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Journal des africanistes

« Ifá sait la parole, l'histoire, les proverbes » (Yoruba, Nigeria)


Michka Sachnine

Abstract
The approach to the notion of speech by the Yorubas is treated on two levels. The level of the real where the basic terms and
proverbs linked to speech are analysed and the spiritual level where the myth of origine is examined. The analysis of the myth
establishes a relation between the two levels : speech, conceived as an extraordinary energy fragmented in order to be
accessible to man, is reunified by the proverb which is its most accomplished manifestation.

Résumé
L'approche de la notion de parole chez les Yoruba est traitée sur deux plans. Le plan du manifeste où sont analysés les termes
de base et les proverbes liés à la parole et le plan du divin où un mythe d'origine est examiné. L'interprétation du mythe établit
une relation entre les deux plans : la parole, conçue comme une énergie extraordinaire qui se serait fragmentée pour être
accessible aux hommes, est réunifiée par le proverbe qui en est la manifestation la plus accomplie.

Citer ce document / Cite this document :

Sachnine Michka. « Ifá sait la parole, l'histoire, les proverbes » (Yoruba, Nigeria). In: Journal des africanistes, 1987, tome 57,
fascicule 1-2. pp. 161-173.

doi : 10.3406/jafr.1987.2169

http://www.persee.fr/doc/jafr_0399-0346_1987_num_57_1_2169

Document généré le 30/09/2015


MICHKA SACHNINE

Ifá sait la parole, l'histoire,

les proverbes

Ifá ni amôrà-màtàn-môwe1

L'approche de la notion de parole chez les Yoruba se fera sur deux


plans. L'un que je nommerai le plan du réel ou du manifeste, c'est celui des
mots et des proverbes, l'autre étant celui du mythe et du symbole. Bien que
les données en ma possession soient encore parcellaires2 j'essaierai
d'interpréter le mythe et d'établir une relation entre le divin et l'humain.
Avant d'aborder l'analyse sémantique des termes de base liés à la parole,
je voudrais dire la passion des Yoruba pour leur langue et montrer par
quelques exemples comment s'exprime la conscience aiguë qu'ils ont de sa beauté,
de sa richesse, de sa complexité.
yorùba gbayï (gbà + iyl)
/ yoruba / recevoir + respect montré envers une personne /
Le yoruba est digne de respect.
yoruba léwà (ni + çwà) (le terme ewà s'applique le plus souvent aux
/ yoruba / avoir + beauté / femmes et aux enfants)
Le yoruba est beau.
yoruba dùn-un so (dun s'emploie d'abord pour dire d'un mets
/ yoruba / être bon / dire / qu'il est délicieux)
Le yoruba est doux à parler.
yoruba ko le tán
/ yoruba / nég. / pouvoir / finir /
Le yoruba ne peut finir (on ne peut arriver au bout de cette langue).
yoruba jlnlè (fin + ilè)
/ yoruba / être profond + terre /.
Le yoruba est profond.
1. Ifá désigne à la fois le dieu de la sagesse et de la divination et le corpus de textes liés à cette divination.
Dans ces textes sont rassemblées la mythologie, la cosmogonie, la philosophie, la religion et l'éthique
yoruba. Ils sont explication du monde et code moral.
2. Je tiens à remercier vivement le professeur Akiwowo (du Département de sociologie de l'université d'Ifè)
qui, dans le peu de temps qu'il a pu m'accorder, a ouvert un vaste champ d'investigations en me livrant
des éléments de ce qui fut pour lui une longue recherche. Notre entretien, parce qu'il fut limité par
le temps, est allé dans de nombreuses directions sans qu'il ait été possible d'en approfondir aucune.
De ce qui a été dit, j'ai tenté de dégager une ligne de force sachant très bien ce que des données
nouvelles pourraient apporter de modifications.
162 IFÁ SAIT LA PAROLE, L'HISTOIRE, LES PROVERBES

LE PLAN DE LA LANGUE

Les trois termes èdè — çr$ — ohùn qu'on peut traduire respectivement
par « langue », « parole », « voix » seront examinés. Je laisserai le mot enu
« bouche » lié aussi à la parole mais qui, à mon avis, n'est pas à considérer
comme un terme central au même titre que les trois autres.

