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Jérôme Game (J. G.) : Dans Le Spectateur émancipé, votre perspective est celle d'une
critique de la critique du spectacle : à cette fin, vous en reconstituez d'abord le réseau de
présuppositions théoriques. Pouvez-vous préciser en quoi consiste ce réseau et comment
il agit ?
Jacques Rancière (J. R.) : En gros, il fonctionne assez simplement, dans la mesure où, au
départ, il y a la condamnation du théâtre en tant que lieu du spectateur, qui remonte au moins
à Platon et consiste essentiellement en deux thèses fondamentales. Premièrement, être un
spectateur, c'est une mauvaise chose, parce qu'un spectateur, c'est quelqu'un qui regarde et qui
par conséquent se met en face d'apparences – et qui du même coup manque la vérité qui
évidemment est ailleurs, derrière l'apparence ou en dessous de ce qu'il voit. Donc première
thèse fondamentale : être spectateur, c'est regarder, et regarder est mal parce que c'est ne pas
connaître. La seconde thèse qui lui est liée, même si elle peut être dissociée, consiste à dire :
« àÅ tre un spectateur, c'est mauvais, parce qu'un spectateur est assis, il ne bouge pas. » Par
conséquent, être un spectateur, c'est être passif et, évidemment, ce qui est bon, c'est l'activité.
La question du spectateur a donc au départ et pour très longtemps été encadrée par ces deux
couples d'oppositions fondamentaux, à savoir : regarder et connaître d'une part, et être actif ou
être passif d'autre part. Je crois que ce qui est important, c'est au fond la mobilité de ce
dispositif théorique : il fonctionne d'abord dans le cadre platonicien où il s'agit de mettre en
ordre la cité – « chacun à sa place » – et donc de bannir le théâtre pour autant qu'il se trouve
justement être le lieu des dédoublements, le lieu qui fait qu'on ne sait plus qui est qui ou qui
fait quoi, et par conséquent par où l'ordre de la cité est menacé. Mais en même temps, cette
opposition est susceptible d'être constamment reproduite et déplacée, et donc de se charger de
toutes les valeurs du progrès, de la révolution et de l'émancipation. On le voit déjà très
clairement au xviiie siècle chez Rousseau qui reprend cette critique du spectacle – mais en
privilégiant, plutôt que l'opposition du regarder au connaître, celle du regarder à l'agir, pour
conclure que si on va chercher quelque chose au théâtre, c'est parce que, précisément, on y a
renoncé dans la vie concrète. En conséquence, ce qu'il oppose à la scène théâtrale, c'est la fête
populaire à Genève ou la fête civique dans la Sparte antique. En cela, il reste pris dans
l'opposition platonicienne, car Platon déjà opposait au dédoublement du théâtre le chœur ou la
cité qui tiennent en eux-mêmes et ne se mettent pas en face d'eux-mêmes en quelque sorte,
qui ne regardent pas des spectacles mais sont en acte. Ce que Rousseau reprend, c'est un peu
la même chose, mais encore une fois ce quelque chose ne cesse jamais d'être repris : cette
critique de la mimesis devient au xixe siècle comme le cœur de la critique sociale. On peut
penser à la fa çon dont Feuerbach et Marx la reprennent avec l'idée que le fondement de la
domination, c'est la séparation entre l'homme et son essence qui est projetée là -bas, au loin,
en face de lui. À partir de là , le platonisme devient révolutionnaire en dénon çant tous ces
gens qui sont spectateurs, c'est-à -dire qui, premièrement, sont dans l'ignorance – dominés
d'être à une place où ils écarquillent les yeux comme des crétins et ne voient bien sûr pas
comment marche la machine – et puis deuxièmement, ce qu'il y a de plus radical, ce que Marx
emprunte à Feuerbach et que Guy Debord réactualisera à notre époque avec tous les
ornements que l'on sait, c'est cette idée qu'être spectateur, c'est être en face de sa vie devenue
étrangère, de sa propre activité devenue étrangère. Qu'est-ce qui se passe alors ? C'est que la
critique platonicienne de la mimesis va devenir l'explication des raisons du malheur social –
évidemment avec le contre-effet que toute la critique sociale va se mettre à vouloir délivrer les
spectateurs d'abord de leur ignorance, ensuite de leur passivité. Et pour délivrer les ignorants,
il faut d'abord les constituer comme tels.
