer, de se repentir et de demander
Et Claudius, dont la lucidité de l'aveu intérieur, tout intérieur 1 ardon. Il lui dit:« Confess yourselfto heaven; 1 Repent what's past;
(mais un aveu ne doit pas rester intérieur), est impeccable et sans 1 ~ onfessez-vous devant Dieu, Repentez-vous du passé] avoid what
faiblesse pour soi, Claudius, donc, cite les cas suspects (dont il i to come; [évitez l'avenir de ce qui vient: autrement dit, en vous
ne veut pas) où le bénéfice même du crime permet d'obtenir le ~· - p e ntant, transformez-vous, changez le cours des choses à venir, et
pardon, en vérité d'acheter le pardon de la loi(« buys out the law3 »). ·' st ça, le repentir, ce n'est pas seulement une chose du passé] 1And
Cela se passe ainsi dans le monde, mais non dans nos rapports do not spread the compost on the weeds 1 To make them ranker [c'est
avec le ciel devant qui nous devons confesser, avouer nos torts. Lr s beau: "et ne répandez pas l'engrais sur la mauvaise herbe pour
Que reste-t-il alors: « What then? What rests? 1 Try what repen- la rendre plus foisonnante": donc, stérilisez le mal par le repentir et
tance can: what can it not? 1 Yet what can it, wh en one cannot 1· pardon demandé] 1 ». Et à ce moment-là, Hamlet, lui, demande
repent? [Alors quoi? Que reste-t-il? Essayer le repentir? Que ne pardon à sa mère, pardon pour lui demander de demander pardon.
peut-il en effet (le repentir est tout-puissant), mais que peut-il, le Il lui demande pardon de lui demander de demander pardon.
repentir, quand on ne peut pas se repentir?] 4 »Claudius se plaint Autrement dit, il lui demande pardon de lui tenir le langage de la
en somme, à lui-même, de ne pas pouvoir se repentir et demander v rtu: « Forgive me this my virtue; 1 For in the Jatness of these pursy
pardon. Non pas de ne pas pouvoir être pardonné pour l'impar- times 1 Virtue itself of vice must pardon beg, [Pardonnez-moi ma
donnable mais de ne pas pouvoir prier, se repentir et demander v rtu, car dans la grasse obscénité de ces temps à la bouche pleine,
pardon, donc trouver le secours et le salut que lui apporterait le ' 1 vertu elle-même doit demander pardon au vice et à genoux lui
tout-puissant repentir (qu'il soupçonne implicitement, donc, d'être l mander, pliant devant lui 2 , de lui faire du bien] Yea, curb and
woo for leave to do him good3 » (ce qui réfléchit aussi, peut-être, et
1. W. Shakespeare, Ham/et, op. cit., acte III, sc. 3, v. 46-53, p. 891 (c'est Jacques
Derrida qui traduit); trad. fr., p. 133. (NdÉ) 1. Ibid., acre III, sc. 4, v. 149-152, p. 893 (c'est Jacques Derrida qui traduü); trad.
2. Ibid, acte _III, sc. 3, v. 53-56, p. 891 (c'est Jacques D errida quj traduü) ; trad. f"r., p. 142 . (NdÉ)
fr., p. 133. (NdE) · . Dans le tapuscri t, on lit : « elle>>. Lors de la séance, Jacques Derrida dit également
3. Ibid , acte III, sc. 3, v. 60, p. 891. (NdÉ) " Ile». (Nd É)
4. Ibid, acte _III, sc. 3, v. 64-66, p. 89 1 (c'est Jacq ues D rri da qLti tradui t); trad. · . W . hakesp ar , }:/amLet, op. cit., acte III, sc. 4, v. 152-155, p. 893 (c'est Jacques
fr. , p. 134. (NdE) ·rrida qui rradui t) ; trad . fr., 1 . 142. (NdÉ)

l riR
L ' PARJ URE ET LE PAR I N

inverse la scène précédente de Claudius se mettant à geno ux; n t Ul lll' ·r ntd lui-mêm : elu iqui a tait la, qu'il faut donc pardonner,
cas, le time out ofjoint, le temps perverti et corrompu, d éshonoré 1 pa le vrai Haml t: i.l faut pardonner au vrai Harnlet, le vrai
11 ' '.' 1
comme traduit Gide, c'est le temps qui n'est plus lui-m ême, qui 1 Ltml t, en lui pardonnant la chose que l'autre H arnlet, son double
marche à l'envers depuis le péché ou le crime et qui fait que c'est l tl , a faite).] 1 » Et pour «disclaim » (rejeter) sa faute, Hamlet doit
la vertu qui doit demander pardon au vice, et ici le fils qui doic 1 roclaim »,proclamer, déclarer sa folie: « What 1 have done, 1 [ ...]
demander à la mère coupable de lui pardonner de lui demander ! h •r • p roclaim was madness. 1 Was 't Hamlet wrong'd Laertes? [Est-ce
de demander pardon). ll :tm l t qui a fait du tort à Laertes ?] Never Hamlet: Damais, jamais
Enfin, et j'en aurai fini avec cette parenthèse programmatique 2 ! h r let] 1 IfHamlet from himselfbe ta 'en away, 1And when he's not
si vous relisez Hamlet jusqu'à la fin comme un traité du pardon, hn elfdoes wrong Laertes, 1 Then Hamlet does it not [Si Hamlet est
de ses symétries et dissymétries, toujours dans une configuratio n 1d vé à lui-même et s'il n'est pas lui-même quand il fait du tort
parentale, alors rendez-vous à la scène 2 de l'acte V, la scène du La rtes, alors ce n'est pas lui qui le fait. Alors qui le fait?] [... ] 1
duel entre Laertes et Hamlet où celui-ci commence à la fois par ' ~ o does it then ? His madness. [Sa folie. F»
demander pardon à Laertes (pour le meurtre de son père), mais, et Il amlet va encore renverser les choses et non seulement s'inno-
ceci est une bonne introduction à ce que nous dirons tout à l'heure ' 111 r, s'excuser du crime pour lequel il a commencé par demander
ou la prochaine fois, du rapport entre pardon et excuse, après avoir 1 .1rd on; il va pousser le renversement, un autre renversement, jusqu'à
demandé pardon, il s'excuse, il se disculpe en expliquant qu'il n'a • 1 ser lui-même en victime du crime, et se ranger parmi les offensés,

pas offensé Laertes, car il n'est pas Hamlet, car Hamlet n'est pas ' ·u x à qui le tort aura été fait: «If 't be so, 1 Hamlet is of the foction
Hamlet, Hamlet s'est absenté de Hamlet. Ce n'est pas Hamlec thtt is wrong'd; [s' il en est ainsi, Hamlet (il parle maintenant de lui
qui a agi, mais la folie de Hamlet qui est l'ennemie de Hamlet, de , ln troisième personne) est au nombre des offensés, il appartient
Hamlet qui alors désavoue ce qu'il avoue, dénie, disclaims, rejette , l:t faction des victimes, de la partie civile 3 (c'est le mouvement
la faure sur son double, Hamlet le fou. En avouant, il désavoue, 1 .tr 1 quel un accusé exige d'être en fait le plaignant et la partie
en demandant pardon, il s'excuse 3 : «Cive me your pardon, sir; t i vi 1 ; c'est Hamlet qui dépose plainte contre Hamlet, contre la
J've done you wrong; [Accordez-moi votre pardon, Monsieur, je Jli q ui l'a divisé, qui a divisé son nom et sa responsabilité)] 1 His
vous ai fait du tort] 1 But pardon 't, as you are a gentleman. [Mai 111 tdness is poor Hamlet's enemy. [Sa folie est l'ennemie du pauvre
pardonnez-le (Pardonnez-moi, pardonnez cela; un "quoi", une faute; ll am let.] 1 Sir, in this audience, 1Let my disclaimingfrom a purpos'd evil
et entre le " qui" et< le> "quoi", entre les deux, il y aura le Hamlet 1Mo nsieur, devant cette assemblée, que je désavoue tout maJ inten-

1i n nel, toute intention maligne, mauvaise, tout crime prém édité.


1. André G ide traduit « The time is out of joint>> (W. Shakespeare, Hamlet, op. cit., 1•:1 ·'est là qu'il va l'appeler son frère en lui disant: "Remettez-moi,
acre 1, sc. 5, v. 188, p. 878) par «Cene époque est déshonorée '' (W. Shakespeare,
1 b rez-moi, déliez-moi"] Free me [c'est l'expression biblique pour
Œ uvres complètes, t. II, op. cit., p. 633). Jacques Derrida comm ente cen e expression '
et la traduction de Gide dans Spectres de Marx. L'État de la dette, le travail du deuiL 1· pardon, la remise, la déliaison de la faute] so for in your most
et la nouvelle Internationale, Paris, Galilée, coll. << La philosophie en effet>>, 1993, , rner-ous thoughts, 1 That 1 have shot mine arrow o er the house, 1 And
p. 44-45. (NdÉ)
/1/(rt my brother [Soyez donc assez généreux pour m'acquitter, pour
2. Cette longue parenthèse ouverte plus haut (supra, p. 166) se ferme trois pag s
plus loin (infra, p. 173) . (NdÉ)
3. Lors de la séance, Jacques D errida précise: «s'excuse, corn me on di t'' et ajo ut : 1. W. Shakespeare, H amlet, op. cit., acte V, sc. 2, v. 24 1-242, p. 906 (c'est Jacques
«On reviendra beaucoup sur cette expression, "s'excuser" : non pas de mander des excus 1. c· r·r· id~ q ui tradui t) ; rrad . fr., p. 207. (NdÉ)
aup rès de quelqu'un mais s'excuser so i-même, ce qu.i est crès im poli en français. O n n . Ibid. , acte V, sc. 2, v. 244-25 1, p. 906 (c'est Jacques D errida qui traduit) ; trad.
s'excuse pas parce que, quand o n s'excuse, eh bien, o n s'excuse po ur un mal. Là, il n Ir ., , . 07. (N dÉ)
fa ut pas. O n ve rra la machine te rri ble de e "s'cxcu er". •• (N dÉ) .i . Sur 1 tap us rit, il y~ un ~r n notatio n in terlin éaire : << H amlet". (NdÉ)

170 17 1
Lli l' Al J 1 E E'J' IL I'A. JU ( N

me délier, me libérer de ma faute, comme si, tirant m a Aè he par- la jo ui an m ort Il , a ut ur d la f mm , m ère, sœur, belle-sœur
dessus la maison (commenter, la famille 1), j'avais bless' mon fr ~>r ·l b li -mèr , car quand Laert s devi ent le frère de Hamlet, sa sœur
(par accident: excusable, donc)] 2 . » >rpheline (O phélie) devient sa belle-sœur, etc. Or que lui répond
Alors Laertes se dit satisfait, apaisé dans sa nature filiale, dans Il rn let, lui aussi en mourant? Non pas «je te pardonne », «j'échange
son sentiment filial qui lui inspirait un désir de vengeance - et j m n pardon avec toi, contre le tien », mais «Que le ciel te pardonne!
vous laisse lire cette scène extraordinaire jusqu'au moment où ell 1 , is pardonné n) ;
et pour les raisons qui nous importent ici, cela
est scandée par le pardon réciproque, par l'échange des pardons r ·vient au même. «Je te pardonne » doit signifier «je prie que Dieu
entre deux < hommes > qui sont désormais deux frères, deux frères L • pardonne: sois pardonné » : «Heaven make thee free ofit! 1 follow
orphelins puisqu'ils ont tous deux perdu leur père dans un crime. Ils thee De te suis dans la mort] 1• » < ) >
deviennent &ères, frères non de sang mais d'alliance, après le pardon Voilà, vous abandonnant avec Hamlet, je ferme la parenthèse 2
et par le pardon échangé, le pardon mutuel pour le meurtre du père. ·1 reviens à la malédiction de la mère de Baudelaire, au début de
Après le moment du «poison », car cette scène du pardon est un « B ' nédiction ».
scène empoisonnée par le poison même et tout le monde meurt empoi-
sonné, tous les parents sont morts, le père, la mère et le beau-pèr · Lorsque, par un décret des puissances suprêmes,
de Hamlet qui viennent de mourir empoisonnés, au moment d Le Poëte apparaît en ce monde ennuyé [retenez ce mot que je souligne,
mourir, Laertes dit à Hamlet: «Échangeons nos pardons [Exchange nous y revenons dans un instant],
forgiveness with me (Échange ton pardon avec moi, donc avec 1 Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes
mien, contre le mien), noble Ham/et: 1 Mine and my Jather's death C rispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié :
come not upon thee, 1 Nor thine on me.~ Que ma mort ni celle d ·
mon père ne retombent sur toi, ni la tienne sur moi 3 . » - « Ah! [dit-elle] que n'ai-je mis bas tout un nœud de vipères,
Toutes les morts, tous les meurtres doivent être pardonnés dans Plutôt que de nourrir cette dérision!
Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères
cet échange. Et la fraternité par alliance, si je puis dire, la fraternité
O ù mon ventre a conçu mon expiation 3 ! [... ] »
symbolique, va se sceller dans la mort, certes, mais avant elle et comme
elle, en tant que mort, < en tant > que moment de la mort, dans
Li sez la suite jusqu'au renversement, quand le poëte prend à son
cet échange de pardons pour le meurtre de tous les parents, d'abord
ur la parole pour opposer une bénédiction à la malédiction de sa
de tous les pères, ici les trois pères, l'un n' étarlt que le substitut, le
m r . Il s'adresse aussi à Dieu, comme Augustin, et le Dieu qu'il
supplément de l'autre, et tournant, dans leur substitution et dans
1 ni t est aussi un Dieu de miséricorde qui pardonne et fait expier
1.r sauver, pour racheter, pour guérir {comme un remède) nos
1. Lors de la séance, Jacques Derrida commente : «C'est encore une histoire de · hés d'impureté, pour purifier l'impureté (heilen, heilig, dirait-on
famille. Par-dessus la maison, j'ai tiré une flèche, j'avais blessé mon frère, "And hurt mj
brother", "!have shot mine arrow o'er the house, And hurt my brother". Autrement di t,
·n allemand: sacralité, sainteté, salut), et qui, pour sauver ainsi, fait
tout cela, c'est la folie qui l'a provoqué et c'est un accident, c'est comme si j'avais tiré un place à l'écriture poétique, au poëte:
une flèche par-dessus la maison, notre maison (c'est l'économie de la famill e), et puis
cette flèche, par accident, a blessé qui ? Mon &ère [long silence]. "And hurt my brother'
[long silence], mon frère. >> (NdÉ) 1. W. Shakespeare, Ham/et, op. cit. , acte V, sc. 2, v. 346, p. 907 (c'est Jacques
2. W. Shakespeare, Ham/et, op. cit., acte V, sc. 2, v. 251 -258, p. 906 (c'est Jacques 1 crrida qui traduit) ; trad. fr. , p. 21 4. D ans le tapuscrit, il y a une annotation dans la
Derrida qui tradui t); trad. fr., p. 207. (NdÉ) 111arg ·: «"" Kafka, p. 12>>. (Voir infra, p. 178, note 1). (NdÉ)
3. W. Shakespeare, Ham/et, op. cit., p. 2 13-2 14 ; H am/et, op . cit'., acre V, sc. 2, 1 i e ferme la lo ngue parenthèse o uverte à la page 166. (NdÉ)
v. 343-344, p. 907 (c'est Jacques Derrida qui traduit). (N dlÉ) .1. ' h. Baud elaire, « Bénéd iction >> , dans Les Fleurs du Mal, op. cit., p. 83. (NdÉ)

17 173
LE P A RJ U RI~ E'l' LE PAR I N

Vers le Ciel, où son œil voit un trône splendide, 1 ·u1 a v i.r lieu là oü p rsonn , au un suj et présent n 'est plus présen-
Le Poëte serein lève ses bras pieux, 1 ·m nt là pour pardon n r o u être pardonné ; et cela pose en effet la
Et les vastes éclairs de son esprit lucide JU . tion du tes tamen t, de la spectralité, de la trace, et surtout du
Lui dérobent l'aspect des peuples furieux: 1·v nir-littéraire ou poétique de cette trace testamentaire, de cette
1 a tes tamentaire et textuelle qui semble fonctionner toute seule,
- « Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance l' ·11 ·-même, en l'absence de ses producteurs, comme une machine),
Comme un divin remède à nos impuretés
·:1r, disais-je, cette quasi-pardonnance peut n 'avoir son lieu que
Et comme la meilleure et la plus pure essence
Qui prépare les forts aux saintes voluptés!
ln n ce que nous appellerons ici le poème (poêma, non pas la poiêsis,
l'a te poétique ou l'acte de signature poétique, l'acte), mais ce qui
· ·. t , la trace restante, précaire, finie mais survivante, le texte qui,
Je sais que vous gardez une place au Poëte
Dans les rangs bienheureux des saintes Légions, \ll ro matiquement, comme une quasi-machine, peut re-produire
Et que vous l'invitez à l'éternelle fête lu pardon là oü ni le coupable à pardonner ni la victime pardon-
Des Trônes, des Vertus, des Dominations 1• [ ••• ] » nn n te ne sont plus là, présentement vivants, ne sont plus «être-là»
l:1n le Présent Vivant 1.
Je vous laisse lire la suite et y relève l'allusion à une «couronne J' insiste déjà sur la mekhanê, sur la machine, mais aussi la mekhanê,
mystique». : savoir la ruse théâtrale du mécanique en forme d'anticipation,
·n vue du moment où, au cours d' une lecture de Rousseau, nous
En écrivant cela, que fait Baudelaire? Que fait ce poète et que il nalyserons une certaine machination, une certaine automaticité de

fait ce poème? l' xcuse ou du pardon, du s'excuser, du se pardonner, du se disculper,


D'une part, sans doute, Baudelaire, le poëte, le signataire de ce ·n tant que lié à l'écriture ou à la performativité, à la pragmatique
poème, s'identifie à ce Poëte qui dit à Dieu: «Je sais que vous gardez 1 • w elle, à l'acte d'écrire comme à ce qu'il en reste. En avouant, en
une place au Poëte [ ... ] »,etc., ce poëte de tradition chrétienne qui 1·mandant pardon, je m'excuse, je me disculpe. En m'excusant, je
s'adresse à un Dieu miséricordieux, ce poëte appartenant à cette m ' xcuse ...
tradition profondément chrétienne de la poétique ou de la litté- M ai.s d 'autre part, Baudelaire, à travers l'acte et l'expérience
rature, dans laquelle l'écriture poétique, le poêma, accomplit en 1 o tique que je viens de dire, et qui témoigne d'une appartenance
quelque sorte l'action d'expiation, de réconciliation, de rédemption, r ·li gieuse, voire mystique, quasiment liturgique, de la prière pour le
de pardon, de bénédiction, etc. C'est déjà très compliqué- et c'est 1 ardon (et vous savez que Baudelaire est aussi l'auteur d 'un poème
cette complication qui nous importe ici avant tout- car cette« quasi- ·n prose, dans Le Spleen de Paris, dont le titre est «Le Confiteor
pardonnance » (je vais désormais me servir de ce mot, de cette voix 1 · l'artiste 2 » - titre qui cite et mime ironiquement, parodie sans
moyenne, pour désigner le tout du procès qui inclut le pardon pn rodier la prière dite «usuelle » de la liturgie catholique: « Confiteor
demandé, le pardon accordé, l'être pardonné, l'être pardonnant avec 1 eo omnipoténti, [ ... ] et vobis, fratres [ ... ] mea culpa, mea culpa,
tous les motifs qui s'y inscrivent: expiation, repentir, rédemption,
salvation, réconciliation, etc., la voix moyenne laissant entendre que 1. Lo rs de la séance, Jacques D errida ajoute:<< pour associer le langage heideggérien
,lu In ngage husserlien. La pardonnance au-delà de l'être-là et au-delà du Présent Vivant ».
cette pardonnance, cette situation de pardon, cet effet de pardon,
· oir Jacques Derrida, La Voix et le phénomène. Introduction au problème du signe dans
/,,phénoménologie de H usserl, Paris, PUF, coll. << Quadrige», 1967. (NdÉ)
1. C h. Ba~delai~e, << ~én édiction :'' da ns Les Fleurs du Mal, op . cit., p. 84 -85 (c'est . h. Ba udelaire,<< Le Confiteor de l'artiste», dans Le Spleen de Paris, op. cit.,
Jacques D ernda qlll so uli gne). (NdE) p. 81'i. (Nd É)

171i 17
LE PARJ U RE ET L ' PA. I I) ON

mea [ ... ] culpa [je confesse au Dieu tout-puissant [ ... ] et à vous 11 , L ut e lont nous pad t , .1 mal, 1 péché et le Diable et Satan,
mes frères[ ... ] ceci est ma faute] 1 »,etc. (notez bien la double des ti· .li: w u.t en vous laissant aller y voir par vous-mêmes, je donnerai
nation: les destinataires sont et Dieu et les frères: c'est toute l'his· · •n ~1rque r deux traits ou plutôt deux angles et deux plis.
toire du pardon demandé et du témoignage confessionnel comm 1) > Premier pli ou rictus (car c'est aussi un pli de la lèvre).
acte tourné vers Dieu, mais simultanément vers les hommes, et ce tt 1 .1 ! 1 ·laire ne manque pas, d'abord, de dénoncer dans la pardonnance
histoire est l'histoire à la fois couplée et disjointe de la révélation 1 1 h<rr.ible calcul, une économie qui se dissimule sous le masque
et de la littérature, d'une écriture d'ascendance religieuse, mais 11 l 1i m du. repentir ou de l'aveu (l'« aveu» est un mot extraordinaire
qui, comme supplément de la révélation, s'émancipe aussi de la ! 1 • j · n'ai pas encore prononcé, mais sur lequel nous ne tarderons
révélation, s'y ajoute et la remplace, et donc doit demander au p 1,: : r venir longuement). Il y aurait dans le repentir et dans l'aveu
moins implicitement pardon de cet affranchissement blasphéma- 11 1 • stratégie, une machine spéculative, une source de revenu ou
toire ou désacralisant même) ; d'autre part, disais-je, Baudelaire, à d 1lu -value. On cherche toujours à gagner, on cherche toujours
travers l'acte et l'expérience poétique que je viens de dire, et qui Il 1 ·néfice, et un bienfait est un bénéfice; on cherche toujours à
témoigne d'une appartenance religieuse, voire mystique, quasiment ' t•ri hir en demandant pardon, en avouant ou en se repentant.
liturgique, de la prière pour le pardon, Baudelaire désigne, voir 1•, · ll1tez ces quelques vers d'incipit, les figures du travail et de l'ali-
dénonce, dans une sorte de torsion douloureusement ironique, " ' •nt ation du corps y consonnent de façon significative avec ce
cette appartenance encore chrétienne du poétique ou du poéma- pt · j'appelle ici l'économie relevante du repentir, du remords et
tique. Et vous savez à quel point Baudelaire est resté, tout autant ,J • l':w u - entre l'esprit et le corps, vous allez l'entendre, car cette
qu'un poète chrétien, un poète de la révolte satanique, voire de no mie est physico-spirituelle, matérielle et spirituelle, elle est la
la révolution contre cette destination chrétienne de la culture. 1 i ri tu.alisation même, l'idéalisation, l'intériorisation idéalisante de
Mais ce n'est pas notre sujet. Il est donc pris dans une pardon- !1 plus-value, et c'est pourquoi je parle d'une économie relevante
nance abyssale et automatique: d'une part, en tant qu'il s'iden- lt(/hebend, «mercy seasons justice»):
tifie au Poëte dont parle allégoriquement« Bénédiction» («Je sais
que vous gardez une place au Poëte [ ... ] »),mais aussi en tant que, La so ttise, l'erreur 1, le péché, la lésine,
excédant ou transgressant le christianisme par la dénonciation upent nos esprits et travaillent nos corps,
même de cette identification, il analyse et décrit, constate cette Et nous alimentons nos aimables remords [le remords est aimable,
figure du poëte chrétien, il blasphème contre le christianisme, à nous nous plaisons et complaisons dans le miroir du remords, nous
qui il devrait encore demander pardon, automatiquement, machi- nous excusons en nous accusant, nous y prenons une jouissance
nalement, pour avoir médit du pardon chrétien. On est toujours morbide, nous aimons le remords, nous aimons à nous remordre, à
r ·mordre au mal dans le remords, dans la jouissance narcissique du
en train de demander pardon quand on écrit, avais-je écrit il y a ,
r mords, etc.],
bien longtemps, je ne sais plus où 2 •
:omme les mendiants nourrissent leur vermine [plus haut, il y avait
Je vous invite à lire de près, aussi, avant même «Bénédiction», le
«ali mentons», ici «nourrissent»: il s'agit de faire vivre, d'entretenir la
poème initial de dédicace intitulé «Au Lecteur». Vous y trouverez
mauvaise conscience, la culpabilité en soi comme un parasite vital, un
su pp lé ment indispensable, un hors-d' œuvre parergonal, comme une
1. Bréviaire romain latin-français, publié sous l'aumrité et le contrôle de Pierre Jounel ,
v Tm i ne : «vermine », c'était aussi le mot du père de Kafka reprochant
Paris-Tournai, Desclée et oc, 1965, p. 24 (traduction modifiée par Jacques D errid a).
Tel dans l'édition citée. (NdÉ)
2. Voir J. Derrida, « C irconfessio n >>, dans j acques Derrid,tt, op. cit., p. 47 (rééd .,
p. 48). Voir supra, p. 73, note 1. (Nd É) 1. 1)o ns 1 ta] uscri t, J;• ques Derrida avait écrit << l'aveu » au lieu de<< l'erreur» . (NdÉ)

17 177
LE PARJ RE ET LE J'Al 1 N

à son fils, par la bouche de son fils, de le parasiter comme une vermine pour ' n prendre ainsi à la pardon nance du spiritualisme religieux,
1
( Ungeziefer) ]. i 1 fa ut avoir honte de la honte même et du repentir et du pardon.
Et non seulement honte de cette honte mais honte d'avoir honte
Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches; ette honte. Car dès qu'on critique une logique du pardon,
Nous nous faisons payer grassement nos aveux 2, un e logique biblico-coranique, et ici chrétienne, du pardon et de
Et nous rentrons gaiement dans le chemin bourbeux, ln miséricorde, dès qu'on dit du mal de cette logique, qui est une
Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches. 1 ique du péché et de la honte originaire, on ne peut pas ne pas
av ir à se faire pardonner cette agression et ne pas se trouver en
Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismégiste train de faillir, en situation d'avoir à se faire pardonner de ne pas
Qui berce longuement notre esprit enchanté3, [commenter chaque
1 ardonner au pardon ... Cet abîme, cette régression à l'infini, est
mot 4]
ins rite dans la pardonnance même: je ne peux m'affranchir du
1ardon, je ne peux abandonner le pardon qu'en cultivant une cul pa-
(Lisez toute la suite.)
l iii té supplémentaire qui me pousse à demander pardon à la religion
ILl pardon pour le parjure ou pour la trahison que j'assume alors.
En tout cas, il y a là la dénonciation analytique et généalogique
M me si d'un saut je m'innocente alors et fais l'éloge de l'inno-
(dans un style qu'on pourrait comparer à celui de Nietzsche) d'un
. •n e absolue (dans le style d'un certain Nietzsche ... ), alors cette
aveu, d'un repentir et d'un remords, d'une conscience morale qui
nnocence aura déjà enregistré la mémoire, le poids de la mémoire
ne sont en vérité que des ruses de la vie, des mensonges supplémen-
1· la faute dont elle s'est affranchie et que, une fois de plus, elle
taires pour passer à la caisse, pour se faire payer grassement, pour
· . ra pardonnée.
s'engraisser de repentir et de pardon. Le calcul de cette spéculation
Mais le contraire est aussitôt vrai, car si je ne peux pas m'en
n'est pas plus une économie empirique ou matérielle ou psycho-
mir, si même mon abandon de la pardonnance biblique m'oblige
libidinale qu'il n'est spirituel et sublime: ce calcul est l'idéalisation,
! ·mander pardon (au moins implicitement) et me met en faute
la spiritualisation même, l'intériorisation et l' esthétisation, la poéti-
, ar t même que j'aie levé le petit doigt, alors je suis innocenté par
sation du mal, la fleur, le devenir-fleur du mal. Etc' est ce que fait
!.1 machine même, par le fait que la culpabilité est automatique.
Baudelaire en le disant, ce qu'il signe en le dénonçant, ce qu'il
lui que je suis accusé a priori, avant même d'avoir rien fait et sans
poétise en l'exhibant encore comme poème, dans la pardonnance
, ·n faire, alors je suis excusé par l'apriorité même : l'innoc n e
au-delà de la pardonnance. Il ne fait pas de fleurs. Il ne s'adonne
t'if i naire est le corrélat indissociable de la culpabilité originair .
pas seulement aux fleurs du mal, il les montre et les analyse. Mais
1 ' ù l' identité profonde et spéculaire des discours sur la culpa-

1. Voir Fr. Kafka, Brief an den Vater, op. cit., p. 60; trad. fr., p. 210, et supra, '
1 lit o riginaire (Augustin, Kant, Kierkegaard, et Heidegger, malgré
1
p. 173, note 1. (NdÉ) • 1 s différences, nous l'avons vu la semaine passée ) et les discours
2. Lors de la séance, Jacques Derrida commente: «C'est toujours la même métaphor 1 1 aremment inverses, comme celui de Nietzsche sur l'innocence
de la graisse, n'est-ce pas. >> Au sujet de ff_amlet, voir supra, p. 169, et au sujet de
lu. 1 v nir et la légèreté affirmative de la danse 2 , du oui léger de la
Pardonner?, de V. Jankélévitch, p. 39. (NdE)
3. Ch. Baudelaire, <<Au Lecteur », dans Les Fleurs du Mal, op. cit., p. 81 -82 (c'est
Jacques Derrida qui souligne). (NdÉ) 1, Allusio n à la séa nce du séminaire restreint du 21 janvier 1998. Voir supra,<< Note
4. Lors de la séance, Jacques Derrida précise : << On pourrait commente r chaq ue mot. . lit·- li! ·urs>>, p. 18, no te 1. (NdÉ)
Sur !'"oreiller" alors, l'oreiller mol, mol oreiller, alimentation de so mmeil. Sur l'o reill er, , 1.ors de la séa.nce, Jacqu es Derr.ida précise :« dans La généalogie de la morale >> . Voir
on se repose du mal , on jouit sur l'oreiller du mal oi.J se trouve :saran Trismégisre" qui JI ,. II i ·1 Ni ctz he, Œuvres philosophiques complètes, t. VTI, Par-delà bien et rna! 1 La
"berce lo nguement", o mm un e m re, un nou rrisso n.» (Nd E) ;nlttlo.~ ir de Lfl morale, rrad . fr. Jea n ra ri en, C ornelius H eim et Isabelle Hildenbrand,

17R 179
LE PARJURE ET L E PARDON ; IN lJl I, M I\ SI1AN ;:

danse, d'un pas de danse affirmative opposée à. < la > lourdeur de la : ·1u un te hniqu , d ' ·rr pur mo u:v ment spontané du cœur, de
responsabilité chrétienne et au «]a fa» pesant de l'âne chrétien ou l'int -ntion de l'âme, avant er hors de toute répétition technique.
abrahamique pliant sous le fardeau du devoir 1• Ils tiennent au fond, econd p li. Il y a pire que ce mal qui se laisse ainsi« économiser»
tous ceux-là, peut-être, le même discours (de tonalité, au moins, lans ette machine (voir ailleurs, dans Fusées 1, la critique du progrès
protestante ou néo-luthérienne, ce qui est factuellement vrai de ceux ., l'argent, du capitalisme américain et de l'américanisation, etc.
que je viens de citer); et cela, même si aucun d'eux ne voit ou ne « L mo nde va finir 2 »). Ce qui est pire que tous les maux et que le
prend en compte la machine, la machination qui programme cette l' ·p mir ou le pardon ne font que capitaliser, économiser, subtiliser
identification spéculaire entre deux discours apparemment opposés. 1· · fautes ou les crimes, c'est peur-être le mal singulier, la souffrance
Car cette loi fatale est aussi celle d'un mécanisme, d'un automatisme, >ri in ale qu'engendre notre savoir de cette neutralisation machinale,
voire d'un deus ex machina qui re-produit sans merci, implacablement m anique, automatique de la pardonnance, de la tradition éthico-
du mal et de la pardonnance. J'insiste beaucoup sur ce mot au moins r ·1igieuse, biblique, chrétienne surtout, du mal et de l'expiation, notre
de «machine» pour des raisons qui apparaîtront plus tard. Et parce ;·woir de cette équivalence du pardon et du non-pardon, de la culpa-
que nous avons affaire à une apaisante et terrifiante machine qui à la 1 i 1iré et de l'innocence, de la fidélité et du parjure, de la bénédiction et
fois innocente a priori, nous lave de la honte et remet nos péchés a 1' la malédiction, de la malédiction de la mère et de la bénédiction du
priori, et néanmoins, toutefois, cependant, ce faisant, nous pousse, pour li 1 . Cette équivalence neutralisante nous installe a priori dans l'hypo-
cela même à demander pardon pour le pardon, ou, selon une formule -ri i , dans la comédie, dans la douloureuse fatalité de l'acteur qui
d'Augustin vers laquelle nous nous acheminerons, à avoir honte de porte un masque (ce que veut dire «Hypocrite»). Cette souffrance,
la honte même (c'est en tout cas ainsi qu'on traduit une phrase qui · · mal suprême qui ne serait plus une faute, qui serait pire qu'une
dit précisément: on a honte d'être honteux, on a honte de la honte h u te, Baudelaire lui donne un nom. Il y met une majuscule, ille
au sens de «On a honte d'être sans honte, d'être impudique, d'être ·apiralise comme une allégorie ou une personne. Ce nom est histo-
honteux au sens d'impudique»: «et pudet non esse impudentem 2 » (II, rique, à la fois parce qu'il a une histoire qui a commencé avant le
IX, 17). C'est entre ces deux formules d'Augustin que nous voyageons 1 o ),me de Baudelaire et parce qu'il donnera lieu, après Baudelaire,

aujourd'hui: «paenitet te et non doles»: à Dieu: «Tu te repens et tu 3


< 1 puissantes analyses (par exemple, chez Heidegger ); historique

ne souffres pas 3 », et de l'homme coupable (au terme d 'une histoire :111 si parce qu'il désigne une humeur, un pathos, un affect histori-
à laquelle nous viendrons): «et pudet non esse impudentem». Il y a la )U ·ment marqué. Ce n'est pas le «mal du siècle» romantique, c'est
machine du pardon, et pourtant, il y a dans la vocation absolue du l'l~ nnui . Il faut penser l'Ennui, si on veut bien lire ce mot à la fin du
pardon l'exigence de ne céder en aucun cas à un calcul machinal, 1 ) me de dédicace «Au Lecteur», dont c'est la dernière strophe, il faut
p ·nser cet Ennui comme l'affect absolument spécifique, déterminé,
Giorgio Colli et Mazzino Montinari (éds.), Paris, Gallimard, coll. << NRF >>, 1971 ,'
p. 231. (NdÉ) 1. Lors de la séance, Jacques Derrida aj oute: << ce texte que j'avais lu ici dans un autre
1. Voir Fr. Nietzsche, <<La fête de l'âne>>, dans Œuvres philosophiques complètes, t. VI, ~· mi n ai re>>. Voir). Derrida, Séminaire<<Le secret >> [«Répondre - du secret>>] (inédit,
Ainsi parlait Zarathoustra. Un livre qui est pour rous et qui n'est pour personne, trad. fr. 1')) 1- 1992, EHESS, Paris), «Première séance >> . (NdÉ)
Maurice de Gandillac, Giorgio Colli et M azzino Montinari (éds.), Paris, Gallimard, h. Baudelaire, Fusées, dans Œuvres complètes, op. cit. , p. 1203 sq. (NdÉ)
coll. << NRF >>, 1971 , p. 335-338. Sur cette question du <<]a ]a >> chez Nietzsche, voir, 3. Vo ir le séminaire donné par Martin Heidegger à l'Université de Fribourg-en-
entre autres, Jacques Derrida, Ulysse gramophone, suivi de Deux mots pour joyce, Paris, I1risgau en 1929-1930 : Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde, Finitude,
Galilée, coll. << La philosophie en effet >>, 1987, p. 118 sq. (NdÉ) Solitude, trad. fr. Daniel Pa11is, Fri edrich-Wilhelm von Herrmann (éd.) , Paris, Gallimard,
2. Augustin, Les Confessions, op. cit., Livre II, IX, 17, p. 358: <<et l'on a ho n te d'avoir oll. « Bibliothèqu e d philoso phie. Œ uvres de M artin H eidegger >>, 1992. Ce thème
encore de la hol1[e >> . (NdÉ) 1 · l' ·nnu i sera longu rn ·nt o mm en té par Jacqu es Derrida dans le Séminaire La bête
3. C'est Jacq ues D errid a qui n aduit. Voir supra, p. 162, not l. (Nd l~) rtlr ouuem.in. VoLwne JJ (. 00 - 00 ~,op. cit., p. 105, p. 11 2-11 6 et p. 167 sq. (NdÉ)

I R() 18 1
LE 1 ARJ URE E'l' LE PARI N

auquel seule peut donner naissance chez un Européen chrétien rompu T ujour la frate rni t dan l' nr ui de la pardonnance.
à la machine du péché et du pardon, la certitude experte et aiguisée,
cultivée, de cette équivalence générale, neutralisante, nivelante - et tt adresse elle-m ême est blasphématoire, elle cite l'adresse du
par conséquent aussi épuisée qu'épuisante. Le pardon est mort, avant f"r ' r hrétien à son prochain, à son frère semblable à lui comme les
même les camps de la mort (pour citer encore le mot de Jankélévitch 1 ; fil d Dieu sont créés à l'image du père, mais en accusant, s'auto-
à moins que les camps de la mort n'appartiennent historiquement à la a u ant < en > accusant l'autre, le semblable, de mentir, de dissi-
même époque que l'Ennui dont parle Baudelaire, mais aussi Heidegger m d r sous le masque, de céder au péché d'hypocrisie. Car cet Ennui,
et quelques autres, hypothèse pleine de sens sur le non-sens et qu'on 1u i va marquer un nouvel élément d'écriture, une nouvelle poétique,
pourrait déployer). Il est remarquable que cette nomination, cette un nouvelle éthique du poème testamentaire (et ce sera l'élément
appellation de l'Ennui, que je vais lire, appartienne à une apostrophe, historique de tout l'œuvre de Baudelaire, une autre littérature qui
à une adresse au Lecteur comme à un frère (comparer encore avec la · )mmence, celle de notre temps, celle de la Modernité, celle que
scène chrétienne d'Augustin 2), et à un frère hypocrite, qui n'est mon 1 ·int «Le Peintre de la vie moderne 1 »), cet Ennui par-delà le bien
semblable qu'à partager non ma foi mais mon hypocrisie. ' l 1 mal, par-delà la culpabilité et l'innocence, par-delà le pardon,
Je reprends un peu plus haut que la dernière strophe: l' •xpiation, le salut, la réconciliation, etc., cet Ennui est encore un
mnl, un vice- Baudelaire le dit expressément (citer 2 ) -,c'est même le
Dans la ménagerie infâme de nos vices, pi r de tous, et donc le plus impardonnable, celui qui, faute au-delà de
l:i lau te, doit encore nous faire honte, mais cette fois de ne pas avoir
Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde! h nt , puisque l'ennui passe au-delà du bien et du mal. On doit avoir
Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes ni grands cris, h H1te d'être impudent, honte d'être honteux, d'être honteusement
Il ferait volontiers de la terre un débris rnpudent, de ne pas avoir honte de notre honte, etc. On doit avoir
Et dans un bâillement avalerait le monde; ho nte de se porter au-delà du bien et du mal, fût-ce pour analyser la
1 •n aJogie de la morale, voilà la plus perverse des machines.
C'est l'Ennui! - l'œil chargé d'un pleur involontaire, 1\utre littérature, autre poétique, autre testament ...
Il rêve d'échafauds en fumant son houka.
Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,
1·n suis toujours à mon deuxième point. Vous vous rappelez
- Hypocrite lecteur,- mon semblable,- mon frère 3.
1 ·ur-êrre que j'avais annoncé que j'insisterais sur ce mot de « miséri -
. )rd » pour au moins trois types de raisons 3 :
1) D'abord, à titre d'exemple. De façon exemplaire, en effet, ce
1. Voir supra, p. 166, note 4. (NdÉ)
Ill l appellerait de notre part une étude généalogique, sémantique,
2. Dans le tapuscrit, il y a une annotation au-dessus de ce mot : <<et Ham let''· Lors
de la séance, Jacques Derrida précise: << Quand il justifie le fait qu'il s'adresse à Dieu 1 hilol ogique patiente et interminable sur l'histoire de ce terme et
bien que Dieu sache tout: "Pourquoi est-ce que je vais me confesser devant toi, toi 1 • • • oncept latins dans la tradition chrétienne. Étude dont nous
Dieu qui sait tout?" Eh bien, quand il l'explique, nous nous sommes intéressés à ce
r ns pas capables, pas directement ici, dans ce séminaire.
spectacle aiiJeurs, eh bien, cela, il le justifie par le fait qu'il faut aussi s'adresser à ses
frères qui vont pouvoir aimer davantage Dieu et se convertir, etc. » Voir J. Derrida,
<<Circonfession », op. cit., p. 7, p. 11 et p . 19 ; rééd., p. 13, p. 17 et p. 24, et <<En 1. Vo ir C h. Baudelaire, <<Le Peintre de la vie moderne», dans Œuvres complètes,
composant "Circonfession" », dans Des Confissions. jacques Derrida et Saint Augustin, 11p. tit., fl 88 1-920, notamm ent «La Modernité », ibid, p. 891-895. (NdÉ)
trad. fr. Pierre-Emmanuel Dauzat, John D. Caputo et Michael J. Scanlon (dir.) , Paris, • 1.o rs de la séa nce,
Jacques Derrida cite de nouveau les vers:« "Dans la ménagerie
Stock, coll. <<L'autre pensée», 2007, p. 52-53 . (NdÉ) ni d · nos vi es [.. .] C'es t l'Ennui! "» (NdÉ)
111 •

3. C h. Baudelaire, <<Au Lecteur », dan s Les Fleurs du Mal, op. cit., 1 • 8 . (Nd É) t Vo ir upm, p. 163. (NdÉ)

18 18
LE PARJ U RE ET L E PAR DON

2) La miséricorde comme le foyer même des Confessions d'Augustin 1 our l'instant cette perspe rive dans le lointain d'un certain avenir,
et l'essence même du Dieu devant lequel il comparait, avoue, se nw is je voulais l'annoncer, comme je voulais annoncer que nous ne
repent, prie, écrit, etc. Nous en aurons quelques exemples tout il · ligerons pas, le moment venu, de lire et les évangiles (de Luc et

à l'heure. De même que, disais-je, nous pourrions consacrer un 1· Matthieu surtout) et la lettre de saint Paul aux Hébreux, ces textes
séminaire interminable sur le pardon, et le parjure à Kafka, Proust, f' >nd::u nentaux, sinon fondateurs quant à l'histoire du pardon. Et
Celan, Kierkegaard, Kant, et tant et tant d'autres, et < à > l'auteur l'abord quant à l'histoire de cette miséricorde qui se trouve justement
des Fleurs du Mal auquel j'ai fait allusion en commençant. C'est là Ill œur, si je puis dire, de l'histoire du pardon, voire de l'histoire comme

que je me suis engagé dans ces longues digressions sur Baudelaire et l t~ rdon (Hegel 1). Car quand Augustin dont nous allons ébaucher une
Hamlet qu'il me fallait ici associer. Je voulais seulement indiquer que 1· cure plus interne, si vous voulez, signe sans doute et s'approprie le
toute cette problématique, et toute la lecture qu'elle nous enjoint, mot de« miséricorde » pour lui donner une tournure et une figure, et
passe par une réflexion sur le pardon, sur l'histoire et la généalogie un mouvement, voire une doctrine originale, ce mot, il en hérite, il
du pardon dans et au-delà d'une culture. 1· trouve là, déjà riche d'une histoire, donc d'une mémoire et d'une
Il est trop évident que Les Confessions d'Augustin, ce livre sur la 'If ·hive immensément riche, qui est constituée d'une grande épaisseur

miséricorde divine, de la miséricorde divine, devrait occuper une 1· trates sémantiques, comme autant de corps et de corpus en des
place majeure dans cette bibliothèque du pardon. Là aussi, à vous hngues différentes, et donc de corpus de traductions mouvementées
de faire le travail. J'en viens maintenant à mon troisième point 1• l'hébreu en grec, du grec en latin, chacune de ces langues déposant
annoncé, à savoir: lans la mémoire sémantique du mot des significations multiples et
3) Le travail dont je me chargerai moi-même sera le suivant: de !one des décisions interprétatives dont l'étude nous demanderait à
repérer et d'interpréter la première occurrence de ce mot de« miséri- ·li seule des années de séminaire.
corde» dans Les Confessions (qu'est-ce que la miséricorde, comme Me limitant ici à des indications minimales, je rappellerai qu'en
essence du dieu chrétien? Car si les mots« confession», «confiteor» et h ·breu, par exemple 2 , il y aurait au moins trois familles de mots qui
«repentir» appartiennent au lexique d'Augustin, bien évidemment, ' lUrent dans la composition de ce qui se fixera dans les évangiles de
le mot de «pardon» n'y appara1t jamais comme tel, à ma connais- 1.u et de Matthieu en discours sur la miséricorde divine qui doit
sance). À partir néanmoins de ce qui constitue, sous le nom latin de 1 ·venir le modèle paternel et céleste de la miséricorde humaine
« misericordia», le topos du pardon, je me propose de suivre quelques fili ale et terrestre):
enchaînements dans Les Confessions mêmes, ceux qui nous conduiront 1) « l;ën 3», la grâce, l;anndh, la grâce ou la demande (nom de la
à la fois aux Confessions de Rousseau et, dans le même mouvement, m re du prophète Samuel et de la prophétesse Annah à la présentation
à esquisser la première élaboration d'une problématique de la diffé-
rence entre le pardon et l'excuse, c'est-à-dire aussi de la différence · 1. Voir]. Derrida, Séminaire <<Le parjure et le pardon ,, (inédit, 1998-1999) ,
présumée, je dis bien présumée, supposée attestée et prouvée, entre • uarrième séance ». (NdÉ)
. Lo rs de la séance, Jacques Derrida précise: << hébreu que je ne sais pas, mais que
une culture abrahamique du pardon et une culture plus grecque qui
'a1 prends à approcher indirectement ». (NdÉ) ,
méconnaîtrait le pardon et ne conna1trait qu'une rationalité syggno- .l . Pour ces trois termes << /;ën », << l;esed » et << râl;am», voir Pierre Miquel, Agnès Egron
mique 1, explicative et justificative plus proche de l'excuse. Laissons ·1 l1aul a Pica rd , Les mots-clés de la Bible. Révélation à Israël, Paris, Beauchesne, colL
" ! , ·s lass iques bibliques», 1996, p. 125-126, p. 128-129 et p. 222-223. Voir aussi
· /!Jr lnte1preter's Dictionary ofthe Bible, George Arthur Buttrick (éd.) , avec la collabo-
1. Lors de la séance, Jacques D errida écrit au tableau et précise: «Je dis "syggno- l.l!io n de ll1omas Samuel Ke pler, John Knox, Herbert Gordon May, Samuel T errien
mique" parce que le mot qui va nous guider, en grec, c'est "suggnômê", o n va y venir · 1 l·:mory reve ns- Bu ke, Nas hville et New York, Abingdon Press, 4 vol., 1962, que

plus tard.» Voir infra, p. 229 sq. (Ndf::) )11 ]li s en·icla avait bn · sa bibli othèq ue. (NdJ~)

18
LE PARJUI E : '('I. E PAl 1 ON

.e Jésus au temple de Jérusalem, cf Luc, II, 36, et le verbe« l:mh 1· » ( houraqui) ou en r (u·a lu ri n Dhorme):« Il dit: "Moi, je ferai
ignifie «faire miséricorde» 2) ; pas er tout ce que j'ai de bon devant toi et je prononcerai le nom
2) « besed3 » qu'on traduit en grec, dans la Septante 4, par « eleos », d Iahvé devant toi. Je ferai grâce à qui je ferai grâce et j'aurai pitié
[Ui signifie en grec« pitié, compassion», et vaut pour toute fidélité de qui j'aurai pitié!"')) pour traduire «ul'bannôtî 'et 'afer a/:lôn»
:ntre amis, parents ou alliés, mais qui en est venu à désigner les t « ul'ri/:Jamettî 'et 'aSer 'ara/:lëm 2 », qui paraphrase le « Èhiè ashèr
ecours (les miséricordes) de Dieu et la fidélité de Dieu, son alliance èhiè3 ! », de Dieu à Moïse: «Je serai qui je serai, tu diras aux fils
tvec son peuple; ce terme en vient à désigner aussi la confiance ou d'Israël: "Je serai, Èhiè, m'a envoyé vers vous"» (Chouraqui): «"Je
a fidélité de l'homme qui s'abandonne à Dieu, fidèle à la fidélité de suis qui je suis!" [ . .. ] Tu parleras ainsi aux fils d'Israël: je Suis m'a
Ji eu, en réponse à la « besed » divine; le mot «hassidim» vient de là; envoyé vers vous 4 ! » < (Dhorme) >.
3) enfin, « rd/:lam»: aimer et avoir en compassion, « rabamîm»: Ce mouvement autorise l'identification de Dieu, de l'être, et de
un our, pitié (pluriel de« rd/:lam », «re/:lem»: le sein maternel: émotion, l'être à venir et de la promesse d'être de Dieu comme miséricorde.
lffection); « rabamîm » devient synonyme de« besed» dans le judaïsme La miséricorde n'est pas un attribut parmi d'autres de Dieu: Dieu
pré-chrétien; avec le sens premier d'« entrailles», qui va communiquer st et sera miséricorde, il est devant être miséricorde, son être est,
avec le «cœur» de «miséricorde », il se trouverait dans Nehemiah5, au futur, la promesse de l'Alliance comme Miséricorde, comme
mais je ne l'ai pas retrouvé; il est remarquable, pour la définition grâce miséricordieuse.
de Dieu comme miséricorde, que la traduction latine de la Vulgate Toutes les composantes complexes de cette sémantique vont entrer
utilise le verbe « misereor» (« miserebor, cui voluero, et clemens ero, dans la composition de ce qui se fixera dans les évangiles de Luc et
in quem mihi placuerit Ue ferai miséricorde à qui je veux et je serai de Matthieu en discours sur la miséricorde divine qui doit devenir
clément à qui il me plaira (abréviation: miserebor, voluero, clemens 1 modèle paternel et céleste de la miséricorde humaine (filiale et
mihi placuerit)] 6 ») pour traduire, dans Exode, 33: 19: «Il dit: "Moi, terrestre). Il y a là une mine de phrases que nous lirons et relirons
je ferai passer tout mon bien sur tes faces, 1 je crie le nom de IhvH un jour: «Soyez miséricordieux, (dit Luc (VI, 36)] comme votre
en face de toi; 1 je gracie qui je gracie, je matricie qui je matricie" 7 » 1 ' re Céleste est miséricordieux5. »
Le pardon des offenses et le pardon des ennemis trouvent là leur
:1xiome, mais il semble bien que cette imitation de la miséricorde
1. Dans le tapuscrit, Jacques Derrida écrit << hana>>. Lors de la séance, il précise:
<<qu'on transcrit en général: h. a. n. a>>. (NdÉ)
2. Voir Évangile selon Luc, II, 36, dans La Bible. Nouveau Testament, op. cit., 1. Exode, XXXIII, 19, dans La Bible. L'Ancien Testam ent, op. cit., trad . fr.
p. 180. (NdÉ) (:. Dhorme, p. 273-274 . (NdÉ) .
3. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoure: <<plus connu >> et précise: << qu'on 2. << Exodus>> , XXXIII, 19, dans La Sainte Bible polyglotte, op. cit., p. 438, pour le
transcrit: h. e. s. e. d, en général>>. (NdÉ) gr · et pour l'hébreu. (NdÉ) _
4. Voir Septuaginta, texte grec avec préface et introduction en allemand, anglais et 3. << Exodus >>, III, 14, dans La Sainte Bible polyglotte, op. cit., p. 280. (NdE)
latin publié sous la direction d'Alfred Rahlfs, Stuttgart, Württembergische Bibelanstalt, 4. Voir<<Noms >>, 3 : 14, dans La Bible, op. cit., trad. fr. A. Chouraqui, p. 120
2 vol., 1965 [1935]. (NdÉ) ( tr~ du ction modifiée par Jacques Derrida); Exode, III , 14, dans La Bible. L'Ancien
5. Esdras II ou Néhémie, IX, 17, dans La Bible. L'Ancien Testament, op. cit., trad. 'l'marnent, op. cit., trad. fr. É. Dhorme, p. 182 (c'est Jacques Derrida qui souligne).
fr. É. Dhorme, p. 1553: <<Et toi, tu es un Dieu qui pardonne, qui fait grâce et miséri- 1 .o rs de la séance, Jacques Derrida ajoute: < <Et cette tautologie du "Je serai qui je serai"
corde>>. (NdÉ) ou "Je suis qui je suis" serait rappelée, comme on le remarque, par la phrase "je gracie
6. << Liber Exodus>>, 33, 19, dans Nova Vulgata Bibliorum Sacrorum editio, op. cit., 1ui je gracie". Voilà, je gracie qui je gracie et je ne gracie pas qui je ne gracie pas. C'est
p. 126. Pour la traduction française, voir<<L'Exode>>, XXXIII, 19, dans La Sainte Bible . ' Il tautologie de l'auto-détermination divine qui serait ici au cœur de cette miséri-
polyglotte, t. I, op. cit., p. 439 (traduction modifiée par Jacques Derrida) . (NdÉ) ~ < rd ·, je fa is grâce à qui je fais grâce.>> (NdÉ)
7. <<Noms>>, 33 : 19, dans La Bible, op. cit., trad. fr. A. Chouraqui, p. 179 (traduction . <<Le saint Évangile de Jésus-C hrist selon saint Luc >>, VI, 36, dans La Sainte Bible
modifiée par Jacqu es Derrida). (Nd É) poLn;Lotte, r. Vll , op . cit., p. 8 1 (trad uction modifiée par Jacques Derrida) . (NdÉ)

187
LE PARJURE ET LE PARDON :t N l i i '. M I•:,· •, AN ; ii

divine dans les évangiles, puis dans l'Épître aux Hébreux de Paul ne L roïciens, il c c vrai blâme nt d 'ordinaire la misérico rde. Mais
se réduise pas à la compassion envers le prochain ou au pardon des om bien serait-il plus honorable de s'abandonner aux émotions de
offenses, mais en appelle au rétablissement de l'Alliance avec Dieu, la pitié pour une infortune étrangère qu'aux terreurs du naufrage? Le
préparée par l'ancienne Alliance avec Israël et que Jésus renouvelle langage de Cicéron n'est-il pas infiniment plus noble, plus humain,
et rend humaine, sensible, en devenant, dit Paul, le semblable de plus religieux, quand il dit à la louange de César: «De toutes tes
ses frères «afin de devenir, dans leurs rapports avec Dieu, un grand vertus, il n'en est point de plus admirable, de plus aimable, que la
miséricorde.» Et la miséricorde n'est-elle pas cette sympathie du
prêtre miséricordieux 1 » (Hébreux, II, 17). (Comme Moïse aura
cœur qui nous porte à soulager la souffrance de tout notre pouvoir?
dû, dans l'avenir, se dire envoyé par le «]e suis» (miséricordieux).)
Or, ce mouvement intérieur prête son ministère à la raison, quand la
Et le mot latin de « misericordia » se fixe à partir de la traduction
bienfaisance qu'il inspire ne déroge point à la justice, quand il s'agit
latine de la Vulgate qui traduit par « misericordia », « miseratio Dei»,
de secourir l'indigence ou de pardonner au repentir. Cicéron, cet
« misereri » toute une ruche de significations gréco-hébraïques, admirable parleur, n'hésite pas à nommer vertu ce que les stoïciens
notamment de significations grecques, comme « eleos », qui est ne rougissent pas de ranger parmi les vices 1.
évidemment étranger à la Bible et qui désigne l'émotion éprouvée
devant le malheur d'autrui, la pitié, la compassion, la condoléance. Vous percevez bien que ce qui m 'importe et me guide dans la
Cela se trouve chez Homère 2 et il y avait à Épidaure une déesse rhase à peine préliminaire de cette introduction, c'est déjà l'his-
Éléos, déesse de la miséricorde. lOire de l'histoire du pardon, je veux dire le texte testamentaire, la
Revenons pour l'instant à Augustin dont l'usage du mot« miséri- r ·s tance archivale du texte qui, notamment dans la figure du litté-
corde» semble représenter un moment relativement tardif mais ra ire, du devenir-littéraire de la fiction poétique, déporte et recueille
décisif et qui, tout en héritant de la philosophie antique (notamment ; la fois l'héritage biblique, lui assurant une restance machinique,
via Cicéron), écarte le stoïcisme et propose dans La Cité de Dieu un e mécanisation, une automatisation textuelle.
(Livre IX, V) un concept devenu quasiment canonique de la miséri- La dernière fois 2 , nous hésitions dans nos traductions, comme on
corde: «alienae miseriae quaedam in nostro corde compassio, qua utique n · peut que le faire au seuil de ces immenses et épineuses et inextri-
si possumus subvenire compellimur [la compassion du cœur qui nous ·nbles questions de sémantique biblique et post-biblique autour du
porte à soulager la souffrance de l'autre de tout notre pouvoirP »: pardon, et du reste. Nous hésitions pour savoir si on avait ou non
(Lire La Cité de Dieu, p. 379.) 1 • droit de traduire par «repentir » tel mot de la Genèse qui signi-
fi ait au moins que Dieu se reprenait, regrettait, revenait sur ce qu'il
1. Paul, Épître aux Hébreux, Il, 17, dans La Bi_ble. Nouveau Testament, op. cit., p. 17 uv ir fait et qu'il s'engageait, en quelque sorte, devant lui-mêm ,
(traduction modifiée par Jacques Derrida). (NdE)
2. Voir Homère, !liade. Tome IV (Chants XIX-XXIV), Paul Mazon (éd.), avec la ; n plus refaire, ce qui supposait que ce qu'il avait fait n'était pas
collaboration de Pierre Chantraine, Paul Collan et René Langumier, Paris, Société hi n fait, ni parfait, n'était pas un bienfait, quelque chose de bien
d'édition «Les Belles Lettres», <<Collection des Universités de France >>, 1982, XXN, 1: it, même si ce n 'était pas nécessairement un mal fait ou un méfait,
v. 44: << Achille a, comme lui, quitté toute pitié [eleos], et il ignore le respect». (NdÉ)
3. Augustin, La Cité de Dieu (Livres VI-X). Impuissance spirituelle du paganisme,
·n r moins un forfait.
trad. fr. Gustave Combès, Bernhard Dombart et Alfons Kalb (éds.), introduction et Dans le texte d'Augustin par lequel j'ai ouvert cette séance, «paenitet
notes de Gustave Bardy, Paris, Desclée de Brouwer, coll.<< Bibliothèque augustinienne. et non doles», à l'ouverture des Confessions (1, IV, 4), il n'y a aucun
Œuvres de Saint Augustin », 1959, Livre IX, V, p. 360. Jacques Derrida cite plutôt ici
en la modifiant la traduction de Louis Moreau dans La Cité de Dieu, vol. 1 (Livres I
à X), trad. fr. Louis Moreau, revue par Jean-Claude Eslin, ].-Cl. Es lin (éd.) , Paris, Seuil, 1. La irario n de icéron est tirée de De oratore, I, 11 , 47. (Voir Augustin, La Cité
coll. <<Points Sagesse», 1994, p. 379: << [ ... ] cene symparhi e du œ u.r qui nous porte à rlr /) il'u, op. cit., p. 379, note 7.) (NdÉ)
so ulag -r la so uffrance de to ut norre pouvoir ». (NdÉ) . Voir supra, p. l sq. er p. 1 4, nore L (Nd É)

188 18
LE I'ARJUR ' ET LE PARI) N CIN U l \ME S ~ AN CE

doute sur le droit que les traducteurs ont de se servir du mot d 1i 1, xpli.c ité, posé, dessiné er objectivé, mais en même temps décrit
«repentir»: «Tu te repens et tu ne souffres pas ». Saint Augustin · >m me on décrit un mouvement, comme on décrit, c'est-à-dire
s'adresse à Dieu: tu es capable de repentir et de le faire sans mal, sans 1 ar o urr le mouvement de ce cercle qu'on dessine: donne-moi
te faire mal. Je le disais en commençant, le« et» a valeur de « mais », «da mihi 1 », dit Augustin), mais donne-moi en somme ce que tu
de «et pourtant»: tu te repens, tu fais pénitence, tu te punis, mais 111 'a déjà donné. Donne-moi de m'avoir donné ce que ru m'as

sans pourtant t'infliger une souffrance, sans souffrir, sans subir une 1< nné. Autrement dit, donne-moi de recevoir ce que tu m'as
douleur: «paenitet te et non doles». 1 nné. Donne-moi d'être digne de recevoir ce que tu m'as donné,
Ce paradoxe d'un repentir sans deuil et sans souffrance, c'est ce qui •t donc de savoir, de connaître ce don, et son donateur que tu es,

distingue le repentir divin du repentir humain. Si notre expérience •t le don qu'il me donne. Et comme je parle en pécheur (puisque

humaine et finie de pécheur définit le concept ou le sens du repentir j ai besoin de ce don, moi créature finie qui ne suis pas au principe
en son sens propre, si alors le repentir ne va pas sans souffrance, si le 1· moi-même), eh bien, le don que je te demande, le don que j'ai
repentir humain est essentiellement blessé par la souffrance, l'expiation 1 jà reçu de pouvoir te le demander, c'est déjà un pardon, une
sacrificielle, la mortification, la transformation de soi au cours de ce m i éricorde. Tu es, mon Dieu, miséricorde. (Lire Les Confessions,
châtiment qu'est déjà la conscience de la faute, s'il consiste en cette 1, 1, 1, p. 272-273-274.)
punition au moins symbolique de soi qu'est cette auto-accusation,
ce mea culpa, alors, c'est par figure anthropomorphique qu'on parlera Tu es grand, Seigneur,
d'un repentir divin. On dira: c'est comme si Dieu se repentait, c'est et bien digne de louange;
comme si, Dieu, tu te repentais, car en vérité, au contraire, tu te elle est grande ta puissance,
repens sans souffrir, donc tu ne te repens pas; tu es capable de revenir et ta sagesse est innombrable.
sur ce que tu as fait, de te reprendre, de te rétracter sans t'accuser
Te louer, voilà ce que veut un homme,
douloureusement d'une faiblesse ou d'un péché.
parcelle quelconque de ta création,
Je dis« par figure», parce que le passage dans lequel est pris ce
et un homme qui partout porte sur lui sa mortalité,
«paenitet te et non doles» appartient à une forme discursive dont
partout porte sur lui le témoignage de son péché,
il ne faut pas manquer l'originalité. L'ouverture des Confessions, et le témoignage que tu résistes aux superbes.
vous le savez, n'est pas théo-logique au sens du discours sur Dieu. Et pourtant, te louer, voilà ce que veut un homm e,
Elle est un discours à Dieu, un« à Dieu », une adresse à Dieu, une parcelle quelconque de ta création.
prière et une louange, un hymne qui commence d'ailleurs par
prier Dieu de lui permettre de prier et de le louer, ou plus préci- 'est toi qui le pousses à prendre plaisir à te louer
sément par prier Dieu de lui donner la possibilité de savoir si la parce que tu nous as faits orientés vers toi
première chose à faire est d'invoquer et de louer Dieu. Mais cett t que notre cœur est sans repos
prière qui demande le don d'un savoir, de savoir si la prière ou la tant qu'il ne repose pas en toi.
louange de l'hymne est première, cette prière a déjà commencé par
là même. La machine est déjà en marche, elle tourne sur elle-mêm . Donne-moi, Seigneur, de connaître et de comprendre
Le pécheur s'est déjà adressé à Dieu pour savoir co mment t ,' il si .la première chose est de t'invoquer ou de te louer,
devait louer ou invoquer Dieu. Ce cercle de la pri t décrit, t si t co nn aî tre es t la première chose ou t'invoquer.
je dis bien décrit, on ne peu t mieux, par le signatai r h ur d
Confessions. Il est d 'c rît, er 1 , lave urdire qu.' il 1. i\ u u stin , Le onfessions, op. cit., Livre 1, l, 1, p. 272. (NdÉ)

1 0 1 1
LI~ 1' 1\ ltj U RE E'J' LE Pi\1 1 N

Mais qui t'invoque s'il ne te connaît? par 1 divine n moi, d tc parole à laquelle je dois commencer
Car on peut invoquer un être pour un autre par répondre, dès lors que mon langage implique non seulement
si l'on ne connaît pas. lin langue plus vieille que mon acte, mais une adresse préalable à
la mi.enne, eh bien, manquer de prendre acte de cette originarité
Ou plutôt ne t'invoque-t-on pas pour te connaître? :d . olue du don divin, ce n'est pas seulement, bien que ce soit aussi
Mais comment invoqueront-ils
un faute théorique ou philosophique, un manque de rigueur onto-
celui en qui ils n'ont pas cru?
1 l ique, une inconséquence logique, ontologique, chronologique;
[ ... ]
·' ·sc d'abord un manquement à Dieu, contre Dieu, une faute, un
Car le cherchant, ils le trouvent
1 · ·hé, voire un parjure, le manquement à une parole donnée, non
et, le trouvant, ils le loueront.
pa un manquement à ma parole donnée mais un manquement à
Je veux, Seigneur, te chercher en t'invoquant, la parole qui m'est donnée et qui conditionne toute parole donnée
et t'invoquer en croyant en toi: 1· ma part. Ce que signifie l'origine de ma parole, comme réponse
car tu nous as été prêché. : la parole donnée par Dieu, l'origine de ma parole, comme parole
Elle t'invoque, Seigneur, ma foi, que tu m'as donnée, lon née (reçue), c'est la gratitude, mais la gratitude comme pardon
que tu m'as inspirée par l'humanité de ton Fils, 1·mandé et reçu, comme grâce reçue de et grâce rendue à la miséri-
par le ministère de ton Prédicateur 1. ·orde divine. À l'origine de ma parole donnée comme réponse à la
1 :1role donnée, il y a le pardon, il y a l'expérience de la miséricorde
À partir de là, une série de questions de type théologique ou liv ine, c'est-à-dire de Dieu, car Dieu est miséricorde.
omo-théologique sont posées, des questions énoncées sur un mode l~ h bien, c'est dans l'un de ces mouvements que l'on peut lire le
théorique et impersonnel, mais auxquelles la réponse vient en forme (( paenitet te et non doles» (1, IV, 4). Augustin vient de se demander
de prière, d'apostrophe et d'hymne, d'adresse directe et tutoyante à J 'de feindre de se demander, sur un mode omo-théologique:

Dieu. Il s'agit bien d'apostrophe, le pécheur se détourne de la question


théorique ou omo-théologique(« qui est Dieu? qu'est-ce que Dieu?») Quid est ergo deus meus? quid, rogo, nisi dominus deus? quis [passage
et se tourne vers Dieu comme vers celui qui a déjà répondu à cette du «quoi» au« qui»] enim dominus praeter dominum? aut quis deus
question. Dieu est celui qui est déjà là, et qui a parlé, qui m'a parlé praeter deum nostrum 1 ?
avant même que je ne puisse poser cette question. Ce qui fait que
je n'ai pas de vraie question à poser, je suis déjà dans la réponse à /\près ces questions-réponses (dans lesquelles il faut noter la nécessité
Dieu qui a parlé le premier en moi. Ma prière, mon invocation, ma lu pa sage de la troisième personne au « nostrum » qui va faire la
louange, n'est que cette réponse, ma façon de répondre de la réponse, l ra nsiti on), Augustin passe de la question-réponse selon la troisième
la responsabilité prise devant une parole qui s'est la première adressé ' 1 ·r--onne à l'apostrophe à la seconde personne; et dès les premiers
à moi, en moi avant moi. Et le nom de Dieu signifie d'abord: celui n 1 l de l'apostrophe, de l'invocation, de la prière au vocatif, de
qui s'est adressé à moi avant toute question et avant même que je ne l'h rn ne ou de la louange, la machine du superlatif de l'hyperbole
parle, en quelque sorte, toi qui me parles et m'as déjà parlé. D'une 1 produire des effets discursifs sur lesquels je voudrais attirer votre

certaine manière, manquer de prendre acte de cette antériorité de la ~ l 1 ·n ri on. Pourquoi? Parce que la double question de la miséricorde,

l. Augustin, Les _Confessions, op. cit., Livre I, I, 1, p. 273-274 (l es italiques sonr dan 1. Ibid., Livre I, IV , 4, p. 278 . Lors de la séance, Jacques Derrida traduit: «Qui
la traduction). (NdE) t '~ l lon · mo n Dieu ? inon le Seigneur? Ou qui est Dieu sinon notre Dieu? >> (NdÉ)

193
L E PARJUI E ET L E PA l 1 ON IN 1 ·: M l\. ·. AN , E

de l'essence miséricordieuse de Dieu et de son repentir sans deuil va l la justice, il doit élever la justice au-dessus d'elle-même pour lui
s'imposer immanquablement. Comment cela? Lisons: 1 nn er son sens. Mais cette relève, cette élévation est de Dieu, seul
[ i u peut être à la fois juste et miséricordieux, juste quoique miséri-
0 très grand, très bon, 1 très puissant, tout-puissant: summe, optime, ·o rdieux, miséricordieux tout en restant juste.
potentissime, omnipotentissime 1 [ ••• ] • 'est la première réponse des Confessions à la question «Qu'est-ce i'
1ue Dieu?>> quand, aussitôt relayée, remplacée, suppléée par la
Ça, c'est le début de l'adresse et de la louange, mais comme 1uestion «Qui est Dieu?», quand la question « qui? » ne renonce
celle-ci est au superlatif, la superlativité, l'hyperbolicité même, eh ;\ la question «quoi?» que pour renoncer, l'instant d ' après, à
bien, l'excès même de ces qualités va obliger Augustin, dans un ·li e-même comme question, la question renonçant alors à la question
discours de type apophatique, du type de la théologie négative, à ' L s'effaçant devant ce qui l' aura en quelque sorte précédée,
placer Dieu au-dessus de tout attribut possible, c'est-à-dire aussi à l'adresse à toi, Dieu, l'invocation, l'apostrophe, la prière, l'hymne,
marquer cet excès en attribuant à Dieu des qualités apparemment l ~1 louange. Comme si à chaque pas du discours, la question
contradictoires: tu es ceci, mais tu es aussi cela qui paraît incom- «q uoi? » s'effaçant elevant la question «qui? », la question «qui?»
patible avec ceci (tu es très retiré, très secret et pourtant (mais) très s' ·ffaçant devant la non-question de l'hymne, comme si, clone,
présent («secretissimeetpraesentissime»)), le «et» ayant valeur, donc, 1 • discours se demandait pardon à lui-même d'un faux-pas en
de «mais», de «pourtant», «toutefois>>: tu es stable et insaisissable
:' ffaçant devant l'autre pas. « Quoi est Dieu? », pardon « Qui
(«stabilis et inconprehensibilis >>), jamais neuf ou jeune et jamais vieux
·sr Dieu?», oh non, pardon «Mon Dieu toi qui (et vous allez
( « numquam nouus, numquam uetus >> 2 , etc.).
r ·marquer que le "es" disparaît presque tout à fait de cette louange
Mais la première de ces attributions contradictoires, celle par
1ui se porte comme au-delà de l'être même comme présence,
laquelle je n'ai pas commencé, mais vers laquelle je reviens, c'est
1 i u ne se présentant que comme secret)»: (Lire et commenter
celle de la miséricorde et de la justice: « 0 très grand, très bon, 1 très
( ·n insistant sur ce «pardon» au moment de s'effacer) la suite
puissant, tout-puissant [summe, optime, potentissime, omnipotentissime,
1·s Confessions, I, IV, 4.)
misericordissime et iustissime] >>: «très miséricordieux et très juste».
Très miséricordieux mais très juste.
Qu'est-ce donc que mon Dieu?
La justice qui se conforme à la raison du devoir et du droit, qui
Q u'est-ce, je le demande, sinon le Seigneur Dieu?
rétribue selon la juste règle, selon la bonne mesure, ce n'est pas la
Q ui est en effet Seigneur, hormis le Seigneur?
miséricorde, le pardon, qui donne au-delà du droit et du devoir,
ct qui est Dieu, hormis notre Dieu?
au-delà de la loi et de la dette. La justice n'est pas le pardon et
paraît, pour l'homme, contradictoire avec le pardon, mais Dieu est , 0 très grand, très bon,
juste et pardonnant. Nous avons là, très précisément, très littéra- très puissant, tout-puissant,
lement, l'argument de Portia dans Le Marchand de Venise, quand très miséricordieux et très juste,
elle dit, parlant justement de la divinité du pardon, que « mercy 1 r s re ti ré et très présent,
seasons justice3 >>:le pardon relève la justice, le pardon est au-dessus l r s beau et très fort;

1. Augustin, Les Confessions, op. cit. , Livre I, l, 1, p. 278-279. (NdÉ)


slable et insaisissable,
2. Ibid., p. 278. (NdÉ) n · pouva11t chang r et chan geant tout;
3. Voir supra, p. 92 sq. (NdÉ) jamais n uf, jam ais vieux,

1 tl 19
I. E PAl JUI É ET L ' l' A l! N :IN 1 \ ME S · AN ' 1~

mettant tout à neuf et conduisant à vétusté Les super·bes afin que j'oublie mes maux,
et ifs L'ignorent; t que j'embrasse mon unique bien, toi?

toujours en action, toujours en repos, Qu'es-tu pour moi? Aie pitié, pour que je parle!
amassant sans avoir de besoin, Que suis-je moi-même pour toi,
portant et remplissant et protégeant, pour que tu m'ordonnes de t'aimer,
créant et nourrissant et parachevant, et que, si je ne le fais, tu t'irrites contre moi,
cherchant bien que rien ne te manque; et me menaces d'immenses malheurs?
Est-ce donc un petit malheur
tu aimes et ne brûles pas; que celui de ne pas t'aimer? Hélas!
tu es jaloux et plein d'assurance;
tu te repens et ne souffres pas ; Dis-moi au nom de tes miséricordes,
tu t'irrites et restes calme; Seigneur mon Dieu, ce que tu es pour moi.
Dis à mon âme: ton saLut c'est moi 1.
tu changes d'œuvre, sans changer de dessein;
tu reprends ce que tu trouves et n'as jamais perdu; Après quoi commencent les confessions proprement dites, mais
jamais sans ressources, tu te réjouis de tes gains; Ues ne commencent pas, dans ce récit autobiographique qui remonte
jamais avare, tu réclames les intérêts; au sein maternel, sans rappeler que la bouche qui parle est la même
on te donne en trop si bien que tu es en dette, que celle qui suçait le lait maternel et que ce fut toujours à la miséri-
et qui possède rien qui ne soit à toi? orde divine qu'elle s'ouvrait pour recevoir ce qu'elle recevait 2 • (Lire
tu acquittes les dettes, sans devoir à personne; p. 285, etc.)
tu remets les dettes 1 sans perdre rien.
Mais pourtant laisse-moi parler devant ta miséricorde; moi qui suis
Et qu'avons-nous dit, mon Dieu, terre et cendre, laisse-moi pourtant parler, car voici que je m'adresse
rna vie, rna sainte douceur ? à ta miséricorde et non pas à l'homme qui rirait de moi [ ... ].
Ou que dit-on, quand on dit quelque chose sur toi? [ ... ]
Et malheur à ceux qui se taisent sur toi Là m'ont accueilli les consolations de tes miséricordes[ . . . ]3.
puisque, bavards, ils sont rnuets 2 •

Qui me donnera de reposer en toi ? 1. Augustin, Les Confissions, op. cit., Livre l, IV, 4-5, p. 279, p. 281 er p. 283 (les
qui me donnera i1 aliques sont dans le texte). (NdÉ)
2. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute: <<Le lait de la mère en fait était la miséri-
que tu viennes dans mon cœur et que tu l' enïvres, ·o rde divine. La bouche qui s'ouvrait pour parler s'est d'abord ouverte pour sucer le
l:1iL que la surabondance divine, que la miséricorde divine, donnait à la mère. Et je
rn 'orrête là, avec ces citations. On avait étudié ces textes sur le lait il y a longtemps, on
1. Lors de la séance, Jacques Derrida commente: << c'est le mot pour "pardonner": v:1y revenir. » Voir J. Derrida, Séminaire« Politiques de l'amitié» [«Manger l'autre»]
"remettre les dettes">>. (NdE) (in é lit, 1988- 1989, EHESS, Paris), «Première séance» . Voir aussi J. Derrida, Glas,
2. Lors de la séance, Jacques Derrida commente: <<Donc, il essaie de justifier Paris, Galilée, coll. <<Digraphe », 1974, p. 219; rééd., coll. <<La philosophie en effet»,
un discours impossible parce qu'il faut parler. Il ne peut pas parler, puisqu'il est 1 ~9 . (NdÉ)

obligé de dire des choses contradictoires à chaque inst~nt, mais il ne faut pas se 3. Augustin, Les Co rif~ssio ns, op. cit., Livre I, VI, 7, p. 284-285 (les italiques sont
taire. ,, (NdÉ) b w le texte). (Nd Ë)

196 197
LE PARJUI E ET LE PARI) N

La prochaine fois, tout en continuant de lire les Confessions


(d'Augustin à Rousseau), nous étudierons la machine de l'excuse,
du s'excuser, dans son rapport au pardon et au parjure, dans la
supposée différence entre une culture abrahamique et une culture
dite grecque 1• Annexe
Séance de discussion. Le 4 février 1998

1
Bienvenue. Je vais tenir ma promesse. Il rn' arrive de ne pas tenir
mes promesses à temps, mais je fais tout pour les tenir et j'avais
l. Dans le fichier informatique du séminaire donné à l'EHESS en 1997-1998, la promis, donc, à plusieurs reprises une séance de discussion ou de
séance comportait une <<chute>> que nous reproduisons ici, même si elle n'a pas été parole libre, et le moment est venu. Donc, je vous avais demandé
lue lors de la séance, en raison de son intérêt et parce qu'elle est entièrement rédigée.
Jacques Derrida y précise le plan généraJ de l'argumentation qu'il poursuivra dans la de préparer des questions et des interventions. On peut ou bien
«Sixième séance>> (voir infra, p. 223-232): <<Excuser (excusare): justifier et disculper. commencer par des questions, ou bien je pourrais proposer quelques
Nous avons déjà identifié, tout en décidant de ne pas trop nous y fier, un certain nombre remarques qui serviront de transition entre la séance de la semaine
de lieux communs et de convictions largement partagées. J'en rappelle au moins trois
exemples qui ont tous la même forme, celle d'tme distinction oppositionnelle. D'une
dernière et la séance de la semaine prochaine, et m'expliquer de
part, le pardon ne serait pas l'oubli; il ne faut pas que le pardon se confonde avec l'oubli façon un peu plus improvisée, je pense que c'est plus clair dans ce
ou même cède, si peu que ce soit, à l'oubli ou à l'atténuation du mal. D'autre part, le cas-là [Rires]. Je suis plus clair, je crois, quand je ne prépare pas. Je
pardon ne serait pas l'excuse: si ces deux concepts se réfèrent à une expérience perfor-
voudrais m'expliquer un peu sur le projet du séminaire ou certains
mative et non constative ou cognitive, on devrait distinguer rigoureusement entre le
pardon inconditionnel pour un maJ, un méfait ou un forfait sans excuse et sans circons- traits qui se dessinent déjà dans la figure du séminaire.
tance atténuante, et l'excuse qui, elle, trouve des raisons et des causes pour une faute
qui s'explique et n'engage pas la mauvaise volonté. Le pardon ne disculpe pas, l'excuse < Suit un échange d'environ soixante-quinze minutes à partir des
disculpe. Excusare a toujours voulu dire "justifier en disculpant, en trouvant des causes,
sinon des raisons, à la faute"; l'excuse ne pardonne pas, elle lève l'accusation (cette
questions et des interventions de l'assistance. >
opposition entre excuser et accuser a été illustrée de façon célèbre par Cicéron dans ses
lettres Ad Quintum fratrem (2, II, 1): "[ . . .] me tibi excuso in eo ipso in quo te accuso (je Alors, j'avais apporté des choses pour improviser et pour faire la
m'excuse auprès de toi de cela même dont je t'accuse]"). Enfin, le pardon, au sens fort
transition entre ce que j'ai dit la semaine dernière et ce que j'essaierai
et au sens strict, s'il y en a, serait un héritage abrahamique (biblico-coranique) et non
grec; la culrure grecque connaîtrait une manière de remettre la faute ou de lever la culpa- / de dire la fois prochaine. Naturellement, je ne pourrai pas tout traiter,
bilité qui s'apparenterait plus à l'excuse ou à l'indulgence qu'au pardon. Nous avions mais je vais vous dire au moins les titres des choses auxquelles j'avais
déjà marqué des réserves de principe à l'égard des discours culturaJistes ou anthropo- pensé. Comme nous le faisons toujours ici, nous essayons d'articuler,
logiques qui s'accordent pour attester cette absence du pardon absolu dans le monde
grec- et nous y reviendrons-, mais cela ne signifie pas qu'il n'y ait rien à en retenir, comme on dit bêtement, les questions fondamentales avec l'actualité
surtout si on réinterprète différemment le précieux savoir qu'ils nous li vrent. >> Pour
la citation de Cicéron commentée par Jacques Derrida dans la << Sixième séance>>, voir . l. Jacques Derrida avait demandé à l'auditoire de préparer des questions pour la
Cicéron, << XCVIII - AD QUINTUM>>, dans Correspondance, Tome Il: Lettres L VT-CXXI, séance du 4 février 1998. Cette séance de discussion fut annoncée le 21 janvier puis le
trad. fr. et éd. Léopold-AJbert Co nstans, Paris, Société d'éd ition «Les Belle Lettres>>, 28 janvier. PotLr l'o as io n, Ja ques Derrid a avait aussi préparé une longue remarque
<<Col lection des Universités de Fran >>, 19 0, 11 , l , p. 133 ( ' r j a q u s 1 rrida qui que nous trans ri vo n · i i 'l do nr il sera question au début de la séance du 11 février
traduit). (Nd É) 1998. (NdÉ)
LE PARJURE ET LE PARDON ANN I\ E

de type journalistique et, donc, ce matin, en lisant Libération, je vois de soi-disant démocraties avancées, etc., etc., où non seulement la
ce titre: «Le repentir contre le pardon. Pour le grand rabbin Sitruk, "le peine de mort n'est pas abolie mais où soixante-cinq, soixante-dix
courage, c'est reconnaître qu'on s'est trompé" 1 ».Alors, j'ai eu envie de pour cent des citoyens américains sont pour la peine de mort, où il
traiter ça, je vais peut-être en dire un mot tout à l'heure. J'avais envie y a quelques milliers de condamnés à mort qui attendent dans les
aussi d'aborder la question de ce qui se passe aux États-Unis avec la prisons, où on pratique sept ou huit formes de mise à mort et où
peine de mort, comme vous le savez, et pas simplement de traiter le on exécute régulièrement, dans des États plus que dans d'autres ...
cas en question 2 ni même le cas américain pour lui-même, mais de omment déchiffrer? Et il s'agit bien - je veux traiter la question
se demander-c'est la grande question du pardon aujourd'hui, c'est la du séminaire- du droit de grâce puisqu'aux États-Unis, naturel-
grâce- comment on pourrait lire l'état du monde aujourd'hui en se lement, le dernier recours est ce qu'on appelle le «pardon», la grâce
réglant sur la distribution des États ou des régimes où la peine de mort du gouverneur. Qu'est-ce qui se passe quand un gouverneur comme
est maintenue et où la peine de mort n'est pas maintenue, est abrogée. M. Bush fils, Jr., refuse la grâce en alléguant qu'au moment où il s'est
Comment on déchiffre cette< partition>? Il se trouve que dans ce fait élire, il avait promis, il avait pris l'engagement devant ses électeurs
qu'on appelle les grandes démocraties occidentales, les États-Unis de ne jamais user de son droit de grâce 1 - ce qui est contradictoire
sont le seul exemple, à ma connaissance, massif, impressionnant, avec l'idée même du droit de grâce [Rires] ? On ne peut pas, on ne
devrait pas pouvoir s'engager devant des électeurs à ne jamais utiliser
1. Pascale Nivelle, «Maurice Papon devant ses juges. Le repentit contre le pardon. Pour son droit de grâce. Qu'est-ce qui se passe dans une démocratie quand
le grand rabbin Sitruk, "le courage, c'est reconnaître qu'on s'est trompé"», Libération, on en vient à des choses pareilles? Et il y a des cas aux États-Unis qui
4 février 1998, p. 16; [en ligne], disponible sur URL :< http://www.liberation.fr/ sont aussi tragiques, émouvants et bouleversants que celui dont on
societe/ 1998/02/04/ maurice-papon-devant-ses-juges-le-repentir-contre-le-pardon-pour-
le-grand-rabbin-sitruk-le-courage-c_228864 >,consulté le 15 juillet 2019. Le procès de
parle aujourd'hui, je vous en parlais hier, je pourrais vous en parler
Maurice Papon avait aJors cours. Maurice Papon (191 0-2007) était secrétaire généraJ de moi-même et vous en donner quelques exemples. La fille qui a été
la préfecture de la Gironde durant l'Occupation nazie, notamment à Bordeaux. Il autorisa xécutée ayant demandé pardon elle-même au dernier moment, ayant,
entre 1942 et 1944 la déportation de 1690 Juifs, incluant 223 enfants. Grand rabbin
comme disent tous les témoins et tous ceux qui parlent de la chose,
de France, Joseph Sitruk témoigna lors de ce procès ainsi que de celui de Paul Touvier
(1915-1996), un ancien fonctionnaire collaborationniste du régime de Vichy et condamné hangé: «ce n'est plus la même», comme on dit. Qu'est-ce que cela
à mort en 1946 et en 194 7. Il fut gracié en 1971 par le président Georges Pompidou qui veut dire, «ce n'est plus la même»? Celle qui a tué, celle qu'on a
commua sa condamnation en réclusion perpétuelle. Jacques Derrida y revient dans la jugée et celle qu'on exécute, ce n'est plus la même: comment analyser
«Deuxième séance >> du Séminaire «Le parjure et le pardon>> (inédit, 1998-1999). (NdÉ)
2. Karla Faye Tucker Brown (1959-1998) fut exécutée à Huntsville au Texas par ette histoire d'identité, de mémoire, etc.? C'est une autre question
injection létaJe le 3 février 1998. L'accusée, condamnée à mort à la suite d'un double
meurtre, fut la première femme à être exécutée au Texas depuis 1863. George W. Bush
Jr., élu gouverneur de l'État du Texas en 1994, était aJors en campagne électorale; il sera / 1. Voir les propos de George W . Bush]r. rapportés par Patrick Sabatier dans Libération
réélu avec une forte majorité en novembre 1998, avant de devenir en 2001le quarante- le 5 février 1998: <<En tant que gouverneur, j'ai prêté serment de préserver les lois de
troisième président des États-Unis. Reconnu pour ses positions intransigeantes dans le notre État - , y compris la peine capitale- avait déclaré le gouverneur, sombre et tendu.
dossier de la peine de mort, il refusait toute amnistie et détenait le record de 152 exécu- - J'ai cherché conseil dans la prière, et j'ai conclu que le jugement finaJ sur le cœur
tions létales aux États-Unis. li a notamment refusé d'acco rder un sursis de trente jours ·r l'âme d' un condamné à mort doit être laissé à une autorité plus haute. Je n'accor-
afin que soit révisée la décision de la Commission des grâces du Texas, qLLi avait rejeté lerai pas un sursis de trente jours. Que Dieu bénisse Karla Faye Tucker, ses victimes
le recours en grâce de Karla Faye Tucker Brown . Voir Patrick Sabatier, «Karla Faye ·t leurs familles .>> (P. Sabatier,<< Polémique après l'exécution. Karla Tucker, martyre à
Tucker a été exécutée cette nuit au Texas. "J'envisage ma fin sans peur" expliquait hier l'améri ca in e. Malgré la mobilisation d' une partie de la droite chrétienne en sa faveur,
la jeune femme>>, Libération, 4 février 1998, p. 10; [en ligne], disponible sur URL: la râ e lui a été refusée>>, Libb·ation, 5 février 1998, p. 2; [en ligne] , disponible sur
< https://www.liberation.fr/planete/l 998/02/04/1 ari a-faye-tu ker-a-etc-exe uree- ette- R.L : < lmps:/ /www.lib ra ti n.fr/evenement/1 998/02/05/polemique-apres-1-execution-
nuit-au-texas-j -envi sage- ma- fin-s~Ul S- p ur- 1 liquait:- hi r-la-_2 08 >, ·o nsul té le ka rla-ru 1 r- mar(yl' -"-1-nm ri ai n - ma l gre- 1 ~ - m ob ili sa tion -d- un e- parri e-_ 228948 >,
15 juillet 2019. (Nd É) ·o nsult 1 1 juill t Oll) , (N 1(:)
LE 1 ARJ UI E :T LI' l' Al î N NNJIX I1•

que j'aurais voulu aborder avec vous. Une autre question - puisque, ite Baudelair J: « B Il o n pirali n à o r ani r pour l'extermi-
comme vous le voyez, j'énumère les questions, ensuite on va voir nation de la Rac Juive. [Baudclair parle de "l'extermination de la
ce qu'on peut faire -, une autre question tenait à cette insistance, Race Juive". Et il poursuit:] Les Juifs, Bibliothécaires et témoins de
récurrence du duel judéo-chrétien qui s'est imposée à nous depuis le la Rédemption 1 » (Pléiade, éd. Cl. Pichois, 1, p. 706)? [«Bibliothé-
début du séminaire. Non pas seulement que le pardon, et le concept caires», c'est une injure, ce sont les archivistes et les «témoins de la
de pardon, le sens du pardon, fut un héritage juif ou chrétien, cela, Rédemption». Donc, il parle d'une« extermination de la Race Juive»,
et, j'ajoute:] Benjamin n'est pas loin d'y voir une «gauloiserie » ou
c'est une chose que nous traitons d'autre part, mais que ce concept
une facétie [puisque Benjamin est quelqu'un parmi les très rares qui
oppose le Juif et le Chrétien de façon traditionnelle et récurrente,
sont tombés sur cette phrase dont personne ne sait quoi faire, n'est-ce
et vous vous rappelez, un des exemples était la scène du Marchand
pas, cet antisémitisme, cette «extermination de la Race juive», à
de Venise que nous avons lue ensemble où c'est au nom du christia- la fin du siècle dernier. Benjamin dit]: «Gauloiserie[ ... ] Céline a
nisme qu'il s'agissait de convertir le Juif en lui apprenant le pardon. continué dans cette direction (Assassins facétieux!) 2 » (Passages, Paris,
Le Juif, c'est quelqu'un qui ne sait pas pardonner. L'axiome chrétien Capitale du XD( siècle, tr. J. Lacoste, Cerf, 1989, p. 314). Tant il est
de fond, c'est le Juif ne sait pas pardonner et le christianisme, c'est vrai [ajoutai-je alors] que Céline était déjà excusable et pardonnable,
une révélation de l'essence, de la vraie vocation du pardon, encore à l'abri de la littérature et de la langue [je dis ce que disent les gens
ignorée par le Juif. qui trouvent que ce qu'a fait Céline, au fond, dès lors que c'est de
Alors, pensant à ça et relisant par hasard- je ne me relis jamais, la littérature, ce n'est pas si grave], pour dire et faire pire que tant
mais là, j'ai reçu une réédition de quelque chose qui m'a fait penser, d'autres auxquels, pour des raisons analysables, tant de procureurs
qui m'a fait retomber sur un texte que j'avais cité, pas que j'avais aujourd'hui ne passent rien. CL Pichois avoue que [je cite Pichois, le
écrit, que j'avais cité, c'est pourquoi je me permets de le reciter, commentateur, l'éditeur de Baudelaire] «ce passage n'est pas facile à
dans Donner le temps, j'avais cité Baudelaire, puisqu'on en a parlé, et interpréter» [Rires]. Ce qui ne l'empêche pas de conclure fermement:
j'avais cité deux textes -, il y a dans Donner le temps deux chapitres «Tout antisémitisme est à écarter 3. » [Rires] 4
< dont l'un > qui s'appelle «L'excuse et le pardon 1 » - et les deux
textes sont, d'une part, un texte de Baudelaire, que quand même Voilà, édition de la Pléiade. Difficile à interpréter ... [Rires] Je
je veux citer pour enchaîner avec ce que nous disions de l'Ennui la r 'pète la phrase: «Belle conspiration à organiser pour l' extermi-
dernière fois. Ce texte, il n'est pas très connu, je ne sais pas qui- en nation de la Race Juive.» Difficile à interpréter [Rires]! En tout cas,
dehors de moi, si je puis dire - l'a relevé et commenté, c'est ceci. «Tout antisémitisme est à écarter». Il ne peut pas interpréter, mais
Voilà ce que Baudelaire dit dans Mon cœur mis à nu. Avant de citer il est sûr qu'en tout cas ce n'est pas de l'antisémitisme. Bon ... Alors
la phrase de Baudelaire, je cite le mot par lequel j'ouvrais cette note: ça, c'est une chose. Je vous renvoie à la suite si vous voulez lire le
·o ntexte, c'est aux pages 166-167 de mon petit livre.
Qui oserait sourire devant la xénophobie, voire le racisme ami-belge
de Baudelaire? Et qui se hâtera de neutraliser telle séquence génocide 1. C h. Baudelaire, Mon cœur. mis à nu, dans Œuvres complètes ! , Claude Pichois
de Mon cœur mis à nu [ceci pour faire la transition entre ce que nous ( d .), Paris, Gallimard, coll.« Bibliothèque de la Pléiade», 1975, p. 706. C'est Charles
1\a udelaire qui souligne. (NdÉ)
disions de l'Ennui et les camps de la mort la semaine dernière. Je
2. Walter Benjamin, Paris, capitale du xrx' siècle. Le Livre des passages, trad. fr. Jean
l.acosœ, Paris, Les Éditio ns du Cerf, coll. «Passages>>, 1989, p. 3 14. (NdÉ)
1. Voir]. D errida, «Chapitre 4 . "La fausse monnaie" (II) : Don et contre-don, 3. Voir la no te deCI.l i hois, dans Œ u.vrescomplètes! , op. cit., p. 15 11 , noteS. (NdÉ)
l'excuse et le pardon (Baudelaire et l'histo ire de la dédi cace) », dan Donner le temps, 4-. J. Derrida,« hapirr 4-. " L~ Fa usse monnaie" (II) : Don et contre-don, l'excuse
op. cit., p. 139-2 17. J acques Derrid a iœ é alement plus lo in le ha1 irr . de Don ner· ·1 le pard o n (Baud lair 1 l'histo ir d ' b dédi cace) », dan D onner le temps, op. cit. ,
le temps. Vo ir infra, 1 . 0 5. (N d É) p. 166, note 1 . (N 1(~)

02 . o.
LE I' A it j URE E'l' LE PA lU O N N N 11,)(11.