Èdè
« Langue » : comme code linguistique d'une communauté :
èdè yorùba la langue yoruba
èdè fàrànsÇ la langue française
èdè gÇèsï la langue anglaise, etc.
Associé au terme orttè « origine » èdè désigne « la nation », « le pays » ;
c'est dire que sans une langue un peuple n'existe pas :
orilè èdè yoruba le pays yoruba
orttÇ èdè Naijirià le Nigeria
Dans le sens de « langue » èdè peut être employé avec trois verbes :
sq lancer ; pousser, germer ; dire
gbý entendre, comprendre
/<) qui doit être associé à un nominal pour prendre le sens de «
parler » ou de « dire » :
ó ri sq èdè yoruba il parle yoruba
ó ri gbô* èdè yoruba il comprend le yoruba
ó ri fo èdè yoruba il s'exprime en yoruba
sq èdè renvoie toujours à la langue maternelle du locuteur alors que gbo" èdè
ne s'applique qu'à un locuteur non natif. La distinction établie par les Yoruba
entre s'exprimer ou non dans sa propre langue est intéressante parce qu'elle
met en évidence cette conscience très forte qu'ils ont qu'un étranger ne peut
que rarement acquérir la maîtrise d'une langue qui n'est pas la sienne ; en
d'autres termes un étranger ko rriQ $ro so « ne sait pas parler » (cf. infra $rô).
Fq èdè implique seulement que le locuteur connaît plusieurs langues et que
c'est dans une de ces langues qu'il a choisi maintenant de s'exprimer.
6 ri fo èdè méjl
peut signifier deux choses, soit que la personne connaît deux langues, soit qu'elle
est hypocrite.
ó yé mi ó yé ç
/ il / être intelligible / moi // il / être intelligible / toi /
sùgbon èdè mi ko yé àlejà bi omQ oriilé
/ mais / langue / moi / nég. / être intelligible / hôte / comme / enfant /
celui de la maison /
Je comprends, tu comprends,
mais l'invité ne peut comprendre mon langage comme un enfant de la maison.

Ce proverbe éclaire bien le deuxième sens de èdè qui, certes, est


l'instrument de communication, le code linguistique, mais qui renvoie également
MICHKA SACHNINE 163

à un système de références non verbales propres à un groupe particulier (la


famille par exemple). La langue est comprise par tous les membres de la
communauté qui l'utilise ; mais le code, à savoir, l'implicite, la connivence, le sous-
entendu, bref tout ce qui est produit d'une histoire partagée, et qui est inclus
dans èdè, échappe à l'autre, « l'étranger ».
a) mi ô gbadùn èdè ti o ri pè yen
/ je / nég. / se réjouir / langue / que / tu / inac. / appeler / là /
Je n'apprécie pas ton « èdè » (ta façon de parler et tes manières).
b) то gbadùn èdè ti o ri /ф
/je / se réjouir / langue / que / tu / inac. / parler /
soit : j'aime bien cette langue (elle est agréable à entendre par ex.)
soit : je prends plaisir à ton « èdè » (à ce que tu dis et à ta façon d'en parler).
c) èdè búrukú lo ri pè yen
/ langue / mauvais /c'est + tu / inac. / appeler / là /
Ton « èdè » (ta façon de te comporter) est vraiment désagréable.
d) çrç búrukú lo ri sç yen
/ parole / mauvais / c'est + tu / inac. / dire / là /
Ce sont de mauvaises paroles que tu prononces là.
Employé avec pè « appeler, nommer », èdè dans les phrases [a) et c)] fait
référence au comportement d'un individu jugé négativement, soit parce qu'il
contrevient aux règles sociales, éthiques et morales de la communauté, soit parce
que ses manières ne sont pas conformes à ce qu'on attendrait de lui. Employé
avec /q, èdè dans la phrase [b)J garde son sens premier de « langue » et signifie
tout simplement qu'on a plaisir à entendre cette langue qu'on ne connaît peut-
être pas ; mais èdè peut aussi renvoyer au contenu du message et à la façon dont
il est développé sans que l'appréciation porte réellement sur la qualité ou la force
de la parole (cf. infra çro). La phrase [d)] est présentée en parallèle avec la [c)]
pour mettre en évidence ce qui n'est qu'un jugement particulier [d)] par rapport
à un jugement global qui met en cause directement la personne [c)] ; èdè dans
ce cas est pratiquement synonyme de iwà « caractère, conduite » :
iwà búrukú lo ri hù yen
/ conduite / mauvais /c'est + tu / inac. / croître / là /
Tu te comportes d'une façon très désagréable.
Le champ sémantique de èdè est donc plus large que celui de langue
en français. Èdè, c'est la langue — code linguistique — , mais c'est aussi le
langage en ce qu'il est message à la fois verbal et non verbal et en ce qu'il
peut être manifestation de la personne tout entière ; autrement dit c'est la langue
qui est acte. Ajoutons que la langue est absolument spécifique de l'espèce
humaine : ainsi d'un sourd-muet qu'on peut provoquer en le comparant à un
animal :
ki o jáwé s4nu kí o ri ijà odi
/ que / tu / cueillir + feuille / dans + bouche / que / tu / voir / bagarre
/ sourd-muet /
Cueille une feuille et mets-la dans ta bouche ; vois comment le sourd-muet
va t'agresser.
'
164 IFÁ SAIT LA PAROLE, L'HISTOIRE, LES PROVERBES