J. G. : Après Artaud et Brecht, vous évoquez en particulier le cas Debord autour d'un
paradoxe : d'une part, il tient la vérité comme une non-séparation, mais, d'autre part, il
pose comme mauvaise la contemplation d'apparences séparées de leur vérité. Autrement
dit, plus il semble anti-platonicien, moins il l'est. Pouvez-vous détailler le fonctionnement
de cette contradiction ?
J. R. : Il y a une phrase célèbre de Guy Debord qui semble être anti-platonicienne et où il dit
« plus l'homme contemple et moins il est », donc opposition entre l'être et le voir. Mais
finalement cela va revenir au même, puisque ce que le spectateur manque, c'est précisément la
conscience que ce qu'il a en face de lui, c'est sa propre réalité, sa propre essence, sa propre
vie, sa propre action qui se trouvent séparées, devenues étrangères. À ce moment-là , la
critique de la mimesis devient essentiellement – c'est le titre même d'un film de Debord –
critique de la séparation, c'est-à -dire fa çon de poser le spectacle comme étant le mal absolu
en l'identifiant à ce processus par lequel l'homme projette son essence hors de lui-même. À
partir de cela, on a une distance et une impuissance radicales : puisque tout le monde est dans
le spectacle, il n'y pas de raison pour que personne en sorte jamais, pas même celui qui
connaît la raison du spectacle. Il y a une phrase de Guy Debord qui dit : « dans le monde
réellement renversé, le vrai est un moment du faux » : en gros, savoir la raison du spectacle ne
change pas la domination du spectacle. Reste donc finalement l'autorité de la voix qui énonce
le pouvoir du spectacle. C'est particulièrement sensible lorsqu'on regarde les films de Debord
parce que là , il y a effectivement un défilé d'images qu'on peut dire en un sens indifférent (ce
n'est pas absolument vrai, j'y reviendrai) et seule compte la voix qui dit : « Vous êtes devant
ces images, à regarder comme des crétins alors que ces images sont en quelque sorte votre
propre mort. » Cette voix qui dit la séparation la consacre en un sens : elle dit que nous
sommes tous dans les images – on y sera toujours – mais elle ne nous en sort pas. Mais d'un
autre côté, le film confie encore à des images le soin de nous dire qu'il y a une solution, à
savoir : il ne faut plus regarder, il faut agir. C'est très intéressant de voir dans les films de
Debord, et tout particulièrement dans La Société du spectacle, comment il fait toute une série
d'emprunts à des westerns. On pourrait d'abord croire que c'est parodique quand on voit Errol
Flynn qui charge comme ça, sabre au clair ; on pourrait croire qu'il se moque de ces crétins
d'impérialistes américains et de leur mythologie héroïque, mais ce n'est pas du tout vrai. Au
contraire, il nous propose ces charges en exemple, il nous dit que c'est ça qu'il faut faire : il
faut faire comme Errol Flynn, il faut être comme John Wayne, courant à l'assaut des Sudistes
ou des Indiens. C'est le modèle pour la seule chose à faire : l'assaut des guerriers prolétariens
contre la domination du spectacle. En même temps, bien sûr, ça reste encore un spectacle qui
confirme l'autorité de la voix qui dit : « On sera toujours dedans. » On peut comprendre à
partir de là comment le situationnisme est devenu ce qu'il est de nos jours dans sa version
banalisée, comme critique du consommateur démocratique abruti par les médias. Ce qu'il y a
derrière, c'est la manière dont toute la tradition critique-marxiste révolutionnaire a absorbé un
certain nombre de présuppositions inégalitaires : il y a les actifs et il y a les passifs ; il y a
ceux qui regardent et il y a ceux qui savent. Ce qui en gros revient à dire : il y a ceux qui sont
capables, il y a ceux qui ne sont pas capables. À partir de là , il y a plusieurs stratégies
possibles : ou l'on pense qu'il faut qu'une avant-garde réunisse les gens capables pour mettre
dans la tête des incapables les moyens de s'en sortir, ou bien on prend la position du grand
seigneur désenchanté qui constate qu'effectivement le moment de l'action est passé et que
désormais ses contemporains sont voués à mariner indéfiniment dans le spectacle.