Mais je voulais enchaîner, s'agissant de pardon, sur un autre ce soit d J uif:, qu •lqu ' ·h s' "0 111111 • a [RiresJ, je ne me rapp He
texte que je cite, un autre texte français que je cite, où le mot de plus ... ], ne p uv aic ri n fair san lai r apparaître sur-le-champ
«pardon» apparaît et où il s'agit du Juif incapable de pardonner. quelque reflet de son éternelle histoire, la PAROLE [en grands carac-
Ce que j'écris, c'est ceci: tères] vivante et miséricordieuse des chrétiens, qui suffisait naguère
aux transactions équitables, fut de nouveau sacrifiée, dans tous les
négoces d'injustice, à la rigide ÉCRITURE [capitales encore] incapable
[... ] rappeler que seule une problématique de la trace, et donc de la
dissémination, peut laisser surgir la question du don et du pardon, c'est de pardon 1• »
déplacer le concept d'écriture [un sacrifice, comme nous en parlions
tout à l'heure]. C'est faire signe vers tout autre chose que la tradi- Je relis cette phrase où vous allez voir en équivalence, d'un côté, la
tionnelle opposition d'une parole (vivante) et d'une écriture (morte). parole vivante et miséricordieuse qui fonde la confiance, la promesse,
C'est sur cette opposition, on le sait, qu'une tradition gréco- qui se passe donc du« Crédit» au sens bancaire et financier, et puis
chrétienne aura souvent réglé son interprétation du duel entre le en face de cette parole vivante, n'est-ce pas, et miséricordieuse qui est
Chrétien et le Juif. [Autrement dit, l'interprétation selon laquelle le celle des Chrétiens, il y a l'écriture, le crédit, la banque, l'argent, qui
Juif ne sait pas pardonner, et vous allez en avoir un exemple avec un sont du côté du Juif en tant qu'il est incapable de pardon. Autrement
texte de Léon Bloy, c'est naturellement une interprétation chrétienne.] dit, le pardon est du côté de la parole vivante, n'est-ce pas, miséricor-
Le don, le pardon, s'il y en a, et la trace que toujours il y a, seraient dieuse et, du côté de l'écriture, du crédit, de la banque, de l'argent,
donc tout autre chose que les thèmes d'une opposition passivement il y a l'incapacité à pardonner. Je relis cette phrase:
reçue et précipitamment, compulsivement accréditée -par un Léon
Bloy, par exemple, quand, dans son habituelle, diabolique et parfois «Et comme si ce peuple étrange, condamné, quoi qu'il advienne, à
presque sublime ignominie, il écrit:« C'est par eux [les Juifs] que cette toujours être, en une façon, le Peuple de Dieu, ne pouvait rien faire
algèbre de turpitudes qui s'est appelée le Crédit [majuscule, italique] sans laisser apparaître sur-le-champ quelque reflet de son éternelle
a définitivement remplacé le vieil Honneur dont les âmes chevalières histoire, la PAROLE [autrement dit, les Juifs, quoi qu'ils fassent, même
se contentaient pour tout accomplir. quand ils font le pire, ils portent en eux le reflet de cette parole
«Et comme si ce peuple étrange, condamné, quoi qu'il advienne, vivante, c'est pourquoi il respecte le "Peuple de Dieu"] vivante et
à toujours être, en une façon, le Peuple de Dieu [et vous savez que miséricordieuse des chrétiens, qui suffisait naguère aux transactions
Bloy, si vous lisez cet homme, qui mérite d'être lu, avait naturel- équitables, fut de nouveau sacrifiée, dans tous les négoces d'injustice,
lement un respect infini du peuple hébraïque, du "Peuple de Dieu", à la rigide ÉCRITURE incapable de pardon. »
qu'il vouait naturellement, lui aussi comme le monde entier à l'enfer,
mais parce que les Juifs ont trahi, naturellement, la mission divine. Voilà, ça se trouve dans Le salut par les juifs de Léon Bloy et si
Donc, il vénère le "Peuple de Dieu". "Et comme si ce peuple étrange,
/ vous voulez lire le contexte, je vous renvoie à la page 131 de mon
condamné, quoi qu'il advienne, à toujours être, en une façon, le Peuple
petit livre.
de Dieu", ça me rappelle quelque chose que je lisais dans les journaux
Alors, qu'est-ce que vous souhaitez qu'on fasse? On parle de la
récemment, c'est Guitton 1 qui disait, c'était cité par je ne sais qui,
peine de mort, de Papon ou de saint Augustin? On a une demi-heure
quand quelqu'un lui reprochait son antisémitisme, il disait quelque
chose comme ça: qu'il aimait les Hébreux, mais qu'il regrette que
1. J. D errida,« C hapitre 3. "La fausse monnaie" (I): Poétique du tabac (Baudelai re,
1. Jean G ui tton (1 901 - 1999), philosophe frança is catholique, membre de l'Aca- pein tre de la vie modern e)>>, dans D onner le temps, op. cit., p. 13 1, note 1. ~o ir Léon
dé mie française, disciple de Bergso n. No us n'avo ns pu retrouver la it:ni on à laquell e Bloy, Le saÙt/.'par Les juifs, Pari , Mercure de F rance, 1949, p. 192- 193 (c es t Léon
Jacque D errida fait all usio n i i. (N d É) Bloy qu i SO LI li n ·). (N 1È)

0
LE PAl JUR E ET LE PAl 1 N ANN I•: 1\

[Rires]. <Un auditeur propose:« Papon ». > Papon? Alors là, il faut /\1 r , voilà un grand rabbin, investi de hautes responsabilités,
que je ... c'est un choix intéressant. Quand même! Je vous lis d'abord 111 i dit que « reconnaître sa faute, n'est pas un crime en soi», phrase
des citations qui, moi, m'ont laissé, naturellement, rêveur. Vous jlli omment dire, sans manquer de respect à cette haute autorité,
connaissez l'histoire, la conjoncture actuelle de l'histoire: l'avocat • n vo is pas en quoi reconnaître sa faute pourrait être ou ne pas
étrange qui parle de suspendre le procès parce que le président aurait 1r une faute en soi. «Le courage consiste à reconnaître qu'on s'est
< quelques mots inaudibles > 1• C'est dans ce contexte que surgit le I l' >mpé »: déjà, il confond la faute et l'erreur. On ne reproche pas à
développement suivant: u n riminel de s'être trompé! Et «Nous sommes dans une époque
1 pardon »: cette phrase est vraiment, c'est le cas de le dire, histo-
«Ce dont ma communauté [dit le rabbin Sitruk] ne s'est jamais remise, I'Î ]u , parce que, naturellement, on voit bien ce qu'il veut dire, il
c'est de ce sentiment terrible d'avoir été trahie, d'avoir compris que ·ut dire: «Aujourd'hui il y a des actes de repentance partout, en
la France avec Vichy se trahissait elle-même. Le juif ne reconnaissait ll ra nce et ailleurs»< ici, il y a une lacune dans l'enregistrement>.
plus ses parents, il n'a pas tout de suite intégré qu'on voulait sa mise ua nd quelqu'un qui représente une grande foi dit: «Nous sommes
à l'écart, puis son humiliation, avant d'arriver à son extermination. !:ln une époque de pardon», la tête tourne.
Je suis fier de mon pays qui revient sur son passé [... ],mais aucun 1\ lo rs, ce qui est plus intéressant maintenant, c'est ce que dit le
Français ne doit être fier de ce qui s'est fait sous Vichy.» Ce procès, lU rn al iste décrivant la scène:
pour lui, est« le défi de savoir si nous sommes capables de faire toute
la lumière sur cette ombre terrible». «En jouant la vérité, ajoute-t-il,
Maurice Papon fixe le témoin sans autre expression qu'une intense
vous n'êtes pas seulement des jurés ou des juges d'une cour ordinaire.
attention. Une phrase partie du box, en janvier, revient en mémoire:
Vous êtes la cour par qui passe le devenir de notre pays. » [... ] «Ce
«Si vous attendez de moi une repentance, n'y comptez pas», avait
n'est pas un procès juif. Non, ce sont des Français qui se battent avec
lancé Maurice Papon 1•
leurs concitoyens pour faire venir la vérité. » Puis il vient à l'essentiel,
à l'adresse cette fois de l'accusé: «Je ne peux accepter qu'on dise
Autrement dit, Pap·o n avait compris qu'aujourd'hui le pardon
aujourd'hui "j'ai reçu des ordres" ou "j'étais un simple exécutant".
Mais reconnaître sa faute ["reconnaître sa faute", parce que c'est ·:1 à la mode, si l'on peut dire, «Nous sommes dans une époque
ça, le poids, la portée politique ici], ce n'est pas un crime en soi ... 1 • pardon», comme dit M. Sitruk, eh bien, Papon dit: «Oui, ils
[Ça fait bizarre, hein?] Le courage consiste à reconnaître qu'on s'est p ·uv nt y aller, c'est la mode, mais moi, ne comptez pas sur moi,
trompé ... Nous sommes dans une époque de pardon 2 • » • n ~ me repentirai pas.»

Hi er le «chef spirituel» des juifs lui propose le repentir contre le


1. Le procès de Maurice Papon, inculpé en 1983, commença, après dix-sept ans de pardon 2 .
batailles juridiques, le 8 octobre 1997 et se termina le 2 avril 1998 par une condam- /
nation à dix ans de réclusion pour complicité de crimes contre l'humanité. Le 27 janvier
1998, Arno Klarsfeld, avocat représentant l'association des Fils et Filles des déportés ,' st le journaliste qui dit ça: «repentir contre le pardon», comme
juifs de France (FFDJF) pour les parties civiles lors du procès, avait publié un commu- : i l'ailleurs, on pouvait dissocier les deux dans le concept de pardon
niqué révélant que le président de la cour d'assises, Jean-Louis Castagnède, avait un l''i a to ujours impliqué que, on l'a déjà assez vu, que le pardon doit
lien de parenté avec certaines victimes du convoi du 30 décembre 1943, ce qui pouvait
remettre en cause son impartialité et faire annuler le procès. Mais la défense de Maurice 1r d mandé, en principe, et qu'il ne peut être demandé qu'à partir
Papon ne demanda pas sa récusation. (Nd É)
2. P. Nivelle,« Mauri ce Papon devant ses ju s. Le repentir contr le pardon. Pour
le grand rabbin Sitruk, "le o ura , '·st r ' o nna! rr · qu 'on s' st tro mpé"», Libération, 1. Ibid. (N d É)
art. cit., p. 16. (Nd ") Ibid. (N dÉ)

07
LE 1 Al JU RE E'J' Li~ l' A l 1 ON ANN EX E

du repentir, c'est-à-dire d'une situation où le coupable, l'accusé, ]LI ' «je te disculpe» ou que «j'efface » ou que «j'oublie» ou que «je
le criminel, dit: 1) «je suis celui qui a fait cela», donc «j'assume», 1' t ruis» la faute, et surtout pas que «je te relève de ta responsabilité».
«c'est moi qui ai livré des enfants à la déportation», 2) «comme
c'était mal, je ne le referai plus», «c'était mal», «j'avoue que c'était «Un aveu de reconnaissance[ ... ], car seul celui qui reconnaît qu'il s'est
mal» et donc «je suis celui qui a fait ça, mais je ne suis plus celui trompé peut être relevé de sa responsabilité». [Et, poursuit-il:] «La
qui a fait ça». C'est ça que veut dire« je me repens». Je ne suis plus mort existe, [.. .] que ce soit un ordre administratif ou une main qui
exactement le même puisque je reconnais que j'ai fait le mal et que, s'abat sur un crâne ». Le grand rabbin s'exprime au nom du« million
comme c'est mal, je ne le referai plus, d'où la promesse implicite et demi d'enfants qui n'ont pas vécu, parce que des hommes ont été
de ne pas recommencer dont nous avons déjà beaucoup parlé. assez lâches pour accomplir la besogne 1 ».
Donc, «je suis le même et je ne suis plus le même». Et ça, c'est le
, mouvement du repentir. Et il n'y a pas de scène de pardon classique Par la suite, je ne crois pas qu'il y a de choses qui soient intéres-
sans pardon demandé à travers le repentir. Alors, déjà, dire que le santes pour nous.
«chef spirituel des juifs» nous propose le repentir contre le pardon, Autrement dit, la scène revient à ceci que le chef spirituel, statu-
c'est déjà étrange. Citation du rabbin: tairement, des Juifs de ce pays s'adresse à l'accusé en lui disant:
c Reconnaissez que vous vous êtes trompé et à ce moment-là vous

«Ce qui manque dans l'histoire, c'est l'aveu» [... ]. «Un aveu de recon- : ' rez», je cite toujours ses mots, «relevé de [votre] responsabilité »,
naissance, précise-t-il, car seul celui qui reconnaît qu'il s'est trompé · · qui revient à une méconnaissance, une confusion radicale entre les
[pourquoi il dit toujours "trompé"? Ça fait deux fois, il ne dit pas ·hases en question. Même du point de vue juridique, il ne s'agit pas
"qui a fait le mal", mais qui "s'est trompé", "seul celui qui reconnaît 1 savoir si M. Papon s'est trompé ou non. Parce que si ses avocats
qu'il s'est trompé", qui s'est retrouvé dans le manque de rigueur de 1 montrent qu'il s' ~st trompé-c'est fini: il s'est trompé, il n'a pas
ceux qui devraient être en charge de la rigueur dans ce domaine-là, ·ompris ou il ne savait pas où ça allait, où les enfants allaient, ou bien
n'est-ce pas] peut être relevé de sa responsabilité 1. » il n'a pas su déchiffrer l'ordre, etc.-, s'être trompé, se tromper n'a
ri en à voir avec < ça >, on n'est jamais coupable de se tromper. Et
D'abord, le pardon n'a jamais consisté à relever quiconque de sa : ans cesse, c'est là que je lis ceci non seulement pour l'intérêt intrin-
responsabilité, il s'agit au contraire de confirmer la responsabilité. : que de la chose mais aussi parce que ça va nous poursuivre quand
Si je me repens, c'est que j'assume la responsabilité. Je me repens, nous essaierons de comprendre la différence au moins conceptuelle
j'avoue et, puisqu'il parle d'aveu, avouer, c'est avouer sa responsabilité ·n tre le pardon et l'excuse, < à savoir> que justement l'excuse consiste
et ne pas demander à être relevé de sa responsabilité. Et pardonner, ; justifier en l'expliquant ce qui apparaissait comme une faute et
deuxièmement, ne consiste pas à disculper, on va bientôt, en parlant , 1ui en fait n'est pas une faute. Ça a été un mécanisme de type de
/
d'excuse, raffiner un peu ces choses-là, mais pardonner ne consiste pas à ·ausalité qui, une fois reconstitué, dissout en quelque sorte le mal.
disculper, ça ne consiste pas à dire à quelqu'un:« tu n'es pas coupable». 1 one, excuser ou s'excuser, c'est d'une certaine manière disculper ou
Pas du tout. Pardonner, ça consiste à dire: «tu es coupable, tu as été ;: · disculper, c'est-à-dire, justement, relever la responsabilité d'une
coupable, tu restes coupable, mais je te pardonne », c'est-à-dire «je te l:tu te, et le pardon est totalement hétérogène à l'excuse de ce point de
délie, d'une certaine manière, de ta faute l>; mais ça ne veut pas dire vu -là. Évidemment, vous vous rappelez qu'au début du séminaire,
li u avons bi en marqué, d'abord en citant Jankélévitch, mais aussi
l. P. Nivell e,<< Maurice Papon deva.nc s jug s. L repencir onrre le pardo n. Pour
le grand rabbin icruk, "le ou ra ·, ' sr r o nn ~hr qu 'on ' · r rrornpé" >>, ibération,
arc. ic., 1 . 16. (Nd É) 1. Ibid. (Nd É)

20
LE PARJURE ET LE PARDON ANNEX E

bien d'un autre point de vue, que la «logique» (entre guillemets) plus la même source de mal, ce n'est plus le même danger pour la
du pardon était irréductible à la logique pénale, c'est-à-dire que société, donc on peut le libérer ou la libérer.» Cette femme qui a été
l'ordre du pardon n'était pas l'ordre du juridique. Autrement dit, exécutée hier soir, je pense, eh bien, ceux qui plaidaient pour elle
dans cette scène-là, au fond, il ne devrait jamais être question- en disaient: «On sait maintenant qu'elle ne fera plus de mal, qu'elle
une certaine instance purement judiciaire- ni du repentir ni du n'est plus capable de mal.» Donc, voilà ... Donc déjà, le concept
pardon. Je sais bien que le mot« pardon» n'existe pas dans le droit, de repentir est interprété du point de vue de l'intérêt de la société.
il existe dans l'exception au droit qu'est le droit régalien de grâce Bon, j'aurais voulu aussi, naturellement, lire avec vous, revenir
par exemple, ou le «pardon» américain, mais la figure du pardon avec vous sur les textes d'Augustin que j'ai commencés la dernière
n'est pas une figure juridique. En revanche, il est vrai que dans les fois. Oui?< Une auditrice pose une question sur la réconciliation et
jugements, dans l'expérience courante de la justice rendue, le repentir l'excuse.> Vous savez, c'est une question difficile, quelle que soit la
est quelquefois pris en compte par les jurés. Quand le coupable a un rigueur des arêtes conceptuelles, des définitions conceptuelles qu'on
comportement qu'on interprète comme transformation, repentir, etc., donne du pardon et de l'excuse, et on le fera, on y reviendra encore,
à ce moment-là, le mécanisme comme circonstance atténuante peut ça n'empêche pas que, en fait, dans la langue courante, dans le
infléchir le jugement non pas pour lever la faute mais pour modaliser . langage quotidien, non seulement tel qu'on le parle mais tel qu'il est
le jugement. D'ailleurs, tous ceux qui ont plaidé pour la suspension pratiqué partout dans les journaux, dans la rhétorique politicienne et
de l'ordre d'exécution, la nuit dernière, de la condamnée américaine ailleurs, les choses sont souvent confondues. Il arrive souvent qu'on
ont utilisé cet argument: ce n'est plus la même, elle s'est repentie, confonde l'excuse et le pardon, on le verra même dans des textes
elle est transfigurée, etc., etc. Ça ne consistait pas à dire: «Elle n'a omme celui de Rousseau où l'excuse signifie le pardon et avec la
pas été coupable», mais: «Maintenant ce n'est plus la même, on confusion que cela entraîne. La «réconciliation», en principe, au
va prendre en compte le repentir». Mais notez bien que la prise sens le plus grave du terme, c'est lié, comme le repentir et comme
en compte judiciaire, juridique, pénale, du repentir n'a pas le sens la rédemption, à l'expérience du pardon telle qu'elle est interprétée
essentiel qu'on peut prêter à ce mot de «repentir», en général, c'est de façon prévalence dans la théologie et même dans la philosophie,
réinscrit dans une économie en quelque sorte sociale et sécuritaire, y compris chez Hegel ou chez Levinas. Le pardon, après l'aveu et
c'est-à-dire dans une pragmatique. Puisque l'accusée est devenue le repentir, conduit au rachat de la faute, à la rédemption et à la
meilleure, s'est repentie, donc ne s'identifie plus à la personne terrible réconciliation entre le criminel et la victime, entre le bourreau et la
qu'elle a été, eh bien, nous pouvons lui accorder la vie, la vie sauve, victime, entre le malfaiteur et sa victime. Pour qu'il y ait une vraie
ou bien la libérer, la remettre en liberté parce que ce n'est plus la réconciliation- oserais-je dire des âmes, des libertés?-, il faut que
même personne et donc< sa> société ne sera pas dangereuse. QÙand 11 a passe par le pardon: je sais que tu as péché, que tu as fait le m al
on a condamné à la peine perpétuelle le ... en France, j'oublie son radical, que tu as voulu le mal et que c'est bien toi qui l'as voulu, tu
nom, c'est parce qu'on considérait qu'il était incurable. Il y avait te repens- donc, tu es le même sans être le même- et je me récon-
des experts qui disaient: «Si on le remet en liberté, non seulement ili e avec toi, ça veut dire: «Je te pardonne, nous nous réconcilions
il ne se repent pas mais le fait qu'il ne se repent pas signifie que si lans le pardon.» Ça, c'est une authentique réconciliation qui devrait
on le remet en liberté, il va recommencer», tandis que le repentir maintenir la mémoire du mal comme mal - le mal a eu lieu, on ne
est interprété, et donc utilisé dans son interprétation, comm e la l'oublie pas, on ne l'efface pas, on ne l'inscrit pas dans une thérapeu-
garantie qu'il n'y aura pas d récidiv . Donc, ce n 'est pas une prise tique, n'est-ce pas - et néanmoins j me réconcilie avec toi qui as fait
en compter li gi us dur p mir, ' t impl rn nr un 1 1· mal ou tu te ré o n iii av moi qui ai fa it l mal D ce point
th rap utiqu , un qui rt à dir : «M aint ·n:1nt, n' t 1 vu - là la r n ili ali n n'a ri ·n ~ v ir av l' 'aill ur ,
L E PARJUR E ET L E 1 i\ll.I) O N ANN!I. P.

quand on est dans le domaine de l'excuse au sens strict, on n'a pas à 1 oul" ça. Il est vide r t qu 'apr s l' Occupation, après la Libération, il
se réconcilier parce qu'on n'est pas dans la haine ou dans l'hostilité y a eu naturellement des mouvements d'épuration, des tribunaux,
ou dans la faute. «J'arrive en retard parce qu'il y avait une panne de n a condamné un certain nombre de coupables, assez vite, assez
métro, je m 'excuse, excusez-moi. » Ce n'est pas de votre faute. Ou d urement. De Gaulle n'a pas été très gracieux ou graciant dans
bien, alors, ça peut aller très loin: «Je ne savais plus ce que je faisais, ·en ains cas, donc, mais à un moment donné, il a dit: «C'est fini,
je l'ai secoué un peu trop fort, je l'ai pris à la gorge et je n'ai plus n arrête », il faut que la France se réconcilie, il faut que le grand
compris ... Ce n'était plus moi, et puis il est mort ou elle est morte, orps de la nation ferme cette parenthèse . .. Alors, à ce moment-là,
ce n'est pas moi, je m'excuse.» Parce qu'il y a une chaîne de causa- ette réconciliation en quelque sorte hygiénique, qui est la condition
lités, comme ça, qui explique, et donc l'excuse disculpe de ce point de la santé de la nation, qui est à interpréter comme telle parce que
de vue-là. Et si je demande pardon dans des conditions telles que ette hygiène peut être, au contraire, très malsaine, parce qu'elle
la manière- ça, on va y venir, j'annonce un peu ce qu'on va faire peut porter en elle-même, naturellement, avec le refoulement, toutes
avec de Man à partir de Rousseau-, si je demande pardon dans des ortes de pathologies différées, on en fait l'expérience. Mais en tout
_ conditions telles que ma manière de demander pardon m'excuse, as, c'est au nom d'une santé du corps national qu'à un moment
donc me disculpe, il n'y a même plus de réconciliation à chercher donné, on dit: «réconciliation)). Après la guerre d 'Algérie, à un
parce que «y a pas d'mal». Pour qu'il y ait réconciliation, il faut qu'il moment donné, l'amnistie, c'est le mouvement d'amnistie - des
y ait vraiment rupture, et donc mal, il faut qu'il y ait blessure, mais généraux putschistes sont amnistiés 1 - , c'est la logique de l'État,
là où l'excuse règne, il n'y a pas de réconciliation parce qu'il n'y a de l'État-nation que d'être implacable tant que son corps l'exige et
pas de rupture, parce qu'il n'y a pas de blessure, parce qu'il n'y a pas puis, à un moment donné, au nom du même impératif de santé,
de mal, l'excuse n'a pas affaire au mal, au mal radical. C'est un mal d' intégrité ou de fonctionnement de l'État-nation, au nom de ce
qu'on pourrait toujours expliquer, donc on peut en rendre compte, même impératif, on décide qu'il y aura réconciliation nationale. Et
on peut en rendre raison, il y a eu ce mal, il y a eu ce crime, il y a so uvent, c'est une bonne politique, on ne peut pas être contre la
eu cette mort parce qu'il y a eu une série de causalités, les experts réconciliation. En Algérie, s'il pouvait y avoir une réconciliation,
ou psychiatres vont pouvoir en rendre compte ou bien toutes sortes 'il pouvait y avoir un processus de réconciliation aujourd'hui, qui
d'experts, de gens qui ont le savoir, vont pouvoir déterminer quelle oserait dire non, même sic' était quelque chose de tordu qui implique
causalité a conduit à tel mal, à telle souffrance, à telle blessure, à que les coupables restent en liberté? Mais au moins, cette réconci-
ce qu'on interprète comme une souffrance ou une blessure. Mais li ation, ce serait un mieux, il y aurait moins de férocité, de terreur
comme le savoir rend compte de cette causalité, le mal n'est plus le t de crimes. Donc, dans la vie de tous les États-nations, il y a des
mal, le mal est un effet, l'effet d'une cause. À ce moment-là, il est im pératifs proprement politiques de ce qu'on appelle réconciliation
excusé et il n'y a pas de blessure, donc il n'y a pas de réconciliation. nationale, mais évidemment, c'est par usurpation sémantique qu'on
Donc, la réconciliation appartient à l'ordre du pardon et pas de ' / parle alors de réconciliation dans l'ordre du pardon, il s'agit de tout
l'excuse. Comme on dit, naturellement, il peut y avoir beaucoup de autre chose: il s'agit encore une fois d 'une hygiène thérapeutique,
ruses et de ressources d ans la scène du pardon pour faire basculer la d' une quasi-cure organique- on peut comparer l'État-nation à un
logique du pardon dans la logique de l'excuse, pour se disculper, et
peut-être que c'est inévitable, irrépressible, ce mouvement-là. Pour 1. AJiusion à la tentative de coup d'État mili taire ourdie par quatre généraux en
revenir à l'exemple, parce que je ne veux pas éviter l'exemple que rcu aire, qui eut lieu à Alge r le 2 1 avril 1961 au moment des négociations secrètes
·nr re le gouvernemen t français de Michel Debré et le gouvernement provisoire de la
vous avez évoqué, celui de la France d 'après Vichy, d e la réconci- Républiqu e algérienne (G PRA), lié au From de libération nationale, pour mettre fin
liation, alors c'est une norme histoir , ça prendrait dix s minai res : la u er re d' AJgé rie. (Nd É)

21 13
LE PARJUR E ET LE PAR I) N

corps ici- pour qu'on continue. Évidemment, on pourra toujours


soupçonner en dehors de l'histoire politique des États-nations, on
pourra toujours soupçonner même dans le rapport interindividuel
entre deux singularités, on pourra toujours soupçonner une scène
de pardon et de réconciliation très grave d'être encore un sursaut, Sixième séance
une ruse de la vie pour continuer à jouir de la vie, à préférer la vie à
la mort. On se réconcilie parce que si on ne se réconcilie pas, c'est Le 11 février 1998
la mort. On ne va pas continuer à se flinguer ou à se juger. Non,
la réconciliation, c'est quand même le sursaut de ... , c'est la survie.

Je souhaite revenir brièvement sur deux points évoqués la semaine


dernière en séminaire restreint 1 :
(mais non pas sur la question de la «réconciliation nationale»
comme processus de réparation ou de reconstitution, ni sur les
déclarations du grand rabbin Sitruk à propos de Papon 2 , du
repentir et du pardon, ni sur les deux propos de Baudelaire et de
Léon Bloy:
- de Baudelaire sur «l'extermination de la Race Juive 3 »
- et de Léon Bloy sur le peuple de l'Écriture et du Crédit qui ne
pardonne pas - cités dans Donner le temps 4 -,
propos que j'avais rappelés pour les mettre en rapport
1) avec ce que nous avions dit de Baudelaire et de l'Ennui histo-
rique (Heidegger, etc. 5)
et
2) avec ce que nous avions dit du« pardon » abrahamique comme
une scène entre le Juif et le Chrétien, chose sur laquelle nous ne cessons
d'insister, qu'il s'agisse de la Shoah, des crimes contre l'humanité et
de l'imprescriptibilité, jusqu'au Marchand de Venise).
/ Mais je souhaite en revanche revenir brièvement sur deux autres
questions qui ont en commun, en somme, l'acte de donner la mort,
plus précisément la peine de mort ou la mise à mort sacrificielle.

1. Cette séance eut lieu le 4 février 1998 et prit la form e d' un e séa nce de discussio n.
Vo ir supm, p. 199-214. (NdÉ )
Vo ir sur ·a, p. 200 et p. 207-209. (NdÉ)
3. lbzd. , p. 202 sq. (N IË)
4. !bid., p. 204- 0 . (Nd ,)
5. Vo ir ~tpra , p. 1 1. (Nd \)
LE PA RJ URE ET LE PAR I N ,oi XIIIMI(, . N :E

1
1) BushJr. et l'engagement auprès de ses électeurs sur l'exercice Quand un p r nn us ou présente d e excu , voire
du droit de grâce 2 (compliqué: souveraineté «électorale», diffé- quand elle demande J 'gèrement pardon pour une faute sans gravit ' ,
rence avec Kant? Revenir au texte de Kant 3 : contradiction de pour une gêne passagèrement occasionnée, pour un inconvénient
démocratie moderne, souverain élu et droit de grâce? Pardon superficiel, l'autre répond souvent: «Mais non, "y a pas d'mat' ».
public ou privé (catégorie politique ou non?) Abraham et la On ne répond jamais cela pour une chose grave, quand le pardon
généralité éthique 4 • demandé se fait solennel et tragique; car alors, même si le pardon
Que signifie« peine de mort» en démocratie, en particulier, à titre est accordé, on ne dira pas «y a pas d'mal». Vous le diriez, «y a pas
de symptôme géo-politique, aux États-Unis?) d'mal», si quelqu'un vous bouscule sans faire exprès, vous marche sur
2) Malgré ce que j'ai dit de l'« exemplarité» de la scène du secret les pieds par inadvertance, vous prend votre chaise par mégarde. Je
dans le «sacrifice d'Isaac», Abraham serait (est) «criminel», est dis bien: «sans faire exprès», «par inadvertance» ou «par mégarde»,
(serait) impitoyablement jugé comme tel aujourd'hui. Quelle consé- ce qui signifie que le mal aura été ou supposé être in-intentionnel,
quence en tirer si l'exemplarité (l'« ordinaire») de cette scène reste accidentel, empirique; il n'y aura pas eu de mauvaise volonté, de
irrécusable? Que le crime est partout? Oui, virtuellement, sauf là volonté maligne, de volonté libre et délibérée de faire le mal pour le
où l'épreuve est passée (comme dans l'histoire d'Abraham ... ). mal. C'est pourquoi il n'y avait pas à demander «pardon», au sens
grave du terme, mais seulement à s'excuser ou à dire un «pardon>>
Toujours avant de commencer, je voudrais maintenant réveiller, si · au sens léger de« pardon», «excusez-moi ». Alors, le «y a pas d'mal»
je puis dire, une locution courante, quasiment proverbiale et automa- qui tend à rassurer l'autre peut signifier deux choses (et c'est cette
tique. Elle appartient étroitement à l'idiome français, au français dualité qui rend l'expression si intéressante). Il peut signifier d'abord:
parlé, comme on dit, seulement parlé. Elle appartient à la parole «Je vous en prie, rassurez-vous, ne vous inquiétez pas, cela ne m'a
de tous les jours, ce qui voudrait dire qu'il y a peu de chance pour pas fait mal; vous m'avez bien marché sur le pied, mais vous savez,
qu'elle soit facilement traduisible, traduisible sans reste (mais là je je n'ai pas eu très mal, ce n'est pas grave, c'est passé, il n'y a pas
ne veux pas m'avancer, certains d'entre vous seront peut-être plus de mal de mon côté.» Mais cela peut signifier aussi, et du même
compétents que moi pour confirmer ou infirmer cette hypothèse oup: «Rassurez-vous, je vous en prie, je sais et vous savez qu'il
de l'intraductibilité de tel idiome). n'y avait pas de mal de votre côté non plus, je sais bien que vous
Cette expression de tous les jours, c'est «y a pas de mal». n'avez pas voulu le mal, vous n'avez pas fait exprès, il est clair que
«Y a pas d'mal.» vous n'avez pas eu l'intention de me faire mal; c'est pourquoi il
«Ya pas d'mal», ce sera notre refrain, aujourd'hui. Je dis« refrain» n'y a pas de quoi demander des excuses et vous disculper. Vous
parce qu'il y sera question aussi bien du chant, du chœur, de la n" res pas en faute.»
chorale, de la voix qui chante jusqu'à l'extinction de voix, à perte Néanmoins, dans les deux cas, qui sont des formes de politesse
/
de souffie ou jusqu'à perte de voix, aussi bien du chant pur et du ' l de savoir-vivre, des marques d'égards pour l'autre, mais ne sont
neume que de la mécanique, du disque répétitif, de l'archive, du pas des cas de pardon accordé, qui sont à peine des cas d'excuses
record qui garde et fait souffrir la mémoire du cœur. i:l eptées (puisqu'on sous-entend: «vous n'aviez même pas à vous
·x user»; un peu comme quand, disant« y a pas de quoi», on sous-
/
1. Lors de la séance, Jacques Derrida improvise un commentaire à partir de ces ·nre nd: «vous n'aviez même pas à remercier»), dans les deux cas,
notes. Voir infra, p. 253-255 et p. 257-258. (NdÉ) d n , la formule dis ulpe non pas en pardonnant ni en excusan t, n
2. Voir supra, p. 200 et infra, p. 253-255. (NdÉ)
3. Voir supra, p. 47-48 er infra, p. 254. (Nd É) 1·vant la faure, nd 'li an t l'autre d'une faute effectivement commis
4. Voir supra, p. 13 1 sq. rinfra, p. 7- 8. (Nd É) mai ( t ' t p ' lll - I f b g ·n ro ité supr "m au-d là et de l'ex u

2 17
L E PARJU RE ET LE PAlU ON .' ! ) I, MJI. : r.AN :1·:

et du pardon) la formule disculpe en annulant ou en prétendant ou rn ts ou d 'autres, lJ p uc au si, oJ nnellem ent, quoique selon
en feignant d'annuler jusqu'à l'existence même de la faute et du mal. un discrète solennité, un sol nnité ou une sainteté toute réservée,
«Ya pas de mal» signifie, veut dire alors, comme au futur antérieur, traduire le don le plus sublime, le don sans contre-partie 1, le don
«"il n y aura pas eu de mal", réflexion faite, le mal n'aura pas eu lieu, in onditionnel: «Tu n'as même pas à demander excuse ou pardon,
ni comme souffrance de mon côté, ni comme méchanceté, volonté tu es innocent, innocente, tu ne m'as pas fait mal. Nous sommes
maligne ou malveillance du vôtre. Il n'y a pas de mal, d'aucun côté. :1vant le péché, même le péché originel.» À ce moment-là, la petite
Je ne souffre pas etvous êtes innocent. Je n'aurai pas souffert, car cela ph rase, la présumée intraduisible petite locution «y a pas de mal»,
ne m'a pas fait vraiment mal, et vous serez resté innocent parce que s' rchestre, mais presque silencieusement, à peine chuchotée, sans
vous n'avez pas voulu, pas consciemment voulu, pas délibérément 1 ver la voix, une voix de fin silence, puissante aussi comme une

voulu faire le mal. Vous ne m'avez pas voulu de mal.» ir mense et sublime et concertée devise aphoristique sur l'être dans
Mais en se portant au-delà et du pardon et de l'excuse, la même 1• monde: il n'y a pas de mal, aucun mal au monde pour nous, il
formule, «y a pas de mal», se réfère, au moins mimétiquement, 11 'y a pas le mal, le Mal, le mal n'a pas lieu, le mal n'a pas eu lieu,
par simulacre ou parce que l'autre a feint 'de demander des excuses il n'y aura pas eu lieu de penser à mal, il n'y aura pas eu de lieu
ou un pardon, à la scène de culpabilité qu'elle efface ou dénie du p ur le mal dans le monde. Entre nous Le Mal n'a pas lieu, le mal
même coup. D'où le futur antérieur et le «mais» ou le« cependant» nu ra été une illusion superficielle et passagère, comme quand tu me
implicite: il aurait pu y avoir du mal, mais, cependant, toutefois, n arches doucement sur le pied, ce serait presque agréable ... Y a pas
néanmoins, il n'y en aura pas èu, ni de votre côté ni du mien. Vous 1 ' mal, vraiment. Pas le moindre mal, pas le moins du monde, pas
n'aviez même pas, vous n'auriez pas dû, vous n'aurez même pas l · moindre mal dans le monde. Pas de mal radical en tout cas. Voilà
eu à demander pardon ou des excuses: il n'y aura pas eu lieu de le 1 • Mal éradiqué.

faire, «y a pas de mal». Ce n'est pas un acquittement qui vous rend


quitte de la faute; ce serait, en termes de droit, plutôt un non-lieu: Im aginez un mourant (et qui n'est pas un mourant?), imaginez
il n'y avait pas lieu de poursuivre ni de juger, fût-ce pour acquitter, t] ll lqu'un qui, blessé à mort, cette fois, par une arme oule poison
excuser ou pardonner, «y a pas de mal». Le mal n'aura pas eu lieu. l'un parjure, par le venin à long retard d'un mensonge ou de quelque
Mais cette phrase qui dit le non-mal, la non-souffrance et l'inno- 1r:1hi o n, dise à l'autre dans un soufRe: «y a pas d'mttl». Imaginez
cence, le non-péché, elle est tout sauf neutre et innocente, elle fait ~ JW e mourant dise, soufRe à peine au meurtrier ou au parjure,
et elle donne l'essentiel. Elle agit, elle performe. Elle accorde. C'est mn i avec la force de conviction nécessaire, faisant alors tout pour
ce qu'elle fait qui compte, au-delà de l'excuse et du pardon. Elle !r ru, mais sans attendre de réponse: «y a pas d'mal». Serait-ce
peut être un mensonge, voire un parjure. Je peux certes avoir très 1· , peut-être, une figure absolue et sainte du don pardonnant, du
mal et soupçonner la pire intention, la pire perversité de la part de / ] a rd n comme paradigme absolu du don inconditionnel? Ou bien
l'autre au moment de lui dire néanmoins, pour qu'il ou elle n'ait ni tmio ns-nous- peut-être- déjà quitté, avec la vie, au bord de la vie,
à demander des excuses ou le pardon: «Rassure-toi, tu n'es pas en 1t1ri ns- nous quitté la sphère même, l'atmosphère, la respiration
faute, tu n'as pas fait exprès, ça ne m'a pas fait mal, regarde comme d lllf r spire encore ce que nous continuons à appeler «don» ou
je marche bien, nous n'avons même pas à entrer dans une scène de "pard n » ? Ce «y a ptts d'mal», serait-ce le pardon absolu ou déjà
culpabilité, d'aveu, d'excuse ou de pardon, "y a pas de mat'.» Ce Hl!,. ho e, p eut-être plus et mieux, plus jeune et infiniment plus
«y a pas de mal» peut glisser, presque murmuré, une intonation ·u q u le pardon, la bonne mort d'un pardon qui ne serait pas
presque sans voix, comme une phrase très légère de tous les jours,
dans le métro ou dans l'as n ur («y a ptts d'mttf»). M ai , sou ces 1. T ·1J an. le La i u. ri t. (NcJ É)
LE 11 ARJ UR E ET LE PAl i lN

mort dans les camps de la mort? Je dis toujours «peut-être» parce que la perversité du parjure partout, dès qu'on ouvre la bouche, cette
ce qui compte et marque peut-être le plus dans cette expérience, c'est d lararion du «y a pas d 'mal» peut aussi, peut-être, se déterminer
le suspens qui doit demeurer, l'inachèvement qui doit indéterminer n uit pour devenir la formule même, le discours même et la
l'interruption même, au bord de ce qui est toujours la mort, l'inter- ra.ison du pardon ou de l'excuse, le logos, je dirais presque le logo
ruption au bord de l'interruption, dans le souffle encore retenu de l l'excuse et du pardon. Dire «je t'accorde l'excuse ou le pardon»,
l'expiration. C'est pourquoi je dis toujours le murmure, le chucho- «j t'excuse ou je te pardonne», c'est aussi dire «y a pas d'mal»,
tement, la déclaration à peine audible, la voix de fin silence; car s'il ' sr une manière, un trope, une figure, cette fois déterminée, mais
n'y avait pas cette douce interruption, cette interruption sans arrêt, l ut autre, de dire «je te disculpe», «je te délie de ta faute», de
ce qui est dit deviendrait une position, une déclaration, un statement t lie sorte qu'il n'y ait plus de mal entre nous et qu'on puisse dire
plein de sens et nous réintroduirait dans l'économie de l'échange d nouveau «il n y a pas de mal». Mais entre la première instance
ou du donnant-donnant, pardonnant-pardonnant. L'événement, du «y a pas d'mal» qui reviendrait respirer, peut-être, à la veille de
s'il y en a, ne laisse sa trace, il n'opère qu'au lieu de l'interruption, lou te scène de pardonnance, et la seconde, qui suppose au contraire
de l'essoufflement. Le meilleur est ici au plus proche du pire, de rte scène jouée, effectuée, gardée en mémoire, comme la mémoire
son contraire, peut-être comme toujours, et la parole la plus vive, la même du mal et du forfait, il y a un monde, un monde infini, donc
plus proche du silence immaculé, celui du murisme absolu ou de 1~ une limite abyssale. À la fois infinie et introuvable. Tout ce dont
grammaire automatique- ou de l'enregistrement d'un répondeur nous parlons se tient entre ces figures infiniment différentes du «y
téléphonique- ou de la trace machinique- ou du record d'un CD. a pas d'mal», qui tentent, chacune à sa manière, d'effacer jusqu'à
Sous-titre du séminaire, peut-être: qu'est-ce que le cœur? Record et la mémoire ou l'archive de leur« pas», de leur grammaire négative,
miséricorde, mémoire (recordatio), trace du mal et mal de la trace, de leur «pas» de trop.
le pardon du cœur et la machine à archive. Je laisse donc cette devise énigmatique suspendue au-dessus de nos
Cette déclaration, «y a pas de mal», cette déclaration qui t ' tes comme un exergue, un hors-d'œuvre, car nous allons maintenant
semble tenir en 1 un seul mot intraduisible et presque inarticulé parler des œuvres. Car j'ai dit que dans les deux régimes du «y a
«y-a-pas-d'mal», déclaration au bord de l'articulation, déclaration pas de mal», les deux fois, malgré la différence infinie, la formule
qui, clairement, devrait rester audible mais presque inaudible, opère : elle est à l'œuvre, elle travaille, elle crée, elle fait quelque
aussitôt retenue pour ne pas insister et peser sur l'autre comme hose, elle fait et elle laisse une œuvre derrière elle. C'est cette œuvre
un don encombrant, je viens de dire qu'elle fait peut-être signf que nous tentons de lire, vous le savez, à travers tant d'œuvres qui
vers une expérience d'avant le mal, hors mal, et donc étrangère ou sont à la fois des aveux, des confessions, des pardons demandés ou
antérieure, hétérogène à l'instance de l'excuse et du pardon,,quand à soi-même accordés, des saluts, et des traités, des mémoires, des
on n'est pas encore entré, quand il n'y a pas lieu d'entrer dans la hi toires ou des chroniques du pardon comme du parjure. Vous
scène de la pardonnance. Ou quand on a su la quitter déjà. Mais avez, on pourrait entendre cette locution bien française sur tant
bien évidemment, en raison d'une analogie irrésistible et indes- d 'autres portées! Entre tant et tant d'autres écoutes ou énoncia-
tructible, d'une ressemblance et d'une semblance 2 qui introduit lions possibles, il y aurait par exemple, encore, peut-être, peut-être,
lle(s)-ci: dans une autre inspiration, une autre respiration, je dirai
1. Dans le tapuscrit, il y a une annotation dans la marge: « (n)' na>>. Sur cette négation p ut-être le soupir d'une autre expiration, la pensée radicalement
et contraction, voir le début de la << Huitième séance » où Jacques D errida explicite cette
d spérée, ou plutôt que désespérée, la pensée sans espoir que, de
expression: «J'efface ainsi le " lin "' y (il ni e) » (voir infra, p . 298) , (NdÉ)
2. Dans le tapuscrit, il y a un e annotatio n au -dess us du mot <<S ·mbl an e» et d ans l ure façon, comme il n'y a ni liberté ni volonté qui tiennent, mais
la ma rge : «s imilitude, simula re, sembl a n ». (Nd É) s ul ment l'av u ·l n es ité des causes et des effets, une nécessité

2 0
LE I' ARJUR I·: E1' LI ~ 1Al 1 N

anhumaine, non divine ananimale 1, ni vive ni mort , t que ce qui J' n rapp H au rn in troi exemples. Ils ont to us la même forme,
arrive devait arriver, eh bien, il n'y a pas de mal, pas plus de mal eUe d'une distinction ppos itio nnelle à la fois intenable et pourtant
que de bien, pas de mal radical en tout cas, donc pas de mal, y apas irr ' d.uctiblement requise, inflexiblement requise à la fois par la séman-
d'mal, seulement l'événement fini de ce qui vient et revient, pour tiq ue des concepts hérités, par leur sens et ce qui, dans notre désir
la vie pour la mort, à la vie à la mort. 1 plus pensant, porte le sens à sa limite, à sa bordure de non-sens.
Mais enfin comme «J a pas d'mal» ne peut se dire ainsi, intraduisi- Q uelles sont ces trois distinctions ou oppositions essentielles? Où
blement, dans la polysémie ou la dissémination intraduisible, la dissé- passeraient ces frontières décisives et en fait indécidables?
mination sans rassemblement de soi, sans rassemblement avec soi et D 'une part, dit-on, le pardon ne serait pas, il ne devrait pas être
sans syn - sans être avec soi, sans analogie de sens, sans synonymie, l'oubli; il ne faut pas que le pardon se confonde avec l'oubli ou
sans synthèse, sans synergie, sans synagogue de ses portées qu'en même cède, si peu que ce soit, à l'oubli ou à l'atténuation du mal.
langue (française) , la langue (française) 2 étant le seul lieu de rassem- O pposition conceptuelle rigoureuse en effet (si j'oublie le mal, si la
blement de son événement disséminai-, alors cette quasi-phrase vi ctime, seule habilitée à pardonner, oublie la faute ou n'en souffre
< ne > resterait, comme texte, qu'un hommage à l'idiome, un salut plus, présentement, actuellement, pleinement, dans le présent même
à la langue française comme possibilité de l'idiome intraduisible, d u présumé pardon, au même degré, de la même façon, selon la
un hymne, une louange, un tribut à la langue française. À quelque même qualité modale, comme du même mal, alors le pardon n'est
trace restante de la langue française- telle du moins que je l'assigne qu' un simulacre verbal); mais si on prend en compte ou en consi-
aujourd'hui, telle que l'assignant je la signe ici, risquant alors de faire dération un concept assez différencié, assez fin et assez rigoureux
de la langue française la débitrice, l'instance endettée, donc coupable, de l'oubli sous toutes ses formes (y compris celui qui ne dépendrait
des traites qu'on tire sur elle. Mais chacun sait qu'une langue, ici plus de l'oubli pour le moi conscient ou n'affectant que des formes
pas plus qu'ailleurs, ne s'endette jamais puisqu'on commence par objectives de représentations), si on prend d'autre part en compte
s'endetter auprès d'elle des dettes qu'on lui impute. La langue est ou en considération des formes différenciées d'atténuation du mal
impassible, elle ne répond jamais, elle n'est pas responsable de ses par déplacement, subtilisation, deuil, ou ne serait-ce que par cet
dettes, elle ne les reconnaîtra jamais en tant que telle. Elle n'a pas à éloignement essentiel qui distingue le souvenir de ce dont il y a
s'acquitter, à être acquittée, à demander pardon ou excuses. Impas- so uvenir et la mémoire de la perception, ce qui fait de la mémoire
sible, imperturbable derrière les figures qu'on projette sur elle, elle même une figure de l'oubli, le dernier alibi de l' anamnésie la plus
ne prête ni ne donne rien, elle ne pardonne pas davantage, elle reste subtile, etc., alors on voit bien que l'oubli ou l'atténuation du mal
sans pardon, à la fois sans merci et impardonnable. Impardonnante \ peuvent toujours, ne peuvent pas ne pas se glisser toujours dans
et impardonnable. Pour elle, à jamais «J a pas d 'mal»3 . J'expérience du pardon pour en compromettre la pureté, là même
1
1
\ où l'on croit ne pas avoir oublié ou atténué en son affect, en sa
Nous avions déjà identifié, tout en décidant de ne pas trop nous souffrance, la faute ou la présence, la durée du mal. Il y a mille et
y fier, un certain nombre de lieux communs et de convictions mille façons rusées de compromettre la pureté de cette distinction
largement partagées. entre pardon et oubli, distinction conceptuelle pourtant rigoureuse
t indispensable à tout discours conséquent sur le pardon- et donc
1. Tel dans le tapuscrit. (NdÉ) à toute expérience digne de ce nom. Or ce qui compromet ainsi
2. D ans le tapuscri t, Jacques Derrida a ajo uté à la main ces parenthèses pour les . ette rigueur n'est pas un accident empirique qui pourrait toujours
deux occurrences du mot << française>>. (NdÉ)
3. Lors de la séan ce, Jacques D errid a marqu e un e pause et CÜt : <<Do nc, je laisse cet urvenir ou n p'tS urv ni r de façon contingente et de l'extérieur.
exergue ainsi suspendu et je co mm ence.» (N d É) Dan l'in t rpr cati nd min ante, relig ieuse et spirituelle, celle que
LE PARJ URE E'J' LE 1)1\ 1' 1 N . 1 lt(M 11•• N :E

nous surnommons abrahamique ou biblico-coranique du pardon, d m ande du p ardon qu i lon mo i, réinscrit dans la pardonnance
celle qui comporte l'implication essentielle de l'aveu, du repentir une co nditionnalité, un «puisque)), un «dès lors )) (pardonne-moi
ou de la reconnaissance de la faute dans la possibilité du pardon, puisque je te le demande, puisque je ne suis plus le même que celui
donc une certaine condition, une certaine conditionnalité du pardon q ui t'a trahi, menti, violé, blessé, puisque je te jure que je ne suis plus
(qu'on prétend parfois, pourtant, absolu, infini et inconditionnel), parjure) , une conditionnalité incompatible avec l'infinité du pardon
dans cette interprétation dominante, religieuse et spirituelle, celle t qui rabat finalement, quoi qu'en dise Jankélévitch, le pardon sur
que nous surnommons abrahamique, il faut bien que, sinon l'oubli, l'excuse. Et comporte quelque oubli même si le repentir, l'aveu, la
du moins quelque mouvement comme un déplacement essentiel du ontrition, la demande de pardon semblent réassumer, réaffirmer
moi (je dis bien du moi, du moi qui a consciemment commis la faute ou réactualiser la mémoire de la faute. L'oubli est ici la mémoire
et qui, dans un mouvement de repentir, demande le pardon, comme même, la réaffirmation du souvenir dans l'aveu ou dans le repentir:
du moi, d'ailleurs en cours de co-identification, qui a souffert de la J'oubli est inévitable, fatal, parce qu'il est cette mémoire même, il
faute et à qui il est demandé de pardonner: la scène de la demande du e confond avec ce qu'on lui oppose et qu'on appelle la confession,
pardon, l'acte d'aveu et de repentir, quelque forme qu'ils prennent, l'aveu, le pardon demandé. Nous lirons cela tout à l'heure, ou la
constituent déjà une transfiguration du rapport mnésique au mal prochaine fois, quand nous commencerons à traiter de cette autre
passé, des deux côtés, et comportent donc déjà une vague d'oubli), fro ntière redoutable, entre le pardon et l'excuse.
il faut donc bien, disais-je, que, sinon l'oubli, du moins quelque C ar, dautre part, autre distinction essentielle, le pardon ne serait
mouvement comme un déplacement essentiel, un éloignement du pas l'excuse: si ces deux concepts se réfèrent l'un comme l'autre à
moi, ait eu lieu, au cœur même du cœur du pardon, de la miséri- une expérience performative («pardonne-moi )), «je pardonne )) ,
corde. Dès lors, la différence dite conceptuelle et rigoureuse ne tient « xcuse-moi )), «je m'excuse )) , «je t'excuse)) sont des actes de langage
même plus, elle n'est pas assurée, elle devient problématique, indéci- performatifs ou, au-delà du langage discursif, des actes de type
dable, là même où elle demeure rigoureusement requise. Dès lors, il 1 rformatif, qui sont censés produire des événements plutôt que de
n'y a rien de fortuit, d'accidentel ni parfois de fautif quand certains 1 s décrire ou constater), si ces deux concepts, donc, le pardon et
Qankélévitch par exemple, à qui nous allons revenir), qui savent l' xcuse partagent cette modalité performative, plutôt que constative
bien que le pardon est irréductiblement hétérogène à l'oubli, disent o u cognitive, ils ne le font pas de la même façon et surtout ils
néanmoins un mot à la place ou au contact l'un de l'autre. ( 1Je lirai >ardent, dans leur performativité m ême, un rapport structurel-
tout à l'heure ou la prochaine fois un autre texte de Jankélévitch \ ! ment différent à la connaissance, au savoir, à la cognitivité. Etc' est
qui, tout en semblant dire des choses très proches de ce que j'avance • •tte différence entre deux performatifs qui, levant rous deux un
ici depuis le début, à savoir que le pardon doit faire l'impossible, r ' 1roche, une plainte, voire une accusation quant à la faute (ce que
qu'il doit être prêt à pardonner l'im-pardonnable, s'il doit être E1i t aussi bien le pardon que l'excuse: rous les deux sont des perfor-
pardon (et ce serait ce qui le distingue de l'excuse), eh bien, tout en matif dont l'objet est une faute présumée dont ils délient d 'une
semblant admettre cela et aller jusqu'à ce point d'infini, Jankélévitch · ·n aine manière l'auteur); c'est cette différence dans le rapport à la
y met finalement une condition (que nous avions vu apparaître au · n naissance, au savoir, à l'analyse explicative qui devrait permettre
début du séminaire dans un texte de lui 2), à savoir le repentir ou la 1 · le identifie~ l'un et l'autre et de les distinguer entre eux (si on
1 LLvait le faire, si on pouvait donc isoler cette différence dans sa

·, 11 r té). O n devrait distinguer rigoureusement entre<, d'une part, >


1. Cette parenthèse ne se ferm e pas dans le tapuscri t. Elle pourrait se ft rm er après
la dernière ph rase de ce paragraphe. (N d É) 1· 1 ::trdon incondirionn 1pour un mal, un méfait ou un forfait sans
2. V oir supra, p. 38 sq. (Nd ··) · -· us t san ir o n Lan att n uan ce et, d'autre part, l'excuse qui,

22 22
E I'A RJ RE ET LC PAi' IHl N

route performative qu'elle est aussi, trouve, elle, ou reçoit, ou trouve 11 rations théoriqu s t ognitive , même si elles sont toutes deux
recevables des raisons et des causes, des explications pour une faute, 1 ·rh rmatives, je le disais à l'instant, elles impliquent routes deux
qui ainsi s'explique et n'engage pas la mauvaise volonté. L'excuse un a te d e connaissance, de compréhension; c'est trop évident
rend compte de la faute, elle donne les raisons de la faute, elle obéit Inn le cas de l'excuse, je viens de le rappeler, mais le pardon aussi
au principe de raison (principium reddendae rationis). Elle donne des implique que je sache quoi et qui je pardonne pour quoi; et que,
raisons même si elle ne donne pas raison. Et dès lors elle disculpe. 1\ tn e certaine manière (laquelle, nous verrons), le pardonnant
Le pardon ne disculpe pas, l'excuse disculpe; le pardon pardonne · >mprenne le pardonné: ce qu'il pardonne et qui il pardonne, à
la faute en tant que faute, la faute demeurée fautive; il maintient la lt1 liberté de qui il pardonne librement. Inversement, si l'excuse est
culpabilité comme telle (même si, comme la religion et la tradition ·s. n tiellement liée à, conditionnée par l'opération explicative et
religieuse que maintient Jankélévitch posent que la faute demeurée 1 rerministe qui consiste à rendre compte, à calculer, par une chaîne
fautive, la culpabilité comme telle ne peut être pardonnée que là où 1·re rminante de raisons, au sens de causes et d'effets, le mécanisme
le mea culpa d'un repentir vient la relever, doit la relever (je tiens donc 1ui a produit la faute (si subtil, surdéterminé, raffiné, conscient ou
à ce mot, vous savez pourquoi maintenant) pour lui permettre d'être in onscient, individuel ou collectif soit-il), il faut bien que ce savoir
levée par le pardon), le pardon maintient la culpabilité comme telle ·oncerne au moins le phénomène irréductible, l'apparition ou l' appa-
même si elle est relevée, tandis que l'excuse, en expliquant le détermi- r ·n e d'une faute (et c'est la parenté troublante de l'excuse avec le
nisme de la faute, efface la faure même, la responsabilité de la faute, 1 i1 rd on). Une simple opération explicative n'équivaut pas à une
la liberté responsable de la mauvaise volonté. Excusare a toujours · use (un savant qui analyse scientifiquement, rationnellement,
voulu dire« justifier en disculpant, en trouvant des causes, sinon des un e étiologie, un déterminisme comportemental, eh bien, il n'a ni
raisons, à la faute» ; l'excuse, elle, ne pardonne pas, elle ne relève pas : ·xcuser ni à accuser; il décrit, il donne à connaître, il sait, < il >
le coupable d'une faute demeurée faute, elle lève l'accusation (cette · plique, il décrit, il constate, un point c'est tout; il n'est pas dans la
opposition entre excuser et accuser a été illustrée de façon célèbre pos ition d'une victime qui, à l'aide du même savoir, peut exonérer
par Cicéron dans ses lettres Ad Quintum Fratrem (2, II, 1), « [ ... ] l ' fauteur de sa faute, l'excuser de ce qui garde encore l'apparence,
me ti bi excuso in eo ipso in quo te accuso [je m'excuse auprès de toi de ln phénoménalité d'une faute; si bien que la cognitivité, si elle est
cela même dont je t'accuse] 1 ». Bien entendu, comme la distinction ·s entielle à l'excuse distincte du pardon, ne suffit pas à épuiser
conceptuelle entre le pardon et l'oubli, la distinction conceptuelle l' ·ssence de l'excuse). Inversement ou réciproquement encore, l'acte
entre le pardon et l'excuse, toute rigoureuse qu'elle paraît, risque 1 demander le pardon, si du moins on le tient pour essentiel, avec
d'être à chaque instant impraticable, pour deux types de raisons 1· repentir et donc la reconnaissance, l'aveu et la transformation
que j'indique sommairement, abstraitement, pour l'instant, mais 1u' il implique, cet acte de demander pardon peut affecter ou conta-
qui seront au programme de tout ce que nous dirons désormais. La rn i ner le pardon d'excuse puisqu'il y introduit non seulement la prise
première raison tient à la raison, à la rationalité, à la ratio (comme ·n compte d'une opération causale mais le déploiement essentiel
raison et comme compte, compte rendu, calcul, calculabilité), à l' un savoir aigu concernant la transformation des deux, disons,
l'énigmatique relation que ces deux scènes, le pardon et l'excuse, <s uj ets » engagés dans la pardonnance. Ce qui fait que si, dans un
gardent différemment, certes, mais gardent toutes deux au savoir, '·noncé que je rédùis ici à sa plus simple expression, mais dont nous
à la raison, à l'intelligence. Même si ni l'une ni l'autre ne sont des 1 ro uverons mille modalisations bientôt qui n'en changeront pas le
noya u, i dans cet énoncé nucléaire, je dis: «J'ai fait le mal, je le
::11 , J omparais devant roi, j'avoue, et pour avouer, car il n'y a pas
1. Cicéron, < <XCVI!! - AD QU!NTUM», dans Con·espondance, op. cit., r. 2, Il, l ,
p. 133 (c'est Jacques Derrida qui traduit) . (Nd É) . l':w u autr m nt j vai t dire comment et pourquoi il faut savoir

( 7
LE PARJUR E ET LE PAI'I )( N ." 1 li l, tvi JI. • ~. AN : 1 ~

toute performative qu'elle est aussi, trouve, elle, ou reçoit, ou trouve < 1 rations théoriques et ogn1t1v , même si elles sont toutes deux
recevables des raisons et des causes, des explications pour une faute, p ·rformatives, je le disais à l'instant, elles impliquent toutes deux
qui ainsi s'explique et n'engage pas la mauvaise volon té. L'excuse 11 n acte de connaissance, de compréhension; c'est trop évident
rend compte de la faute, elle donne les raisons de la faute, elle obéit bns le cas de l'excuse, je viens de le rappeler, mais le pardon aussi
au principe de raison (principium reddendae rationis). Elle donne des implique que je sache quoi et qui je pardonne pour quoi; et que,
raisons même si elle ne donne pas raison. Et dès lors elle disculpe. l'une certaine manière (laquelle, nous verrons), le pardonnant
Le pardon ne disculpe pas, l'excuse disculpe; le pardon pardonne ·omprenne le pardonné: ce qu'il pardonne et qui il pardonne, à
la faute en tant que faute, la faute demeurée fautive; il maintient la la liberté de qui il pardonne librement. Inversement, si l'excuse est
culpabilité comme telle (même si, comme la religion et la tradition \ entiellement liée à, conditionnée par l'opération explicative et
religieuse que maintient Jankélévitch posent que la faute demeurée 1 terministe qui consiste à rendre compte, à calculer, par une chaîne
fautive, la culpabilité comme telle ne peut être pardonnée que là où 1-ter minante de raisons, au sens de causes et d'effets, le mécanisme
le mea culpa d'un repentir vient la relever, doit la relever (je tiens donc 1ui a produit la faute (si subtil, surdéterminé, raffiné, conscient ou
à ce mot, vous savez pourquoi maintenant) pour lui permettre d'être inconscient, individuel ou collectif soit-il), il faut bien que ce savoir
levée par le pardon), le pardon maintient la culpabilité comme telle · ncerne au moins le phénomène irréductible, l'apparition ou l' appa-
même si elle est relevée, tandis que l'excuse, en expliquant le détermi- r nee d'une faute (et c'est la parenté troublante de l'excuse avec le
nisme de la faute, efface la faute même, la responsabilité de la faute, 1 ardon). Une simple opération explicative n'équivaut pas à une

la liberté responsable de la mauvaise volonté. Excusare a toujours ·xcuse (un savant qui analyse scientifiquement, rationnellement,
voulu dire «justifier en disculpant, en trouvant des causes, sinon des un e étiologie, un déterminisme comportemental, eh bien, il n'a ni
raisons, à la faute» ; l'excuse, elle, ne pardonne pas, elle ne relève pas ~ excuser ni à accuser; il décrit, il donne à connaître, il sait, < il >
le coupable d'une faute demeurée faute, elle lève l'accusation (cette nxplique, il décrit, il constate, un point c'est tout; il n'est pas dans la
opposition entre excuser et accuser a été illustrée de façon célèbre position d'une victime qui, à l'aide du même savoir, peut exonérer
par Cicéron dans ses lettres Ad Quintum Fratrem (2, II, 1), « [... ] 1 fauteur de sa faute, l'excuser de ce qui garde encore l'apparence,
me ti bi excuso in eo ipso in quo te accuso [je m'excuse auprès de toi de la phénoménalité d'une faute; si bien que la cognitivité, si elle est
cela même dont je t'accuse] 1 ».Bien entendu, comme la distinction ssentielle à l'excuse distincte du pardon, ne suffit pas à épuiser
conceptuelle entre le pardon et l'oubli, la distinction conceptuelle l'essence de l'excuse). Inversement ou réciproquement encore, l'acte
entre le pardon et l'excuse, toute rigoureuse qu'elle paraît, risque \ de demander le pardon, si du moins on le tient pour essentiel, avec
d'être à chaque instant impraticable, pour deux types de raisons 1 repentir et donc la reconnaissance, l'aveu et la transformation
que j'indique sommairement, abstraitement, pour l'instant, mais qu'il implique, cet acte de demander pardon peut affecter ou conta-
qui seront au programme de tout ce que nous dirons désormais. La miner le pardon d'excuse puisqu'il y introduit non seulement la prise
première raison tient à la raison, à la rationalité, à la ratio (comme n compte d'une opération causale mais le déploiement essentiel
raison et comme compte, compte rendu, calcul, calculabilité), à d ' un savoir aigu concernant la transformation des deux, disons,
l'énigmatique relation que ces deux scènes, le pardon et l'excuse, «sujets» engagéê dans la pardonnance. Ce qui fait que si, dans un
gardent différemment, certes, mais gardent toutes deux au savoir, noncé que je réduis ici à sa plus simple expression, mais dont nous
à la raison, à l'intelligence. Même si ni l'une ni l'autre ne sont des Lro uverons mille modalisations bientôt qui n'en changeront pas le
.noyau, si dans cet énoncé nucléaire, je dis: «J'ai fait le mal, je le
1. Cicéron, << XCVIII - AD QU!NTUM>>, dans Con·espondance, op. cit., r. 2, ll, 1,
ai , je comparai d · vant toi, j'avoue, et pour avouer, car il n'y a pas
p. 133 (c'est Jacques Derrida qui traduit). (NdÉ) d'av u autrem nr j va i. t · dire comment et pourquoi il faut savoir

1 7
U i l' 1\J J U 1 : E' 1' 1, E PA 1 1 C N

que j'ai fait le mal que tu me reproches et que je me reproche», eh « omprendre, ' ·sc 1. ar nn r » L ·urtout ertains so u -ch apitr
bien, à partir de cet énoncé, il est impossible de distinguer entre de ce chapitre, les s us- hapitres Il, 111, IV, V et VII qui portent sur
le pardon et l'excuse, entre le «je te demande pardon» et le «je te l'excuse, ainsi que le dernier chapitre du livre, «L'impardonnable»
demande de m'excuser», et d'abord «je m'excuse», cette forme dite vers lequel je reviens dans un instant.
impolie de l'excuse 1, qui pourtant se loge au-dedans de la demande Jankélévitch se réfère à plusieurs reprises au mot grec de cruyyvCÙf.-1.11
de pardon apparemment la plus pure, l'auto--exonération, l'auto- et à la façon dont les Grecs, en particulier Platon et Aristote, l' enten-
disculpation de qui avoue et s'accuse, voire se repent. Il y aurait un daient pour désigner un acte fait à la fois de sympathie et d'intel-
«je m'excuse» au cœur du pardon demandé ou au fond de l'âme ligence, de compréhension, donc de connaissance. La suggnômê,
du pardon demandé par le plus humble et le plus repenti des mea comme son nom l'indique, suppose la gnômê, c'est-à-dire à la fois
culpa. C'est cette machine, cette mekhanê, que nous allons voir à la faculté de connaître, le jugement, l'esprit, la réflexion, parfois
l'œuvre, toujours plus forte, comme la loi même, une loi au-dessus aussi le sens, le bon sens, la droite raison, krisis orthê (dit Aristote,
des lois de la foi et du savoir, des lois du déterminisme et des lois de cf Éthique à Nicomaque, VI, 11, 1143a) :
la liberté, comme la loi même qui à la fois requiert intraitablement
cette distinction entre l'excuse et le pardon au moment où 2 elle les Ce qu'on appelle enfin jugement (grzômê), qualité d'après laquelle
broie, les contamine, les infecte l'une par l'autre. nous disons des gens qu'ils ont un bon jugement (suggnômônas) ou
Enfin (troisième distinction), le pardon, au sens fort et au sens strict, qu'ils ont du jugement (grzômê), est la correcte discrimination (krisis
s'il y en a, serait un héritage abrahamique (biblico-coranique) et orthê) de ce qui est équitable [tou epieikous: équitable, juste, dans la
non grec; la culture grecque connaîtrait une manière de remettre la bonne mesure]. Ce qui le montre bien, c'est le fait que nous disons
faute ou de lever la culpabilité qui s'apparenterait plus à l'excuse ou que l'homme équitable (epieikê) est surtout favorablement disposé
pour autrui (suggnômonikon) et que montrer dans certains cas de la
à l'indulgence qu'au pardon. Nous avions déjà marqué des réserves
largeur d'esprit [de l'indulgence, de la bienveillance: suggnômê] est
de principe à l'égard des discours culturalistes ou anthropologiques
équitable (epieikes). Et dans la largeur d'esprit (suggnômê) on fait preuve
qui s'accordent pour attester cette absence du pardon absolu dans
de jugement (grzômê) en appréciant correctement [orthê: justement,
le monde grec - et nous y reviendrons -, mais cela ne signifie pas
droitement] ce qui est équitable (epieikous); et juger correctement
qu'il n'y ait rien à en retenir, surtout si on réïnterprète autrement (suggnômê gnômê esti kritikê tou epieikous orthê orthê d'è tou alêthous) ,
le précieux savoir qu'ils nous livrent. c'est juger ce qui est vraiment équitable 1. (Commenter 2)
Au sujet de la différence entre l'excuse et le pardon, comme au
sujet de la référence à la culture et à la sémantique grecque, j'aurais La gnômê n'est donc pas la connaissance, mais une faculté, une
voulu, si j'en avais eu le temps, lire de très près avec vous au moins aptitude, voire une disposition qui oriente vers la connaissance; et la
deux chapitres du livre de Jankélévitch sur Le Pardon, et je vous suggnômê, c'est cette disposition à connaître justement, équitablement,
invite donc à les lire de plus près vous-mêmes, à savoir le chapitre II,

1 . Aristote, Éthique à Nicomaque, 1143a, trad. fr., introduction, notes et index de


1. Lors de la séance, Jacques Derrida précise:<< On ne do ir jamais dire: "Je m'excuse". Ju les Tricot, 2e éd., Paris, Librairie philosophique J. Vrin, colL «Bibliothèque des textes
Vous savez, en français, c'est crès impoli de dire: "Je m'excuse", on doit dire: "Excuse-moi" philosophiqùes >>, 1967 [1959], VI, 11, p. 303-304 (les italiques sont dans le texte). (NdÉ)
ou "Je te présente mes excuses", mais il y a un "Je m'excuse" ineffaçable dans toutes 2 . Lors de la séance, Jacques Derrida commente:« Donc, vous voyez que dans cette
les demandes d'excuse et toutes les demandes de pardon. Je commence par m'excuser. i lée de suggnômê, gnômê suggnômê, il y a à la fois l'idée de connaissance, de jugem nt
Cette impolitesse est ineffaçable dans toutes les scènes du pardon et de l'excuse.>> (NdÉ) th éo rique, critique, er n même temps de compréhension à l'éga rd de l'auer , de
2. La syntaxe de cette phrase («à la fois[ ... ] au moment oit>>) est relie dan le tapuscrit bi •weillance, de b nn li. J ositio n, de juste disposition à l'égard de l';llttre. C'est: ça,
et dans l'enregistrement de la séance. (NdÉ) l' ·quiré.>> (NdÉ)