Les chèvres sont toujours en train de manger des feuilles ; en mettre dans sa
bouche, c'est comparer le sourd-muet à l'une d'entre elles.

Ôrô peut se traduire en français par nombre de mots différents. En fait


il ne s'agit que de nuances et en ce sens ôrô est plus facile à circonscrire que
èdè. Selon les contextes, on pourra choisir de le traduire par l'un ou l'autre
terme.
• Problème, affaire, question :
orç wà
/ — / exister, être / il y a un problème / affaire (à discuter)
idi oro
/ croupe / derrière / — / le fond d'une affaire / question
ijlnlè oro
/ profondeur / — / une affaire complexe
• Sujet :
oro ti ko I4sè тЦ
/ sujet / que / nég. / avoir + pied / sur + terre/ un sujet sans intérêt
pa okuta si orç
/ frotter / pierre / sur / sujet / faire des remarques non pertinentes sur
un sujet (et donc importuner dans une
conversation).
• Propos, parole, mot :
№ ti ko lórí ti kà níďií
/ — / que / nég. / avoir + tête / que / des propos sans aucun sens
nég. / avoir + derrière /
dá ord то eni Цпи
/ casser / mot / contre / qqn / couper la parole à quelqu'un
dans + bouche /
Le mot ôrô se rencontre en outre dans de multiples expressions
toujours plus ou moins directement liées aux sens de base du mot ; aussi
n'envisagerai-je ici l'emploi de ôrô qu'avec les verbes qui font écho au concept
de parole. J'examinerai également les déterminants (idéophones) qui sont des
appréciations sur la façon de parler de quelqu'un et qui, par leur nombre,
témoignent de l'importance accordée au dire.
ôrô est employé avec deux verbes :
• so « lancer ; germer ; dire » qui, comme on l'a vu plus haut, s'utilise aussi
avec èdè.
• m§ « connaître, savoir ».
ó ri sôrô (so + $rç) il parle
Pour les Yoruba, les humains, les dieux, les ancêtres et les tambours
parlent. Si les tambours parlent c'est qu'ils sont très souvent utilisés pour
annoncer l'arrivée de personnages importants, reprendre des formules lors de
récitations de poèmes de louanges ou même transmettre des informations libres ;
MICHKA SACHNINE 165

il convient de spécifier que tous les Yoruba ne comprennent pas ces messages
tambourinés.
Considérons les deux phrases suivantes, étant entendu qu'elles ne
peuvent, en principe, s'appliquer qu'à un locuteur yoruba :
a) ô sàrà dáadáa il a bien parlé
b) ó mo oro so il sait parler
La phrase [a)] fait référence à une circonstance bien particulière et
indique qu'en cette occasion la personne dont il est question a bien parlé : elle
a dit ce qu'on attendait d'elle en respectant les règles sociales, elle est restée
mesurée et n'a pas, par exemple, eu recours aux insultes.
La seconde phrase [b)] est un jugement général. C'est une appréciation
globale et laudative sur la faculté que possède une personne dans le
maniement de la langue et de ses ressources, notamment son aptitude à employer
des proverbes, peut-être même à ne s'exprimer que par proverbes quand les
circonstances l'exigent. C'est une reconnaissance de la force et de la valeur
de la parole de quelqu'un.
Inversement, en regard de ó mo oro so on a le jugement kà то ô/ч)
so « il ne sait pas parler » qui revient à dire d'une personne qu'elle est
grossière et stupide, ce qui est un verdict rédhibitoire.
On peut également opposer :
kà то àrà so il ne sait pas parler
à
kà sàrà dáadáa il n'a pas bien parlé
cette deuxième phrase, comme la phrase [a)] renvoyant à une circonstance
particulière.
On peut juger de l'importance donnée à la façon de s'exprimer par les
nombreux déterminants employés avec sàrà :
ó ri s$rà sán-sán il parle d'une manière délicieuse [sán-sán est
normalement utilisé avec ta : ó ri ta sán-sán « ça sent très
bon (pour de la nourriture) »].
ó ri sàrà sá-sá il parle trop (ça commence à être ennuyeux)
ó ri sàrà sákí-sákí il parle brutalement (il n'emploie pas de proverbes)
ó ri sàrà kati-kàti il parle de façon incohérente
ó ri soro móra-тога il dit n'importe quoi
6 ri sàrà kaba-kàba il dit des inepties (il n'y a pas de logique)
ó ri sàrà fàà il ne réfléchit pas avant de parler
6 ri sàrà ni gbangba il parle trop ouvertement
A travers ces expressions se dessine déjà ce qu'on pourrait appeler une
éthique de la parole qui doit être précise, concise, réfléchie, logique et
allusive.
Si on peut cerner sans difficulté, au plan de la réalité linguistique, les
divers sens de <?гф, on verra qu'au plan mythique il en va différemment.
166 IFÁ SAIT LA PAROLE, L'HISTOIRE, LES PROVERBES

