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1) Discours de Sékou Touré le 25 août 1958 à Conakry.

Monsieur le Président du Gouvernement de la République Française,

Dans la vie des Nations et des Peuples, il y a des instants qui semblent déterminer une part décisive
de leur Destin ou qui, en tout cas, s'inscrivent au registre de I'Histoire en lettres capitales autour
desquelles les légendes s'édifient, marquant de manière particulière au graphique de la difficile
évolution humaine, les points culminants, les sommets qui expriment autant de victoires de l'Homme
sur lui-même, autant de conquêtes de la Société sur le milieu naturel qui l'entoure.

Monsieur le Président, vous venez en Afrique précédé du double privilège d'appartenir à une légende
glorieuse qui magnifie la Victoire de la Liberté sur l'asservissement et d'être le premier Chef du
Gouvernement de la République Française à fouler le sol de Guinée.

Votre présence parmi nous symbolise non seulement la « Résistance » qui a vu le triomphe de la
Raison sur la force, la Victoire du Bien sur le mal, mais elle représente aussi, et je puis même dire
surtout, un nouveau stade, une autre période décisive, une nouvelle phase d'évolution.

Comment le Peuple africain ne serait-il pas sensible à ces augures, lui qui vit quotidiennement dans
l'espoir de voir sa dignité reconnue, et renforce de plus en plus sa volonté d'être égal aux meilleurs ?

La valeur de ce Peuple, Monsieur le Président, vous la connaissez sans doute mieux que nul autre,
pour en avoir été juge et témoin aux heures les plus difficiles que la France ait jamais connues.

Cette période exceptionnelle à l'issue de laquelle la Liberté devait resurgir avec un éclat nouveau, une
force décuplée, est marquée par l'homme d'Afrique d'une manière toute particulière, puisqu'il a, au
cours de la dernière guerre mondiale, rallié, sans justification apparente, la cause de la Liberté des
Peuples et de la Dignité Humaine.

A travers les vicissitudes de l'Histoire chaque Peuple s'achemine vers ses propres Lumières, agit
selon ses caractéristiques particulières et en fonction de ses principales aspirations sans
qu'apparaissent nécessairement les mobiles réels qui le font agir.

Notre esprit, pourtant rompu à la logique implacable des moyens et des fins, ainsi qu'aux dures
disciplines des réalités quotidiennes, est constamment attiré par les grandes nécessités de l’Élévation
et de l’Émancipation Humaines. L'épanouissement des valeurs de l'Afrique est freiné, moins à cause
de ceux qui les ont façonnées, qu'à cause des structures économiques et politiques héritées du
régime colonial en déséquilibre avec ses aspirations d'avenir.

C'est pourquoi nous voulons corriger, non par des réformes timides et partielles, mais
fondamentalement, ces structures afin que le mouvement de nos Sociétés suive la ligne ascendante
d'une constante évolution, d'un perpétuel perfectionnement.

Le Progrès est en effet une création continue, un développement ininterrompu vers le Mieux, pour le
Meilleur. Étape après étape, les Sociétés et les Peuples élargissent et consolident leur droit au
bonheur, leurs titres de dignité, et développent leur contribution au Patrimoine économique et culturel
du monde entier.

L'Afrique Noire n'est pas différente en cela de toute autre Société ou de tout autre Peuple. Selon nos
voies propres, nous entendons nous acheminer vers notre bonheur et cela avec d'autant plus de
volonté et de détermination que nous connaissons la longueur du chemin que nous avons à parcourir.

La Guinée n'est pas seulement cette entité géographique que les hasards de l'Histoire ont délimitée
suivant les données de sa colonisation par la France, c'est aussi une part vive de l'Afrique, un
morceau de ce continent qui palpite, sent, agit et pense à la mesure de son destin singulier. Mais
aussi vaste que soit notre ère d'investigation, aussi étendu que soit notre champ d'action, cela est
insuffisant en regard de nos propres exigences d'évolution.
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Pour y répondre, nous devrons engager non seulement l'ensemble de nos potentialités propres, mais
encore tout ce qui constitue les biens et les connaissances universels, lesquels chaque jour se
développent et s'accroissent de manière inappréciable.

A travers le désordre moral dû au fait colonial et à travers les contradictions profondes qui divisent le
monde, nous devons taire les pensées idéales afin de serrer au plus près les possibilités réelles, les
moyens efficaces et immédiatement utilisables ; nous devons nous préoccuper des conditions exactes
de nos populations afin de leur apporter les éléments d'une indispensable évolution, sans laquelle le
mieux-être qu'elles prétendent légitimement obtenir ne pourrait être créé. Si nous ne nous employions
pas à cette tâche, nous n'aurions aucune raison de vouloir remplir les fonctions dont nous avons la
charge, aucun droit à la confiance de nos populations. C'est parce que nous nous interdisons de
confisquer à notre profit la souveraineté des populations guinéennes, que nous devons vous dire sans
détour, Monsieur le Président du Conseil, les exigences de ces populations pour qu'avec elles, soient
recherchées les voies les meilleures de leur Émancipation totale.