J. G. : Vous nouez cette question à celle de l'émancipation intellectuelle telle que vous
l'avez analysée dans Le Maître ignorant autour de la figure de Jacotot. Vous différenciez
dénonciation de l'aliénation (Brecht, Debord) et réappropriation du rapport à soi
permise par la logique d'émancipation, ce que vous appelez la subjectivation. Le
problème est en effet qu'en dénon çant la passivité, on suppose une différence
essentielle : la différence actif/passif, avec le partage des positions et des capacités
afférent. A contrario, l'émancipation pose selon vous l'acte de regarder comme l'action
qui transforme ou confirme cette assignation à une place déterminée. Pouvez-vous
revenir sur ce qui redistribue le sensible via cette réappropriation individuelle, et repose
ainsi la question du pouvoir de l'égalité comme principe d'un nouveau mode de
commun ?
Je ne suis pas historien de l'art, philosophe de l'art, etc. ; je travaille sur l'expérience esthétique
en tant qu'expérience qui produit un écart par rapport aux formes de l'expérience ordinaire. Au
fond, qu'est-ce qui est au cœur du régime esthétique de l'art ? C'est de constituer justement
comme une espèce de sphère d'expérience qui est en rupture par rapport aux logiques de la
domination – vous faisiez référence au libre jeu1, ce concept emprunté à Kant et à Schiller et
qui définit justement la sortie d'une situation de dépendance hiérarchique, le jeu du spectateur
libre vis-à -vis de la forme qui est en face de lui. Bourdieu et les sociologues s'en sont
beaucoup moqués en disant : « Regardez comme ces philosophes sont crétins et naïfs, ils ne
savent pas qu'en réalité les ouvriers et les bourgeois ont chacun leurs goûts, leurs manières de
voir, leurs manières de juger et ainsi de suite. » Or, précisément, ce qui est au cœur de cette
rupture que représente l'expérience esthétique, c'est qu'on prend les choses à l'envers : au lieu
de dire : « Vous savez bien qu'en réalité tous les gens ont les sens qui leur conviennent et ainsi
de suite », ce qu'on propose, c'est une expérience qui est justement une expérience de
dérèglement des sens, pas au sens de Rimbaud (encore qu'il s'inscrive là -dedans) mais au sens
d'une forme d'expérience qui est en rupture par rapport aux formes normales de l'expérience
qui sont les formes de la domination. C'est cela que j'ai commenté car je l'ai vécu, compris à
travers toute l'histoire de l'émancipation ouvrière. L'émancipation ouvrière, cela suppose quoi
au départ ? Pas de savoir qu'il y a l'exploitation, la domination du capital et tout ça. Cela tout
le monde le sait et les exploités l'ont toujours su. L'émancipation ouvrière, c'est la possibilité
de se faire des manières de dire, des manières de voir, des manières d'être qui sont en rupture
avec celles qui sont imposées par l'ordre de la domination. Donc la question n'est pas de
savoir qu'on est exploité ; en un sens la question est quasiment de l'ignorer. Et au cœur de
l'émancipation ouvrière, il y a cette espèce de décision d'ignorer en quelque sorte qu'on est
voué à travailler de ses bras pendant que d'autres jouissent des bienfaits du regard esthétique.