8
1 2
1
l, E l' A l jUR ë E'i' LE 1 /\ lU N

là où elle nous accorde à autrui; c'est la disposition à omprendre l'a orde. 'estdan la p n mb r d connaître qui , d ans l'accord,
avec autre, avec l'autre. Ce qui conjoint (syn) mon jugement à 1 «d 'accord», l'allian , fa it plus que connaître, d' un connaître qui
l'autre, à celui de l'autre. Ce qui me fait, par l'intelligence, mais aussi porte au-delà du connaître et qui, comme au-delà, advient aussi
au-delà de la pure et simple intelligence, le conjoint de l'autre: «je bien dans l'excuse que dans le pardon, c'est dans la pénombre de cet
te comprends ». Suggnignôskô, c'est être du même avis, consentir, au-delà du savoir que s'abrite, peut-être, cette autre différence entre
convenir de, comprendre aussi au sens où, quand je dis à quelqu'un: 1 pardon et l'excuse que nous allons chercher à discerner. J'insiste
«je comprends» ou «je te comprends», je lui signifie non seulement b aucoup sur cette pénombre, car elle ne concerne rien de moins,
«je comprends ce que tu dis » ou «ce que tu veux dire » ou «ce bien entendu, que la limite entre foi et savoir, entre le savoir et son
que tu penses », mais «je suis d'accord avec toi, je suis d'intelli- autre (si bien qu'un séminaire sur le pardon, l'excuse et le parjure est
gence avec toi, je t'approuve» (ce qui est d'un autre ordre, qui n'est bi en un séminaire sur le mal, et sur le mal radical, et sur la volonté,
plus de l'ordre de la simple connaissance judicative, mais déjà de t sur la liberté, etc., sans doute, mais d'abord sur foi et savoir, sur
l'alliance et de l'amitié, etc.). Et on traduit souvent suggnômê par la foi jurée et la raison scientifique, rien de moins, et non seulement
«pardon». Vous trouveriez dans les dictionnaires de grec-français sur les rapports entre raison pure pratique et raison pure spéculative);
mille références à suggnômê pour lesquelles la traduction proposée est t puis aussi parce que, quand nous en viendrons à ce moment ou à

conventionnellement «pardon», et là est le problème. Que dit-on à t exemple rousseauiste de la confession et de l'excuse 1 (Rousseau
quelqu'un quand on lui dit: «je te comprends», «je te comprends, parle plus souvent dans le code ou le lexique de l'excuse, de l' excu-
va » ? Il y a un «je te comprends » (donc, d'une certaine manière able ou de l'inexcusable que dans celui du pardon et de l'impar-
je te connais, je te reconnais, je sais ce que tu as fait et ce qui s'est do nnable), nous aurons à lire et à interpréter un certain usage que
passé), un «je te comprends », une compréhension de l'autre aussi < Paul > de Man fait de ce qu'il appelle lui-même l'élément cognitif
bien dans l'excuse que dans le pardon; la suggnômê allie les deux sens dans la scène de Rousseau; et vous verrez que nous ne sommes pas au
du «comprendre » et donc un «comprends-moi» dans la demande bout de nos difficultés; mais je retarde encore un peu ce moment).
d'excuse («excuse-moi», «je m'excuse auprès de toi ») aussi bien Sur cette équivoque de la compréhension à la fois commune et
que dans la demande de pardon. Une connaissance, un savoir sont no n commune au pardon et à l'excuse, je voudrais préciser encore
donc appelés par les deux scènes, pardon et excuse. Et bien qu'elle · passage de l'excuse au pardon et vice versa, si je puis dire, sur ce
puisse être sans doute présente dans toutes les langues, l'ambiguïté « levenir-l'un-l'autre de l'excuse et du pardon». Je le ferai en marge
de la chose est particulièrement bien marquée dans le mot français 1 deux pages de Jankélévitch, mais pour en tirer des conséquences
{{ comprendre », dans un certain usage instable et indécidable du \ qui ne sont pas exactement celles, qui sont même à l'opposé de celles
mot français {(comprendre ». Quand je dis: «je te comprends » ou que Jankélévitch lui-même en tire dans ses remarquables analyses.
{<comprends-moi» au moment d'une faute, la compréhension en J ommence mais je n'irai sans doute pas au bout de mon propos
question implique aussi bien l'intellection, le savoir explicatif et auj ourd'hui.
théorique, la connaissance intellectuelle, que la participation affective, Ces conséquences concernent toutes ce que j'appellerai une
le mouvement du cœur ou l'identification, l'accord, l' accordance du · rtaine identification. Il y aurait premièrement l'identification de
cœur qui amorce, au moins, cette délivrance de la faute qui advient 1\ u1 à l'autre, l'identification de l'excuse avec le pardon ou, si vous
aussi bien dans l'excuse que dans le pardon. «Je te comprends » 1 référez, leur indissociabilité et, deuxièmement, l'identification, le

signifie, certes, je sais, j'explique, je m'explique ce que tu as fait et n'as 1· ro essus d'identification de l' un avec l'autre (de qui demande et
pas pu ne pas faire, mais déj à aussi, au-delà d e cet acte intellectuel
quoique à travers lui, je fais plus que conn aître : je m'acco rd à toi, je 1. Voir infra, p. 3 0 sq. (N lÉ)

2: 0
LE 1'/\lt jUR ' ~ 'l' Lll ll l\1 1 N • l XI ~ M 1'.. · 1~ N :!'.

de qui accorde l'excuse ou le pardon). Ces deux identifications, ces pa pour l' e s mi J un a l d nnai sance ; si je poursuivais au-delà
deux indissociabilités seraient à la fois différentes et indissociables de ce que Jankélévit h fait de cette valeur de drastique, ce serait pour
entre elles, comme deux modes indissociables de l'indissociable, mettre en évidence que ce faire, ce «draÔ», ce drastique, ce drama-
de l'être-avec. Et comme cet «avec» énigmatique de l'« être-avec» tique- c'est le même mot-, cette dramaturgie d'un pardon ou d'une
est marqué dans le sun, dans la conjugalité de cette suggnômê, qui xcuse qui font et ne se contentent pas de donner à connaître, à
conjoint l'un à l'autre dans l'excuse, l'indulgence, le pardon, cette r vêler, à mettre en lumière, cette dramaturgie est à la fois un acte et
logique de l'indissociable être-avec entre l'un et l'autre (comme toi une œuvre, elle fait, elle opère en laissant une trace de ce qu'elle fait;
et moi), mais aussi l'autre «l'un et l'autre» (comme le pardon et e n'est pas seulement un acte de langage performatif qui prend fin
l'excuse), il sera inévitable que, contrairement à ce qu'on dit souvent, n prenant fin: il reste, il continue à faire œuvre, au moins virtuel-
elle conjoigne aussi, dans le même être-avec, la même logique, la ! ment, il persévère en continuant de tracer sa trace, de laisser et de
même syllogistique, l' abrahamique et le grec, le pardon de miséri- Lracer sa trace de mémoire et d'oubli; le pardon est une action et une
corde et la suggnômê. œ uvre, il change les choses et commence une histoire; et dès lors il
Voilà le vaste programme qu'il nous incombe désormais de mettre père son œuvre, son opus, son travail et le reste de son travail comme
à l'épreuve. Le premier passage que je sélectionne, dans Le Pardon de opus qui continue à travailler, à travailler tout seul, de soi-même,
Jankélévitch, il entoure (p. 118-120 dans le chapitre «Comprendre L lle une machine au-delà du premier instant de son avènement
c'est pardonner») une belle formule que je veux mettre en valeur et u de sa décision, si bien que ce premier instant n'a son sens de
analyser: «l'excuse devenue pardon». À un moment de l'analyse, premier instant que, rétrospectivement, par la force de répétition
Jankélévitch déclare: 1ui le porte au-delà de ce premier instant, c'est-à-dire aussi au-delà
le son origine ou de son auteur, de son signataire; c'est pourquoi,
On peut dire maintenant: «Pardonner, c'est comprendre!» Certes so it dit, ou rappelé, en passant, je lie ici notre problématique à celle
le pardon, on le verra, est plutôt un geste drastique qu'une relation 1 l'œuvre et de la restance testamentaire, et du devenir-poétique et
• • [ ] 1
cogmtwe .... 1i uéraire de cette restance testamentaire de la confession, qui m'en

1 araît indissociable; Jankélévitch poursuit:]


Ue souligne «drastique» et «cognitive». Jankélévitch oppose ici
classiquement l'action à la connaissance, agir et savoir, praxis et On peut dire maintenant: «Pardonner, c'est comprendre !» Certes
théorie; drastique, de draô, veut dire ce qui agit, fait ou opère énergi- le pardon, on le verra, est plutôt un geste drastique qu'une relation
quement; donc, le pardon fait quelque chose, c'est ce qu'on appelle \ cognitive, et plutôt une offrande [don: pardon] qu'une connaissance;
sa performativité: il ne suffit pas de connaître ou de reconnaître le plutôt un sacrifice et une décision héroïque qu'un savoir discursif
mal pour pardonner, ni de le reconnaître, si on en est l'auteur, pour [je ne commenterai pas ces mots, pour gagner du temps, bien qu'ils
avouer ou se repentir ou demander pardon. Donc, le pardon n'est appellent bien des réserves, mais nous les retrouverons plus tard:
dès qu'on inscrit le pardon dans la logique sacrificielle et la décision
héro'ique, on risque de le compromettre aussi, mais laissons, cela se
1. V. Jankélévitch, Le Pardon, op. cit., p. 118 (c'est Jacques Derrida qui souligne) . précisera plus tard]; le pardon est un acte de courage et une généreuse
Dans le tapuscrit, il y a des annotations en anglais au verso de la page, probablement proposition de paix [même chose: réconciliation? réparation? voir
destinées au séminaire américain : <<South Africa 1 N ation healing 1 atonement 1 reconci-
liation committee Il Desmond Tutu: 1< deux mots illisibles > want a revenge 1 But ali the
e que nous avons dit la dernière fois ... Commenter 1 ... ]. Pour
people want 1to know what happened 1so they will be satisfied». Voir J. Derrida, Séminaire
«Le parjure et le pardon '' (inédit, 1988- 1999), « Première séance>>,« Deux iè me séa nce>> 1. Allusio n à la éan de d iscussio n du 4 février 1998. Jacques D errida n'ajoute
et <<Troisième séance>> . (NdÉ) p. 1 ~ 1• omm entair 1 rs d · la s ance. (NdÉ)
LE PARJ URE ET LE l'Al 1 N , IX It'. M I•:. · N :11.

l'intellection il n'y a rien à pardonner, mais il y a une multitude de le plus coupante d e p r bl rn du «comprendre». Devant le mal,
mécanismes délicats, de rouages et de ressorts à démonter, de motifs, et le mal radical, là même où il paraît incompréhensible, monstrueux,
d'antécédents et d'influences à comprendre 1• inintelligible («comment peut-on faire cela?» Je ne donnerai pas
d'exemple, nous en avons trop en mémoire ou quasiment sous les
À partir de ce mot de« comprendre», qui va se trouver au confluent yeux), cette inintelligibilité elle-même appelle un effort pour essayer
du connaître et d'une certaine action, fût-elle passive, Jankélévitch de comprendre, de rendre compte, d'expliquer, qu'on le fasse ou non
va raffiner son analyse, une analyse dont il a cultivé l'art et formalisé en vue de pardonner.« Comment est-ce possible?», se demande-t-on.
la logique ou le concept en l'espèce du «presque rien» et du «je ne Avant même de rendre compte, objectivement, scientifiquement,
sais quoi». Nous en avons ici un exemple exemplaire qui est donc, analytiquement, étiologiquement, de ce mal radical, avant même de
je le crois, plus qu'un bel exemple. Il vient de dire «Pour l'intel- calculer, de computer ou de supputer les causes et les effets, je dois
lection il n'y a rien à pardonner», etc. Il enchaîne: même, ne serait-ce que pour me rendre compte, pour en prendre
acte, commencer à comprendre ce qui s'est passé. Que je pardonne
Et inversement pour le pardon il y a tout à pardonner, et il n'y a ou non, l'expérience du« se rendre compte de ce qui s'est passé » est
presque rien à comprendre ... Presque rien, et cependant je ne sais quoi une première étape de la compréhension. Or ensuite, devant ce mal
de simple et d'indivisible: nous comprenons cette présence globale radical, sur le fond de cette proto-compréhension primitive qu'est
du fautif devant nous, cette malveillance qui n'est jamais objet, qui l'expérience, la perception du mal fait, la rencontre ou la perception
est plutôt qualité intentionnelle et mouvement indécomposable;
du crime, la prise en compte de ce qui a eu lieu, que j'en sois ou non
et nous la comprenons par compréhension intuitive; le pardon qui
la victime directe, on peut très bien imaginer que la réaction soi-
rend la méchanceté vénielle découvre dans l'intention méchante une
li sant la plus digne soit le refus de comprendre- mais en un autre
dimension de profondeur. Pardonner, c'est bien comprendre un peu 2!
sens du comprendre, justement. Un sens irréductible au premier.
Il y a quelques mois quand certains universitaires avaient organisé
Vous voyez bien que ce «peu», cet «un peu à comprendre», ce
non seulement un programme de recherche mais un colloque en
«presque rien, et cependant je ne sais quoi [... ] d'indivisible: nous
orbonne 1 pour comprendre (c'est-à-dire aussi pour comparer, fût-ce
comprenons cette présence globale du fautif devant nous » a fait
pour comparer l'incomparable et les uniques) les entreprises d' exter-
passer du comprendre de pure intellection théorique au comprendre
mination de ce siècle, en particulier la Shoah, Claude Lanzmann,
de compréhension participative, affective, compatissante, «intuitive»,
\ lans Le Monde 2 , n'avait pas seulement pris violemment à partie ces
dit Jankélévitch, pénétrant ou occupant la place de l'autre en son
universitaires suspects à ses yeux de comparer l'incomparable et de
dedans. Du comprendre intellectuel au comprendre du« être d'intel-
neutraliser, de relativiser, au nom du savoir et de la compréhension
ligence avec» l'autre, du comprendre de l'analyse rationnelle au
s ·i ntifique, de façon quasi négationniste et révisionniste, l'objet
comprendre de l'accord, de l' accordance du cœur, voire de la miséri-
corde et de la recordatio. D'une certaine manière, il faut comprendre
1. Il s'agit du colloque «L'Homme, la langue, les camps>> qui eut lieu à l'université
au moins un peu pour pardonner, mais d'une compréhension qui k P ~ ri s fV-Sorbonne et à l'Université de Reims, du 15 au 19 mai 1997. Voir Parler des
n'est pas seulement d'intelligence théorique. rnrnps, penser les génocides, Catherine Coquio (dir.), Paris, Albin Michel, coll. « Biblio-
Avant de poursuivre ou d'accompagner Jankélévitch dans la diffi- lh ~q u e Albin Michel Idées>>, 1999. (NdÉ)
. Vo ir Jean-Michel Frodon, <<Le long voyage de Shoah à travers l'actualité et la
culté qu'il va analyser à sa manière, je voudrais souligner une des arêtes 111 ·mo ire>>, Le Monde, 12 juin 1997, p. 27 ; [en ligne], disponible sur URL: < https://
www.l mo nde. fr/ archi ves/art icl e/ 1997/06/1 2/l e-lo ng-voyage-de-shoah-a-travers-
l. V . Jankélévitch, Le Pardon, op. cit., p. 11 8. (NdÉ) 1 :1 ·tu aiire-er- la-memoi r _. 788709_ 18 192 18.htm l?xtm c=shoah&xtcr=28 >, consulté

2. Ibid. (Nd É) lt· 1 ju ill-t 2019. (Nd l~)

2.
LE PARJURE ET LE PAl 1 < N • 1 1 1.M 11• S \1\N C E

même de leur recherche scientifique; il avait surtout dit, et c'est ce allemande, le rapt cl .l'Allemagne entière par le violeur de charme
que je veux retenir ce soir, dans ce contexte, que, pour sa part, il ne qu'était AdolfHider, la discipline germanique, l'esprit juif regardé
voulait pas comprendre, il s'interdisait de vouloir comprendre ce que comme le négatif absolu de l'esprit allemand, etc. Tous ces domaines
les exterminateurs avaient fait et voulu faire. Vouloir comprendre, d'explication (psychanalyse, sociologie, économie, religion, etc.)
semblait-il impliquer, c'est doublement fautif et indigne, c'est une pris un à un ou tous ensemble sont tour à la fois vrais et faux, c'est-
double faute ou un double crime. C'est ce qu'il expliquait déjà plus à-dire parfaitement insatisfaisants: s'ils ont été la condition néces-
longuement dans son texte, «De l'Holocauste à Holocauste» (à la saire de l'extermination, ils n'en étaient pas la condition suffisante, la
destruction des Juifs européens ne peur pas se déduire logiquement ou
fin de Au sujet de Shoah. Le film de Claude Lanzmann, Belin, 1990,
mathématiquement de ce système de présupposés. Entre les condi-
p. 314), où en somme le« hiatus», le« saut», l'« abîme» dont il parle
tions qui ont permis l'extermination et l'extermination elle-même -le
sépare deux sortes de compréhension, deux modes du comprendre,
fait de l'extermination- il y a solution de continuité, il y a un hiatus,
dont l'un consiste à s'aveugler sur ce qu'il y a à comprendre, c'est-
il y a un saut, il y a un abîme. L'extermination ne s'engendre pas,
à-dire à ne pas comprendre. Quand on comprend, au sens de l'intel- et vouloir le faire, c'est ~,une certaine façon nier sa réalité, refuser le
ligence rationnelle des causes et des effets, on ne comprend pas ce surgissement de la violence, c'est vouloir habiller l'implacable nudité
qu'il y a à comprendre, le mal même, c'est-à-dire à ne pas comprendre de celle-ci, la parer et donc refuser de la voir, de la regarder en face
au premier sens. (Lire Au sujet de Shoah, p. 314-315 CL.) 1 dans ce qu'elle a de plus aride et d'incomparable. En un mot, c'est
l'affaiblir. Tout discours qui cherche à engendrer la violence est un
Jusqu'à présent, toutes les œuvres cinématographiques qui ont voulu rêve absurde de non-violent 1 •
traiter de l'Holocauste ont essayé d'engendrer celui-ci par le biais de
l'Histoire et de la chronologie: on commence en 1933, avec la montée D'une part, en tant qu'acte intellectuel, en tant qu'explication
des Nazis au pouvoir,- ou même plus tôt encore, par exposer les causale, comprendre, c'est à la fois comparer l'unique, le mettre en
divers courants de l'antisémitisme allemand au xrx:e siècle (idéologie série dans un ensemble relativisant, et dissoudre la liberté maléfique
volkiste, formation de la conscience nationale allemande, etc.)- et on le long d'une chaîne causale, d'une fatalité étiologique, réduire à
tente de parvenir, année après année, étape par étape, presque harmo-
ri en la responsabilité du mal, c'est-à-dire le mal même; si on peut
nieusement pour ainsi dire, à l'extermination. Comme si l' extermi-
rendre compte, par l'analyse d'une situation dans laquelle les nazis,
nation de six millions d'hommes, de femmes et d'enfants, comme si
par exemple, ne pouvaient pas faire autre chose que ce qu'ils ont fait,
un pareil massacre de masse pouvaient s'engendrer.
À la destruction de six millions de Juifs, il y a bien évidemment des \
les causes étant ce qu'elles sont -les causes historiques, politiques,
raisons et des explications: le caractère d'AdolfHider, sa relation au Juif économiques, phantasmatiques, pulsionnelles-, alors leur culpabilité
considéré comme le« mauvais père», la défaite de 1918, le chômage, se dissout, le jugement moral est impossible, etc.; on est obligé de dire
l'inflation, les racines religieuses de l'antisémitisme, la fonction des devant le pire, toutes les figures les plus infigurables du pire, en un
Juifs dans la société, l'image du Juif, l'endoctrinement de la jeunesse ertain sens: «y a pas d'mal». Schéma classique qu'on peut traduire
n termes kantiens, quand l'analyse de la causalité phénoménale et
1. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute: «Voici ce qu'il disait dans ce texte que
des lois de la na~ure ne laisse aucune place à la liberté. Donc, si l'on
je vais lire très vite et dont il reprend l'essentiel dans un article des lnrockuptibles paru
il y a quelque temps à l'occasion du passage de Shoah à la télévision. » Voir <<Claude 1. C laude Lanzmann, «De l'Holocauste à Holocauste ou comment s'en débarrasser,,
Lanzmann: témoin de l'immémorial" (entretien avec Serge Kaganski et Frédéric · ua ns Bernard C uau, Michel Deguy, Rachel Ertel, Shoshana Fel man et al , Au sujet de
Bonnaud), Les lnrockuptibles, n° 136, janvier-février 1998, p. 15-2 1, et la deuxième Shoa h. Le film de Cktude Lanzmann, préfaces de M. D eguy et de Cl. Lanzmann, Paris,
partie de l'entretien, «Claude Lanzmann: cin éaste, de no tre temps » (entretien avec 11 lin , o ll. « L'extr m o nrempo rain >>, 1990, p. 314-315 [rééd., coll.« Biblio Belin ,,
S. Kaganski er Fr. Bonnaud), Les f nrockuptibles, n" .1 37, février 1998, p. 36-4 1. (NdÉ) 0 Il ( 'est laud Lnm.man n qu i souligne). (NdÉ)]

2 7
L E l' A l J U I E ET L E PAR I N

veut juger du mal (qu'on pardonne ou non, ensui te), il n e faut pas fois laconségun ti :J ·o wliii n d l'it ell tion : on syiXlpatbi à
comprendre, il faut ne pas comprendre au sens d'expliquer, en tout force de compr ndr mai p ur omprendre il faut déjà sympathi er ;
cas, il faut faire autre chose que «comprendre» en ce sens de l' expli- les deux en même temps; J'in tellecti on , effet et cause de 1' amour, est
cation par le principe de raison et par la causalité. C'est là une des toute pénétrée d'amour. Dans le mot CJ1.YYyYCÙf.lllles Grecs réunissaient
à la fois le jugement des cùyvCÙf.lOVEÇ, c'est-à-dire le jugement critique,
interprétations d'un «je ne veux pas comprendre» les bourreaux,
- yvCÙf.lll xprnxJi TOU È1tlëtxoùç 6p9Ji, dit l'Éthique à Nicomaque -
si je veux les juger ou même leur pardonner. Juger ou pardonner,
et l'accord sympathique avec autrui que suggère le préverbe cruv et
c'est ne pas comprendre.
auquel fait penser le yYffiO"Of.ltvOt xai auyyvffiO"Of.lÉVOl du discours
Mais d'autre part, le même énoncé, «je ne comprends pas et je ne d'Alcibiade. Certes yv&vat et auyytyvcùaXEtv ont en commun la
veux pas comprendre» peut signifier autre chose. Quoi ? Eh bien, gnose, qui est connaissance; mais auyytyvcùaxetv, étant l'acte de se
non pas je ne veux pas expliquer au sens de rendre compte et raison ranger à l'avis du partenaire, de lui donner son consentement, de se
mais je ne veux pas m'identifier, je ne veux pas et ne peux pas me rallier à son point de vue, implique déjà une communauté, encore
mettre à la place de l'exterminateur ou du traître ou du criminel. que cette communauté soit cognitive. [ . .. ] Obéissant à l'auction
Car si je me 'mettais à sa place, je ne pourrais pas le juger ou le vertigineuse, au crescendo «frénétique » et pour ainsi dire totalitaire
condamner. Mais aussi bien, ajouterais-je, je ne pourrais pas le ou qui gouvernent toutes nos inclinations, l'indulgence se transforme
lui pardonner. Ou encore, si je le condamne, ou bien je ne pourrais d'emblée en sympathie et, au delà< sic > même de la sympathie, en
pas le pardonner, car j'aurais compris ce que le crime a d'impardon- amour et dilection personnalisée: elle glisse d'un seul coup sur la pente
nable, ou bien le pardon que je lui accorderais serait suspect, car de l'hyperbole amoureuse ; l'indulgent pardonne à force d'excuser:
c'est comme si je me l'accordais à moi-même: on doit pardonner l'excuse passe «à la limite », ou mieux à l'absolu, et engage la personne
totale dans l'acte compréhensif; l'excuse, dépassant la simple recon-
l'autre et non soi-même; et là réside la plus grande difficulté, celle
naissance négative de l'innocence d'un innocent, l'excuse devenue
de la compréhension identificatoire, avec laquelle nous sommes
infinie, l'excuse devenue pardon est désormais indiscernable de la
loin d'en avoir fini.
gracieuse venia. Tel un avocat finit par épouser l'accusée qu'il a fait
Je crois que maintenant nous pouvons poursuivre la lecture du acquitter. L'accusée n'a pas commis le crime qu'on lui imputait,
texte de Jankélévitch qui deviendra, je l'espère, plus clair, mais aussi ou bien le crime était, sinon justifiable, du moins compréhensible,
plus problématique, jusqu'au point où il nous parle de «l'excuse explicable, excusable, et de mille façons atténué par le contexte des
devenue pardon». (Lire et commenter, p. 118-120, PJ.) circonstances ... Mais ce n'est pas encore une raison pour l'épouser!
\ Mais de là à l'épouser! Entre la plaidoirie et le mariage, il y a un pas
Pardonner, c'est bien comprendre un peu!- Mais à l'inverse peut-on vertigineux à franchir. Et pourtant on le franchit: à force de prendre
dire, oui ou non: Comprendre, c'est pardonner? Comprendre, fait et cause pour l'accusé, à force de se mettre à la place de l'accusé,
c'est ou bien, en disculpant un innocent, reconnaître qu'il n'y avait le défenseur finit par s'identifier avec lui; qui réfute l'accusation est
rien à pardonner, ou bien c'est devenir, selon les cas, tantôt plus · porté à se ranger dans le camp du ci-devant accusé, à rejoindre son
indulgent et tantôt plus sévère à l'égard de l'accusé. Et pourtant la parti, [ ... ] à s'enrôler sous son drapeau 1.
compréhension nous prépare quelquefois à aimer et à pardonner.
Si l'amour comprend a fortiori ce qu'il aime (car qui peut le plus Il nous faudrait maintenant, toujours sur le chemin qui nous
peut le moins), la compréhension aime à plus faible raison ce qu'elle reconduira vers Augustin et Rousseau, vers l'excuse et l' inexcusable
comprend. L'amour, à force d'aimer, finit par comprendre, et la ch ez l'un et chez l'autre, marquer encore deux pauses.
compréhension, à force de comprendre, finit par aim er. D e sorte
qu'en vertu d' une véritable causalité circulaire la sympathi e es t à la 1. V. Jankél vir h, 1,1' 1 Jrdon , op. cit. , p. 11 8-121.

8 :9
LEPARJUREET L E PA i l N

A) Première pause 1• La première, au titre de la simple référence de être ici dans le domaine de l'excuse, de l'indulgence, de la clémence,
travail, à propos de la « <ruyyYcOJ.!YJ » de ce que Jankélévitch appelle mais non dans celui du pardon 1• (P. 17-18.)
le syngnomique. Je vous avais signalé au début de l'année, parmi
tant et tant d'autres introductions possibles, l'article de Danièle Ailleurs, Aubriot insiste sur« la différence qui sépare l'indulgence
Aubriot, «Quelques réflexions sur le pardon en Grèce ancienne» gui naît volontiers d'un sentiment de solidarité (ouyyvcOJ..LYJ), et la
(dans Le Pardon. Le Point théologique, Beauchesne, 45, 1987). grâce pour ainsi dire transcendante au moyen de laquelle un offensé
Vous y trouveriez bien des références précieuses - que d'ailleurs fait remise de sa faute à son offenseur (qui peut être exprimée par
le plus souvent l'auteur ne développe ni n'explore elle-même - et àqnÉvat) 2 ».
qui montrent de façon convaincante que «suggnômê» avait un sens Or aphienai, c'est le mot pour «remettre», remettre une
plus faible qu'excuse et surtout que pardon, le sens d'indulgence ou peine, délier d'une culpabilité, en vérité pardonner, un mot qui
de compassion compréhensive, de mansuétude, dirais-je (ce n'est est couramment utilisé pour traduire des textes bibliques, par
pas le mot de l'auteur, mais je crois que c'est bien de cela qu'elle exemple dans la traduction des Septante. Or ce mot est une source
parle, la mansuétude, mansuetudo, étant une sorte de sollicitude d'embarras, il devrait être une source d'embarras pour Danièle
apprivoisée, en vue d'apprivoiser, d'aptitude à rassurer, consoler, Aubriot, car il est aussi présent dans des textes d'Euripide qu'elle
une sorte de «douceur» («douceur» étant la traduction choisie par doit citer (je vous y renvoie, p. 19) où d'ailleurs il est question
Mme de Romilly dans son livre La douceur dans la pensée grecque 2 de pardon entre fils et père, selon des motifs que nous aurions
où elle accorde beaucoup d'attention à la suggnômê). pu analyser dans la suite de ce que nous avons fait jusqu'ici. Eh
En s'appuyant sur bon nombre d'occurrences que je vous laisse bien, que fait Danièle Aubriot pour démontrer néanmoins que,
étudier par vous-mêmes, Danièle Aubriot croit pouvoir avancer une comme elle le dit, chez les Grecs, «il n'y a pas de place pour le
thèse assez ferme, à savoir que, dans bon nombre de pratiques, de pardon»? (Cette dernière formule trouve de surcroît son écho
situations pragmatiques au cours desquelles le mot de « suggnômê» énergique un peu plus loin:« Il n'est pas très étonnant, dit-elle, de
se trouve dans la bouche des Grecs, surtout des rhéteurs, la culpa- fait, que le pardon n'ait pas eu vraiment sa place, en tant que tel,
bilité «se volatilise», la« responsabilité échappe». lans la société grecque: les dieux n'en donnaient pas l'exemple.
La mythologie est trop pleine de châtiments divins dont l'irréver-
La <:ruyyvffij..tll, d'adhésion intellectuelle à des excuses fondées sur un sibilité nous semble cruelle, pour qu'il soit nécessaire d'insister 3 »
raisonnement peut, dans des conditions extrêmes, en arriver à n'être \ (Niobé, Arachné, Marsyas, Œdipe!).)
plus qu'une sorte de résignation lasse au mal accompli, colorée du Et il faut bien que cette série de précautions embarrassées 4 (de
sentiment amer que la faute pourra se reproduire indéfiniment. Si fait, vraiment, en tant que tel: si le pardon n'a pas sa place (que veut
pour nous [!je souligne pour des raisons qui apparaîtront mieux tout à
dire, d'ailleurs, avoir sa place pour une chose comme le pardon?)
l'heure] le pardon implique de faire gracieusement remise d'une faute
- «de fait», «vraiment», «en tant que tel»-, c'est peut-être qu'il a
délibérée alors que pour les Grecs, quand elle est avouée volontaire, il
, a place, autrement que« en fait», «vraiment»,« en tant que tel»; et
n'y a pas de quartiers, il est clair que nous [je souligne] pouvons bien

1. O . Aubriot, << Quelques réAex.ions sur le pardon en Grèce ancienne>>, ~ans Le Point
1. Jacques Derrida abordera la <<seconde pause>> lors de la<< Huitième séance>>, comme théologique, art. cit. , p. 17-18 [(c'est J acques Derrida qui souligne). (NdE)]
ille précise plus loin (voir infra, p. 3 11). Voir aussi infra, p. 244 et p. 294. (NdÉ) . i bid., p. 2 0. (NdÉ)
2. Jacquelin e de Romilly, La douceur· d.ans fa pensée grecque, Paris, Société d'édition 3. ibid. , p. 23 (c'est Jacques D errida qui so uligne). (Nd É)
«Les Beffes Lettres», coll. <<Études an i n ne >>, 1979; rééd ., Paris, H a h rte, 1995. Voir 4. erre phra e est reprise au pa ragra1 he suivant; la par n th se o uverte ici ne se
notamm ent le h ap irre IV in riru l · <<La S'!lggnomèet 1 s faures x usabl >>, p. 65-76. (N d.É) r 'l'Ill pas d ans le ta i LI rit. (NdÉ)
LE PA l JU I E ET L : l'A RI ON ,' 1 1 •: M l·: SI1AN C E

cela m'inciterait à suggérer, comme je l'ai fait ailleurs pour le don 1 rn me, 1' étranger au même, le tout autre même, n écessair rn n t
ou pour l'hospitalité 2 (et pour des raisons, selon une loi analogue), in arné par quelque transcendance venant rompre le dedans écono-
que le pardon ne peut avoir lieu que là où sa vérité n'apparaît pas, mique d'une cité, d'une culture, d'une nation, d'une famille, et mêm ·
ne se donne pas, ne se présente pas, en fait, de fait, vraiment, en d ' une histoire, etc. En tout cas, il s'agit pour Danièle Aubriot d e
tant que tel, ne s'exhibe pas comme telle, présentement, en fait, montrer, et c'est ce qui nous importe peut-être le plus du point d
dans une intuition ou une perception. Quant à la remarque selon vue politique, que l'idée de démocratie implique l'égalité devant le
laquelle «les dieux [les dieux grecs] n'en donnaient pas l'exemple. hâtiment et paraît donc peu compatible, chez les Grecs, avec cett
La mythologie est trop pleine de châtiments divins dont l'irréversi- lo i d'exception qui va de pair avec la grâce et le pardon. Comme
bilité nous semble cruelle, pour qu'il soit nécessaire d'insister», cet li e le dit:
argument fait sourire, au moins: comme si le Dieu de la Bible ne
donnait pas l'exemple de châtiments cruels et irréversibles et comme Les Grecs ne pouvaient guère concevoir (pour eux-mêmes) la grâce
s'il n'y avait pas, dans la tradition biblique, d'économie sublime pour ainsi dire verticale, qui est hors justice, en quelque sorte, le «fait
qui rétablît la logique de la suggnômê au lieu de la grâce pure; mais du prince » ; car si en Grèce, il n'y a pas forcément la démocratie, il y
laissons cela pour plus tard. a au moins l'égalité. Entre égaux, on se cherche des excuses, mais le
Il faut donc bien que cette série de précautions embarrassées pardon est déplacé. Du fait qu'il met ses usagers au-dessus des lois et
signale ou dénie quelque chose. Et pour démontrer, donc, qu'« il n'y de la justice, et qu'il rabaisse ses bénéficiaires au rang d'obligés recon-
a pas de place pour le pardon» «dans la société grecque », Danièle naissants, voire soumis, peut-être aurait-il posé à la société grecque
Aubriot doit lui assigner une place ou une origine étrangère, mieux, plus de problèmes qu'il ne lui aurait permis d'en résoudre 1. (P. 27.)
la place de l'étranger dans la culture grecque. Elle dit, pour rendre
compte de ces cas de grâce souveraine qu'on trouve chez Euripide Remarque encore intéressante et pertinente, mais qui laisse au
ou Hérodote, qu'alors, le «pardon sied aux princes, c'est-à-dire du n1 oins supposer que« nous », comme dit souvent Danièle Aubriot,
point de vue grec, aux étrangers; l'émulation de [la] hauteur sur JUÏ sommes dans une culture du pardon et qui sommes ouverts à ce
laquelle il est fondé semble rendre son usage impropre dans une 1u e les Grecs auraient ignoré, ne vivrions ni dans une démocratie
communauté égalitaire. En Grèce, en revanche, quand on trouve la ni d ans une société faisant de l'égalité des sujets devant la loi
ouyyvffillll, elle est plus voisine de l'indulgence que du pardon, c'est- '' n principe sacré. Quoi de la démocratie, alors, en culture d e
à-dire d'une qualité ambiguë apte à dégénérer en licence permissive, t radi ti on judéo-christiano-islamique? En tout cas, ces remarques

que d'une vertu marquée au coin de la grandeur 3. »Ce qui est sans \ >nt l'intérêt de nous rappeler à la difficulté de politiser le pardon,
doute largement vrai, mais aussi insuffisant. D'abord, on peut se la d ifficulté même d'en faire une res publica, la difficulté aussi du
demander si le pardon, le pardon absolu n'est pas, structurellement, 1 ·Hdon dans un État démocratique, et surtout de cette spécifi-
toujours en situation dëtranger, d'événement d'origine structurel- ' ;\l io n politique du pardon qu'est le droit de grâce reconnu au

lement étrangère, hétérogène par rapport à quelque dedans écono- •• > 1verain, au gouverneur ou au chef d'État. Nous n'en avons pas

mique de la culture ou de la politique que ce soit, comme l'étranger li 11 i avec cette difficulté, mais c'est dans cette perspective qu'il faut
1 r ·ndre en considération cette autre remarque de Danièle Aubriot
1. Voir, entre autres textes, ] . Derrida, Donner le temps, op. cit., p. 27-28. (NdÉ) 1 . 2), à savoir que, dans la Grèce classique, quand on choisit
2. Voir J. D errida, S~minaire << Hostilité 1 hospitalité>> (inédit, 1995- 1997) et D e la ,. mise de peine, on n'en fait pas un titre de gloire, on en a un
l'hospitalité, op. cit. (NdE)
3. D . Aubriot, << Quelques réAexio ns sur le pardo n en G rèce ancienne», dans Le
Point théologique, art. cit., p. 21. (Nd É) 1. Ibid., p. 27.

4 lt.
I. E 1 ARJ RE E'l' LE 1J\ 1 1 N

peu honte et tendance à le cacher. La suggnômê est plus facilement Mais Je pard n, OLI JU' llî 1 • Lntqu · · ·mbl ; happer. En ffi t ,
admise dans le domaine privé que dans l' espac:e public (distinction chaque foi qu' H vo.i app::t r<îtr qu !gue hase qui ressembl au
importante que nous devrions méditer, qu'elle soit attestée ou non: pardon, on est dis uad de 1' a cep ter pour tel par une raison ou par
toute remise de peine est-elle un pardon, tout pardon est-il une une autre. Tantôt c'est qu'il s'agit d' une indulgence fondée sur d s
remise de peine, un châtiment levé? Et le pardon est-il soumis à excuses dont le caractère raisonné est incompatible avec la notion d
la distinction privé 1 public comme à une distinction pertinente? «grâce» contenue pour nous dans le pardon: si l'on peut vraiment parler
Y a-t-il un sens à accorder en privé un pardon refusé en public? de pardon accordé de façon juste, c'est qu'il ne s'agit plus vraiment
Par exemple, à pardonner quelqu'un ou à demander pardon à de pardon. Tantôt la grâce est bien présente, mais pour des motifs
quelqu'un qu'on envoie à la chaise électrique? Énorme ruche de intéressés: il est avantageux à une personne ou à un peuple, pour sa
questions que je ne fais que signaler ici). renommée ou pour une question d'utilité immédiate, de « fermer les
Avant de quitter ce texte de Danièle Aubriot, et toujours dans la yeux»; ou bien il est prudent de ne pas se montrer un juge inflexible,
dans l'hypothèse où l'on aurait soi-même à être un jour jugé à son
première pause annoncée (la seconde sera pour la prochaine fois),
tour. Cette «grâce», qui se présente comme une« mise de fonds» en
j'attirerai votre attention sur deux lieux de malaise dans cette analyse
vue d'une récupération ultérieure, nous semble comporter quelque
culturelle ou anthropologique consacrée à <<eux les Grecs», par
chose de choquant.
opposition à «nous» autres (non-Grecs) 1•
Et pourtant, quand Bourdaloue dit: «Celui qui dans le temps
Premier malaise: je le situerai dans l'usage oppositionnel du «eux» n'aura pas exercé la miséricorde, n'a point de miséricorde à espérer
et «nous» . Que se passe-t-il quand l'anthropologue ou la culturo- dans l'éternité» (Be dim. après la Pentec. Dominic., t. III, p. 110),
logue du pardon et de l'excuse, de la suggnômê, dit «eux» et «nous » ? l'espoir de réciprocité est présent aussi même si, sur le plan stric-
Et quand elle est bien obligée de tempérer son opposition par un tement humain, le pardon semble gracieux et sans contrepartie. La
«Et pourtant» et un «pour l'analogie 2 »? L'enjeu de cette page, perspective nous semble changée, du fait qu'il y a deux niveaux, sur
scandée par une alternance de «eux» et «nous » va nous permettre terre, et après. Mais n'y a-t-il pas calcul aussi et convient-il vraiment
de formaliser ce que nous pourrions appeler un principe d'économie de mettre l'accent sur la différence qui sépare cette attitude de la
qui vient ruiner toutes les oppositions et passer toutes les frontières mentalité grecque, plutôt que sur l'analogie?
dont nous parlons ici. (Lire et commenter S p. 25-26-27.) Si l'on penchait pour l'analogie, il faudrait estimer que le pardon
avait sa place en Grèce ancienne. Toutefois, il resterait vrai de dire
En somme, s'il fallait s'acheminer vers une conclusion, on pourrait que, si la «douceur» a recueilli de plus en plus de suffrages, l'indul-
dire que les Grecs ont bien connu la compassion, la pitié, l'indul- \ gence, elle, n'a guère cessé d'être controversée tandis que le pardon, à
gence, la clémence, l'équité qui prend en compte les circonstances supposer qu'il ait vraiment été pratiqué, aurait toujours paru suspect. Il
atténuantes. Un vif sentiment de solidarité humaine leur a fait éprouver semble en effet qu'on puisse, pour la période qui nous intéresse, opposer
en particulier la compassion à toutes les époques, dans presque toutes grossièrement le vrai pardon, qui s'inscrit dans un contexte despotique
les circonstances, chez presque tous les auteurs: aussi bien la consi- ou féodal, et le domaine des excuses, du plaidoyer argumenté, qui
dération de la toute-puissance et de l'ataraxie des dieux, que l'amère est du ressort de la justice, même s'il vise à la nuancer dans le sens de
constatation de leur indifférence, ont pu nourrir ce sentiment. J' équité. Les Grecs ne pouvaient guère concevoir (pour eux-mêmes) la
grâce pour ainsi dire verticale, qui est hors justice, en quelque sorte, le
1. Jacques Derrida a développé cet argument dans «Nous autres Grecs», dans Nos
« fait du prince»; car si en Grèce, il n'y a pas forcém ent la démocratie,
Grec~ et le~rs mod~rnes. Les stratégies contemporaines d'appropriation de (Antiquité, Barbara il y a au moins l'égalité. Entre égaux, on se cherche des excuses, mais
Cassm (d1r.) , Pans, SeLiil, coll. «Chemins de pensée», J 992,, p. 25 L- 276. (NdÉ) le pardon est l pla é. u fait qu'iJ met ses usagers au-dessus des lois
2. Dans le tapuscrit, on li t: « par anJ iogi ». (NdÉ) t d la ju t i ', · L ~u ' il rabai s e e bénéfi iaires au rang d'obli gés
LE PARJUR E ET LE PARD O N

reconnaissants, voire soumis, peut-être aurait-il posé à la société moment où ils grav nt ur une stèle, une colonne, le texte d ' un
grecque plus de problèmes qu'il ne lui aurait permis d'en résoudre. erment (horkos) qui proférait les anathèmes les plus terrifiants,
Oscillant entre la condescendance pour le mal involontaire, et la 1 s pires menaces contre ceux qui le violeraient. Puis ils faisaient
répugnance à concevoir le mal comme fruit d'une volonté délibérée, s nuent de juger conformément aux lois ainsi inscrites dans la
la pensée grecque ne semble pas avoir rempli les conditions requises pierre, de châtier quiconque les aurait violées antérieurement,
pour être disposée à exalter les vertus du pardon 1. le serment, l'engagement de ne jamais transgresser eux-mêmes à
)'avenir les formules littérales de l'inscription (« tôn grammatôn »),
Cela, c'était le malaise de la conclusion; le second malaise, je crois de ne commander et obéir eux-mêmes qu'en conformité aux lois
le déceler dans l'introduction, dès la rhétorique de l'exorde en forme d e leur père («kata tous tou patros nomouS») 1.) 2 Et à la fin du
de captatio benevolentia. En feignant de solliciter l'indulgence de Critias, au moment où le dialogue s'interrompt (j'insiste encore
ses auditeurs (car ce fut d'abord une conférence), Danièle Aubriot sur l'interruption, j'ai dit pourquoi en commençant), mais s'inter-
rappelle sur le ton enjoué de la conférence académique distinguée, rompt comme par accident, sans même qu'on sache si c'est une
la scène au cours de laquelle Critias, au début du Critias, sollicite interruption décidée ou non (un commentateur, Luc Brisson, dit:
l'indulgence, la suggnômê, justement de ses auditeurs au moment «Sur ces mots se termine brutalement le récit de Critias. Platon
d'aborder une tâche difficile. C'est de la part de Danièle Aubriot avait-il abandonné la rédaction de ce récit? A-t-on perdu la suite
une petite phrase, la première, de quatre lignes qui sont aussitôt n raison de la détérioration d'un manuscrit [donc, l' endomma-
abandonnées, comme cette référence au Critias il AT AANTIKO~ 2 , ement d'un "record', d'une "archive"]? Pour l'instant on n'en
qui suit et poursuit, comme vous le savez, le Timée. Si on va y sait rien 3 »), donc au moment où la parole du Critias s'inter-
voir, comme j'ai eu envie de le faire, les choses sont beaucoup ro mpt, où en est-on? Eh bien, au moment de décadence de l'île,
plus intéressantes et troublantes. Je ne crois pas devoir prendre l.es habitants de l'île, quand leur divinité s'éteint et que leur
le temps de consacrer à ce passage toute l'analyse philologique et humanité reprend le dessus, quand ils semblent heureux et satis-
rhétorique qu'il mériterait, mais je voudrais, en allant un peu plus Îaits, repus de bonne conscience alors qu'ils sont devenus injustes
loin que Danièle Aubriot, vous mettre au moins sur la piste pour ·r upides, alors le Dieu des Dieux, « theos ho theôn », Zeus, voulut
que vous alliez y voir vous-mêmes si vous le souhaitez. Peut-être 1 ur appliquer la justice d'un châtiment (dikên- et n'oublions pas
un jour reviendrons-nous sur cette extraordinaire scène du serment que la« dikê», ce mot si énigmatique, peut vouloir dire en grec à
qui clôt ce dialogue inachevé 3 (c'est une scène sacrificielle qui \ la fois la justice, le procès, le plaidoyer, le jugement, et la consé-
réunit les dix rois de l'île Atlantide, domaine de Poséidon, au lU nee du jugement, à savoir la peine, le châtiment). Le Dieu des
l i ux veut donc les juger, les passer en jugement, et donc vraisem-
l lablement les châtier. Il réunit tous les dieux, pour faire la loi et
1. D. Aubriot, «Quelques réflexions sur le pardon en Grèce ancienne>>, dans Le
Point théologique, art. cit., p. 25-27. r ·ndre la justice, il les rassemble dans leur plus noble économie,
2. Tel dans le tapuscrit; <<OU l'Atlantide>>, selon la traduction de Luc Brisson 1·ur plus noble foyer, leur plus noble maison(« eis tên timiôtatên
(Platon, «Critias ou l'Atlantide; genre politique>>, dans Œuvres complètes, trad. fr. et
éd. L. Brisson, Paris, Flammarion, 2011). (NdÉ)
3. Jacques Derrida commente ce passage du Timéedans «De la couleur à la lettre>>, 1. Platon , Critias, 120b, trad. fr. et éd. Albert Ri vaud, Paris, Soc_iété d'édition «Les
dans Atlan grand format, Paris, GaJlimard, 2001, p. 18 et p. 29, note 17; repris dans /Ir/les Lettres», «Coll ection des Universités de France>>, 1956. (NdE) ,
Penser à ne pas voir. Écrits sur les arts du visible (1979-2004), Ginette Mi chaud, J oana · . Nous fermons ici la parenthèse ouverte plus haut (supra, p. 246). (NdE)
Maso et Javier Bassas (éds.), Paris, Éditions de la Différence, coll .« Essais>>, 2013, 3. Luc Brisson, «Notes à la n aduC[ion du Critias>>, dans Platon, Timée, suivi du
p. 231, note 19. Sur le Timée, voir J. Derrida, Khôra, Paris, Galil ée, oll. «TnciseS>>, .'1·/tirts, t rad . fr. er éd. L. Brisso n, avec la collaboration de Miche! Patillon, Paris,
1993. (NdÉ) 11 \amrnarion, o ll. «C P r\a, mario n >> , 1992, p. 392, note 196. (NdE)

/a,
1. 1( l' Al JUR tl, 1\T 1.1 1, P 1'1 N

le r m erciaot et le Jouant d 'avance, 1 prian t n v ri cé d guider D a ns sa répon , ra t ' r pr nd · m o ts ; il dit qu' on lui
::1 cordera ce don sans hésic r, d'avance, comme au troisième orateur,
sa parole au moment de parler non plus à · ieu mai d e Dieu, ici
de la naissance et de la génération des Dieux). Pour citer l'autre H ermocrate. Et l'un des traducteurs traduit même ce don par
traduction (Brisson, Aubier) : «Pour être sûrs de mener à bonne «grâce». Le mot de « suggnômê» revient encore dans la bouche de
fin ce qui nous reste à dire sur la génération des dieux, nous prions ocrate quand il conclut:
donc ce dieu de nous donner le plus parfait et le meilleur des
remèdes, la science 1• » Le poète qui vous a précédés lui a plu [au public] merveilleusement,
Etc' est alors, faisant écho à cette prière à Dieu pour qu'il accorde et il vous faudra obtenir une indulgence illimitée [une suggnômê
infinie: pampollês], si vous voulez être capable de remporter les mêmes
une dikê (une justice qui soit un jugement réparateur et secourable,
une justice de clémence et de salut), c'est alors que Critias, qui prend suffrages 1•
alors la parole, une parole qu'il gardera presque sans interruption,
Une suggnômê infinie, une bienveillance illimitée: qu'est-ce que
c'est alors qu'il adresse la même demande à ses interlocuteurs:
cela peut vouloir dire, ici, infinie?
Mais oui, Timée, j'accepte ce soin. Seulement, j'en userai comme vous
Stes en commençant: je demanderai votre indulgence (suggnômên)
car je dois traiter d'un grand sujet. C'est moi maintenant qui vous
adresse cette même demande [celle que vous adressiez à Dieu: soyez
indulgent pour moi comme Dieu pour vous: pardonnez-moi comme
vous demandez que Dieu vous pardonne (pardonne-nous comme nous
pardonnons à ceux qui nous ont offensés: analogie de l'analogie:
seulement formelle)), et je sollicite même l'indulgence (suggnômê)
plus grande encore, à laquelle j'ai droit, étant donné les questions
dont je vais parler[ ... ]. Mais, que ce que j'ai à dire ait besoin de plus
d'indulgence (pleionos suggnômês deitai), parce que le sujet est plus
difficile, voilà qui a besoin d'être prouve!

Le mot de« suggnômê» et la même demande seront encore rappelés


à la fin de la même tirade : \

Voilà ce que j'ai voulu vous rappeler et c'est afin de vous demander
une indulgence, non plus petite, mais plus grande, pour ce que je
vais vous exposer, que j'ai dit tout cela, ô Socrate. Et si vraiment je
vous semble en droit de solliciter[ ... ] [ce don (dôrean), cette gratifi-
cation, accordez-le moi (accordez-la moi)] généreusemem 3.

1. Platon, Critias, 106b, op. cit., trad. fr. L. Brisson. (NdÉ)


2. Platon, Critias, 106c-107a, op. cit., trad. fr. A. Rivaud. (NdÉ)
3. Ibid. , lOSa. (NdÉ) 1. fb id. , 108b. (Nd (.:)

0
Annexe 1

Page 216, et note 2.


Première question, j'avais fait allusion la dernière fois à ce qui
venait de se passer aux États-Unis quand le gouverneur Bush Jr.,
refusant sa grâce, son pardon, rappelait que c'est en raison d'un
engagement, qu'il avait pris auprès de ses électeurs pendant la
campagne électorale, qu'il se refusait par principe à accorder un
droit de grâce, qui est pourtant inscrit constitutionnellement dans
sa fonction de gouverneur. La question que je voulais commencer
à développer, mais nous y reviendrons, j'espère, encore au cours des
séances prochaines, est celle de cette complication. Évidemment, il y
a comme une contradiction apparente à s'engager dans un processus
électoral démocratique auprès de ses électeurs potentiels à n'exercer
en aucun cas un droit de grâce qui le libère de tout engagement de
tout type (ce que veut dire« grâce», qu'il s'agisse de la grâce comme
pardon, qu'il s'agisse de la grâce gracieuse, du don gratuit, qu'il
s'agisse de la grâce de la danseuse ou d'un mouvement quelconque,
\ la grâce signifie justement: ce qui ne coûte rien, aucun travail, aucun
processus, aucune discussion, ce qui est donné sans justification
et sans travail préalable). Par conséquent, on n'a pas à se justifier
d'un droit de grâce et on n'a surtout pas à s'engager auprès d'élec-
teurs au sujet de la souveraineté même, de la souveraineté absolue,
que constitué un droit de grâce. Alors, évidemment, on peut de ce
point de vue-là considérer que le droit de grâce, droit maintenu dans
l'exercice, dans le concept de souveraineté telle qu'elle est accordée
à tout chef d'État dans nombre de démocraties occidentales, à tout
gouverneur aux États-Unis, qu'un tel droit de grâce est contradic-
toire naturell m n t av la démocratie électorale.
LE PA I JU IUo: E'I' LE PAI U N ANNE 1·: 1

Néanmoins, j'avais suggéré tout au début du séminaire, en lisant Etats-Unis, mais à l'échelle fédérale aussi pour certains crimes dits
un texte de Kant au sujet du droit de grâce 1, que cette exception, que fédéraux. Il se trouve que dans l'espace sur la carte des démocraties
le droit de grâce constitue dans le tissu de la démocratie politique, de type ou de tradition européenne, dans des sociétés dites avancées,
des engagements politiques, cette exception qui est donc métapoli- industrielles, etc., les États-Unis sont une massive exception d'autant
tique, transpolitique, est en même temps ce qui fonde le politique plus massive que, comme vous le savez, non seulement le principe
même. Er c'est pourquoi il est maintenu, comme la place du roi est de la peine de mort est maintenu à l'échelle fédérale, maintenu dans
maintenue même dans les républiques et les démocraties parlemen- de nombreux états, etc., etc., mais il y a des milliers de condamnés
taires, et il y a donc incontestablement une tension entre l'ordre du à mort, un grand nombre d'exécutions dans des conditions que j'ai
politique et ce qui, lui étant étranger, le fonde, à savoir le droit de rappelées la dernière fois, la question est de savoir comment inter-
grâce et la souveraineté absolue. Rappelez-vous le texte de Kant, si préter sans se précipiter vers un procès moral, juridique ou politique
prudent, si intéressant, qui concernait non pas le droit de grâce en des États-Unis, comment interpréter cette situation géopolitique
démocratie mais le droit de grâce en monarchie. Kant disait que le d'aujourd'hui où la plus grande puissance mondiale, celle dont
droit de grâce, qui était naturellement intangible, devait être réservé dépend ce qu'on appelle l'ordre mondial, l'ordre économique, l' ~rdre
au cas où le roi ne l'exercerait que là où il était lui-même la victime militaire, etc., etc., maintient une peine de mort là où tous les Etats
de la faute condamnée, mais qu'en aucun cas le souverain n'avait dits démocratiques, se conformant au modèle de la démocratie,
le droit d'exercer son droit de grâce là où l'exercice de cette souve- considèrent qu'une démocratie doit abolir la peine de mort. C'est
raineté risquait de nuire aux sujets, là où le souverain lui-même un fait à être interprété, un fait, à mes yeux, fragile et problématique
n'était pas la victime du crime. Alors, évidemment, le gouverneur même en Europe, mais c'est un fait, en tout cas, un fait juridique,
Bush pourrait dire: «Je n'exercerai pas mon droit de grâce dans la que la peine de mort a été abolie dans tous les pays de l'Europe
mesure où l'exercer, c'est nuire virtuellement à mes sujets, aux citoyens occidentale. Et la question est de savoir comment interpréter ça
de l'état dont je suis le gouverneur. » Er par conséquent, c'est une d'un point de vue qui ne serait pas seulement celui de la morale,
manière, naturellement, qui a une certaine consistance et certaines mais d 'un point de vue qui serait celui d'un état de la société civile
conséquences, de rappeler que le droit de grâce ne doit s'exercer américaine, un état de cette société rel que non seulement la peine de
que dans les cas où le souverain lui-même, dans sa personne, est mort y est maintenue mais que la grande majorité de la population
victime. Néanmoins, la question reste entière de savoir jusqu'à quel y est favorable et que ce n'est pas demain la veille de l'abolition de
point est compatible ce droit de grâce, qui est transpolitique et qui la peine de mort aux États-Unis.
\ Naturellement, ce problème énorme, il faudrait ne l'aborder ici,
pourtant fonde le politique, avec la démocratie politique. Ça, c'est
une dimension particulièrement difficile de la question qu'on peut etc' est déjà beaucoup, que du point de vue de ce qui nous intéresse,
traiter froidement sans chercher à mettre en accusation, ou d'ail- \ à savoir la question du pardon et de la grâce. Est-ce que le pardon
leurs à justifier, M. Bush Jr. et ceux qui lui ressemblent. ou la grâce est une catégorie politique ou non? Est-ce que ça relève
Une autre dimension de cette question concerne, et j'y avais fait de la chose publique ou de la chose privée? Dans le cas d'Abraham,
une_allusion trop brève la dernière fois, le fait massif aujourd'hui que rapport entre Abraham et la généralité éthique, est-ce que tout ce
les Etats-Unis sont, me semble-t-il, la seule dite grande démocratie, que nous avons dit du pardon à propos du sacrifice d'Isaac relève
avancée, parlementaire et moderne dans laquelle le droit de la peine ou non de l'espace éthique ou politique? C'est dans cette direction
de mort est maintenu non seulement dans de nombreux états des que j'aurais aimé développer les choses.

1. Voir supra, p. 47-48. (NdÉ)

4
Annexe 2

Page 216, note 4.


uand j'ai dit trop vite la dernière fois 1 que la scène du secret sur
la 1uelle j'ai tant insisté à propos du sacrifice d'Isaac, sacrifice d'Isaac
1u i, justement, était soustrait à la généralité éthique, donc à l'espace
1 ub.lic, familial, national, civil, etc., quand j'ai dit que cette scène du
•· · T t était exemplaire et que, donc, c'était en apparence seulement
qu'elle était réservée à cette situation paroxystique et hyperbolique
•t quasiment monstrueuse qu'est le sacrifice d'un fils préféré (d'une
1 romesse, parce qu'Isaac, c'est la promesse de l'avenir) par son père,
j · voudrais revenir là-dessus tout en maintenant ce que j'ai dit. Il ne
1;1ut pas oublier que, néanmoins si exemplaire cette scène soit-elle,
lans sa structure universelle, universalisable, Abraham aujourd'hui
: ·rait considéré, Kierkegaard le disait très bien, comme un criminel
al olu. Il passerait en jugement, mais s'il avait seulement commencé
; fa ire ce qu'il a fait et qu'on l'avait surpris en train de faire ça,
n' t-ee pas, il est sûr qu'il serait impitoyablement jugé comme tel
\
no n seulement en Europe mais aux États-Unis [Rires]! Alors, la
1u stion, c'est celle-ci peut-être: quelles conséquences tirer de ce fait
Ju 'il serait impitoyablement jugé, poursuivi et jugé, si l'exemplarité,
j dirais «ordinaire », de cette scène dont j'ai beaucoup parlé les fois
passées restait irrécusable, à savoir que c'est exemplaire, ça se passe
LO ujours, c'est un fait de la vie la plus ordinaire et, néanmoins, ce
fait est monstrueux et suscite virtuellement d 'être poursuivi devant
la loi? Autrement dit, le secret absolu partout où il est demandé

1. Allusio n à la di scussio n ayant eu li eu lors de la séance du séminaire rest reint


lu 4 février 1998. Vo ir aussi suprtt, p. 13 1, nore 3, p. 133-134 et p. 159-160. (NdÉ)

7
L E PARJ U RE ET L:: l' A l 1 ON

de façon radicale, comme c'est le cas dans cette scène, eh bien, es t


passible, naturellement, des peines les plus longues pouvant aller
jusqu'à la peine de mort. Ce qui veut dire que le crime est partout,
que ce crime, que cette demande du secret que j'ai tenté d'analyser,
est virtuellement criminelle et passible de la loi partout où il y a une
loi, partout où il y a du droit, où il y a du droit politique. Ça veut Septième séance
dire quoi? Ça veut dire que cette demande de secret, du respect du Le 25 février 1998
secret absolu dont nous avons parlé, doit rester absolument secrète
dans son expérience et surtout dans ses conséquences, doit rester
invisible, faute de quoi, naturellement, elle est passible des peines les
plus grosses. C'est la peine de mort. Pour le secret absolu demandé,
je m'excuse.
il est inscrit dans la structure du juridico-politique dans laquelle
nous vivons que la peine la plus lourde doit être requise. Et il faut
J'avais ouvert ce séminaire en disant d'un mot: « par~on », un
en tirer les conséquences, virtuellement, sauf là où, naturellement,
l'épreuve est passée, comme dans le cas d'Abraham où finalement mot seul, isolé, esseulé, insulaire, un mot dont la solitude, la
l'ange est arrivé et a suspendu le crime, n'est-ce pas, sauf dans ce place, le statut et la pragmatique, le lieu d'énonciation étaient
cas-là, mais virtuellement, virtuellement, car personne ne pouvait bien incertains.
être sûr que l'ange allait descendre, virtuellement, la demande de De cette incertitude s'est ensuivie, la déroulant de façon aussi
secret absolu est passible des peines les plus lourdes et est intolé- onséquente mais aussi libre que possible, tout ce qui fut dit depui~.
rable pour un ordre juridico-politique au sens strict. Voilà les points Ce qui, paraissant indécidable, indéci~é, entre l'acte ~erformauf
sur lesquels j'aurais voulu revenir brièvement et que nous pourrons par lequel j'aurais demandé «pardon.», ~vous dem~nde pardo~, et
réaborder la prochaine fois, par exemple lors du séminaire restreint l'acte par lequel je prenais ou donnais 1exemple dun n~m, dune
de la semaine prochaine 1 • phrase, d'une scène dont nous allions traiter: t~émauquem~nt,
problématiquement, programmatiquement, .theon~ueme~ t, p~l.lo:
sophiquement, dans un séminaire, ce qlll, ~a~a1ssant ~n~eo.de
paraissait ainsi suspendu, c'était aussi ce qlil tient le semmaue
\ en mouvement, chacun, chacun de vous, moi-même, chacun se
trouvant à la fois au-dedans et au-dehors d'un espace dramatique,
d ' une dramaturgie drastique dont on ne sait pas qui est l'acteur,
qui le sujet et «qui» ou «quoi» l'objet, le thèm.e, l',i~é.e m~me.
O n n'est même pas sûr d'avoir affaire, avec cette mdeoswn,. a un
paradigme - et pourtant, même si ce paradigme reste tOUJ~urs
inaccessible et perdu, nous ne cessons pas d'en ré-itérer la v01e et
la nécessité.
Nous le ferons aujourd'hui encore.
1. Sur cette séance du séminaire restreint du 18 février 1998, voir sup ra,« N ote des Aujourd'hui, j'ouvre la séance, je l'ai déjà ouverte en disant: «Je
éditeurs», p. 18, note 2. (NdÉ)
m'exc us ».
LE 1'/\Rj URE Eï' LE 1' /\ 1 1 N .' I'. P I'J fl.tvll ·: S ~ /\N CE

Que dit-on et que fair-on en disant: «Je m'excuse» ? Er que sous- 1 S'agissant d'Augustin t de Rousseau, je ne sais pas si on a jamais
entend-on dans cette formule dont on sait qu'en bon français, remarqué (en tout cas, je viens de le remarquer par moi-même
en bienséance française, elle est dire incorrecte, impolie, au fond pour la première fois, bien que je me sois intéressé à ces deux
immorale, coupable, donc? Il est coupable, il est fautif, donc textes < sur lesquels >j'ai écrit ailleurs 2 ), je ne sais pas si on a
coupable de dire: «Je m'excuse». jamais remarqué telle analogie saisissante, si saisissante qu'on en
«Je m'excuse» est inexcusable: « inexcusabilis » 1• vient à douter s'il n'y a pas là un surcroît de fiction ou de compo-
Seul l'autre peut excuser, l'autre à qui il faut, sans s'excuser sition littéraire de la part de Rousseau (dont vous savez qu'il dit
soi-même, demander ou présenter des excuses, en le laissant décider de la fiction qu'elle n'est pas un mensonge), je ne sais pas si on
librement si, ces excuses, il les accorde ou non. a jamais remarqué, donc, analogie saisissante, que rous les deux
Et pourtant, on dit parfois: «Je m'excuse». Peut-être le fair-on confessent, et rous les deux au livre second de leurs Confessions,
toujours. en un lieu décisif, voire déterminant et paradigmatique, tous les
En m'excusant auprès de vous pour le long détour et surtout pour deux avouent un vol. Ce n'est pas tout: tous les deux avouent un
le trajet en zigzag ou en slalom, le trajet peut-être délirant (vous savez vol en fait et objectivement anodin, mais qui eut le plus grand
que délirer, delirare, cela veut dire «sortir du sillon», s'écarter de la retentissement psychique sur toute leur vie, et de surcroît un vol
ligne droite, extravaguer dans l'aberration- et le pardon est peut-être qu'ils commirent tous deux à l'âge précis de seize ans, et dans
une hyperbole délirante), en m'excusant donc auprès de vous pour les deux cas un vol inutile, un vol dont la finalité n'est pas la
le long détour et surtout pour le trajet en zigzag ou en slalom, pour valeur d'usage de la chose volée (des poires pour saint Augustin,
l'itinéraire sans itinéraire et peut-être délirant que j'impose à votre le fameux ruban de Marion pour Rousseau), mais, au lieu de la
patience, je vais plaider les circonstances atténuantes en indiquant le valeur d'usage immédiat (dont ils insistent l'un et l'autre pour
cap de cette course apparemment errante, planétaire en vérité (vous dire qu'elle fut nulle ou secondaire; Augustin dit ainsi: «Car j'ai
savez que le mot «planète» veut dire «astre errant», d'un mot grec volé ce dont j'avais une provision, et de bien meilleure qualité;
pour «errance» avec lequel nous avons rendez-vous chez Platon en et je voulais jouir, non pas de l'objet que je recherchais par le vol,
fin de séance), course errante, donc peut-être délirante et folle en mais du vol lui-même et du péché 3 » (II, IV, 9)- Rousseau nous
vérité; je vais indiquer le cap provisoire de ces détours, zigzags, digres- l'entendrons, dit quelque chose d'analogue), au lieu de la valeur
sions, errements, délires, affolements par deux repères fixes, deux d'usage immédiat, ce n'est pas davantage la valeur d'échange de
piquets, deux références stables. Saint Augustin et Rousseau seront l'objet volé, du moins au sens banal du terme, mais peut-être
\
ces deux «piquets». Ils sont d'ailleurs depuis longtemps parmi mes en tout cas de l'acte même de voler, qui devient ainsi l'objet du
piquets préférés, mes fous à moi. Car nous allons privilégier provi-
soirement la référence à deux auteurs donc, qui, rous deux auteurs 1. Cette séance fut partiellement reprise par Jacques Derrida, avec des ajouts impor-
de Confessions, parlent le plus souvent le langage de l'excuse, et par · tants, dans la conférence parue sous le titre «Le ruban de machine à écrire. Limited
lnk If», dans Papier Machine, op. cit., p. 33-147 (ici plus particulièrement pour les
exemple l'un, de l'« inexcusable» (inexcusabilis), l'autre de« s'excuser
pages 261-278, dans la section intitulée<< L'avant-dernier mot: archives de l'aveu»:
lui-même». ibid. , p. 43-64). (NdÉ)
2. Voir, entre autres textes, sur Augustin, J. Derrida, <<Circonfession », dans jacques
1. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute: «pour citer d'avance Augustin >>. Voir Derrida, op. cit., et <<En composant "Circonfession" », dans Des Confessio'!s, op. cit. ,
Augustin, Les Confessions (Livres VIII-XIII) , Martin Skutella (éd.) , introducdon et notes p. 45-61 ; sur Rousseau, voir]. Derrida, De la grammatologie, Paris, Les Editions de
d'Aimé Solignac, trad. fr. Eugène Tréhorel et G uilhem Bo uissou, Paris, Descl ée de Minuit, coll. <<Critique», 1967 et «Le ruban de machine à écrire. Limitedink 11», da ns
Brouwer, coll. << Bib!iot:hèque augustienne. Œ uvre · de Sai nt Augustin », 1962, Livre X, Papier Machine, op. àt. (NdÉ)
V1, 8, p. 152. (NdE) 3. Aug11 tin, Le .onfi' ion , op. cil. , Livre Il, N , 9, p. 345. (NdÉ)
LE PARJU RE ET LE 1ARD N

désir, ou l'équivalent de sa valeur métonymique pour un désir nouveau genre quasi littéraire, l'histoire des confessions intitulées
dont nous allons parler. L'un, Augustin, confesse, au Livre II, Confessions, comme histoires autobiographiques inaugurées par
IV, 9 sq., avoir volé des poires, et dans le long cours de cet aveu un vol, chaque fois le vol paradigmatique et paradisiaque d'un
et de la prière qui l'emporte, il s'adresse au vol lui-même: «Moi fruit défendu ou d'une jouissance défendue, comme s'il s'agissait
malheureux, qu'ai-je aimé en toi (Quid ego miser in te amaui), de s'inscrire dans cette grande histoire généalogique des confes-
Ô vol qui fut le mien (o furtum meum), ô forfait nocturne qui sions intitulées Confessions (arbre généalogique d'une lignée litté-
fut le mien à la seizième année de ma vie (o facinus illud meum raire qui commencerait par le vol, sur quelque arbre, au sens
nocturnum sexti decimi anni aetatis meae) 1 ?» Saint Augustin parle littéral ou au sens figuré, de quelque fruit défendu) en y inscrivant
donc lui-même de son âge au moment du vol. Il déclare son âge comme dans l'économie d'un palimpseste, par des quasi-citations
au moment du vol, et il déclare son âge au vol même. Il s'adresse prises comme dans l'épaisseur palimpsestueuse et ligneuse d'une
au vol pour lui dire son âge au moment du vol. Vol, sache que je mémoire littéraire, d'une lignée littéraire clandestine ou cryptée,
t'ai commis, que je t'ai aimé, comme un crime (/acinus), vol, que une cryptographie testamentaire de la narration confessionnelle,
je t'ai aimé et perpétré la nuit alors que j'avais seize ans. Rousseau, un secret entre Augustin et Rousseau, le simulacre d'une fiction
lui, n'en parle pas, de son âge, du moins en référence directe à là même où et Augustin et Rousseau prétendent à une vérité, à
ce vol et au moment précis où il écrit: «Ce ruban seul me tenta, une véracité du témoignage qui ne cèderait jamais au mensonge
je le volai 2 .•. »; mais un calcul facile m'a permis de déduire sans littéraire (encore que la fiction ne soit pas un mensonge pour
risque d'erreur qu'il avait lui aussi tout juste seize ans quand, en Rousseau qui s'en explique avec clarté et acribie dans tous ses
1728, durant l'été et l'automne, il est trois mois durant laquais discours raffinés sur le mensonge, surtout dans la « Quatriéme
chez Mme de Vercellis où eut lieu l'affaire du ruban de Marion, Promenade», précisément, là où il rappelle l'histoire du vol du
dont nous allons beaucoup, beaucoup parler. 1728: Jean-Jacques ruban). Bien sûr, Rousseau avait déjà volé, avant ses seize ans, et
Rousseau, fils d'Isaac Rousseau, est né en 1712, il a seize ans . des fruits défendus, comme Augustin, Rousseau avait déjà volé des
Très troublant, n'est-ce pas: seize ans, donc, exactement comme pommes, plutôt que des poires, ill' avoue avec délice, allégresse
Augustin, et un vol avoué lui aussi au «Livre Second » des Confes- et abondance dans le «Livre Premier» des Confessions: il volait
sions, un vol déterminant, nous le verrons, un vol structurant, si constamment, d'ailleurs, dans sa prime jeunesse, d'abord d es
on peut dire, pour la vie, pour l'accès à l'expérience de culpabilité asperges, puis des pommes. Il le raconte abondamment, je vous y
et pour l'écriture des Confessions, comme on le vérifiera, même si \ renvoie, et il insiste sur le fait qu'à mesure qu'il était battu pour
l'expérience et l'interprétation de la culpabilité est radicalement cela, il se mit à, je cite, «voler plus tranquillement qu'auparavant.
différente, au moins en apparence, dans les deux cas. Comme si Je me dis ois: qu'en arrivera-t-il, enfin ? Je serai battu. Soit: je suis
(fiction sur une fiction possible) Rousseau avait joué à pratiquer fait pour l'être 1 • » Comme si la punition, le châtiment physique
un artifice de composition en inventant une intrigue, un nœud automatique et justement rétribué, l'exonérait de toute culpa-
narratif, noué comme un ruban autour d'une corbeille de poires, bilité, de tout remords. Il vole de plus en plus et non seulement
un «plot», une dramaturgie destinée à s'inscrire dans l'histoire d'un des choses à manger mais des outils, ce qui le confirme dans son
sentiment d'innocence (Rousseau aura passé sa vie, comme vous 1
1. Augustin, Les Confessions, op. cit., Livre Il, Vr, 12, p. 35 1. (NdÉ) savez, à protester de son innocence et donc à s'excuser plutôt qu'à
2. Jean~J acques Rousseau,« Livre Second >>, Les onftssions, dan Œuvr-es complèt-es,/, tenter de se faire pardonner):« Dans le fond, ces vols [d'o util s du
Les Confessions, autr-es textes autobiographiques, Bern ard agn bin et Mar el Raymond
(éd .), avec, pour ce volum e, b ollabo rarion d · R b rr smonc, Pari. , Ga llim ard ,
oll. «Bibli othèque cl la Pléiacl », 19 , 1. 87. (Nd(:) 1. J.-J. 1 ouss au, « l,ivr • lt· mir », cl ans Les Confessions, op. cit., p. 3 . (N lÉ)
LE l' Al J 1 1 ~ E'l' Ul PA l l N ,' fi.I''I' JII, M fl,, il, N :JI.

maître] étoiem bien innocens, puisqu'ils n 'é toient fait que pour l 'Église et de l 'Empire [. .. ]jusqu a l 'an miffe] 1 » (Pléiade, p. 66). Il
être employés à son service [du maître] 1 ». Mais naturellement resterait à savoir ce que veut dire ce «savoir par cœur» de certains
tous ces vols antérieurs au vol du ruban à seize ans n'engendrent passages cités de seconde main, et si le second livre des Confissions
aucun sentiment de culpabilité, ils n'ont aucun retentissement et d'Augustin en faisait partie. Ceux qui veulent faire une thèse sur ce
n'ont aucune commune mesure avec le traumatisme de l'histoire sujet prendront la peine de lire Le Sueur (dont j'avoue tout ignorer),
du ruban, à seize ans, épisode qui est comme le générique ou la mais de toute façon, encore faut-il croire Rousseau sur parole quand
matrice des Confissions, on le verra, épisode qui est moins grave en il déclare qu'il ne connaît Augustin que par Le Sueur. Tout revient,
tant que vol que comme un mensonge, comme une dissimulation dans tout ce dont nous débattons, à la foi qu'on peut accorder à
par laquelle il a laissé accuser quelqu'un d'autre, une innocente une parole donnée, fût-ce une parole d'aveu ou de confession.
qui ne comprend pas ce qui lui arrive: ill' a laissé accuser pour Une autre référence superficielle à saint Augustin apparaît à la fin
s'excuser (nous le verrons). Je reviens dans un instant sur cette de la « Deuxieme Promenade» et là c'est pour s'opposer à Augustin
histoire des seize ans. que Rousseau le nomme brièvement. Et la place du passage que je
Je ne sais pas si on a accès à cette histoire du ruban par d'autres vais lire (à la fin de la« Deuxieme Promenade», donc), est hautement
sources que l'écriture de Rousseau (le« Livre Second» des Confissions signifiante. Rousseau vient d'évoquer le «commun complot 2 » de
et la « Quatriéme Promenade» des Rêveries. .. ) , mais si Rousseau était l'humanité contre lui, la conspiration universelle, ce qu'il appelle
la seule source testimoniale de l'événement, toutes les hypothèses «l'accord universel» contre lui, trop universel et «trop extraordinaire
seraient permises (bien que je m'en abstienne ici) sur une pure pour être purement fortuit », un complot auquel pas un seul complice
et simple invention de l'épisode du vol par souci de composition n'a manqué, car le défaut d'un seul complice l'eût fait échouer; c'est
(2 à seize ans et au second livre de ses Confissions comme le grand donc au moment où il évoque cette «méchanceté des hommes»,
ancêtre des Confissions, Augustin, avec lequel il s'agirait, sur la une telle méchanceté universelle que les hommes eux-mêmes ne
lignée ligneuse du même arbre généalogique aux fruits défendus, peuvent en être responsables, mais seulement Dieu, un « secre [t] du
de partager des lettres de noblesse. Augustin, Rousseau l'a d'ail- Ciel», c'est au moment où il vient d'écrire, donc:«[ ... ] je ne puis
leurs lu, puisqu'il fait au moins allusion à lui, par exemple au même m'empêcher de regarder desormais comme un de ces secrets du Ciel
«Livre Second» de ses propres Confissions, disant non qu'ill' avait impénétrables à la raison humaine la même œuvre que je n' envisa-
lu, saint Augustin lui-même dans le texte de son grand corpus, mais geais jusqu'ici que comme un fruit de la méchanceté des hommes 3».
qu'il en avait retenu beaucoup de passages: «<l [un vieux prêtre 3] (Commenter 4 : cette œuvre, ce fait, ces crimes, ce complot, ce méfait
croyoit m'assommer avec St. Augustin, St. Grégoire et les autres \
peres, et il trouvoit avec une surprise incroyable que je maniois 1. Ibid., p. 66. [Lors de la séance, Jacques Derrida commente : << qui a été une sorte
de livre que Rousseau a beaucoup fréquenté, il en parle beaucoup ailleurs, il est très
tous ces péres-là presque aussi légérement que lui; ce n' étoit pas souvent cité. Donc, il a lu, dans Le Sueur, les pères, et notamment saint Augustin et il
que je les eusse jamais lus, ni lui peutêtre; mais j'en avois retenu en a retenu des passages, mais il n'a jamais lu Augustin, alors on ne sait pas>>. Voir Jean
beaucoup de passages de mon Le Sueur [auteur d'une Histoire de Le Sueur, Histoire de l'Église et de l'Empire depuis la naissance de jesus Christ jusques à
l'an mille, 8 vol., Amsterdam, Pierre Mortier, 1730. (NdÉ)]
2. J .-] . Rousseau, << Deuxieme Promenade>>, Les Rêveries du promeneur solitaire, dans
1. ].-]. Rousseau,« Livre Premier>>, dans Les Confessions, op. cit., p. 35. (NdÉ) Œuvres complètes, I, op. cit. , p. 101 O. (NdÉ)
2. Cette parenthèse ne se ferm e pas dans le tapuscri t. (NdÉ) 3. Ibid (NdÉ)
3. Dans la version parue dans Papier M achine (op. cit. , p. 48), Jacques Derrida 4. Lors de la séance, Jacques Derrida commente : << Autrement dit, cette méchanceté
corrige : « ce jeune prêtre, donc>>. L'l confi.tsion vient de ce que .Rousseau, lo rs de l'évé- des hommes contre moi est si universeUe, si accordée, si parfaite dans sa conspiration ,
nement évoqué, eut affaire à deux prêtres. Q.-J. Rousseau, «Livre Seco nd ••, dans Le que les hommes eux- même n'en sera ient pas capables. Seul Dieu peut êtJe res ponsable
Confessions, op. cit., p. 65 .) (NdÉ) en dernière insta n cd r ut q u' il appe lle cette œ uvre [ .. .] . >> (NdÉ)

26
LE PARJURE Eï ' LE 1 i\1 1 ( N , 1' 1 I l ' M l 1 N ' JI,

de la volonté des hommes ne dépend pas de la volonté d s hommes, Ce «tot ou tard», qui . i rn · 1·: 1•rni r n cs de la« Deux i m
mais c'est un secret de fabrication de Dieu, un secret du ciel impéné- Promenade », ste rra rdinair - rnm d 'autr s« derniers m ots»
trable à la raison humaine: une telle œuvre de mal, seul le Ciel peut qui nous attendent: « [ ... ] to ut doit à la fin rentrer dans l'ordre, et
en répondre, mais comme on ne peut accuser le Ciel, comme on mon tour viendra tot ou tard 1 »,ce« tot ou tard », cette patience qui
pourrait accuser la méchanceté humaine- et on vient de voir que étire le temps par-delà la mort et promet la survie à l'œuvre, par
Rousseau ne peut plus accuser la méchanceté humaine d'une œuvre l'œuvre comme auto-justification et foi dans la rédemption (non
de mal aussi extraordinaire, cet «accord universel [ .. .] trop extra- seulement de moi-même mais des hommes et du Ciel, de Dieu qui
ordinaire pour être fortuit » (nécessité d'une machination), alors il retrouvera son ordre et sa justification, sa justice irrécusable) , cet
lui faut à la fois se tourner vers Dieu et faire confiance dans la nuit acte de foi et de patience qui vient signer en quelque sorte le temps
à Dieu, au secret de Dieu au-delà du mal dont il l'accuse.) Et c'est de l'œuvre, d'une œuvre qui opérera d'elle-même, qui accomplira
là qu'il fait une brève allusion à saint Augustin, pour s'opposer à son œuvre d'œuvre par-delà et sans l'assistance vivante de son signa-
lui (je cite, donc, c'est le dernier§ de la« Deuxieme Promenade»): taire, et quel que soit le temps qu'il y faudra (car le temps lui-même
(Lire et commenter chaque mot en soulignant la déchristianisation ne compte plus dans la survie de ce «tot ou tard», peu importe le
apparente d'Augustin et des Confessions.) temps que cela prendra, le temps est donné, donc il n'existe plus,
il ne coûte plus rien, et comme il ne coûte plus rien, il est donné
Je ne vais pas si loin que St Augustin qui se fut consolé d'être danné gracieusement en échange du travail de l'œuvre qui opère toute
si telle eut été la volonté de Dieu. Ma résignation vient d'une source seule 2 , quasi machinalement et donc sans travail de l'auteur, comme
moins desintéressée [aveu de Rousseau 1], il est vrai, mais non moins si, contrairement à ce qu'on pense souvent, il y avait entre la grâce et
pure et plus digne à mon gré de l'Etre parfait que j'adore, Dieu est la machine, le cœur et l'automatisme de la marionnette, une secrète
juste; il veut que je souffre; et il sait que je suis innocent [aux antipodes affinité, comme si la machine à excuser, à innocenter, marchait
d'Augustin, dont les Confessions sont faites, en principe, pour demander toute seule; nous y reviendrons) : c'est là la grâce de Rousseau qui
pardon d'une faute avouée- Dieu sait que je suis pécheur-, alors se pardonne d'avance, qui s'excuse en se donnant d'avance le temps
que Rousseau n'avoue rien que pour s'excuser lui-même et clamer qu'il faut et que donc il annule dans un «tot ou tard» que l'œuvre
son innocence radicale- et cela marquera déjà, au moins au premier porte comme une machine à tuer le temps et à racheter la faute,
abord, la différence entre le vol des poires et le vol du ruban]. Voilà
la faute dès lors seulement apparente, que cette apparence soit la
le motif de ma confiance, mon cœur et ma raison me crient qu'elle
méchanceté des hommes ou le secret du Ciel. Tôt ou tard, la grâce
ne me trompera pas. Laissons donc faire les hommes et la destinée; \ opérera dans l'œuvre, par l'œuvre de l'œuvre à l'œuvre, machina-
aprenons à souffrir sans murmure; tout doit à la fin rentrer dans
l'ordre, et mon tour viendra tot ou tard 2• lement, et l'innocence de Rousseau éclatera; non seulement il sera
pardonné (comme ses ennemis mêmes), mais il n'y aura pas eu de
1. Lors de la séance, Jacques Derrida commente: «Autrement dit, Augustin, dès mal, non seulement il s'excusera mais il aura été excusé.
lors qu'il peut être damné, si c'est Dieu qui le veut, il s'en console, c'est la volonté
de Dieu. Rousseau, lui, va se résigner aussi, on va voir, mais de façon moins désinté-
ressée, donc, il y a un calcul. Il dit: "Moi, je vais vous expliquer mon calcul, je vais vous 1. C'est Jacques Derrida qui souligne. (N dÉ)
expliquer mon économie." Ce n'est pas la seule foi s, tout à l'heure, o n va retrouver un 2. Lors de la séance, Jacques Derrida précise: «Je dis bien, et ça paraît contraclictoire,
pari, ce que j'appellerais un pari de Rousseau. Il va innocenter Dieu en quelque sorte, "gracieusemem en échan ge du travail", m ais co mme ce travai l de l'œuvre es t un travail
par calcul, en tout cas par calcul sublim e, en tout cas un e économi e non d ésintéressée.» qu i opère tout seul, oü l'œuvre opère toute seule, ce n 'est quasiment pas un travail , ce
Voir infra, p. 273, note l. (Nd É) n'es t en to ur cas pas un rrava il de Rou ssea u. L'œuvre travaille pour lui, n'est-ce pas, er
2. J. -]. Roussea u, ".Deuxi eme Prom enad e>>, dans Les Rê!;eries du promeneur olitaire, don co mm e le remp st do nn , "rot o u ta rd ", la justifi ca tion , la justice lui se ra rendue
op. cit., p. lOLO. (NdE) ra i usement. ~ n oC11 ,.~ri n. » (N d É)

7
I. E I'A il.J RE E'J' LE 1A l 1 N , !l.l'T I[I, M t\ S .·.AN ~ E

Puisque j'en suis à d ter cette allusion à Augustin à la fin de d'un mensonge affreux fait dans la prémi ére jeunesse, dont le so uv nir
la « Deuxieme Promenade» j'en profite pour faire très vite une m 'a troublé toute ma vie et vient jusques dans ma vieillesse contrister
petite excursion associative, un autre écart de slalom ou un zigzag encor mon cœur déja navré de tant d'autres façons. Ce mensonge,
qui fut un grand crime en lui-même en dut être un plus grand encore
vers un passage qui se trouve quelque quinze pages plus bas, vers
par ses effets que j'ai toujours ignorés, mais que le remord m'a fait
le début de la« Quatriéme Promenade». C'est une allusion au
supposer aussi cruels qu'il était possible. Cependant à ne consulter
vol du ruban, au mensonge qui s'ensuivit et à l'histoire de celle
que la disposition où j'etais en le faisant, ce mensonge ne fur qu'un
qu'il appellera plus bas, dans la même Promenade, la« pauvre
fruit de la mauvaise honte et bien loin qu'il partit d'une intention
Marion 1 ». Dans le passage que je vais lire, je soulignerai l'acte de de nuire à celle qui en fut la victime, je puis jurer à la foce du ciel
jurer («jurer à la face du ciel» pour clamer son innocence), le délire, qu'à l'instant même où cette honte invincible me l'arrachait j'aurais
le mot «delire» qui nous intéressera de plus en plus, et surtout donné tout mon sang avec joye pour en détourner l'effet sur moi
l'extraordinaire coïncidence entre l'extrême auto-accusation, pour seul. C'est un delire que je ne puis expliquer qu'en disant comme je
un crime infini, incalculable dans ses effets actuels et virtuels (le crois le sentir qu'en cet instant mon naturel timide subjugua tous
«tot ou tard » de ces effets, conscients ou inconscients, connus ou les vœux de mon cœur.
ignorés), donc l'extraordinaire coïncidence entre ce sentiment de Le souvenir de ce malheureux acte et les inextinguibles regrets
culpabilité proprement in-finie, et avouée comme telle, et d'autre qu'il m 'a laissés m'ont inspiré pour le mensonge une horreur qui a
part, la certitude tout aussi inentamable de l'innocence absolue, dû garantir mon cœur de ce vice pour le reste de ma vie.
vierge, intacte, l'absence déclarée de tout « repentir», de tout [ ... ]
«regret», de tout« remord» pour la faute, le mensonge («repentir», Ce qui me surprit le plus était qu'en me rappellant ces choses
«regret», «remord» sont les mots de Rousseau, sur la même page, controuvées, je n'en semois aucun vrai repentir. Moi dont l'horreur
quand il parle de ce qu'il appelle lui-même une« inconcevable pour la fausseté n 'a rien dans mon cœur qui la balance, moi qui
contradiction» entre sa culpabilité infinie et l'absence de toute braverais les supplices s'il les fallait éviter par un mensonge, par
quelle bizarre inconsequence mentais-je ainsi de gaîté de cœur, sans
mauvaise conscience («repentir», «regret», «remord»), comme
nécessité, sans profit, et par quelle inconcevable contradiction n'en
s'il avait encore à avouer la culpabilité qu'il y a, et qui reste, à ne
sentais-je pas le moindre regret moi que le remord d'un mensonge
pas se sentir coupable, mieux, à se dire innocent, à jurer de son
n'a cessé d'affliger pendant cinquante ans? Je ne me suis jamais
innocence là même où l'on avoue le pire. Comme s'il avait encore
endurci sur mes faures; l'instinct moral m'a toujours bien conduit,
à demander pardon de se sentir innocent (rappelez-vous la scène ma conscience a gardé sa prémiére intégrité, et quand même elle se
\
de Hamlet à sa mère: «pardonnez-moi ma vertu 2 »; et peut-être serait altérée en se pliant à mes intérets, comment, gardant toute sa
est-ce aussi, de la part de Rousseau, une autre adresse du même droiture dans les occasions où l'homme forcé par ses passions peut
discours d'innocence à sa mère) : (Lire et commenter début d e au moins s'excuser sur sa faiblesse, la perd-elle uniquement dans les
«Quatriéme Promenade », p. 1024-,1025 C.) choses indifférentes où le vice n'a point d'excuse 1 ?