Ohùn
Ohùn c'est la voix, la manifestation sonore de la parole, le son émis.
Dans l'univers, ceux qui ont une voix sont les mêmes que ceux qui parlent
(humains, dieux, ancêtres, tambours). Il faut y ajouter les cloches agogo, terme
s'appliquant à la voix féminine pour indiquer qu'elle est extrêmement
agréable : ó lohùn agogo « elle a une voix de cloche », ce qui signifie que sa voix
est fine, claire, « cristalline ». Le même qualificatif appliqué à une voix
masculine serait évidemment une critique de celle-ci.
Pour parler du timbre ou du ton de la voix, on utilisera aussi ohùn :
ohùn oro r% le
/ voix / mot / de lui / dur / le ton de sa voix est dur (son ton est dur)
ohùn ijálá sísun
/ voix / chant de chasseurs / à couler / le timbre, le mode vocal du
chanteur de ijálá
II faut préciser que pour chaque type de poésie orale existe un mode
vocal différent (il ne s'agit pas de chant) qui permet d'identifier le genre
poétique récité. Ohùn complété par un qualifiant caractérise alors le type de poésie :
ohùn Ifá kiki le mode vocal de la récitation ďlfá
ohùn $àngo pipe le mode vocal de l'appel à Sàngo
ohùn Çsà pipe le mode vocal de l'appel aux masques (aux ancêtres), etc.
Fq est le verbe de base avec lequel ohùn est employé. On a déjà vu
qu'il se rencontrait aussi avec èdè.
ó fohùn il a parlé
il est vivant (parce qu'il a émis un son)
kà fohùn il ne parle pas
Cette dernière phrase, selon le contexte, peut être interprétée de
plusieurs façons :
— il garde le silence ;
— il est fâché ;
— il a de mauvaises pensées ;
— il est mort.

La voix ou son absence traduit la manifestation d'une humeur et ne


plus émettre de son c'est être mort. Si l'on veut dire de quelqu'un qu'il est
mort en évitant de prononcer le mot on dira :
ó se ohùn
/ il / bloquer / voix / il est mort
Ohùn combiné avec différents verbes sert le plus souvent à former des
expressions qui paraissent surtout être d'ordre affectif ou émotionnel. En
français, ce registre est généralement véhiculé par l'intonation.
ó tahùn si mi
/ il / lancer un projectile + voix / vers / moi /
II m'a répondu avec impertinence.
MICHKA SACHNINE 167

wçn tahiin si ara won


/ ils / lancer un projectile + voix / vers / corps / eux /
Ils se sont injuriés.
ó fahùn
/ il / tirer + voix /
II parle d'une voix traînante.
ó wahùn
/ il / chercher + voix /
II parle d'une voix nerveuse, saccadée (ce qui traduit une émotion).