C'est ce que j'ai commenté dans Le Spectateur émancipé par ce petit texte d'un ouvrier
menuisier sur lequel j'ai beaucoup travaillé par ailleurs, Gabriel Gauny, qui raconte sa journée
de travail. Il est dans une maison bourgeoise, il fait les parquets, il est exploité par le patron, il
travaille pour le propriétaire, la maison n'est pas à lui, et pourtant il décrit la fa çon dont il
s'empare de l'espace, du lieu, de la perspective qu'ouvre la fenêtre. Finalement, ça veut dire
quoi ? Qu'il opère une espèce de dissociation entre ses bras et son regard pour s'approprier un
regard qui est celui de l'esthète. Bien sûr, là , Bourdieu dirait : « Voilà comme il est
mystifié ! » Mais je dirais qu'il faut prendre les choses à l'envers : ce qui compte justement
c'est de se désadapter, de se désidentifier par rapport à un mode d'identité, par rapport à un
mode d'être, de sentir, de percevoir, de parler qui justement colle à l'expérience sensible
ordinaire telle qu'elle est organisée par la domination. Tout cela pour moi a été extrêmement
important. C'est cela que veut dire émancipation. Cela veut dire cette espèce de rupture,
d'opposition à un mode d'organisation sensible qui se trouve comme brisé au sens le plus
matériel, à savoir que finalement les bras font leur travail et puis les yeux partent ailleurs. J'ai
cité ce texte qui a l'air anodin mais il paraît en juin 1848 au moment de la révolution dans un
journal ouvrier révolutionnaire qui s'appelle Le Tocsin des travailleurs, ce n'est pas rien. Cela
veut dire que cette petite description d'allure anodine décrit le type d'expériences individuelles
partageables qui fait que quelque chose peut se constituer comme une voix des ouvriers, parce
qu'une voix des ouvriers, ce n'est pas « les ouvriers se mettent ensemble et on va crier sur les
toits notre malheur, etc. » Non. Cela veut dire : « On se constitue une capacité collective de
dire sur la base d'une transformation de notre propre rapport à notre condition. »
J. R. : Je ne vais pas envoyer son paquet à chacun pour dire pourquoi ce n'est pas bien. Non,
ce n'est pas mon objectif. Ce qui m'intéresse plutôt, c'est cette espèce de configuration globale
à laquelle on a à faire ; c'est de voir comment, en l'espace de quarante ans, les thèmes
progressistes des années 1950-1960 – la dénonciation de la mythologie de la marchandise à la
manière de Barthes, la dénonciation de la société de consommation à la manière de
Baudrillard, la critique du fétichisme marchand –, tout ça s'est petit à petit transformé.
Pourquoi ? Parce que, finalement, ces critiques, qui encore une fois étaient censées apprendre
aux gens à comprendre qu'ils étaient dans un monde qui n'était pas bien et qu'il fallait changer,
ne fonctionnaient d'une certaine fa çon que parce que suffisamment de gens savaient ou
pensaient savoir que non seulement il fallait le changer mais comment le changer. Et à partir
du moment où cette certitude sur le scénario dans lequel on se trouve, sur le fait qu'on est dans
le sens de l'histoire, et que celle-ci va vers un changement radical, s'efface, que se passe-t-il ?
Il se passe que ces procédures vont commencer à tourner sur elles-mêmes, c'est ce que j'ai
illustré sur le plan proprement visuel à travers la manière dont le photomontage militant des
années 1970 – du genre de Martha Rosler nous montrant le pauvre Vietnamien avec son
enfant mort au milieu d'un élégant salon américain – voit son sens se transformer, tout en
restant formellement pareil. C'est ce que j'ai commenté à travers cette photographie de
Joséphine Meckseper qui nous montre les manifestants contre la guerre en Irak avec une
énorme poubelle juste devant, qui déborde évidemment, donc on comprend tout de suite –
c'est toujours la même chose – le rapport entre société de consommation et militantisme, sauf
que le rapport est inversé : désormais la poubelle est au premier plan pour dire : « Voilà votre
réalité, vous pouvez toujours, derrière, manifester et faire croire que vous êtes opposés à
l'ordre existant, mais en réalité vous êtes complices en tant que consommateurs, etc. » Ce qui
m'intéresse, c'est qu'au fond les procédures formelles restent les mêmes, et c'est le sens qui se