Le lendemain m'étant mis en marche pour executer cette résolution, Quelques mois avant le vol du ruban (avoué, donc au «Livre
la prémiére idée qui me vint en commençant à me recueillir fut celle econd » des Confessions), je le note pour ne pas l'oublier, mais sans
trop savoir qu'en faire, sauf que c'est bien au programme de notre
1. J.-J. Rousseau, «_Quatriéme Promenade>>, dans Les Rêveries du promeneur solitaire,
op. cit., p. 1033. (NdE)
2. W. Shakespeare, Ham/et, trad. fr. Y. Bonnefoy, op. cit., p. 142; Ham/et, op. cit"., 1. J.-J. Rou seau, « uatr iéme Pro menade», dans Les Rêveries du promeneur solitaire,
acte Ill, sc. 4, v. 149- 152, p. 893. Voir aussi supra, p. 169 sq. (NdÉ) op. cit., p. 10 4- 10 1( ' ~ rj a qu s Derrida qui souli gne). (NdÉ))

8
U·: PA ltJ ru: ET LE PMU N

séminaire avec le sermenc, l'acte de jurer, comme nous venons d'en sociale dans la Bible, n'en est venu à désigner une institution catho-
parler, l'acte aussi de parjurer, et l'acte d'abjurer, quelques mois avant lique - et non protestante- que bien après le temps d'Augustin) ,
le vol du ruban, Rousseau abjure, donc, il abjure le protestantisme et j'ai donc aussi noté, tout en restant encore sur son bord, son seuil,
se convertit au catholicisme. Quelques pages plus haut que le récit ses marges apparentes, car nous n'aborderons le dedans, si je puis
du vol qui nous retiendra pendant des semaines, il avait raconté, je dire, de ce texte que la prochaine fois, j'ai noté que le récit du vol
vous y renvoie, comment il fut, je cite, «mené processionnellement du ruban commence juste après le récit de la mort de la catholique
à l'Eglise métropolitaine de St. Jean pour y faire une abjuration Mme de Vercellis chez qui le jeune Rousseau était à la fois hébergé
1
solemnelle ». S'agissant de ce débat entre protestantisme et catholi- et employé, son «principal emploi», comme il le dit lui-même,
cisme qui tourmenta ce citoyen de Genève toute sa vie, il note, dans consistant à «écrire» des lettres «sous sa dictée» 1 • Paul de Man,
le même livre des Confessions (p. 62), «l'aversion particuliére à notre dans son texte «Excuses (Confessions)2», recueilli dans Allegories
ville [Genève] pour le catholicisme, qu'on nous donnait pour une of Reading (texte sur lequel nous reviendrons aussi longuement)
affreuse idolatrie, et dont on nous peignait le Clergé sous les plus noires consacre une note à cette situation des deux récits, à cet enchaî-
2
couleurs ». Puis, notant qu'il ne prit pas« précisément la résolution nement des deux récits (celui de la mort de Mme de Vercellis, puis
de < se > faire catholique 3 » (p. 64), il ajoute presque aussitôt après celui du vol du ruban). Au moment où de Man cherche, comme
(p. 65): «Les Protestans sont generalement mieux instruits que les il le dit, «une forme autre de désir que celui de la possession»
Catholiques. Cela doit être: la doctrine des uns exige la discussion, pour expliquer« la dernière partie de l'histoire», celle qui, je le cite
celle des autres la soumission. Le catholique doit adopter la décision encore, «porte le gros de la charge performative de l'excuse et dans
qu'on lui donne, le protestant doit apprendre à se décider4. » laquelle le crime en question n'est plus le vol» 3 (mais bien, nous le
Toujours en restant sur le bord des choses, sur le seuil à peine verrons, le mensonge- et nous verrons en quel sens, en particulier
préliminaire de ce qui va nous intéresser, puisque nous en sommes pour de Man), de Man exclut donc deux formes de désir, le simple
à errer ou délirer dans ce genre de notations dont je ne sais que désir ou amour pour Marion ou, deuxièmement, un désir caché de
faire, mais qui m'ont paru inévitables à une première relecture de type œdipien. Et il ajoute en note ceci (p. 341 de la traduction) :
ces scènes, j'ai aussi relevé, s'agissant de catholicisme, et du débat,
en Rousseau lui-même, entre son catholicisme de conversion et L'histoire embarrassante dans laquelle Rousseau est repoussé par
son protestantisme originaire (son catholicisme de conversion et de Mme de Vercellis, qui meurt d'un cancer du sein, précède immédia-
confession- car la confession privée et le protestantisme s'excluent; \ tement celle de Marion, mais rien dans le texte ne suggère un enchaî-
le mot de« confession», qui signifie aussi bien aveu d'une faute que nement qui permettrait de substituer Marion à Mme de Vercellis
profession de foi et qui a une énorme histoire textuelle et sémantique et dans une scène de rejet 4 . Qe souligne «rien dans le texte »: relire.)

l. ].-].Rousseau, «Livre Second », dans Les Confissions, op. cit., p. 72. (NdÉ)
1. Ibid., p. 81. (NdÉ)
2. Ibid., p. 62-63. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute: <<J'insiste un peu là-dessus 2. Paul de Man , « Excuses (Confessions) », dans Allegories ofReading: Figurai Language
parce que depuis le début du séminaire, je le dis un peu vite et un peu sommairement, in Rousseau, Nietzsche, Rilke and Proust, New Haven et Londres, Yale University Press,
nous avons à la fois assigné à l'idée et à l'héritage du pardon une origine, disons, abraha- ] 979, p. 278-301 ; « Excuses (Confessions)», dans Allégories de la lecture, trad. fr. Thomas
mique, c'est-à-dire biblico-coranique, et puis en même temps nous avons reconnu une
T rezise, Paris, Éditions Galilée, coll. « La philosophie en effet >>, 1989, p. 333-358. Vo ir
scène qui opposait le] uif et le Chrétien en beaucoup d'occurrences, pas seulement dans
plus préci sément Allegories ofReading, op. cit., p. 285 et Allégories de la lecture, op. cit.,
Le Marchand de Venise. Là, nous voyons s'esquisser une te nsion entre eux, à l'intéri eur p. 34 1 pour la no te dont il t questio n. (Nd É)
du christianisme, entre catholicisme et calvinisme o u protes tantisme., (NdÉ)
3. Ibid. , p. 64. 3. P. de Ma11, «Ex uses (Confe sions) », dans Allégories c/.e kl Lecture, op. cit., p. 34 ]. (NdÉ)
4. Ibid., p. 65 . 4. fbid., 1 . 34 1, nor ( ''. 1 Ja Jll s D rrida qui soulign ). Lors de la séa n e, ] a qu es
Den·id ~ li ed u fo i la n H • J · P:11d 1· Man. (N d É)

70
LE l' i\ ltjUI 1~ ll T LE PA l 1 N ,' Hl I'II 1.M I( .· 11 N ; E

Nous aurons sans doute à y revenir au i. an d ute d e M an et puis au milieu d ~ l a n lu ion du livre, vous trouveriez ces lignes
a-t-il raison de se méfier d'un schéma grossièrement œdipien (mais qui recommandent le pari de rester dans sa religion de naissance, je
il y a des schémas œdipiens plus raffinés); sans doute de Man a-t-il dis bien le pari, au sens quasi pascalien, parce que c'est un meilleur
raison de se méfier d'un schéma grossièrement œdipien, et je ne vais calcul, en cas d'erreur, pour obtenir l'excuse ou le pardon de Dieu;
pas à mon tour m'y précipiter; il a sans doute aussi raison de dire, voici l'argument, je souligne le lexique de l'excuse et du pardon
je cite encore sa note, que «rien dans le texte ne suggère un enchaî- (commenter):« Vous sentirez que dans l'incertitude où nous sommes
nement qui permettrait de substituer Marion à Mme de Vercellis c'est une inexcusable presomption de professer une autre réligion que
dans une scène de rejet», mais que veut dire «rien» ici? «rien dans celle où l'on est né, et une fausseté de ne pas pratiquer sincérement
le texte»? Comment peut-on être sûr d'un «rien» de suggestion celle qu'on professe. Si l'on s'égare on s'ôte une grande excuse au
dans un texte? d'un «rien dans le texte» ? Et si vraiment «rien» ne tribunal du souverain juge 1• Ne pardonnera-t-il pas plustot l'erreur
suggérait cette substitution œdipienne, comment expliquer que de où l'on fut nourri que celle qu'on osa choisir soi-même 2 ?»)Je reviens
Man y ait pensé? Et qu'il y consacre une footnote (est-ce que toute maintenant à ma question à de Man.
footnote, dirais-je d'ailleurs, un peu pour rire, n'est pas œdipienne? À supposer qu'il n'y ait« rien», comme le prétend de Man,« rien»
Unefootnote n'est-elle pas un gonflement symptomatique, le pied de positif dans le texte pour suggérer positivement cette substitution,
enflé d'un texte embarrassé dans sa marche?)? Comment expliquer «rien» dans le contenu des récits, eh bien, la simple juxtaposition,
que de Man y consacre une footnote embarrassée où il exclut que la proximité absolue dans le temps du récit, le simple enchaînement
cette «histoire embarrassante», comme il dit, suggère une substi- des places, là où de Man dit que «rien dans le texte [que veut dire
tution œdipienne de Marion à Mme de Vercellis, c'est-à-dire d'abord ici "dans" le texte?] ne suggère un enchaînement qui permettrait
de Mme de Vercellis à Maman? À Mme de Warens dont Rousseau a de substituer Marion à Mme de Vercellis dans une scène de rejet»
fait la connaissance quelques mois auparavant- elle aussi récemment (d'ailleurs, je ne vois pas pourquoi de Man parle de rejet: il n'y a
convertie au catholicisme, comme le calviniste Jean-Jacques? pas plus simple rejet de l'une que de l'autre), le seul enchaînement
(C'est d'ailleurs peu après cette rencontre qu'il part à pied pour des places, la juxtaposition séquentielle des deux récits n'est pas rien,
Turin et se trouve hébergé à l'hospice du Saint Esprit où il abjure si on veut psychanalyser les choses; la juxtaposition de deux récits,
(épisode raconté au début de la Projèssion de foi du Vicaire savoyard même si rien ne semble la justifier qu'une succession chronologique,
-texte que nous devrions relire de près, en particulier parce qu'il ce n'est pas «rien dans le texte»; même s'il n'y avait rien d'autre
comporte, à la fin de son chapitre VII, une intéressante compa- de posé, de positif, à elle seule cette topologie de la juxtaposition
raison des morts respectives de Socrate et de Jésus 1 (dont nous repar- \ séquentielle peut avoir une force métonymique, celle-là même
lerons d'un autre point de vue tout à l'heure) et qui, différemment, qui aura suggéré dans l'esprit de De Man l'hypothèse de la substi-
accordent, selon Rousseau, l'un sa bénédiction, l'autre son pardon tution qu'il exclut pourtant. Pour l'exclure, encore faut-il qu'elle se
au bourreau, le premier se conduisant en homme, l'autre en Dieu) 2 ; présente à l'esprit avec quelque séduction. Encore faut-il qu'elle
oit tentante. Et la tentation suffit. Donc, même s'il n'y avait rien
1. Voir J .-J. Rousseau, Profession de foi du Vicaire savoyard, dans Œuvres complètes,
IV; Bernard Gagnebin et Marcel Raymond (éds.) , avec, pour ce volume, la collabo- l. Lors de la séance, Jacques Derrida commente: <<Autrement dit, si on se trompe
ration de Pierre Burgelin, Henri Gouhier, John S. Spink, Roger de Vilmorin et Charles le bonne foi, mais qu'on est resté dans sa religion, eh bien, là, on sera excusé, mais
Wirz, Paris, Gallimard, coll. << Bibliothèque de la Pléiade», 1969, p. 625-627. Voir o n ne sera pas excusé si on se trompe en changeant de religion . C 'est ça, le calcul, le
aussi infra, p. 285 . (NdÉ) · 1 ari . >> (NdÉ)

2. Nous fermons ici la parenth èse ouverte six li gnes p lus haut, ava nt le m o t 2. J.-J. Rousseau, Profession de foidu Vicaire savoyard, op. cit., p. 62 (c'est Jacques
<<épisode» . (NdÉ) 1) rrid a qui so u li ·n · ). (Nd 1~)

7 7
LE PA l JUIU \ lrl ' L I\ 1 /\ft l JN ,1 111 '111. li t. 1 N :11.

dans le texte des deux récits, la simple juxtapo itio n topographiqu 1 ur un rn re, pas d in ; c ' Il v, l'aill ur mourir par là, par ·
ou séquentielle est «dans le texte» et peut être interprétée (elle est 11al q u'on appelle, que Rous eau appell aussi «cancer au sein» et qui
interprétable, je ne dis pas nécessairement de façon œdipienne, lui aura dévoré le sein. («Elle m 'a toujours paru aussi peu sensible
mais elle est interprétable: on doit et on ne peut pas ne pas l'inter- 1 ur autrui que pour elle-même, et quand elle faisoit du bien aux
préter, elle ne peut être simplement insignifiante). À quoi j'ajou- n ·tlheureux, c'étoit pour faire ce qui étoit bien en soi plustot que
terai deux séries d'arguments pour confirmer cette interprétabilité. pa r une véritable commisération 1 » (p. 81).) D'ailleurs, le sein est
L'un concerne cette fois le contenu des deux récits. L'autre, de l · œ ur, et le lieu de la miséricorde, en particulier pour Rousseau.
nouveau, leur forme et leur lieu, leur situation, leur localisation. l ux pages après ces allusions au «cancer [du] sein» (ce sont les
Sur le contenu, je n'insisterai pas, il y a un très grand nombre de m ts de Rousseau, n'est-ce pas) et à la double expiration de Mme de
traits que vous ne manqueriez pas de reconnaître, sur des pages et V rcellis qui manque de commisération, Rousseau écrit ceci où je
des pages, dans la description de l'attachement à la fois amoureux : )Uiignerai un certain« pas même»: (Lire Les Confissions, p. 86 S.)
et filial que Rousseau porte à Mme de Vercellis dont l'apparition
succède à la rencontre de Mme de Warens dans ce «Livre Second» Cependant je n'ai jamais pu prendre sur moi de décharger mon cœur
des Confissions (Mme de Vercellis, veuve et sans enfants, comme ille de cet aveu dans le sein d'un ami. La plus étroite intimité ne me l'a
répète à plusieurs reprises, souffrant d'un« cancer au sein», comme jamais fait faire à personne, pas même à Made de Warens. Tour ce
que j'ai pu faire a été d'avouer que j'avois à me reprocher une action
ille note aussi, ce mal du sein maternel «qui la faisait beaucoup
atroce, mais jamais je n'ai dit en quoi elle consistoit. Ce poids est
souffrir, dit-il, ne lui permettant plus d'écrire elle-même 1 »); et
donc resté jusqu'à ce jour sans allégement sur ma conscience, et je
Rousseau devient son porte-plume, il tient sa plume comme un
puis dire que le desir de m'en délivrer en quelque sorte a beaucoup
secrétaire et il écrit à sa place; il devient sa plume, ou sa main ou contribué à la résolution que j'ai prise d'écrire mes confessions 2 .
son bras, car, dit-il, «Elle aimoit à écrire des lettres 2 »; et je vous
laisse suivre les scènes de lettres et de testament sur lesquelles nous
Deux fois un dernier mot, disais-je, et double silence venant
pourrions gloser à l'infini, pour en venir encore à une topographie
s elier irréversiblement une fin.
de bordures, de substitution de bordure à la bordure, de compo-
Voici d'abord le premier dernier mot: (Lire et commenter Les
sition parergonale dans laquelle nous allons retrouver au passage
Confissions, p. 83 V.)
et la mémoire de l'abjuration, donc la frontière «protestantisme-
catholicisme» comme passage de l'enfance à l'âge adulte dans une Elle aimoit à écrire des lettres; c' étoit un amusement pour elle dans
sorte d'histoire interne des confessions, de la confession, et ce que son état; ils l'en dégoutérent et l'en firent détourner par le medecin en
\
j'intitulerai le dernier mot de l'autre et de soi, le double silence sur la persuadant que cela la fatigoit. Sous pretexte que je n' entendois pas
lequel se ferme le double épisode, celui du vol-mensonge lésant le service on employoit au lieu de moi deux gros manans de porteurs
Marion et celui de la mort de la marâtre, la belle-mère veuve et sans de chaise autour d'elle: enfin l'on fit si bien que quand elle fit son
enfants, la mort de Mme de Vercellis, dont Rousseau, tout en en testament il y avoit huit jours que je n' étois entré dans sa chambre.
faisant l'éloge, dit du mal, critique aussi son insensibilité, son indif- Il est vrai qu'après cela j'y entrai comme auparavant, et j'y fus même
férence et plus précisément son manque de miséricorde, de« commi- plus assidu que personne: car les douleurs de cette pauvre femme me
sération» : comme si elle n'avait pas de miséricorde, pas de cœur ou, déchiroient, la constance avec laquelle elle les souffroit me la rendoit

1. ].-].Rousseau, <<~ivre Second>>, dans Les Confessions, op. cit., p. 81. (NdÉ) 1. Ibid., p. 81. .
2. Ibid, p. 83. (NdE) 2. Ibid., p. 86 ( 'est )a ques D errida qui souligne). (NdE)

75
LE I'ARJ RE ET LE PA l 1 ( N (Jill Mil . !\ N :11•

extremement respectable et chére, et j'ai bien versé dans sa chambre dan l'age m ur · n1ai: · • JU n' '.'l JL' • l·o iblesse l'est b aucoup moin,
des larmes sincéres, sans qu'elle ni personne s'en aperçût. et ma faute au .· nd n' ·t it Yu r · autre chose. Aussi son so uvenir
Nous la perdîmes enfin. Je la vis expirer. Sa vie avoir été celle m'afflige-t-il mo in à ause du mal en lui-même, qu'à cause de celui
d'une femme d'esprit et de sens; sa mort fur celle d'un sage. Je puis qu'il a dû causer. Il m'a même fait ce bien de me garantir pour le
dire qu'elle me rendit la réligion catholique aimable par la sérénité reste de ma vie de tout acte tendant au crime par l'impression terrible
d'ame avec laquelle elle en remplit les devoirs, sans négligence et sans qui m'est restée du seul que j' aye jamais commis, et je crois sentir
affectation. Elle était naturellement sérieuse. Sur la fin de sa maladie que mon aversion pour le mensonge me vient en grande partie du
elle prit une sorte de gai té trop égale pour être jouée, et qui n'était regret d'en avoir pu faire un aussi noir. Si c'est un crime qui puisse
qu'un contrepoids donné par la raison même, contre la tristesse de être expié, comme j'ose le croire, il doit l'être par tant de malheurs
son état. Elle ne garda le lit que les deux derniers jours et ne cessa dont la fin de ma vie est accablée, par quarante ans de droiture et
de s'entretenir paisiblement avec tout le monde. Enfin ne parlant d'honneur dans des occasions difficiles, et la pauvre Marion trouve
plus, et déja dans les combats de l'agonie, elle fit un gros pet. Bon, tant de vengeurs en ce monde, que quelque grande qu'ait été mon
dit-elle en se retournant, femme qui pette n'est pas morte. Ce furent offense envers elle, je crains peu d' en emporter la coulpe avec moi.
les derniers mots qu'elle prononça 1• Voilà ce que j'avais à dire sur cet article. Qu'il me soit permis de
n'en reparler jamais 1•
Voici maintenant le second et dernier dernier mot. Après ce pet, ce
dernier souffie, cette agonie et ces «derniers mots qu'elle prononça» ' Il en reparlera, bien sûr, comme dans un deuxième souffie à son
comme une double expiration, un pet et un métalangage testa- to ur dans Les Rêveries . . . Et là encore, il appellera Marion «la pauvre
mentaire sur un avant-dernier souffie, voici le dernier dernier mot, Marion 2 » (p. 1033).
juste à la fin du récit du ruban qui lui-même suit sans transition la S'agissant encore de cet âge de seize ans, que doit-on dire? Si,
double expiration de Mme de Vercellis, qui, après qu'on eut dit d'elle: bien sûr, Rousseau n'indique pas son âge au moment de l'histoire
«Enfin ne parlant plus », elle pète encore et ajoute une glose vivante, d u ruban, vous pourriez vérifier, comme je l'ai fait moi-même après
survivante à cet après-dernier mot, le pet. Voici donc le tout dernier o up que non seulement Rousseau multiplie à un degré vraiment
mot, après que le respect dû à Marion aura été, comme cette jeune bsessionnel des remarques sur son âge dans les deux premiers livres
fille elle-même, violé et par le vol et par le mensonge, c'est-à-dire des Confessions, mais, puisque nous parlons de substitutions (Marion,
le parjure, par le faux témoignage accusant Marion pour s'excuser. Mmede Vercellis, à qui on peut ajouter Mme de Warens) que, quelques
Je lis cette conclusion à partir d'une allusion à l'âge qui montre mois plus tôt, la même année, 1728, en avril, quelques mois avant
bien que, même si Rousseau, du moins à cet endroit, ne dit pas, la mort de Mme de Vercellis et avant le vol et le mensonge du ruban,
comme Augustin, «j'avais seize ans », il souligne le trait de son âge Ro usseau rencontre Mme de Warens et c'est le début de la singu-
comme un trait essentiel de l'histoire, un trait qui à la fois l'accuse li re passion que vous savez pour Maman. Or dans la phrase m êm e,
et l'excuse, l'accuse et le charge, l'accable davantage mais l'inno- q uasiment, où il note la première rencontre avec Mme de Warens,
cente du même coup. Je lis: (Lire et commenter Les Confessions, h bien, comme saint Augustin, il note son âge, seize ans: «J'arrive
p. 87 A.) ·nfin ; je vois Made de Warens. Cette époque de ma vie a décidé
1 mon caractére ; je ne puis me résoudre à la passer légérem ent.
À peine étois-je sorti de l'enfance, ou plustot j'y étais encore. Dans
la jeunesse les véritables noirceurs sont plus criminelles encore que
1. Ibid., p. 87.
. J.-J. Ro ussea u, « uacri me Pro menade>>, da ns Les Rêveries du promeneur solitaire,
l. ] .-] . Roussea u,« Livre Second >>, da ns Les Corifèssions, op. cit., p. 83. op. cil.., p . .1 03 .

76 77
LE PAf j U I 12 ET LE PARI N SJI.Jl'l'l (Mil. . 11. N :1(

J' étois au milieu de ma seiziéme année. Sans être ce qu'on appelle bien: «je n'ai pas hom d l Vc n.gile» ( om.me Rousseau parlera si
un beau garçon, j' étois bien pris dans ma petite taille; j' avois un cuvent de la honte, d e ce qu'il a fait par honte)). Paul dit: «je n'ai
joli pied[ ... ] 1 »(p. 48, Pléiade). C'est donc une même année qui pas honte», «je ne rougis pas de l'Évangile»: «Non enim erubésco
décide deux fois de sa vie, dans le même «Livre Second» des Confis- evangélium », je n'ai pas de pudeur avec l'Évangile (il va d'ailleurs
sions, une seule séquence de transitions métonymiques où l'on voit être question de voir et de savoir, d'où la référence à la pudeur):
se succéder comme dans la même chaîne quasi substitutive Mme de «je ne rougis pas de l'Évangile», en grec: «ou gar epaiskhunomai
Warens, Mme de Vercellis (sa mort) et le vol-mensonge du ruban, to euaggelion » 1, je n'ai pas à avoir honte, à présenter des excuses
l'accusation de la «pauvre Marion». Nous y reviendrons - et je pour l'Évangile: celui-ci «est la puissance de Dieu pou~ sauver
ne voudrais pas abuser de cette chaîne mariale de trois femmes quiconque a la foi, le Juif d'abord, et aussi le Grec. Car l'Evangile
auxquelles un désir sans désir le lie comme au sein d'une mère dévoile la justice de Dieu 2 » et on n'a pas le droit (on est alors sans
vierge, la «pauvre Marion» n'étant qu'une figure diminutive ou excuse) de ne pas voir, de ne pas connaître ce que Dieu a manifesté
une métonymie dans une scène de passion et de martyre, car ce que «depuis la création du monde» «dans ses œuvres 3 » («per ea quae
Jean-Jacques nous suggère (dans le texte que j'ai cité tout à l'heure Jacta sunt»: par ses faits, par les choses qu'il < a > faites et opérées:
et qui semblait déchristianiser le discours augustinien), c'est tout « tois poiêmasin »4). Ses œuvres sont connaissables et elles donnent à
de même qu'il a souffert et expié en innocent pour les hommes et connaître. La colère de Dieu (« ira Dei», « argê theou »5) se déchaîne
par les hommes méchants qui ne savent pas ce qu'ils font. alors contre ceux qui ne veulent pas voir ses œuvres, à savoir la
manifestation de son invisibilité - et qui donc sont sans excuses.
Vous vous en souvenez peut-être, j'avais annoncé, avec ce premier Car dans ses œuvres, on voit l'invisible; si bien, d'où la colère de
zigzag digressif, des références à deux auteurs donc, qui, tous deux Dieu, que ceux qui veulent ne pas savoir, qui veulent ne pas voir
auteurs de Confissions, parlent le plus souvent le langage de l'excuse, l'invisible visible dans ses œuvres, ceux-là sont inexcusables. C'est
et par exemple l'un, de !'«inexcusable» (inexcusabilis), l'autre de ce lien entre le savoir et l'excuse qui va nous importer de plus en
«s'excuser lui-même». plus. «Si bien, dit Paul, que ceux qui ne veulent pas vouloir voir
Où saint Augustin dit-il: «ut sint inexcusabiles 2 »? Dans le Livre X et savoir ce que les œuvres de Dieu donnent invisiblement à voir,
des Confissions, en V, 7 à VI, 8. Le «ut sint inexcusabiles», que je ceux-là sont sans excuses (ita ut sint inexcusabiles, eis to einai autous
vais lire, est une citation dans le palimpseste, comme c'est souvent anapologêtous) 6 . »Je vous laisse lire toute la suite, qui est magni-
le cas dans Les Confissions d'Augustin. C'est une citation de l'Épître fique et où l'on voit Dieu condamner à mort, juger dignes de mort
\
aux Romains de Paul (I, II, 20 3) où il est question de la connais-
sance de Dieu. Dans ce passage de l'Épître aux Romains, Paul dit
1. Paul, Épître de saint Paul aux Romains, I, 16, dans La Sainte Bible polyglotte,
aux Romains qu'il n'a« pas honte de l' évangile 4 » (remarque étrange.
t. VIII, op. cit., p. 13 (traduction modifiée par Jacques Derrida) et p. 12 pour le latin
Pourquoi devrait-il avoir honte de l'Évangile? Pourquoi aurait-il ct pour le grec. (NdÉ)
à se sentir coupable et à se faire pardonner l'Évangile? Or il dit 2. Paul, Épître aux Romains, I, 16-17, dans La Bibl~. Nouveau Testament, op. cit.,
1 . 465 (traduction modifiée par Jacques Derrida) . (NdE) ,
3. Ibid., I, 20, p. 466 (traduction modifiée par Jacques Derrida). (NdE)
1. J.-j. Rousseau, «Livre Second>>, dans Les Confessions, op. cit., p. 48. 4. Paul, Ad Romanos, I, 20, dans La Sainte Bible polyglotte, op. cit., p. 12 pour le
2. Augustin, Les Confessions (Livres VIII-XIII), op. cit., Livre X, VI, 8, p. 152. (NdÉ) latin et pour le grec. (NdÉ) ,
3. Tel dans le tapuscrit. Jacques Derrida a corrigé la référence dans la version parue 5 Ibid., I, 18, p. 12 pour le latin et pour le grec. (NdE)
dans Papier Machine, op. cit., p. 64, note 1: «<, 20>>. (NdÉ) 6. Pa ul , Épître aux Romains, I, 18-20, dans La Bible. Nouveau Testament, op. cit.,
4. Paul, ppître aux Romains, I, 16, dans La Bible. Nouveau Testam ent, op. cit., p. 466 (rr·adu rion modin pHr Ja ques Derrida); <<Ad Romanos», l, 18-20, da ns La
p. 465 (NdE) SrLirtte Bibft: polyglotte, op. rit., p. 1 pour le latin et pour le gre . (NdÉ)

78 7
LE PARJ RE ''J' E l' Al 1 N ,' I! P'I' Ii i, MII,, tl N :11.

(« digni sunt morte», «axioi thanatou» 1), ceux qui, par leurs compor- Je suis un petit enfant, mais mon père vit à jamais, et mon tuteur
tements idolâtres, se refusent à voir l'invisible. Paul se tourne même est qualifié pour moi; oui, c'est le même qui m'a engendré et qui m'a
alors vers l'homme qui veut ne pas vouloir voir et savoir l'œuvre en tutelle, et c'est toi-même, toi qui es tous mes biens, toi le tout-
invisible de Dieu, et il lui dit directement en l'apostrophant: «Propter puissant qui es avec moi avant même que je ne sois avec toi.
quod inexcusabilis es, o homo omnis qui judicas»: «C'est pourquoi, Je révélerai donc à de tels hommes, semblables à ceux que tu
m'ordonnes de servir, non pas ce que je fus, mais ce que je suis enfin
homme, si tu juges, tu es sans excuse [ ... ] »,etc. «Dio anapologêtos
et ce que je suis encore. Mais je ne me juge pas moi-même. Que l'on
ei, ô anthrôpe pas ô krinôn [ ... ] »2 («inexcusable» et «sans excuse» 3
m'écoute donc dans cet esprit.
sont aussi les mots de Chouraqui dans sa traduction). Et ce qui
En vérité, c'est toi, Seigneur, qui me juges: même si, en effet, nul
sera jugé particulièrement inexcusable, dans la suite immédiate du
ne sait parmi les hommes les choses qui sont de l'homme, si ce n'est l'esprit
texte, c'est de ne pas reconnaître que la bonté, «la bienveillance de l'homme, qui est en lui, il est pourtant quelque chose de l'homme
de Dieu [bonitas, "benignitas Dei"] te pousse à la pénitence [peoni- que ne sait pas lui-même l'esprit de l'homme qui est en lui; mais
tentia, qu'on traduit parfois par "conversion" (metanoia en grec), toi, Seigneur, tu sais tour de lui, toi qui l'as fait.
ou "retour sur soi"] 4 », celle-ci, la conversion, n'allant pas sans ce Et moi, bien qu'en ta présence je me méprise et m'estime terre et
retour sur soi de la pénitence ou du repentir. cendre, je sais pourtant quelque chose sur toi que je ne sais pas sur
Alors, revenons à Augustin. Dans quel élan inscrit-il cette citation moi. Sans doute, voyons-nous présentement par miroir et en énigme,
de Paul sur l'inexcusabilité de l'homme (et d'abord du Juif ou du pas encore foce à foce; c'est pourquoi, tant que dure mon voyage
Grec)? Il l'inscrit dans son palimpseste, au cours d'une démons- terrestre loin de toi, je suis plus présent à moi-même qu'à toi. Et
tration; il s'agit d'une argumentation au cœur de laquelle le concept cependant, je sais que sur toi on ne peut exercer aucune sorte de
de savoir, je dirais même d'un certain savoir absolu, d'un voir-savoir violence. Quant à moi, à quelles tentations je puis ou ne puis pas
absolu, joue un rôle déterminant et paradoxal. résister, je ne le sais pas. J'ai confiance, parce que tu es fidèle: tu ne
Lisons, c'est un passage qui ne suit pas de très loin celui où Augustin nous laisses pas tenter au-delà de ce que nous pouvons supporter, mais
explique pourquoi, en X, III, 20, « etiam hominibus coram te confiteor avec la tentation tu fais aussi le chemin pour en sortir, afin que nous
per has litteras [je confesse aussi aux hommes devant toi par cet écrit puissions tenir bon.
encore]5 » que j'avais interprété ailleurs (dans « Circonfession 6 » Je confesserai donc ce que je sais de moi; je confesserai aussi ce que
j'ignore de moi: car, d'une part, ce que je sais de moi, c'est quand
notamment): (Citer Les Confessions, Livre X, p. 151-153 I.)
tu fais la lumière sur moi que je le sais; de l'autre, ce que j'ignore

\ de moi, je l'ignore toujours, jusqu'à ce que mes ténèbres deviennent


!•
1. Paul, Ad Romanos, 32, dans La Sainte Bible polyglotte, op. cit., p. 14 pour le comme un plein midi devant ta face.
latin et pour le grec. (NdE). [ ... ]
2. PauJ, Épître aux Romains, II, 1, dans La Bible. Nouveau Testament, op. cit., p. 468; Je ne doute pas,
<<Ad Romano; >>, II, 1, dans La Sainte Bible polyglotte, op. cit., p. 14 pour le latin et pour mais je suis sûr
le grec. (NdE)
3. Voir PauJ, «Lettre aux Romains», 1 : 20 et 2 : 1, dans Un Pacte neuf Le Nouveau
dans ma conscience, Seigneur, que je t'aime.
Testament, t~ad. fr. A. Chouraqui, Bruxelles, Brepols, 1997, p. 344 et p. 345. Tu as frappé mon cœur de ton verbe et je t'ai aimé.
4. Paul, Epître aux Romains, II, 4, dans La Bible. Nouveau Testament, op. cit. , p. 468 D'ailleurs, et ciel et terre et tout ce qui est en eux,
(traduction modifiée par Jacques Derrida); «Ad Romanos », II, 4, dans La Sainte Bible les voici de partout qui me disent de t'aimer,
polyglotte, op. cit., p. 14 pour le latin et p. 16 pour le grec. (NdÉ)
et ils ne cessent de le dire à tous les hommes,
5. Augustin, Les Confessions, op. cit., Livre X, III, 20, p. 146. (NdÉ)
6. Voir J. Derrida, « Période 33 » de «Circonfession », dans jacques Derrida, op. cü. , pour qu'ils soient sans excuse.
p. 161 et p. 163; rééd., p. 146 et p. 148. (NdÉ) Mais plus profo nd m r t, to i tu auras pitié

80
LE I'AIJ I EE'I'L EP AIU N .'I'.Jl'I' I I. MII. Sl1 N :1-:

de qui tu voudras avoir pitié, ' omment une suggnômê pourrait-elle dépasser toute limite
et tu accorderas miséricorde, 'l res ter encore une forme d'excuse, d 'indulgence, de clémence
à qui tu voudras foire miséricorde. < sic > in ft ri eure et extérieure, comme chose grecque, au pardon abraha-
sans quoi c'est à des sourds rnique ? Vous avez peut-être encore à l'oreille cette phrase que
que le ciel et la terre disent tes louanges. So rate lance à Critias comme un défi au sujet du don d'indul-
Eh bien! qu'est-ce que j'aime quand je t'aime? ' nee compréhensive, du don de suggnômê, un don (dôrean) que
Ce n'est pas la beauté d'un corps [... ] 1• :ritias avait demandé qu'on le lui accordât comme une grâce, un
«don» que rel traducteur traduit d'ailleurs, lui, par «grâce 1 ».Il
Deux mouvements d'amour à l'origine de la faute. Les Confessions n faut pas oublier que ce langage un peu fou de l'excès est celui,
de Rousseau («Livre Second», p. 86): «[ ... ]lorsque je chargeai cette un e fois encore, de Socrate, d'une pensée un peu ivre, délirante,
malheureuse fille, il est bizarre mais il est vrai que mon amitié pour 'ITante ou enivrante.
elle en fut la cause. Elle étoit présente à ma pensée, je m'excusai Je n'ai pas souligné, comme j'aurais peut-être dû le faire si j'en
sur le prémier objet qui s' offrit 2 . » :1vais eu le temps en fin de séance, le fait que le défi presque délirant
l:lncé par Socrate consiste à donner à Critias le modèle quasiment
Zigzag. Revenons en Grèce. Même les Juifs et même les Grecs, disait
in accessible d'un poète. C'est même pour dépasser un poète qu'il
Paul, doivent s'ouvrir à la révélation divine qui donne à connaître. Les
f:lUdrait obtenir une suggnômê pampollês, une bienveillance illimitée
Juifs et les Grecs seraient sans excuses s'ils ne se rendaient pas à cette
révélation de la justice. Nous étions tombés en arrêt, et ce fut la fin de hms la compréhension:
la dernière séance, devant cette pensée vouée à une suggnômê infinie
Le poète qui vous a précédé lui a plu [au public] merveilleusement et
(pampollês), à une indulgence illimitée, à une bienveillance hyperbolique.
il vous faudra obtenir une [suggnômê] une indulgence [une compré-
Une sorte de folie, de transgression, un débordement excessif, errant et
hension] illimitée [pampollês] si vous voulez être capable de remporter
délirant de la limite. Et vous vous rappelez que ce mot de «suggnômê»
les mêmes suffrages 2 •
était traduit parfois par «indulgence », parfois par« bienveillance», parfois
même par «pardon» 3. Il avait même ici ou là pour équivalent, sinon
Je n'insisterai pas trop sur ce qui, dans cette illimitation (elle-
pour traduction, le don d'une grâce- mais toujours avec l'implication
ln · me difficile à interpréter: ce débordement de la limite, est-ce
d'une compréhension, d'une compréhensivité, d'un savoir ou d'un
un e indéfini té ou un infini positif? Etc.), vient détraquer l'ordre
jugement, d'une intelligence, d'une gnômê, d'une aptitude à comprendre,
lu concept et le bon sens du sens. Une suggnômê pampollês peut
à voir et à savoir voir, une disposition partapée par ceux qui alors sont
·ompromettre la rigueur des oppositions conceptuelles: d'abord,
«d'intelligence» entre eux, comme on dit. Erre d'intelligence, comme
être d'indulgence avec l'autre de façon, dirais-je, «panique» - panique ·nere l'excuse et le pardon, ensuite, entre les différents modes du
à la fois pour traduire le «pampollês», qui veut dire illimitée, absolue, · lmprendre, enfin, entre une prétendue culture grecque étrangère
totale, et le trouble, voire l'extravagance, la panique que, comme le dieu
1. Vo ir Platon, Critias, lOSa, op. cit., trad. fr. A. Rivaud. Ce passage, déjà évoqué
Pan, cette suggnômê débordante risque d'engendrer. , la ftn de la << Sixième séance >> (voir supra, p. 250-251) , est traduit ainsi par Émi le
:h:unbry: <<Si donc il vous paraît que j'ai droit à cette faveur, accordez-la-moi de bonne
1. Augustin, Les Confessions, op. cit., Livre X, IV, 6-V, 7, p. 151 et p. 153 pour la fi ' · ·c. >> (Platon, Œuvres complètes. Tome V Sophiste, Politique, Phifèbe, Timée, Critias,
traduction et p. 150 et p. 152 pour le latin [(les italiques, dans la traduction, indiquent 1() Ha, trad . fr. et n otes É. C h ambry, Paris, Librairie G arni er Frères, coll. <<Class iques
des passages bibliques cités par Augustin) . (NdÉ)] ::tr ni cr >>, 1950.) (Nd É)
2. J.-]. Rousseau, << Livre Second >>, dans Les Confessions, op. cit., p. 86. (NdÉ) . Pla to n, Critir.ts, 10 b, op. cil., rrad . fr. A. Rivaud (traducti o n modifiée par J acqu es
3. Voir supra, p. 229-232. (NdÉ) 1 n riJ ~ ) . (N 1É)

fU
LI.\ I'Al ~J RI.\ ET LE PA lU N , l'l' ll ltMJt, d . N :JI.

au pardon et une culture de religion révélée, une culture abraha- plus au séri eux: «Pard nn z.- l"ur ar il ' ne fait le mal; et à qui
mique du Livre propice au pardon de miséricorde et en vérité fonda- pardonnerait-on aue r m nt, sinon à qui a fait le mal 1 ? », m ais
trice de toute pensée de la grâce et du pardon. il n'ont pu faire le mal comme tel et pécher que dans le non-
Je n'abuserai pas du fait, que je ne suis d'ailleurs pas sûr de savoir, car faire, faire le mal ou le bien, reste étranger au savoir,
pouvoir interpréter, que cette allusion à la suggnômê illimitée 'l U déploiement du savoir: l'acte, le faire, la décision, la respon-
soit signée par Socrate dans le Critias. Je n'abuserai pas de cette ·abilité, la liberté sont hétérogènes au savoir. On ne sait jamais
analogie déjà canonique qui canonise Socrate, et surtout depuis sa qu'on fait non parce qu'on ferme les yeux ou reste ignorant ou
mise à mort qu'on comparerait à celle de quelqu'un qui fut comme inconscient à ce sujet mais parce que le faire et la décision de faire
lui (et plus tard comme Rousseau selon Jean Jaques 1, dénoncé, upposent une rupture et une hétérogénéité, un hiatus entre savoir
accusé, jugé par un tribunal politique comme victime expiatoire t agir, entre connaissance et liberté, etc. Dès lors celui qui fait
ou pharmakos, et se laissa mettre à mort sans protester. .. ), de le mal ne peut pas savoir ce qu'il fait: on doit donc le pardonner
quelqu'un qui dit un jour: «Pardonnez-leur, car ils ne savent pas à la fois parce qu'il fait le mal (et on n'a jamais à pardonner que
ce qu'ils font 2 » ou comme on traduit parfois (Luc, XXIII, 34): 1 mal fait) et parce que, faisant le mal, il ne pouvait le savoir.
«Père, remets-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font 3 » (Grosjean Mais nous aurons encore à compliquer cette axiomatique d'une
et Léturmy, Pléiade). « Remets-leur 4 », c'est aussi la traduction de autre façon plus tard, en expliquant que non seulement faire le
Chouraqui pour ce qui se traduit en latin par« Pater, dimitte illis; mal mais faire le bien suppose qu'on sache le mal et pense le mal,
non enim sciunt quid faciunt» et en grec par «pater, aphes [c'est le inon à mal.
aphienai dont nous parlions la dernière fois 5] autois; ou gar oidasin Or non seulement n'abuserai-je pas de l'analogie canonique entre
ti poiousin »6 (?phrase très énigmatique et divisible, peut-être indéci- la mort de Socrate et la mort du Christ- et le martyre ou la passion
dable, peut-être préoccupée par le sujet même de l'indécidable et d Jean Jaques, mais, par un premier chiasme (car un second ne
sur laquelle j'aimerais revenir un jour au moins pour en ouvrir la aurait tarder), j'attirerai votre attention, tout au contraire, sur
double virtualité: ·et autre lieu de l'œuvre de Platon où, curieusement, c'est encore
1) «Pardonnez-leur car, ne sachant pas ce qu'ils font, ils n'ont ocrate, toujours lui, qui parle de suggnômê, mot que Croiset, dans
pas voulu le mal et donc pas fait le mal comme tel»; l' ' di ti on Budé, traduit une fois par «indulgence» et une fois par
ou bien, 2) tout à l'opposé, et de façon apparemment plus 2
< pardon ». (« Suggnômê» est aujourd'hui, faut-ille préciser, le mot

sophistiquée, plus laborieuse mais que je serais tenté de prendre d grec moderne par lequel on entend le pardon en général. Il n'y
a pas d'autre mot pour «pardon» en grec moderne.)
1. J .-J . Rousseau, Rousseau juge de jean jaques, dans Œuvres complètes, I, op. cit., Il s'agit d'un passage dans lequel une interprétation un peu
p. 657-992. Jacques Derrida reprend la graphie de cette édition pour cette occurrence
et les suivantes dans cette séance. (NdÉ) lure, un peu carrée, ferait dire à Socrate, à une certaine folie de
2. Voir Le Saint Évangile de ]ésus-Christ selon saint Luc, XXIII, 34, dans La Sainte rate, qui va lui-même se présenter un peu comme un malade
Bible polyglotte, t. VII, op. cit., p. 385. (NdÉ) m ntal, comme un errant délirant, exactement le contraire de ce
3. Évangile selon Luc, XXIII, 34, dans La Bible. Nouveau Testament, op. cit., p. 258:
<<Et Jés~s disait : Père remets-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font. ,, (NdÉ)
4. «Evangile de Luc (Annone~ de Loucas) >>, 23 : 34, dans Un Pacte neuf Le Nouvem~ 1. Da ns le tapuscrit, Jacques Derrida écrit: «et à qui pardonnerait-on autremem,
Testament, op. cit., p. 203. (NdE) sinon o n à qui a f:·üt le mal ?>> (NdÉ)
5. Voir supra, p. 241. (NdÉ) . Plato n, Œuvres complètes. Tome!. Hippias mineur, Alcibiade, Apologie de
6. «Lucas >> , XXIII, 34, dans La Sainte Bible polyglotte, op. cit., p. 384 pour le latin Socrate, & tthyphr·on, riton, 372a et 373b, trad. fr. er éd. M aurice C roiser, 7céd .,
et pour le grec. (NdÉ) l'aris, ociéré d'édiri o·n « I.e Belles Lettres », <<Collection des Universités de France »,
7. Cerre parenthèse ne se ferme pas dans le tapuscri t. (NdË) 19 . (NdÉ)

28t1 28
L L:: l' 1\ 1 J U R li L::'l' 1. 12 P1\ 1 1 N

· J · tromp m volon-
( ... ] n'avons-nou pa r onn 1. 1. . . qu eux ~LU . .. . · . s) u
que semble dire Jésus, cet autre fou qui demande le pardon pour tairement (hoi hekontes pseudorner~oi) sont metlleurs (beltto u q
ceux qui le mettent à mort. Socrate va sembler vouloir dire non pas
ceux qui le font involontairement ?
«Pardonnez-leur car ils ne savent pas ce qu'ils font» mais, prenant
d'avance le contre-pied du fils de Dieu, «Pardonnez-leur puisqu'ils Nouvelle protestation de Hippias, scandalisé, hors de lui, oblectio~1
savent ce qu'ils font». , de Hippias qui nomme alors la suggnômê; on ne evralt
Ce passage se trouve dans l'Hippias mineur (« hê peri tou outre~er la su nômê (la compréhension bienveillante, l'excuse,
pseudous 1 » : sur le mensonge, mais difficile à traduire). Il s'agit ac~or l d gg) " ceux qui font le mal par inadvertance, sans
voue e par on qu a
d'un débat passionnant, capital et fort compliqué, au sujet du
le savoir et sans le vouloir:
mensonge et de la véracité. Je ne peux pas le reconstituer dans
tous ses plis ici (je l'évoque aussi parce que nous reparlerons Comment veux-tu, Socrate, que ceux qui sont volontairemen~ injuste:
beaucoup du mensonge avec Rousseau bientôt), mais je partirai (hoi hekontes adikôuntes)' qui préméditent le .mal et qul le fon i
du moment où Socrate affirme que, dans la scène des Prières (en (epibouleusantes kai kaka ergasarnenoi), soient mellleurs que ce~~ qu
Litais) 2 de l' Iliade, Achille et Ulysse, qu'on présente souvent le font sans le vouloir? ceux-ci, après tout, m~ s~mblen~_assez lgnes
comme l'homme sincère et véridique (Achille) par opposition d'indulgence (suggnôrnê) , puisque, s'ils sont lOJU~t~s, s tls ~?mp~nt
au trompeur et au menteur (Ulysse), il se trouve, dit Socrate au et font le mal, c'est à leur insu. Et, en fait, les OlS sont l.en P us
terme d'un premier échange intense, que «le même homme est , . f, t le mal et qui trompent volontauement
séveres pour ceux qm on
trompeur et véridique», et véridique et trompeur («pseudês kai 2
que pour les autres ·
alêthês 3 »), ce qui fait que les deux personnages, loin d'être diffé-
rents et contraires (enantioi), sont semblables (homoioi) (369b). , st à la fois la logique du bon sens, et la logique évanglé-
C ela, c e l · ' ' · il est p us
Et après que Hippias eut tenté d'objecter que quand Achille li ue telle qu'elle est conventionnel ement mterpretee. ,
parle contre la vérité, il ne le fait pas volontairement (« ouk ek f~il; lus normal, d'accorder l' indulgence ou le par~~n a ce~
epiboulês 4 ») alors qu'Ulysse, quand il ment, il le fait volontai- ui n~ ~avent pas ce qu'ils font quand ils font le,~al qua ce:v;~:
rement et par mauvaise intention (« hekôn te kai ek epiboulês») font le mal volontairement et en s~chant ce qu tls font - le
(370e), Socrate amène Hippias sur un terrain fort paradoxal, au et le vouloir paraissant ici indissooables. .
premier abord, et un peu fou, et qui est celui sur lequel je veux Or voilà ue Socrate, dans une scène incroyable, mcroyablement
attirer votre attention, car il y est justement question de suggnômê. rusée et co~vaincante, au cours d'une sortie,u~ peu extra~gant~~
En fait, suggère Socrate, Ulysse, le menteur intentionnel, paraît va rendre le contre-pied de cette pseudo-evldence en a r~a
meilleur qu'Achille; et comme Hippias proteste, Socrate insiste: p l . . f ' t le mal en le sachant et en le voulant est mellleur
que ce u1 q u1 a1 1· S t
1 . . f .t le mal sans le savoir et sans le vou olr. ocra. e,
que ce Ul qm al , défi satanique, voue
bien sûr, ne présente pas cette these com~e un d' , 1 ll
1. M aurice Croiset (ibid.) et Émile Chambry (Platon, Premiers D ialogues, Paris, comme la perversité diabolique, démomque ou s~ lqdue a adque _e
Flammarion, coll. « G F Flammarion >>, 1967) traduisent tous les deux ce sous-titre par , l' alléganon e mo es n e,
<< Sur le mensonge >>alors que Francesco Fronterotta et Jean-François Pradeau le rradujsent
elle pourrait ressembler. Il pousse meme . 1 f .t
par << Sur la tromperie >>dans la nouvelle édition des Œuvres complètes (L. Brisson (dir.),
d'humilité et d'innocence jusqu'à se présenter, avec ce qut e ,al
Paris, Flammarion, 2011). (NdÉ) to ujours soupçonner d'ironie perverse, justement, comme quelqu un
2. Voir Homère, Iliade. Tome II (Chants VII-XII), op. cit., IX, v. 308-429 . (Nd É)
3. Platon, Hippias mineur, 369b, op. cit., trad. fr. M. Croiset. (NdÉ) -- · . . t trad fr M C roiset. (Nd É)
1. Plato n, Hippias rn m eu r , .37 1e, op. a ., · · ·
4 . Lors de la séance, Jacques D errida traduit: <<il ne le fa.ït exprès, il ne le fa it pas
de façon délibérée>>. (NdÉ) 2. Ibid., 372a. (Nd É.)

287
8
LE PARJURE ET LE PARD O N

qui, précisément, ne sait rien, n'est pas sûr de lui, demande même du savoir, du vouloir comme savoir-vouloir et vouloir-savoir qui
à être soigné pour les troubles dont il souffre: erait la qualité suprême et ferait que ceux qui font le mal selon
le vouloir-savoir et le savoir-vouloir sont meilleurs que ceux qui
La réalité [les choses, les pragmata] m'échappe [dit-il], je ne sais font le mal sans savoir ni vouloir. Socrate se présente non seulement
pas ce qu'elle est (kai ouk oid hopê esti). La preuve en est que, mis omme quelqu'un qui ne sait pas mais comme quelqu'un qui ne
en présence d'un d'entre vous qui êtes renommés pour votre savoir sait pas ce qu'il veut, mais qui, voulant savoir ce qu'il veut et donc
(sophia), comme tous les Grecs en portent témoignage, il apparaît
1/0ulant le savoir de son vouloir, n y parvient pas - et qui, dès lors,
que je ne sais rien. Car il n'est à peu près rien sur quoi je m'accorde
sr instable jusqu'à la maladie, souffre de son instabilité patholo-
avec vous. Or quelle meilleure preuve d'ignorance (amathias) que
de différer d'opinion avec ceux qui savent 1 ? gique et demande qu'on le soigne pour cela, et demande pardon
pour cela. Il dit «au secours et pardon» en présentant cette thèse
extravagante, errante, délirante.
Mais ce qui le sauve, dit-il alors, ce qui assure son salut (sôzei),
Car aussitôt après avoir avancé sa thèse (ceux qui font le mal
c'est qu'il accepte d'apprendre, d'interroger, de questionner. Pour
en le voulant et en le sachant sont meilleurs, etc.), il ajoute qu'il
le moment, il affirme que la vérité lui paraît contraire à celle
pense aussi souvent le contraire. Il erre donc d'un sentiment à
qu'avance Hippias, avec le sens commun. Et il affirme que« ceux
l'autre, ce qui prouve qu'il est dans l'ignorance, que donc il ne
qui nuisent aux autres, qui sont injustes, qui mentent et qui sait pas ce qu'il dit et il ne sait pas ce qu'il pense quand il fait
trompent, en un mot ceux qui font le mal volontairement et non ainsi l'éloge du savoir, ni ce qu'il veut quand il fait l'éloge du
malgré eux, ceux-là me paraissent meilleurs que ceux qui le font vouloir. Il est instable et divisé; c'est comme s'il disait en se
sans le vouloir 2 ».
confiant, en avouant, en se confessant à ses interlocuteurs pour
Il faut tenir compte de la structure singulière de la scène qu'ils l'analysent en le soignant:« Voyez-vous, j'analyse de façon
que fait Socrate et de sa manière de se présenter, de se mettre aussi compulsive et déviante parce que je suis schizo, parce que
en scène, de s'inclure dans la scène de pardon ou de suggnômê je suis une personnalité multiple»(« 1 am a multiple personality»,
dont il est apparemment question sur un mode métalinguistique. comme je l'ai vu et entendu dire un jour à la télévision américaine
Apparemment, on est en train de traiter d'un certain nombre de < par > une jeune femme obèse qui ne pouvait pas s'empêcher
thèmes, de concepts, de significations (le mensonge, le savoir et le de se jeter compulsivement sur les cookies; elle répétait tout le
vouloir, l'indulgence, la compréhension, la suggnômê, etc.). Mais temps, comme pour se faire pardonner les cookies et l'obésité:
les acteurs de cette scène n'arrivent pas (et Socrate fait tout pour « 1 am a multiple, 1 am a multiple personality, 1 am a multiple» :
qu'ils n'y arrivent pas) à dominer ces concepts et ce langage depuis n'est-ce pas la formule même de quiconque s'excuse:« C'est pas
un surplomb métalinguistique et neutre: ils vivent eux-mêmes, ma faute, je suis double, c'est la faute à la schize qui me divise
dans leur discussion même, une scène, ils sont engagés, corps et (c'est ce que disait Hamlet à Laertes, rappelez-vous 1), je suis plus
âme, dans une scène de mensonge, de mal fait, d'injustice - et d ' un, plus qu'un, c'est pas moi, c'est l'autre en moi qui fait le
de pardon ou de suggnômê. Car en avançant cette thèse scanda- mal, je le sais, 1 am a multiple»; ce «1 am a multiple» peut être
leuse et ce défi au consensus, à la doxa dominante de ceux qui sincère, mais il ne peut pas l'être purement et simplement, car
savent ou sont censés savoir, Socrate ne fait pas seulement l'éloge pour dire et donner à entendre, pour s'entendre à dire: «1 am
a multiple», il faut se rassembler assez, ne serait-ce que dans un
1., Platon, Hippias mineur, 372b-c, op. cit. (traduction modifiée par Jacques Derrida).
(NdE)
l. W . Shakespea re, .Harnfet, op. cit., acte V, sc. 2, v. 24 1-25 1, p. 906; trad. fr. ,
2. Ibid., 372d. (NdÉ)
1 . 0 . Vo ir uprtl, p. 17 1 q. (NdÉ)

88 28
LE PARJU RE ET LE PAl N ' 1'. 1''1'1 I, M II, SI\ AN :E

«!ch denke 1 », «je dis je et je pense que je suis je », dans une raison de l'instabilic l p ici ns, thèses, opinions, assujetti qu'il
aperception synthétique de l'ego transcendantal, dirait Kant, est au discours d e l'autre t au dernier qui parle. Je suis assujetti au
pour donner ou demander qu'on prête un sens qui soit un à cet dernier mot, semble-t-il dire. Il est malade non parce qu'il pense
énoncé, à la signature de cette énonciation). que le méchant volontaire est moins méchant et mérite davantage
Socrate, pour sa part, il dit aussi: « I am a multiple»; il se présente la suggnômê que le méchant involontaire (d'ailleurs, en effet, la
ou, saura-t-on jamais, il feint de se présenter comme un malade suggnômê, comme gnômê partagée, accordée, suppose justement
mental; il se dit sujet à une sorte de crise, comme s'il souffrait un rapport de savoir). Non, il se voit malade parce qu'il change
d'une faiblesse, d'une psychasthénie, d'une« katabolê», dit-il, d'une tout le temps d'avis, ne tient pas en place et ne s'en tient pas à une
débilité pathologique- pour laquelle il demande à< Hippias 2 > de le des deux thèses.
soigner- de le soigner et de lui pardonner, etc' est un peu la même La suite de la scène est inouïe; lisez-la: les autres écoutent Socrate
chose. D'ailleurs, ne pourrait-on pas être tenté de démontrer que délirer et confesser sa maladie, ils se regardent, et la tête leur tourne,
tout pardon tend à soigner, à guérir, à reconstituer en sauvant, en les voilà entraînés par ces tours ou versions ou perversions de
rachetant dans une réconciliation, avec l'autre et d'abord avec soi, cette structure vertigineuse, les voilà, la tête leur tournant, prêts à
qui est une cure, un souci (cure et care, et charité)? Une rédemption soupçonner Socrate non pas d'être un agité confus mais de faire
et un salut, un rachat de soi qui paie ce qu'il faut dans une cure exprès de les induire en confusion et de mettre à dessein du trouble,
sotériologique? Laissons ce point d'économie pour l'instant. du désordre dans les arguments, comme ille fait toujours (« aei
tarattei en tois logois»), et donc, et donc 1, de chercher ainsi à faire
Pour le moment, [dit Socrate] me voici en proie à une sorte de trouble le mal volontairement. C'est pour faire le mal volontairement qu'il
mental (katabolê) qui me fait croire que ceux qui font le mal volon- dit qu'il vaut mieux faire le mal volontairement; c'est en faisant
tairement valent mieux que les autres [... ] . C'est à toi de t'intéresser le mal volontairement et à dessein qu'il pose qu'il est meilleur de
à moi et de te prêter à guérir mon âme (iasasthai tên psukhên mou) 3 . faire le mal volontairement, en le sachant et à dessein. Hippias en
prend Eudicos à témoin:
Notez que Socrate ne se présente pas comme un malade mental
parce qu'il est en train de soutenir cette thèse apparemment satanique Hippias.-[ ... ] Mais, vois-tu, Eudicos, Socrate ne fait que mettre de
selon laquelle faire le mal volontairement vaudrait mieux que le la confusion dans ce qu'on dit (aei tarattei en tois logois); on dirait
contraire (ce qui pousserait à toujours préférer le bourreau organisé, qu'il cherche à faire le mal (kai eoiken hôsper kakourgounti) 2 •
en science et en conscience, et à être plus indulgent pour lui que
pour le criminel involontaire). Non, Socrate se présente comme Protestation enjouée de Socrate et appel à la suggnômê: «Mais
quelqu'un qu'il soupçonne lui-même d'être un psychopathe en non, je ne fais pas exprès de dire ces choses troublantes, mais comme
vous dites, vous, qu'il faut être indulgent avec ceux qui font le mal
1. Voir I. Kant,«§ 16. Von der ursprünglich-synthetischen Einheit der Apperzeption >>, sans faire exprès, eh bien, pardonnez-moi (c'est la traduction pour
dans Kritik der reinen Vernunft, Raymund Schmidt (éd .), Hambourg, Felix M einer, suggnômê) et accordez-moi votre suggnômê, puisque je ne fais pas
1956, p . 140 ; «§ 16. De l'unité originairement synthétique de l'aperception >>, dans exprès de soutenir cette thèse. C'est sans le savoir et sans le vouloir
Critique de la raison pure, trad. fr. et notes André Tremesaygues et Bernard Paca ud,
nouvelle édition avec une préface de Charles Serrus, Paris, PUF, colL << Quadrige G rands
que je dis que savoir et vouloir faire le mal vaut mieux que faire le
textes >>, 1963, p. 110. (NdÉ)
2. Dans le tapuscrit, Jacques Derrida avait écrit: «pour laquelle il demande à l. Tel dans le t:-I J us ri t c:t lo rs de la séance. (NdÉ)
C ritias». (NdÉ) 2. Plato n, H ippi(l mitU'ur, 373 b, op. cit., trad . fr. M. C ro iset (traduction modifi ée
3. Platon, H ippias mineur, 372e, op. cit., trad. fr. M . C ro iset. (NdÉ) par Ja cqu ·s D rri da). (N 11~:)

C) (l
LE PARJ URE ET LE PI\RI N EP'I'I i".ME ÉAN CE

mal sans savoir et sans vouloir. Donc, pardonnez-moi, en raison «enclin à concéder ou à p ardonner». Sugkhôreô (le verbe utilisé
de votre propre logique, le mal que vous me reprochez de dire et par Hippias) veut dire «remettre une dette», chez Diogène Laërce,
de faire»: et directement «pardonner» chez des écrivains ecclésiastiques. Si
bien que Hippias, à la fin, quand Socrate semble insister, quand
Socrate.- Ah mon bon Hippias [0 beltiste Hippia: le mot« beltiste», il persiste et signe, soutient et maintient que seul l'homme de
c'est celui que Socrate utilise régulièrement pour dire que celui qui bien peut faire le mal volontairement, alors Hippias lui réplique
fait le mal volontairement est bon, ou meilleur que celui qui le fait à la fois: «Non, je ne peux pas te suivre, te faire cette concession,
involontairement], ce n'est pas volontairement que j'agis ainsi (outi t'accorder cela, mais aussi je ne peux pas te pardonner, t'acquitter,
hekôn ge tauta egô poiô): car alors, je serais savant et habile [et terri- te tenir pour quitte. Je tiens ce que tu dis pour inacceptable, c'est
blement intelligent, terrible d'intelligence: sophos kai deinos- qui faux et c'est une faute; mais ce n'est pas seulement une faute,
veut dire à la fois intelligent et terrible], d'après ce que tu viens c'est une faute à mes yeux impardonnable. Je ne t'accorderai pas
de dire. Non, c'est bien malgré moi (alla akôn). Il faut donc me ma sugkhôrésis, qu'on pourrait aussi traduire par "mon pardon" :
pardonner (hôsté moi suggnômên ekhe), puisque tu déclares, d'autre je ne te pardonne pas.»
part, qu'il faut être indulgent pour qui fait le mal sans le vouloir (hos Réponse de Socrate: «Moi non plus. Moi non plus, je ne peux
an kakourgê akôn, suggnômên ekhein) 1. me pardonner moi-même, moi non plus je ne peux m'excuser, je
ne peux m'accorder cela, m'accorder à ce que je dis moi-même. Je
Après quoi, Eudicos, à moitié convaincu, dit à Hippias: «Tu ne peux pas m'accorder avec moi-même, me stabiliser, je ne sais
dois te rendre aux raisons de Socrate et répondre à ses questions qu'errer.» Je ne peux pas m'«accorder à moi-même 1 », dit donc
pour tenir tes promesses. » Socrate, mais comme le verbe qu'il reprend ainsi, c'est sugkhôrésô,
Commence alors le dialogue très vif, rapide (comme Socrate le qui veut dire accorder, consentir, mais finalement aussi pardonner,
demande), l'échange en ping-pong qui va durer jusqu'au moment accorder le pardon en accordant, en donnant son accord à l'autre,
où Socrate reconduit Hippias, implacablement, à la proposition ce que dit Socrate, c'est aussi: «Je ne peux pas me pardonner
selon laquelle seul est bon (agathos) celui qui faute ou est en moi-même, je ne peux pas m'accorder avec moi, ni donc m'accorder
défaut volontairement, celui qui se conduit de façon honteuse le pardon à moi-même, me réconcilier à moi-même». Réconciliation
et injuste. Hippias, naturellement, ne se rend pas, il ne consent impossible. Mais, dans mon cas, précise ironiquement Socrate,
pas. Et d'ailleurs pour le dire, il se sert d'un mot qui n'est pas c'est normal puisque je ne sais rien. Rien d'étonnant à ce que j'erre
très loin de suggnômé (qui veut dire aussi, vous le savez, l'accord, (et le mot pour «errer», c'est «plané»: errement, course errante,
le consentement, la compréhension). Hippias lui dit: « Ouk planes, errant, comme une planète, un astre errant, planés veut
ekhô hopôs soi sugkhôrésô, ô Sôkrates, tauta Ue ne peux t'accorder aussi dire« intermittent», «irrégulier»: le verbe qu'utilise Socrate,
cela, je ne peux m'accorder avec toi sur tout ça, je ne peux re c'est «planômai 2 », qui veut dire «errer en s'égarant, en quittant
concéder cela] 2 . » Sugkhôrésis, c'est la concession (un peu comme le droit chemin»: extravaguer dans l'errance ou l'aberration,
suggnômé), le consentement, le mouvement qui consiste à faire non pas nécessairement l'erreur mais l'aberration, littéralement
un effort pour. donner son accord à l'autre, pour être d'accord le délire: je suis aberrant, dit en somme Socrate, je suis délirant,
avec l'autre (sun), pour se joindre et conjoindre à l'autre - et mais c'est normal, il n'y a là rien d'étonnant(« ouden thaumaston »),
l'on traduit parfois sugkhôrésis par « pardon» , et sugkhôrétikos par il n'y a pas de quoi s'émerveiller du fait que moi ou tout autre

1. Plam n, Hippias mineur, 373b, op. cit. (Nd É) 1. Ibid. (Nd É)


2. Ibid, 376b ( 'est]a qucs D rr ida qui retradu it). (NdÉ) Da ns le cap u crir, o n li t plutôt le verbe à la voix active: <<planaÔ>>. (NdÉ)

0
LE I' ARJU I li El' LE PAl 1 N

ignorant, idiôtês, soyons errants ou dans l'ab n ation) . M ais que l'o nt fait condamner à mort: Je vous pardonne ; il dit seulement, en
vous, qui êtes savants (sophoi), vous erriez aussi (pfanêsesthe), car toute objectivité et sans s'adresser à personne en particulier: oùùdç
vous errez, vous délirez aussi, voilà qui est terrible (deinon) pour éxcùv Uj..tapnivet [oudeis hekôn amartanei], nul ne fait le mal à bon
nous-mêmes. Ce qui est terrible, le terrifiant, c'est que ceux qui escient. Un point c'est tout. Ces gens-là font apparemment le mal,
savent et pensent que faire le mal sciemment et délibérément est mais ils ne savent pas ce qu'ils font 1 •
pire, plus impardonnable, plus inexcusable que faire le mal sans
le savoir et sans le vouloir, ceux-là ne puissent arrêter leur thèse,
se mettre d'accord avec eux-mêmes, se pardonner eux-mêmes,
et errent ainsi sans fin - jusqu'à la fin de l'entretien. Car c'est
le dernier mot de Socrate et le dernier mot de ce dialogue sur le
mensonge: ce qui est terrible, c'est que votre savoir ne nous fera
pas sortir de cette «plané», de cette course errante, délirante, de
cet égarement ou de cette aberration où nous ne pouvons même
pas nous excuser ou pardonner, nous réconcilier ni avec l'autre
ni avec nous-mêmes.

Je vais plutôt, la semaine prochaine, par un mouvement moins


symétrique que chiasmatique, en appeler de cette pensée équivoque
de l'infini pour analyser, sur l'autre bord, si l'on peut dire, un
mouvement qui vient toujours affecter cet infini de finitude et la
grâce hyperbolique de calcul économique.
Pour cela, au cours de ce que j'avais annoncé la dernière fois 1
(si vous vous en souvenez encore) comme une deuxième pause sur
le chemin qui nous ramènerait aux Confessions (d'Augustin, mais
surtout de Rousseau), la première pause nous ayant retenus auprès
de ce mot-concept de «suggnômê», je repartirai encore d'un passage
de Jankélévitch, d'un certain« et pourtant» («Le pardon ne connaît
pas d'impossibilité; et pourtant 2 [ . • . ] >> (p. 204)). Jankélévitch
a d'ailleurs raison de rappeler (p. 91), ce qui n'est pas fait pour
simplifier les choses, que

Socrate, encore que persécuté, n'est tenté ni d'en vouloir ni de


pardonner à ses persécuteurs: il montre seulement, par la réfutation,
que le coupable est un ignorant [thèse qui semble contredire celle
que nous venons d'examiner]. Il ne dit pas à Anytos et Mélétos qui

1. Voir supra, p. 239-24 0 et p. 244. (NdÉ)


2. V. Jankélévi tch, Le Pardon, op. cit., p. 04. 1. ibid , 1. 9 1.

2
Huitième séance
Le 4 mars 1998

Pardon, je m'excuse.
Mais non, y a pas de mal 1•

(Répéter)

Cela ressemble à un dernier mot. Qu'est-ce qu'un dernier mot?


Que dit un dernier mot? Est-ce que ça veut dire, est-ce que ça
veut encore dire, le dernier mot? Est-ce que ça veut encore dire

1. Le début du fichier informatique du séminaire donné à l'EHESS en 1997-1998 ne


correspond pas au tapuscrit pour cette séance. Dans cette version, Jacques Derrida écrit
plutôt : «- Pardon, je m'excuse. 1 - Mais non, y a pas de mal (c'est rien) ... , et ajoute le
paragraphe suivant: «(Mimer et répéter sur tous les tons: un séminaire tout entier aurait
pu se limiter à cette théâtralisation des différents tons sur lesquels on peut prononcer ces
phrases, en s'épuisant dans la combinatoire, quasiment infinie, des "gestes" de ces phrases,
des intonations gestuelles, donc de la "pragmatique" de ce "langage ordinaire", etc.) >>
À partir du paragraphe commençant par la phrase<<Cela ressemble à un dernier mot »,
les deux versions concordent ensuite. La première page de cette séance est photocopiée
deux fois dans le tapuscrit. Sur la première feuille, numérotée à la main << 1 », Jacques
Derrida a ajouté les notes manuscrites: <<texte changé sur disquette>> et <<répéter sur
tous les tons », suivie d' une note en vue de la traduction improvisée pour l'auditoire
américain. Celle-ci figure également sur la seconde feuille, numérotée à la main << 2 ».
Lors de la séance, Jacques Derrida répète: << Pardon, je m'excuse. Mais non, y a pas de
mal» avec plusieurs intonations et commente: <<Alors, on pourrait reproduire presque
tous les tons, sur beaucoup de tons, et théâtraliser en quelque sorte la pragmatique,
c'est-à-dire les gestes, les intonations de ces speech acts: "Pardon", 'je m 'excuse", "Y a
pas de mal' . J'imagine un séminaire qui aurait consisté pendant un an à simplement
varier [Rires], de façon théâtrale, dramatique, drastique comme on a dit, tous les gestes
possibles, la combinatoire de tous ces gestes possibles du "pardon, je m 'excuse, mais non,
y a pas de mal". Ça aurait suffi , avec de bons acteurs sur cette scène, tout aurait été di t.
om me je ne suis pa un bon acte ur, alors je l'explique, mais un bo n acteur aurait pu
se on te nter de ré1 t r · ph ras s., (NdÉ)

7
LE PARJUR E ET LE I'AIU N 1J\J iï' l I. M JI. SÎ\ AN : t\

quelque chose? Le dernier mot, cela peut êue, m ais ce n'est pas l'autre d'avoir à demand r 1 pardon ou de présenter ses excuses, ce
seulement ni nécessairement le dernier mot que je prononce «y a pas d'mal», est-ce le dernier mot?
avant de mourir, un testament, a will, ou un «je pardonne», je La semaine dernière, j'ai fait exprès de jouer, j'ai un peu joué sans
vous pardonne, je te pardonne, je demande pardon, un pardon jouer à faire se répondre, si je puis dire, des «derniers mots», comme
testamentaire, un «y a pas d'mal», par exemple, y a pas d'mal si. des «derniers mots» pouvaient encore se répondre, comme si le
dans ma vie passée 1, dans le mal que, semble-t-il, on m'aura d rnier mot n'interrompait pas à jamais le langage. Comment un
fait ou que, semble-t-il, j'aurai fait. Y a pas d'mal peut êrre le 1 rnier mot pourrait-il encore répondre à un dernier mot? Cela arrive
dernier mot avant la fin, avant la mort, avant l'expiration et le pourtant. Vous avez encore en mémoire ces quelques derniers mots,
dernier soupir 2 . plus d'un: la double expiration de Mme de Vercellis («Ce furent les
Je préfère dire, toujours, à dessein, «y a pas d'mal» plutôt que« il l miers mots qu'elle prononça 1 »,dit l'auteur des Confessions), puis
n'y a pas de mal». le dernier mot de Rousseau à la fin du chapitre des Confessions et de
J'efface ainsi le «Il n'» y (il nie). Car d'une part, à élider ainsi la confession du ruban volé («Qu'il me soit permis de n'en reparler
le «Il n'», je restitue ainsi la façon dont on prononce souvent les jamais 2 »- phrase que je rappelle ici en annonçant que nous aurons
choses en courant, en français courant de tous les jours: on dit le plus tard, en lisant de Man, à nous demander si justement tout ne se
plus souvent «y a pas d'mal» plutôt que «il n'y a pas de mal»; et d 'place pas quand Rousseau en reparle, justement, et, selon de Man,
d'autre part, avec cette ellipse ou cette élision du «il n'y», j'efface de tout autre façon dans Les Rêveries ... , si bien que l'aveu du vol et
un peu de la négation qui affecte le «il y a»; je supprime le «ne» de du mensonge est et n'est pas le dernier mot dans Les Confessions),
la négation, au moins auprès du «il y a», comme si je disais, oui, il 'nfin, le dernier mot de Socrate à la fin de l'Hippias mineur quand
y a, oui, ya, oui, y a, mais quoi? Y a «pas de mal». Pas de mal, oui, i 1 déclare que lui non plus il ne peut pas s'accorder avec lui-même
3
il y a, ya pas d'mal, pas d'mal y a: oui, y a. ni s'accorder le pardon. Il ne peut plus se pardonner lui-même .
Je transforme ainsi, d'une ellipse, la négation en affirmation, ce Si j'insiste sur cette instance paradoxale du «dernier mot» qui, par
qui, vous en conviendrez, n'est pas rien. Ce n'est pas rien, c'est le 1 finition, semble destiné à interrompre irréversiblement l'histoire

moins qu'on puisse dire. Et cette affirmation semble se rassembler avec le discours, l'échange, l'adresse, mais aussi à rendre possible,
dans le «y a», comme si ce «y a»- qui est aussi le premier souffle par-delà la fin, un re-commencement, c'est que le mot de «pardon»,
du nom imprononçable de Dieu- n'était qu'un seul mot, mais dans ou d'« excuse», la rémission ou l'annulation de la faute, l'absolution
quelle langue encore, un double mot soudé à lui-même, soldé, indis- ;tb olue, le pardon accordé, et même l'excuse accordée, se proposent
t ujours dans la figure, si je puis dire, du« dernier mot»: le« pardon»
solublement, absolument, absous en un.
n cordé, c'est toujours, on le suppose du moins, le dernier mot, ce
Le« y a pas d'mal», prononcé par qui accorde l'excuse ou le pardon, q ti ne saurait être remis en question (tout pardon semble fait sous le
ou mieux, par qui affecte au moins, qui affecte même de dispenser s au du serment au moins implicite qui engage à ne plus revenir sur
l pardon: le pardon est sans appel et sans cassation possibles, si je puis
1ir , dire: «Je pardonne», c'est dire: «Ne revenons plus là-dessus, ni
1. Dans le tapuscrit, Jacques Derrida avait écrit:«[ ... ]ni dans ma vie passée >> . (NdÉ)
2. Dans le tapuscrit, Jacques Derrida a ajouté à la main une phrase à la fin de e
paragraphe sur les deux« page 1 »:«Le pardon se ti ent toujours, par essen ce, au bo rd de
la mort, comme figure au moins de cet événement.>> Lors de la séa nce, il d it plutôt :" Et 1.J.-J. Rousseau, «Livre Seco nd », dans Les Confessions, op. cit., p. 83. (NdÉ)
le pardon se tient toujours, par essen e, au bord de la mort au moin s o rnm e fi gur d . Ibid. , p. 87. (NdÉ) ·
l'ultim e ou de l' irréversibl e. D ' un ce rtain mani re, las èn en gu st:io n es r touj o u r 3. Voir Plato n, 1-/ippia mineu1·, 76b , op. cit., trad. fr. M . C roiset, ersupra, p. 293 sq.
un e scène de de rni er mo t ava m la mo rr. >> (Nd 1:,) (N 1(~)
111 11 1 ji, • N :1·:
J.F. l'Al J lU ~ 1·:'1' LI ~ l' A l 1 N

j'appan cnais à l. j11,' iÏ · •. :··tait 1, rn a hont : j'étais juge. Qui pouvait


s~r ta faure ni sur_Je pardon o~ l' e~cuse que je r' a corde, n 'en parlons
me condamn r ? lM a hom ' st donc que, en tant que juge, je ne
P u~, cess?ns d,e dis~uter, de negoe~er, de raconter aussi, interrompons
peux être jugé, je ui s au-de sus de tout soupçon, de tout jugement,
la dtscusswn, 1explication, la narration et surtout la confession l'aveu
et donc aussi, puisque je ne peux être jugé ni condamné, je suis
le repentir, ~u es excusé, ru es pardonné, y a pas d'mal»).' ' ' aussi, paradoxalement, perversement im-pardonnable.] Aussi, au lieu
C est tOUJOUrs un «dernier mot». d'emplir la nuit de leurs aboiements, les chiens [qui sont donc des
Un pardon qui ne se donnerait pas comme l'assurance ou la instruments de la justice] me laissèrent-ils passer en silence, comme
promesse, la signification en tout cas d'un dernier mor, voire d'une un homme qu'ils n'auraient pas vu •
1

fin de l'histoire, ce ne serait pas un pardon. C'est là une proximité


troublante que le pardon garde avec le jugement, voire avec le Cet aveu, cette honte avouée - pour le crime d'appartenir à la
Jugeme~t ~erni_er- que pourtant il n'est pas. Le pardon ne juge justice, au corps de la justice, et d'être juge 2 - suppose que la justice
pas ~e cnmmel, tl. transcende tout jugement, pénal ou non pénal, il est une violence féroce, bestiale, qui apparente ainsi les hommes,
est e_rranger au tnbunal et au Jugement dernier, et pourtant il reste cet homme juge, à ces molosses féroces qui font semblant de ne pas
ausst proche_ d~ ~e~dict, du « veridictum », que possible, justement le voir, en tant qu'homme, «comme un homme qu'ils n'auraient
par sa force trreststtble de «dernier mot». pas vu». Cette justice féroce, bestiale, elle est terrifiante là où elle
Si n_o~s en avions le temps, bien sûr, mais ce n'est pas le cas, retentit ou laisse retentir en elle, comme son verdict, son jugement,
nous lmo~s ,er analyserions ensemble (comme nous avions, je crois, son arrêt, le dernier mot.
commence a le faire il y a quelques années 2), Le Dernier Mot de Or quel est ce dernier mot?
Bla~c~ot (l'un ~e ses premiers textes dont l'écriture remonte, je C'est « il y a». Je lis la suite :
crots, a 193 5). C est une sorte de récit dont le narrateur, entre autres
choses, avoue, avoue. Il avoue quoi ? Il avoue sa honte, il avoue dans [ ... ] comme un homme qu'ils n'auraient pas vu. Ce n'est que
la honte non pas telle ou telle faute mais qu'il est juge. Il n'a pas bien après mon passage qu'ils recommencèrent à hurler: hurlements
hon~e ~,avoir commis une faure. Il a honte d'être juge. Par exemple tremblants, étouffés, qui, à cette heure du jour, retentissaient comme
(mats Je vous exhorte à tout relire), il dit: l'écho du mot il y a.
«Voilà sans doute le dernier mot», pensai-je en les écoutant.
L~rsque j'eus, descendu l'escalier près du fleuve, des chiens de grande Mais le mot il y a suffisait encore à révéler les choses dans ce lointain
tatlle, des especes de molosses, la tête hérissée de couronnes de ronces quartier [... ]3.
apparurent sur l'autre rive. Je savais que la justice les avait rendu~ (Lisez toute la suite, p. 118.)
féroces pour faire d'eux ses instruments occasionnels. Mais, moi aussi,
1. Maurice Blanchot, Le Dernier Mot, dans Le Ressassement éternel, Paris, Londres et
New York, Les Éditions de Minuit et Gordon & Breach, 1970, p. 117 . [Daté << 1935,
1. Lors de la séance, Ja_cques Derrida ajoute:<< Traduit dans le code judiciaire français,
1936» par Blanchot, ce texte fur d'abord publié aux Éditions de la revue Fontaine en
par exe~ple,_quand ,un )~gem~nt a eu lieu, surtout quand c'est un acquittement ou
1947 , puis une première fois aux Éditions de Minuit en 1951 et repris dans Après coup
u~ non-heu, il ~st meme mterdn publiquement d'y faire référence. On n'a pas le droit
précédé par Le Ressassement éternel, postface de M. Blanchot, Paris, Les Éditions de
den r~parler, c est une interdiction. Quand quelqu'un est acquitté, on ne revient pas
Minuit, 1983, p. 57-81. Jacques Derrida cite ici l'édition de 1970. (NdÉ)]
sur le jugement, o~ ne ~oit même pas mentionner la chose . ., (NdÉ)
2. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute: << Dans un autre texte, vous vous en
2. Jacq~es _De~nda fait peut-être allusion ici à son commentaire du texte de Blanchot
souvenez peut-être, j'avais marqué en quoi la justice était parjure en elle-même. La
sur Celan mutule Le Dernier à parler ([Montpellier], Fata Morgana, 1984; d'abord
justice, avant tout acte et toute faute, était parjure, je n'y reviens pas. » Voir J. I?errida,
par_u dans_ la Revu~ de Befle~ Le_ttres, << Pa.ul Celan >>, vol. 96, nos 2-3, 1972, p. 171-183).
« Le mot d'accueil », dans Adieu- à Emmanuel Lévinas, op. cit., p. 67 sq. (NdE)
V01r aussi J. Dernda, Semma1re <<Le temoignage » [<<Répondre- du secret ») (inédit
1992-1993, EHESS, Paris), << Deuxième séance». (NdÉ) ' 3. M . Blanchot, Le Dernier Mot, op. cit., p. 118.