Ohùn peut aussi signifier « traité, accord », « promesse » :


àdéhùn (à-dé-ohùn)
/ préf. + arriver + voix / un traité, un accord
ko ladéhùn
/nég. / avoir + promesse / il n'a pas tenu sa promesse
il n'a pas tenu parole
a fohùn sokan (fi + ohùn se + dkan)
/ nous / utiliser + voix / faire + un / on est totalement d'accord

Ohùn, dans des cas très particuliers, est à entendre comme parole
sacralisée :
baba mi fohùn sil$ (fi... silÇ « laisser »)
/ père / de moi / laisser + voix / par terre /
Mon père a laissé sa voix (les dernières paroles de mon père).

îjlnlè ohùn enu Ifá


/ profondeur / voix / bouche / Ifá /
Les paroles profondes, de sagesse de la bouche ďlfá.
Ici la voix devient symbole du sacré. Les ultimes paroles du mourant
seront préservées intactes et transmises telles qu'elles ont été proférées ; de même
pour la parole d'Ifa, difficile d'accès, énigmatique, divine par essence et dont
la transmission ne peut subir aucune altération.
Je ne traiterai pas dans cet article du timbre de la voix, de sa
modulation aussi exprimée par ohùn. J'indiquerai seulement que la voix est un
élément non négligeable pour un Yoruba : elle est importante dans
l'appréciation qu'il portera sur quelqu'un qui prend la parole en public ; elle est
essentielle dans son évaluation de la performance d'un poète, quels que soient par
ailleurs sa compétence et son professionnalisme. Le talent ne peut se
concevoir indépendamment de la qualité de la voix. Les Yoruba y sont d'une
sensibilité extrême. J'ai souvent été témoin du bonheur extraordinaire qu'ils
peuvent ressentir à l'écoute de ce qu'est pour eux une belle voix et, inversement,
de leur impatience et de leur irritation à l'écoute d'une voix-qui ne possède
pas les qualités attendues.
J'aimerais maintenant laisser la parole aux Yoruba et à ce qu'ils nous
en disent dans leurs proverbes, sachant qu'une parole forte n'est pas imagina-
168 IFÁ SAIT LA PAROLE, L'HISTOIRE, LES PROVERBES

ble sans l'utilisation avisée de ceux-ci. J'espère ainsi faire mieux comprendre
le sens de la phrase ó то çr$ sq « il sait parler » (voir supra àro).

1 . eyin l§rà ; tó bá bó siè kà se ko


/ œuf / c'est + parole / que + elle / si / tomber / nég. / faire / prendre
pi. /
La parole est un œuf ; si elle échappe elle ne peut se reprendre.
Le symbolisme de l'œuf est suffisamment connu pour qu'il soit
nécessaire de le développer ici : œuf cosmique et primordial créateur de mondes,
scission de l'œuf engendrant le ciel et la terre, œuf fécondé portant les
germes de la vie, œuf comme représentation de la puissance créatrice, etc. Avec
ce proverbe les Yoruba rejoignent donc l'universel. La parole, symbolisée par
l'œuf, est fécondante et comme lui elle peut se briser ; la parole, comme l'œuf
— forme parfaite et pleine — doit être dense et achevée ; de la même façon
que l'œuf en se cassant laisse des traces difficiles à effacer, la parole pourra
elle aussi laisser des marques profondes et lourdes de conséquences ; enfin,
pas plus qu'un œuf cassé ne se peut conglomérer à nouveau, la parole une
fois lancée ne se pourra reprendre.

2. о à lówó lówó, o à looàgùn, o soro, ojú rè ô sáná ;


/ tu / nég. / avoir + argent / dans + mains / tu / nég. / avoir +
médicament / tu / parler / yeux / toi / nég. / allumer + feu /
kí lo f4 fi dárii ba ото aráyé
/ quoi / c'est + toi / vouloir / utiliser / causer + peur / toucher / enfant
/ habitant + monde /
Tu n'as pas d'argent, tu n'as pas de « juju », tu parles, tes yeux ne
s'allument pas ; avec quoi veux-tu effrayer les hommes ?

3. àro sàro sq ; àrà ló pa ènîkàn lánaá


/ parole / être difficile / dire / parole /c'est + elle / tuer / qqn / hier /
La parole est dangereuse à prononcer ; une parole a tué quelqu'un hier.
Ces deux proverbes nous disent que la parole est pouvoir, comme
l'argent est pouvoir social et la magie pouvoir occulte (voir proverbe 2) ; mais
parler n'est pas suffisant pour assurer son pouvoir ; seule une parole forte
dont la puissance se manifeste par le corps peut s'imposer aux hommes. Cette
puissance est symbolisée par les yeux qui s'allument. On pense bien sûr à Sàngo,
un des dieux majeurs du panthéon yoruba, maître de la foudre et des éclairs,
faisant gronder le tonnerre, crachant le feu et allumant des incendies pour
manifester sa colère. La parole est donc force agissante, elle peut tuer (voir
proverbe 3), c'est dire si elle doit être pensée avant d'être proférée.