trouve complètement inversé, c'est-à -dire que la critique devient une espèce de déploration
morose, à savoir non plus : « Regardez comme c'est malheureux, ces gens sont victimes de la
société de consommation, et voilà pourquoi il faut qu'ils luttent contre », mais : « Regardez
comment de toute fa çon ils sont là -dedans jusqu'au cou et ils y sont en étant heureux. »
C'est ce renversement que j'ai commenté à travers différentes figures. Si l'on pense à
Sloterdjik, ce thème de l'allégement qu'il y a notamment dans Écumes : nos sociétés, dit-il,
sont des sociétés d'allégement, il y a de moins en moins de réalité et de moins en moins de
pauvreté. On a là une espèce de conviction absolue que la pauvreté a disparu, que la réalité a
disparu, et que finalement ce sont des gens de mauvaise foi qui nous font croire encore que la
pauvreté et la réalité existent. Il y a donc comme une espèce de spirale de la critique : ce n'est
plus la critique de la fausse richesse à la Guy Debord mais la critique de la fausse pauvreté. Il
y a cette espèce de mélancolie de gauche qui dit : « Les gens sont trop heureux de toute fa
çon, non seulement ils sont trop heureux mais ils font croire qu'ils sont malheureux, ils font
croire qu'il y a de la misère et ainsi de suite. » Vous voulez qu'on parle un peu de
Boltanski/Chiapello ; on ne va pas critiquer en deux minutes un pavé haut comme ça, mais, au
fond, la thèse centrale, c'est toujours celle de la capacité infinie de la machine à récupérer
tout : le capitalisme en difficulté a été sauvé parce qu'il a récupéré l'esprit de créativité des
enfants de 68 qui voulaient du travail « créatif » et ainsi de suite. Maintenant, ils l'ont avec les
formes du travail flexible, etc. En un sens, c'est une plaisanterie parce que, d'une part, en 68,
les gens ne réclamaient pas beaucoup du travail créatif : ils réclamaient plutôt la destruction
du système capitaliste – ce qui n'est quand même pas la même chose. Et puis, d'autre part,
parce que malgré tout la flexibilité pratiquée aujourd'hui signifie toute autre chose que l'appel
à la créativité libre des enfants de la révolution anti-autoritaire. On ne va pas entrer dans le
détail mais ce qui est important c'est la manière dont le discours critique qui était en principe
tendu vers un objectif d'émancipation est devenu un discours qui tourne sur lui-même pour
expliquer pourquoi toute émancipation est de toute fa çon impossible parce que tout le monde
est pris dans la machine et que la machine tourne sur elle-même, que ceux qui prétendent la
critiquer ne font au contraire que la renforcer et ainsi de suite.
J. G. : Dans une image frappante, vous évoquez Marx comme la « voix ventriloque »,
ingérée, en réalité digérée par cet art critique. Le capitalisme marchand est un estomac
sans fin et l'art critique son enzyme glouton, et par conséquent toutes dissensions ou
distances s'en trouvent malaisées : pouvez-vous préciser vos vues là -dessus ?
J. G. : Dans Le Spectateur émancipé, vous avez des mots terribles de lucidité sur ces
procédures de la critique sociale qui ont pour « fin de soigner les incapables, ceux qui ne
savent pas voir, qui ne comprennent pas le sens de ce qu'ils voient, qui ne savent pas
transformer le savoir acquis en énergie militante ». Vous dites ainsi : « Et les médecins
ont besoin de ces malades à soigner. Pour soigner les incapacités, ils ont besoin de les
reproduire indéfiniment. Or pour assurer cette reproduction, il suffit du tour qui,
périodiquement, transforme la santé en maladie et la maladie en santé. […] La machine
peut marcher ainsi jusqu'à la fin des temps, en capitalisant sur l'impuissance de la
critique qui dévoile l'impuissance des imbéciles. » Contre ce schéma, ce qui opère
véritablement, c'est alors une « vacance », dites-vous à propos d'un collectif d'artistes,
Campement urbain, qui reconfigure la perception qu'on peut se faire de ce qu'il est
convenu d'appeler la « crise des banlieues ». Espace paradoxal, inutile, improductif,
évoquant le rapport communauté/solitude et la notion d'une communauté dissensuelle.
Pouvez-vous revenir sur ce cas ?