301
300
1.1\ l'/\1 J JI E fo:' l' 1.1·: Pi\J 1 N
lll iJ 1 1 1\.11 ., 11 N :1(

<< ilya » dans d e n rn lt' ' îl ' ! ' ! 'S> l ntl ~ pr m ier,me embi - t- il,
Vous avez bien entendu que ce« il y a» est à la fois perçu comme lat justem ent d 1 8 1 • ( ' nt 1- onférences réuni es dans Le
c

un seul mot, puisque c'est comme le dernier mot, mais cette unicité, Temps et l 'autre, et où., dan la rra e d Heidegger, m ais aussi ans
cette singularité du mot indivisible comme dernier mot (le dernier doit lui o u contre lui, d 'ailleurs en s' intéressant aussi au «mot », préci-
être indivisible), c'est donc aussi une sorte de cri. Il crie un cri presque ment, Levinas définit le« ily a» comme un « exister sans existant»,
inarticulé (car l'indivisible est inarticulé), un cri inarticulé entre l'animal un «exister» qui «ne peut être affirmé purement et simplement, parce
et l'homme, commun à l'homme et à la bête, la bête féroce et hurlante. qu'on affirme toujours un étant 3 • Mais, [ajoute-t-il,] il s'impose [ce
Il est, comme le dit le texte, l'écho retentissant des hurlements («hurle- "il y a", cet "exister"] parce qu'on ne peut pas le nier 4 ».Il n'y a pas
ments tremblants, étouffés, qui, à cette heure du jour, retentissaient de négation ou de dénégation possible de ce «il y a » - précisément
comme l'écho du mot ily a»), «du mot ily a», dit le narrateur: «ily a» 1 arce que ce n'est rien et cela ne signifie rien de déterminé, de déter-
est un mot, il est un et un mot, un seul mot, un dernier mot; mais en minable. «Derrière toute négation, [dit Levinas,] cette ambiance
tant qu'écho retentissant des hurlements des chiens, il garde quelque d'être, cet être comme "champ de forces" réapparaît, comme champ
chose de bestial. Non seulement ces trois mots, «ily a», ne sont qu'un de toute affirmation et de toute négation [ ... ] et c'est pour cela
et un mot, mais comme ils ne forment qu'un seul mot et bestial, ce que nous l'appelons anonyme S» (p. 26-27). Cette méditation du
mot n'est pas vraiment un mot; ce vocable qui n'est pas un mot est «il y a » impersonnel, Levinas la poursuivra dans Totalité et Infini,
un cri. Mais en même temps, moins qu'un mot, c'est plus qu'un mot, notamment dans le chapitre sur «Visage et sensibilité» (p. 160
car ce mot, comme on le dit parfois du mot, c'est l'état concentré ou sq.) où le «il y a » est aussi l'anonymat ou l'impersonnalité origi-
la métonymie d'une phrase et un jugement, tout un discours (dans les naire du «sans visagé», d'un vide qui n'est pas un néant. Même
expressions «un mot d'esprit», «je t'envoie un mot», «je vais lui dire si le «il y a» n'a pas de référent, s'il ne nomme, n'affirme, ne nie
un mot», le mot «mot » est plus qu'un mot, plus qu'un vocable, c'est rien de déterminé, s'il est comme vide de référence, le «il y a», dit
tout un acte de langage, toute une histoire ou un jugement).
Si bien que, à la fois imprononçable comme un cri ou un hurlement,
il est prononcé comme un mot de la fin, c'est-à-dire un jugement, L La notion de l' « il y a» apparaît la première fois sous ce titre dans un article
d'Emman uel Levinas paru dans la revue Deucalion, n° 1, 1946, p. 141-154, puis dans
un arrêt, un verdict. Car ce qui réunit ici l'homme et la bête, c'est le livre écrit durant les années de captivité, De l'existence à l 'existant, Paris, Vrin, 1964
que tous ils appartiennent à la justice et sont des sortes de juges. [ 194 7]. Voir Emmanuel Levinas, << L'exister sans existant>>, dans Le Temps et l'autre, Paris,
C'est le Jugement dernier du dernier mot, l'acte de justice qui est à PUF, coll. << Quadrige>>, 1985 ; rééd. , 2004. Le Temps et l'autre a d'abord été publié en
la fois trop humain et bestial. 1979 chez Fata Morgana. Dans sa << Préface>>, Emmanuel Levinas souligne plutôt que
le texte reproduit une série de conférences prononcées en 1946-1947 e~ publiée une
1
première fois en 1948 dans les Cah~ers du Collège Philosophique, <<Le choiX, le monde,
Ue note ici trop vite, entre parenthèses, ou entre crochets, au sujet l'existence >>, no 1, p. 125-196. (NdE) ,
de ce passage de Blanchot qui dit que « ily a» (en trois mots, donc) 2. Cette parenthèse ne se ferme pas dans le tapuscrit. (NdE) .
3. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute : << Donc, comme on affirme tOUJOurs
est «sans doute le dernier mot », trois mots en un seul mot, qu'on quelque chose, un étant, là il s'agit d'un exister avant ou hors de tout étant, donc c'est
peut être tenté par trois enchaînements que je ne ferai que signaler. un "exister sans étant". Il ne dit pas un "être" sans étant, il dit un "exister" sans étant.
A) E~ premier lieu (nous sommes en 1935), un enchaînement plus C'est ça, le "il y a". L'expérience du "il y a", c'est l'expérience du fait que "y a" . .. "y a"
de l'exister, mais ce "il y a" se pose e~core , ne se détermine en rapport avec aucw1e
ou moms secret avec tout ce que Levinas écrira plus tard au sujet du chose déterminée, aucun étan t.>> (NdE)
4. E. Levinas, << L 'exister sans existant >>, dans Le Temps et l'autre, op. cit., p. 25-26
(c'es t Emmanuel Levinas qui souligne). (NdÉ)
1. La par_enrhèse qui s'ouvre ici se ferm e plusi eurs pages plus lo in . Vo ir infra,
p. 309. (NdE) 5. Ibid., p. 26-27. (NdÉ) dÉ
6. E. Levinas, <<Visag cr sensibilité», dans Totalité et Infini, op. cit. , p. 160-167. (N ··)

.0
30
LE PARJUR E ET LE PARDO N
! l li i'I' II1,M I1•• ·.AN :1·:

Levinas, «n'existe pas par la vertu d'un jeu de mots. La négation une cloche à son grave). V u av z e que veut dire aussi « avoir le
de toute chose qualifiable laisse ressurgir l'impersonnel il y a qui, bourdon» ou le «cafard ».
derrière toute négation, retourne intact et indifférent au degré de Cette basse continue, surtout dans l'insomnie, dans la veille ou
la négation. Le silence des espaces infinis est effrayant. L'envahis- la vigilance de la conscience insomniaque, et l'insomnie est un
sement de cet il y a ne correspond à aucune représentation; nous thème de méditation continue de Levinas, le «bourdonnement »,
en avons décrit ailleurs le vertige 1 » (p. 165). Dès lors la vision l' « incessant bourdonnement» de l'insomnie, dit-il, ou encore le
qui suppose toujours un horizon(« Voir, c'est[ ... ] toujours voir à «bourdonnement incessant»; le «bourdonnement de l'il y a», c'est
l'horizon 2 »,voir venir), c'est un« oubli de l'ily a 3 ». Voir quoi que
ce soit, c'est oublier le «ily a». Si bien que Levinas à la fois dénonce [l] 'essence s'étirant indéfiniment, sans retenue, sans interruption
l'oubli de l'« il y a» et le «il y a» lui-même, la «neutralité imper- possible - l'égalité de l'essence ne justifia_nt, en t~ute éq~ité, :~cun
instant d'arrêt - sans répit, sans suspenswn posstble - c est 1 zl y a
sonnelle4» et sans visage, la machine des «dieux sans visage5» qui
horrifiant derrière toute finalité propre du moi thématisant et [. · .]
envahissent la finitude de l'homme. Mais l'expression «dieu sans
l'incessant bourdonnement qui remplit chaque silence[,] où le sujet
visage» est affectée elle-même d'une double valeur (Dieu anonyme
se détache de l'essence pour se poser comme sujet[,] [et], en face de
et force païenne, mais aussi Dieu dont le visage ne m'apparaît pas, son objectivité. Bourdonnement intolérable à un sujet qui se libère
que je ne vois pas en face-à-face: «Je ne lutte pas avec un dieu sans comme sujet[ ... ] [b]ourdonnement de l'il y a- non-sens en l~q~el
visage, mais réponds à son expression, à sa révélation» 6 (p. 171)). tourne l'essence et, en lequel ainsi, tourne la justice issue de la stgnifi-
Cette même méditation se poursuit dans Autrement qu'être cation. [... ] Le bourdonnement incessant de l'ily a heurte d'absurdité
(«Subjectivité et Infini», «4°. Sens et il y a» (p. 207 sq.)) où cette le moi transcendant al actl"f -commençant, present ' 1.

fois la question du «il y a» s'articule avec celle de la justice et de


l'expiation. D'ailleurs, ce« ily a» retentit aussi, comme chez Blanchot, Or voilà que sur ce fond sans fond d'absurdité anonyme, sur le
il est quasi animal, il fait du bruit, il résonne, mais sans mot, au-delà fond de ce qu'il appelle aussi ailleurs« l'incessant remue-ménage
de l'il y a - horrible éternité au fond de l' Essence » (p. 223) ~~
du mot; il a donc quelque chose d'inarticulé, un peu comme le 2

cri qu'on prête aux bêtes; mais Levinas ne parle pas de molosses ncore «l'é-cœurant remue-ménage et encombrement de 1 zl
hurlants, comme Blanchot, il évoque plutôt la rumeur d'un bourdon- y a3 »(p. 209), Levinas v~ e~tendre ce,.« il_J a.» insignifiant comm~
nement. Le bourdonnement est le langage ou la manifestation sonore, ignification, comme le s1gmfiant de lms1gmfiant, com.me c~ qu1
sinon phonique, d'une autre bête, le bourdon, qui est à la fois un d ans l'insignifiant non seulement signifie encore ma1s, m1eux,
hyménoptère velu, comme une abeille (ce qu'on appelle le «faux- ignifie en assignant; en assign_ant, c' ~st-~-~i~e en ~, enjoi~nant,
bourdon», c'est le mâle de l'abeille); en musique, le bourdon, c'est - 11 m'assignant ma place de sujet assujetti a 1autre, a tout 1autre
une sorte de basse continue (fournie par des instruments comme la d ans la responsabilité éthique et l'élection (l'élu, c'est l'assigné)
vielle ou la cornemuse; c'est aussi la quatrième corde du violon ou 4
' t comme nous l'avions vu l'an dernier , ce qui lie l'élection à
la' substitution. Et ce mouvement dont on ne saurait exagérer le
1. E. Levinas,<< Visage et sensibilité>>, dans Totalité et Infini, op. cit., p. 165 [(c'est
1. E. Levinas, << 4o. Sens et il y a», dans Autrement qu'être ou_ au-delà de l'essence,
Emmanuel Levinas qui souligne). (NdÉ)]
2. Ibid., p. 166. (NdÉ) op. cit., p. 207-208 (c'est Emmanuel Lev~nas qui_soul~gne). (Nd~)
3. Ibid. (c'est Emmanuel Levinas qui souligne). (NdÉ) . Ibid., p. 223 [(c'est Emmanuel Levmas qUJ soultgne). (Nd~)]
4. Ibid., p. 274. (NdÉ) 3. Ibid., p. 209 [( ' t Emm anuel Levinas qui so uli gne). (NdE )] . ..
5. ibid. , p. 17 1. (NdÉ) lt. Voir] .Derri la, mim ir •« ll ostilir /h os pitalité» (inédi t, J996- l 997),<<l-lLU tt m
6. Ibid. (Nd É) s :t n "». (Nd f. )
I. E l'Al JURE ET E l'A RI N HUTTI •ME S \t\N C I::

caractère décisif, dans le trajet de Levinas, il est dé isif, justement, un jugement de soi se retournant sur soi devant l'autre, cela n 'est
parce qu'il indique le lieu de passage de la transcendance entre possible que là où le sens, et le sens de l'être, est débordé par le
être et autrement qu'être. Or ce lieu de passage par le signifiant non-sens et là où cet excès donne lieu à une expérience. Si tout
de l'insignifiant «il y a» porte un autre nom, celui qui nous avait du sens, l'auto-accusation, le jugement sur soi, le repli sur
importe ici: c'est l'expiation, la substitution comme expiation soi comme coupable et responsable, ne serait pas possible. Le
de l'un pour l'autre 1 • Il y a, vous le savez, toute une pensée de nom ou le corrélat de cette expérience, de l'expérience étrange et
l'expiation, chez Levinas, dans Totalité et Infini et dans Autrement singulière de ce qui existe sans existant (pour reprendre la formule
qu'être ou au-delà de l'essence. Ici, je veux seulement en ressaisir le ancienne de 1938 1), de cette neutralité débordante, incessante,
moment où l'expiation est inséparable, comme signification, de insignifiante, etc., c'est l'« il y a», l'expérience de l'« il y a», l'« il y
l'insignifiant et de la neutralité (que j'appellerai, moi, ici, bien a» comme expérience, car on ne peut dire l'expérience de l'« il y a»
que Levinas ne le fasse pas, machinale) de l'« il y a». Levinas écrit comme l'expérience de quelque chose, puisque l'« il y a» n'est rien
ainsi (p. 208-209): qui soit, un objet ou un sujet. Il n'y a rien qui s'appelle « il y a»
en dehors de l'expérience que j'en ai, puisque l'« il y a» n'est rien.
Mais l'absurdité de l'ily a- en tant que modalité de l'un-pour-l'autre, L'« il y a», c'est l'expérience de l'« il y a» ou l'expérience comme
en tant que supportée- signifie. L'insignifiance de son ressassement «il y a».
objectif, recommençant derrière toute négation, m'accablant comme Vous lirez ces pages dont je ne cite encore que ceci, pour clore
le destin d'une sujétion à tout l'autre auquel je suis sujet, est le surplus provisoirement sur ce point:
de non-sens sur le sens, par lequel pour le Soi, l'expiation est possible
- expiation que le soi-même signifie précisément. L'il y a-c' est tout La signification [ici, la signification signifiée dans l'assignation, par
le poids que pèse l'altérité supportée par une subjectivité qui ne la l'insignifiance de l'«ily a»] est la délivrance éthique du Soi par la substi-
fonde pas. Qu'on ne dise pas que l'il y a résulte d'une «impression tution à l'autre. Elle se consomme comme expiation pour l'autre 2 .
subjective». Dans ce débordement du sens par le non-sens. la< sic>
sensibilité - le Soi - s'accuse seulement, dans sa passivité sans fond, J'ai privilégié ce passage pour des raisons qui sont, je l'espère,
comme pur point sensible, comme dés-intéressement, ou subversion évidentes: toute pensée du pardon est occupée par l'expérience
d'essence 2 • de l'expiation, bien sûr, mais précisément là où l'identification à
l'autre et la substitution de l'un à l'autre, de l'un pour l'autre, de
Autrement dit, seul un certain au-delà du sens ou de l'être peut l'un unique à la place de l'autre unique, de l'autre en soi à la place
rendre possible une auto-accusation. Une auto-accusation, et donc de soi organisent tout ce processus, dans ce qu'il a de plus problé-
le début d'un aveu et d'une expiation, donc de la responsabilité
matique et de plus énigmatique.
assumée par un sujet pour ce qu'il est ou fait, une auto-accusation, B) J'avais annoncé, toujours entre crochets, trois enchaînements
possibles avec le « il y a» comme dernier mot de Blanchot et le «y a»
1. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute:« où je dois expier non seulement pou.r non négatif, affirmatif ou neutre, que j'avais moi-même souligné.
la faute que j'ai faite, mais pour l'autre, à la place de l'autre. Et c'est dans le "il y a", Le second enchaînement, là où le « Y a» est aussi un cri animal,
sur le fond insignifiant de ce " il y a" que la substitution est possible, et donc l'électio n
qui m'assigne ma res ponsabilité là où je dois expier non seulement pour moi ou pom
mes faures mais pour l'autre. Ce qu'on avait analysé l'an dernier à propos de Levinas
sur la substitution se trouve là localisé.,, (NdÉ) 1. Voir supra, p. 303, no te 1. (NdÉ)
2. E. Levinas, << 4°. Sens et il y Cl>>, dans Aun·ernent qu'être ou. au-delà cie l'essence, 2. E. Levinas, <<4°. S ns et il y Cl>>, dans Autrement qu'être ou au-delà de l'essence,
op. cit., p. 208-209 [(c'est Emm anuel L vina q ui so uligne). (Nd l: )l op. cit. , p. 209. (NdÉ)

ÜJ . 07
L E PA l J U I 7 E'l ' L E l'A l l) N

le hurlement ou le bourdonnement du dernier mot, qui est aussi, p:1r « there is», m ai pa r «.t' gibt », t par cette référen eau don que
comme seul peut l'être un dernier mot dans la régression analytiqu , Il ' Î 1. g r, vous le savez, a profondément explorée, méditée, inter-
un premier mot, un mot à la fois eschatologique (dernier) et archéo- 1 r t . D epuis la donnée du don de «Es gibt», il y a du mouvement
logique, an-archique ou pré-archique, un premier mot, le second p ur se rendre au pardon, à son économie ou à son anéconomie, à sa
enchaînement selon l'écho ou le retentissement, ce serait, dans une ru pwre ou sa non-rupture avec l'économie et le calcul, telles qu'elles
autre langue, avec le «]a» allemand, mais surtout le «]a» répété, n u occupent ici. Est-ce que le «il y a» dont parlent Blanchot et
«]aja», que Nietzsche, dans son Zarathoustra 1, entend entre deux L vinas est retraduisible en «Es gibt», en donnée anonyme et imper-
registres, si je puis dire: d'une part, celui de l'âne chrétien qui dit, sa n nelle de l'être et du temps? Ma réponse serait oui et non, mais
qui ne dit pas mais qui brait («]a ]a»,« hi han») en assumant son j n'ai pas le temps de la développer ou de la justifier ici pour le
humiliation et son fardeau de responsabilité, qui brait «oui, j'accepte, moment. Je ferme mes crochets autour des enchaînements de l'« il
je me charge, je ne m'exonère pas», en se chargeant ou se laissant charger y a» comme dernier mot.] 1
des poids onéreux de toutes les fautes, en expiant les siennes, mais
surtout les plus lourdes fautes et responsabilités des autres, comme Nous disions donc que, à la fois imprononçable comme un cri
le fait le Christ qui expie pour les autres (et c'est la substitution ou un hurlement, «il y a» est prononcé comme un mot de la fin,
chrétienne que nous avions étudiée en lisant Massignon J'an dernier 2) 'est-à-dire un jugement, un arrêt, un verdict. Car ce qui réunit
- à quoi Nietzsche oppose d'autre part le «]a fa», le «oui, oui» de i i l'homme et la bête, c'est que tous ces vivants appartiennent à
l'innocence légère, ailée, et de l'affirmation dansante, délivrée du la justice et sont des sortes de juges. C'est le Jugement dernier du
christianisme et de son fardeau de culpabilité. Nous reviendrons un dernier mot, l'acte de justice qui est à la fois trop humain et bestial,
jour sur tout cela quand, ille faudra bien, nous relirons Nietzsche, trop vivant. Si vous deviez lire et relire mot à mot, comme je crois
surtout La Généalogie de la morale 3 (en particulier la « Deuxième qu'ille faudrait, Le Dernier Mot de Blanchot, et si: comme il m'est
dissertation» - sur la promesse et sur la grâce). interdit de le faire ici avec vous faute de temps, je peux me permettre
C) Enfin, troisième enchaînement possible, toujours entre crochets, de vous en indiquer une certaine scansion du point de vue de ce qui
la traduction impossible de l'« ily a» (idiome français intraduisible, nous préoccupe ici en ce moment, je privilégierais les passages où,
surtout par cette référence au lieu, au «Y», qui, selon moi, ne serait 'agissant d'un mot d'ordre, il est dit: «Depuis qu'on a supprimé
pas sans rapport avec la khôra du Timée telle que je l'interprète), 1 mot d'ordre, dis-je, la lecture est libre. Si vous jugez que je parle
la traduction impossible de l'idiome français « il y a», non pas tant ans savoir ce que je dis, vous resterez dans votre droit. Je ne suis
qu'une voix parmi les autres 2 »(p. 122); ou bien encore ce moment
1. Voir Fr. Nietzsche,« La fête de l'âne», dans Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit. ,
p. 335-338, et supra, p. 180, note 1. (NdÉ)
où le même «je» propose d'« effacer tous ces mots et d'y substituer
2. Voit J. Derrida, Séminaire «Hostilité 1hospitalité» (inédit, 1996-1997), «Quatrième les mots ne pas 3 »; ou bien encore cet extraordinaire moment où le
séance>>(parue en anglais sous le titre << Hostipitaliry. Session of]anuary 8, 1997 >>, trad. juge, devant la « nudité voilée » d'une fille dont il dit qu'elle « n'était
angl. Gi!Anidjar, dans Derrida : Acts ofReligion, G. Anidjar (éd.), Londres et New York, pas de celles qui appellent la hache», le juge parle de «s'unir au
Roudedge, 2002, p. 356-420) et « Huitième séance>> . Voir Louis Massignon, Parole
donnée, précédé d 'entretiens avec Vincent-Mansour Monteil, Paris, Setùl, 1983, et L Hos- o upable» (le pardon, pourrions-nous nous demander, consiste-t-il
pitalité sacrée, préface de René Voillaume, textes inédits présentés par Jacques Keryell ,
Paris, Nouvelle Cité, coll. «Spiritualité >>, 1987. (NdÉ)
3. Voir Fr. Nietzsche, «Deuxième dissertation >>, dans La Généalogie de la morale, 1. lei se ferm e la longue parenthèse ouverte à la page 302. (NdÉ)
trad. fr. Henri Albert, Paris, Mercure de France, 1964, p. 73-40; « Zweite Abhandlung >> , 2. M. Blanchot, Le Dernier Mot, op. cit., p. 122. [Dans le tapuscrit, Jacques Derrida
Z ur Genealogie der Moral, dans Kritische Gesamtausgabe, t. VI, vol. 2, G iorgio Colli et ava it écrit : «parmi.d'autres>> . (NdÉ)]
Mazzino Montinari (éds.), Berlin, Walte r de G ruyter & Co, 1968, p. 305-353. (NdÉ) 3. Ibid. , p. 1 4. ( N d(~)

08 0
LE PARJUR E ET LE PAR )N

à s'unir ou non au coupable? Commande-t-il ou exclut-il de s'unir - Adieu don , et cll mc t ndit la main , puis se retira au fond de
au coupable? Identification? Substitution?), le juge, donc, dit:« Un la pièce 1•
juge, dis-je, même à l'article de la mort, ne peut s'unir au coupable
qu'avec un minimum de cérémonie.- Oui, murmura-t-elle, mais la N 'oublions pas que Le Dernier Mot se termine sur la fin du mot,
soirée est si noire 1 » (p. 131); et surtout après des scènes qui appar- ·o mme à la mort de Mme de Vercellis («Ce furent les derniers mots
tiennent à la même configuration que La folie du jour 2 et L'instant Ju 'elle prononça 2 »),comme la fin de ce livre des Confessions(« Qu'il
de ma mort\ voici pour finir une page que je voudrais lire: (Lire et m soit permis de n'en reparler jamais»). Fin ultime, extrême,
commenter Le Dernier Mot, p. 138-140.) ·onclusion eschatologique de Le Dernier Mot de Blanchot: «Mais il
la rassura par sa tranquillité, et quand la chute de la tour les précipita
La mon, pensais-je. Mais alors, le pire arriva. Au fond de mes yeux au dehors, ils tombèrent tous trois sans dire un mot 3. »
sans vue se rouvrit le ciel qui voyait tout, et le vertige de fumée et de
larmes qui les obscurcissait s'éleva jusqu'à l'infini où il se dissipa en xxx
lumière et en gloire. Je me mis à balbutier.
- Que voulez-vous dire? cria la fille qui me gifla. Qu'avez-vous Sans mot. Pas un mot. Sans dire un mot: est-ce que ce« sans mot
besoin de parler? d ire», ce «pas un mot», est un moment de pardon, ce moment de
Je me réveillai complètement. pardon dont j'ai souvent suggéré qu'il devait passer le langage alors
- Il faut que je vous explique clairement les choses, lui dis-je. n1ême qu'il passe nécessairement par le langage?
Jusqu'au dernier moment, je vais être tenté d'ajouter un mot à ce qui a Pour suivre cette question, nous allons maintenant procéder, je
été dit. Mais pourquoi un mot serait-ille dernier? La dernière parole, v ux dire continuer à nous mettre en marche, en vue de la seconde
ce n'est déjà plus une parole et cependant, ce n'est pas le commen- pause annoncée, vers un passage de Jankélévitch sur« L'Impardon-
cement d'autre chose. Je vous demande donc de vous rappeler ceci,
nable» (titre de chapitre dans Le Pardon, p. 203: «L'impardonnable:
pour bien conduire vos observations: le dernier mot ne peut être un
plus malheureux que méchants, plus méchants que malheureux»),
mot, ni l'absence de mot, ni autre chose qu'un mot. Si je me brise
1 assage qui tourne aussi, si je puis dire, autour du «dernier mot»;
sur un bégaiement, j'aurai à rendre des comptes au sommeil, je me
réveillerai et tout sera à recommencer.
j ·dis« tourne autour», car il s'agit de ce qui vient avant et après le
- Pourquoi tant de précautions? lernier mot, l'avant-dernier mot et l'après-dernier mot dont l'ins-
- Vous le savez bien, on a supprimé le mot d'ordre. Je dois prendre 1:1 n ce est ainsi difficile à ressaisir.

tout sur moi. A propos de ce qu'il nomme un « Impardonnable hyper-


bo lique », d'un sacrilège absolu et d'un mal radical sans limite
(donc, dirais-je d'un parjure sans limite et proprement infernal),
1. M. Blanchot, Le Dernier Mot, op. cit., p. 131.
2. M. Blanchot, La folie du jour, [Montpellier,] Fata Morgana, 1973; rééd., Paris,
Jankélévitch y voit une figure de l'Enfer même. Il vient de nommer
Gallimard, coll.<< Blanche», 2002. Une première version de ce texte a été publiée sous un «Impardonnable hyperbolique» (p. 21 O) et il ajoute (je cite
le titre<< Un récit?», Empédocle, n°2, 1949, p. 13-22. Sur ce texte, voir Jacques Derrida, ·n o mmentant) :
<<Titre à préciser» et<< La loi du genre », dans Parages, op. cit. , p. 221 -247 et p. 25 1-287;
rééd., 2003, p. 207-230 et p. 233-266. (NdÉ)
3. Voir M. Blanchot,L'imtantdemamort, [Mo ntpellier,) Fata Morga na, 1994; rééd., 1. M. Blanchot, Le D ernier Mot, op. cit., p. 138-1 40. [Sur la photocopie des pages
Paris, Gallimard, 2002. Lors de la séance, Jacq ues Derrida rappelle qu' il a beauco up parl é i ns ·rées dans le tapuscrit, Jacques Derrida avait noté dans la marge : <<scène primitive».
de ce texte dans le séminaire. Vo.i r J. Derrid a, Demeur-e - M aurice Blanchot, op. cit., et (Ndt) J
lesémin aire<<Letémoignage»( inédit, 1994- L995), notamm entla « Pr mir s an e » Po ur cette itario n r 1. s ui v~ n1 , vo ir supra, p. 276 sq. et p. 299. (N d É)
et la« Deuxi me séa n e >>. V ir supn, 1. 67, note . (N d l~) 1. M. Blan hül, ü 1 n'lllf'1' Mot , op. rit., p. 146. (NdÉ)

i1
L ' I'ARJUI EE 'I' LE I/\1' 1 N J l lJI' il lllvll '. 1 N :t'

Cet impardonnable, s'il dememait, en se pétrifiant, ultime et définiti f 1r l' prit' , le d rni ·r mo Ld «l' prit ab olu», le.mom~nt dans
[commenter 1], ne serait rien d'autre que l'Enfer [Jankélévitch ne dit [ • 1 ·v ·nir de l'esprit comme juge, comme « consoence Jugeante
pas pour qui ... ]: l'Enfer du désespoir. L'idée d'un mal irrémédiable (. •w··teilende Bewu.ftsein) 2 » où, après la confession, « [1] es blessures
et qui aurait le dernier mot, n'est-ce pas à la lettre une «supposition 1 • l '~ prit se guérissent sans laisser de cicatrices (Die Wunden des
impossible» 2 ? /d te heilen, ohne da.f Narben bleiben) 3 ». D'autre ;_art, ,~e pardon
. mm dernier mot n'est que l'avant-dernier mot pmsqu 1l permet,
Après quoi, Jankélévitch dit deux fois« Heureusement»: ., • à la réconciliation, que l'histoire reprenne ou continue (c'est
1
bi ·n ce que disait Jankélévitch, rappelez-vous 4). Dès lors le pardon
Heureusement, rien n'a jamais le dernier mot! Heureusement, le . 1s lu met fin à l'histoire aussi bien que le non-pardon absolu. Je
dernier mot est toujours l' ava.nt-dernier 3 ... f' ·rm cette parenthèse.)
1 lutât que de poursuivre la lecture de cette page, où vous trouve~ez
Ce double «Heureusement» signe l'optimisme de Jankélévitch; et 1 • hoix: fait par Jankélévitch parmi trois possibilités qu'i~ ~ormahse
il me paraît d'ailleurs en contradiction avec ce qu'il avait répondu au .1v la plus grande rigueur: 1) l'équivoque du méchant-miserable; 2)
jeune Allemand qui lui demandait de venir en Allemagne. 0' ouvre 1 • pardon au bourreau qui risque d'éterniser le règne des bourreaux
ici une parenthèse: rappeler ce que Jankélévitch disait au jeune u ; 3) troisièmement, «pour que l'avenir soit sauvé et que les valeurs
Allemand [ ... ] 4 : d'ailleurs, le dernier mot, le pardon comme dernier ·ssentielles survivent[ ... ] préférer la violence et la force sans amour
mot, peut avoir, au regard de l'histoire, deux effets contradictoires. < un amour sans force» 5, donc, préférer le non-pardon pour sauver
D'une part, comme pardon et comme dernier mot, il interrompt l'avenir.« Tel fut, on le sait, le choix héroïque de la Résistancé» (et
ou accomplit l'histoire, comme une fin de l'histoire ou une césure .· fut aussi le choix de Jankélévitch), plutôt, donc, que de poursuivre
absolument révolutionnaire dans le cours ordinaire ou l' enchaî-
nement de l'histoire; c'est aussi pour Hegel comme fin de l'histoire 1 ·~n Hyppolire, on lit plutôt: << Le Oui de la réconciliation » (les italiques sont dans le
de l'esprit, avènement de l'esprit absolu, à l'entrée dans la religion 1·xte) . (NdÉ) ,
1. Ibid., p. 324-494 ; trad. fr., p. 9-20~. (NdE)
et le savoir absolu que se produisent, dans La Phénoménologie de 2. Ibid. , p. 489 ; trad. fr., p. 195. (NdE) .
l'esprit, le pardon, la rémission et la réconciliation, ce que Hegel 3. Ibid. , p. 492; trad. fr., p. 197. Lors de la séance, Jacques Dernd~ commente:
appelle aussi, nous y reviendrons un jour 5 , « das versohnende Ja», le « 'est ça, la réconciliation à la fin du devenir de l'esprit. Le pardon qw. per~er ~ue
1 ·s blessures se guérissent sans que même il reste une trace du rn~, s~s C!Catnce, c .est
«oui réconciliateur» 6 ; ce sont les derniers mots du grand chapitre . l"' espnt · ab so 1u ", a' la fin de ce processus. .Donc, le .pardon,
ça, , c est, bten
1 · une certame
· ·
~ 11 de l'histoire à ce moment-là, soit comme tnterrupuon, cesure rev? uuonnaue, SOit
1. Lors de la séance, Jacques Derrida commente: «Autrement dit, supposons qu'il ·o rnme accomplissement de l'esprit réconcilié avec lui-mê~e." (~~E) , . .
1.. V · •n a p 58-60 Lors de la séance Jacques Dernda prec1se: << L h1stoJre ne
y ait un impardonnable et que cet impardonnable reste, demeure, donc qu'il se répète, ,.. . otr surr: , . · ' • l' 1
à la fois ultime, donc dernier mot, je ne reviens pas là-dessus, et ce dernier mot reste, peut cominuer que là où il y a du pardon, autrement: ?a .s'arrête. ~i , ap~~s esc avage
reste dans l'impardonnable sans recours, sans espoir.» (NdÉ) do nt on célèbre aujourd'hui l'anniversaire, la traite, qw etait une espe~e d epouvantable
2. V. Jankélévitch, «L'Impardonnable: plus malheureux que méchants, plus méchants gé nocide, ou après la Shoah, et on pourrait multiplier les exemples, st aucun processus
que malheureux», dans Le Pardon, op. cit., p. 210-211. (NdÉ) J e réco nciliation n'avait été entamé, l'histoire se serait arrêtée. Donc~ le par?on, ou 1~
3. Ibid., p. 211. (NdÉ) ré o nciliation, comme dernier mot, est aussi l'avant-dernier m~t pwsq;1e c est ce ~l~J
4. Voir supra, p. 59-60. (NdÉ) p rmer à l'histoire de continuer. Donc, d'un côté, le pardon arrete et, d un autre core,
5. Voir]. Derrida, Séminaire «Le parjure et le pardon» (inédit, 1998-1999), ça permet de continuer, de reprendre. , L'abolition de l'esclavage en France et da~~ ses
<< Première séance ''. (N dÉ) ·olo ni es fur décrétée le 27 avril 1848 par le Gouvernement proviso ire de la dewœme
6. Voir G. W. F. Hegel, << Der Geist», dans Phenomenologie des Geist"es, op. cit"., République.lNdÉ) ,
p. 494 (les italiques sont dans le texte); <<L'esprit », dans La Phénoménologie de l'esprit-, 5. V . Jankél vit h, Le Pmdon, op. cit., p. 211. (NdE)
t. 2, op. cit., p. 200 (traduction modifiée par Ja ques Derrida). Da ns la tradu rion d 6. ibid. (Nd É)

1.
].! ~ PA 1 J LJ I l\ 11.' 1' 1, 1( PA! 1 N

la lecture de cette page, je voulais abo rd r n r xr d ' un autre poi.n t llf• rn nt ognitifs («Je te co mprends» au sens de «Je comprends
de vue, en un autre lieu, au début du même chapitr . · ]U.i 'es t passé pour toi, je comprends ce que tu penses, je te
Je repars alors du fait que, dans Le Dernier Mot de Blanchot, le ·elimais, je con nais comme toi, je sais comme tu es et comment ça
narrateur est un juge, le juge, une «conscience jugeante », dirait Hegel, ' -. t passé», etc.) et des actes d'accord pratique ou psychologique,
et nous revenons vers cette question du jugement et de la justice. 1• nsentement, d 'acquiescement, de compréhension, des «oui »
Nous aurons souvent à nous tenir au bord de ce vertige: le pardon, 1 • • ympathie, de compassion, voire de commisération: «Oui, je
est-ce un jugement? Et est-ce juste? Dans la grande tradition du 1 • • mprends, c'est pourquoi je t'excuse ou te pardonne.» Mais le
pardon abrahamique, du pardon dit infini, le pardon est juste; mais 1 ardo n lui-même peut ou bien se justifier par une telle compré-
c'est aussi une miséricorde plus que juste, plus haute que la justice h •n ion (je te comprends et donc je te pardonne), ou bien ne même
(il relève la justice, «mercy seasons justice 1 »), une miséricorde qui 1 a. avoir à se justifier et se porter essentiellement au-delà de cette
est donc au-delà de la justice, d'un au-delà auprès duquel la justice · rn préhension (là où je ne comprends pas, là où je ne veux même
paraît à la fois trop humaine et animale. Le pardon (et nous en avons pn. avoir à te comprendre ni à te juger, je te pardonne, etc.). Dans
vu d'autres aspects à propos de la grâce et du droit de grâce inter- · ·(te extraordinaire combinatoire de possibles avec laquelle nous
prété par Kant) est à la fois juste et au-dessus de la justice. Juste et n ·n aurons jamais fini, le pardon vient toujours à la place du dernier
non juste, plus que juste, voire injuste. On peut en dire autant du m t, il appartient au temps du mot de la fin, le mot de l'ultime
jugement, et la même équivoque se propage dans tous les concepts 1" ision sur laquelle on ne reviendra plus («Qu'il me soit permis
qui, si je puis dire, touchent à la question du pardon. Le pardon n'est 1· n'en reparler jamais », dit Jean-Jacques après s'être en quelque
pas, il ne doit surtout pas être un jugement (quand je pardonne, .·o rte expliqué, excusé ou pardonné quant à ce qui fut le pire de sa
je ne juge pas, je m'abstiens de juger ou je m'élève au-dessus du vi } C'est pourquoi on pourra toujours soupçonner le signataire
jugement): le pardonneur n'est pas un juge, ni un juge au sens de 1· e dernier mot qu'est le pardon de vouloir aussi par là s'assurer
celui qui émet un jugement de connaissance, un jugement ontique d · pouvoir garder le dernier mot, de rester le souverain en tant
du type S est P, ni un juge qui prononce un verdict, un arrêt de Ju ' il a le dernier mot, le mot de la fin, en tant qu'il signe la fin de
justice; et pourtant le pardon ne peut pas rester totalement étranger 1 hi to ire, le mot de la fin qui résume, récapitule et donne son sens
au jugement dans les deux sens: on doit savoir, quand on pardonne, {; na! à ce qui vient d'arriver- pouvant aussi demeurer comme le
qui a fait quoi et ce qu'on pardonne à qui; d'autre part, le pardon, lin mot de l'histoire et du processus qui se clôt ainsi, le fin mot,
même s'il s'élève au-dessus du jugement pénal ou de l'évaluation, il ·' ·s t-à-dire la clé, le sens de l'histoire, l'ultime enseignement, la
doit se prononcer comme un dernier mot au sujet d'un mal, comme 1· on à retenir, la vérité absolue et ici absoute de l'histoire. On peut
un jugement moral qui reste logé au cœur du pardon, même si le 1 )Ujours se retourner contre qui pardonne, l'accuser à son tour de
pardon ne consiste pas en un tel jugement. C'est pourquoi le pardon ·h rcher, en pardonnant, à conclure souverainement, à garder le
ressemble au moins au jugement d'un juge, même s'il ne condamne rnot de la fin, le dernier mot, sans réponse et sans réplique, le fin
pas, ni n'acquitte ni ne sanctionne; même en disant: «y a pas d'mal », rn t de l'histoire, et de confirmer ainsi son pouvoir absolu, voire
il sous-entend: «il y a eu», «il aurait pu », «il y aura eu du mal ». : on savoir absolu depuis un lieu d 'indifférence ou d'impassibilité
Une équivoque semblable affecte le« comprendre» de la suggnômê ina cessible. «Je te pardonne » a la structure du dernier mot. Et «y
ou de la sugkhôrêsis, du sugkhôrêma: ce sont à la fois des actes de :1 pas d'mal» aussi.

1. W. Shakespeare, Jh_eMerchantofVenice, op. cit., acte N, sc. l , v. 197, p. 211. L «y a pas d 'm al » ou le« mais non»,« mais non , y a pas d'mal»
Voir supra, p. 92 sq. (NdE)
1u ' il impliqu toujou r , marque bien deux choses: d'une part,

14 • 1
l. E Pi\ 1 J 1 ,. .''J' Il Pi\ l 1 N
lll JI'I' II i, M JI,,' ,1\N :1·:

c'est une réponse- il ne p eu t pas en être autrem n t, cela ne peut O ü va-t-elle nous mener? V r erre autre page de Jankélévitch q u
êt~e qu'une réponse, la réponse à ce à quoi on répond toujours; j'annonçais à l'instant.
soit une demande, soit une question. D'autre part, cette répons a Dans le temps de ce que j'avais défini, il y a deux séances, comme un
une forme négative ou dénégative dont la grammaire est fortemenc seconde pause 1, je me proposai donc, vous vous en souvenez peut-être
marquée(« y a pas d'mal», parfois surchargée d'un« non»,« m ais de parcourir autrement la figure du chiasme entre, d 'une part, ladit
non, y a pas d'mal») et l'analyse de cette négation, de ce tt culture abrahamique du pardon infini (avec rous ses clivages interne ,
subtile modalité négative, c'est la tâche même de ce séminaire. bien sûr, entre judaïsme et christianisme, entre catholicisme et caJvi-
Ne nous hâtons donc pas de conclure ou de simplifier au suj et nisme; plus tard, nous devrions en venir, au moins schématiquement,
de cette négativité, de cette négation ou de cette dé-négation au luthéranisme et à l'islam) et, d'autre part, ladite culture grecqu
qui nie, dénie ou renie. Car cette négativité, sous quelque forme avec la finitude supposée d'une suggnômê rivée au savoir. Alors que
qu'elle s'annonce ou se complique ou se dissimule, c'est bien j'ai essayé de montrer la semaine dernière en quoi la suggnômê grecque
ce qui œuvre, ce qui est à l'œuvre aussi bien dans l'excuse que pouvait délirer et s'excéder jusqu'à l'infini, je voudrais aujourd'hui:
dans le pardon. Cette négativité est ce qui, d'une façon ou d'une avant de revenir à Rousseau, plier en sens inverse, marquer le ph
autre, lève la faute ou relève de la faute («y a pas de mal», «mais inverse du Chi 2 , plier le chiasme dans l'autre sens, un sens selon lequel
non, il n'y aura pas eu de mal», «il n'y aura pas eu le mal») et, 1 l'infinité supposée du pardon abrahamique risque encore et toujours
levant ou lavant ou effaçant la faute, relevant ou remettant de la de soumettre son absolu à une économie, à un calcul infinitésimal, si
faure, opérant la rémission du péché, cette obscure négation est je puis dire, à un calcul finitiste tentant d'intégrer l'infini dans le fini
apparemment la logique et la grammaire même de l'excuse ou du d'un échange, d'une circulation ou d'une réappropriation.
pardon. Peut-on imaginer un pardon ou une excuse qui consiste Je pourrais conduire cette opération logiquement, formellement,
à dire «oui», «]a», et non «non»? Peut-on affranchir l'excuse et sans appui sur un texte mais, comme toujours, parce que c'est
et le pardon de la négativité ? Cette négativité (négation, déni plus enrichissant et par respect pour ceux qui ont écrit depuis des
ou dénégation) est-elle de pure forme, comme la manifestation millénaires à ce sujet, et justement là oü ce qu'ils ont pensé, souffert,
extérieure et phénoménale de ce qui serait par essence affirmatif, écrit, légué nous laisse en haleine, c'est-à-dire dans la course d'héri-
comme le don, par exemple? Si le pardon est un don, ne doit-il tiers comblés mais inquiets, insatisfaits, comme toujours, donc, pour
pas échapper, en son fond, au cœur de sa miséricorde, à cette toutes ces raisons, je préfère lire, c'est-à-dire reconnaître la dette et
négativité qui lui fournit pourtant son langage? Ne doit-il pas l'héritage là même où mon interprétation de cet héritage consiste
nier cette négation en emportant jusqu'à l'économie dialectique toujours à le trahir pour lui être plus fidèle qu'il ne faudrait, don~,
de cette relève et de cette négation de la négation?
comme si c'était ma loi ou mon destin, à parjurer au nom de la f01.
Laissant ces questions à l'horizon, je me replie d'abord vers une Parjurer au nom de la foi, est-ce plus pardonnable ou plus impar-
remarque ou une hypothèse: la négativité du «il n'y a pas de mal», donnable? Est-ce le pire ou le plus innocent des blasphèmes? Est-ce
cela peut aussi vouloir dire et se traduire en« il n'y a pas de mal qui ne
la moindre ou la plus grande perversité? A-t-on jamais le choix?
soit ici excusable ou pardonnable» (pour l'instant, je traite ces deux
notions en couple): donc, il n'y a rien ici d'inexcusable ou d'impar-
1. Voir supra, p. 240 et p. 294 sq. (NdÉ)
donnable. « [I]l n'y a pas d'impardonnable 1 », c'est une citation. 2. Dans le tapuscrit, Jacques Derrida souligne<< pli inverse du Chi» et inscrit dans la
marge la mention: <<(Tableau iJ ». Lors de la sé;mce, Jacques Derrida ajoute en traçant la
lettre <J.U tablea u : << Vous savez que le Chi, on l'écrit comme ça.» Puis il ajoute: <<Platon
1. V. Jankélévitch, <<L'Impardonnable : plus malheureux que m échants, p lus méchants
que malheureux >>, dans Le Pardon, op. cit., p. 203. (NdÉ) di t, dans Tùrtée, on plie le chias me dans l'autre sens.» Voir Platon, Timée, 36cd? op. cit. ,
trad. fr. A. Rivaud . (Nd É)

16
17
LEPA~UREETL E PARDON I-I UITl ÈME SÉAN CE

Paul, le pardon surabonde. En esprit, sinon à la lettre, tous les crimes


« [1]1 n'y a pas d'impardonnable», disais-je, c'est une citation. Où sont «véniels », même les crimes inexpiables; et plus ils sont mortels,
va-t-elle nous mener? Elle va nous mener vers un pli, le moment plus ils sont véniels! car s'il y a des crimes tellement monstrueux
d'un pli ou d'une objection interne, d'une concession, d'un« mais» que le criminel de ces crimes ne peut même pas les expier, il reste
ou d'un« et pourtant». Ce« et pourtant», c'est l'instance logique et toujours la ressource de les pardonner, le pardon étant fait préci-
rhétorique d'une argumentation par laquelle Jankélévitch, après avoir sément pour ces cas désespérés ou incurables. Et quant aux fautes
qu'on dit couramment «vénielles» dans le sens courant de ce mot,
déployé la loi du pardon infini, hyperbolique, du pardon incondi-
elles n'ont aucun besoin de notre pardon: le pardon n'est pas fait
tionnel, du pardon qui ne connaît pas l'impardonnable, en quelque
pour ces vétilles; l'indulgence suffit. Le pardon pardonne tout à tous
sorte, parce que tout serait pardonnable, même le pire, et d'abord le
et pour toujours; il proteste follement contre l'évidence du crime, non
pire du mal radical, va pourtant(« et pourtant») mettre une condition
pas en niant cette évidence, non pas même dans l'espoir de rédimer
à cet inconditionnel, et du coup plier l'inconditionnel et l' anéco- après coup le criminel, ni davantage par défi ou goût du scandale,
nomie d'un don à l'économie d'une condition, d'une circulation, mais en opposant au forfait le paradoxe de sa liberté infinie et de son
d'un commerce et d'un échange. Oui, au pardon inconditionnel, amour gratuit. Et puisque le crime est inexcusable et inoubliable,
va-t-il nous dire, mais à la condition que le coupable se repente, qu'au moins les offensés lui pardonnent: c'est tout ce qu'ils peuvent
avoue et demande pardon- et donc entre dans le processus d'iden- faire pour lui.- Le pardon ne connaît pas d'impossibilité; et pourtant
tification, d'expiation, de rédemption qui pouvait, me semble-t-il, nous n'avons pas dit encore la première condition sans laquelle le
toujours, ne pas être requis par le pardon infini ou inconditionnel pardon serait dénué de sens. Cette condition élémentaire, c'est la
ou hyperbolique -, qui est, selon moi, la seule dimension absolue détresse et l'insomnie et la déréliction du fautif; et encore que ce
du pardon en tant que tel. ne soit pas au pardonnant à poser lui-même cette condition, cette
La page que je vais lire et commenter maintenant se retrouvera condition est pourtant ce sans quoi la problématique entière du
un peu plus tard, avec le même argumentaire, dans ces passages de pardon devient une simple bouffonnerie. À chacun sa besogne: au
L 1mprescriptible que nous avions lus au début du séminaire 1• Mais criminelle remords désespéré, à sa victime le pardon. Mais la victime
je préfère la lire ici, parce que ses formules sont plus fortes et parce ne se repentira pas à la place du coupable: il faut que le coupable y
qu'elles répondent mieux au chiasme que nous analysons. (Lire et travaille lui-même; il faut que le criminel se rédime tout seul. Quant
commenter Jankélévitch, p. 203, A, A'.) à notre pardon, ce n'est pas son affaire; c'est l'affaire de l'offensé.
Le repentir du criminel, et surtout son remords donnent seuls un
sens au pardon, de même que le désespoir donne seul un sens à la
Le pardon, en un premier sens, va à l'infini. Le pardon ne demande
grâce. À quoi bon la grâce, si le « désespéré » a bonne conscience et
pas si le crime est digne d'être pardonné, si l'expiation a été suffi-
bonne mine? Le pardon n'est pas destiné aux bonnes consciences
sante, si la rancune a assez duré ... Ce qui revient à dire: il y a un
bien contentes, ni aux coupables irrepentis qui dorment bien et
inexcusable, mais il n'y a pas d'impardonnable. Le pardon est là
précisément pour pardonner ce que nulle excuse ne saurait excuser: digèrent bien; quand le coupable est gras, bien nourri, prospère,
car il n'y a pas de faute si grave qu'on ne puisse, en dernier recours, enrichi par le miracle économique, le pardon est une sinistre plaisan-
la pardonner. Rien n'est impossible à la toute-puissan te rémission! / terie. Non, le pardon n'est pas fait pour cela; le pardon n'est pas fait
Le pardon, en ce sens, peut tout. Là où le péché abünde, dit saint pour les porcs et pour leurs truies. Avant qu'il puisse être question de
pardon, il faudrait d' abord que le coupable, au lieu de contester, se
reconn ai upabl , sans plaidoyers ni circonstances atténuant ,
1. Voir V. Jankélévir h, Pardormer?, dans 1/frnprem ·ipt.ible, op. cit.., p. ti , 1. 9 r et ur tOLLC w:ll1 S , LI . r S S prop r S victime : ' St la mo in d r de
p. 6 . Voirupn, 1. 6 sq. (Nd(~) ho. . 1 1 ur· Ill • tH u.~ pardonnion , il faud rait d'al rd n' t - pa ~
LE PARJ UR ' ET LE I'A I'I N

qu'on vienne nous demander pal"don. Nous a-t-on jam ais demandé qu'elle ne concerne pas seulement un vol (qui est déjà, com m
pardon? Non, les criminels ne nous demandent rien ni ne nous tout manquement au devoir supposé et à la promesse ou à l' enga-
doivent rien, et d'ailleurs ils n'ont rien à se reprocher. Les criminels gement implicite qui s'y rapportent, un parjure au sens large) ; ell
n'ont rien à dire : cette affaire-là ne les regarde pas. [... ] L'expiation, concerne aussi un mensonge, le mensonge d'un témoin (quand
il est vrai, enlève aussi toute raison d'être au pardon: l'expiation,
Rousseau interrogé accuse Marion) et le mensonge d ' un témoin
mais non le repentir 1!
est un parjure au sens étroit et strict, cette fois. Rousseau avoue
Fin de la seconde pause. avoir commis un parjure (perjury) et donc avoir été, comme on
peut le dire en français, lui-même un parjure (perjuror) au moment
Pourquoi ai-je tant insisté, dans cette dernière séance et, il y a même où, comme on le verra, il s'en excuse. Histoire surchargée
huit jours, dans l'avant-dernière séance sur le dernier mot et sur encore, et là les choses deviennent plus obscures et plus probléma-
l'avant-dernier mot, et sur cette différence étrange entre le dernier tiques, histoire capitalisée d 'un parjure qui se multiplie et s'accroît
mot et l'avant-dernier? Oui, différence étrange, car elle est aussi peut-être infiniment lui-même parce qu'à ces deux parjures s'en
bien une différence qui sépare consécutivement, séquentiellement, ajoute peut-être un autre, une série non finie d'autres, un autre
le dernier mot de l'avant-dernier mot qu'une différence interne qui proliférant, plus subtil, plus fondamental aussi, à savoir (mais
sépare, sans consécution, sans successivité, sans séquence ou consé- cela reste à démontrer) un parjure continu dans l'aveu même que
quence, le dernier mot de lui-même pour en faire à la fois un dernier Rousseau en fait, pour la première et pour la deuxième fois, dans
et un avant-dernier mot. Les Confessions et dans Les Rêveries... C'est à ce point que je voudrais
2
]'y insiste, sur cette double différence, donc, entre le dernier et lire ensemble, pour les mettre l'un à l'épreuve de l'autre, le texte de
l'avant-dernier mot d'abord pour beaucoup de raisons dont j'espère Rousseau et celui que Paul de Man lui consacre, en particulier, j'en
qu'elles parlaient d'elles-mêmes. Mais je l'ai fait aussi pour intro- avais donné la référence, dans le chapitre de Allegories of Reading
duire à la relecture patiente, peut-être interminable, depuis toutes intitulé «Excuses (Confessions)».
ces prémisses, de l'histoire du ruban de Marion à laquelle j'ai déjà C ar j'y viens, si j'ai tant insisté sur la double différence (interne
fait plus d'une allusion. C'est donc l'histoire surchargée d'un aveu et externe) entre le dernier et l'avant-dernier mot, c'est, entre autres
et d'une procédure d'excuse, d 'un «je m'excuse», au sens à la fois raisons, parce que l'un des nerfs de la démonstration subtile, complexe,
incorrect et fatal dont nous avons déjà parlé, le «je m'excuse » de très élaborée de De Man passe (il passe, ce nerf) entre le dernier mot
Rousseau ou de Jean-Jacques, d 'une procédure complexe du «je des Confessions («Qu'il me soit permis de n'en reparler jamais ») et
m'excuse » au sujet d'un parjure (à ce titre, elle relève bien de la l'après-dernier mot des Rêveries... qui, revenant sur ce même aveu,
problématique de ce séminaire), au sujet de l'histoire surchargée change tout selon de Man, et donc transforme le dernier mot des
d'un parjure, je dis bien surchargée, onéreusement grevée parce Confessions en avant-dernier mot. Pour ne prendre à cet égard qu'un
point de repère initial, je le situerai à ce moment déjà avancé dans
la démonstration de De Man où après avoir analysé de nombreuses
1. V. Jankélévitch, << L'Impardonnable: plus malheureux que méchants, plus méchants
que malheureux >>, dans Le Pardon, op. cit., p. 203-205. possibilités sur lesquelles nous reviendrons (en fait deux grandes séries
2. Cette partie de la séance fut reprise par Jacques D errida, avec des ajo uts et des de possibilités), de Man explique que c'est après un certain échec
remaniemenrs importants, dans la confére nce parue sous le titre<< Le ruban de machine
de la confession dans Les Confessions (commencées, je le rappelle,
à écrire. Limited lnk Ih, dans Papier M achine, op . cit., p. 33- 147 (ici plus pa rti uliè-
rement pour les pages 320-327, dans la sectio n in tirulée « L'év ' nement nommé " ru ban" : n 1764- 1765, a h v s pour la deuxièm e par tie au plus tard en
po uvo ir et im po uvoir>>: ibid. , p. 67-7 ). (Nd É) 1767 tl to ut n J 770) qu Rousseau devait écrire la « Q uatri ' me

' 20 ·21
1.1 ·: I' Ait j LJRE 1\' 1' 1.1 \ Jl 1 1 N

R êverie 1 » (en 1777, donc, a u moin dix ans plu car L). Pour d M a n ns ' t'. l g JI m •ni la m ani r· · do nt il fa ut ::.d rs
c'est l'échec du dernier mot des Confessions («Qu' il m e soit p rmi om pr •1 ·n;·i m 1· L ·ornp r ·h nsion 1 •
de n'en reparler jamais»), l'échec de ce dernier mot à être un d erni r
mot, l'échec à conclure autrement que de façon illusoire, qui a ur, iL passage inc anc q ui. p rt l crans porte e t d éporte au-delà
motivé, compulsivement, l'écriture de la « Quatrième Rêverie» t l d u d e rnie r mot d 'exc u s , d es Confessions a ux R êveries ... par
retour, ne disons pas le repentir, la réécriture de l'aveu et de l' excus mple, s'explique, selon une argumentation demanienne que
11 0 u é tudierons la prochaine fois, par ce qu'il faut bien appeler,
Voici, pour repère, le § de De Man qui rassemble les choses en
' l qu 'il appelle lui-même, une logique de la supplémentarité entre
point: (Lire et commenter anglais p. 286 D, français p. 342 D .)
1' ·xc use et la culpabilité, à savoir que les excuses, loin d'effacer la
·u lp abilité, loin de conduire au « sans faute » ou au «sans défaut »,
La structure du désir comme mise à nu plutôt que possession expligu ·ngendrent et accroissent la faute. Le« plus de faute» (l'innocence)
pourquoi la honte fonctionne bien, dans ce texte, comme l' excus 1. 1 vient aussitôt le« plus de faute» (la culpabilité sans fond). Plus
plus efficace, et beaucoup plus efficacement que l'avidité, la luxur · Hl s'excuse et plus on se dit et se sent coupable. De s'excuser. En
ou l'amour. La promesse est proleptique mais l'excuse, tardive, se faiL :' xc usant. Plus on s'excuse et moins on s'innocente. La cul pa-
toujours après le crime; puisque le crime est la mise à nu, l' excus l ilité est «ineffaçable» (je souligne ce mot, qui sera aussi celui
consiste à récapituler la mise à nu sous l'aspect de la dissimulation . 1 De Man) parce que l'excuse «écrite» (et j'insiste aussi sur ce
L'excuse est une ruse qui permet la mise à nu au nom de la dissimu- mot, sur cette référence à l'œuvre comme événement d'un texte
lation, un peu comme l'Être, dans les derniers écrits de Heidegger, s · · rit) la produit, la génère et la capitalise, l'archive au lieu de
révèle en se dissimulant. Autrement dit, la honte employée comm l' effacer. Je souligne bien «effacer », qui est le mot de De Man,
excuse permet au refoulement de fonctionner comme révélation · t < la figure d'une > culpabilité ineffaçable, pour deux raisons
de rendre ainsi interchangeables le plaisir et la culpabilité. La culpa- l' inégale importance donc. Mais avant de donner ces deux raisons,
bilité est pardonnée parce qu'elle autorise le plaisir de révéler son j · cite le passage le plus rassemblant à cet égard (nous recons-
refoulement. Il s'ensuit que le refoulement est en fait une excuse, un l i tuerons le contexte la prochaine fois). De Man écrit (trad. fr.
acte de parole parmi d'autres. 1 . 3 56, 7, angl. p. 299):
Mais le texte offre d'autres possibilités. L'analyse de la honte co mm
excuse révèle le lien très fort entre l'exécution des excuses et l'a c Les excuses engendrent la culpabilité même qu'elles effacent [je
de compréhension. Elle a conduit à la problématique de la dissimu- souligne], bien que ce soit toujours à l'excès ou par défaut. À la
lation et de la révélation, qui est évidemment une problématique d fln de la Rêverie, il y a beaucoup plus de culpabilité qu'au début:
la cognition. L'excuse se fait dans un crépuscule épistémologiqu" lorsque Rousseau s'adonne [je souligne «s'adonne», se donne, se
entre la connaissance et la non-connaissance; c'est aussi la rai on d édie] à ce qu'il appelle, dans une autre métaphore corporelle,
pour laquelle elle doit être centrée sur le mensonge et Rousseau p uc «le plaisir d'écrire» (1, p. 1038 [c'est à la fin de la «Quatriéme
s'excuser de tout pourvu qu'on l'excuse d'avoir menti. Quand cela Promenade» , nous y viendrons]), cela le laisse plus coupable que
révèle faux, quand son affirmation d'avoir vécu pour la vérité (vit-a:m jamais [ ... ]. Une culpabilité supplémentaire entraîne une excuse
impendere vero) est contestée de l'extérieur, la clôture de l' excu supplémentaire[ ... ]. Aucune excuse ne peut jamais espérer combler
(«qu'il me soit permis de n 'en reparler jamais ») s'avère illusoire t If\ une telle prolifération de culpabilité. En revanche, toute culpa-
Quatrième Rêverie doit être écrite. bilité, y compris le plaisir coupable d'écrire la Quatrième rêverie,

1. Dans le tapuscrit, Jacques Derrida écrit :« Quatrième Rêverie>> au lieu de «Qua tri ITl
Promenade», pour cette occurrence et les suivantes dans cette séanêe, reprenant le titr 1. P. de M an, «Excuses ( Conjèssions) >>, dans Allegories ofReading, op. cit. , p. 286 ;
modifié par Paul de M an dans le passage ité d'ALlégories de la lecture. (NdÉ) 1rad. fr. , p. 342. (Nd É)

3
i I LJ l 'l' ! I. M .- ÉAN CE
L E PARJURE ET LE PA lU N

peut toujours être rejetée comme l'effet gratuit d'une grammaire Je crois qu'il faut faire porter le poids de cette phrase sur ce «carry
textuelle ou une fiction radicale: il ne peut jamais y avoir assez out», sur cette exécution du verdict, cette performance du jugement
de culpabilité pour répondre au texte-machine dans son infinie et de son application, de son « enforcement». Il n'y a pas seulement
capacité d'excuser 1 • accusation et jugement dans l'aveu ou dans l'excuse même, il y a le
bourreau, il y a la consommation de la peine- mais ici dans le plaisir
(Un mot dans un instant sur cette expression« texte-machine».) même, dans le plaisir ambigu, le plaisir terrible et sévère d'écrire.
J'avais dit que, pour deux raisons inégales, je soulignais le verbe Dès lors la culpabilité structurellement ineffaçable ne tient pas à
«effacer» et la figure d'une culpabilité ineffaçable que l'excuse, au telle ou telle faute, mais à l'aveu même, à l'écriture, c'est-à-dire à la
lieu de l'effacer, aggravait. La première raison est objective, l'autre mise en œuvre publique de l'aveu, de l'auto-justification, de l'auto-
en quelque sorte, pour moi, auto-biographique. La raison objective, disculpation et au plaisir honteux que le corps y prend. La culpa-
c'est que de Man aura voulu montrer (nous verrons comment) bilité est ineffaçable, car elle tient au corps de l'écriture même de
que, des Confessions aux Rêveries ... , la culpabilité (quant au même l'aveu, à ce qui se dédie à avouer la faute par écrit et donc contredit
événement, bien sûr, le vol du ruban) s'est déplacée de la chose écrite et dénie l'aveu au cœur de l'aveu.
à l'écriture de la chose, du référent de l'écriture narrative à l'acte La deuxième raison (mineure et autobiographique) pour laquelle je
d'écrire le récit, de l'aveu écrit à l'écriture de l'aveu. Ce n'est plus souligne le lexique et la figure de l'ineffaçable dans le texte de De Man,
le vol ou le mensonge eux-mêmes, comme la chose même, la faute c'est que la dédicace, si j'ose la citer, qu'il me fit en novembre 1979,
même, le parjure même, qui deviennent coupables, mais l'écriture de Allegories of Reading, est celle-ci: «Pour Jacques, en ineffaçable
ou le récit de la chose, le plaisir pris à l'écrire: la faute de ce plaisir amitié, Paul», et cette dédicace à l'encre était suivie, au crayon, des
ne peut s'effacer, car elle se réimprime et se réécrit en s'avouant et mots: «lettre suit». Lettre suit. Quand on connaît, au moins un
donc s'aggrave et se capitalise, s'engrosse d'elle-même en s'avouant. peu, la suite, la suite posthume (de Man est mort quatre ans après,
De Man dit par exemple (p. 346, angl. p. 290): en 1983) d'une histoire où certains crurent pouvoir reprocher à de
Man d'avoir menti et de n'avoir pas avoué ce qu'il aurait dû avouer
1
Cette question nous amène à la Quatrième rêverie et au passage de ce qu'il avait un jour écrit, justement, pendant la guerre , il y a
implicite de la culpabilité racontée à la culpabilité du récit, puisque là de quoi rêver, laisser se promener, envoyer promener et analyser,
ici le mensonge n'est plus lié à une faute passée mais spécifiquement ce que nous sommes en train, directement ou non, de faire. De
à l'acte d'écrire les Confessions et, par extension, à toute écriture 2 • Man savait en tout cas, etc' était l'objet de ce texte, que l'aveu, l'acte
d'aveu est d'une certaine façon toujours coupable- et plus et moins,
Plus loin, il dira que l'excuse non seulement accuse mais arrête et plus ou moins coupable que la faute qu'il avoue avouer. L'aveu,
le verdict: en un mot, n'est jamais innocent. Voilà la machine.
Alors, un mot pour finir, comme promis, autour de l'expression
Les excuses n'accusent pas seulement, elles exécutent le verdict impliqué de «texte-machine». Tou te la démonstration de De Man se joue
par leur accusation [p. 350, angl. p. 293] [Excuses not only accuse but autour d'un concept du machinal, de l'écriture ou plutôt du texte-
they carry out the verdict implicit in their accusation] 3 . machine (de l'œuvre d'écriture-machine), concept de machine

1. P. de Man, «Excuses (Confessiom)», dans Allégories de la lecture, op. ât., p. 3 6-357;


Allegories of Reading, op. cit., p. 299 (c'w Ja ques Derri da q ui so ul ig n ). (NdÉ) 1. Voir Ja qLJCS De rrida, «Comme le bruit de la mer au fond d'un coquillage... La
2. !bief., p. 346; Ailemries ofReading, op. cit., p. 290. (Nd É) guen·e de Pcmt de Mrm , , dn ns Mémoires - Pou; Paul de Man, Paris, G alilée, coll. <<La
3. Ibid, p. 350 ;Allegories ofReading, op. cit., 1. phil o o 1 b i ·n ·fr t , 1988, 1 . 147-232. (N dE)
LE PAl J U I E ET LE PARI )N !Il l ! l 'il ' 11 I·AN :1:.

textuelle qui est à la fois produit par de Man, nous l'analyserons V il à un d · qu sei n · Jui n< u: :u 1 ·nd ne quand, toujours autour
comme tel, et qui trouve dans le texte de Rousseau (par exemple, lu ruban de la« pauvr ·M ari n » L d la uJpabiliré ineffaçable donc
dans la «Quatrième Rêverie», p. 1034) son lexique et sa figure parl e de M an, nous nous int rrog ron sur les rapports entre cette
(Rousseau y parle par exemple d'un «effet machinal 1 », mais il y ma hine «cruelle », ce qui lui res emble, et ce que de Man nomme,
a encore, chez lui, d'autres exemples de machines à la fois prothé- ·n 6n de parcours, l'« événement textuel».
tiques et mutilantes, nous verrons). E n un dernier mot, pour aujourd'hui, comment penser ensemble
Bien entendu, tout cela doit se mettre en réseau logique avec la machine et 1' événement, une répétition machinale et ce qui arrive?
tout le travail de De Man, avec le style et les axiomes de ce qu'il
appelle, dans cet article et ailleurs, avec beaucoup d'insistance, une
« déconstruction », et qui implique régulièrement la référence à
une certaine machinalité, à une certaine automaticité du corps ou
du corpus automate. L'allusion de De Man, dans ce même essai,
aux marionnettes de Kleist (dont j'ai aussi parlé il y a quelques
semaines), doit renvoyer à d'autres références de De Man à Kleist
(par exemple, dans « Phenomenality and Materiality in Kant», dans
Aesthetic Jdeologyl (1996)).
Dans «Excuses (Confessions)» (p. 351, angl. p. 294), on lit:

En disant que l'excuse n'est pas seulement une fiction mais aussi
une machine, on ajoute à la connotation du détachement référentiel
et de l'improvisation gratuite, celle de la répétition implacable d'un
modèle préordonné. Comme les marionnettes de Kleist, la machine
est à la fois «anti-grav », l'anamorphose d'une forme détachée du
sens [un peu comme le« il y a» neutre anonyme et insignifiant dont
nous parlions en commençant] et capable d'assumer n'importe quelle
structure, et parfaitement cruelle [je souligne] dans son incapacité de
modifier sa propre structure pour des raisons non structurales. La
machine ressemble [je souligne] à une grammaire du texte[ ... ] [etc.] 3

Pourquoi «ressemble»? Et pourquoi «cruelle»? Pourquoi dit-il


cruelle? Pourquoi une machine serait-elle cruelle? Et un texte-machine?

1. J.-]. Rousseau, « Quatriéme Promenade >>, dans Les Rêveries du promeneur solitaire,
op. cit., p. 1034.
2. P. de Man, «Phenomenality and Materiality in Kant », dans Aest-hetic Ideology, 1
Andrzej Warminski (éd.), Minneapolis et Londres, University of Minnesota Pres ,
1996. (NdÉ)
3. P. de Man, « Excuses (Confessions) », dans Allégories de la lecture, op. cit., p. 35 1 ;
Allegories ofReading, op. cit., p. 294 (c'est]acques Derrida qui soulign ). (NdÉ)
N euvi ème séance
Le 11 mars 1998

(Séance un peu longue: qu'on sorte, si c'est nécessaire, sans déranger ... )

Nous allons encore faire cap vers un improbable dernier mot: la


langue même.

Qu'est-ce qui se passe?


Mais qu'est-ce qui se passe, donc?
Se passer, c'est arriver, dit-on, et on appelle cela un événement.
Qu'est-ce qui arrive quand, demandant le pardon ou l'excuse,
s'excusant ou non, se présentant soi-même ou présentant ses excuses,
n avoue, on déclare, plutôt, avouer (car il ne suffit pas d'avouer
po ur avouer, ce sera tout notre problème, on peut toujours dire
qu'on avoue sans avouer, on peut même croire avouer en faisant
autre chose) ?
Que se passe-t-il alors? De quel événement parle-t-on quand il y
a de l'aveu déclaré ?
J'insiste, comme vous voyez, sur l'événement, sur ce qui arrive,
sans très bien savoir ce que cela veut dire, dans ce cas, l'événement,
ni où et quand le chercher. Je me contente, et je suppose que nous
d vons nous contenter, pour commencer, pour re-commencer,
d dire ensemble, de nous accorder pour dire ensemble, dans un
langage ordinaire, très ordinaire, qu'il n'y a pas de pardon, s'il y en
a, ni d 'excuse ni de parjure sans qu'il se passe quelque chose, sans que
1uelque chose arrive et même, et surtout, soit arrivé. Irréversiblement.
i je pardonne ou excuse et que rien ne se passe, rien n'arrive, ni
~ moi ni à l'autre, si cela n'arrive pas à qui cela doit arriver, alors,
il n'y a, vous en conviendrez, ni pardon ni excuse. Rien n'est fait.