4. $ro pupo klí kún agbàn


/ parole / beaucoup / nég. hab. / être plein / panier /
Beaucoup de paroles ne remplissent pas un panier.
MICHKA SACHNINE , 169

5. ord pupo iró ló mú wá


/ parole / beaucoup / mensonge / c'est + elle / pendre / venir /
Trop de paroles apportent des mensonges.
La parole pour être forte et rigoureuse doit faire l'objet d'un choix
judicieux ; une fois dit ce qu'on avait à dire, il est inutile et inefficace d'en
rajouter ; la parole y perdrait en intensité et en crédibilité.

6. oro kínkín tó fún omoluwàbi


/ parole / peu / être suffisant / donner / homme bien élevé /
Peu de paroles suffisent à un homme bien élevé.

7. ààbo oro là ň so fún omolúwabi tó bá dé inú rè áá di odidi


/ moitié / parole / c'est + nous / inac. / dire / donner / homme bien
né // quand + elle / si / arriver / ventre / lui / elle + fut. / devenir
/ entier /
C'est la moitié d'une parole que l'on donne à un homme bien élevé ;
arrivée en lui elle deviendra entière.
Omoluwàbi pourrait se définir en français comme un « homme de
qualité », c'est-à-dire un homme de tête et de cœur connaissant les règles de
conduite de sa société et s'y conformant. Un tel homme comprendra la parole
allusive et il suffira de lui dire la moitié d'un proverbe pour qu'il le complète.
En effet, un proverbe n'est habituellement jamais cité entier ; on attend de
l'interlocuteur qu'il l'interprète et y réponde de même. La parole est donc
elliptique et n'y a accès que celui qui peut l'entendre et la comprendre.
Ces proverbes fondent une éthique de la parole telle qu'elle était déjà
suggérée par les idéophones employés avec soro (voir oro). Mesurée, pesée,
réfléchie, allusive, sibylline, la parole est un art et celui qui en a la maîtrise
s'assure un pouvoir et le respect de ses pairs parce qu'il mo $r$ so il « sait
parler ».
J'ai cherché, dans cette première partie, à éclairer le concept de parole
chez les Yoruba par l'analyse des termes de base qui lui sont liés ainsi que
les verbes qui leur sont associés et par les proverbes qui en parlent. Dans cette
seconde partie je voudrais retracer l'origine de cette parole en interrogeant le
mythe.

LE PLAN DU MYTHE

L'origine de àrà serait attestée par des vers du corpus ďlfá que je n'ai
malheureusement pas encore pu trouver3. En tous cas, la clef du mythe va
peut-être nous être donnée par Г etymologie qui rejoint alors le divin.

3. Le professeur W. Abimbola spécialiste de Ifá a publié plusieurs livres dans lesquels de nombreux vers
sont traduits ; je n'y ai rien trouvé se rapportant à фп). J'espère lors d'une prochaine mission
l'interroger ainsi que A. Akiwowo et avoir ainsi accès au texte s'il est connu d'eux.
170 IFÁ SAIT LA PAROLE, L'HISTOIRE, LES PROVERBES