J. R. : J'essaye toujours d'éviter soigneusement de dire : « Bon voilà , c'est ça qu'il faut faire,
voilà ce que font les bons artistes, voilà ce qu'est la bonne politique de l'art et ainsi de suite. »
Parce que ce qui m'intéresse, les œuvres que je regarde, je les regarde par rapport aux
problèmes qu'elles posent, la manière dont elles les posent. Je ne m'intéresse pas forcément à
des œuvres pour dire « Voilà , ça, c'est le bon truc à faire », mais pour dire : « À travers ça, on
voit un petit peu quels sont les enjeux. » C'est pour ça que je parle dans ce livre de cette
expérience du groupe Campement urbain, ce n'est pas pour faire leur publicité. Moi-même,
j'ai des sentiments un petit peu partagés quant à ce qu'ils font. C'est un collectif qui pratique
ces formes d'art qui vont vers l'extérieur et ils ont lancé un projet en lien avec des groupes de
population dans des banlieues dites « à problèmes », en l'occurrence dans la banlieue de Paris,
dans le fameux 93, à Sevran-Beaudottes. Leur projet est de mobiliser un groupe de la
population pour imaginer un lieu. Ce qui est intéressant, c'est que cela consiste à construire un
lieu qui appartienne à tous mais qui en même temps ne puisse être occupé que par une
personne à la fois. Un lieu où l'on puisse s'isoler. Cela a un côté complètement paradoxal
parce qu'on dit toujours : « Ce qui arrive dans les banlieues vous savez pourquoi, c'est à cause
de la perte du lien social, donc il faut remailler du lien social », donc on envoie souvent les
artistes dans les banlieues pour remailler du lien social par des ateliers d'écriture ou d'autres
choses du même genre. Eux prennent les choses complètement à l'envers en disant : « Le
problème n'est pas de tisser du lien social, le lien social il n'y en a que trop, le problème c'est
de créer quelque chose qui fasse rupture parce que, précisément, dans ces banlieues-là , ce
n'est pas qu'on manque de lien, mais qu'on ne peut pas choisir la forme du lien. » Créer
ensemble un lieu où l'on puisse être seul, c'est comme inventer une autre forme de sociabilité,
choisie et non pas imposée. Ce qui m'intéresse dans cette expérience (qui est encore en cours),
c'est qu'elle est quasiment un commentaire de Kant. Ca semble paradoxal ce que je dis, mais
ce projet s'appelle « Je et Nous », c'est-à -dire qu'il consiste au fond à créer comme un lieu
pour l'individu isolé qui soit immédiatement connecté à une espèce de possession collective.
C'est exactement la formule du jugement esthétique kantien : je juge pour tout le monde, je
partage a priori mon appréciation avec tout le monde lorsque je dis « C'est beau ». Cela ne
veut pas dire que tout le monde trouvera ça beau – ce n'est pas le problème –, ça veut dire que
je dessine quelque chose comme une autre forme de communauté. Encore une fois, je ne
donne pas d'exemples mais pour moi, ce qui est important c'est que ça montre comment les
problèmes se posent. On peut aussi parler des trois films que Pedro Costa – réalisateur
portugais – a faits autour de la vie et de la fin d'un bidonville dans les environs de Lisbonne,
essentiellement habité par des immigrés cap-verdiens et quelques marginaux drogués
autochtones. Ce qui est très intéressant et très fort dans ces films c'est que, là encore, il prend
un parti qui est opposé au parti normal. Normalement, on dit : « Il ne faut pas esthétiser la
misère. » On dit toujours : « Attention, la misère il faut la représenter comme elle est :
misérable. » Or au contraire, Pedro Costa s'attache à mettre en valeur tout ce qui est contenu
de richesse sensible dans l'expérience de ces gens dans ces bidonvilles misérables. Ce qui fait
que l'image est absolument superbe de part en part et dénonce précisément par sa beauté cette
espèce de partage qu'on fait lorsqu'on dit toujours ; « Pour les pauvres, pas de beauté, pour les
pauvres il faut du réel, il faut montrer leur souffrance et comment ils peuvent s'en sortir et pas
s'amuser à montrer que les reflets du soleil chez eux aussi ça fait des choses qui sont belles,
pas montrer qu'ils partagent une certaine richesse sensible. » Ce qui est fantastique c'est que
justement, il y a toute une série de brouillages qui sont opérés. D'abord entre le documentaire
et la fiction. On se souvient de la célèbre phrase de Godard – « la fiction c'est pour les
Israéliens, le documentaire c'est pour les Palestiniens » – qui veut dire que le documentaire
c'est pour les victimes, si l'on parle des victimes on fait du documentaire, c'est la réalité, on
n'enjolive pas. Or il y a dans les films de Pedro Costa ce brouillage du rapport
documentaire/fiction, entre l'esthétique et le social. Et puis il y aussi une espèce de
renversement des positions parce que le héros du troisième film, En avant jeunesse, est un
immigré cap-verdien, ancien ma çon, qui a eu un accident, qui a une certaine fêlure au
cerveau, et ce qui est extraordinaire, c'est que ce n'est pas du tout le malheureux immigré qu'il
faudrait plaindre, mais une sorte de seigneur, d'errant sublime, de roi Lear ou d'Å’dipe
qui traverse le film. Il y a une séquence tout à fait extraordinaire : c'est à Lisbonne, il est à la
Gulbenkian, grande silhouette noire entre un Rubens et un Van Dyck, et le gardien du musée,
qui est noir aussi, vient l'emmener, comme s'il lui disait en silence « Bon écoute mon vieux,
sors-toi un peu de là , c'est pas vraiment ta place. » Mais ce qui est intéressant c'est qu'en
réalité l'image fait l'inverse, elle dit que ce n'est pas le malheureux qui est privé des richesses
de l'art, au contraire sa présence arrive à renverser le rapport et à dire que, finalement, cette
richesse de l'art est en déficit par rapport à la richesse d'expérience dont il s'agirait de rendre
compte.