329
l.l \ I; A I' JU I 1\ 11.' 1' [. 1( 11 J !1 N

(N'oublions jam ais, je le d.is tout d ui t nu 1 ar nth sespou rn r'J· r nti Il à la r'\ ppr 1 riali n li: ·ur iv , au moment v rbaJ du
pas l'oublier, au seuil où nous sommes de la rel tur d ' une certain 1 ard n et de l'ex u . M i il y, au i un e événementialité prop r
hisroire de ruban volé, que Rousseau, s'il s'est excusé après avoir .·t d type performatif dan le mo m n t de l'aveu et dans le moment

avoué, ou tout en avouant - cette question des deux temps nou 1u'on peut tenter d 'en distinguer, bien que cela ne soit pas facile)
attend et nous la retrouverons dans un instant-, il ne l'a fait ni devant 1· l' xcuse ou du pardon demandé.
[ 1 De Man, je le souligne une fois pour routes, ne parle que d'excuse
Marion ni devant ceux auprès de qui il a dit avoir vécu tout cela et
commis la faure.) Je me suis servi des mots «Se passer», «arriver », lans ce contexte et jamais ou presque de« pardon», soit qu'il exclut
«événement » comme de mots essentiels et compris de rous, mais 1· problème spécifique du pardon de son champ d'analyse (et d'abord
rien n'est sûr ni assuré d'univocité et de clarté conceptuelle dans 1 arce que et Rousseau et Austin, qui sont ici les références directrices,

ces mots du langage ordinaire, qui sont rous pris dans une langue parlent aussi massivement d'excuse plutôt que de pardon), soit qu'il
dite naturelle. N'oubliez pas que toute notre interrogation sur le ·onsidère, lui, peut-être comme Rousseau et comme Austin, que ce
pardon, le parjure, l'excuse ne saurait en aucun cas faire l'économie 1u'on dit de l'excuse vaut aussi du pardon (ce qui reste à voir). En
de ce qu'on appelle le langage ordinaire, non seulement la langue lait, j'aurais deux hypothèses à ce sujet. L'une, c'est que de Man ne
naturelle (avec tous ses moments d'idiomaticité non traductibles vo it pas de différence essentielle entre pardon et excuse (ce qui à la
sans reste, et sur lesquels nous avons déjà tant insisté) mais aussi, lois peut se soutenir, mais laisse hors question d'énormes enjeux,
à l'intérieur de la langue naturelle (le français, telle bienséance du puisque le problème de cette distinction n'est pas posé: la possibilité
français, de l'anglais, de l'allemand, de l'arabe, etc.), tel ou tel usage de cette distinction n'est pas problématisée). L'autre hypothèse, qui
de la vie courante («pardon », «je m'excuse », «y a pas d'mal », etc.), vaudrait aussi bien pour Austin que pour de Man, c'est que ce qui les
ce sont des usages ordinaires de la langue naturelle et on ne peut intéresse ici, en tant que modalité pragmatique ou performative, c'est
formaliser sans reste ni la langue naturelle ni le langage ordinaire ·e qui se passe seulement du côté de qui a commis la faute (jamais
quand il est question de ces actes de langage qui disent le pardon, de l'autre, du côté de la victime); et du côté de qui a commis la
l'excuse, la promesse (l'engagement assermenté de toute promesse lau te, ce qu'ils veulent analyser, c'est l'acte qui consiste à dire: «je
au regard de laquelle il peut y avoir parjure: on ne parjure qu'en m'excuse » ou «1 apologize » (plutôt que «je demande pardon »; et
langue naturelle et en langage ordinaire; c'est pourquoi j'insiste plutôt, surtout, que «je pardonne»). Ce qui les intéresse rous deux,
beaucoup, comme je l'ai fait la dernière fois en commençant, sur la omme on va voir, ce n'est pas la possibilité ou non de pardonner,
dramaturgie des intonations, et routes les scènes de la vie courante ni même d'excuser, mais ce qu'on fait quand on dit, sur le mode
où ces mots prennent un sens et une efficace. Nous retrouverons performatif, « excusez-moi » et plus précisément «je m 'excuse ».
un peu plus tard cette énigmatique instance du langage ordinaire: Le reste (ce qui nous intéresse ici quant à la possibilité ou non de
a-t-il ou n'a-t-il pas le dernier mot? Ne représente-t-il pas une résis- pardonner, etc.) est hors de leur champ. De Man, donc, ne parle
tance irréductible et quasi corporelle ou matérielle à rout processus presque jamais en tout cas du pardon, si j'ai bien vérifié, sauf dans
d'intériorisation idéalisante, à roure économie spiritualisante ?). deux passages. L'un concerne ce qui, dit-il, est« facile à pardonner
En tout cas, pas de pardon ou d'excuse sans événement. Cela
appartient à l'analyse interne des concepts de pardon et d'excuse: 1. Le crochet qui s'ouvre ici ne se ferme pas dans le tapuscrit ; il pourrait se fermer
leux pages plus loin (p. 333). Cette séance fut reprise par Jacques D errida, avec des
la référence à un événement irréversible, extérieur et antérieur au
ajo uts importants, dans la conférence parue sous le titre<< Le ruban de machine à écri re.
moment éventuellement discursif de l'aveu, du pardon ou de l'excuse. Umited !nk If», dans Papier M achine, op. cit., p. 33-1 47 (ici plus particulièrement pour
Il y a là une première résistance référentielle (qu'on pourrait dire 1 s pages 33 1-365 , dans la section intitulée «L'événement nommé "ruban": pouv? ir
quasi matérielle en un certain sens) de l'événement, sa résistance cr impouvoir »: ibid., 1 . 75- 105, et, pour les pages 363-365: ibid ., p. 40 sq. ). (NdE)

330 33 1
LE 1 ARJ 1 ~ l'f LE J' Al l N N il. lJ 1 ·: M 1 ~ S ·AN E

(easy to forgive) » dès lors que «la motivation du vol devient [ ... ] consi t à r apiLUlcr la mise à nu sous l'aspect de la dissimulation (the
compréhensible» 1• (Lire p. 340 M', angl., p. 284 M'.) exposure in the guise ofconcealment). L'excuse est une ruse qui permet
la mise à nu (exposure) au nom de la dissimulation (in the name of
L'allégorie de cette métaphore, révélée par Rousseau dans la hiding), un peu comme l'Être, dans les derniers écrits de Heidegger,
«confession» de son désir pour Marion, fonctionne comme une se révèle en se dissimulant (reveals itselfby hiding). Autrement dit, la
excuse si l'on est prêt à juger le désir sur les apparences. Si l'on honte employée comme excuse permet au refoulement de fonctionner
convient que Marion est désirable, ou que Rousseau est ardent à ce comme révélation et de rendre ainsi interchangeables le plaisir et
point, la motivation du vol devient alors compréhensible et facile à la culpabilité. La culpabilité est pardonnée (Guilt is forgiven) parce
pardonner. Il aurait tout fait par amour pour elle, et qui serait assez qu'elle autorise le plaisir de révéler son refoulement. Il s'ensuit que le
austèrement littéraliste pour laisser un peu de propriété faire obstacle refoulement est en fait une excuse, un acte de parole parmi d'autres.
à l'amour naissant 2 ? [Lacanien 1 ?] 2

L'autre occurrence du mot« pardon» se trouve dans un passage qui Ce sont là, sauf erreur ou distraction de ma part, les seules occur-
comporte la seule référence à Heidegger, dont la définition de la vérité rences du mot« pardon» ou les seuls emprunts au lexique du pardon,
comme révélation-dissimulation reste pourtant très déterminante dans le cours de ce qui est, vous le voyez bien, une forte généalogie
dans tout ce texte de De Man (qui inscrit son geste « déconstructeur » de l'excuse et du pardon (mis ici dans le même cas) comme ruse
et son interprétation de la «dissémination» -ces deux mots, « décon- économique, comme stratagème et calcul, conscient ou inconscient,
struction » et «dissémination», sont présents et bien en vue dans en vue du plus grand plaisir au service 3 du désir. Sur la complication
cet article - dans une double proximité fort ambiguë : proximité de ce désir, de sa machine à écrire et de sa machine à mutiler, nous
d'un certain lacanisme, lisible dans ce qui est dit et du refoulement, reviendrons.] 4
et du désir et du langage, et même dans le recours à la vérité selon Nous disions donc qu'il y a aussi une événementialité propre et
Heidegger, et proximité, malgré ce lacanisme, d'un certain deleu- de type performatif dans le moment de l'aveu et dans le moment
zisme de l'époque de L'Anti-Œdipe3, dans ce qui lie le désir à la (qu'on peut tenter de distinguer, bien que cela ne soit pas facile)
machine, je dirais presque à une machine désirante. Comment de l'excuse ou du pardon demandé. Et de Man tient à distinguer
démêler tous ces fils (déconstruction disséminale, lacanisme et clairement deux structures et deux moments au début de son texte;
deleuzisme) dans ce qui est la signature, originale, de De Man? il les distingue au regard de la référentialité, de la référence à un
C'est ce que j'aimerais bien être capable de faire, sans être sûr, loin événement - extraverbal ou verbal. Et comme la distinction ainsi
de là, d'y arriver). proposée est seule capable de rendre compte, aux yeux de De Man,
Voici ce passage (p. 342, angl., p. 286) : de la différence, de l'écart, dans la répétition, entre deux textes qui,
séparés de dix ans, se rapportent au même événement, le vol du ruban
La promesse est proleptique mais l'excuse, tardive, se fait toujours et le mensonge qui a suivi (à savoir Les Confessions et la «Quatrième
après le crime; puisque le crime est la mise à nu (exposure), l'excuse
1. Lors de la séance, Jacques Derrida commente: <<Voil à la phrase la plus lacanienne
dans sa résonance au moins, sa consonance. Le refoulement est un acte de parole, le
l. P. de Man, <<Excuses (Confessiom) , , dans Allégories de la lecture, op. cit., p. 34 0 ; refoulement est une excuse. " (NdÉ)
A llegories ofReading, op. cit., p. 284. (NdÉ) 2. P. de Man, <<Excuses (Confessions) , , dans Allégories de la lecture, op. cit., p. 342;
2. Ibid Allegories of Readin ' ,op . cit., p. 286.
3. Voir _Gilles Deleuze et Félix G uattari, L'Anti-Œdipe. Capitalisme et schizop hrénie, 3. Dans l rap u rit, Jacques D errida écri t : << au servir du désir>>. (NdÉ)
Paris, Les Edi tions de Minui t, coll . << ri tiqu e,, 1972 ; rééd. , 2008. (Nd É) · 4 . N ous fi rmo ns i i 1 ro het o uvert à la page 33 1. (NdÉ)
U : Ill\ ! J LJ RI\ 1•:'1' 1. 11. î t\ 1 1 N

Rêverie 1 »), il nous faut, à titr préliminair , lir t mrne n er à mais le discours est régi par un principe de vérifi cati n réft r n ti Il
comprendre ce passage. (Lire er commenter p. 336-338 E, angl. , qui comprend un moment extraverbal 1 : même si J'on onEt s g u
p. 280-283 E.) l'on a dit (au lieu d'avoir foit) quelque chose, la vérification de ·t
événement verbal, la décision concernant son existence o u inexis-
La distinction entre la confession énoncée sur le mode de la vérité tence, n'est pas de nature verbale mais factuelle - la connaissanc du
révélée et la confession énoncée sur le mode de l'excuse consiste en fait que l'énonciation a vraiment eu lieu. Aucune possibilité de vérifi-
ceci, que la preuve de celle-là est référentielle (le ruban) tandis que cation semblable n'existe pour l'excuse, dont l'énonciation, l'effet et
la preuve de celle-ci ne peut être que verbale. Rousseau ne peut nous l'autorité sont tous verbaux: sa fonction n'est pas de déclarer mais
communiquer son «sentiment intérieur » que si nous le prenons au de convaincre, processus «intérieur » dont seuls les mots peuvent
mot, comme on dit, tandis que la preuve de son vol est, au moins en témoigner. Comme on le sait depuis Austin au moins, les excuses
théorie, littéralement disponible. Peu importe qu'on le croie ou non; sont un exemple complexe de ce qu'il appelait les énonciations perfor-
ce qui compte, c'est la nature verbale ou non verbale de la preuve et matives, une espèce d'acte de parole. L'intérêt du texte de Rousseau,
non la sincérité du locuteur ou la crédulité de l'auditeur. La confession c'est qu'il fonctionne explicitement de façon performative aussi
comme excuse inclut nécessairement un moment de compréhension bien que cognitive et donne ainsi des indications sur la structure de
qui ne peut être assimilé à une perception, et la logique qui régit ce la rhétorique performative ; cela est déjà établi dans le texte quand
moment n'est pas identique à celle qui régit une vérification référen- la confession ne réussit pas à clore un discours qui se sent contraint
tielle. En insistant sur le «sentiment intérieur », Rousseau nous dit de passer du mode confessionnel au mode apologétique.
donc que le langage confessionnel peut être considéré dans une L'exécution de l'excuse ne permet pas non plus de clore le texte
perspective épistémologique double : il fonctionne à la fois comme apologétique, malgré le plaidoyer de Rousseau à la fin du Livre II :
une cognition référentielle vérifiable et comme un énoncé dont la «Voilà ce que j'avais à dire sur cet article. Qu'il me soit permis de
validité ne peut être vérifiée par des moyens empiriques. La conver- n'en reparler jamais» (1, p. 87). Pourtant, quelque dix ans plus tard,
gence des deux modes n 'est pas donnée a priori et la possibilité d 'une dans la Quatrième rêverie, il raconte toute l'histoire encore une fois ,
divergence entre eux crée la possibilité de l'excuse. L'excuse articule dans le contexte d'une méditation concernant l'éventuelle «excusa-
la divergence et, ce faisant, elle l'affirme comme un fait (alors qu'il bilité » des mensonges. Il est clair que l'apologie n'a pas réussi à calmer
s'agit seulement d'un soupçon). Elle croit ou fait semblant de croire sa propre culpabilité et ne lui a pas permis de l'oublier. Peu importe,
que l'acte de voler le ruban est à la fois une réalité physique (l'auteur pour nous, si la culpabilité est vraiment liée à cet acte particulierou si
l'a enlevé du lieu où il était et l'a mis dans sa poche par exemple) l'acte est seulement substitué à un autre crime ou humiliation encore
et un certain «sentiment intérieur » qui lui était lié d 'une certaine pire. Il peut représenter toute une série de crimes, un climat de culpa-
manière (qui reste d'ailleurs à préciser). De plus, elle croit que le fait bilité général, mais la répétition est significative en elle-même: quel
et le sentiment ne sont pas identiques. Compliquer ainsi un fait est qu'ait pu être le contenu de l'acte criminel, l'excuse présentée dans
donc certainement agir. La différence entre l'excuse verbale et le crime les Confissions n'a pas pu satisfaire Rousseau juge de Jean-Jacques.
référentiel n'est pas une simple opposition entre une action et une Cet échec, déjà partiellement inscrit dans l'excuse même, régit son
énonciation concernant une action. Voler c'est agir et cette action développement et sa répétition 2 .
n'inclut pas d'éléments verbaux nécessaires. Confesser est discursif
1. Lo rs de la séance, Jacques D errida commente:« Je confesse que j'ai volé, ça veut
lir ' qu' il y a eu un vol qui lui-même n'était pas verbal , j'ai pris le ruban. Mais cette
1. Dans le tapuscrit, Jacques Derrida écrit : << Quatrième Rêverie>> au lieu de« Quatriéme 1is1i nctio n vaut même quand la faute est de nature verbale. Le référent peut être verbal
Promenade », pour cette occurrence et les suivan tes dans cette séance, reprenant le ti tre ., 1 ~ strucw re reste la même, c'est ce que va dire de Man immédiatem ent après. » (NdÉ)
modifié par Paul de ~an dans le passage cité d'Allégories de la lecture. Vo ir auss i supra, . P. de Man,« Excuses (Confessions)>>, dans A llégories de la lecture, op. cit., p. 336-338
p. 322, note 1. (NdE) ( ·' ·s t Paul de Man q ui so uli gn ). (NdÉ)

334
LH l' A l) 1 E E'i ' L E PA! 1 N
JI( I V II \M I1• ,' Êi\ N ~ E

De Man propose donc ici une distinction à Ja fois subtile, néce - d 'ordre cognitif. ' n' l pa- une révélation ou cette r 'v 'Jation ne
saire et problématique, je veux dire fragile dans un processus qui,
consiste pas seulement à lever un voile pour donner à voir de façon
de toute façon, est événementiel, doublement ou triplement événe-
neutre et cognitive ou théorique. C'est sans doute quelque chose de
mentiel (je veux dire, premièrement, événementiel par référence à un
tel que de Man a aussi en vue quand il écrit cet« aussi bien » que j'ai
événement irréversible et déjà arrivé; deuxièmement, événementiel
cité («L'intérêt du texte de Rousseau, c'est qu'il fonctionne expli-
comme producteur d'événement et d'archivation, d'inscription, de
citement de façon performative aussi bien que cognitive et donne
consignation de l'événement; et enfin, troisièmement, événementiel
ainsi des indications sur la structure de la rhétorique performative;
sur un mode chaque fois performatif qu'il va nous falloir éclaircir).
cela est déjà établi dans le texte quand la confession ne réussit pas
La ~istinction,_rropos_ée par de Man est à la fois utile et problé-
à dore un discours qui se sent contraint de passer du mode confes-
matique, cars tl y a bten une allégation de vérité à révéler, à faire
sionnel au mode apologétique'»). Oui, mais je me demande si (en
savoir, donc un geste de type théorique, une dimension cognitive
vérité je crois que) le mode confessionnel est déjà un mode ap?l~­
o?, comme dit de_ Man, épistémologique dans la confession, celle-ci gétique: il n'y a pas là deux modes dissociables et deux temps diffe-
n est une confessiOn ou un aveu que dans la mesure où elle ne se
rents, de telle sorte qu'il y ait à «passer» de l'un à l'autre, ni même
laisse en aucun cas ni réduire à cette dimension ni même analyser
que ce que de Man nomme« [!]'intérêt du texte de Rousseau»: donc
en ~eux éléments dissociables (celui que de Man appelle le cognitif
son originalité, consiste à devoir «passer» du mode confessiOnnel
et l ~utre:. non seulement parce que faire savoir ne se réduit pas à
au mode apologétique. Tout texte confessionnel est déjà apologé-
savou, mats surtout parce que faire savoir une faute ne se réduit pas à
tique, tout aveu commence à présenter des excuses ou à s'excuser.
faire savoir n'importe quoi, mais déjà à s'accuser et à s'engager dans
Peut-être vaut-il mieux, parvenu à ce point, laisser cette difficulté
un processus performatif d'excuse ou de pardon). Une déclaration
en l'état et aller plus loin. Laissons donc cette difficulté en l'état,
qui apporterait un savoir, une information, une chose à connaître,
car elle va hanter tout ce que nous allons dire désormais. Car ce
ne serait en aucun cas une confession, même si la chose à connaître,
que de Man appelle « [l]a distinction entre la confession énoncée
~ême si le référent cognitif était défini comme une faute (je peux sur le mode de la vérité révélée et la confession énoncée sur le mode
mfo~mer quelqu'un que j'ai tué ou volé ou menti sans que cela soit de l' excuse 2 »va organiser, me semble-t-il, toute sa démonstration,
en nen un aveu ou une confession). Pour qu'il y ait déclaration
alors que je trouve cette distinction impossible, en vérité indéci-
co?fessionnelle ou aveu, il faut que, indissociablement, je recon-
dable. Et cette indécidabilité serait d'ailleurs tout l'intérêt, l' obs-
naisse, sur un mode de la reconnaissance qui n'est pas de l'ordre
curité, la spécificité indécomposable aussi de ce qu'on appelle une
de la connaissance, que je suis coupable, et que donc, au moins
confession, un aveu, une excuse ou un pardon. Mais si on allait
implicitement, je commence à m'accuser et donc à m'excuser ou à
encore plus loin dans ce sens, et là nous quitterons, je crois, le
présenter des excuses, voire à demander pardon. Il y a sans doute
contexte et l'élément de l'interprétation demanienne, ce serait que
une instance irréductible de «vérité» en ce processus, mais cette
nous touchons ici à une synthèse originaire et à une équivoque telle
vérité, justement, n'est pas une vérité à connaître ou, comme le dit si
(celle de la vérité à connaître, à révéler ou à constater, d'une part,
souvent de Man, à révéler. Mais, comme le dit Augustin, une vérité
1 celle qui, selon de Man, concernerait l'ordre du pur confessionnel
à «faire» , et cet ordre de la vérité (totalement à repenser) n'est pas
et, d'autre part, celle du pur performatif de l'excuse, et que de Man

1. S_ur cett~ ~imension de .~~ vérité << à faire », voir, entre autres textes sur Augustin,
1. P. de Man , «Excuses (Confessions) >> , dans Allégories de la lecture, op. cit., p. 337
]._Dernda, <<Pen ode 8 >>et« Pen ode 11 >>de<<C irconfess ioo >>, dans j acques Derridtz, op.
czt., p. 42 sq. et p. 56 sq.; rééd ., p. 44 sq. et p. 56 sq. (NdÉ) ( 'est jacques Derrid a qui so uli gne). (NdÉ)
2. Ibid., p. 3 . (NdÉ)

7
LE 1 ARJ UR E [l'l' 1, g l'A l 1 N

surnomme d'apologétique », deux ordres analogues, en somme, à ·l1 l' " 1 rience pr Ir d J'auer eg , de l'alter ego) est néce sai-
ceux du constatif et du performatif), une équivoque telle, don , il l •nt ressentie, des deux cô tés de l'adresse ou de la destination
que de cette équivoque même, qui envahit le langage et l'action à 1 1 · l du destinateur et du destinataire) , comme le lieu d 'une
leur source, nous sommes toujours déjà en train de nous excuser - et d ' un abus toujours possibles pour lesquels la confession
voire de demander pardon, précisément sur ce mode équivoque e1: tique, pour se servir des deux notions demaniennes ici
1
parjurant • Qu'est-ce que je veux dire par là, dont je sens bien qu iables, toujours indissociables, est déjà à l'œuvre. Et non
cela n'est pas très clair? Eh bien, selon une voie dont ni Austin ni 11l •m nt chez Rousseau (mais c'est aussi pour cela que Rousseau
de Man n'ont manqué de percevoir la fatalité, que tout constatif 1 nL - ressant, comme exemplaire, comme celui qui a enduré de
s'enracine dans la présupposition d'un performatif au moins implicit l1 l n xemplaire cette fatalité commune, une fatalité commune
et que tout énoncé théorique, cognitif, de vérité à révéler, etc., 1(1 1 n' - t pas seulement un malheur, un piège ou une malédiction
prend une forme testimoniale, un «moi, je pense» ou «moi, je dis » dt ,' li ux ; car c'est aussi la possibilité, la seule possibilité de parler
ou «moi, je crois », «moi, j'ai le sentiment intérieur que», etc., un 1 1 aut re, de bénir, de dire ou de faire la vérité, etc.). Comme je

rapport à moi auquel ru' n'accèdes jamais immédiatement et pour


1 u roujours mentir et que l'autre peut toujours être victime de
lequel tu dois me croire sur parole (ce qui fait que je peux toujours • in ·nso nge, n'ayant jamais le même accès que moi à ce que, moi,
mentir et porter un faux témoignage, là même où je te dis «je te , p ·nse ou veux dire, je commence toujours, au moins implici-
parle, moi, à toi », «je te prends à témoin », «je te promets » ou «j l 111 ·nt par avouer une faute ou un abus possible ou une violence
t'avoue», «je te dis la vérité ». Cette racine ou cette forme général 1 ,·sil le, et par demander pardon quand je m'adresse à l'autre, et
de la testimonialité (que nous avions longuement élaborée ici les J,' l ·n nt sur ce mode équivoque, même si c'est pour lui dire des
années passées 2) fait que là où quelqu'un parle, le faux témoignage h : aussi constatives que, par exemple: «tu sais, il pleut ». C'est
est toujours possible, et l'équivoque entre les deux ordres; si bien 1 ur ]UOi quand, plus tard, nous en viendrons à une étape ultérieure,
que dans mon adresse à l'autre, je dois toujours demander la foi l l ·rni ère dans la démonstration de De Man, quand, au-delà de deux
ou la confiance, prier d'être cru sur parole là où l'équivoque est •m i res vagues de lecture, il en vient à la phase finale de son in ter-
ineffaçable et le parjure toujours possible; cette nécessité (qui n'es I r !a ri o n, celle à laquelle il tient le plus et qui concerne la disconti-
autre que la solitude, la singularité, l'inaccessibilité du «quant à 1 li 1 et le saut des Confessions à la «Quatrième Rêverie», quand
3
moi» , l'impossibilité d 'avoir une intuition originaire et intérieure l ur ela il évoque alors un « crépuscule[ ... ] entre la connaissance
1 la n n-connaissance 1 »,je me sens tellement d'accord avec lui que
1. Lors de la séance, Jacques Derrida commente: << L'équivoque, elle est là : en mêm · n · rois pas que ce crépuscule vienne obscurcir une clarté initiale
temps que je dis la vérité, je suis coupable, j'avoue une faute. Et quand je confesse, j
m 'excuse. Et on ne peut pas distinguer les deux. Et donc, comme il y a de l'équivoque,
o uvre que le passage des Confessions aux Rêveries ... Je crois
eh bien, implicitement je te demande pardon d 'être équivoque . . . Ce qu'on fait to ul: q11 • crépuscule est consubstantiel, dès l'origine, à la confession
le temps quand ?n parle, ce qu'on devrait faire explicitement, mais qu'on fait im pli- l 1n, moment ou dans cette composante que de Man voudrait
citement.>> (NdE)
2. Voir]. D errida, Séminaire <<Le témoignage » (inédit, 1992- 1995). Voir, en tr
1•n 1ifi er comme purement cognitive, épistémologique ou comme
autres, D emeure - M aurice Blanchot (op. cit.). (NdÉ) 1HHn nt de vérité révélée. Nous reviendrons là-dessus, mais quand
3. Lors de la séance, Jacques D errida ajoute: «décrite par exempl e par Husserl.
Jamais je n'aurai un e intuition de la chose mêm e en personne quan t à ce qui se pa /n t otl111'tion générale à la phénoménologie pure, trad. fr. et introduction de Paul Ri coeur,
dans la tête de l'autre et réciproquement. Eh bi en, cette impossibilité-là, d ' un a H' •d., I'J ris, Gallim ard, coll. « Bibli othèque de philosophie», 1950, § 49, p. 160- 164,
intuitif ou immédiat, à la sphère de ce qu e H usserl appelle "Eigenheit", la propri été d c'l,. ·c sujer, J. D ' rri la, !_a \loix l't le phénomène, op. cit., p. 22-23 et p. 42-43. (NdÉ)
l'autre, ce qui est pro pre à l'autre, jamais je n 'y aurai accès. » Vo ir Ed mund Huss ri, 1. 1'. d Man,« E us s ( :onfo ions) », d:111s Allégories de la fectur·e, op. cit: , p. 34 2.
Idées directrices pour une phénornénofogie et une phiLosophie phénoménologique pun:s, t. 1 : (N 1 :.)
L E PARJURE ET LE PAlU ON N ltlJ VII 1M I1. , Jl N :JI.

de Man écrit ceci, dans le paragraphe que je vais lire, ce qu'il dit Si ri n ne s'est pa n ai L si au lllî m fait n 'a été fait, si aucun
me paraît valoir de façon beaucoup plus générale, comme a priori, ma l n'est irréversibl rn ne arri v · .il n 'y a ri n à pardonner ni à
et pour Les Confessions et pour Les Rêveries... , ce qui rend diffici- · ·u er, aucune faute et au une x use possible. Et s'il y a pardon
lement soutenable l'allégation d'un changement de régime entre ' u xcuse, il faut que quelque chose se passe effectivement, et arrive
les deux, du moins à cet égard: (Lire et commenter D, p. 342, : l'un ou à l'autre, changeant ou affectant les choses, plus préci-
angl., p. 286 D.) .' .,,.., nt quelqu'un. Il faut surtout que quelque chose se soit passé,
au passé. Irréversiblement. Il faut donc que quelque chose ait été
Mais le texte offre d'autres possibilités. L'analyse de la honte comme 1• quelque manière inscrit, mémorisé, retenu, consigné, archivé.
excuse révèle le lien très fort entre l'exécution des excuses et l'acte de ' ' t dire encore très peu de choses l, mais convenons-en, c'est
compréhension. Elle a conduit à la problématique de la dissimulation et un minimum indispensable et sur lequel je puis espérer au moins
de la révélation, qui est évidemment une problématique de la cognition. 1u nous sommes d'accord (nous sommes dans la «sugkhôrêsis », ce
L'excuse se fait dans un crépuscule épistémologique entre la connais-
mot que nous avons déjà analysé, une sygkhorèse est alors possible
sance et la non-connaissance; c'est aussi la raison pour laquelle elle doit
•mre nous, et je laisse ce mot de «sygkhorèse» ou de «sygkhorème»
être centrée sur le mensonge et Rousseau peut s'excuser de tout pourvu
·n grec pour le garder suspendu entre l'accord, le consentement et
qu'on l'excuse d'avoir menti. Quand cela se révèle fàux, quand son affir-
mation d'avoir vécu pour la vérité (vitam impendere vero) est contestée de 1· pardon mutuels).
l'extérieur, la clôture de l'excuse(«qu'il me soit permis de n'en reparler i j'insiste sur cette valeur d'événement, d'affection par l' évé-
jamais») s'avère illusoire et la Quatrième Rêverie doit être écrite 1• 11 'ment qui affecte et change les choses, et surtout d'événement
p·1ss' comme inscrit ou archivé, c'est au moins pour trois raisons.
Repartons d'un autre pas, avant de revenir à de Man. Nous nous 1) D'une part et d'abord parce que cette événementialité est
demandions tout à l'heure, je cite: i !T ·ductible, bien sûr.
) Mais d'autre part parce< que> l'événement en question,
Qu'est-ce qui se passe ? Jlli doit donc être retenu, inscrit, mémorisé, tracé, archivé, etc.,
Mais qu'est-ce qui se passe, donc? · ·la peut être la chose même qu'on archive ainsi, mais cela doit
Se passer, c'est arriver, dit-on, et on appelle cela un événement. 1r aussi l'événement qui consiste en l' archivation, en la textua-
Qu'est-ce qui arrive quand, demandant le pardon ou l'excuse, 1i: ar io n, en l'écriture qui, tout en consignant, produit un nouvel

s'excusant ou non, se présentant soi-même ou présentant ses excuses, ·v ·n ment et affecte l'événement supposé primaire qu'elle est censée
on avoue, on déclare, plutôt, avouer (car il ne suffit pas d'avouer pour r· ' l nir, engrammer, inscrire, consigner, archiver. Il y a l'événement
avouer, ce sera tout notre problème, on peut toujours dire qu'on avoue Ju ' n archive, l'événement archivé (et il n'y a pas d'archive sans
sans avouer, on peut même croire avouer en faisant autre chose)? ·m o rps- je préfère dire« corps» que « matière » pour des raisons
Que se passe-t-il alors? De quel événement parle-t-on quand il y Jll j tenterai de jus ti fier plus tard) et il y a l'événement archivant,
a de l'aveu déclaré ? 1 nr hivation, événement archivant qui n'est pas le même, struc-
J'insiste, comme vous voyez, sur l'événement, sur ce qui arrive, sans tur ·Il ment, que l'événement archivé même si, dans certains cas,
très bien savoir ce que cela veut dire, dans ce cas, l'événement, ni ol.t
il ·n est indissociable, voire contemporain. J'ai un jour p arlé du
et quand le chercher.
ma l d'archive, t ce fut un titre, mais un séminaire sur le pardon
'.' 1 au i un sé min air ur l'ar hive du mal - et d'ailleurs, je n'avai
1. P. de M an, <<Excuses (Confessions) >>, dans Allégories de /a, Lecture, op. cit., p. 342.
[Ce passage a déjà été cité et co mm enté. Voir supra, 1. 322. (Nd É)l 1. ' l ' ·1 l ~ ns 1 l :i jll8 ·rit. (Nd l~)
LE PARJ U RE ET LE PARI ON
Nll, t J ii'. MI'., !l AN :11.

pas, dans Mal d'Archive 1, cru possible de séparer les deux d'o' 1 pris d'écrire m .nh· sion > (1, 1· 8 ). uand Rousseaurevientaux
· 1 al d' archtve
· ' u e
titre: e rn, (comme désir et passion d'archive) et l'archive onfissions dans Ia Quatrièm ' R§verie [p ur ui t de Man], il distingue
du mal, d_un rn~~ qui tient à quelque crime ou souffrance passée, de nouveau ce mêm ép.isod omme un événement paradigmatique,
c_ertes, mats ausst a la loi terrible de la machine à archiver, qui sélec- .le noyau de son récit autobiographique 1•
tw~ne, filtre, commande et oublie, réprime, refoule, détruit autant
qu elle garde. ' st alors, dès le deuxième paragraphe de son introduction, que
3) La troisième raison, enfin, la raison principale de mon insis- 1 • Man se sert de l'expression «événement textuel», expression qui
tance sur l'événement ainsi consigné dans une inscription l' évé- ·apparaîtra à la dernière page du même essai. Ici, de Man poursuit:
nement de l'écriture de l'événement, c'est la nécessité d' en~haîner
sans autre forme de transition, mais justement autour du mot et du Ce choix [du vol du ruban et du mensonge qui s'ensuivit comme
concept d' événeme~t, ave_c l'admirable lecture de Rousseau par de épisode paradigmatique] est, en lui-même, aussi arbitraire que suspect,
Ma~. Lec~ure paradtgmanque en vérité d'un texte paradigmatique, à mais il nous offre un événement textuel [je souligne] d'un intérêt exégé-
savo~r de 1aveu de Rousseau quand il revient et sur le vol du ruban de tique incontestable: la juxtaposition de deux textes confessionnels liés
Manon, su~ le mensonge ou le parjure qui a suivi, et, plus tard, après par une répétition explicite, la confession, en quelque sorte, d'une
Les Confe~szons, sur son aveu même. Double paradigme, paradigme confession 2 •
sur para~1gme, car si la lecture de De Man est paradigmatique ou
e_xemplaue par son caractère inaugural et la première mise en œuvre ue ce choix soit tenu par de Man pour« arbitraire» et« suspect»,
ngoureuse, sur ce ~élè?re passage, de certains protocoles théoriques ·' ·s t là une hypothèse qu'il faudra prendre au sérieux, même si on
de lecture (en particulier, quoique non seulement, d'une théorie du 11 ' • t pas disposé à y souscrire sans réserve. Car elle sous-tend en

perf~rm~tif dont nous analyserons les complications plus tard, chez l'·hnitive toute l'interprétation de De Man, notamment son concept
A~stm d abor~, chez de Man ensuite), cette lecture paradigmatique 1 · grammaire et de machine (à la fin du texte, il parlera de «l'effet
decl~re e;le-meme porter sur ce qui serait un« événement paradig- >ra mit d'une grammaire textuelle 3 », ou encore, toujours à propos
~anq ue » (c~ ;o_nt les mots de De Man) dans l'œuvre de Rousseau. 1· cette structure de répétition machinique, d'« un système [ ... ]
A propos de 1ep1sode de Marion, de Man écrit en effet: - · mplètement arbitraire et complètement susceptible de répétition,
·omme une grammaire 4 »).
On nous invite à croire que cet épisode n'a jamais été révélé à personne L'expression «événement textuel» («textual event») que nous
a~~~t de 1' êt~e au _lecte~r. privilégié des Confissions [ce lecteur privi- ·nons de rencontrer en introduction se retrouvera en conclusion,
legie, c~ destmataue ongmel de la confession et de la scène d'excuse !O ut près du dernier mot- non seulement du chapitre mais du livre
ne serait donc ni Marion ni aucun vivant, ni un prêtre ni Dieu, mais 1 ui sque c'est, dans le corpus de De Man, le dernier chapitre du
un_lect:ur anonyme et à venir] «et ... que le désir de me délivrer [de ce 1 ·rnier livre qu'il aura publié et relu de son vivant. C'est et ce n'est
poids] en quelque sorte a beaucoup contribué à la résolution que j'ai 1 as le même« événement textuel» dont il est question au début du

l. Voi~ Jacques Derrida, Mal d'Archive. Une impression freudienne Paris Galilée
1. Ibid. La citation de Rousseau est extraite du<< Livre Second», dans Les Confessions,
co Il . «lnctses>> ' 1995 '· rééd ., 2008 , n o ta.mment 1e « p n"'ere d'·mserer>>
· ' - '
. (NdE) '
op. l'it~ , p. 86. (NdÉ)
(N!fr de Man, «Excuses (Confessions) >
>, dans Allégories de la lecture, op. cit., p. 334. · . P. de M an, <<Excuses (Confessions)», dans Allégories de la lecture, op. cit., p. 334
(\''cs! Jacq ues D errida qui souligne). (NdÉ)
3. C'est Paul de M an qui m odifi e le texte d.e RoLtsseaLt. D ans ce pa sage, co us le
au tres crochets so nt de Jacques De rri da. (Nd ··) ;\. Ibid., p. 357. (NdÉ)
. Ibid., p. 358 (c'es t )a ques Derrida qui souligne). (NdÉ)
NEUV IÈME SÉAN E
LI·: PJ\H.jU I ~ ~· 1 · LE P/\1 1 lN

t donc a fortiori Mme de Warens, dont de Man ne parle pas une


texte. C'est le même parce qu'il s'agit bien en ore de ce qui se pass
avec ce passage paradigmatique des Confessions; mais c'est le même eule fois dans ce contexte, et dont je rappelais il y a huit jours
1
maintenant analysé, déterminé, interprété, localisé dans un certain que Rousseau l'avait rencontrée la même année , quelques mois
mécanisme, à savoir, mais nous y viendrons plus tard, une anaco- auparavant, pour la première fois, la chose coïncidant à peu près
avec leur commune abjuration, leur conversion presque simultanée
luthe ou une parabase, une discontinuité ou, pour citer de Man
à la fin de son texte, «une révélation soudaine de la discontinuité au catholicisme). Cette scène d'héritage me paraît significative, en ce
entre deux codes rhétoriques. Cet événement textuel isolé, comme lieu, pour mille raisons que je ne développerai pas parce qu'elles sont
le montre la lecture de la Quatrième rêverie, est disséminé à travers uop évidentes, et qui sont, par essence ou par excellence, comme
tout le texte, et l'anacoluthe s'étend sur tous les points de la ligne toute scène d'héritage, des scènes de substitution (et donc de respon-
figurale ou de l'allégorie 1 ». sabilité, de culpabilité et de pardon) : substitution de personnes et
de choses, dans les domaines du droit personnel et du droit réel.
<:omment cet« événement textuel» s'inscrit-il? Quelle est l' opé-
Car il ne faut pas oublier que le ruban appartient plus ou moins
rauon de son inscription, et notamment la machine à écrire qui à
la fois le produit et l'archive? Quel estle corps, voire la matière qui clairement à cette scène et au patrimoine des choses et des valeurs
confèrent à cette inscription à la fois un support et une résistance? laissées en héritage. Même sic' est une chose sans valeur, comme on
va voir, une chose vieille et usagée, comme le souligne Rousseau,
Et d'abord quel rapport essentiel cet événement textuel garde-t-il
une chose usée sinon hors d'usage, sa valeur d'échange est prise dans
avec une scène de confession et d'excuse? Voilà quelques-unes des
questions qui devront désormais nous guider. la logique de substitution constituée pa~ ~'hérita~e. Et nous. au~ons
2
[ Comme nous nous apprêtons à parler de la matière ou plus
une fois de plus à prendre en compte tel plus d une subsutuuon.
précisément du corps, je note en premier lieu, et comme entre Celles dont parle de Man et celles dont il ne parle pas.
Pour que cela soit plus concret à vos yeux, je lis quelques lignes.
crochets, que de Man, très curieusement, n'accorde à peu près
aucun intérêt, pour des raisons qu'il croit sans doute justifiées et Ce sont pour l'essentielles lignes auxquelles de Man semble ne pas
s'intéresser: (Lire p. 84, depuis «Elle avoit legué » jusqu'à ... « déja
qui ne le sont à mes yeux que pour une part, ni à la matière et au
corps du ruban même ni au paragraphe intermédiaire entre le récit vieux».)
de la mort de Mme de Vercellis à la suite d'un cancer du sein (sa
Elle avoit legué un an de leurs gages à ses bas domestiques; mais
double expiration) et le commencement de l'aveu de la faute dont
n'étant point couché sur l'état de sa maison je n'eus rien. Cependant
Rousseau dit «l'insupportable poids des remords 3 », dont il ne
le Comte de la Roque me fit donner trente livres et me laissa l'habit
guérit pas plus qu'il ne se consolera jamais. Je commencerai par une neuf que j'avois sur le corps, et que M. Lorenzy voulait m'ôter. Il
remarque sur le paragraphe négligé par de Man. Ce paragraphe ne promit même de chercher à me placer et me permit de l'aller voir. J'y
décrit rien de moins qu'une scène d'héritage, l'héritage de Mme de fus deux ou trois fois sans pouvoir lui parler. J' étois facile à rebuter,
Vercellis (Mme de Vercellis dont de Man dit pourtant, vous vous je n'y retournai plus. On verra bientot que j'eus tort.
en souvenez, qu'il n'y a aucune raison de lui «substituer» Marion Que n'ai-je achevé tout ce que j'avais à dire de mon séjour chez
(«rien dans le texte», dit-il, ne suggérant un tel «enchaînement»4) Made de V ercellis! Mais, bien que mon apparente situation demeurât
la même, je ne sortis pas de sa maison comme j'y étois entré. J'en
1. P. de Man, «Excuses (Confessions)», dans Allégories de la lecture, op. cit., p. 358. (NciÉ) emportai les longs souvenirs du crime et l'insupportable poids des
2. Ce crochet ne se ferme pas dans le tapuscrit. (NdÉ)
3. ] .-].Rousseau, <<Livre Second>>, dans Les Confessions, op. cit. , p. 84. (NdÉ)
1. J acq u s Derrid a avait plutôt fait cette précision lors d e la <<Septième séance»
4. P. de Man, <<Excuses (Confessions) », dans Allégories de la lecture, op. cit., p. 341,
note 2. Voir supra, p. 271. (NdÉ) (voir supra, p. 77). (N lÉ)

44
NEUV I ~ M E É!I N E
LE PARJ UR E ET LE Pli RI ( N

remords dont au bout de quarante ans ma conscience est encore rrécède immédiatement celle de Marion, mais rien dans le texte
chargée, et dont l'amer sentiment, loin de s' affoiblir, s'irrite à mesure ne suggère un enchaînement qui permettrait de substituer Marion
q~e je vie~llis. Qui cr~iroit que la faute d'un enfant put avoir des à Mme de Vercellis dans une scène de rejet 1 »). C'est cette substi-
smtes aussi cr~elles? C est de ces suites plus que probables que mon wtion que de Man ne croit pas devoir accréditer, car inversement
cœur ne s~~rott se consoler. J'ai peutêtre fait périr dans l'opprobre et to ut son texte mettra en œuvre de façon décisive une logique de
dan~ la mtsere une fille aimable, honnête, estimable, et qui surement la substitution: plus loin, il parlera abondamment d'une « substi-
valott beaucoup mieux que moi. tution entre Rousseau et Marion» et même de «deux niveaux de
Il est bien ~ifficile que la dissolution d'un ménage n'entraîne un ubstitution (ou de déplacement): le ruban se substitue à un désir
peu de confusiOn dans la maison, et qu'il ne s'égare bien des choses. qui est lui-même désir de substitution 2 » (p. 339-340). Résumant
Cependant telle étoit la fidélité des domestiques, et la vigilance de les faits, il écrit en effet: «L'épisode même fait partie d'une série
~- et Made Lorenzy, que rien ne se trouva de manque sur l'inven- d' histoires de petits vols mais comporte un tour nouveau. Alors
taire. La seule Mlle Pontai perdit un petit ruban couleur de rose et qu'il travaillait comme domestique chez une famille aristocratique
argent déja vieux 1• de Turin, Rousseau a volé "un petit ruban couleur de rose et argent"
3
(1, p. 84) (Rousseau has stolen a "pink and silver colored rib bon'') ».
~es deux petits_ mots, « déja vieux», de Man les omet aussi, je ne
Pourquoi découpe-t-il la phrase, la mutilant ou la démembrant
sats ~as pourqu01, dans la citation qu'il fait de cette phrase, qu'il ainsi, et de façon apparemment aussi arbitraire, la coupant de deux
extra~~ donc de s_on contexte et sans avoir cité le paragraphe précédent de ses propres petits mots avant le point(« déja vieux»)? Je n'ai pas
que J appellerais testamentaire. Sans doute l'inventaire au cours de réponse à cette question. Si je me sers des mots de «mutilation»
duq,ue,l ?n rem~rq~a la disparition du ruban n'est pas le moment ou de «démembrement», voire de «coupe arbitraire» pour qualifier
de 1hentage lut-meme, mais il en est comme la suite inséparable· l'opération par laquelle une phrase est ainsi coupée de deux de ses
~t Mlle Po~t~l, qui_« perdit» le «petit ruban», avait reçu six cent~ petits mots et interrompue dans sa syntaxe organique, c'est à la fois
hvr~s en hentage, vmgt fois plus que tous les domestiques qui tous
parce qu'il en est bien ainsi, sans doute, d'abord, et que le phénomène
avalent reçu, de surcroît, certains legs particuliers. Rousseau lui est aussi étrange que remarquable (il s'agit bien d'une amputation et
;ous ve_nez d,e l' e_nte_ndre s'en plaindre et vous avez perçu son 'grief d'une dissociation apparemment arbitraires 4), mais aussi parce que
a .~e SUJet~ n avait nen reçu en héritage. Ces scènes d'héritage et l'interprétation générale de l'« événement textuel» en question par de
d mventaue, que de Man n'évoque pas, ce ne sont pas les scènes Man mettra en œuvre, de façon déterminante, on le verra, ces motifs
que Rousseau décrit avant de raconter la mort de Mme de Vere n· («mutilation» et «démembrement»), comme d'ailleurs l'opération
' ·1 d,., e 1s,
et ou 1 _est ep ques,~i,on de legs, à savoir que l'entourage de Mme de d'une machinerie. D'autre part, et pour une anticipation un peu
Ver,ce~lts, pensant dep au legs, avait tout fait pour éloigner Rousseau
plus lointaine, parmi les significations qui structureront plus tard
e~ 1_ «ecarter ~e ses yeux 2 ». C'est à ce paragraphe qui précède le le concept demanien de matérialité ou d'inscription matérielle (les
recit que, se refère sans doute la note < de > De Man q u1· rn ' avait ·
un peu eto~né («L'histoire embarrassante dans laquelle Rousseau
est repousse par Mme de Vercellis, qui meurt d'un cancer du sein 1. P. de Man, <<Excuses (Confessions),,, dans Allégories de la lecture, op. cit., p. 341,
' note 2. (NdÉ)
2. Ibid., p. 339-340.
3. Ibid. , p. 334; Allegories of Reading, op. cit., p. 279. La citation de Rousseau est
1. J.-J.
. JRousseau, «Livre Second>>, dans Les Conlèssions
ryr. ' o'jJ ~- • , p • 84 • _
. · cit D ans 1e
tapuscnt, acques Derrida avait d'a?ord écrit<< PonaJ ,, et corrigé à Ja main la plupan ·xtra ite du <<Livr co nd ,, , dans Les Confessions, op. cit., p. 84. (NdÉ)
4. Sur <<a rbin·. i1· » r «gra tu ité>>, voir P. de Man, <<Excuses (Confessions)>>, dans
d es occurrences par<< Pontah. (NdE) ··
2. Ibid., p. 83 . (NdÉ) /I L!égorie de lrt le m rr, op. tlt., 1. . 57.
> lV II M i>,, Il N :JI.
LE PARJUR E ET LE !.' Al 1 ON

1
·iœ trèsviteunp a • d \' ar•i ·l · <l ant:and chiiLer »(confér n e
mots de <:matière» ou surtout de «matérialisme» ne sont pas encor
1 rononcee a oul. Ill .nn ~ .m ·m de la mort de De Man, en 1983
prononc~s d~s «Excuses (ConJè_ssion:)», mais un certain logemen 1
·c recueillie, d 'apr s d e note dans Aesthetic Ideology, ici p. 133) .
semble s y preparer pour l accueil qmleur sera fait plus tard par d .
De Man vient de parler de l'histoire à penser comme événement et
Man), on ~etrou:rer~ ~ors, outre celle de littéralité muette et de corps
non comme procès, progrès ou régression. Il ajoute alors:
c~lle de dtscontmmte, de césure, de division, de mutilation et d
de~embrement ou, comme de Man le dit ici souvent, de dissémi-
There is history from the moment that words such as «power>> and« battle »
natt~n .. Ces figures du démembrement, de la fragmentation, de la
and so on emerge on the scene. At that moment things happen, there is
mutt~at~on et de « material disarticulation 1 », qu'il s'agisse du corps
occurrence, there is event. History is therefore not a temporal notion,
~n general, du corps propre ou qu'il s'agisse aussi, comme dans it has nothing to do with temporality [le style de De Man!, la provo-
l exemple du Marionettentheater de Kleist, tel que le lit de Man du cation radicalisante), but it is the emergence ofa language ofpower out
corps linguistique des phrases et des mots en syllabes et en lettres Cpar ofa language ofcognition
2

~xemple, de'« Fall» c~mme cas ou chute en« Palle» comme piège 2)
JO~e.nt .un role essentiel dans une certaine signature «matérialiste» Cette événementialité, de Man la distingue d'un processus dialec-
qm mstste dans les derniers textes de De Man. Comment s'élabore tique ou de tout continuum accessible à un procès de connaissance,
le concept de matière ou plutôt de «matérialisme» qui sera associé comme la dialectique hégélienne. Il précise aussi que le performatif
dans d;s textes.ul~érieurs («Phenomenality andMateriality in Kant» , (langage de pouvoir au-delà du langage de connaissance) n'est pas
«K_a;"t s Materzaltsm»3, dans Aesthetic Ideology, Minnesota, 1996), la négation du tropologique, mais reste séparé du tropologique par
vm.la ce que nous pouvons aussi avoir en vue, dans cette interpré- une discontinuité qui ne tolère aucune médiation et aucun schème
tation de Rousseau. Nous avons aussi en vue, pour la croiser ave temporel. Il reste que le performatif, si étranger et excessif qu'il
3
cette lo~ique de l'événement textuel comme inscription matérielle soit au regard du cognitif, peut toujours être réinscrit, « récupéré »
un.ce~tat.n concept de l'histoire, de l'historicité de l'histoire, concept (c'est le mot de De Man) dans un système cognitif. Cette disconti-
qm: s agtssant de cette structure du texte, ne sera plus réglé sur 1 nuité, cet événement comme discontinuité, nous importe beaucoup,
scheme de la progression ou de la régression, donc sur un schème d ne serait-ce que pour approcher, au-delà même de l'excuse, l'évé-
procès téléologique, mais sur celui de l'événement, de l'occurrence. nement du pardon qui suppose toujours l'interruption irréversible, la
Et cette valeur d'événement, d'occurrence, lie l'historicité non pa césure révolutionnaire, voire la fin de l'histoire, du moins de l'histoire
au ~emps, comme on le pense d'habitude, ni au procès temporel
mats selon de Man, au pouvoir, au langage du pouvoir et au langag · 1. Voir P. de Man, « Kant and Schiller», dansAesthetic !deology, op. cit., p. 129-162.
comme po~~o,ir. D'où la nécessité profonde de prendre en compte ln (NdÉ)
performatt~tte du langage, qui définit justement le pouvoir du langag 2. Ibid., p. 133 (c'est Paul de Man qui souligne). Lors de la séance, Jacques Derrida
traduit directement ce passage en français à partir de la photocopie de la page 133
et le p~uvotr comme langage, et l'excès du langage du pouvoir ou du insérée dans le tapuscrit. Dans la version parue dans Papier Machine (op. cit., p. 91), il
pouvotr du langage sur le langage constatif ou le langage cognitif. J traduit: «Il y a histoire dès le moment où des mots tels que "pouvoir" et "bataille", etc.,
apparaissent sur la scène. À ce moment-là les choses arrivent, il y a occurrence, il y a
événement. L'histoire n'est donc pas une notion temporelle, elle n'a rien à voir avec
1.. P. de Man, «_Phenomenality and Materiality in Kant >>, dans A esthetic Ideology, la temporalité mais c'est l'émergence d'un langage de pouvoir hors ~ou au-delà} d'un
op. ctt., p. 89. (NdE)
langage de la cognition. » (C'est Jacques Derrida qui souligne.) (NdE)
2. Voir ibid., p . 89 et «Aesthetic Formalization: KJ eist's Über das Marionet'ten· 3. P. de M an, << Kant and Schiller », dansAesthetic!deology, op. cit., p. 133: < <!twill
theaten>, .dans The Rhetoric ofRornanticisrn, op. cit., [p. 263. 290. (Nd É)] a/ways be 1·einscri.bed within a cognitive system, it will a/ways be recupera red.» (C'est Paul
3. V oH P.de Man, «Phenomenality and Materiality in Kant >> et « Ka.nt's Materialism >>,
dans Aesthetzc ldeology, op. cit., p. 70-90 et: p. 11 9- 1 8. (Nd ,) de M an qui s uli n .) (Nci É)
comme pro ssu t léologiqu . D 'auer parc n p ut no t r av 1,
LI r ste, j'y r v1 n, lll ' j · n 'sai pa p urqu o i d M an a o ublié,
même intérêt que, dans le m êm e rext (« A a nt and Schiffen>) , d o mi s ou effacé e d u mot («déja vi UX >>) qui qualifient aussi
Man construit son concept d 'événement, d 'histoire comme évén - u n ce rtaine matériali té d e l'énigmatique chose nommée ruban.
mentialité plutôt que comme processus temporel à partir de deux E t-ee pour économiser de la place, comme on le fait parfois en ne
déterminations qui nous importent également, celle d'irréversibilité ·itant pas intégralement un texte ou un contexte et en omettant des
(et le pardon et l'excuse supposent justement que ce qui est arrivé 1 assages peu pertinents pour la démonstration en cours? Peut-être,
soit irréversible) et celle d'inscription ou de trace matérielle: (Citer, rn ais c'est difficile à justifier pour deux petits mots (« déja vieux>>) qui
traduire et commenter« Kant and Schiller», p. 132 M.)
viennent juste après les mots cités et avant le point final (je répète
t souligne: «La seule Mlle Pontai perdit un petit ruban couleur de
Quand je parle d'irréversibilité, et que j'insiste sur l'irréversibilité, c'est
rose et argent déja vieux' >>). Ce ruba?, je souligne aussi au passage
parce que dans tous ces textes et toutes ces juxtapositions de textes,
1 mot de Rousseau, elle le «perdit>>. A la page précédente, le même
nous avons bien aperçu quelque chose qu'on pourrait appeler une
< Rousseau > avait dit de Mme de Vercellis: «Nous la perdimes enfin.
progression - bien que ce ne soit pas nécessaire - , un mouvement
Je la vis expirer 2 • >> Y aurait-il un rapport de substitution entre ces
de la connaissance, des actes de connaissance, des états de cognition
vers quelque chose qui n'est plus une connaissance mais qui est, de ux pertes signifiées par le même verbe au même temps, le passé
dans quelque mesure, une occurrence, qui a la matérialité de quelque impie qui dit- mais qu'est-ce qu'il dit et veut dire ainsi?- no~s
chose qui (actually happens, that actually occurs) effectivement arrive. La p erdîmes, elle perdit? Je n'en jurerais pas, de ce rapport de substi-
Et là, la pensée d'une occurrence matérielle, de quelque chose qui tution, mais laissons.
arrive matériellement, qui laisse une trace sur le monde, qui fait Si l'on exclut le souci d'économie et l'abréviation peut-être sans
quelque chose au monde comme tel - cette notion d'occurrence conséquence de deux petits mots, peut-on p~rler d'une pu~e et
n ' est pas opposee,
' en que1que sens que ce soit, à la notion d'écriture impie omission par distraction mécanique? A supposer qu une
(that notion of occurrence is not opposed in any sense to the notion of celle chose existe, on comprend d'autant moins que la chose soit
writing) . Mais elle est opposée dans une certaine mesure à la notion tombée sur deux mots dont de Man, au lieu de les laisser tomber,
de connaissance (cognition). Je me rappelle une citation de Holderlin aurait pu tirer argument ou même renforcer son propre argument.
- si vous ne citez pas Pascal, vous pouvez toujours citer Holderlin, c'est C ar pour donner cohérence à son hypothèse de substitution (entre
également utile- Holderlin qui dit:« Lang ist die Z eit, es ereignet sich Rousseau et Marion, le désir de Rousseau et Marion, le désir et
aber das Wahre. >> Long est le temps (Longis time), mais - ce n'est pas le désir de substitution), il fallait que le ruban fût lui-même une
la vérité (not truth), non pas Wahrheit mais das Wahre (that which is simple valeur d'échange sans valeur d'usage. On ne vole d 'ailleurs
true), le vrai, arrivera (will occur), aura lieu, aura finalement lieu [will
jamais, si le vol est un péché, que des valeurs d'échange, ~on des
take place, will eventually take place, will eventually occur], adviendra
valeurs d'usage. Si je vole vraiment pour manger, ce vol n est pas
finalement. Et la caractéristique de la vérité est le fait que ça arrive,
vraiment un crime, le mal pour le mal. Pour parler de méfait, il
non pas la vérité, mais ce qui est vrai (not the truth, but that which
fa ut que le profit ne soit pas dans l'utilité de la faute, du crime, du
is true). Par le fait que ça arrive, c'est vrai, ça a une valeur de vérité
[ 7he occurrence is true because it occurs; by the jàct that it occurs it has vol ou du mensonge, mais dans une certaine inutilité. Il faut que la
truth, truth value, it is true] 1• fa ute ait été aimée pour elle-même, pour la honte qu'elle procure

1. P. de Man,« Kant and Schiller>>, dansAesthetic Ideology, op. cit., p. 132 (c'est Paul
1. ] .-] . Rousseau, << Livre Second >>, dans Les Confissions, op. cit., p. 84 (c'est Jacques
de Man q_ui,souli~ne). Lors de la séance, Jacques Derrida traduit directement ce passage
Derrida qui souli gne). (NdÉ) ,
en françats a partir de la photocopie de la page 132 insérée dans le tapuscrit. (NdÉ)
2. i bid., p. 83 ( 'est Ja q ues D errida qui souligne). (NdE)

350 51
1.1·: l'A l J 1 E Li'l' Li \ ! 1\1 1 N
1 I l il

et qui suppose donc quelque «hors-d' usag » d ·l 'objet immédiat En r nommant i j 1, rul an 1· rn 1 <ruban » (mot d 'o rigine peu
ou apparent de la faute. Augustin et Rousseau avaient très bi 1,
l" mais qui li pr bebi rn nt, d::u1 ct figure de min~e bande
compris, ceux-là qui soulignent tous deux avoir volé quelque chos 1 • i , de fil ou de lai ne, qu'on met par exemple sur la tete, dans
d~nt il~ ~'avaie~t ni le besoin ni l'usage. Et d'ailleurs, un peu plus 1 ·: beveux ou comme un collier autour du cou, mot, donc, qui
lom (d ou mon etonnement), de Man fait bien allusion au fait qu. li · probablement les motifs du «ring» (« ringhband», paraît-il, en
le ruban doit être hors d'usage, «dénué», comme ille dit, «de sens ec !noy n néerlandais), de« ring», donc d'anneau, de lien circulaire,
de fonction» pour jouer le rôle qu'il joue. Dans ce premier moment l'an nulaire, voire d'alliance, et de «band», à savoir encore de lien,
de son analyse, à ce niveau qu'il appelle lui-même «élémentaire» ·omme « bind» ou «Bund», le ruban étant ainsi en soi, doublement
quand il décrit l'un des fonctionnements du texte (parmi d'autres, •n rubanné, noué, bandé ou bandant, si je puis dire, un ruban étant
qu'il exhibera ensuite), de Man précise avec force que le désir de
1 ut-être alors le double bind en soie), en re-nommant le ~uban ~e
don et de possession, le mouvement de représentation, d'échange et Marion, donc, j'associe presque sans faire exprès, alors que Je ne rn y
de substitution du ruban, suppose que celui-ci ne soit pas, dirai-je, a Ltendais pas, mais de façon sans doute non fortuite, le ruban de
une «valeur d'usage», mais une valeur d'échange, voire, dirai-je Marion au ruban de machine à écrire. De Man, qui s'intéresse peu
encore (mais ce n'est pas le mot de De Man), déjà un fétiche, une ~- la matière du ruban, nous venons de le voir, ne s'intéresse pas du
valeur d'échange dont le corps est fétichisable: on ne vole jamais la Lout au signifiant ou au mot «ruban». Car, nous allons y venir, ce
chose même qui, d'ailleurs, ne se présente jamais. Lisons: (Lire et ruban du XVIIIe siècle, ce ruban de Mlle Pontai qui le «perdit» après
commenter p. 339-340, angl., p. 283-284 M.)
que nous «perdîmes» Mme de Vercellis, ce fut aussi, une fois perdu
t volé, une formidable machine à écrire, un ruban d'encre à travers
Il est assez facile de décrire le fonctionnement de la« honte» dans un
1 quel, mais aussi sur le corps fantasmatique duquel on aura tant et
contexte qui semble offrir une réponse convaincante à la question:
1ant imprimé et à travers lequel on aura tant fait couler d'encre. Et
qu'est-ce que la honte ou, plutôt, de quoi a-t-on honte? Puisque toute
quand on fait couler de l'encre, par figure ou non, on peut faire aussi
la scène se tient sous 1' égide du vol, il y est question de la possession,
et il faut donc comprendre le désir, au moins par moments, comme e figurer qu'on foit couler ou laisse couler tout ce qui coule et envahit
un désir de posséder, et ce dans toute 1' acception du terme. Une fois un tissu. Ce ruban de la pauvre Marion (et que Mlle Pontai, qui le
enlevé à son propriétaire légitime, le ruban, dénué lui-même de sens perdit, n'aura pas porté jusqu'à la fin), il aura fourni et le tissu et l'encre
et de fonction, peut circuler symboliquement comme pur signi- t la surface d'une immense calligraphie. ( 1J'aurais été tenté, mais je
fiant et devenir le pivot d'articulation dans une chaîne d'échanges n'en aurai pas le temps, de faire passer de l'encre figurale de ce ruban
et de possessions. En changeant de main, le ruban trace un circuit d 'encre à travers un texte d'Austin dont je me suis occupé ailleurs,
conduisant à la révélation d'un désir caché, refoulé. Il s'agit, selon justement dans Limited Inc 2 (et c'est aussi un texte sur l'excuse et la
Rousseau, de son désir de Marion: «Mon intention était de le lui responsabilité, une analyse d'ailleurs complémentaire de «A Plea for
donner [le ruban]» (1, p. 86), c'est-à-dire de la «posséder». Dans la Excuses»). Ce texte d'Austin analyse toutes les possibilités du mal qui
lecture suggérée par Rousseau, le sens propre du trope est ici assez est fait intentionnellement ou inintentionnellement, délibérément,
clair: le ruban «représente» son désir de Marion ou, ce qui revient ou par accident, par inadvertance (ce qu'on peut toujours prétendre
au même, Marion elle-même 1•

l. Cene parenthèse ne se ferme pas dans le tapuscrit. (NdÉ)


1. P. de Man, •: Excuses (Confessiom) », dans ALlégories de la Lecture, op. cit., p. 339-340 ;
2. Voir Jacqu es De rrida, « Limited !ne a b c.. . >>, dans Limited !ne, prése ntation et
ALLegorres ofReadmg, op. cit., p. 283-284. [Les citations de Rousseau sont extra ites du
«Livre Second », dans Les Confessions, op. cit., p. 86. (NdÉ)] traductions par ··Li ab th W eber, Paris, Gali lée, coll. « La philosophie en effe[>>, 1990,
1. 90-91. (Nd ·)
LI ~ l'A l JU IU! E'J' LI \ JlA J 1 N NI' IIV JJI.I'vl ll, S i'.AN : E

pour s'excuser), etc. Ce texte s'appelle« Three Ways ofSpifLing lnk 1 », : · o nde fois po ur y r onnaî tre, vous l'avez entendu, une dissémi-
titre qu'il tire d'un premier exemple: un enfant renverse de l'encr n rion de l'évén ement textuel comme anacoluthe, la première fois
et le maître d'école lui demande: « Did you do that intentionally ?» p ur rappeler que cet événement a déjà la structure d'une substi-
ou « Did you do that deliberately ?» ou « Did you do that on purpose l ution répétitive, une répétition de la confession dans la confession.

(or purposely)2?» (dans Philosophical Papers, p. 274). Parmi tous les mérites insignes de la lecture de De Man, il y a
Ce ruban aura été plus ou moins qu'un sujet, plutôt un support, à d'abord cette prise en compte des travaux d'Austin (je dis à dessein,
la fois un subjectile sur lequel< on écrit> et la pièce d'une machine vaguement, des « travaux» d'Austin, car l'un des intérêts de ces travaux,
grâce à laquelle on n'aura jamais fini d'inscrire, discours sur discours, 'est d'avoir non seulement résisté mais marqué la ligne de résistance
exégèse sur exégèse, à commencer par celles de Rousseau. Et ce ruban à une philosophie comme théorisation formalisante absolue et close,
est devenu dans la doxa universelle, par substitution, le ruban de la affranchie de ses adhérences dans le langage ordinaire et les langues
«pauvre Marion» dont ce n'était pas la propriété (imaginez ce qu'elle dites naturelles). Il y a aussi, autre mérite de De Man, une mise en
aurait pu penser si on lui avait dit ce qui allait arriver à son spectre, œ uvre et une complication originale des concepts austiniens. Nous
c'est-à-dire à son nom et en son nom pendant des siècles, grâce à verrons en quoi. De Man, vous l'avez entendu, cite («Performative
Rousseau ou par la «faute à Rousseau», avec l'acte dont elle ne fut Utterances» et «A Plea for Excuses» dans Philosophical Papers) justement
un jour que la pauvre victime, innocente et peut-être aussi vierge au moment où il écrit, je l'ai déjà cité: «Comme on le sait depuis
que Marie: elle aura été fécondée avec de l'encre à travers le ruban Austin au moins, les excuses sont un exemple complexe de ce qu'il
1
d'une terrible et infatigable machine à écrire maintenant relayée, appelait les énonciations performatives, une espèce d'acte de parole »;
dans cette flottaison de caractères, par l'élément apparemment et c'est pour illustrer la complexité de cet «exemple complexe» qu'il
liquide des écrans d'ordinateur). (Expliquer raisons intrinsèques ajoutait aussitôt: «L'intérêt du texte de Rousseau, c'est qu'il fonctionne
d'insister sur ruban de machine à écrire. Pas association libre. Tout explicitement de façon performative aussi bien que cognitive et donne
2
passe ici par l'aveu écrit, sans destinataire vivant et à l'intérieur de ainsi des indications sur la structure de la rhétorique performative • »
l'écriture de Rousseau, entre Confessions et Rêveries. .. 3) Ce ruban Quant à l'opposition, que vous venez d'entendre mentionner, entre
de la pauvre Marion comme infatigable machine à écrire donna «performative» et «cognitive», elle était évoquée dès les premières
lieu, et voilà pourquoi je commence par l'événement et l'événement lignes de ce chapitre quand de Man déclarait que si «le rapport entre
archivable autant qu'archivant, à ce que de Man nomme par deux la cognition et la performance est relativement facile à saisir dans le cas
fois, au début et à la fin de son texte, un «événement textuel4 », la d'un acte de parole temporel comme la promesse- qui, dans l'œuvre
de Rousseau, sert de modèle au Contrat social- il est plus complexe
sur le mode confessionnel de ses autobiographies 3 ».
l. Dans la version parue dans Papier Machine (op. cit., p. 97), Jacques Derrida traduit Autrement dit, le modèle de la promesse, du performatif de la
par<< "Trois façons de répandre de l'encre">> . Le titre est traduit par << Trois manières de
renverser de l'encre >> dans John Langshaw Austin, Écrits philosophiques, trad. fr. Lou promesse, est plus simple que celui de la confession ou de l'excuse,
Aubert et Anne-Lise Hacker, introduction deL. Aubert, Paris, Seuil, coll. «La couleur notamment quant à cette distinction cognition 1performance. Comme
des idées>>, 1994, p. 229-246. (NdÉ) dans le chapitre précédent 4, de Man avait traité de la promesse à
2. J. L. Austin, << Three Ways ofSpilling Inb, dans Philosophical Papers, James Opie
Urmson et Geoffrey James W arnock (éds.), 3e éd., Oxford, Oxford University Press,
1979. [1961], p . 274 [trad. fr., op. cit., p. 231]. Lors de la séance, Jacques Derrida l. Ibid., p. 337. (NdÉ)
trad un :« Est-ce que tu as fait ça intentionnellement ou délibérément ou exprès?,, (NdÉ) 2. Ibid. (NdÉ) .
3. Jacques Derrida n'ajoute pas de commentaire lors de la séa nce. (NdÉ) 3. Ibid., p. 333 ( 'est Paul de Man qui souligne). (NdE)
4 . P. de_ Man, <<Excuses (Confessions) >> , dans Allégories de la lecture, op. cit., p. 334 4. Voir P. d Man,« Prom esses (Contrat social) », dans Allégories de la lecture, op. cit. ,
et p. 358. A ce sujet, voir supra, p. 343 sq. (NdÉ) p. 297-3 1. (Nclî-:

4
LE PJ\1 jUR E E'i ' LE l' A l 1 ( N
1 lll JV II Ml'. 11 N :11•

partir du Contrat social, il va ainsi, en allant du Contrat social aux


référentiell , la 1 i upp · · au nuai r l'appli abilité comme vérifi-
Confissions et aux Rêveries. .. , du plus simple au plus complexe (Jà
ation), de Man en vi n t à int rprét r de façon très saisissante, si je
où justement la complexité ne se laisse plus défaire, et la distinction
puis dire, et saisissant pour nous ici pour le passage qu'elle per11_1et
opérer- cela, c'est moi qui le dis, car de Man veut maintenir cere ~
peut-être d'effectuer entre le Contrat social (lu par de Man du po mt
distinction même là où elle lui paraît difficile à maintenir). Je vous
de vue de la promesse) et Les Confessions ou Les Rêveries ... (lues du
invite en tout cas à relire au moins les cinq chapitres précédents sur
point de vue de l'excuse). C'est que, comm~ vous all~z-~o~r, on ne
Rousseau et en particulier celui qui précède immédiatement celui-ci
peut surmonter cette contradiction ou cette mcompattbtlue que par
sur le Contrat social et la promesse, puisqu'il met aussi et déjà en
une tromperie; et cette tromperie est un vol, un vol dans le langage,
œuvre cette problématique des speech acts. Vous y trouverez bien
le vol d'un mot, de la signification d'un mot dans un texte; ce vol
des anticipations ou des prémisses de celui que nous lisons en ce
n'est pas l'appropriation de n'importe quel mo~: c' ~st' le vol_ du s~jet,
moment sur «Excuses (Confissions)», en particulier:
plus précisément du mot« ~hacun », en ~ant q_u tl d~t a la fms_le ,«Je»,
1) un concept et une opération de« déconstruction »qui consistent
la singularité et la généralité de tout «Je» (nen n est plus medu~­
«à révéler 1'existence d'articulations et de fragmentations dissimulées
tiblement singulier que «je» et plus universel, anonyme, et subst~­
dans des totalités prétendument monadiques 1 » (p. 301), dans un
tuable). Comme cette tromperie et ce vol par lesquels ons appropne
système binaire ou dans un «système métaphorique binaire 2 » (p. 311);
le mot «chacun» (s'approprier le mot «chacun», ce sont les mots
2) un concept déterminant de« machine», à savoir de texte dont la
de Rousseau, comme vous allez l'entendre; tromperie et vol sont
grammaticalité est un code logique ou une machine, ce qui signifie,
les traductions demaniennes, à la fois brutales et fidèles: quand
précise de Man, qu'aucun texte n'étant concevable sans grammaire
on s'approprie, on vole toujours, et quand on vole, on trompe, on
et aucune grammaire (donc aucune machine) concevable sans la
ment, surtout quand on le dénie), comme cette tromperie et ce vo!,
«suspension de la signification référentielle», eh bien,
donc, sont constitutifs de la justice (à la fois sans référence et appli-
cable, sans et avec référence), eh bien, de Man en vient à la formule
De même qu'aucune loi ne peut être écrite sans que soit suspendue
que j'avais risquée dans un autre contexte, sans faire r~férence ~de
toute considération de son applicabilité à une entité particulière,
Man mais, dans une interprétation de Levinas, à la logtque du tters
Y compris soi-même, de même la logique grammaticale ne peut
fonctionner que si ses conséquences référentielles sont laissées de côté. et du parjure, à savoir que toute «justice est injuste» et commence
En revanche, une loi n'est pas une loi si elle ne s'applique pas à des par le parjure (dans Adieu 1).
individus. Elle ne peut être figée dans l'abstraction de sa généralité 3. Voici ce qu'écrit de Man: (Lire et commenter p. 322-323 ], angl.,
(P. 322.) p. 268-269.)

3) À partir de cette contradiction ou de cette incompatibilité (la En revanche, une loi n'est pas une loi si elle ne s'applique pas à des
loi est à la fois le suspens de l'application ou de toute conséquence individus. Elle ne peut être figée dans l'abstraction de sa généralité.
C'est setÙement par rapport à la praxis particulière que la justice d'une
loi peut être vérifiée, exactement comme la justesse d'un énoncé'n~ p_eut
1. P. de Man,« Promesses (Contrat social) », dans ALlégories de la lecture, op. cit., p. 30 1. être éprouvée que par la vérification référentielle ou par une deviatiOn
2. Ibid., p. 311.
dans cette vérification. Car comment déterminer la justice sinon par la
3. Ibid. Lors de la séance, Jacques Derrida commente:« D 'où la contradiction: la
logique grammaticaJe ne peut fon ctionner que si o n laisse de côté le référent, i o n
peut dire, mais ir~versemenr, un e loi n'est pas un e lo i si elle ne peur pas ' tre app liquée.
l. Voir J. Derrida, Adieu - à Emmanuel Lévinas, op. cit., p. 62 : <<U n autre Job, à
moins que ce ne soit l'a utre de Job, s~ demande en effet ce qu'û a à faire avec la justice,
Apparemm ent, c es t conrradr cro rre. De Man, en l'affirm ant, le sait r le dit. » (NdÉ)
avec la juste et injuste ju ti e. >> (NdE)

7
LEIAIJ REETL ii PAII N N I·: LJV I t ME Sli. AN CE

référence particulière?« Pourquoi la volonté générale es t-elle toujours [roi]), chacun ou chacune à chaque un ou chaque une, substituer
droite, et pourquoi tous veulent-ils constamment le bonheur de l'autre même «je» à ce «je »-ci, et changer la destination, changer
chacun d'eux, si ce n'est parce qu'il n'y a personne qui ne s'approprie
l'adresse en secret au dernier moment. Comme chaque «je)) est
en secret ce mot chacun et qui ne songe à lui-même en votant pour
un «je)) (le même et tout autre, tout autre est t?ut autre con:me le
tous? Ce qui prouve que l'égalité de droit et la notion de justice qui
même, puisque tout autre est tout autre), le «Je» peut trahu sans
en découle dérive 1 de la préférence que chacun se donne et par consé-
que rien n'y paraisse en substituant l'adresse de l'un à l'adresse de
quent de la nature de l'homme» (3, p. 306 <(c'est].-]. Rousseau qui
souligne) >) . Il ne peut y avoir de texte sans grammaire: la logique l'autre, jusqu'au dernier moment- dans l'extase o~ da_ns la ~or~.)
de la grammaire n'engendre des textes qu'en l'absence de signifi- Avant de revenir au texte de De Man, et en vous InVItant a reltre
cation référentielle, mais tout texte engendre un référent qui subvertit Austin, et notamment How to Do Things with Words, et, dans
le principe grammatical auquel il doit sa constitution. Ce qui se Philosophical Papers, «Performative Utterances» et «A Plea for ~x~uses»,
dissimule dans l'usage courant du langage, à savoir l'incompatibilité je voudrais attirer votre attention sur quelques gestes strat_egiq~es,
fondamentale de la grammaire et de la signification, devient explicite à mes yeux importants, que de Man ne note pas et que Je releve
quand les structures linguistiques sont énoncées, comme c'est le cas parce qu'ils croisent nos chemins de façon intéressante et en tout
ici, en termes politiques. Le passage précédent montre clairement que cas amusante.
l'incompatibilité entre l'élaboration de la loi et son application (la D'abord, juste pour rire, cette étrange association qui fait que le
justice) ne peut être surmontée que par la tromperie. «S'approprier second exemple qu'Austin donne des «Performative Utterances »,
en secret ce mot chacun», c'est voler au texte la signification même à dans le texte de ce nom, ce soit «Je m'excuse», «1 apologize », et
laquelle, selon ce texte, on n'a pas droit, le Je particulier qui détruit justement quand on marche sur le pied de quelqu'un (exe~ple qui
sa généralité; d'où ce geste caché et trompeur, accompli «en secret», m'était venu à l'esprit, de façon aussi apparemment fortuite, sans
dans l'espoir naïf que le vol passera inaperçu. La justice est injuste; il
que je me rappelle que c'était aussi un exemple d'Aus.tin). Or qu,~l
n'est donc pas étonnant que le langage de la justice soit également le
est l'enchaînement de cet exemple? Est-il symptomattque (ce qu tl
langage de la culpabilité et que, comme le montrent les Confissions, on
faut toujours se demander quand des Anglais ~~cten_t d_e f~ire de
ne ment jamais plus que quand on veut se rendre pleinement justice,
l'esprit en choisissant au hasard des exemples arbmat_res, msigmfi~ts,
surtout dans l'auto-accusation. La divergence entre la gramm_aire et
la signification référentielle est ce que nous appelons la dimension légers et triviaux)? N'oubliez pas que le texte avait com~ence de
figurée du langage 2 • façon drôle, comme toujours avec Austin quand, de faço~ JUSte~en~
décisoire et performative, il baptise « performatif» ce qm sera defim
(À développer: la substitution du «je» au «je» est aussi la racine comme performatif (pourquoi ce mot? Au-delà. de tou~e sort~ de
du parjure: je (le «je») peu(x)(t) toujours en m'(s')adressant à (un justifications théoriques ou sémantiques, le choix termmologique
d'une expression consacrée à un usage réglé, ce choix comp~rte u~e
dimension performative 1 : «je décide de proposer que les enonces
l. Tel dans l'édition citée. Voir] .-]. Rousseau, Du contract social ou Essai sur la form e
de la République (Première version), dans Œuvres complètes, III, Bernard Gagnebin et
de ce type s'appellent "performatifs"», «j'en décide ainsi>: - ~~ ça
Marcel Raymond (éds.), avec, pour ce volume, la collaboration de François Bouchard y, a marché - plus ou moins bien, comme on verra, car la definmon
Jean-Daniel Candaux, Robert Derathé, Jean Fabre, Jean Starobinski et Sven Stelling- rigoureuse du performatif est infiniment problématique, mais le
Michaud, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade», 1964, p. 306. (NdÉ)
mot est maintenant ineffaçable).
2. P. de Man, «Promesses (Contrat social)>>, dans Allégories d e la lecture, op. cit.,
p. 322-323 ((c'est Paul de Man qui souligne)]. La citation de Rousseau est extraite de
Du contract social ou Essai sur la forme de la République (Première version), da ns Œuvres 1. Lo r d la s an e, Ja qu e Derrida ajoute : «On pourrait donner, entre autres
complètes, III, op. cit., p. 306. (NdÉ)
ex mpl s, l 1 trinu ll ·il ·g r.>>(NdÉ)

8
CE PA l JUR E E' i' L" Pi\R J N

référence particulière?« Pourquoi la volonté gén ral st-eJle to ujours


(roi]), chacun ou chacune à chaque un ou chaque une, substituer
droite, et pourquoi tous veulent-ils constamment le bonheur de
]'autre même «je» à ce «je »-ci, et changer la destination, c~anger
chacun d'eux, si ce n'est parce qu'il n'y a personne qui ne s'approprie
l'adresse en secret au dernier moment. Comme chaque « ;e » est
en secret ce mot chacun et qui ne songe à lui-même en votant pour
un «je» (le même et tout autre, tout autre est tout autre con:me le
tous? Ce qui prouve que l'égalité de droit et la notion de justice qui
en découle dérive 1 de la préférence que chacun se donne et par consé- même puisque tout autre est tout autre), le «je» peut trahtr sans
quent de la nature de l'homme» (3, p. 306 <(c'est].-]. Rousseau qui que ri~n n'y paraisse en substituant l'adresse de l'un à l'adresse de
souligne) >). Il ne peut y avoir de texte sans grammaire: la logique l'autre, jusqu'au dernier moment- dans l'extase o~ da_ns la ;nor~.)
de la grammaire n'engendre des textes qu'en l'absence de signifi- Avant de revenir au texte de De Man, et en vous tnvltant a relue
cation référentielle, mais tour texte engendre un référent qui subvertit Austin, et notamment How to Do Things with Words, et, dans
le principe grammatical auquel il doit sa constitution. Ce qui se Philosophical Papers, « Peifonnative Utterances» et «A Plea for ~x~uses»,
dissimule dans l'usage courant du langage, à savoir l'incompatibilité je voudrais attirer votre attention sur quelques gestes strat_egtq~es,
fondamentale de la grammaire et de la signification, devient explicite à mes yeux importants, que de Man ne note pas et que ;e releve
quand les structures linguistiques sont énoncées, comme c'est le cas parce qu'ils croisent nos chemins de façon intéressante et en tout
ici, en termes politiques. Le passage précédent montre clairement que cas amusante.
l'incompatibilité entre l'élaboration de la loi et son application (la D'abord, juste pour rire, cette étrange association qui fait que le
justice) ne peur être surmontée que par la tromperie. «S'approprier second exemple qu'Austin donne des «Performative Utter~nces»,
en secret ce mot chacun», c'est voler au texte la signification même à dans le texte de ce nom, ce soit «]e m'excuse», «f apologzze», et
laquelle, selon ce texte, on n'a pas droit, le je particulier qui détruit justement quand on marche sur le pied de quelqu'un (exeo:ple qui
sa généralité; d'où ce geste caché et trompeur, accompli «en secret»,
m'était venu à l'esprit, de façon aussi apparemment fortuite, sans
dans l'espoir naïf que le vol passera inaperçu. La justice est injuste; il
que je me rappelle que c'était aussi un exemple d'Aus~in). Or qu,~l
n'est donc pas étonnant que le langage de la justice soit également le
est l'enchaînement de cet exemple? Est-il symptomatique (ce qu tl
langage de la culpabilité et que, comme le montrent les Confissions, on
ne ment jamais plus que quand on veut se rendre pleinement justice, faut toujours se demander quand des Anglais ~ff~cten_t d_e f~ire de
surtout dans l'auto-accusation. La divergence entre la grammaire et l'esprit en choisissant au hasard des exemples arbmat:es, mstgmfia;ns,
la signification référentielle est ce que nous appelons la dimension légers et triviaux) ? N'oubliez pas que le texte avait com:nence de
figurée du langage 2• façon drôle, comme toujours avec Austin quand: de faço~ ;uste~en~
décisoire et performative, il baptise« performatif» ce qm sera defim
(À développer: la substitution du «je» au «je» est aussi la racine comme performatif (pourquoi ce mot? Au-delà de tou~e sort~ de
du parjure: je (le «je») peu(x)(t) toujours en m'(s')adressant à (un justifications théoriques ou sémantiques, le choix termmologtque
d'une expression consacrée à un usage réglé, ce choix comp~rte u~e
dimension performative 1 : «je décide de proposer que les enonces
l. Tel dans l'édition citée. Voir].-J. Rousseau, Du con tract social ou Essai sur la forme
de la République (Première version), dans Œuvres complètes, III, Bernard Gagnebin et de ce type s'appellent "performatifs"», «j'en décide ainsi>~ - ~~ ça
Marcel Raymond (éds.), avec, pour ce volume, la collaboration de François Bouchardy, a marché - plus ou moins bien, comme on verr~, car. la defim~wn
Jean-Daniel Candaux, Robert Derathé, Jean Fabre, Jean Starobinski et Sven Stelling- rigoureuse du performatif est infiniment problemauque, mats le
Michaud, Paris, Gallimard, coll.« Bibliothèque de la Pléiade>>, 1964, p. 306. (NdJ~)
mot est maintenant ineffaçable).
2. P. de Man, <<Promesses (Contrat social)», dans Allégories de la lecture, op. cit.,
p . 322-323 [(c'est Paul de M an qui souligne)]. La citation de Rousseau est extraite de
Du contract social ou Essai sur la forme de la République (Première version), dans Œuvres
complètes, li!, op. cit., p. 306. (NdÉ) 1 Lo r d la s ·an . , ]a qu s D rrid a ajoute : <<On pourrait donner, entre autres
ex 1~11l s, 1 l rceln 1' l lci 1·g · r." (Nd (:.)

8
N ll. lJVI •: ME S •1\N E
LE PARJ URE E'l' Lt\ Pl\ i i N

Austin ouvre donc son texte ainsi : this woman to be my lawfol wedded wife). Or again [ce Or again est
ublime], suppose that 1 tread on your toe and say "1 apologize '~ Or
You are more than entitled not to know what the word 'performative again [ ... ] t », etc. Cet enchaînement de contiguïté additive, sans
means. ft is a new word and an ugly word, and perhaps it does not mean transition(« Or again») du mariage à l'excuse quand on marche
anything very much. But at any rate there is one thing in its fovor, it is ur le pied de l'autre, me fait irrésistiblement penser à un rite juif
not a profound word I remember once when I had been talking on this algérien, à un usage ordinaire et plus ou moins superstitieux: on
subject that somebody afterwards said: 'You know, I haven 't the least· conseille aux époux, au moment où le mariage est consacré à la
idea what he means, unless it could be that he simply means what he ynagogue, de mettre sans tarder le pied sur le pied de l'autre afin
says., Weil, that is what I should like to mean 1. de s'assurer du pouvoir dans la suite de la vie conjugale. Il faut
alors se presser et prendre l'autre par surprise : créer l'événement.
(Mon expérience avec les mots «laids» et «nouveaux» de «décon- Le premier ou la première qui pose son pied sur le pied de l'autre
struction » et de « différance » à Oxford 2 : quand j'ai des mésaventures aura le dessus sur l'autre dans la vie. Ce qui fait rêver: c'est comme
à Oxford où Austin enseignait, ou à Cambridge, je pense toujours si, aussitôt après le «oui» du mariage, le «1 do», il fall~it s'excuser
à lui.) Donc, j'y reviens, le second exemple majeur de «perfor- ou demander pardon à l'autre pour ce premier coup d'Etat, le coup
mative utterance», ce sera« 1 apologize» quand je marche sur le pied de force, le pouvoir ainsi violemment approprié ou usurpé. «Oui,)~
de quelqu'un: mais cet exemple vient aussitôt après l'exemple du te prends pour époux (ou épouse), oh, excuse-moi, pardon», smv1
«oui», du « 1 do» au moment du mariage, le « 1 do» marquant bien ou non, d'un «c'est rien», «y a pas d'mal ». De toute façon, quelle
que je fais ce que je dis et < que > je dis ce que je fais. Que dit et que soit la réponse à une_demande en mariage, il faud:ait s'excu~er
que fait, dans ces deux examples, Austin? Il vient de dire que, devant ou demander pardon. «Epouse-moi, je veux me man er avec tOl. :>
certains énoncés (utterances), on dit que la personne fait quelque Réponse: «oui, pardon» ou «non, par~on ». ~ans les deux c~s, Il
chose, qu'elle est en train de faire (doing) plutôt qu'elle ne dit ou y a faute et pardon à demander - et c est tOUJours comme s1 on
n'est en train de dire (saying) quelque chose; et il propose une marchait sur le pied de l'autre.
série de trois ou quatre examples: «Suppose,forexample, that in the Enfin, et ce sera mon dernier mot pour aujourd'hui, deux dernières
course ofa marriage ceremony 1 say, as people will, "1 do,- {sc. take remarques sur l'article d'Austin auquel de Man renvoie sans y noter
ces deux petites choses. «A Pleafor Excuses» (1956-1957) commence
par des excuses, comme nous avons ~ommencé ce ~é~inaire sur ~e
1. ]. L. Austin, << Performative Utterances >> , dans Philosophical Papers, op. cit. ,
p. 233. Dans la version parue dans Papier Machine (op. cit., p. 103), Jacques Derrida pardon par un «pardon». Comme s1 ce performauf-la ne pouvait
traduit le passage: << Vous êtes plus que justifié de ne pas savoir ce que veut dire le mot pas être intégré dans le champ de savoir qui en traitera. Et dans
"performatif'. C'est un mot nouveau, et c'est un mot laid, et peut-être ne signifie-t-il ce cas, sans dire «je m'excuse», Austin implicitement s'excuse de
pas grand-chose. Mais en tout cas il y a une chose qui plaide pour lui, ce n'est pas un
ne pas pouvoir traiter le sujet annoncé: « The subject of this paper,
mot profond. Je me rappelle qu'une fois j'avais parlé à ce sujet quand quelqu'un dü
après coup: "Vous savez, je n'ai pas la moindre idée de ce qu'il veut dire, à moins que,
peut-être, il ne veuille simplement dire ce qu'il dit (unless it could be that he simply means
what he says)." Eh bien, c'est ce que j'aimerais aimer vouloir dire.» (NdÉ) t. J. L. Austin,<< Performative Utterances », dans Philosophical Papers, op. ~it. , p. 23~ .
2. Jacques Derrida fait allusion à la conférence sur «La différance » (conféren c Dans la vers ion parue dans Papier Machine (op. cit. , p. 104), Jacques Dernda ~rad.wt
prononcée une première fois à la Société française de phiJosopflÏe le 27 janvier 1968), le passage:<<Supposez par exemple que, au cours d'une cérémonie de mariage, Je ~Ise,
reprise à Oxford en février 1968. Voir J. D errida, << La différance», dans Marges - de frt. co mm e tout le monde, "oui" (!do) (à savoir que je prends cette femme en manage
philosophie, op. cit., p . 1-29. Voir aussi]. Derrida, La carte postale. De Socrate à Freud ·omme mon épo use légale). Ou enco re [Or again, cet oragain_do:~t je ~iens d: dire
et au-deld, Paris, Éditions Aubier-Flammarion, coll. <<La philososophie en effet », 19 0, qu'il e t sublime], supposez que je marche sur votre o rte il et d1se Je m excuse . O u
p. 19; rééd., 2004, 201 4. (NdÉ) c; n ore ... » (NdÉ)

0
IY 1 ARJU IUl L\' 1' LI ~ î'A I 1 N N lll J l i ~!J I ~ ~ N :11.

Excuses, is one not to be treated, but only to be introduced, within sans Plato n' ». Il suffit de pr 1 ' l' au ntion au langag ordinair .
such limits 1 ». Quoi qu'il en soit d 'une certain naïvet' plus ou moins feint qui
Cela dit, il se demande quel est le sujet de son «papen>. Et il précise consiste à croire qu'il suffit de s'adresser au langage ordinaire po ur
que s'il se sert du mot «Excuses» comme titre, il ne faut pas se crisper se dispenser de se rappeler Platon, Aristote ou Kant {comme s'ils
sur ce nom et sur ce verbe. Il avait utilisé pendant un certain temps, avaient quitté, eux, le milieu du langage ordinaire), il est intéressant
le mot «extenuation»; mais il considère maintenant que le mot de voir rappeler ici, par un Austin qui était tout sauf naïf, que ces
«Excuse» est le plus central et le plus compréhensif dans ce champ, questions du performatif(et en elles celle de l'excuse) ne pouvaient
bien qu'il en inclue d'autres, tout aussi importants, comme «Plea» avoir d'autre champ d'expérience que celui de traces ou d'inscrip-
(excuse, allégation, argument de la défense qui plaide (« to make a tions (je préfère dire cela que «langage » pour n'exclure ni le langage
plea for mercy» : demander la clémence)), «defonce», «justification». non verbal ni la vie non humaine et dite animale) dont les événe-
Mais Austin ne parle pas de «pardon» et de «askingfor forgiveness » ments sont constitués par des déplacements non formalisables de
- sans doute pour les raisons que j'évoquais en commençant. Il corps, des événements qu'avec certaines précautions philosophiques
s'agit, avec ce qu'on appelle «plea», «pleaforexcuses», toujours d'un on pourrait appeler à la fois «textuels» et «matériels».
argument pour s'excuser en se justifiant devant une accusation, l'accu- Simplement, une fois qu'on se tourne délibérément vers ce tt
sation d'avoir fait quelque chose de «bad, wrong, inept, unwelcome, instance - celle qu'Austin appelle ici « ordinary language 2 » et que
[ ... ] untoward2 ». Alors, voici le «Dernier Mot», quand il apparaît je serais tenté d'élargir à toute trace -, les difficultés ne font que
en toutes lettres, «the Last Word3 » dans ce texte qui parle aussi de commencer. Parmi toutes ces difficultés, Austin en sélectionne deux,
machine et de « complicated internat machinery 4 ».· au sujet desquelles, dit-il, «l'étude des excuses devrait nous rendre
Austin explique pourquoi l'« excuse» est un «admirable sujet 5 », courage 3 ».
à savoir qu'on peut le traiter en ne faisant appel qu'au langage L'une concerne l'objection ou l'obstacle classique de «l'usage lâche,
ordinaire, et parler à son sujet de toutes sortes de choses banales Aou ou même divergent des mots ou des expressions 4 ». Tout le
qui n'ont aucune dignité de grands thèmes philosophiques {comme \ monde ne se sert pas de la même façon, ni de façon stricte et rigou-
la gaucherie, l'irréflexion, le manque d'égard et même la sponta- reuse, du langage ordinaire (il faut reconnaître que la difficulté est de
néité) sans faire appel à Platon, Aristote ou Kant. On peut parler taille et la façon dont Austin la relève comme un «snag5 » (un petit
de la «délibération sans se rappeler Aristote ou la discipline de soi obstacle, une gêne, un inconvénient), certains nationalistes, dont
je ne suis pas, seraient tentés d'y voir un euphémisme typiquement
1. ]. L. Austin, <<A Plea for Excuses>>, dans Philosophical Papers, op. cit., p. 175; :mglais pour tuteurs d'Oxford discutant ces questions avec leurs
trad. fr., p. 136. Lors de la séance, Jacques Derrida traduit: <<Le sujet de cette confé- ·tudiants autour d'une tasse de thé).
rence, les excuses, c'est un sujet qui ne sera pas traité, mais seulement introduit dans
de telles limites . , Puis il ajoute: << donc, il commence par s'excuser d e ne pas traiter le
L'autre «snag », c'est «the crux of the Last Word », la « croix du
sujet précis» . Voir J. Derrida, << Comme si c'était possible "within such limits ".. . », Revue l )ernier Mot» : «Do we all say the same, and on/y the same, things in
internationale de philosophie,<<Derrida with his Replies», no 3, 1998, p. 497-529; repris 1he sa me situations? Don 't usages differ? And, Why should what we aLL
dans Papier Machine, op. cit. , p. 283-319. (NdÉ)
2. ]. L. Austin, <<APlea for Excuses», dans PhilosophicalPapers, op. cit., p. 176; trad. fr.,
p. 137. Lors de la séance, Jacques D errida traduit:<< mauvais, inepte, inapproprié, etc.». 1. Ibid. : <<even to discussing deliberation withoutfor once remembering Aristotle or self
(NdÉ) f'lllttrol without Plato » (c'est Jacques Derrida qui traduit) . (NdÉ)
3. Ibid., p. 183; trad. fr. , p. 145: << du derni er mot ». (NdÉ) Ibid., p. 182 ; trad. fr. , p. 145 : << langage ordinaire ». (NdÉ)
4. Ibid., p. 179; trad. fr. , p. 14 1. Lors d e la séance, Jacques D errida traduit : << de .1. fbid., p. 183; trad. fr., p. 145 (c'est Jacques D errida qui traduit). (Nd É)
machinerie intern e co mpliquée». (NdÉ) li . !bic/. (c'est Ja qu s Derri da qui tradui t). (NdÉ)
5. Ibid., p. 183 (c'est Jacques D erri da qui traduit). (NdÉ) !bic/. (Nd ·)
LE PARJURE ET LE PARD )N N I•: LJV I '. M E SÉ AN C E

ordinarily say be the on/y or the best or final way ofputting it? Why « We have, then, ample materialfor practice in learning to handle the
shoufd it even be true 1?» bogey [épouvantail, démon, bête noire] ofthe Last Word [capitales],
(Traduire et commenter, surtout« the best or final way». «Crux » however it should be handfed1• »
va devenir« bogey 2 »: épouvantail, diable.) (Si temps, lire p. 185-186.)
Le développement, et donc la réponse qui suit, que je vous laisst;
lire (p. 183-186) [si j'en ai le temps, j'en lirai une page (p. 185)). Et là, pour le Dernier Mot. Certainement, le langage ordinaire ne
se fait en deux temps, et deux conclusions. prétend pas être le dernier mot, s'il existe une chose pareille, il incarne
D'une part, si le langage ordinaire n'est pas le dernier mot, il e81 en vérité quelque chose de mieux que la métaphysique de l'Âge de
le premier mot (ce qui selon moi ne fait que reconstituer, au moin. pierre, à savoir, comme on l'a dit, l'expérience héritée et l'acuité de
sous la forme d'un bon mot, un certain fondationnalisme ou trans- beaucoup de générations d'hommes. Mais, donc, cet acumen a été
cendantalisme dénié). La page qui commence par reposer la questio11 concentré premièrement sur les affaires ordinaires de la vie (practical
business of !ife). Si une distinction marche bien pour ces desseins
du «dernier mot », de la «croix du Dernier Mot» (« Then, for the Last
pratiques dans la vie ordinaire, alors il doit bien y avoir quelque
Word [majuscules] 3 ») se termine ainsi: «Certain/y, then, ordinary
chose (then there is sure to be something in it) et cela ne signifiera pas
language is not the fast word: in princip fe it can everywhere be supplc-
rien (it will not mark nothing). Et pourtant, c'est probablement assez
mented and improved and superseded. Only remember, it is the fina pour que ce ne soit pas la meilleure façon d'arranger les choses si
word4. »À quoi, après « word», Austin ajoute une footnote très drôle Cl nos intérêts sont plus extensifs ou plus intellectuels que les intérêts
très tonique et très typique: «Andforget, for once andfor a whife, thtll ordinaires. Et encore, le fait que l'expérience soit dérivée uniquement
other curious question '1s it true?" May we? 5 » (Commenter chaqu(· de sources accessibles aux hommes ordinaires à travers la grande
mot, en particulier le «for once and for a while» et «May we ?» 6.) majorité de l'histoire des civilisations, cela n'a pas été nourri par les
D 'autre part, à la page suivante (p. 186), après avoir montré ·11 \ ressources des microscopes et de leurs successeurs. Et on doit ajouter,
quoi le champ de l'excuse était fécond en < des > cas difficil ~ de surcroît, que la superstition, et l'erreur, et l'imagination et les
débattre- et pour le droit et pour la psychologie -, Austin conchil : fantaisies de toutes sortes sont incorporées dans le langage ordinaire,
et même quelquefois survivent, etc. Certainement, donc (Certain/y,
then), le langage ordinaire n'est pas le dernier mot, en principe, on
1. J. L. Austin, <<A Plea for Excuses», dans Philosophical Papers, op. cit., p. 183. Lo •' doit pouvoir partout le suppléer, l'améliorer et même le surmonter.
de la séance, Jacques Derrida traduit: << Disons-nous rous les mêmes et seule men 1•"·
Only remember, it is the first word2 .
mêmes choses dans les mêmes situations? Est-ce que les usages ne different pas? 1•:1
pourquoi ce que nous disons ordinairement devrait être la seule manière et la mani <" "
finale de le dire, de les mettre en mots? Pourquoi cela devrait-il être vrai?» (Nd ··)
2. Ibid., p. 184 et p. 186; trad. fr., p. 147 : « bête noire>> et p. 149 : «casse-ter ,,
Jacques Derrida n'ajoute pas de commentaire lors de la séance. (NdÉ)
3. ]. L. Austin, «A Plea for Excuses», dans Philosophical Papers, op. cit., p. 18"i .
trad. fr., p. 147: «Et maintenant, le dernier mot. » (NdÉ)
4. Ibid., p. 185 (c'est J. L. Austin qui souligne); trad . fr. , p. 148 : « Le lan ng1
ordinaire n'est donc certainement pas le dernier mot; en principe, o n peut parr:out 1,
compléter, l'améliorer et le remplacer. Illlous faut seulement nous so uvenir qu ' '• ' l. J. L. Austin, «A Plea for Excuses», dans Philosophical Papers, op. cit., p. 186;
le premier mot.» (NdÉ) trad. fr., p. 148-149. Lors de la séance, Jacques Derrida traduit: « Et donc, nous avons
5. Ibid., p. 185, note 2; trad. fr. , p. 148, no re 6. Lors de la séa n e, Ja ques beaucoup de matériaux d'exercice en apprenant à manipuler l'épouvantail et en tout
traduit: «Et oubliez, w1e fois et pour lo ngre ml s [pa une fois pour cout ), tt qu as il doit être traité, cet épouvantail elu "Dernier Mo t" . '' (NdÉ)
curieuse, "Est-ce vrai?". Pouvons-nous?» (NclÉ) 2. Ibid., p. 185 (c'est Jacques Derrida qu.i traduit; c'est ]. L. Austin qui souligne) .
6. Ja ques De rr ida n'ajo ur pas d o mm n ra ir lo rs d h s a n . (N d ~ ) (Nd Ë)
Dixième séance
Le 25 mars 1998

1
(Lire texte sur «ruban» pendant la Révolution?)