Èlà ni orç bi a à bâ là kà yé ni
/ — / être / mot / si / nous / nég. / si / fendre / nég. / être intelligible
/ qqn /
Pour être compris un mot doit être atomisé.
Èlà est à la fois une dérivation nominale du verbe là « fendre »,
signifiant « morceaux, fragments » et une divinité dont le statut n'est pas très clair ;
cette divinité est associée à Ifá et parfois confondue avec lui. Èlà ni oro а
donc un sens double : « Èlà est parole » et « la fragmentation est parole » ;
ce dernier sens doit être entendu au propre et au figuré (plan mythique) comme
on le verra plus loin. Donc pour comprendre oro il faut le fragmenter.
oro < ho.ro < ho + o.ro < ho + ro
çrô serait formé à partir des deux verbes ho et rà.
ho se gratter, se racler la gorge quand on est gêné par quelque
chose qui démange
гф descendre (implique un mouvement de haut en bas comme « la
pluie tombe » ou « la nuit tombe »)
ho + $. r$ dérivation nominale par préfixation ; c'est un procédé très
productif en yoruba
hçrç résultat de la contraction verbo-nominale qui est un processus
régulier de la langue ; le ton bas, quelle que soit sa position,
se maintient face au ton moyen
$rà chute du [h] final qui est un phonème faible.
Olodùmarè, créateur et divinité suprême, impo'rtuné par des corps qui
s'agitaient en lui et dont il ignorait la substance, cherchait à s'en débarrasser.
Pour expulser cette matière inconnue il fit hç et ce hç « descendit » гф. Mais
ce Hçrà, soit qu'il fût trop chargé d'énergie pour trouver sa place sur terre,
soit qu'il fût encore trop informe, remonta et Olodùmarè le ravala. La matière
prit forme et, après un temps qui fut très long, la divinité expectora de
nouveau. Horo avait généré Ogbon, Ôye, Imo. La distinction entre Ogbon et Ôye
est subtile et difficile à appréhender. Ogbon, c'est l'intelligence, la faculté
d'analyse et de déduction, le savoir-faire ; c'est aussi l'accumulation
d'expérience qui devient sagesse. Ôye c'est la faculté de discernement et de
compréhension ; c'est aussi l'intelligence, mais une intelligence qui serait plus
profonde, plus proche de l'intuition, requérant la mise en œuvre de tous les sens.
Imç c'est la connaissance.
On peut résumer ce qui s'est passé au niveau divin par le schéma suivant :
HO

RO HO RO

OGBON
MICHKA SACHNINE 171

Ainsi Hor§ ou ôrô, à l'origine, n'était pas la parole telle qu'elle est
pratiquée au plan humain, mais une force, une énergie extraordinaire en
gestation à l'intérieur de la divinité. Dans ce temps primordial, le créateur lui-
même ne put discerner ni la forme ni l'essence de cette substance qui s'agitait
en lui. Il fallut une première expulsion pour qu'il en eût l'intuition ; en la
réingérant, il lui permit d'arriver à maturation. La substance avait pris forme et
il pouvait en accoucher. N'est-ce pas là le passage de « l'essence à l'existence » ?
Cela dit, la puissance de cette force libérée fut telle qu'il fallut, pour
atteindre au niveau humain, qu'elle se divisât : Èlà ni ôrô. Èlà rendit pro
communicable en fractionnant son énergie et, si l'on s'en tient au sens de Èlà, la parole
est à la fois divine et résultat d'une fragmentation : entière et divine, divisée
et humaine ; fractionnement nécessaire pour qu'elle fût accessible aux
hommes. Ce qui se produisit dans le créateur peut aussi être vu comme une
métaphore qui rendrait compte du passage de l'idée, qui est confusion tant qu'elle
n'a pas été « exprimée », à celui du sens auquel on accède par la forme. Ayant
été expulsée l'idée prit effectivement forme.
On peut aussi s'interroger sur le rôle véritable de la divinité dans ce
processus. Il semblerait que le créateur ait été, dans une certaine mesure,
étranger à sa création. Il apparaît plus comme un réceptacle, une matrice où se
développa une substance ; si elle ne fut pas préexistante, du moins elle ne paraît
pas avoir été générée par un acte volontaire. Grâce à sa nature divine Olodù-
marè put lui donner forme ; mais la substance est d'abord perçue comme
importune et II cherche à s'en débarrasser (ho). Cependant ce qui fut expulsé une
première fois n'était pas encore assez formé. Il fallut une réingestion pour que
soient finalement engendrées ces trois entités nouvelles que sont Ogbçn, Oye
et Imo. Celles-ci, une fois expulsées, fonctionnent indépendamment, ayant en
elles-mêmes et pour elles-mêmes la force créatrice du mot, ôrô.
Du plan divin où nous étions, je voudrais maintenant rejoindre le plan
humain pour essayer de comprendre comment l'homme a pu s'approprier ôrô.
Je suivrai la même démarche que celle que j'ai suivie pour éclairer la parole
sur le plan du manifeste, c'est-à-dire qu'après m'être préoccupée des mots,
je vais me servir des proverbes, (ôwe), qui sont, me semble-t-il, au plan humain
la représentation de ce qu'est Horo au plan divin.
1. ôwe lesin ôrô ; bi ôrô bá sçnù ôwe la fi ri wá a.
/ proverbe / c'est + cheval / mot / comme / mot / si / se perdre /
proverbe /c'est + nous / utiliser / inac. / chercher / le /
Le proverbe est le cheval du mot ; s'il se perd c'est avec un proverbe qu'on
le cherche.
2. bi ôwe bi ôwe là ri lu îlù ôgîdîgbo ; olcgbón niïjô o, ômôràn nii mô o.
/ comme / proverbe / — / — / c'est + nous / inac. / frapper / tambour
/ — / l'intelligent / c'est + il / danser / le / le sage / comprendre / le /
Comme un proverbe, le rythme du tambour ôgîdïgbo4 est énigmatique ;
l'homme intelligent y danse, seul le clairvoyant le comprend.