J. G. : En définitive, après avoir envisagé l'échec d'un certain type d'art critique, vous
évoquez son possible effet résiduel en termes sensibles plutôt qu'intellectuels et vous
ajoutez : « cet effet ne peut être une transmission calculable. » Vous écrivez également :
« le travail critique […] est aussi celui qui examine les limites propres à sa pratique, qui
refuse d'anticiper son effet et tient compte de la séparation esthétique à travers laquelle
cet effet se trouve produit. » Ce n'est pas pour autant la contingence ou le relativisme,
seulement « on passe d'un mode sensible à un autre mode sensible ». Pourriez-vous
préciser un peu ce travail de changement de cadre, d'échelle et de rythme fait de chocs
ou de ruptures dans le tissu du sensible, dans les perceptions et la dynamique des affects
qui semble créer comme un monde dont le critère serait la fiction ?
J. R. : C'est le paradoxe que vit l'art contemporain : on continue toujours à faire comme si la
politique de l'art c'est un artiste qui dit : « Je vais montrer ça, je vais faire passer ce message,
je vais produire ce résultat. » C'est ce qu'on voit constamment avec toutes ces installations qui
nous disent : « Bon je vais mettre dans le musée une petite cabine où l'on entend des sons
disco, etc., ça va critiquer la société de consommation, ou bien je vais prendre un clip un peu
retraité, etc. pour montrer comment les individus sont victimes des médias » et ainsi de suite.
Et toujours on présuppose l'effet. C'est ça le propre de l'abrutissement selon Jacotot, c'est
toujours de présupposer l'effet. Or précisément la rupture esthétique c'est quoi ? C'est qu'on ne
peut pas présupposer l'effet. Moi je ne suis pas en extase devant l'indécidable, ce n'est pas le
problème. Il ne s'agit pas de ça. Il s'agit simplement de dire que, comme dans la relation
pédagogique, le maître parle mais ne fait jamais passer son savoir dans la tête de l'élève, de
même l'artiste élabore de grandes stratégies ( « Voilà je mets ça, ça, ça et ça comme ça pour
prouver ça et les gens verront ça et comprendront ça »), mais non. Finalement, il dispose ses
éléments et puis les spectateurs, les visiteurs viennent et c'est eux qui choisissent comment
recomposer les éléments, comment assembler ce qu'ils voient là avec leur propre histoire, leur
propre expérience et ainsi de suite. Et effectivement le problème, c'est d'arriver à sortir de
cette espèce de surcharge pédagogique qui est souvent le propre des artistes mais aussi des
gens de musée. Toutes ces politiques font toujours comme si on pouvait prédéterminer l'effet.
Vraiment l'émancipation commence lorsque justement il y a rupture entre la cause et l'effet.
C'est dans cette béance que s'inscrit l'activité du spectateur.
J. G. : On a parlé pendant toute cette discussion du point de vue ex post, de (et une fois
que) l'œuvre (a été produite). Ce serait intéressant aussi de parler ex ante, tandis que
l'œuvre d'art est créée : qu'en est-il de la question du nouage choc sensible (ou distance
esthétique)/effet de sens (ou effet politique) à ce moment-là ? Que faire de (comment
réagir à , comment manipuler) l'indécidable qu'il peut représenter ? Comment le
maintenir (y compris dans la « nouveauté ») ? D'où, implicitement, la question du statut
et des modalités d'une critique (ou d'une pensée de l'art) qui jugerait sur pièces, via
leurs effets, la puissance des œuvres à maintenir cet indécidable : quel critérium ici ?
Jacques Rancière
Jacques Rancière est philosophe et enseigne à l’université de Paris 8-Saint-Denis. Élève de
Louis Althusser, il a publié une trentaine d’ouvrages, dont Le Maître ignorant; Les Noms de
l’histoire; La Mésentente; Le Partage du sensible et La Haine de la démocratie.