«Un homme ordonne à la ci-devant princesse de fléchir le genou, de


demander pardon à la nation. [... ] Deux bourreaux la saisirent par les
mains, les tiraillant en croix chacun de leur côté, prêts à les disloquer,
afin de la faire fléchir. Puis elle reçut les coups redoublés des sabres 2 . »
[ ... ] Le roi et la reine sont appelés à saluer ce visage qu'en chemin,
selon une légende tenace et révélatrice, un barbier aurait «lavé, frisé et
coloré 3 ». La dernière toilette de la courtisane revient à plusieurs reprises
dans les récits de septembre, anecdote forgée de toutes pièces par trois
prétendus témoins, Blanzy, Rétif de la Bretonne et un chroniqueur
demeuré anonyme. Le premier affirme que la fille d'un perruquier
\
de la rue des Ballets fit apporter la tête chez son père afin «qu'elle fût

1. Avant de commencer la séance, Jacques Derrida ajoute ce préambule : << À titre de


transition et pour rappeler ce que nous disions du ruban de Marion, j'ai noté qu' étran-
gement peu de gens, et en particulier de Man, s'intéressaient à sa matérialité sensible, à
sa couleur, etc., de Man insistant sur le fait que c'est un signifiant libre dom il oubliait
de marquer qu'il était "déjà vieux". À titre d'association, je vous recommande le livre, et
pour d'autres raisons aussi, d'Antoine de Baecque- qui est aussi le directeur des Cahiers du
cinéma - La gloire et l'effroi. Sept morts sous Id Terreur, un livre sur la mort et les cadavres
sous la Terreur, et vous y relèveriez, entre autres choses, ceci, dans le chapitre consacré à la
princesse de Lamballe, vous savez qui c'est et ses rapports avec Marie-Antoinette, au moment
où elle est mise à mort, qu'elle va être guillotinée, qu'on la tient pour w1e esclave de la
reine, une esclave sexuelle en particulier. Vous savez tout ce qu'on a raconté sur le rapport
sexuel. >> Voir Antoine de Baecque, <<La princesse de Lamballe, ou le sexe massacré >>, dans La
gloire et l'effroi. Sept morts sous Id Terreur, Paris, Éditions Grasset, 1997, p. 77-106. (NdÉ)
2. Voir anonyme, La juste Vengeance du peuple. Détail exact. La tête de Id ci-devant
princesse de Lamballe promenée et son corps traîné par les rues, s.l.n.d. (NdÉ)
3. Voir Ni col as Edrn e Rét:if, dit Restif de La Bretonne, <<XIe nuit>>, dans Vingt nuits
à Paris, Paris, s. ., 1791i. (NdÉ)
LE i'Ail.J U RE ET LE l'Al 1 N

• 1
frisée: fardée de vermillon, w1 ruban tricolore pla é dans les cheveux » omme sz .. .
un~ tete que le peuple« veut belle pour la faire contempler à son ami , Non pas c'était mm , si, mai j'étais comme si. Comment peut-on
qw pleure derrière les sombres murs du Temple 1 ». . : «J''etais
d.ae . comm . . . » t.
SL 2
[.. .J Par exemple : «J'étais comme si j'avois commis un inceste . »
« [.:.]_ M~s ja~bes faiblirent. Je m'évanouis . .. Quand je revins à Comme si. .. Non pas c'étaitcomme si, mais j'étais comme si. Le« je»
mm, Je ~Isla te~e sanglante. On m'a dit qu'on fut la laver chez un advient, comme disait l'autre 3 , où là c'était, là où le neutre imper-
pe~ruqwer, la fnser, la farder, la mettre au bout d'une pique pour la sonnel du« ce», du« ça», aurait dû être. Ou rester ce qu'il aura été.
presenter au Temple2. [ .. .] » C'est une phrase, «J'étais comme si j' avois commis un inceste»
4
[ ... J que j'avais citée, il y a bien longtemps, plus de trente ans • Je l'avais
Les ~e-scriptions, peu à peu, se font plus précises, plus osées, désignant inscrite en exergue à toute la seconde partie de De la grammatologie
~xphctteme?t ce complot sexuel an ti-masculin. «La cour ne tarda pas consacrée à Rousseau. Elle est signée Rousseau, donc, elle vient d s
a se mettre a la mode 1 Chaque femme à la fois fut tribade et catin 1 Confessions, «Livre Cinquième», p. 197. Rousseau l'écrit dans un
On ne fit ?lus_ d'e~f~ts,, cela ~arut commode 1 Le vit fut remplacé passage que je vous invite à relire pour vous et par vous-mêmes,
par ~n dmgt hbertm », ecrit 1auteur des Fureurs utérines de Marie-
en mémoire de ce que nous avons dit jusqu'ici de la scène de
A~to:nette, auquel répond celui de la Vîe de Marie-Antoinette d'Autriche
l'excuse ou du pardon entre beau-père et fils et entre mère et
decnvant une partie_ fine e~tre la reine et sa favorite: «La princesse
fils, notamment dans une pièce réputée, et par Freud lui-même,
Lamballe,
'h . de la mam drone fourrageait le buisson de V'enus, qut·
s ume~talt souvent d'une douce sérosité. Sa main gauche frappait
pour approfondir la chose œdipienne, à savoir Hamlet. Dans ce
avec menagement et cadence une des fesses royales. Elle tire de ses «Livre Cinquième» des Confessions, autour de cette fameuse et
p~ches u~e- espèce de godemiché, qu'elle appliqu~ à cette partie qui scabreuse initiation sexuelle de Rousseau par Maman, vous verriez,
fatt nos deltces. Un large ruban lui attachait; il passait avec grâce sur entre autres choses, autour du «J' étois comme si j'avois commis
le conto,ur de ses reins. Madame T ourzellui fit une rosette positi- un inceste», que le même paragraphe commence par: «Ce jour,
veme~t a la chute des hanches. Le vif incarnat de ce ruban contrastait \ plustat redouté qu'attendu, vint enfin. Je promis tout, et je ne
dmervetlleusement
r· . avec la blancheur de sa peau 4. » Tandis qu e 1a reme,
· mentis pas.» Plus loin, toujours dans le même paragraphe:« Non,
ans_ 1magmaire lubrique de ces pamphlets, épuise les hommes sans je goûtai le plaisir. Je ne sais quelle invincible tristesse en empoi-
les atmer, sa _seule et véritable passion est le «vice lesbien»: «Si les sonnoit le charme. J'étais comme si j' avois commis un inceste.»
hommes un JOur nous abandonnaient, confie-t-elle à Lamballe dans Après quoi, en fin de paragraphe, il remarque que Maman ignora
Les_ Bordels de Lesbos ou le Génie de Sapho, nous ne pourrions être à
plamdre puisque nous savons les remplacer5. » 1. Dans le tapuscrit, ces mots suivent directementla mention<< (Lire texte sur "rnban "
pendant la Révolution?) ». Cette séance fut reprise par Jacques Derrida, avec des ajouts
importants, dans la conférence parue sous le titre<<Le ruban de machine à écrire. Limited
l: Voir Adolphe de Lescure,
arzgnan Sa · (
La Princesse de Lamballe. Marie- Thérèse-Louise deS
. .
·
avoze- Ink Il», dans Papier Machine, op. cit., p. 33-147 (ici plus particulièrement pour les
C 421 ·, 'd vze, :a mort 1749-1792), Pans, Henn Plon Imprimeur-éditeur 1864
; r~e ., Pans: ~achene Livre-BnF, 2012. (NdÉ)
pages 369-407, la section intitulée<<Le "seul monument sûr" . D'une matérialité sans
P· ' '
2. Vo~r N. E. Retif, <<XIe nuit>>, dans Vingt nuits à Paris, op. cit. (NdÉ) matière», ibid., p. 105-146). (NdÉ)
2. J.-J. Rousseau, <<Livre Cinquième », dans Les Confessions, op. cit., p. 197. (NdÉ)
N3d._ E)Votr anonyme, Fureurs utérines de Marie-Antoinette, femme de Louis XV:'!., s.1. n .. d
3. Allusion au célèbre aphorisme de Sigmund Freud,<< Wo Es war, sol! !ch werden »,
(
qui clôt la trente et unième des Nouvelles conférences de 1932, et que Jacques Lacan
4. Voir Ch_arles-Joseph Mayer, Vie de Marie-Antoinette d'Autriche, reine de France
traduit par: <<Là oi.t était ça, le je doit être ». Voir J. Lacan, <<La chose freudi enne ou
femme de_ Louzs XVI, roz des Français, Paris, s.é., 1791. (NdÉ) '
Sens du retour à Fr ud en psychanalyse », dans Écrits, Paris, Seuil , coll. << Le champ
.J ~- Vo r,r A. _de Baecque, << La princesse de Lamballe, ou le sexe massacré» da 11 s La
freudi en », 1 6, 1 . ft 6 ('est Jacques Lacan qui sotJigne). (NdÉ)
gtozre S ,ho'P .set·.
le G . et. 1d.effroz 't , p . l 00 et p. l 0 4 - 105. Voir anonym e, Les Bordels de 'Lesbos
' ou..
eme e ap o, arm- Pétersbourg, s.é., 1790. (Nd É) 4. Voirj . t rri 1:1, 1 e lOf!.1mnmatoLogie, op. cit., p. 14 3. (Nd.É)

8 6
l.io: PA I{j lJ f 1~ E'J' LE PAi l N

le remords; je cite: «Comm e ell e étoit p u sensu U t n'avo i.c Voilà don un
point recherché la volupté, elle n'en eut pas les delices, et n ' n d trente ans .
Voilà- et voici m aintenant un autre exergue, ici maintenant, qui
a jamais eu les remords.» Elle n'a pas joui, donc y a pas d 'm al,
n remonte pas à trente ans ou aux deux siècles passés mais à cette
pas de remords pour elle. Non seulement elle ne connut pas l
remords mais elle avait, comme Dieu, la vertu de miséricorde, sematne.
pardonnant sans même penser qu'il y eut du mérite à pardonner.
Vous avez sans doute partagé mon émerveillement inquiet si
Car au sujet de Maman qui n'eut donc jamais le remords de ce
vous avez découvert, comme moi, en lisant la presse, qu'on vient
quasi-inceste, Rousseau entreprend de la justifier en tout de
l' e_xcuser ~an~ s~n existence même avec toute l'éloquence q~' on
de mettre au jour, d'exhumer et de déchiffrer, en Picardie, cette
emaine 1, une archive prodigieuse. Dans de riches gisements de
lUl connatt, la ou vous savez et où Rousseau savait encore mieux
faune et de flore (parfois non identifiables), on a trouvé, protégés
que nous, combien d'amants avait eus la dame qu'il appelait
da ns de l'ambre, tel ou tel animal, tel ou tel insecte, par exemple
«Maman» - mais il écrivait, comme s'il parlait de lui: «Je le
(cela, ce n'est pas une nouvelle), mais le cadavre intact de tel o~ tel
répette: toutes ses fautes lui vinrent de ses erreurs, jamais de ses
insecte surpris par la mort, en un instant, par une catastrophe geolo-
passions. Elle étoit bien née, son cœur étoit pur [ ... ] 1 », etc., etc.
gique ou géothermique, au moment où i~ était en train de s~c~r le
Vous_ lirez, plus loin, à la page 199, c'est encore comme s'il parlait
sang d'un autre insecte, il y a quelque cmquante-q~atre mtlhons
de lUl: «Elle abhorrait la duplicité, le mensonge; elle étoit juste,
d'années avant l'apparition de l'homme sur la terre: tl y a quelque
équitable, humaine, désintéressée, fidelle à sa parole, à ses amis, à
cinquante-quatre millions d'années avant l'apparition de l'homme
ses devoi_rs qu'elle reconnoissoit pour tels, incapable de vengeance
sur la terre, il était une fois, un insecte mourut, son cadavre est
et de hame, et ne concevant pas même qu'il y eut le moindre
encore visible et intact, le cadavre de quelqu'un qui mourut, fut
mérite à pardonner 2 . »Donc, elle pardonnait graci.eusement, sans
surpris par la mort à l'instant où il suç:it le s~g d'un a~tre! Mais il
peine, sans se forcer. Elle était la miséricorde et le pardon mêmes.
\ suffirait que ce soit deux heures avant l appantton de qUiconque, de
Phrase suivante, pourtant: «Enfin pour revenir à ce qu'elle avoit \
quelque vivant que ce soit, de quiconque serait capable de se référer
de moins excusable, sans estimer ses faveurs ce qu'elles valoient,
à cette archive comme telle, c'est-à-dire à l'archive d'un événement
elle n'en fit jamais un vil commerce; elle les prodigoit, mais elle
singulier auquel ce vivant quelconque n'aura_ p_as été,, lui, présent,
ne les vendoit pas, quoiqu'elle fut sans cesse aux expédiens pour
hier, il y a une heure- ou cinquante-quatre mtllwns d annees avant
vivre, et j'ose dire que si Socrate put estimer Aspasie, il eut respecté
Made de Warens 3 . »Donc, elle pardonne à l'infini, comme Dieu, l'apparition d'un homme sur la terre. .
Une chose est de connaître des choses, des pterres ou autres choses
et pour ses fautes, elle peut être excusée et Rousseau s'y emploie.
semblables, qu'on peut dater du temps où rien d'humain n~ m~me
Vous lirez tout cela, à commencer, plus haut, par les occurrences
de vivant ne faisait signe sur la terre, une autre chose constste a se
~u mot «pardonner», «première jouissance», celle de ce quasi-
rapporter, à se référer à un événement singulier, à ce qui eut lieu
mceste, et ce serment:«[ ... ] je peux jurer que jamais je ne l'aimai
une fois, une seule fois, en un instant non répétable, comme cet
plus tendrement que quand je désirois si peu la posseder4 )).
1. Voir Hervé Morin , « Des insectes prisonniers de l'ambre depuis plus de
100 millions d'années», Le Monde, 18 mars 1998 ; [en ligne], disponi~le su~ URL:
1. J.-J. Rousseau, << Liyre Cinquième>>, dans Les Confessions, op. cit., p. 197. (NdÉ) <http:/ /www .lemo nde.fr/archives/article/ 1999/09/30/ des-insectes-pnsonnters-de-
2. Ibid. , p. 199. (NdE)
1-ambre-depuis-plus-de-1OO-millions-d-annees_3570060_ 1819218.htmb, consul té
3. Ibid. (NdÉ)
4. Ibid. , p. 196. (NdÉ) le 15ju illet 0 1 . (Ndl~)

: 71
370
LE l'i\ 1 1 1\ 1-:'1 ' LE Pl\1 1 l N

a_nimal surpris par la catastrophe au moment, à tel in stam stigma- est à peine un n uv :.111- n d la d rni r plui , jeun ou vieille de
quelques siècles ul rn nt, à savoir des fractions de seconde dat1s
tique, u~ique stigmê où il était en train de jouir à sucer le sang d 'un
autre ammal, comme il aurait pu jouir de toute autre façon d'ail- l'histoire de la vie, < de > la terre et du reste ?
leurs. On parle aussi, immobilisés dans le même ambre couleur d Relisez maintenant les deux commencements des Confessions
miel, de deux moucherons en train de faire l'amour: cinquant - (nous reviendrons sur cette duplicité des deux commencements
quatre millions d'années avant l'apparition de l'homme sur la terre tout à l'heure, du premier mot et de l'avant-premier mot). Eh bien,
. . ' ces deux commencements commencent tous les deux par dire que
une JOUissance eut lieu dont nous gardons l'archive. Nous avons
ce qui commence là commence pour la première et dernière fois
là, dé~os~e, consignée sur un support, protégée par le corps d'un
dans l'histoire de l'humanité. Pas d'archive vraie de l'homme dans
c~rcue~l d am,bre, la trace elle-même corporelle d'un événement qui
sa vérité avant Les Confessions. Événement unique, sans précédent
n eut heu qu une fois et qui, comme événemem semelfactif, ne se
réduit p~s à la p~r~ane~ce des éléments de la même époque qu.i et sans suite, événement qui est sa propre archivation:
ont auss1 perdure JUsqu a nous, par exemple l'ambre en général.
Voici le seul portrait d'homme, peint exactement d'après nature et
Il y beaucoup de choses sur terre, qui étaient là depuis cinquante- 1
dans toute sa vérité, qui existe et qui probablement existera jamais •
~uatr~ millions d'années avant l'homme, et que nous pouvons
tdenufier ou analyser, mais rarement sous la forme de l'archive
Cela se trouve dans le préambule au statut étrange dont je parlerai
d'un événement singulier et, qui plus est, d'un événement arrivé à
dans un instant. À la page suivante, à l'ouverture du premier livre
du vivant, affectant une sorte de vivam organisé, déjà doué d'une
et donc à ce qu'on peut appeler le premier mot des Confessions,
sorte de mémoire, avec projet, besoin, désir, plaisir, jouissance et
Rousseau répète à peu près la même chose:
aptitude à retenir des traces. .
Je ne sais pas pourquoi je vous raconte ça. Peut-être parce que cette Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'éxemple, et dont l'exé-
decouverte est elle-même un événement, un événement au sujet d'un cution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un
autre événement ainsi archivé, ou parce que ce que nous sommes en homme dans toute la vérité de la nature; et cet homme ce sera moi .
2

~rain d'.interro?er, c'est aussi le rapport entre, d'une part, la matière


tmpasstble mats fragile, le dépôt matériel, le support, le subjectile, le Comme si, après cinquante-quatre millions d'années, on assistait
document et, d'autre part, la singularité, la semelfactivité, le «une dans la nature et selon la nature, à la première peinture ou archive
seule fois» de l'événement ainsi consigné, ainsi confié sans garantie de l'homme digne de ce nom et dans sa vérité: la naissance, sinon de
autre qu'aléatoire, incalculablement, à une matière, ici à de l'ambre. l'homme, du moins de l'exposition de la vérité naturelle de l'homme.
Et puis, peut-être ne commence-t-on à penser, à savoir et à savoir
penser, à savoir penser le savoir qu'en prenant la mesure de cette Je disais tout à l'heure que je ne savais pas pourquoi je vous
échelle: par exemple, cinquante-quatre millions d'années avant racontais ces histoires d'archives: archives d'insecte vampire et
l:apparition de ~'homme sur la terre. Ou hier, quand je n'étais pas archives comme Confessions. Si, je crois me rappeler maintenant,
la, quand un «Je>> et surtout un «je>> disant «moi, un homme,, bien que ce fût d'abord inconscient et ne me revînt qu'après coup.
n'était pas là - ou n'y sera plus. Que devient à cette échelle notre C'est parce que tout à l'heure, je vais vous parler d'effacement et de
int~rêt pour d~s arc_hives aussi humaines, récentes, micrologiques,
mats tout auss1 fragtles que des confessions ou des rêveries des «je
m'excuse>> et des pardons demandés dans une histoire de, la litté- 1. J.-J. Rous au, Les Confessions, op. cit., p. 3. (NdÉ)
rature qui, même à la toute petite échelle de l'histoire humaine, 2. J.-J. ~ us$ ~ LI ,« Livre Premier>>, dans Les Confessions, op. cit., p. 5. (NdÉ)

7
7
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a_nimal s~rpris par la catastrophe au moment, à t 1 in tant tigma-
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uque, u~Ique stigmê o~ il était en train de jouir à sucer le sang d'un
autre ammal, comme tl aurait pu jouir de toute autre façon d 'ail- l'histoire de la vi , < d > la terr t du reste ?
Relisez maintenant les deux commencements des Confessions
le~rs. On parle aussi, immobilisés dans le même ambre couleur d ~
(nous reviendrons sur cette duplicité des deux commencements
miel, de ~~ux m?uch,erons en train de faire l'amour: cinquante-
tout à l'heure, du premier mot et de l'avant-premier mot). Eh bien,
quatre millions d annees avant l'apparition de l'homme sur la terr
une jouissance eut lieu dont nous gardons l'archive. Nous avon~
ces deux commencements commencent rous les deux par dire que
ce qui commence là commence pour la première et dernière fois
là, dé~os~e, consignée sur un support, protégée par le corps d'un
dans l'histoire de l'humanité. Pas d'archive vraie de l'homme dans
c:rcue~l d am,bre, la ~race elle-même corporelle d'un événement qui.
sa vérité avant Les Confessions. Événement unique, sans précédent
n eut heu qu une f01s et qui, comme événement semelfactif ne se
réduit p~s à la p~r~ane?ce des éléments de la même époq~e qui
et sans suite, événement qui est sa propre archivation:
ont aussi perdure JUsqu à nous, par exemple l'ambre en général.
Voici le seul portrait d'homme, peint exactement d'après nature et1
Il Y beauc?~P de c,hose~ sur terre, qui étaient là depuis cinquante- dans toute sa vérité, qui existe et qui probablement existera jamais •
~uatr~ mdhons d annees avant l'homme, et que nous pouvons
Identifier ou analyser, mais rarement sous la forme de l'archive Cela se trouve dans le préambule au statut étrange dont je parlerai
d'un événement singulier et, qui plus est, d'un événement arrivé à dans un instant. À la page suivante, à l'ouverture du premier livre
du vivant, ~ec_tant une sorte de vivant organisé, déjà doué d'une et donc à ce qu'on peut appeler le premier mot des Confessions,
sor~e de ~emoue, avec projet, besoin, désir, plaisir, jouissance et
Rousseau répète à peu près la même chose:
aptitude a retenir des traces.
Je ne sais pas pourquoi je vous raconte ça. Peut-ê~re parce que cette Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'éxemple, et dont l'exé-
decouverte est elle-même un événement, un événement au sujet d'un cution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un
2
au~re é~énement ai~si archivé, ou parce que ce que nous sommes en homme dans toute la vérité de la nature; et cet homme ce sera moi •
~ram d_mterroger, c est aussi le rapport entre, d'une part, la matière
ImpaSSible mais,fragile, le dépôt matériel, le support, le subjectile, le Comme si, après cinquante-quatre millions d'années, on assistait
document et, d autre part, la singularité, la semelfactivité le -« une dans la nature et selon la nature, à la première peinture ou archive
seule fois» de l'événement ainsi consigné, ainsi confié san: garantie de l'homme digne de ce nom et dans sa vérité: la naissance, sinon de
autre qu'aléatoire, incalculablement, à une matière, ici à de l'ambre. l'homme, du moins de l'exposition de la vérité naturelle de l'homme.
Et puis, peut-être ne commence-t-on à penser, à savoir et à savoir
~enser, à savoir penser le savoir qu'en prenant la mesure de cette Je disais tout à l'heure que je ne savais pas pourquoi je vous
echelle: par exemple, cinquante-quatre millions d'années avant racontais ces histoires d'archives: archives d'insecte vampire et
!:apparition de ~'homme sur la terre. Ou hier, quand je n'étais pas archives comme Confessions. Si, je crois me rappeler maintenant,
la, quand un «Je» et surtout un «je» disant «moi, un homme» bien que ce fût d'abord inconscient et ne me revînt qu'après coup.
n'était pas là - ou n'y sera plus. Que devient à cette échelle notre C'est parce que tout à l'heure, je vais vous parler d'effacement et de
int~rêt pour d~s arc_hives aussi humaines, récentes, micrologiques,
m~1s tout auss1 fragiles que des confessions ou des rêveries, des «j e
m excuse » et des pardons demandés dans une histoire de la litté- 1. ].-].Rousseau, Les Confessions, op. cit. , p. 3. (NdÉ) _
2. J.-J. Ro usseau, <<Livre Premier>>, dans Les Confessions, op. cit., p. 5. (NdE)
rature qui, même à la toute petite échelle de l'histoire humain e
'
373
372
LE PARJ URE E'J' LE fl Af 1 N
1 1 I JIM II 1 1~ 'l'

mutilation de textes, de falsification de la lettre, de prothèse, et quasi machinal (j · n li pa: îlîa ·hinal ·, j li · quasi ma hinale), de
Or, et là il faut me croire, parce que je vous dis la vérité, comm pouvoir de répéti ti n d · r p tabilité, d ' i térabili té, de substitution
toujours, quand j'ai cité Rousseau, dans De la grammatologie, en sérielle et prothétique d e soi à soi. La coupure dont je parle n'est
1967, et écrit, à titre d 'exergue pour toute la partie, presque tou t pas tant effectuée par la machine (bien que celle-ci puisse en effet
le livre, que je consacrai alors à Rousseau, «J'étais comme si j'avais ouper et répéter la coupure à son tour) qu'elle n'est la condition
commis un inceste 1 », eh bien, les premières épreuves du livre me sont de la production d'une machine. La machine est coupée autant que
revenues avec une coquille que j'avais été tenté de ne pas corriger. coupante, au regard du présent vivant de la vie ou du corps vivant,
L'imprimeur en effet avait écrit: «J'étais comme si j'avais commis elle est un effet de coupure autant qu'une cause de coupure, Et c'est
l'insecte. » Coquille peut-être destinée à se garder de l'inceste, mais l'une des difficultés dans le maniement de ce concept de machine, qui
à en protéger qui ou quoi? Anagramme parfait (insecte 1 inceste) ressemble structurellement, toujours, par définition, à une causa sui.
que, pour respecter la machine grammaticale, j'ai dû me résoudre En tout cas, laissant cette difficulté en l'état, je rappelle que ce qui
à rectifier et à normaliser, afin de revenir de l'insecte à l'inceste, nous tient en mouvement, dans ce séminaire, c'est l'hypothèse que 1
refaisant tout le chemin, les cinquante-quatre millions d'années qui pardon ou l'excuse ne sont possibles, appelés à s'effectuer, que là Olt
mènent de l'insecte suceur de sang au premier homme des Confis- une œuvre, Olt cette relative survie quasi machinale de l'œuvre ou de
sions, un homme œdipien comme premier homme (Hegel) ou dernier l'archive comme œuvre, a lieu, constitue et institue un événement et
homme (Nietzsche 2) , l'Œdipe dictant là le premier, ici le dernier se charge en < quelque > sorte du pardon ou de l'excuse. Quand je
mot de l'homme.
dis que l'œuvre institue et constitue un événement, je ne fais qu' enre-
Fin du second exergue.
gistrer confusément une chose bien obscure ou ambiguë. Une œuvre
est un événement, il n'y a pas d'œuvre sans événement singulier, sans
Nous cherchons ainsi à progresser dans cette recherche engagée dès événement textuel, si l'on veut bien élargir cette notion au-delà de
le début du séminaire au sujet de ce qui, dans le pardon, l'excuse ou ses limites verbales ou discursives. Mais l'œuvre, est-ce la trace d'un
le parjure, se passe, se fait, advient, arrive et donc de ce qui, comme \ événement, le nom de la trace de l'événement qui l'aura instituée
événement, requiert d'une certaine manière non seulement une comme œuvre? Ou bien l'institution de cet événement même?
opération, un acte, une performance, une praxis mais une œuvre, Je serais tenté de répondre, et non pour noyer le poisson, les deux
c'est-à-dire à la fois le résultat et la trace laissée d 'une opération à la fois. Et toute œuvre survivante garde la trace de cette ambiguïté ;
supposée, une œuvre qui survit à son opération et à son opérateur elle garde la mémoire du présent qui l'a instituée mais, dans ce
supposés, et qui, lui survivant, étant destinée à cette sur-vie, à cet présent, il y avait déjà sinon le projet, du moins la possibilité essen-
excès sur la vie présente, implique dès le départ la structure de cette tielle de cette coupure - de cette coupure en vue de laisser une trace,
sur-vie, c'est-à-dire ce qui coupe l'œuvre de l'opération, cette coupure de cette coupure à dessein de survie, ou même de cette coupure qui
lui assurant une sorte d'indépendance ou d'autonomie archivale et assure la survie même s'il n'y a pas dessein de survie. Cette coupure
(à la fois une blessure et une ouverture, la chance d'une respiration)
1. ]. D errida, De la grammatologie, op. cit., p. 143. Dans le tapuscrit, Jacques Derri da était en quelque sorte déjà là à l'œuvre; elle structurait le présent
avait ésrit :~' étois comme si j'avais commis l'inceste. » Dans Les Confessions (op. cit., vivant originaire de cette institution, comme si la machine, la quasi-
p. 197), on ltt plutôt : << ]' étois comme si j' avois commis un inceste. >> (NdÉ) ·
machine, opérait déjà, avant même d'être produite dans le monde,
. 2. Fr. Nief che, <; § 87 Œ dipe>>, dans D as Philosophenbuch : TheoretischeStudien 1Le
Lwr: d~ phz~sophe. i!tudes théorétiques, édi tion bilingue, trad . fr. et éd. Angèle Kremer- si je puis dire, dans l'expérience vive du présent vivant.
M~nettJ, Pa_ns, Aubter-Flammari on, 1969, p. 98- 101 ; rééd ., 199 1, p. 73 sq. À e suj ' t , C'est déjà une terrifiante aporie (mais pourquoi terrifiante et pour
votr ]. Demda, La vie la mort, op . cit., p. 79-89 . (Nd É)
qui? Cette question ne devrait pas nous lâcher ; j'y revien to ut d

7 375
LE l'A l j 1 1 ~ ET LI<: 1'1\ 1 1) N

suite). Une terrifiante aporie, disais-j , parc qu cette n'cessic ·x mpl d ' un 1 at l n H l 1 un Il' ' j n po urrais rn ' rn
ou cette fatalité engendre automatiquement une situation dans pa d ésirer, ace ndr , nd ·ip r an ' t L upuœ, ette survie, cet
laquelle le pardon et l'excuse (je garde les deux mots ensemble pour au-delà du prés nt vivanc). Là même où l' automaticité est efficace et
l'instant, je m'en explique aussitôt) sont à la fois automatiques (ils « me» disculpe a priori, elle me menace, donc. Là même où elle me
ne peuvent pas ne pas avoir lieu, indépendamment en quelque sorte rassure, je peux la ressentir comme une menace. Pourquoi? Parce
des «sujets» supposés vivants qu'ils sont censés engager), et don qu'elle me coupe de ma propre initiative, de ma propre origine ou
nuls et non avenus; car en contradiction avec ce que nous pensons, vie originaire, donc du présent de ma vie, mais aussi de l' authen-
héritiers que nous sommes, de ces valeurs, abrahamiques ou non, ticité du pardon et de l'excuse, de leur sens même, et finalement de
de pardon et d'excuse, car des pardons ou des excuses automatiques l' événementialité même- et de la faute et de son aveu ou du pardon
et mécaniques ne sauraient avoir valeur de pardon et d'excuse. Ou, ou de l'excuse. Du coup, on a l'impression qu'on n'a plus affaire, en
si vous préférez, l'un des effets redoutables de cette automaticité raison de cette quasi-automaticité ou quasi-machinalité de l'œuvre
machinale, ce serait de réduire toute scène du pardon non seulement à sur-vivante qu'à des quasi-événements, des quasi-fautes, des quasi-
un processus d'excuse mais à l'efficacité à la fois automatique et nulle excuses ou des quasi-pardons. Et avant toute autre souffrance ou toute
d'un «je m'excuse» a priori, je me disculpe et auto-justifie a priori autre passion possible, il y a la blessure, à la fois infinie et insensible,
ou a posteriori, d'un a posteriori a priori programmé, et où d'ailleurs anesthésiée, de cette neutralisation par le «comme si» (avec lequel
le «je» lui-même serait le «je» de n'importe qui, selon la loi d'une j'ai commencé aujourd'hui), par le «comme si» de ce quasi, par le
«tromperie» ou d'un «vol» dont nous avons parlé, usurpation du je risque sans limite de devenir simulacre ou inconsistante virtualité
singulier par le je universel, substitution et subterfuge inéluctables - de tout. Faut-il et peut-on rendre compte de cette blessure, de ce
qui rendent «injuste» toute «justice». Un pardon ou une excuse traumatisme, c'est-à-dire du désir, du mouvement vivant, du corps
mécaniques, machiniques, automatiques se détr~üsent sans retard propre, etc., dès lors que le désir en question n'est pas seulement
- et perdent leur sens, voire leur mémoire, plus radicalement encore blessé ou menacé de blessure par la machine, mais produit par la
que les bandes enregistrées de Mission impossible 1 qui s'incinèrent possibilité même de la machine, de l'expropriation machinique?
et s'auto-détruisent automatiquement, s'annulent comme archive Rendre compte devient impossible dès lors que la condition de possi-
après avoir été entendues une seule fois. bilité est la condition d'impossibilité, etc. (Développer 1 en vue du
Pourquoi ai-je dit que cette neutralisation auto-destructrice et virtuel et de machine à virtualiser.)
automatique, que produit et qui produit en même temps la scène L'une de nos nombreuses et immenses difficultés, ce sera donc de
du pardon ou la scène apologétique, est terrifiante ou que ses effets concilier, d'une part, une pensée de l'événement (réel, irrécusable,
sont redoutables? J'aurais pu me servir d'autres mots, plus ou moins inscrit, singulier, de type toujours essentiellement traumatique, même
graves. Dans tous les cas, il s'agirait de nommer un affect, et un quand il est heureux: un événement est toujours traumatique en
affect négatif, l'affect d'une menace, mais l'affect d'une menace au ce que sa singularité interrompt un ordre et déchire, comme toute
cœur de la promesse. Oui, au cœur de la promesse parce que ce qui décision digne de ce nom, un tissu normal de la temporalité ou de
menace est aussi ce qui rend possible l'attente ou la promesse (par
1. Lors de la séance, Jacques Derrida précise:« Une formule dont je me suis souven t
1. Créée par Bruce Geller en 1966, cerre série télévisée américaine connut un vif servi er qu'il faudrait ici développer, ou méditer, en réélaboranr la pensée du possible.
succès jusqu'en 1973 er donna lieu à un film de Brian De Palma en 1996. Chaque C'est au fond ce qui est au fond de rous ces séminaires, n'est-ce pas? Comment penser
épisode commençait de la même façon: des agents secrets recevaient leurs instructions autrement le possible impossible dans notre tradition? Et comment penser le virtuel
sous la forme de bandes enregistrées qui s'aurodétruisaienr, la mission faisanr l'objet autrement qu'on l'a pensé dans la tradition? La machine à virtualiser. On a affaire ici
d' un déni de la parr des autorités qui la commandaient, en cas d'échec. (Nd Ë) à des machines à virtualiser. » (NdÉ)

376 77
LE 111\ 1 JU TU2 1 ~'1' LE PAl! N

l'histoire), de concilier, donc, d 'une part, un p n ée d l'événem nt


s lon moi, ici, d la in ul.arité d' un certain «s'excuser», d 'ailleurs
dom je propose de la soustraire, malgré le paradoxe apparent, à un
louble, de Rousseau, selon la grammaire française à la fois courante
?n,tologie o~ à,une métaphysique de la présence (donc, de penser un
' t bien ambiguë de ce verbe qui apparaît au moins deux fois chez
even~ment Irrecusable, mais sans présence pure) et, d'autre part, un
Rousseau, en des lieux stratégiques, dans le même paragraphe des
ce~tam concept de machinalité (impliquant au moins les prédicacs
sutvants: une certaine matérialité, qui n'est pas nécessairement un Confessions sur le vol du ruba~. . , . , .
Les deux occurrences sont 1 obJet dune attentiOn et dune mter-
corporéité, une technicité, une programmation, répétition ou itéra-
prétation très actives de De Man. Avant ~e le~ rappeler, ~e souligne
bili:é, c~upure ou indépendance au regard du sujet-psychologique
une fois de plus que le «s'excuser», et c est 1 une des ratsons p~ur
socwlogtque, transcendantal, voire humain, etc.). Comment penser
lesquelles son usage est parfois jugé malséant en cul_rure fr~nçatse,
ensemble, en deux mots, l'événement et la machine, l'événement
avec la machine, cet événement-ci avec cette machine-ci? Je ne fais
peut vouloir dire ou bien« présenter des excuses>:, ou bten s~ dtsculp~r
ici q~e répé~er, ~uasi mach~nalemem, la question que je posais il y
d'avance, se laver soi-même de la faute avouee, confessee, et qm,
en vérité, n'étant pas une faute, n'avait même pas à être confessée,
a trots semames a la fin de 1 avant-dernière séance: «En un dernier
encore moins excusée ou pardonnée, tout cela devenant alors, en
mot, pour aujourd'hui, comment penser ensemble la machine et
l'événement, une répétition machinale et ce qui arrive l? » tant qu'événement même, simulacre ou fe~nte: ~crion ou, scène de
quasi-excuse. Et c'est évidemment la machmaltte de ce « s excuser»
C'est dans la perspective de cette série répétitive de questions
que, vous vous en souvenez, nous avions commencé à lire de Man qui va aimanter tout le champ de l'analyse de De Man.
plu~ précisément ce que de Man écrivit un jour, ce qu'il inscrivi; Ces deux occurrences, les voici (vous vous en souvenez, elles
un JOur, apparemment au sujet d'un« s'excuser» de Rousseau- qui surviennent à trois phrases d'intervalle, dans le même paragraphe
ne fur peut-être qu'un «s'excuser» de De Man, comme nous avions qui conclut et le «Livre Second>> des Confessions et l'épisode d~
lu un «s'excuser» d'Austin au moment où il s'apprêtait à parler de ruban). Vous noterez tout de suite que, de façon un peu analogue a
l'excuse en général et s'excusait de ne pas le faire, se contentant la scène à la fois naïve et perverse d'Austin qui semble, dans «A Plea
apparemment de s'excuser lui-même. for Excuses>>, s'excuser d'avance de ne pas pouvoir traiter le sujet
Je dis à dessein un« s'excuser» de Rousseau parce que je voudrais annoncé à savoir l'« excuse», Rousseau commence, dans un passage
montrer que de Man, plutôt qu'à l'excuse ou au pardon en auquel de Man ne semble pas s'intéres~er, par s' excu~er de n' avo~r
gé~éral, voir~ finalement à quelque généralité en général, vise ce même pas réussi à s'excuser, à se blan chu de son forfatt. Comme st,
« s excuser»-cz, de ce Rousseau-ci, bien que sur l'exemple ou l'index au fond, il fallait toujours s'excuser d'échouer à s'excuser; mai~ dès
de ce« s'excuser »-ci, il en appelle à ce qu'il dit, lui, nous y viendrons, lors qu'on s'en excuse, d'échouer, on peut se_jug~r: co~me on due?
«ap~el[~r] text~» (~e_que «Nous appelons texte 2 », aura-t-il écrit, phrase français d'avance tout excusé ou, au contratre, a Jamats condamne,
sutvte d une definttton du texte en général avec le mot «définition » irrémédiablement, irréparablement. Et c'est l'affolement de cette
entre guillemets). Non pas qu'il n'y ait pas de thématique ou de machine qui va nous intéresser.
problématique générale en jeu dans ce texte, dans ces textes très
riches; il y en a et beaucoup, mais à la pointe de la référence, il y va, A) Première occurrence du «s'excuser», donc, Rousseau écrit ceci,
dans ce dernier § du «Livre Second » :
1. Voir supra, p. 327. (NdÉ)
J'ai procédé rondement dans celle [la confession] que je vi~ns de
2. P. ?eMan, «Promesses (Contrat social~>>, dans Allégories d e la lecture, op. cit:,
p. 323 (c est Paul de M an qui souligne). (Nd E) faire et l'on ne trouvera surement pas que j' aye ici pallié la no1rceur
de ~on fo rfait [donc, je ne vous ai sûrement pas co nvaincu, et c'est

.7
. 79
LE PARJUR E ET LE PARI N

ma ~aure, ~ue ma ~au te était nulle ou légère : j'ai échoué, et je sui 8


~au,nf; mats - ~ar tl y a un «mais » et c'est le «mais» qui va nous grave, jusqu'à ri qu r d ' induir · u d craduir l~n c? ntres~ ns da~~
Interesser_-, mats, va nous expliquer aussitôt Rousseau, je crois devoir l'esprit des lecteurs ou dans elui de e M an lu1-meme, c est qu tl
;o~s exp~tquer, en me justifiant, pourquoi j'ai cru devoir le faire, c'est- traduit, si on peut dire, le «ne » explétif en anglais sans crochets,
a-due _m _excuser, m'excuser de m'excuser de m'excuser]. Mais je dans un« not» qui n'est plus du tout explétif; ce qui donne (p. 280
11
remphrots pas le but de ce livre si je n' exposois en même tems mes de l'anglais, p. 335 du français):
dispositions intérieures, et que je craignisse de m'excuser en ce qui
est conforme à la vérité 1• But I would not fu/jill the purpose of this book if I did not revea: my
inner sentiments as weil, and if I did notfear [là de Man ne souligne
C' es~ une p~rase que de Man cite, en français original et en ni ne met entre crochets le «not» qu'il ajoute avant même de citer le
tradu~tton, m,at_s en se livrant alors à une très surprenante opération, français entre parenthèses, n'assumant que le fait de mettre, lui, en
italiques« excuser,, en français et« excuse» en anglais] to excuse myse/f
que s~gn~e ~ ail!eurs justement son traducteur français et dont je by means of what conforms to the truth 1.
ne vots mla JUstification ni la nécessité. Il ajoute entre crochets un
~ot au texte, un «ne» explétif. Un «ne» explétif, vous le savez,
Cette confusion, que je nl sais com~ent interprét~r, elle risque_ de
c est un «ne» pléonastique, qu'on peut inscrire ou ne pas inscrire
faire dire au texte exactement le contraire de ce que dtt sa grammaire,
d~n~ une _phrase. ,Par exemple, et cet exemple, donné par tous les sa machine grammaticale, à savoir que Rousseau ne craint pas, et
dtctwnnaues est d autant plus intéressant qu'il utilise un verbe qu'on
ne veut pas craindre, ne veut pas avoir à craindre de s'excuse~. Il ne
trouv~ dans 1~ _phr~se ~e Rousseau changée ou augmentée d'une remplirait pas le but de son livre s'il n'exposait_ras ses senum~nts
pr~these e~plet~ve (muttle et utilisée) par de Man, je peux dire: «il intérieurs et s'il craignait de s'excuser en ce qm est conforme a la
cramt que Je sots trop jeune» ou, aussi bien, avec le même sens: «il
vérité. La bonne traduction serait donc exactement l'inverse de celle
:rai?t que je ne sois trop jeune». Ces deux phrases sont strictement
que propose de Man: «But I would notJuifill the pur?ose o(this book
eqmvalentes en français. Or que fait curieusement de Man, ici? Là
if I did not reveal my inner sentiments as well and if I dtd fear [ou
?u ~oussea_u écrit: «Mais je ne remplirais pas le but de ce livre si if I Jeared, et non comme dit de Man, if I did not fear] to excuse
Je ~ e~posots e~ même tems mes dispositions intérieures, et que je myself by means of what conforms to the truth. » Naturellement, d_e
cratgntss~ de rn exc~ser en ce qui est conforme à la vérité » (ce qui Man pourrait prétendre, etc' est peut-être ce qu'il a en vue quand tl
est p:rfattement clau pour une oreille française (et si je craignais commente ensuite longuement le motif de la crainte, que Rousseau
de rn excuser, etc.)), de Man ajoute un «ne» entre crochets dans
dit «ne pas craindre», «ne pas devoir craindre» parce qu'il craint en
sa_ citati~n du _français, ce qui n'est pas grave et peut toujours se
vérité, et que tout cela est dénégation par ruse explétive. .
faue, pleonas_ttquement, sans changer le sens, d'autant plus que
Laissons cela, mais comme il a été, et il sera souvent questiOn,
les crochets stgnent et signalent clairement l'intervention de D e
de ce qui arrive aux textes, les blesse, les mutile, leur ajoute des
Man; mais ce qu'il fait aussi, et qui là me trouble et me paraît plus
prothèses (de Man parle lui-même de « prothèse 2 >> , p. 353), je
signale cette petite chose, comme j'avais signalé la dernière f~is
1. Voir].-] . Rousseau, << Livre Second >>, dans Les Confessions, op. cit., p. 86; cité par l'omission des deux petits mots « déja vieux 3 ,, par de Man au SUJet
P. de Man dans <<Excuses (Confessions)», dans Allégories de fa lecture, op. cit:, p. 335 .
Le traducteur, ~o~as T rezise, signale dans tme note le << ne, explétif ajouté par d
M~ av~t «.craJgnJss~ ». Lors de la séance, Jacq ues D errida répète plusieurs fois : << t 1. P. de Man, <<Excuses (Confessions) », da11s Allegorie_s of Reading, op. cit., p. 280
que Je cr;ugmsse_de m excuser en ce qui est co nforme à la vérité» et inscrit certe ph ras [(c'est Paul de Man qui souligne); trad. fr. , p. 335. (NdE)] .
au tableau. (NdE) 2. P. de Man, <<Excuses (Confessions)», dans Allégories de la lecture, op. ctt., p. 353.
3. Voir supra, p. 345 sq. (NdÉ)

.8
81
1 l XI I M il.. 1:. N :t:.
LE I'A RJ 1 1~ ET LE 1 AR I N

des fautes t d in li niL do nt il se ra question aussitôt a~ r , d


du ruban. Comme si, pour reprendre 1' exemple du dictionnaire
indignités de quelqu' un qui déc~~re: «S~ je ne va~ pas mteux,_au
que j'ai cité tout à l'heure, de Man craignait que le ruban ne fût
(ou fût) déjà vieux ou qu'il craignît 1 au contraire qu'il fût ou ne
·
motns ·
Je su1·s autre» et aJ·oute qu tl ne salt pas« [s]tla
, .nature
, 1 a bt
,
n
ou mal fait de briser le moule dans lequel elle rn a J~tte » , c_est-
fût« trop jeune».
à-dire a laissé son exemple sans imitation et reproducuon posstble.
Quelques remarques préliminaires sur cette première occurrence
du «m'excuser». D'une part, l'impératif auquel Rousseau semble
Il ne le sait pas, mais le lecteur, lui, jugera:
ici tout soumettre pour justifier le geste qui consiste à s'excuser, à
1 Je forme une entreprise qui n'eut jamais d' éxemple, et dont l' exé-
ne pas avoir peur de s'excuser, même s'il ne réussit pas à le faire .' n' aura pot' nt d'imitateur · Je veux montrer à mes semblables un.
de façon convaincante, c'est, plus que la vérité même, plus que cunon
homme dans toute la vérité de la nature; et cet homme, ce sera moL
la vérité en soi, son engagement devant la vérité, plus précisément
2. Moi seul. [ ... ] .
son engagement assermenté d'écrire de façon vérace et sincère. 3. Que la trompette du jugement dernier [voil~ 1~ com~arut! on
Ce qui compte ici, c'est moins la vérité en soi que le serment, à devant le« dernier mot »] sonne quand elle voudra; Je ~~~ndrat ce !Jvt
savoir l'engagement d'écrire de telle ou telle façon ce livre-ci, de le , la main me présenter devant le souverain juge. Je dual hautem . ne:
signer conformément à une promesse, de ne pas trahir en parjure :oila ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus 2.
la promesse faite au début des Confessions, en tout cas à l'ouverture
du «Livre Premier» des Confessions, qui n'est pas, j'y viens tout de Cet engagement au futur, envers le futur, cette promesse,
suite, le commencement absolu de l'ouvrage. (2 Je n'en rappelle que serment juré (au risque du parjure et donc en_ promettant ~e n_
quelques lignes et vous renvoie à la lecture de toute cette première · · arJ·urer) il est pris de façon exemplaire, tl se veut, se declar
Jamats p , al '
page du «Livre Premier», page à la fois canonique· et extraordinaire, . à la fois singulier, unique et exemplaire (de façon ,a~ ogue a ce qu
dont la première version fut beaucoup plus longue, mais c'est une fit Augustin dans un geste plus ex~liciteme~t chreuen; et R~ussea~1
immense petite page qui appellerait plusieurs séminaires à elle ' d ' D'teu il invoque Dieu, tl le tutme comme Augustm, et tl
s a resse a , d · ,
seule, comme aux réactions qu'elle suscita (cf notes de la Pléiade 3) ne s' ad resse a' ses semblables que par l'intermédiaire e. Dteu, a ,ses
et où la scène du serment à ne pas trahir, de l'engagement perfor- semblables qu'en tant que frères, c'est-à-dire fils de Dteu; 1a scen
matif à ne pas parjurer ou abjurer, me paraît plus importante que reste fondamentalement chrétienne).
la dimension théorique ou constative d'une vérité à révéler ou à Cet engagement au futur, disais-je, cette promesse, ce se_rmet~ t
connaître- je souligne ce point pour marquer une fois encore que · , (au risque du parjure et donc en promettant de ne }ama1s
le critère par lequel de Man distingue la confession de l'excuse, Jure l , ' d' , 1 c
parjurer), il est pris de façon exemp aire, c est-a- ue a. a tots po
ur
comme un moment épistémique d'un moment apologétique, me · 1 ( Mot· seul» ' et Rousseau insiste et sur sa solitude et sur
mot seu « .
paraît problématique; en tout cas, le moment dit épistémique, de son ·tso 1emen ta' J·amais ' sans exemple, sans précédent .et sans . sutte,
connaissance, de vérité ou de révélation, dépend déjà d'un perfor- sans imitateur) : à la fois pour moi seul, donc, mats a_usst pour
matif de promesse, la promesse de dire la vérité, y compris la vérité tous les autres à venir; car c'est un «sans exemple» qm, comme
· rs se veut exemplaire et donc répétable; car Rousseau ne va
tOUJOU ' d d ' fi J
l. Dans le tapuscrit, Jacques Derrida avait écrit: << [ ... ]le ruban ne fusse (ou fusse) plus tarder à appeler les autres, avec un accent e e et un appe
déjà vieux ou qu'il craignisse». Dans la version parue dans Papier Machine (op. cit.,
p. 119), il a corrigé << craignisse>>par <<Craignît>>, mais a gardé<< ne fusse (ou fusse)>> . (NdÉ)
2 . Cette parenthèse ne se ferme pas dans le tapuscrit. (NdÉ) 1. J.-J. Rousseau, << Livre Premier>>, d ans Les Confessions, op. cit. , p. 5. (Nd É)
3. Voir B. Gagnebin et M . Raymond ,<< Notes et variantes>>, dan s ] .-]. Roussea u,
Œuvres complètes,!, op. cit. , p. 123 1, note 2 . (Nd É) 2. Ibid. (NdÉ)

8
.8
1 1 Il l', N :tl.
I. E 1 Al J Il. !\ 1\' 1' LE PAR I )N

.. . . 1 nt il s ra question aussitôt apr ' d


du ruban. Comme si, pour reprendre l'exemple du dictionnair d fa utes t d t n 1r '" 1 . . . u
indignités de q u lq u' nn qui d éclare: « St Je ne va~ pas tmeuxb. a .
que j'ai cité tout à l'heure, de Man craignait que le ruban ne fûc
moins je suis autre » et ajoute qu'il ne sait pas « (s) \la .nat~tr~ a , ten
(ou fût) déjà vieux ou qu'il craignît 1 au contraire qu'il fût ou ne
ou mal fait de briser le moule dans lequel elle rn a J~tte » ' c·~~t­
fût« trop jeune».
à-dire a laissé son exemple sans imitation et reproductwn posst e.
Quelques remarques préliminaires sur cette première occurrenc
du« m'excuser». D'une part, l'impératif auquel Rousseau semble
Il ne le sait pas, mais le lecteur, lui, jugera:
ici tout soumettre pour justifier le geste qui consiste à s'excuser, à , · · d'' mple et dont l' exé-
1. Je forme une entreprise qui n euqamats ex~ , hl hl
ne pas avoir peur de s'excuser, même s'il ne réussit pas à le faire . , a pot' nt d'imitateur. Je veux montrer a mes sem a es un
cunon n aur ·
de façon convaincante, c'est, plus que la vérité même, plus que , . ' d la nature . et cet homme, ce sera mot.
l
homme dans toute a vente e '
la vérité en soi, son engagement devant la vérité, plus précisément
2 Moi seul. [... ] 1 ·
son engagement assermenté d'écrire de façon vérace et sincère. . n. e la trompette du J.ugement dernier [voilà a com~arut~on
3 · '<-u d · · d cehvr
Ce qui compte ici, c'est moins la vérité en soi que le serment, à devant le« dernier mot»] sonne quand elle vou ra; Je ~~~n rat .
savoir l'engagement d'écrire de telle ou telle façon ce livre-ci, de le à la main me présenter devant le souverain ju~e. Je dual hautement .
signer conformément à une promesse, de ne pas trahir en parjure voila ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que Je fus2 .
la promesse faite au début des Confessions, en tout cas à l'ouverture
du «Livre Premier» des Confessions, qui n'est pas, j'y viens tout de Cet en agement au futur, envers le futur, cette promesse, c
suite, le commencement absolu de l'ouvrage. (2 Je n'en rappelle que serment ?uré (au risque du parjure et donc en promettant ~e n
quelques lignes et vous renvoie à la lecture de toute cette première jamais p1rjurer), il est pris de façon exemplaire, il se veut, se, decla~:
page du« Livre Premier», page à la fois canonique·et extraordinaire, . à la fois singulier, unique et exemplaire (de façon ,a~alogue a ce q
dont la première version fut beaucoup plus longue, mais c'est une fit Augustin dans un geste plus explicitement chreuen; et R~ussea~
immense petite page qui appellerait plusieurs séminaires à elle s'adresse à Dieu, il invoque Dieu, ille tutoie c~n:~e Augu~tm,,et l
seule, comme aux réactions qu'elle suscita (cf notes de la Pléiade 3) ' d à ses semblables que par l'intermedwre de Dteu, a ,ses
ne s a resse , , d' fil d D · . la scene
et où la scène du serment à ne pas trahir, de l'engagement perfor- semblabl es qu ' en tant que frères ' c est-a- ue s e teu'
matif à ne pas parjurer ou abjurer, me paraît plus importante que reste fondamentalement chrétienne).
la dimension théorique ou constative d'une vérité à révéler ou à Cet engagement au futur, disais-je, cette promesse, ce se.rme~t
connaître -je souligne ce point pour marquer une fois encore que ·uré (au risque du parjure et donc en pr~me,tta~t ~e ne !arnats
le critère par lequel de Man distingue la confession de l'excuse, J . ) il est pris de façon exemplaire, c est-a-due a la fms pour
comme un moment épistémique d'un moment apologétique, me mot se
'c
p. aq.ureulr M .
« ot seu »,
l et Rousseau insiste et sur sa solitude et sur
.
paraît problématique; en tout cas, le moment dit épistémique, de son isolement à jamais, sans exemple, sans précédent .et sans. sutte,
connaissance, de vérité ou de révélation, dépend déjà d'un perfor- sans imitateur) : à la fois pour moi seul, donc, mats a.usst pour
matif de promesse, la promesse de dire la vérité, y compris la vérité tous les autres à venir; car c'est un «sans exemple » qut, comme
tou· ours, se veut exemplaire et donc répétable; car ~ousseau ne va
l. Dans le tapuscrit, Jacques Derrida avait écrit: << [ ... ]le ruban ne fusse (ou fu sse) pl~ tarder à appeler les autres, avec un accent de defi et un appel
déjà vieux ou qu'il craignisse>> . Dans la version parue dans Papier M achine (op. cit.,
p. 119), il a corrigé <<craignisse •• par « craignît ••, m ais a gardé« ne fusse (ou h.ISSe) >>. (NclÉ)
2. Cette parenthèse ne se ferme pas d an s le tapuscrit. (Nd É) ,1', · · 5 (NdÉ)
1. J.-J. Rouss_eau, <<Livre Premier», dans Les Con;esszons, op. ett. ' P· . .
3. Voir B. Gagnebin et M. Ray m o nd ,« N otes et va rian tes>>, d a ns J .-J. Ro uss a u,
Œuvres complètes, !, op. cit. , p. 123 J , no re 2. (N d É) 2. Ibid. (NdE)

383
.8
LI·: PARJURE ET E PA l 1 N

, 1
r·à l'imitation' à la co mpasswn,
·
a a communauté et au partage d' d ire) pour rappeler que rte ouverture n'est qu'une quasi-ouverture
impartageable, comme s'il les appelait non seulement à . . i
~a n~ture a bien fait de briser le moule dans lequel elle l'a · Jt~g ~ dans la forme finale de l'œuvre. Elle est précédée d'une autre petite
1

a faue 1 , Je e matu page, plus petite encore, et sans titre, comme un avant-propos, un
qu~ ~e m~u e n ait pas été à jamais brisé; et cet appel au X'
avant-premier mor qui appellerait lui aussi une analyse infinie, mais
autres et a 1_ avenir appartient au même temps, au même instant
dont je devrai me contenter de noter une ou deux petites choses.
t~~le << M?1 se~», le_ << seul » portrait de <<qui existe et qui pro ba- Q ue fait cet avant-premier mot des Confessions, qui ne se trouve
1
, ent existera Jamais >> (ce <<probablement>> dit tout l'aléatoire,
que dans le manuscrit dit de Genève, écrit d'une écriture différente
l_espdace ou le temps non probable, improbable, donc livré à I'incer-
tltu e ou au pari l' 1 . de celle des Confessions (<<plus grosse et [plus] lâche 1 », disent les
- b ' espace ou e temps vmuels ou incalculables du éditeurs de la Pléiade dans une note que je vous invite à lire car elle
f,eut-etr~ ~ solu dans lequel la contradiction entre le sans-exemple e
concerne le corps matériel de l'archive ou des événements textuel
exemp aue v~ pouv?ir s'insinuer, se glisser et survivre, non pas se
qui nous importent ici)? Cet avant-premier mot annonce, repèr
surmdo_nter mals survivre et durer comme telle, sans solution mais
sans 1sparaître aussitôt2) : ' ou anticipe les premiers mots des Confessions, certes (on y lit n
effet, dès les premiers mots: «Voici le seul portrait d'homme, peine
exactement d'après nature et dans toute sa vérité, qui existe et qui
Etre éternel, rassemble autour de moi l'innombrable foui d
probablement existera jarnais 2 »). Mais cette petite phrase qui est à
~e~bl~b~es: q~_'ils éco~tent mes confessions, qu'ils gémisse:t d: ::s peu près la même, qui a le même sens que le premier § du «Livre
~n Ig~ues, _qu Ils rougissent de mes miséres. [Donc, tout le monde
e;raul avl_oir honte et avouer avec lui, pour lui, comme lui, pourvu Premier », à la page suivante, voilà qu'elle est suivie de tout autr
qu on e Ise. et le comprenne.J Que ch acun d,ecouvre a, son tour son chose, à savoir d'un appel à quiconque serait en mesure de le fair ,
cœ~r aux pieds de ton trône avec la même sincé~ité [ce qui corn te de ne pas détruire ce document, cette archive, ce subjectile, le support
c~ ~ :st donc pas la vérité objective, référée au-dehors, mais la véra~ité de cette confession- littéralement un «cahier».
refe~ee ~u-dedans, à la disposition intérieure, à l'adéquation entre ce Cette fois, donc, voilà que quelque chose précède et conditionne
qu~ Je dis et ce ~ue j'~ p~nse, ~ême si ce que je pense est faux]; et puis la confession même, et même le serment en principe infini qui
q~ un ,seul te dise, s Il 1ose: F fus meilleur que cet homme-là [formule lui-même assure la condition performative de la vérité. Ce qui
tres frequente chez Rousseau, voir la note de la Pléiade à ce sujet] 3_ précède et conditionne la condition performative des Confessions,
c'est un autre serment performatif ou plutôt un autre appel perfor-
de~~:s.qu: j'en suis à citer cette ouverture comme acte performatif matif conjurant les autres à prêter serment, mais cette fois au sujet
Juree,, ~omme serment, promesse à ne pas parjurer plutôt ue d'un corps, d'un «cahier», de ce «cahier», de ce corps-ci en un seul
comm~ expenence de type cognitif ou épistémique, j'en profite (p!ce exemplaire authentique, un exemplaire capable de se reproduire,
que ce a sera plus tard de grande importance pour ce que je voudrais mais d'abord réductible à un seul exemplaire original et authentique,
sans autre exemple ou exemplaire, le corps de papier, un corps de
1. J.-]. Rousseau, Les Con'èssions 'P · ( , papier destructible, effaçable, vulnérable, exposé à l'accident, à la
(NdÉ) 'JO ' o . at., p. 3 c est Jacques Derrida qui souligne) .
mutilation, à la falsification ou à la vengeance. Rousseau va conjurer
(N~~)Nous fermons ici la parenthèse ouverte six lignes plus haut dans ce paragraph e. (c'est son mot, car je le disais à l'instant, c'est encore un appel, un
3. J.-]. Rousseau, << Livre Premier>> dans Les C ,t; . . ' autre performatif, un autre recours à la foi jurée, au nom «de mes
Jacques Rousseau qui sauli ne) Pour ' on<~stons: op. ctt., p. 5 (c est Jean-
1
Derrida, voir B. Gagnebin! M. R a ndoreNde la PieJa~e a laquelle renvoie Jacques
,t; . · aymon ' « ores et van antes, dans J J 1)
Les ConJemons, op. cit. , p. 1232-1233, nore 6. (NdÉ) ' .- . \.OLLssea u, 1. Ibid., p. 1230, note 1. (NdÉ)
2. ] .-] . Rousseau, Les Confissions, op. cit., p. 3. (NdÉ)

4
l XI •. M l'. s •,i\N : tè
LE l'Al J U RE E'J' LI·: JlJ\ 1 1 N

" ·'-· d., m n caractére qui n'ait pas été d figur


malheurs», «par mes malheurs», dit Rousseau, mais aussi «au nom seu1 et irrem.pla ab l 1 Su
• 1
par mes ennemiS ·
de toute l'espéce humaine»), il va conjurer les hommes inconnus
de lui, les hommes du présent et de l'avenir, de ne pas «anéantir >> . . d oursuivre cette citation, que cette page
son ouvrage. Ce «cahier», qu'il confie aux générations futures, il Il faut noter tel, avant e P . d' , sune copie du manuscrit
, , , bl"' 'en 1850 mats apre
est à la fois «unique» et, en tant qu'archive originale, c'est le «seul qui n a ete pu 1:e q~ ' ar Du Pe rou, cette page appar-
monument sûr 1 ».Ce document, ce cahier est un« monument» (avertir dit Moultou executee en 1780 ~ . . y à tant d'autres choses
doute par son msptrauon , d
et rappeler sous la forme d'une chose exposée dans le monde, chose rient sans auc~n Rousseau écrivit après l'Emile quan
à la fois naturelle et artefactuelle, pierre ou autre substance). Je lis analogues et bten connu:s_q~~ fût tombé aux mains des jésuites
ceci qui vient juste après la première phrase, celle qui est à peu près il se mit à craindre quel ~ml t ne , appelle vite son délire de
· lu le muu er· et ce qu on
équivalente au premier § des Confessions: qui auratent vou ' l et comme tant de text ·
, . , t fixé comme vous e savez
persecuuon s es ' d . u des exemplaires originaux,
1 destin es manuscnts o d
Qui que vous soyez que ma destinée ou ma confiance ont fait l'arbitre l'attestent, sur e . l e sorte (Rousseau juge e
du sort de ce cahier [je souligne: ce cahier-ci, déictique, qui n'opère de l' archi-archive aut.he~uqdue, e? ,;:et~~rit 1776 (je vous renvoi
T T 1772 Hzstotre u prece n , Ka uf
que si le cahier en question n'a pas été détruit 2 , <pas> déjà détruit], ;ean;aques, , mar uables chapitres que Peggy m .
je vous conjure par mes malheurs, par vos entrailles [il faudrait en particulier, sur cela, ~ux rRe q -l' dans son livre Signatures2'
, Rousseau a ce ousseau a,
analyser cette série de choses au nom desquelles il jure et garantit consacre a ' .-
cet acte de jurer ou de conjurer: il adjure, il jure en appelant les Galilée, 1991]). d" . comme le «tot ou tard »
autres à jurer avec lui, il les conjure 3 - mais nous n'en avons pas le La fin de c~tte pa~~: de c~t~~ ac~%~~7~ traite sur l'avenir qu'il
temps], et au nom de toute l'espéce humaine [là, le garant au nom que nous avwns dep ana Y ' . . u temps où aucun de ceux
de quoi Rousseau jure, conjure, adjure, appelle à ne pas abjurer, est f · · éférence exp 1tote a
en~age, att aul~s\ ~:;:r adJ. urer, conjurer ainsi ne seront plus en vie:
quasiment infini: après «mes malheurs» et «vos entrailles», c'est le qlll sont appe es a J ,
tout de «l' espéce humaine», passée, présente et à venir] de ne pas
' de ces ennemis implacables, cesse'Z.
anéantir un ouvrage unique et utile, lequel peut servir de prémiére Enfin fussiez-vous vous-meme un as votre cruelle injustice
piéce de comparaison pour l'étude des hommes, qui certainement de l'être envers ma cendre, et ne po~tez P 1 r ) 3
est encore à commencer [donc, bien qu'unique et me concernant . , tems ou ni vous ni moi ne vtvrons Pus L·.. .
JUsqu au
moi seul, il est exemplaire pour l'étude des hommes en général,
une étude à venir dont ce document sera l' archi-archive instituante, . , ent ui suit consiste à appeler ces autres à
La logtque del argum ~ l de'trut·re non pas seulement
comme le premier homme pris dans un ambre absolu], et de ne ah . , ' gager a ne pas e '
sauver ce c ter, as en d , -mêmes présentement, au
pas oter à l'honneur de ma mémoire le seul monument [je souligne l' . · pour se ren re a eux ' l
«seul», car s'il est exposé, ce document monumental, c'est qu'il est pour avemr r_nats ld l b nté et de leur générosité, p us
moins le témotgnage acrue e eur o

1. C'est Jacques Derrida qui souligne. (NdÉ)


2. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute : «parce que si on détruit le cahier, on ,t:, . ·r 3 (c'est Jacques Derrida qui souligne).
1. J.-J. Rousseau, Les Con;esswns, op. ct. , P·
détruit le déictique. Il dit "sauvez ce cahier", mais évidemment vous ne pourrez entendre
l'ordre de sauver ce cahier que si vous le sauvez! Si vous le détruisez, il n'y aura plus de (NdÉ) . p· . On the Institution ofAuthorship, Lincoln ,
déictique. Qu'est-ce que c'est que l'archive d'un déictique ?>> (NdÉ) 2. VOJ· r Peggy Karnu f, Szgnature . zeces
'' d · I h · p ress, 1988
Corne\1 Universtty .. '·
. . P ·ess 1983. ree ., t aca, . Gal' \ , Il
3. Lors de la séance, Jacques Derrida précise : << Il les conjure au nom d e " me N ebraska Un tv · rs•ry 1 , , , d f C laudette Sartiliot, Pans, • ee, co .
Signatures ou. L'in tit?t.tion de Lauteur, ~ra . .r.
malheurs", et c'est ça qLti va garantir le se rm ent, ou bien de "vos entrailles", c'est-à-dire
·los 1 lli n ·ff t », 1 9 1. (Nd E). .
« La J h '
Ë
de votre cœur, n'est-ce pas, on a co mm enté les mo ts "entrailles", " miséri co rde", rou te 1 . r ·, ,~·. fi, lor1, op. ctt., p. 3. (NL)
- ..

la sémantique du cœur et de l'entraili e.» Voir supr-a, p. 186- 188. (Nd É) 3. J.-J. 1 uss • u. · "' .
LL·: l' t\ 1 J 1 1 ~ E'l' l, l\ l' 1 1 N

Si tant est que 1 mal qui s'addresse à un homme qui n'en a jamai 2
1
précisément le témoignage d' avo1 . . r su n pa e d , fait [moi), [.. .],puisse porter le nom de vengeance • [Commenter .]
su substituer un mouvem ent d e compréhen . v· nger- d one d av0
. '
e réconciliation voire de
'
d ,
par on a une lo .·
swn, de compa 1 1 11.
d Je note en passant (mais j'aurais pu consacrer un développement
et de la vengeance Bt' . gique e a rétorsi0 11
· en que tout so t ' d ' ·d abyssal ou sans fin à ce phénomène d' archivation) que le document
dans l'avenir où ni vous nt· . l a eCJ er pour l'aven i•.
b, , us a, vous pouvez cf(\~
. mm ne serons pl , l' . le cet avant-premier mot, cette petite page, qui appartient donc au
aujourdnui tirer avantage .
' . . , retuer un enefice . manuscrit dit de Genève, a subi un traitement archivai qui mérite
e antiCipation actuelle d fi , . ' un gam au présent
d' l e ce utur anteneur ' . d notre attention. D'une part, il se trouve sur un feuillet qui a ét
es maintenant vous regard f: . ' a savou e pouvoi•
d' er en ace vous al h «coupb) (c'est le mot 3 des éditeurs des Confessions dans la Pléiad ,
es cet instant-ci de ' mer et vous onorc•.
d ' ce que vous aurez f: ·t d
Voilà la chance présente q Ul. vous est ouert ~ emam d'
·
pour
·
,
1avenir.
d'h .
Gagnebin et Raymond:«[ ... ] le feuillet a été imparfaitement coup
à peu près à mi-hauteur 4 )), disent-ils); et, d'autre part, à mêm
vous me lisez et m'entendez, Sl. vous ve11le . e es aUJOUr Ul si 5
ce «cahier»: vous hon . z sur ce manuscrit, sur même feuillet, on peut apercevoir les « traces)) (c' est encore lem c
orer, vous atmer vo d ' . des éditeurs) d' « une douzaine de lignes)) supplémentaires qui on.
e ce que vous aurez e'te' b . , us ren re temmgna ('
dŒ on «au moms u b . C été effacées, mais restent comme les traces de l'effacement, et don
ouerte, c'est aussi un p . 1 . ne ots )). ette chanc('
an, une og1que et , . d demeurent, mais comme traces illisibles («La page devait comporter
en pariant sur l'avenir pou l' . d une economie u pari :
' r avenu e ce ah' encore une douzaine de lignes dont on aperçoit des traces, 6mai.s 1
tous les coups puisque vous . c ter, vous gagnez;\
' en retirez un b' 'fi · 'd' feuillet a été imparfaitement coupé à peu près à mi-hauteur ))).
e témoigner à vos propres yeux d e votre bont' ene ced'tmme · lat,
· .celui
d qui confirme bien la vulnérabilité, l'effaçabilité du document, d'un
onne image de vous tout d . e, avou amsJ un~.·
b ''1 e suite, sans attendre t d' . . archive aussi précaire qu'artificielle, et en ce lieu même où le signa-
qu 1 arrive dans l' avent'r · (Logtque . · ' de en 1 JOUlf quoi
or~ue
et écon taire met en garde, appelle, conjure, prévient contre le risque de ce
saurait être exagérée pour tous nos cale 1 ont a portée ne 7
qui viendrait, comme il dit, «anéantir [cet] ouvrage )). Même si c'est
temps, à l'avenir et à la survie à l'œu~rs et t~u,t notre rapport au
[Développer 11)) A . ' c . e et a 1œuvre du temps. lui qui a effacé ces douze lignes supplémentaires et coupé la feuill ,
· u moms une 101s 1 1 R cela démontre a priori qu'il avait raison de s'inquiéter: le document
chance que J. e vous offre et v . ' eur ance ousseau, voilà h
, ous conJure de sai · c · '
pas eté coupables et sir, une lOts vous n aurez
. , vous pourrez vous p d .
moms une fois vous n'aure A ar onner, ou mieux, au
' z meme pas vi t 11 ' d l. J.-J. Rousseau, Les Confessions, op. cit., p. 3. (NdÉ)
2 . Lors de la séance, Jacques Derrida commente: «Là, il en rajoute, n'est-ce pas :
pardon ou à vous faire pardon d' . [ _ue ement a emander;
sont les mots de Rousseau nalerf: . avou att le mal, d'avoir été, . "vous pourrez vous pardonner de ne pas vous être vengés et d'ailleurs vous n'aviez à
'«ffi a1sant et · d' ·f J vous venger de rien puisque je ne méritais pas ... Enfin, si vous pensiez que vous pouviez
souligner les modes temp ore s et le «au mol v_m Katic )) ., edvais don vous venger, au moins vous pourrez, en ne le faisant pas, en vous dispensant de le faire,
n de l'avant-pre .
1 ns une lOts)) ans cett avoir une bonne image de vous, à rous les coups" .» (NdÉ)
fi roter mot: 3. Dans le tapuscrit, Jacques Derrida avait écrit: «ce sont les mots ». (NdÉ)
4 . B. Gagnebin et M. Raymond, «Notes et variantes», dans J.-J. Rousseau, Œuvres
[... ]jusqu'au tems ou ni vous ni moi ne . complètes, op. cit., p. 1230, note l. (NdÉ)
puissiez vous rendre au rn . c . l vtvrons plus; afin que vous 5. Dans le tapuscrit, Jacques Derrida avait écrit: «ce sont». (NdÉ)
, ' oms une lOts e nobl , . ,
ete genereux et bon quand v . e temOignage d avoir
A 6. B. Gagnebin et M. Raymond, «Notes et variantes», dans J .-J. Rousseau, Œuvres
ous pouvtez etre malfaisant et vindicati f:
complètes, op. cit., p. 1230, note l. (NdÉ)
7 . J.-J. Rousseau, Les Confessions, op. cit., p. 3. Lors de la séance, Jacques Derrid a
ajoure:« C'est parce qu'il sait que cet ouvrage est falsifiable, qu'on peur le couper, qu'on
'1. Lors de la. séance ' J acques D ernda
. commente. ' C' , d' peut l' [a. r, qu 'on p ·ur 1 détru ire en entier, qu'on peut le recomposer, etc. O n n
qu on peut retirer de ce calcul sur l' . C' . ' est-a- Ire le bénéfi ce imm édjaL
' 1 avemr est un p f , sait pas si un di 1 I ·n · d'o rdinateur aurait aggravé ou résolu ce problème.» (Ndf.:.)
c est e pari qui engage ce fantas me ou . f ur. an tas me, naturellement, ma.i
un antasme qui engage le pari .>> (NdÉ)

89
88
ll!Xll ' 11• • 1 N :1'.
L E 1' 1\ I ~ J U I ,. ET L 1 P/\ 1 !) N

a on 6 sion 1que je viens de faire,


r nd m nt cl an li li •
J'ai· Pro éd · · .
d'archive est vulnérable, transformable, al térabl , voire des truc ti ble . ., e ici allié la nolfceur de mon
etl'on ne trouvera ur ment pas que J ay p .. , .
ou falsifiable. Son intégrité et son authenticité sont, dans son corps forfait. Mais je ne remplirois pas le but de ce livre ~~ Je ~ ex?osoJs
même, dans son corps propre et unique, d'avance menacées. Songez , e tems mes dispositions intérieures, et que Je cra~gmsse de
• ) ' l' • l' • ' en mem , ,. ,
mamtenant qu apres ces penpeues, ces apres-coups, ces recomposl- 0

m'excuser en ce qui est conforme a la vente.