Le privilège d'un Peuple pauvre est que le risque que courent ses entreprises est mince, et les
dangers qu'il encourt sont moindres. Le pauvre ne peut prétendre qu'à s'enrichir et rien n'est plus
naturel que de vouloir effacer toutes les inégalités et toutes les injustices.

Ce besoin d'égalité et de Justice nous le portons d'autant plus profondément en nous, que nous avons
été plus durement soumis à l'injustice et à l'inégalité.

L'analyse logique et une connaissance de plus en plus grande de nos valeurs particulières, de nos
moyens potentiels, de nos possibilités réelles nous laissent cependant exempts de tout complexe et
de toute crainte : nous sommes uniquement préoccupés de notre avenir et soucieux du bonheur de
notre Peuple.

Ce bonheur peut revêtir des aspects multiples et des caractéristiques diverses selon la nature de nos
aspirations, de nos désirs, selon notre état propre ; il peut être aussi bien une chose unique qu'un
faisceau de mille choses, toutes également indispensables à sa réalisation. Nous avons, quant à
nous, un premier et indispensable besoin, celui de notre Dignité. Or, il n'y a pas de Dignité sans
Liberté, car tout assujettissement, toute contrainte imposée et subie dégrade celui sur qui elle pèse, lui
retire une part de sa qualité d'Homme et en fait arbitrairement un être inférieur. Nous préférons la
Pauvreté dans la Liberté à l’Opulence dans l'esclavage.

Ce qui est vrai pour l'Homme l'est autant pour les Sociétés et les Peuples. C'est ce souci de Dignité,
cet impérieux besoin de Liberté qui devait susciter aux heures sombres de la France les actes les plus
nobles, les sacrifices les plus grands et les plus beaux traits de courage. La Liberté, c'est le privilège
de tout homme, le droit naturel de toute Société ou de tout Peuple, la base sur laquelle les États
Africains s'associeront à la République Française et à d'autres États pour le développement de leurs
valeurs et de leurs richesses communes.

Monsieur le Président, vous me permettrez de rappeler un passage du discours que j'ai prononcé à
l'occasion de la visite récente d'un Représentant du Gouvernement Français, M. Gérard Jacquet,
ancien Ministre de la France d'Outre-Mer.

Notre option fondamentale qui, à elle seule, conditionne les différents choix que nous allons effectuer,
réside dans la décolonisation intégrale de l'Afrique : ses hommes, son économie, son organisation
administrative, et, en vue de bâtir une Communauté Franco-africaine solide et dont la pérennité sera
d'autant plus garantie qu'elle n'aura plus dans son sein des phénomènes d'injustice, de discrimination
ou toute cause de dépersonnalisation et d'indignité.

En effet, le monde évolue rapidement et les impératifs de la vie moderne posent avec brutalité le
problème du choix entre la stagnation et le progrès, entre la division des Peuples et leur union
fraternelle, entre l'esclavage et la liberté, enfin entre la guerre et la paix.

Pour l'Afrique Noire d'influence française, ces problèmes doivent être abordés avant tout avec un
esprit réaliste, compréhensif. Notre cœur, notre raison, en plus de nos intérêts les plus évidents, nous
font choisir, sans hésitation, l'interdépendance et la liberté dans cette union, plutôt que de nous définir
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sans la France et contre la France. Et c'est en raison de cette orientation politique que nos exigences
doivent être toutes connues pour que leur discussion soit facilitée au maximum.

D'aucuns en parlant des rapports franco-africains situent leur raisonnement dans le domaine
économique et social exclusivement, et concluent fatalement, compte tenu du grand retard des pays
sous-développés d'Afrique, par l'apologie de l'action coloniale de la France.

Ces hommes oublient qu'au-dessus de l'économique et du social il y a une valeur autrement plus
importante, qui oriente et détermine le plus souvent l'action des hommes d'Afrique ; cette valeur
supérieure réside essentiellement dans la Conscience qu'apportent les hommes d'Afrique à la lutte
politique, tendant à sauvegarder leur Dignité et leur Originalité et libérer totalement leur Personnalité.

Qui ne sait aujourd'hui que les drames douloureux enregistrés dans l'histoire coloniale française en
Indochine et en Afrique du Nord sont interprétés aussi différemment selon que l'on donne la
suprématie à l'économie, ou que le Droit à l'indépendance, le respect de la Dignité des Peuples sont
considérés comme les bases les plus solides de toute association de Peuples différents !

Aujourd'hui, en raison de l'évolution de la situation internationale et surtout du gigantesque progrès du


mouvement de décolonisation dans les pays dépendants, nous pouvons affirmer que la Force Militaire
dirigée contre la Liberté d'un pays ne peut plus garantir ni le prestige, ni les intérêts d'une Métropole.
Le rayonnement de la France, la garantie et le développement de ses intérêts en Afrique ne sauraient
désormais résulter que de l'association libre des pays d'Outre-Mer. L'action économique et culturelle
de la France demeure encore indispensable à l'évolution harmonieuse et rapide des Territoires
d'Outre-Mer.