4. îlù àgidigbo est un tambour de guerre au son duquel le roi de 0y$ danse rituellement une fois l'an,
lors d'un festival.
172 IFÁ SAIT LA PAROLE, L'HISTOIRE, LES PROVERBES

3. Amàràn-mç-dwe nu làjà àràn.


/ qui est perspicace-connaît-proverbe / c'est + il./ ouvrir + combat /
affaire /
C'est un homme averti, connaissant les proverbes, qui a le pouvoir de
résoudre les difficultés.
L'idée véhiculée par le mot est souvent insaisissable, confuse, obscure ;
résistant à qui veut la transmettre elle demeure parfois incommunicable. Le
proverbe a le pouvoir de l'élucider et de la rendre intelligible (voir proverbe
1). Pourtant, il est lui-même hermétique, énigmatique et l'intelligence seule
ne suffit pas pour y accéder et en faire usage. Le proverbe exige, de la part
de celui qui veut y recourir, expérience, sagesse, intuition, clairvoyance et savoir.
Celui qui possède toutes ces qualités saura en user, résoudre des conflits, apaiser
des disputes, éteindre des discordes et imposer son point de vue (voir
proverbes 2, 3).
A travers ce qui nous en est dit, le proverbe apparaît comme la forme
la plus haute, la plus accomplie de la parole ; c'est aussi la plus valorisée par
la société ; celui qui domine cette parole s'assure le respect, la considération
et la reconnaissance de sa communauté. Si l'on analyse les qualités requises
pour la maîtrise de cet art on s'aperçoit qu'il s'agit en fait de ogbon, dye et
imo. Ces trois entités issues de Horo se retrouvent donc réunies sous la forme
de ôwe qui se révèle, au plan humain, comme la représentation de Horo : le
proverbe est médiateur de la parole ou encore, oro, divisé par Èlà, est restitué
aux hommes sous sa forme entière par dwe. On peut maintenant compléter
le premier schéma :
HÔRO

Plan divin

OGBON ÔYE Ш0

OGBON OYE IMO


Plan humain

OWE = ORO

La dualité humain/divin est confirmée par la métaphore du premier


proverbe, àwe lesin oro « le proverbe est le cheval du mot » qui n'est pas sans
rappeler un phénomène bien connu dans les rites de possession en Afrique.
On dit, en effet, que la personne possédée est « chevauchée » par l'esprit ou
le dieu qui se manifeste en elle. Ainsi ôwe serait à çro ce que la personne
possédée est au dieu. Au plan divin la parole était une ; éclatée pour être commu-
MICHKA SACHNINE 173

nicable aux hommes elle est de nouveau unifiée au plan humain par la force
de ôwe que l'on peut considérer comme le symbole le plus parfait de la parole.

Inalco,
UA 1024, Langage et culture en Afrique de l'Ouest

IFÁ SAIT LA PAROLE, L'HISTOIRE, LES PROVERBES


M. SACHNINE

L'approche de la notion de parole chez les Yoruba est traitée sur deux plans. Le plan du manifeste
où sont analysés les termes de base et les proverbes liés à la parole et le plan du divin où un mythe
d'origine est examiné. L'interprétation du mythe établit une relation entre les deux plans : la parole, conçue
comme une énergie extraordinaire qui se serait fragmentée pour être accessible aux hommes, est réunifiée
par le proverbe qui en est la manifestation la plus accomplie.

IFÁ KNOWS SPEECH, HISTORY, PROVERBS


M. Sachnine

The approach to the notion of speech by the Yorubas is treated on two levels. The level of the real
where the basic terms and proverbs linked to speech are analysed and the spiritual level where the myth
of origine is examined. The analysis of the myth establishes a relation between the two levels : speech,
conceived as an extraordinary energy fragmented in order to be accessible to man, is reunified by the
proverb which is its most accomplished manifestation.

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