tions, ce petit document qui se présente comme le seul« monument
sûr» mais qui aurait pu ne pas être là, le voici maintenant en tête
Il enchaîne:
des Confessions, avant l'exorde et l'auto-présentation en forme de
promesse exemplaire s'adressant à la fois à toi, « Etre éternel», et à amais la méchanceté ne fut plus loin de moi que d~ns ce ~ruel
vous tous, la «foule de mes semblables». Le «je vous conjure» de ~ornent, et lorsque je chargeai cette malheureuse fille, Il est bJ~ar~e
ne pas «anéantir» ce «cahier» est non seulement un avant-premier . '1 . mon amitié pour elle en fut la cause. Elle etolt
mais 1 est vrai que . · , ff ·
mot, c'est une veille performative du premier performatif, un archi- résente à ma pensée, j e m 'excusai sur le prémier obJet ~Ul s o ~lt.
performatif avant le performatif, le performatif qui concerne le }e l'accusai d'avoir fait ce que je voulais faire ~t de m avoir donne le
support et l'archive du performatif de la confession. Et il concerne ruban parce que mon intention étoit de le llll donner 1.
donc le corps même de l'événement, le corps archivai auto-déictique
d , algré la proximité
qui devra consigner tous les événements textuels engendrés comme Cette seconde occurrence u « s excuser », rn . l 11 e
et par Les Confessions, Les Rêveries ... , Rousseau juge de jean jaques et dans le texte et l'analogie sémantique ou grammauca e, e es
autres écrits de la même veine. L' archi-performatifet donc l' archi- rapporte à un tout autre objet ou à un tout au~re temps) qLue
· · · se de rn excuser » . a
événement de cette séquence adjurent de sauver le corps des inscrip- la remière occurrence ( «que Je craigms . ,. ' .
tions, un «cahier» sans lequel la révélation de la-vérité elle-même, r~mière occurrence est la dernière dans le temps, pmsqu d s aglt
si inconditionnelle, vérace, sincère soit-elle en sa manifestation ~e s'excuser en écrivant Les Confessions. La seconde ~ccur~~nce
promise, n'aurait aucune chance d'advenir et serait compromise à . , temps antérieur: ce que fit Rousseau, ce JO Ut- a, en
renv01e a un · ndre de
son tour. Peut-être y a-t-illà, je me contente de le noter en passant, accusant Marion. Autrement dit, Rousseau ne veut pas cral i il
mais cela mériterait de longues et prudentes analyses, une différence s'excuser dans Les Confessions en racontant comment et p~urqu~ d
historique entre ces deux Confessions que furent celles d'Augustin et s'est déjà excusé, tant d'années auparavant, a~ mome~t ~·vo u
de Rousseau, quelle que soit la filiation chrétienne qu'ils partagent, ruban. Sans trop fo~cer les choses, on pourrait pe~t-e~re due que
sans doute, de façon d'ailleurs fort différente. Pourquoi est-il difficile le remi er «s' excusJr » (premier événement dans l or re . u texte
d'imaginer ce protocole archivai au début des Confessions d'Augustin? de; Confessions, dan~ le temps ou la séquence des Confibe:swns) est
Voilà une question qui mobiliserait et exigerait d'articuler entre elles . , cuser >> au suJ· et du second « s'excuser », Ien que ce
un premier « s ex . , t, d ans le réel comme on d'It, prem ier ·, il
beaucoup de problématiques de styles différents. « s'excuser » se cond at t e e, ' ' t d'abord
fut un événement antérieur dans le temps. Ro~sseau. ses '
B) 1 Peut-être vous souvenez-vous que nous étions en train de excusé sur le premier objet qui s'offrit et il do tt mamtenant,, e t~~
re-citer les deux occurrences du «s'excuser» de Rousseau dans le même l'avenir sans crainte, s'excuser au sujet de cette excus~ passee.' ,
dernier § du second livre des Confessions. La deuxième occurrence du , . d de s'excuser au suJ· et d'une faute qUI a consiste
devra ne pas cram re ' 'l A •

«je m'excusai» suit la première de quelques lignes. Après avoir dit: E ·1 ient d'ailleurs de reconnam e qui
à s'excuser en mentant. t 1 v

l. J.-J. 1 ous 3 LI . « Livr e Se o nd », d ans Les Confessions, op. cit., P· 86 (c'est j acq ues
1. Dans le tapuscri t, o n li t: « A >>. V o ir suprct, p. 379, po ur la parti «A » q ui o n erne
D erri dn q ui , Oll llp,n ·) . (N d(~)
la premi ère occurrence du «s'ex use r ». (NdÉ)

0
L I ~ l'Al J 1 lL ET 1 1 lU N ll i XIIUvi J( . ï~. AN ; 1 ~

risque d'être moins convaincan t avec l'excuse 2 qu'avec l'excus 1. M ais l'usage d' un v abulair de la co ntingence («le pr mier obj r
(Commenter 1 ?) qui s'offrit») dans un argument de nature causale est frappant t
. Parven~ à ce point de mon rappel, et dans le temps qui m e rest - perturbateur, [... ]) 1•
Je voudrais vous soumettre quelques hypothèses, c'est-à-dire deu:x:
ou trois interprétations dont j'assumerai la témérité ou l'impru- Cette articulation désarticulable d'allusions à la contingence, au
dence performative. «presque inconsciemment», non seulement au discours de l'autre
Bien que de Man ne traite pas de ce couple d'excuses, de cett · mais au «fragment du discours de l'autre», au discours de l'autre
excuse au sujet d'une excuse, de la façon dont je suis, moi, en train comme discours fragmenté, donc mutilé, à demi effacé, redistribué,
de le faire, je prendrai le risque d'affirmer, en tentant ensuite de déconstruit et disséminé comme par une machine, cette articulation
le démontrer (ce que je ne suis pas sûr de réussir pleinement à désarticulée d'allusions, dans ce passage, se trouve relayée, dans to ut
faire aujourd'hui) que toute son interprétation se tient entre ce le texte, par un très grand nombre d'occurrences de motifs analogu ,
deux temps, qui sont aussi deux événements et deux régimes du la machine, l'arbitraire, la mutilation, la prothèse, etc.
«~'excuser». D'ailleurs, il dit à un moment donné, quand il vien t Je ne trouve pas aussi «étrange» la construction de Rousseau q u
d aborder la seconde phase de sa lecture, celle qui l'intéresse le plus, ne le dit de Man par deux fois (relire) (j'ai dit pourquoi au suj c
« [n]ous ~;ons en ~ait omis de c~tte le~t~re l'autre phrase dans laquelle de l'explétif malencontreusement ajouté par de Man en français ·c
le verbe excuser est employe explicitement, cette fois aussi dans transmué d'avance en pure et simple négation en anglais; quant à
une construction un peu étrange; la singularité du "que J·e craignisse «sur le premier objet qui s'offrit», la chose est très claire en français
d
"e m '~xcuser_" se retrouve dans cette locution encore plus étrange: («en prenant le premier prétexte sous la main»), même si de M an a
Je rn excusai sur le premier objet qui s'offrit" (1, p. 86), comme raison de dire que cela peut faire penser en effet à« je me vengeai » ou
on dirait "je me vengeai" ou "je m'acharnai sur le premier objet qui «je m'acharnai sur le premier objet» - oui, ou aussi bien, dirais-j e,
2
s'offrit" . »(Lire la suite p. 344-345, angl., p. 288 0.) à« je me précipitai sur le premier objet qui s'offrit», «je me jetai sur
le premier objet qui s'offrit»).
La phrase est insérée, il est vrai, dans un contexte qui peut sembler J'aurais aimé relire avec vous, pas à pas, tout le texte de De Man,
confirmer la cohérence de la chaîne causale: « [ ... ] il est bizarre mais à chacune de ses étapes, mais nous n'en avons pas le temps, et vous
il est vrai que mon amitié pour elle fur la cause [de mes accusa- pouvez le faire sans moi, que vous suiviez ou non les premières
tions]. Elle était présente à ma pensée, je m'excusai sur le premier indications que j'ai proposées au cours des trois dernières séances.
objet qui s'offrit. Je l'accusai d'avoir fait ce que je voulais faire et Je devrai me contenter pour conclure provisoirement, disais-j e,
de m'avoir donné le ruban parce que mon intention était de le lui
de quelques hypoth èses ou interprétations. La première, c'est que
donner» (1, p. 86). Parce que Rousseau désire Marion, elle hante
tout ce que de Man analyse sur le texte de Rousseau, comme sur
son esprit et son nom est prononcé presque inconsciemment, comme
«le premier objet qui s'offrit», est constamment, comme le disent
par mégarde, comme si c'était un fragment du discours de l'autre.
clairement nombre de ses formules, en train de prendre le texte
de Rousseau (sur le «s'excuser», des Confessions aux Rêveries... )
.1. Lors de la séance, Jacques Derrida commente: <<Dans l'excuse 1, il a convai ncu comme un texte exemplaire, c'est-à-dire à la fois singulie r et
pwsqu'on l'a cru. Il a dit: "ça a marché"! Et ça a tellement bien marché qu'il s'est senri capable, selon la machine même qui se trouve ici décrite, de valoir
~oupable toute sa vie et, inversement, dans l'excuse 2 des Confessions, il vi ent no us dire : pour tout texte, pour, comme le disait de Man dans le chapitre
ça ne vous a pas convaincus", "au fond, ça n'a pas bi en marché". ,, (NdÉ)
2. , P. de Man, << Excuses (Confessions)», dans A l/éffories de la lecture O'f cit 34.0,.
(NdE) 6 ' · . , 1· .. .
l . lbid., J . ( ' st Ja ques D erri da qui soul igne) . (NdÉ)
1•1·: JI 1 tJ ' ~ ~ J·:·r I. Ti Pil 1 1 N

précéd ent sur J ontrat social N


'

~:
wrmu 1e performative as é ' qu « o u. appel - n-s t·exuJ
. 1 .. ,
(«définition » ncr ·p u ill m ' !:' ur to ut r xte ex mplai-
Ce «N sum c?mme teH - tqu j vu r 1 c•
ous appelons texte » surv.ren t, je le rappeJJe ·us .. ,. ·ment et mérony mi q u m nt (j di rnétonyrniquement, en tout cas
passage, que nous avons déjà lu o, '1 - ' J t apt no n métaphoriquement, car de Man nous explique ici le dépla-
«voler au texte las· 'fi . , u I est question du «vol » du . ment de la métaphore, y compris de la métaphore du texte,
rgnt catwn même ' 1 11
on n'a pas droit 2 (R . a aque e, se1on cet ' lt ·, .· u.rtout du texte comme corps, entre autres choses, j'y viens tout
» · 1
e 1re et comm 32
p. 269-270 (I, 2).) enter P· 3-324, an ~l. . le suite), alors cela vaut pour le texte de De Man, qui s'inclut
lui-même de lui-même dans ce qu'il« appelle » et« définit» ainsi.
Nous appelons texte [italiques d ] . , Autrement dit, et je crois que de Man n'aurait pas refusé cett
dérée dans cette double p ' ?ne toute entite qui peut être cons
, , erspecttve: comme un svstè . 1 onséquence, le texte de De Man peut et doit aussi être lu comm
generatif, ouvert et non re'fc' .1 ; , me figrammacJ :1
erenne et comme un texte politico-autobiographique, performatif, machinal, à la
par une signification transcendantale qui sub un_s~stemde gural fer.ll~c~
auquel le texte doit son . vertit eco e grammati :îl Fois confessionnel et apologétique, avec tous les traits qu'il vis>
donc] d , ,existence. La «définition» [entre guillem cç l.ui-même, exemplairement, sur cet objet qui s'offrit et qui s
u texte enonce egalement r· 'b'J' , ''
préfigure les récits all , . d Imp~ssi I ne de son existence ., nomme par exemple Rousseau (mais même s'il y a eu, pour d
egonques e cette Impossibilite' 3 Man comme pour Rousseau, d 'autres objets sur d'autres scènes,
Le passag ' 'dent montre clairement · ... ,
, e prece r·
1élaboration de 1 1 · que mcompanbdJte entrr on se demandera pourquoi Rousseau a consenti et souligné un
. ca IOn (1 a JUStice)
a OI et son appli t' . .
surmontée 1 ne peut êtr . tel privilège à l'histoire du ruban, dans la genèse des Confessions,
que par a trompene «S ' .
chacun», c'est voler au text 1 .. 'fi a~propner en secret ce mo r et pourquoi de Man le poursuit, voire le persécute, s'acharne sur
ce texte ' on n'a pas d fOit catiOn mAerne a' 1aque11 e, selon
· lee Ta signi• u1· · , · lui et dans cette trace-ci).
d' , , , Je partie Ier_qUJ detruit sa général'cé·
ou ce geste cache et trompeur j· ' ' On pourrait prendre beaucoup d'exemples destinés à montrer sans
"f 1 1
nai que e vo passera i
,Laccomp
. .
I «en secret », dans l'esp . -
ou
naperçu. a JustiCe est in)· uste [ ] L d' le moindre doute que le texte de Rousseau, si singulier qu'il soit, sert
gence entre la · . . · · · · a JVer-
grammaire et 1a signification référentiell ici d'index exemplaire. Index exemplaire de quoi? Du texte en général,
nous appelons la dimension figurée du 1 4 e est ce qu.
angage . ou plus rigoureusement (et cela fait une différence qui compte ici)
de - citation - «ce que nous appelons texte», comme dit de Man
J'ai commenté et interprété ces mots « N en jouant de l'italique, et de la «définition » entre guillemets qu'il
(texte en italiques) et ces ïl ous appelons texte »
dans Mémoires - Pour pgu~ demM.ets a~tour du mot «définition » en donne en mettant le mot «définition » entre guillemets, artifices
. au e an ' autour de 1 138 S. littéraux qui marquent à la fois:
ce1a vaut, SI ce qui est ici dit d " a p. . 1
e «ce que nous appelons" texte» 1) que de Maq assume le caractère performatif et décisoire de
1. P. de Man <<Prames (C
la responsabilité !, qu'il prend dans cette appellation et dans cette
p . 323. (NdÉ) ' ses ontrat social) », dans Allégories de la lecture, op. cit., «définition»;
. 2. Ibid. (c'est Paul de Man qui souli ne) L , et 2) qu'il faut être attentif à chaque détail de la lettre, la litté-
aJoure : <<Ce qui veur dire que la . 'fig . . dors de la seance, J acques D errida
d ... l . , stgnt canon u vol d l' . ralité de la lettre définissant ici le lieu de ce que de Man appellera
ep oca1tsee dans le texte sur le C .1 ' e usurpatiOn, se tro uv e
le ruban .>> (NdÉ) ontrat socza ' avanr de revenir d ans le rexre sur la matérialité. La littéralité de la lettre situe en effet cette matérialité
3. Ibid , p. 323-324 [( , p u1 d . non pas tant parce qu'elle serait substance physique ou sensible
4. Ibid, p. 323 (c'est; ~rd a e M~n qu~ souligne)._ (Nd É)]
5. Dans 1 . a_ e ~an qUJ soultgne). (NdE) (esthétique), ni même matière, mais parce qu'elle est le lieu de résis-
e rapuscnr, 011 lJt: << M emoires sur Paul d. M. .. .
-Pour Paul de M an, op. cit., p. 138 sq. (Nd É) c..e an>> . Yo 11 ) . Dernda, M emoir-es tance prosaïque (cf.« Phenomenality and Materiality in Kant » dans
Aesthetic Ideology où de Man conclut sur ces mots de «prosaïque

4
39
LE 1 A RJ 1 E 1('1' l. l ~ l' 1 1 N

1 1. tl' 1) Ill h r r d i sociaüve et in rga-


matérialité de la lettre 1 ») à toute totali aüon o rganique et sth · anribue à la l ur · . un · l . J ..' affecte non seulemen t la
. d , . . · au·1 ~ d , r 1 u at t l ,
tique, à toute forme organique. La matérialité en ques tion, il t 'till mque, es? rgan t < .' . -(bod) - comme totalité organique et

prendre la mesure de ce paradoxe ou de cette ironie, ce n'est pas UJW nature ma1s le co rp . p t pr :. le mot de «matière» n'y
chose, ce n'est pas quelque chose (de sensible ou d'intelligible), (' organisée. De ce pomt de vue, letl1 quo\ de « matérialité», dont je
. é ni même encore e rn
n'est même pas la matière d'un corps; comme ce n'est pas quelqu e solt pas prononc ' . , .al' té sans matière ou substance
chose, comme ce n'est rien mais que cela œuvre, ce rien dès lo r:- viens de dire qu'il désignardt ul ne m~t~aln. ~ de la lettre marque déjà en
, . ll nsée e a maten 1te
opère, il force, comme une force de résistance - aussi bien à la bell(' matene e, cette pe nous sommes en train
forme qu'à la matière comme totalité substantielle et organiqu -. silence le chapitre d'Allégories de la ~cture que t 'bue un rôle dét r-
. . ., iens dans un mstant, at n
C'est une des raisons pour lesquelles de Man ne dit jamais, mc de hre et qu1, J Y rev ,l . t'on aux défigurations, et
. d' mbrement a a mun1a 1 ' l
semble-t-il, «matière», mais «matérialité». Et en assumant, san. mmant au erne '. . l' , aux L'événement textu
qu'ille fasse lui-même, le risque de cette formule, je dirais gu comme à la contingence des s~g~~~n~ ::~e d~ la lettre. Je dis bien
c'est une matérialité sans matière, qui d'ailleurs s'allie fort bien ave est inséparable de cette maten lte or , ut a eler en u
une formalité sans forme (au sens de la belle forme synthétique e1 matérialité ou littér~ité formelle, ,c~r/e q~ ~~l ~:ut ;:feux dire la
totalisante) et sans formalisme. De Man, me semble-t-il, n'est pas guillemets et en itah~ues _le «;a;er:::;;alité par de Man- ne va
plus, dans sa pensée de la matérialité, matérialiste que formaliste. JI renommée, la renommanon e a , t radicale de la formalité.
rise en compte extreme e
lui arrive certes d'utiliser ces deux mots pour accentuer et accom~ pas sans une P fi d Kant's Materialism ».
l ' t ndu à la n u texte sur «
pagner un mouvement kantien, une lecture originale de Kant (à Vous avez en e elle texte cela devient aus i
la fin de son «Kant's Materialism », il parle d'un «absolute, radicaL Or valant pour tout ce que de Man app . d l . '"ui devient alors
ême ce texte-cl e m. '-<-'
formalism », et il ajoute, en prenant toutes les, précautions possibles pertinent pour son_ texte rn , ue as de se présenter, plus ou
quant à ce performatif de nomination et d'appellation, il écrit: « To un cas de ce dont ll p~le_ elt _ne ~anqJe n~n prendrai qu'un exemple;
moins ironiquement, arnsl m-meme.
parody Kant's stylistics procedure ofdictionary definition: the radical
formalism that animates aesthetic judgement in the dynamics of the , . . Citer ici Aesthetic !deology,
· J D errida ecnt en note· << il ' ·
sublime is what is called materialism 2 . »(Commenter« what is called» 1. Dans le tapuscnt, acques . p . le dans Aesthetic !deology, ecn t
88-89 M ». Lors de la séance, il précise : << ard l;xeml~ . . . "We must in short, consider
et interprétation matérialiste du «sublime» 3, etc.) Mais il n'assume P.
ceci je ne traduis pas, tout e mon
1 de compren ang ais ICI .
.
'
h rjùll referred to tlS "Monsieur ma
pas lui-même, me semble-t-il, une position philosophique qu'on our limbs, hands, toes, bretl5tS, or what Monhtmgne s~ c et~ty olrhe bodv [de l'unité organique
éparé) from t e organtc un 'J d 1
partie, " in themselves, severed [s
J
appellerait tranquillement le matérialisme. Et cette force de résis- [' la manière dont les poètes regar ent e_s
du corps), the way the poets look tlt t~e t:ns a th We must in other u;ords, disartt-
tance sans substance matérielle tient au pouvoir dissociatif, démem-
océans] severed .from their geogmphtca . p cehonloetlr t . vleist tha~ to Winckelmann [nous
brant, fracturant, désarticulant et même disséminai que de M an lh b d · av that ts mue c ser o 1'-'
culate, mutilate t e o :Y m tl J • U: '1 le cor s - le corps propre - se1on un
devons, en d'autres termes, desa~nculer,;ut~ e_rde Wi~ckelmann) [ .. .)."Un peu plus
geste plus proche de celui de Kletst ~ue e c~ ~~11 n seulement de la nature mais du
1. P. de Man, « Phenomenality and Materiality in Kant >>, dansAesthetic Ideo!ogy, op. cit:, "d ' t' culanon matene e no d
p. 90; <<the prosaic materiality ofthe letter» (c'est Jacques Derrida qui traduit). (NdÉ) loin, il est question d e e~ar 1 . b t of the body [à ce démembrement u
corps [body]"' ou encore : To ~he dtsmem e~en . . "correspond un démembrement
2. P. de M an , << Kall['s M aterialism >>, dans Aesthetic Ideology, op. cit., p. 128. Dans
corps]" <Jacques Derrida tradmtle reste de la otanon . > lacés par les fragmentatio ns
la version parue dans Papier M achine (op. cit., p. 134), J acques Derrida tradui t le , duisant du sens sont remp Il b
du lan gage, comme tropes pro . c mentation de mots en sy a es ou
passage ainsi : << Pour parodier la procédure stylistique de Kant dans ses procédures d .· mots d 1screts ou trag d
de phrases et de propositions en . . l · · i la dissémination u mot
définition sur le mode du dictionnaire : le formalisme radi cal qui anim e le juge menc de Kletst on ISO era1t atns , .
finalement en lettres. D ans 1e texte '., t pas la peine que j ins1ste. »
esthétique dans la dynamique du sublime est ce qu 'on appelle m atéri alism e [what is l ' d ''' l f, . dermere ça ne vau
ca/led materialism]. " (C'est Jacques D errida qui souligne.) (NdÉ)
' Fait" etc. etc. J'en ai pare eF a OIS ·a1· . Kant » dans Aesthetic !deology,
3. Lors de la séan ce, Jacques Derrida ne co mm ente pas mais précise : << m arér iali c
Voir P. de Man, << Phenomenality aond ~;ten . ~~l:it) Voi; supra, P· 348. (NdÉ)
entre guillemets " et ajoute: << du chapi tre sur le sublim e chez Ka nt ». (NdÉ) op. ct't ., p. 88 et P· 89 (c'est Jacques ern a qui .

397
LE P1\ 1 JUR E ET L : P1\ î 1 N

et je le choisis parce qu'il dit quelque chose des valeurs de machine d ·


De Man n die 1 a tl 1a n1, hin et un grammaire du texte
mé:ani~it~ et de for~~ité vers lesquelles je me tournerai ensuite, a~r~
ni que la grammair du cexre est un machine, mais q~e l:une est
avon larsse en plant , c est-à-dire en chantier ouvert à l'infini, le projec
comme l'autre dès lors que la grammaire du texte est Isolee de sa
de montrer non seulement 1'autobiographicité politico-performative d
rhétorique (que celle-ci soit rhétorique performative ou rhétorique
ce texte de De Man mais d'y réappliquer quasi machinalement tout c
cognitive (rhétorique des tropes), deux rhétoriques q~e d,e Ma~
qu'il dit lui-même sur 1' un des premiers objets qui s'offrit, à savoir ce ou
distingue comme rhétoriques, p. 357). On pense la machme a parnr
ces textes de Rousseau- et de quelques autres; car si la confession des
de la grammaire et vice versa. Isolée de sa rhétorique, en tant que
Confèssions, même si on la distingue, comme un moment de vérité du
suspension de la référence, la grammaire est purement formelle. Cela
geste ap?logétique des Rêveries... , ne saurait être un texte de pur sa~oir
vaut en général: aucun texte ne peut être produit sans cet élément
< car > tl comporte une performativité irrésistible. Celle-ci précède
formel, grammatical ou machinal. Aucun texte ni, aucu? lang~ge,
déborde et donc excède sa structure de connaissance; eh bien, de même'
la performativité du texte de De Man, pas plus que celle d'aucun autr~
car de Man ajoute aussitôt, parlant du langage apres avon parle du
texte, et ici cela revient au même:
texte, ne .le c~nstitue e~ opération de pur savoir. Voici donc le passage
exemplatre, Je veux dtre exemplaire en soi, mais aussi parce que, à
Il ne peut y avoir d'usage du langage qui ne soit pas, dans une certain
prop,os,du texte de R?usseau, il vise visiblement le texte et le langage
perspective, radicalement formel, c'est-à-dire mécan_iqu~, quelq~e
en general, dans sa lot, une loi elle-même sans référence individuelle profonde que soit la dissimulation de cet aspect par des IllusiOns es~e­
(rappelez-~ous ce q.ue nous en disions à propos de la loi politique et de tiques, formalistes. La machine ne crée pas seulement, elle suppnm
sa grammarre- notton de grammaire qu'il faut entendre, chez de Man aussi, et pas toujours d'une manière innocente ou neutre 1•
à partir de sa référence au trivium et au quadrivium [if. Warrninski2,
3
à développer ], mais aussi comme machine de la lettre): ' Nous voyons ici, déjà dans ce simple passage (mais oserai-je dire
déjà sans illusion téléologique?), l'insistance ~ur le formel, ~ur la
La machine ressemble [je serais tenté d'insister lourdement peut-être formalité, en vérité sur la formalité grammaticale ou machmale,
au-delà de ce que de Man aurait lui-même souhaité, s~r ce mot s'opposer aux illusions esthétiques mais aussi formalistes dans la
«ressemble»-« is fike»- qui marque une analogie, le comme d'une
philosophie de l'art ou la théorie de la littérature. C'est 1~ un geste
ressemblance ou d'un «comme si», plutôt qu'un «as»] à la grammaire
et une stratégie que de Man déploiera de façon systématique dans
du texte quand celle-ci est isolée de sa rhétorique quand elle est
l'élément purement formel sans lequel aucun texte ne p~ut être produir4.
Aesthetic Ideology.
Ma seule ambition, pour conclure aujourd'hui, ce serait d'esquisser
à partir de ce texte de Allegories ofReading une déduction: ~n .q~elque
1. Tel dans le tapuscrit. (NdÉ) sorte, au sens quasi philosophique, du concept de matenalt~e (sa~s
2. A W arminski, « Introdu~tion: Allegories of Reference >>, dans P. de M an, Aesthetic matière) qui n'est pas ici présent sous ce nom, mais dont Je crots
ldeology, op. cit., p. 1-33. (NdE)
3. ~ors _d,e la s~ance, Jacques Derrida commente: «Il y a, dans ]"'Introductio n" de
qu'on peut reconnaître rous les traits, et qui occupera sous c,e nom
Warmmski a ce livre, ce qu'il faut dire sur cette notion de trivium et de quadrivium YJle place proprement thématique dans les textes rassembles sous
chez de Man L " · " Al · ·
, : e mot g~a~ma1re . .. ors, selon Warmmski, ce texte serait commandé le titre Aesthetic Ideo!ogy.
]par une refere~ce au trz_vzum et celui-ci au quadrivium. Si ça vous intéresse, je vo us
a1sse aller y vo1r. » (NdE) Le concept demanien de matérialité n'est pas un concept philo-
, 4. P. de Man, << ~xcuse_s (Co~fessions) », dan s Allégories de fa lecture, op. cit., p. 35 1 sophique, le concept métaphysique de matière; c'est, me semble-t-il,
(c est Ja~que~ D ernda qur s~ul1gne) . Dans le tap uscrit, Jacques Derrid a écrit : «à la
gramrn;ure dun texte ». (NdE)
1. !bt:d. (N 1É)

8
9
Ll l l' A l J 1 ' 1 ~ E' J' LE Jl A. I! N

. · . ·tn" ; 11 11 ' t pa ans a.ffinit


une figure artefactuelle que je n e dis ocierai pas de la ignatur ( te qui, j l · " li gp :\ ~' l 1 :J 1·u cu ' . , ·
avec un certain la an.i • alli . < un ertain d leuzis~e- ). ~ s~•
1
performative dont je parlais à l'instant. C'est une sorte d '.invenci n
récédent, sur le ontrat social (« Promesse,s »): a~pel~t, Je ct te, «. a
de De Man, pourrait-on dire, presque une fiction produite dans 1
pd . d de'le métaphorique2» la ou «l atrnbut du natlll l
mouvement d'une stratégie à la fois théorique et autobiographiqu éconstructton u mo ' , . ( )
de la totalité métaphorique à l'agrégat metonyn:uque ·; ·. >>
qui appellerait de longues analyses. Dire que c'est une fiction (an passe . d' 1 e tl se preCise
( 312). Ce mouvement se poursmt, se eve opp '
sens demanien) ne signifie pas qu'elle est sans valeur théorique ou
sans effet philosophique, ni totalement arbitraire; mais que le choix,
l:ns l'essai sur Les Confessions. Dans le contexte d ~ne a~~yse de la
« Quatriéme Promenade>> que je ne peux pas reconstttuer tel (p. 354),
du mot «matérialité» pour désigner «cela» est en partie arbitraire, en
partie nécessaire au regard de tout un champ historique (histoire de la de Man écrit par exemple:
philosophie, et par exemple des diverses possibilités de philosophies
Mais précisément parce que, dans tous ces exemples, la métaphore d_u
de la matière, histoire de la théorie littéraire, histoire politique, etc.)
texte est encore la métaphore du texte comme corps_ (d~~t une parti.
champ dans lequel de Man calcule sa stratégie et lance ses paris. Pour . 'tale la tête par exemple- est en tram d etre coupé )
p1us ou mo ms Vl - ., , h · ·-
tenter cette déduction à partir de ce texte-ci, je prendrai (trop vite) la menace [je souligne ce mot] reste abritée dernere sa metap onclt .
en compte les différents prédicats (autant de «predicaments», dirait [... ] C'est seulement quand Rousseau ne s'occupe plus du _texte du
peut-être de Man qui aimait beaucoup ce mot), les différents traits Montesquieu mais du sien propre, les Confesswns, qu
T asse Ou de , l'al · 1s
prédicatifs qui constituent inséparablement et irréductiblement la métaphore du texte comme corps fait place a ternanve p u
ce concept de matérialité. Sans être encore nommé, ce concept de menaçante du texte comme mach"me 3.
matérialité joue un rôle décisif (je répète: ce concept de matérialité
et non de matière: mais je ne dis pas cela facilement et laisse intact souligne encore« menaçante>>: du texte précédent à cel~-ci,
( 4 Je
le problème du choix de ce mot essentialisant, «matérialité», là où on ne passe pas seulement de la promesse à l'excuse, co~me eux
il devrait exclure, dans son interprétation, toute implication séman- performatifs, mais aussi de la promesse à ~a m~nace (la cramte .ftevan~
tique de matière, de substrat ou d'instance dite« matière», et toute la menace cruelle), cette menace dont j essate de montrer al. eurs
référence à quelque contenu nommé la matière, risquant alors de ue, loin de s'opposer irréductiblement, ,comme le voudraten.t le
signifier seulement «effet de matière» sans matière). Ce concept ~on sens et les théoriciens des speech acts, a la promesse (celle-ct ne
de matérialité détermine le concept d'événement textuel qui, je le eut en effet sembler pouvoir promettre que du bien, on ne p~o~e~
rappelle, est nommé comme tel au moins deux fois, deux fois associé ~as quelque chose de menaçant6), eh bien, la menace, la possibthte
par ce que de Man appelle, lui, à sa façon, mais littéralement, et
souvent dans ce texte, « déconstruction » et «dissémination».
Je proposerai quelques points de vue, quelques découpes de motifs ~: ~:~: ;:;:IJ~,3;;~;~!·e~~~~bontrat social) , , dans Allégories de la lecture, op. cit.'
finalement indissociables dans ce qui est au fond une seule et même P· ~~3p~rck. ~~,~~~~ses (Confessions)»: dans Allégories de la lecture, op. cit., P· 354
perspective, une seule et même stratégie performative. (c'est Jacques Derrida qui souligne). (NdE) . (NdÉ)
1) Tout d'abord, l'inscription de l'événement textuel- et ce sera plus ;. Cerre arenthèse ne se ferme pas dans le rapuscnr. l .
tard un des traits de la matérialité de la matière- est une déconstruction ;: Lors d:la séance, Jacques Derrida précise: «dans un~ préf~ce à un livre ~e k:~;:b;:
s'appelle "Avances">>. Voir J~cques Derrid~, «~vances », prefàdce a Ser1g9e9M5 arg 1'1-43. (NdÉ)
machinale du corps propre. La matière n'est pas le corps, du moins . . P . Les Editions de Mmwt, coll. «Para oxe >>, 'p. .
le corps propre comme totalité organique. Cette déconstruction du6dte~ artt:ni ~ns,ce Jacques Derrida ajoute : «Les théoriciens des speech acts dl sen r :
. ors e a sean ' d us ruer je vous menace de vous
machinale est aussi une déconstruction de la métaphore, du modèle "on ne promet jamais de ma~, on nep:~:,::~;: b~e~o c'est le, bon sens même. >> (NdÉ)
métaphorique totalisant par une structure métonymique dissociativ ruer"' n' esr-ce pas, tout ce qu on prom ' '

401
400
ll j 11 1 (', / H ""' I l '.
l.fl. Pi\ 1 )U l ! ~ J I.']' !. li Jlt\ J 1 N

menaçante est selon moi , omm e poss ibili t , un po sibi lit 1 1' illusion de la réG ren c : «D ans la fiction ain i nt ndu , 1
~utive de toute promesse (c'est une autr histoir . ].' «Avan
"li en nécessaire" de la métaphore a été métonymisé au-delà d la
A la page suivante (p. 355), de Man surenchérit en ajout·m c, ~ 1.1 atachrèse et la fiction devient la perturbation de l'illusion référen-
même machination menaçante du corps propre et de sa métaphor \ tielle du récit 1 • » (P. 348, angl. p. 292.)
la« perte de l'illusion du sens». (Lire p. 355 M, angl., p. 298 : d1' 2) Ce concept et ce mot de «machine» (ici prélevé, en apparence,
«Mais de quelle façon» à «illusion du sens».) dans le texte de Rousseau (cité p. 350): «Il est donc certain que ni
mon jugement ni ma volonté ne dictérent ma réponse er qu'elle
Mais de quelle façon ces récits sont-ils menaçants? Comme exempl ·11 fut l'effet machinal de mon embarras 2 »), mais retrouvés et rééla-
de la générosité de Rousseau ils sont, nous l'avons déjà indiqué, plll ~ borés et redistribués partout (Kleist, Pascal) et déjà dans le Contrat
ineptes que convaincants. Ils semblent exister principalement pour' social (cité p. 325, quand Rousseau parle de ce qu'il y a «dans l
les mutilations qu'ils décrivent. Mais ces mutilations réelles du corp, ressorts de l'État >l , à savoir d'un «équivalent aux frotemens d
semblent à leur tour être là plus pour permettre l'évocation d .1. machines 3 », ce concept-mot de machine est donc inséparable d
machine qui les cause que pour leur propre valeur de choc; Rousseau motifs de la suspension de la référence, de la répétition, de la mena:
s'étend avec complaisance sur la description de la machine qui l' attir de mutilation, etc., et de l'interprétation, comme de la pratiqu
dangereusement: «Je regardais les rouleaux de fonte [de la calandre]. demanienne de la déconstruction-dissémination.
Leur luisant Battait ma vue, je fus tenté d'y poser mes doigts et j 3) Cette déconstruction est ce processus même de dé-métaphorisation
les promenais avec plaisir sur le lissé du cylindre ... » (1, p. 1036) . et aussi, du même coup, dé-figuration machinale. J'en ai donné
Dans l'économie générale de la Rêverie, la machine déplace toutes le bien des exemples déjà, en voici un qui suit le passage que je viens
autres significations et devient la raison d'être du texte. Sa force d de lire, mais qui va nous permettre d'identifier et de déduire un
suggestion va bien au-delà de son rôle d'exemple, surtout si l'on s troisième motif de ce concept de matérialité, à savoir une indépen-
souvient de la caractérisation précédente du langage fictif non motivé
dance mécanique, machinale au regard de tout sujet, de tout sujet
comme «machinal ». Les modèles structuraux sous-jacents de l'addition
du désir et de tout inconscient, donc, pense sans doute de Man, de
et de la suppression, ~omme le système figurai du texte, convergent
toute psychologie et de toute psychanalyse comme telle (à discuter:
tous vers la machine. A peine cachée par sa fonction périphérique, le
où situer alors l'affect de désir et surtout de menace et de cruauté?
texte met ici en scène la machine textuelle de sa propre constitution
et de sa propre performance, sa propre allégorie textuelle. L'élément Non-désir dans le désir 4, désubjectivation dans et comme le sujet?) .
menaçant dans ces incidents devient alors plus évident. Le texte comme Je vais citer la suite du même passage qui précise tout cela, mais où
corps, avec tout ce qu'il implique en matière-de tropes de substitu- on voit apparaître une fois de plus la menace, le menaçant:
tions renvoyant finalement toujours à la métaphore, est déplacé par
le texte comme machine et subit ainsi la perte de l'ill usion du sens 1• 1. P. de Man, <<Excuses (Confessions)», dans Allégories de la lecture, op. cit., p. 348.
2. J.-J. Rousseau, << Quatriéme Promenade », dans Les Rêveries du promene~r solitaire,
Cette perte de l'illusion du sens (meaning) est aussi parfois, comme op. cit., p. 1034 (c'est Jacques Derrida qui souligne), cité par P. de Man qu,' cornge la
graphie tradition /elle de Ro.usseau dans <<Excuses (Confesswns) », dans Allegorus de la
passage de la métaphore à la métonymie, et comme fiction, perte
lecture, op. cit., p1350. (NdE) , . .,
3. J.-J. Rouss6au, Du contract social ou Essai sur la forme de la Republtque (Premzere
version) dans Œuvres complètes, t. III, op. cit., p. 297, cité par P. de Man qui corrige la
, 1; P. de_Man, <<Excuses (Confessions)>>, dans Allégories de la lecture, op. cit., p. 355
graphie' traditionnelle de Roussea_u dans << Promesses (Contrat social)», dans Allégories
[~a 1 excepnon des deux occurrences du mot << menaçant » souligné par Jacques Derrida,
c est Paul de Man qui souligne). La citation de Rousseau est extraite de la<< Quatriéme de la lecture, op. cit., p. 325. (NdE) .
4. Lors de la séance, Jacques Derrida précise: << à moins d'impliquer du no n-dés1r
Promenade », dans Les Rêveries du promeneur solitaire, op. cit., p. 1036 (les crochets
so nt de Paul de Man). (NdÉ)] dans le désir, c'est mon hypothèse». (NdÉ)

402 403
I.E 1'/\ l j U! l\ 1\'!' !.Ji fl ! IHl N

, . é l . . » i ·c ) ,, ·st par que c tte logique du désir lui


La d éconstru ti on de la dimensio n li u ral st un pro uli S <jill ymetne sp u au ·· . . ble de rendre comp t
. · 0 nee du mo ms mcapa .
s'accomplit indépendammen t de tout désir; omme t il , Il n ,..,,
.
paraît, smon sans p tnl . .
de l' événementtextue que e
d Man veut aller plus loin et dit à deux
1 u.1
pas inconsciente mais mécanique, systématique dans sa p rform:Uî i'
. , d a es d'intervalle: «Ce n'est pourtant pas a se
mais arbitraire [je souligne pour une raison que je souligne dan 1 11 repnses, a eux P ~ l 2 (p ) ou «Mais le texte offr
instant] dans son principe, comme une grammaire [«comme» , en 1,r, nière dont foncnonne e texte » . 340 ,/', .
ma ·b·r , 3 (p 342) Etc' est là qu'il se rend des ConJesswns
une fois, un «comme une grammaire » peut-être aussi difficile à 1 , ., d'autres posst tttes » · · . , t passé à l'excuse pour
dans son statut que le « comme un langage» de Lacan: «L' incons i 'lit ' ·
aux Reverzes. · · (de l'excuse pour ce qm . s ,es ' ur le re, H
.
est structuré comme un langage 1 », aussi difficile et sans do u t n 1 ., l'écriture et le plaisir pris à écrire ce qm s est passe et po .
proche, même dans sa protestation implicite contre la psycho.! el' de l'événement, etc.).
ou la psychanalyse comme psychologie, fût-ce du désir]. Elle m erul r't'
[je souligne] le sujet autobiographique, non pas comme la p l'li ' 4 Au-delà de cette logique et de cette nécessit~ du désir, 1 :
de quelque chose qui fut présent et qu'il possédait mais com1w· ) ·at· , . l'
matén 1te tmp tque
l'effet d'arbitraire. Si nous en avwns le tem.J s
' ·
une aliénation radicale entre le sens et la performance de tout texte !je . uivi tout au long du texte, le recours systemauqu .
nousaunonss ' l , '·ed'équ l-
souligne: commenter 2, p. 355, angl. p. 298] 3 • tte valeur machinique d'arbitraire (re ayee pa.r une se~t fi ··1
~~ents dont notamment la gratuité ou la contm~ence, e o~r-tzt
Je relis: u'il s'a isse de « l'effet gratuit d'une gra~man_e t_extue e . ~
q g. d' l 4 ( 357) de la « denonoauon gratuH
d'une fictwn ra tca e » p. ' l 6
La déconstruction de la dimension figurale est un processus qui . 5 ( 356) de la «contingence absolue du angage ))
s'accomplit indépendamment de tout désir; comme telle, elle n'est d e M anon » P· ' ·fi 7 ( 353)
356) de «l'arbitraire jeu de pouvoir du sigm .antl )) pbl. d' '
pas inconsciente mais mécanique, systématique dans sa performan · (p · ' l d 1 ' ' ·· m p aca e un
de l' « improvisation gratuite, cel e e a. repetmon~ Kl . ( ) 8 >>
mais arbitraire [je souligne pour une raison ·que je souligne dans un
modèle préordonné. Comme les manonnettes e detstM....
instant] dans son principe, comme une grammaire. . . , c · 9 du ruban et e anon
( 3 51) de la «proxtmtte tortutte >> ,/', . lü
Pp· 349)' de l'« excuse de la contingence dans les C~nM':Jess~on:, u ))
C 'est en raison de cette déconstruction indépendante de tou. ( · ' · · (de) anon >>
( 347) de «l'arbitraire absolu >> qm uent au «son . b. .
désir que de Man va au-delà de ses premiers essais d'interprétation (~·. 345), le «vocabulaire de la contingence ("le premter o Jet qut
du ruban volé (vous vous rappelez: logique du désir de Rousseau
pour Marion, substitution entre Rousseau et Marion, un ruban qui s'offrit") 12 >> (p. 345), etc.
comme «pur signifiant» «dénué de sens et de fonction », circu.l
1. Voir supra, p. 347 sq. )C
Nd~) . ) dans Alléuories de la lecture, op. cit., P· 340.
symboliquement, «se substitue à un désir qui est lui-même désir 2 . P. de Man, <<Excuses 1 onfesswns >>, o

de substitution », les deux désirs étant «régis par un seul désir d 3. Ibid., p. 342.
4. Ibid., p. 357 .
1. Jacques Lacan, Encore. Séminaire Livre XX (1972- 1973), Jacques-Alain Mill r 5. Ibid.,?· 356.
(éd.), Paris, Seuil, 1975, p. 20 sq.; rééd., coll. « Points Essais », 1999. Voir aussi]. Lacan, 6. Ibid. ·
<<L'étourdit », Scilicet, n°4, 1973, p. 5-52 et notamment p. 9 et 4 5 ; repris dans A utres 7. Ibid.; p. 353.
écrits, prologue de J.-A. Miller, Paris, Seuil, coll.<< Le champ freudien », 2001 , p. 449-494 8. Ibid., p. 351.
et notamment p. 452 et 488 (c'est Jacques Lacan qui souligne) . (NdÉ) 9. Ibid., p. 349.
2. Lors de la séance, Jacques Derrida dit plutôt : << Je vous donne les pages, parce q u 10. Ibid., p. 347 .
je n'ai pas le temps de commenter cela assez longuement. >> (NdÉ) 11. Ibid., p. 345. t aire du << Livre Seco nd >>, dans Les
3. P. de Man, <<Excuses (Confessions)>>,dans ALlégories de !tzlecture, op. cit~, p. 355-3
J.
12. Ibid. [La citation de J.- Rousseau est ex r
Confessions, op. cit., P· 86. (NdE))
(c'est Jacques D errida qui so ul igne). (Nd É)

405
404
N •p
LE flARJ U I EE'I'LiliA.PI N

Bien que de Man ne le dise pas, pas ainsi, j oulignerai pour ma lui-même en a dit u ·n diraiL, qu par là mêm , par cette imprévi-
part que cette insistance sur l'arbitraire, le fortuit, le contingent, ibilité comme extériorité irréductible au sujet de l'expérience, un
l'imprévisible, est requise chaque fois qu'on veut penser l'événement, événement, tout événement, est traumatique. Et le traumatisme,
l'événementialité de l'événement. Un événement qui n'arriverait entendu en ce sens, est ce qui rend précaire cette distinction entre le
1
pas sous l'espèce de la contingence imprévisible et qui serait tenu point de vue du sujet et ce qui se produit indépendamment du désir •
pour nécessaire et donc programmé, prévisible, etc., serait-ce un Un événement est traumatique ou n'arrive pas, il est traumatique, il
2
événement? (Inutile d'insister sur cette voie évidente.) Mais surtout, l'est pour le désir, là même où le désir ne désire pas ce qui arrive .
s'il faut comprendre que de Man associe ce sentiment d'arbitraire C'est sur cette scène que surgissent sans doute les questions d
à l'expérience de la souffrance dans le démembrement, la décapi- l'impardonnable, de l'inexcusable- et du parjure.
tation ou la castration (dont il suit l'abondance chez Rousseau dans Voilà, pardon d'avoir trop parlé. Je coupe ici, arbitrairement .
ce contexte, je vous renvoie à tant d'exemples sur lesquels je n'ai pas
le temps de revenir), quelles conclusions en tirer?
Il y a celle que de Man en tire lui-même, à savoir que cette
souffrance est ce qui en effet se passe et se vit mais «du point de
vue du sujet» («Cela fait plus que justifier l'angoisse avec laquelle
Rousseau reconnaît la qualité fatale de toute écriture. L'écriture
comporte toujours le moment de dépossession en faveur de l' arbi-
traire jeu de pouvoir du signifiant, et du point de vue du sujet, cela
ne peut être vécu que comme démembremen~, décapitation ou 1. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute: <<Autrement dit, ce qu'il faut penser,
castration 1 »). (P. 353.) c'est ce qui , dans le désir, n'est pas le désir ou serait suspens du désir. Autrement dü,
et c'est là que le dialogue avec Lacan d'un côté et peut-être Deleuze de l'autre, serait
Et visiblement, de Man veut décrire ce qui dans la déconstruction- à poursuivre, le désir n'est peut-être pas réductible au concept de désir que de Man
dissémination (qui, rappelez-vous, se« dissémine>), comme «événement applique ici. » (NdÉ)
textuel» et comme l'anacoluthe, à «travers tout le texte») opère 2. Dans le tapuscrit, Jacques Derrida ajoute une phrase à la main à la fin du paragraphe:
«Dans le désir ce qui résiste au désir et le constitue depuis cette résistance ». Dans le
indépendamment et au-delà du désir, «indépendamment de tout fichier informatique du séminaire donné à I'EHESS en 1997-1998, Jacques Derrida
désir 2 ». Et pour lui, la matérialité de cet événement comme événement écrit aussi une phrase qui ne figure pas dans le tapuscrit (séminaire donné à la New York
textuel est ce 3 qui se rend indépendant de tout sujet et de tout désir. University en 2001): <<Dans le désir ce qui le constitue et y insiste en lui résistant: de
dehors, irréductiblement, comme du non-désir. » Lors de la séance, il précise: << Il f..J ut
Logique qui a quelque chose d'irréfutable. Si, d'une part, l'évé-
que le désir ne désire pas ce qui arrive pour que l'événement soit un événement, d' une
nement suppose la surprise et la contingence ou l'arbitraire, comme certaine manière, et que donc il se produise indépendamment du désir. De Man a raison !
je le soulignais à l'instant, il suppose aussi cette extériorité ou cette Il a raison, mais comment peut-il avoir raison, comment peut-on lui donner raiso n et
irréductibilité au désir. rendre co~pte du fait qu'il y a, quand même, du désir, ~ela souffrance, de l'affect,.de
la mu.tilat~n, d~ ~a c,r~auté, de, 1~ menace, etc.? ~one, tl f~ut prend~e en com~te ICI,
Je dirai alors, et ce sera l'autre conséquence, celle que j'en tire ici ce qm dans le destr restste au destr, avec cette nouon de reststance qlll est peut-eue au
sans pouvoir la développer et sans doute au-delà de ce que de Man cœur de cette pensée de la matérialité et le constitue depuis cette résistance. » (NdÉ)
3. Dans le fichier informatique du séminaire donné à I'EHESS en 1997-1998, la
séance comportait une« chute» sur l'inscription et l'effacement chez Paul de Man.
l. P. de Man, <<Excuses (Confessions)>>, dans ALLégories de la lecture, op. cit., p. 353.
Celle-ci correspond aux deux pages sur le << texte-machine» qui se trouvent dans la
2. Ibid. , p. 355. [Voir supra, p. 404-405. (NdÉ)]
<< Huitième séa nce». Voir supra, p. 324-325, de la citation << Les excuses enge ndrent
3. Dans le tapuscrit, on lit: «est ce est ou qui ». Dans la version parue dans Papier
la culpabilité même qu'elles effacent » jusqu 'à<< La deux ième raiso n (mineure t
Machme (op. cit., p. 145), on lit:<<[.. . ], c'est cela même qui est - ou qui e rend -
indépendam [ . . .] ». (NdÉ) aurobiogra1 hiqu ·) ». (N dÉ)

406
Annexe
Séance du séminaire restreint.
Le 3 juin 1998

1
[ ••• ] et que nous nous intéressons à tout ce qui se pas danu l
monde quant au pardon, vous avez dû remarquer que cette main ,
un exemple après tant d'autres, l'Allemagne, officiellemenc, 1 Î L L
allemand a demandé pardon à ... , je ne sais pas à qui, mais aux vi tinl ,
de Guernica, pour avoir bombardé pendant la guerre civile d'Es pa n
Guernica, dans les conditions que vous savez, c'est-à-dire sans au un
objectif militaire. L'Allemagne nazie venant au secours de Franco a
bombardé, dans les conditions atroces que vous savez, cette petit
ville de Guernica sans aucun objectif militaire et donc massacré,
comme on dit, des femmes et des enfants innocents. Eh bien, voilà,
en 1998, la République fédérale d'Allemagne demande pardon aux
victimes de Guernica. C'est très bien, mais cela nous met encore une
fois devant la ligne de ce que peut signifier aujourd'hui le pardon
demandé par un État, chose qui ne s'était jamais vue dans les siècles
précédents, pour les fautes que non seulement les générations mais
un régime antérieur du même pays, d'une même nation, ont faites
sans être engagés dans une guerre officielle à l'endroit d'une partie
de la population d'un autre pays en guerre civile, etc., bon, vous

1. La séance du sémii~aire restreint du 3 juin 1998 comm ence par un préambule


d ' une di zaine de minuresiOtt Jacques Derrida commente l'actualité. Le 24 avril 1998,
la C hambre des députés allemands avait demandé pardon pour le bombardement par
l'armée allemande de la ville basque es pagnole de G uernica soixante et un ans plus tôt,
le 26 avril 1937 . N us transcrivo ns ici ce préambul e parce qu' il marque une transitio n
ve rs la q uestion d la << s n '>> du pardo n poli tique qui occupera Jacques Derrida lors
d las ond ann · d 11 s min~ ire «Le parjur · er le pard o n >>. (Le déb ut de l'enregis-
trement d h s an · 1 on Ill '. ) (Nd·)

( ()
!.Il, 1' 1\ RJlJI' 1\ 1•:'1' 1.1:. Pi\ i' 1 N

voyez.Je nesaispas eque elap utsignifir, q u J·m t «pard n » il · l ll ·ll Lt • 1 in udibl >, il
demandé < peut signifier >. Qui? Qui, d 'aill ur , peut r pondr ? faudrait pr ndr n mpt , ncr uer · h , l'œ uvr d e Pica o
Qui peut répondre à une telle demande, à un tel pardon demand qui s'appelle Guernicct. Il y aura cette scène de pardon demandé q ui
et quels sont à la fois les motivations, les effets d'un tel événement reste là comme la non-réponse, le signe de la non-réponse possible à
qui relève d'un «qui» aujourd'hui et d'un «qui» dont les exempl s ce pardon demandé. Qui va l'accorder? Qui va pardonner ou ne pas
et les occurrences se multiplient? Nous en avons relevé un grand pardonner? Qui peut recevoir cette demande de pardon? Eh bien ,
nombre depuis le début de ce séminaire, depuis le début de cett l'absence de réponse possible devant cette tentative à la fois vaine et
année, et cela va à un rythme galopant. Guernica, pour les êtres un peu ... , à la fois respectable et dérisoire- respectable, parce que
humains d'une certaine génération, cela ne signifie plus grand-chose. c'est respectable, aujourd'hui, qu'ils aient demandé pardon, maintenant,
Je suis sûr que si on interrogeait dans la rue des gens, des Européens vous savez ça, et c'est bon, cela signifie qu'on voudrait que cela ne
-je ne parle pas naturellement des non-Européens-, des Européens recommence plus, qu'on s'engage à ne plus recommencer, de ce point
d'une culture moyenne et qui n'ont pas, par exemple, mon âge : de vue-là, c'est très positif, mais ce n'est pas un pardon, n'est-ce pas-,
«Qu'est-ce que c'est que Guernica? Où c'était? De quoi s'agissait-il?», eh bien, quant à la non-réponse éternelle à cette tentative éternel-
je suppose que, dans la meilleure hypothèse, le plus souvent, c'est lement vaine pour assumer une responsabilité non assumable par
Picasso qui serait la mémoire de cette chose, que c'est l'œuvre de aucun vivant aujourd'hui, l'œuvre de Picasso est, dans son silence
Picasso intitulée Guernica 1 qui porte, mieux que toute autre aujourd'hui, même, Picasso étant mort et l'œuvre étant silencieuse, l'œuvre de
la mémoire de cette chose épouvantable. Épouvantable entre tant Picasso reste peut-être, comme tel ou tel poème - et il y en a eu sur
d'autres, parce que je me demande pourquoi Guernica, un immense Guernica-, le témoin à la fois imperturbable, implacable et, comment
désastre parmi tant d'autres, est resté dans une certaine mémoire dire, merciless, de ce qui s'est passé ce jour-là, cette nuit-là, à Guernica.
plutôt que tant d'autres choses plus anciennes, plus contemporaines Il suffit de regarder, il ne suffit pas de peindre, en regardant l'œuvre
ou plus récentes. En tout cas, l'œuvre de PicassQ est au fond le témoin de Picasso, on peut prendre la mesure de ce qu'un tel pardon demandé
le plus tenace, persévérant, résistant, de cette chose. Et dans une peut signifier ou < signifier > dans son insignifiance même. En tout
analyse de ce que pourrait signifier le pardon demandé par les Allemands cas, comme ce genre de phénomène qui se multiplie à la surface de
d'aujourd'hui, dans la figure de leur État- ce ne sont pas des Allemands, la terre- parce qu'il n'y a pas que des pardons demandés sur la scène
des individus descendant de ceux qui ont piloté les avions, etc., qui européenne pour ce qui s'est passé sous le nazisme, il y a aussi l'apar-
demandent pardon, c'est le président de la République fédérale theid en Afrique du Sud, mais il y a aussi le Japon et ses voisins, etc., etc.-,
d'Allemagne, ce n'est même pas le chancelier, je crois, c'est le président il y a donc une mondialisation, comme on dit, une globalisation de
de la République fédérale d'Allemagne qui s'est fait le porte-parole de cette scène du pardon demandé en vain qui à la fois inscrit dans l'his-
ce pardon demandé 2, n'est-ce pas-, donc, si on analysait cet événement, toire mondiale l'héritage de cette idée du pardon dont nous traquons
l'origine ici - et tout à coup c'est l'humanité entière, fallait le faire,
qui se met à trembler pour hériter du pardon, pour hériter de cette
1. Pablo Picasso, Guernica, 1937, huile sur toile, 349,3 x 776,6 cm. Créée à la demande chose qu'on appelle pardon -, et en même temps, naturellement,
du gouvernement républicain espagnol pour son pavillon à l'Exposition internationale
de Paris en 1937, l'œuvre fut hébergée au MoMA de New York pendant quarante ans
dans cet effort désespéré pour hériter de cette chose inévitable - nous
avant d'être rapatriée à Madrid en 1981 après la mort de Franco, selon le souhait de e~sayons de montret ici qu'on ne peut pas pardonner, n'est-ce pas - à
Picasso . La toile se trouve au musée Reina-Sofia, à M adrid, dep uis 1992. (NdÉ) la surface de la T~rre entière, l'expérience du pardon devient un
2. Voir anonyme,« Guernica: excuses allemandes», Libération, 25 avril 1998, p. 8 ;
expérience plus grave et plus impressive que jamais. Je crois que d
[en ligne], disponible sur URL: < www.liberatio n.fr/pl anetell998/04/25 /guerni ca-
excuses-allemandes_ 233992 >, co nsuJ ré le 15 juillet 20 J9. (NdÉ) phénom n omme ceux-là, je le signale- d 'une certaine façon, 1

4 10 4 11
1. 1\ l' i\ 1 J 1 E 1 ~ '1' EP ! 1 N

pardon porte sur beaucoup de choses, b au up, b auco up de h s î concrel'humani t Jli l'< d l!l l ll OU.' li.' 'Lll i n:: 1in L.c"l.n t,est l'ex mple
en particulier pour ne nommer que celle-là, sur ce que peut signin ; exemplair d b ·h >.' • î' '.'1 • • p ;l - il y a d rmais une culpabilité
la politique, le politique-, puisque c'est la nouveauté, la mutaci 11 1 politique des rim nlr · l'hu.m<U1 .ité 1 lirique qui sont assumés
c'est que le pardon devient une chose politique, ce qu'il n'a jamais comme tels, à la urfa d la T erre et devant l'humanité entière, dans
été, c'est-à-dire une chose d'État, apparemment, un phénomèn · son institution planétaire. Et ça, je crois que c'est une nouveauté.
n'~st-ce pas, ce sont des États ou des représentants d'États, des chef-<~ À moins que je ne me trompe, il n'y a pas d'exemple avant ce qui se
d'Etat qui, en tant que tels-c'est-à-dire les ~eprésentants du politiq u · passe en ce moment, dans une séquence qui, en gros, remonte à
dans son excellence, par excellence, avant l'Etat- qui s'engagent dans l'après-Seconde-Guerre mondiale, c'est-à-dire à la définition du crime
des scènes de pardon et donc à la fois dans cette planétarisation 1; contre l'humanité, cette séquence juridico-politique, avant cette
< dans > cette destruction en même temps du sens, cette mise en séquence-là dont nous voyons aujourd'hui l'épanouissement parce
évidence de la vanité de cette chose, de l'abus, parce que c'est un abus qu'il n'a pas suffi que le tribunal de Nuremberg définisse le crime
à propremer;t parler du mot «pardon». Ce qui demande pardon, b contre l'humanité pour que ces scènes de pardon soient publiques,
machine d'Etat qui demande pardon, c'est à la fois quelque chos ~ mais après cinquante ans, cela commence à se multiplier, eh bien, à
d'extrêmement respectable, qu'il faut saluer comme tel, mais en mêm ma connaissance, il n'y a pas d'exemple de cette chose avant la Seconde
temps, c'est un abus d'une légèreté scandaleuse. Que ce président 1 Guerre mondiale et donc l'après-Seconde-Guerre mondiale. Donc,
de la République d'Allemagne demande pardon aux victimes d la question du pardon et de son vieil héritage, disons, judéo-chrétien,
Guernica, c'est d'une gravité et d'une légèreté à la fois tout à faic comme on disait «judéo-christiano-islamique », atteint aujourd'hui
saisissante. C'est ça qui arrive, etc' est peut-être une des raisons, parmi. une limite, un passage, un lieu de passage tout à fait singulier. Voilà.
d'autres, enfin une des grandes raisons pour lesquelles je pense qu · <Une question à peine audible est posée par une auditrice concernant
notre réflexion sur le pardon aujourd'hui est une sorte d'urgence, s'il le génocide arménien. Jacques Derrida poursuit: > Ce que cela signifie,
y a quelque chose à penser, c'est ça. Qu'est-ce qui se passe avec le ces scènes de pardon, ce ne sont pas simplement des cérémonies en
politique, qu'est-ce qui se passe avec la globalisation? Parce que la quelque sorte quasi confessionnelles, c'est que la reconnaissance du
mondialisation, ce n'est pas seulement la mondialisation du marché génocide comme tel, comme, je suppose, le pardon demandé à
comme on dit souvent, ce n'est pas seulement tous les phénomènes Guernica, engage l'État non seulement comme un accusé devant un
de globalisation qu'on enregistre partout en usant et en abusant de tribunal mondial, cela engage l'État à des réparations, c'est-à-dire que
ce mot-là, la« globalisation», c'est aussi ça: tout d'un coup, il y a un la reconnaissance par des institutions internationales d'un génocide
comparution générale de la conscience humaine planétaire devant la est un engagement matériel concret. Par exemple, l'Allemagne s'est
faute, pour confesser la faute devant la scène mondiale - quand 1 engagée dans le processus de réparation à l'égard des Juifs, d'Israël,
président de la République fédérale d'Allemagne demande pardon à ils marquent leur culpabilité de mille manières, en envoyant de l'argent
Guernica, naturellement, il ne le fait pas en privé, ille fait à la fac à Israël depuis la fin de la Guerre mondiale. Quant au sens du génocide
du monde: ~1 prend à témoin l'~umanité entière, c'est ce que signifi.e au Rwanda, où il y a eu tellement d'histoires pour savoir si ce qui
un geste d Etat, un pardon d'Etat -, donc, la mondialisation, c' esc s'est passé au Rwanda est un génocide ou non, ce n'est pas seulement
aussi cela. Il y a désormais-c'est pour ça que nous avons commen é une question conceptuelle abstraite ou bien de mea culpa des Français
à réfléchir depuis le début du séminaire sur ce qu'on appelle le crim oŒd' autres ou des gens du Rwanda même, c'était parce que si ce qui
s'est passé au Rwanda était reconnu comme génocide, à ce moment-là,
1. Il s'agit de Roman H erzog (1934-20 17) , septième présidem d la Républiqu la communauté internationale, par l'intermédiaire de ses institutions
fédérale d'Allemagne de 1994 à 1999. (NdÉ) non uv rn m ntales ou gouvernementales, devait prendre en charge

12 41
LE PAi tjU RE E'l' LE PAl 1 N

la réinstallation de tout le système hospitalier, éducatif, etc., du


Rwanda, c'est-à-dire de grands investissements. Et je suppose qu'avec
Guernica, il y avait quelque chose comme cela aussi derrière, cela
engage effectivement, ce n'est pas simplement une scène, un simulacre
ou une scène symbolique, ça engage, ça devrait engager effectivement Index1
la communauté internationale dans une entreprise de réparation. Er,
s'agissant du génocide arménien, pour lequel beaucoup d'entre vous
se sont mobilisés depuis longtemps, avant que la France ne le recon-
naisse ... il y a longtemps que cela dure, j'ai signé je ne sais pas combien
de choses à ce sujet en France. La France, hélas, n'est pas la seule, ce 260-266, 268, 271, 276-278, 280,
n'est pas en tout cas reconnu universellement, mais le jour où ce sera Abimelech: 157
Abraham: 128-136, 138-140, 144, 294,336,352,383,390
reconnu officiellement par une institution comme l'ONU, à ce 149, 157-160, 165-166, 216, 255, Augustine (voir Augustin)
moment-là, cela voudra dire que les Turcs vont être obligés non Austin Qohn Langshaw): 331, 335, 338,
257-258
seulement à reconnaître mais à réparer et il y a tellement à faire, les 342,353,355,359-364,378-379
Abrahâm (voir Abraham)
effets de ce génocide, de cette violence, sont tellement graves et Achille: 286
Baecque (Antoine de): 367
tellement continus, tellement, comment dire, en expansion, que la Adam: 146
Bassanio: 90
dette continue. Comme pour Guernica, la dette est infinie. Et qui Adonii: 151
Bastide (François-Régis): 58
Agar: 132
est-ce qui va réparer? Même si l'État allemand versait, comme ils ont Baudelaire (Charles): 163-165, 173-
Alcibiade: 239
versé à Israël des réparations, de l'argent, etc., si l'État allemand versait 178,181-184,202-203,215
Annah: 185
une indemnité - c'est une question de l'« indemnisation» à tous les Antonio: 82, 84, 86-88, 90, 98, 100 Benjamin (Walter): 203
Benveniste (Émile) : 114
sens du terme -, si l'État allemand cherchait à indemniser pour le Anytos: 294
Bersabée: 157
crime de guerre de Guernica, ça serait sans fond et puis ça n'indem- Arachné: 241
Arendt (Hannah): 35, 42-43, 46, 85, Blanchot (Maurice): 300-302, 304,
niserait rien du tout, l'État espagnol d'après Franco, etc., etc. D'où 307, 309-311, 314
113, 120, 123-124
à la fois la profondeur et la vanité de toutes ces histoires. Et que le Aristote: 121, 229, 362-363 Blanzy: 367
mot de «pardon», ce qui importe ici, entre autres choses, c'est que Bloy (Léon): 204-205, 215
Aron (Raymond): 71
le mot de« pardon», chargé qu'il est de toutes sortes de théologèmes, Bonnefoy (Yves): 167
Aspasie: 370
vienne en quelque sorte nommer ces scènes modernes, d'une modernité Aubriot (Danièle): 79, 82, 240-244, Bourdaloue: 245
Brisson (Luc): 247, 249-250
sans précédent, que le mot de «pardon» vienne là 1• 246
Buber (Martin): 32
Augustin (saint): 145, 161-163, 165,
Bush (George W. Jr.): 201, 216, 253-
173, 179-180, 182, 184-185, 188-191,
193-194,198,205,211,239,248-249, 254

1. Cet index onomastique relève les occurrences des noms de pe~sonnes uniq~ement
dans le texte de Jacqu es D errida et dans les développements fa1~s lors des ~ea •~ces,
à l' exclu i n, don , de l'« ln t roduction générale ,,, de la« Note des ed1teu• s ": a1nS1qu e
des n r s in ,. ~ ~ in alcs d e stri ctes références bibli ographi ques ou s•gnées pa• les
1. La séance se poursuit avec l'exposé de Safaa Fathy (voir supra,<< Nore des éditeurs», 1
p. 18, note 5). (N~É) édir urs.

t • t:
LE PARJUR E Eï' LE PAl 1 ( N !N I l~ X

Caïn: 167 Émile: 387 lahvé: 146, 151,1 5 - l 4, 159, 187 Levinas (Emm anuel): 32, 45, 64, 74,
Celan (Paul): 51-53, 55-56, 70, 144, Eudicos: 291 -292 lhvH (voir Iahvé) 152,211,302-306,309,357
163, 184 Eu ri pi de : 241-242 Isaac: 128-135, 138-139, 148, 157- Lorenzy (Monsieur): 345-346
Céline (Louis-Ferdinand): 203 158,166,216,255,257 Lorenzy (Madame) : 346
César Oules): 189 Fauré (Gabriel): 58 Is'hac (voir Isaac) Luc (saint): 185-187, 284
Christ: 84, 98, 285, 308 Fineman Qoel): 81 Ismaël: 132
Chirac Qacques): 44 Franco (Francisco): 409, 414 Maman (voir Madame de Warens)
Chopin (Frédéric): 58 Frank, Anne: 56 Jacob: 132 Marge! (Serge): 401
Chouraqui (André): 130, 135, 153- Freud (Sigmund): 369 Jankélévitch (Vladimir): 33, 35-40, Marin (Louis): 98
156,159,187,280,284 42-43, 48-51, 56-65, 70, 77, 111, Marie (Vierge): 354
Cicéron: 188-189, 198, 226 Gagnebin (Bernard) : 389 113, 120-123, 166, 182, 209, Marie-Antoinette: 367-368, 374
Claudius: 166-168, 170 Gautier (Théophile): 165 224-226, 228-229, 231-234, 238, Marion: 261-262, 268, 271-274,
Clinton (Bill): 31, 33 Gide (André): 170 240,294,311-313,317-320 276-278, 320-321, 327, 330, 332,
Constantius (Constantin): 134 God (voir Dieu) Jaspers (Karl): 58 342,344,347,351-354,367,391-
Critias: 246-248, 250, 283-284 Gouhier (Alain) : 40 Jean (saint): 270 392, 404-405
Croiset (Maurice) : 285 Gratiano: 89 Jean-Jacques (voir Rousseau, Jean- Marsyas : 241
Grégoire (saint): 264 Jacques) Massignon (Louis): 308
Debussy (Claude): 58 Grosjean Qean): 284 Jésus: 50, 165, 186, 188,272,286 Matthieu (saint): 51, 185, 187
De Gaulle (Charles): 213 Guitton Qean): 204 Mélétos: 295
Job: 135, 357
Deleuze (Gilles): 332,401,407 Menuhin (Yehudi): 58
Johannes de Silentio: 134
De Man (Paul): 212, 231, 271-273, Hamburger (Michael): 52 Minder (Robert): 51
299, 321-327, 331-333, 335-340, Hamlet: 139-140,165-166,169-173, Moïse: 187-188
Kafka (Franz): 135, 139-141, 148-149,
342-357,359,361,367,378-382, 182,184,268,289,369 Monica (santa): 165
163, 165-166, 173, 177, 184
392-401, 402-407 Hashimoto (Ryütarô): 34
Kamuf (Peggy): 387 Montaigne (Michel de): 397
Derrida Qacques): 202-205, 325 Havel (Viclav): 34
Kant (Emmanuel): 47, 64, 88, 163, Montesquieu: 401
Descartes (René) : 58 Hegel (Georg Wilhelm Friedrich): 30,
179,184,216,254,290,314,326,
Dhorme (Édouard): 130, 153, 155- 38,45,58,64,68,95-97, 185,211,
348-350, 362-363, 395-397 Nancy Qean-Luc): 33
156, 159, 187 312-314, 374
Kantorowicz (Ernst) : 98 Nietzsche (Friedrich): 58, 64, 178-179,
Diable (voir Satan): 86, 177, 364 Heidegger (Hermann): 55
Kierkegaard (S0ren): 130-132, 135, 308,374
Dieu: 66, 68, 70, 85, 93, 95, 97-98, Heidegger (Martin): 51-55, 58, 64,
140, 158, 163, 165-166, 179, 184, Niobé: 241
123, 128-129, 131-135, 138-140, 99, 179, 181-182, 215, 303, 309,
257 Noah (voir Noé)
144-147, 150-155, 157-159, 162- 322, 332-333, 359
Kleist (Heinrich von): 326, 348, 397, Noé: 146, 150, 153-157
163, 165-169, 173-174, 176, Hermocrate: 251
180, 182-184, 186-197, 204-205, Hérodote: 242 403,405
242, 247-250, 265-267, 272-273, Hippias: 286-293, 299 Œdipe: 241, 374
278-280, 286, 298, 304, 342, Hitler (Adolf): 236-237 Lacan Qacques): 332-333, 401, 404, Ophélie: 173
370, 383 Holderlin (Friedrich): 350 407
Diogène Laërce: 293 Homère: 188 Lacoste Qean): 203 Pan: 282
Hugo (François-Victor): 82, 87-88, Eaertes: 170-173, 289 Papon (Maurice): 205-209, 215
Éléos: 188 95, 103 Lamballe (Princesse de): 367-368 Pascal (Blaise): 94, 98, 350, 403
Elohïm (voir Élohim) Husserl (Edmund): 338 Lanzmann (Claude): 235-236 Paul (saint): 95, 122, 161, 185, 188,
Élohim: 129-130, 154, 156-157 Hyppolite, Jean: 95 Le Sueur Qean): 264-265 278-280,282,319
Éluard (Paul): 35 Léturmy (Mi h 1) : 84 Perrin (Michel): 40

fo l 11 17
LE I' AilJUI 1\ 1\'1' 1,1\ PA l 1 N

Peyrou (Pierre-Alexandre du): 387 artre Gean-Paul): 8


Picasso (Pablo): 410-411 Satan: 177- 178
Pichois (Claude): 203 Satan Trismégiste (voir Satan)
Pierre (saint): 164-165 Schiller (Friedrich von): 349-350
Platon: 229,247-248,260,285,317, Schubert (Franz): 58
362-363 Schumann (Robert) : 58 Table des matières
Ponge (Francis): 72 Seigneur: 191-193, 195, 197, 281
Pontai (Mlle): 346, 351, 353 Shakespeare (William): 79, 81, 83,
Portia: 79-80,82-91,94,96-100, 109, 86,90,167
167, 194 Shylock: 79-83, 86-89, 91, 94-95,
Poséidon : 246 98, 111
Proust (Marcel): 161, 163, 184 Silesius (Angelus): 93
Sitruk Goseph): 200, 206-207, 215 Introduction générale ................... .. .......... . . . . . 7
Raveling (Wiard): 56-58, 60 Socrate: 250-251, 272, 283-294, 299, Note des éditeurs ... . ... . .. . ..... . ...................... . 9
Raymond (Marcel): 389 370
Régine: 130, 134, 140 Première séance
Rétif de La Bretonne (Nicolas Edme Tasse: 401 Le 12 novembre 1997 .... . ................. · . · · · . · · · · · · · · 27
dit): 367 Theodosius: 145
Rivaud (Albert) : 249 Timée : 246,248-250,308,317 Deuxième séance
Romilly Gacqueline de): 240 Tourzel (madame) : 368 Le 26 novembre 1997 . . ...................... · · · . . · · · · · · · 77
Roque (comte de la): 345 Tutu (Desmond): 232
Rousseau (Isaac) : 262 Troisième séance
Rousseau Gean-Jacques): 161, 165,
Ulysse: 286 . Le 3 décembre 1997 .. .. ..................... . · . · .. · · · · · · · 103
175, 184, 198, 211-212, 231, 239,
260-268, 270-272, 274-277, 279,
282, 284, 286, 294, 299, 317,
320-323, 326, 330-332, 334-335,
Vénus: 368
Vercellis (Madame de): 262,271-278,
Quatrième séance
Le 14 janvier 1998 . .. . .......... . ..... .... · · · · · · . · · · · · · · · 127
' -..t'
1 y
'
r.

337, 339-340, 342-348, 351-352, 299,311,344-347,351 , 353 Cinquième séance JI

354-358, 369-370, 373-374, Le 28 janvier 1998 ... .. .... . .. ... ......... · · · · · · · · · · · · · · · 161 '
378-388, 390-393, 395, 398, Warens (Madame de): 165, 272,
401-404, 406 274-275,277-278,345,370 Annexe
Rubinstein (Arthur): 58 Warminski (Andrzej): 398 Séance de discussion. Le 4 février 1998 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 199
Winckelmann Gohann Joachim): 397
Samuel: 185
Sixième séance
Sapho: 308, 368 Zarathoustra: 308 Le 11 février 1998 ... . ... . . . ... .. ... ... ...... . ........ · · · 215
Sara: 128, 135, 140 Zeus: 247-248 Annexe 1 ........... .. ... .......... . . ... ........ . . . . · · · 253
Annexe 2 .. . ... .... ..... ... ... . ........ . ............ . .. 257

Segtième séance
Le 25 février 1998 .... . .......... ... ........ . ... . . ... ... · 259

Huidèm séa n e
Le 4 mars 1 9R . . . ...... .. . ... ....... .. . ... . ........... . 297
Neuvième séance
Le 11 mars 1998
Dixième séance
Le 25 mars 1998 .... .. . ... ... ........ ... ................ 3 7
Annexe ~'\
Séance du séminaire restreint. Le 3 juin 1998 ........ .. . . . . ... .. 40
Index .. . .. .... . ............ . . ... . ..................... 41
Du même am ur

Aux Éditions du Seuil

LÉA'~' la diff&rnœ, 1967


La Dissémination, 1972
Signéponge, 1988
jacques Derrida, avec Geoffrey Bennington, 1991
«Nous autres Grecs», dans Nos Grecs et leurs modernes. Les stratégies contem-
poraines d'appropriation de l'Antiquité, 1992
Foi et Savoir, 2000
Geschfecht Ill Sexe, race, nation, humanité, 20 18
La vie fa mort. Séminaire (1975-1976), 2019

Chez d'autres éditeurs

L'Origine de fa géométrie, d'Edmund Husserl, Introduction et traduction,


Presses universitaires de France, 1962
La Voix et fe Phénomène, PUF, 1967
De fa grammatofogie, Minuit, 1967
Marges- de fa philosophie, Minuit, 1972
Positions, Minuit, 1972
L'Archéologie du frivole, introduction à L'Essai sur l'origine des connaissances
humaines, de Condillac, Galilée, 1973
Glas, Galilée, 1974
«Économimésis »,dans Mimésis des articulations, Aubier-Flammarion, 1975
«Fors », préface au Verbier de l'Homme aux Loups, de Nicolas Abraham et
Maria Torok, Aubier-Flammarion, 1976
« Scribble », préface à L'Essai sur les hiéroglyphes de Warburton, Aubier-
Flammarion, 1978
Éperons. Les styles de Nietzsche, Flammarion, 1978
La Vérité en peinture, Flammarion, 1978
La G zrte postale. De Socrate à Freud et au-delà, Aubier-Flammarion, 1980
L'Oreille de l'autre, textes et débats sous la direction de Claude Lévesque et
Christie McDonald, 1982
D'un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie, Galilée, 1983.
Otobiographies. L 'ensei~:,rnem ent de Nietzsche et La p olitique du nom p rop1" , «_Ld no rm e doit manquer », dans L e Génome et son double, H e rmès, 1996
Galilée, 1984 v «Lignées», dans Mille e Tre, cinq, avec Micaëla Henich, William Blake & Co.,
La Filosofla como institucion, Juan G rani ca, 1984 1996
«Lecture», dans Droit de regards, de Marie-Françoise Plissart, Minuit, 19 Erradid, avec Wanda Mihuleac, Galerie La Hune Brenner, 1996
«Préjugés- Devant la loi », dans La Faculté de juger, Minuit, 1985 << Un témoignage donné ... », dans Questions au judaïsme, D esdée de Brouwer,
Schibboleth. Pour Paul Celan, Galilée, 1986; nouvelle édition augmentée, 200 1996
Parages, Galilée, 1986 De l'hospitalité, avec Anne Dufourmantelle, Calmann-Lévy, 1997
Ulysse gramophone. Deux mots pour joyce, Galilée, 1987 Cosmopolites de tous les pays, encore un effort!, Galilée, 1997
De l'esprit. Heidegger et la question, Galilée, 1987 Adieu à Emmanuel Levinas, Galilée, 1997
Psyché. Inventions de l'autre, Galilée, 1987 ; nouvelle édition revue et augmentée Le Droit à la philosophie du point de vue cosmopolitique, Unesco-V erdier, 1997
1998 << Marx, c'est quelqu'un » et << Manquements, du droit à la justice (mais
Feu la cendre, Des Femmes, 1987 que manque-t-il donc aux sans-papiers?) », dans Marx en jeu, avec Marc
M émoires. Pour Paul de Man, Galilée, 1988 Guillaume et Jean-Pierre Vincent, Descartes et Co., 1997
Limited !ne., Galilée, 1990 D emeure. Maurice Blanchot, Galilée, 1998
L'Archéologie du frivole, Galilée, 1990 Voiles. Avec Hélène Cixous, Galilée, 1998.
Du Droit à la philosophie, Galilée, 1990 «L'animal que donc je suis », dans L'Animal autobiographique. Autour de
Mémoires d'aveugle. L'autoportrait et autres ruines, RMN, 1990 jacques Derrida, Marie-Louise Mallet (dir.), 1999
Le Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, PUF, 1990 Donner la mort, Galilée, 1999
Donner le temps l La fausse monnaie, Galilée, 1991 La Contre-allée, avec Catherine Malabou, La Quinz aine Littéraire-Louis
L'Autre cap, Minuit, 1991 Vuitton, 1999
Points de suspension. Entretiens, Galilée, 1991 Sur parole. Instantanés philosophiques, L'Aube, 1999
Qu'est-ce que la poésie?, Brinkmann & Bose, 1991 Le Toucher, jean-Luc Nancy, Galilée, 2000
Khôra, Galilée, 1993 États d'âme de la psychanalyse. L'impossible au-delà d 'une souveraine cruauté,
Passions, Galilée, 1993 Galilée, 2000
Sauf le nom, Galilée, 1993 Tourner les mots. Au bord d'un film , avec Safaa Fathy, Galilée-Arre éditions,
Spectres de Marx, Galilée, 1993 2000
Politiques de l'amitié, suivi de L'Oreille de Heidegger, Galilée, 1994 La Connaissance des textes. Lecture d'un manuscrit illisible, avec Simon Hantaï
Force de loi. Le «Fondement mystique de l'autorité», Galilée, 1994 et Jean-Luc Nancy, Galilée, 2001
« Four mis )), dans Lectures de la différence sexuelle, Des Femmes, 1994 De quoi demain ... Dialogue, avec Élisabeth Roudinesco, Fayard-Galilée, 2001
«Avances », préface au livre Le Tombeau du dieu artisan de S. M arge!, L 'Université sans condition, Galilée, 200 1
Minuit, 1995 Papier Machine, Galilée, 2001
Mal d'archive. Une impression freudienne, Galilée, 1995 «Une certaine possibilité impossible », dans Dire l ëvénement, est-ce possible?,
Moscou aller-retour, L'Aube, 1995 avec G. Soussana et A. Nouss, L'Harmattan, 2001
Apories. Mourir, s'attendre aux < <limites de la vérité» , Galilée, 1996 <<_b..a Veilleuse », préface à james joyce ou l'écriture matricide, de Jacques
Résistances. De la psychanalyse, Galilée, 1996 T rilling, Circé, 2001
Le Monolinguisme de l 'autre. Ou la p rothèse d 'origine, Galilée, 1996 <<La forme et la façon », préface à Racisme et antisémitisme, d'Alain David,
Échographies de la télévision, avec Bernard tiegler, Gal ilée, 1996 Ellipses, 2001
Atlan grand format. De La couleur à la Lettre, Gallimard, 2001
Artaud Le Moma. Interjections d'appeL, Galilée, 2002
Fichus. Discours de Francfort, Galilée, 2002
H. C. pour la vie, c'est-à-dire... , Galilée, 2002
Marx & Sons, Presses universitaires de France-Galilée, 2002
Voyous. Deux essais sur La raison, Galilée, 2003
«Abraham, l'autre », dans judéités. Questions pour jacques Derrida, sous la
direction de Joseph Cohen et Raphaël Zagury-Orly, Galilée, 2003
Genèses, généalogies, genres et Le génie. Les secrets de L'archive, Galilée, 2003
Psyché. Inventions de L'autre, tome Il, Galilée, 2003
Parages, nouvelle édition augmentée, Galilée, 2003
Chaque fois unique, la fin du monde, Galilée, 2003
Béliers. Le dialogue ininterrompu: entre deux infinis, Le poème, Galilée, 2003
Le «concept» du II septembre. Dialogues à New York (octobre-décembre 200I),
avec Jürgen Habermas, Galilée, 2004
«Le lieu dit: Strasbourg», dans Penser à Strasbourg, Galilée-Ville de Stras-
bourg, 2004
Apprendre à vivre enfin. Entretien avec jean Birnbaum, Galilée-Le Monde, 2005
L'AnimaL que donc je suis, Galilée, 2006
Séminaire La bête et Le souverain. Volume 1 (2001-2002), Galilée, 2008
Demeure. Athènes, photographies de Jean-François Bonhomme, Galilée, 2009
Séminaire La bête et Le souverain. Volume Il (2002-2003), Galilée, 2010
Politique et amitié. Entretiens avec Michael Sprinker autour de Marx et Althusser,
Galilée, 2011.
Les Yeux de la langue. Le volcan, l'abîme, Galilée, 2011
Histoire du mensonge. Prolégomènes, Galilée, 2012
Pardonner. L'impardonnable et l'imprescriptible, Galilée, 2012
Séminaire La peine de mort. Volume I (1999-2000), Galilée, 2012
Heidegger: la question de l'Être et l'Histoire. Cours de L'ENS-Ulm (1 964-I965),
Galilée, 2013
Le Dernier des juifs, Galilée, 2014
Séminaire La peine de mort. Volume Il (2000-200I), Galilée, 2015
Surtout, pas de journalistes!, Galilée, 20 16
Théorie et pratique, Cours de l'ENS-Ulm 1975-1976, Galilée, 2017
Le parjure, peut-être («Brusques sautes de syntaxe ») , Galilée, 2017
RÉALI SATION: NORD COMPO À VILLENEUVE- D'ASQ
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