C'est en fonction de ces leçons du passé et des impératifs de cette évolution nécessaire, de ce
progrès général irréversible déjà accompli, de la ferme Volonté des Peuples d'Outre-Mer à accéder à
la totale Dignité Nationale excluant définitivement toutes les séquelles de l'ancien régime colonial, que
nous ne cessons, dans le cadre d'une Communauté Franco-africaine égalitaire et juste, de proclamer
la reconnaissance mutuelle et l'exercice effectif du Droit à l'indépendance des Peuples d'Outre-Mer.
Certains attributs de Souveraineté qui seront exercés au niveau de cette Communauté devront se
résumer en quatre domaines :

• Défense ;
• Relations diplomatiques ;
• Monnaie ;
• Enseignement supérieur.

Un pays qui exclut toute interdépendance dispose de quatre Pouvoirs essentiels :

1. La Défense ;
2. La Monnaie ;
3. Les Relations extérieures et la Diplomatie ;
4. La Justice et la Législation.

Nous acceptons volontairement certains abandons de Souveraineté au profit d'un ensemble plus
vaste parce que nous espérons que la confiance placée dans le Peuple Français et notre participation
effective au double échelon législatif et exécutif de cet Ensemble sont autant de garantie et de
sécurité pour nos intérêts moraux et matériels.

Nous ne renonçons pas et ne renoncerons jamais à notre droit légitime et naturel à l'indépendance
car, à l'échelon franco-africain nous entendons exercer souverainement ce droit. Nous ne confondons
pas non plus la jouissance de ce droit à l'indépendance avec la sécession d'avec la France, à laquelle
nous entendons rester liés et collaborer à l'épanouissement de nos richesses communes.

Le projet de Constitution ne doit pas s'enfermer dans la logique du régime colonial qui a fait
juridiquement de nous des citoyens français, et de nos Territoires, une partie intégrante de la
République Française Une et Indivisible. Nous sommes Africains et nos Territoires ne sauraient être
une partie de la France. Nous serons citoyens de nos États africains, membres de la Communauté
Franco-Africaine.
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En effet, la République Française, dans l'Association Franco-africaine, sera un élément tout comme
les États Africains seront également des éléments constitutifs de cette grande Communauté
Multinationale composée d’États Libres et Égaux.

Dans cette Association avec la France, nous viendrons en Peuples libres et fiers de leur Personnalité
et de leur Originalité, en Peuples conscients de leur apport au patrimoine commun, enfin en Peuples
Souverains participant par conséquent à la discussion et à la détermination de tout ce qui, directement
ou indirectement, doit conditionner leur existence.

La qualité ou plutôt la nouvelle nature des rapports entre la France et ses anciennes colonies devra
être déterminée sans paternalisme et sans duperie. En disant NON de manière catégorique à tout
aménagement du régime colonial et à tout esprit paternaliste, nous entendons ainsi sauver dans le
temps et dans l'espace les engagements qui seront conclus par la nouvelle Communauté Franco-
Africaine. En dehors de tout sentiment de révolte, nous sommes des participants résolus et conscients
à une évolution politique en Afrique Noire, condition essentielle à la reconversion de tout l'acquis
colonial vers et pour les populations africaines.

Le nom de notre Association nous importe peu, ce qui importe sera le contenu de notre Association, la
somme des possibilités nouvelles d'évolution qu'elle offrira aux Territoires Africains actuellement
engagés dans le grand mouvement d'émancipation qui exige la disparition totale du phénomène
colonial et l'établissement d'une ère de liberté vraie, d'égalité et de fraternité agissante.

Monsieur le Président, nous savons que vous vous êtes donné pour mission de sauver l'Unité de la
Nation Française. Cette noble ambition, l'effort qu'elle suppose seront à la mesure de votre pouvoir si
elle comprend et sait respecter également les points de sensibilisation de l'action des Peuples
associés à la Nation Française.

En effet, les Territoires actuels d'AOF et d'AEF ne doivent pas être des entités définitives.

L'immense majorité des populations intéressées veut substituer aux actuelles entités AOF-Togo et
AEF deux États puissants fraternellement unis à la France.

Des considérations humaines et sociales autant qu'économiques et politiques plaident en faveur de la


constitution de ces États qui seront dotés de Parlements et de Gouvernements démocratiques.
Ces grandes perspectives qui vont pouvoir accélérer l'histoire de nos pays, en leur permettant de
transcender les particularismes et les égoïsmes ou plutôt leurs contradictions internes, demeurent
pour notre génération la voie la plus sûre, la plus directe qui aboutit à la Paix et au Bonheur.

Ces mêmes perspectives, positives pour les Territoires d'Outre-Mer et pour la Grandeur de la France
dans le monde, exigeront de nous, Africains, Malgaches et Français, des efforts plus grands, à la fois
plus nobles et plus exaltants que ne l'aurait exigé la solution destructive d'une séparation.

Je rappelle souvent que la vie de l'homme va de zéro à cent alors que celle de nos Peuples est
éternelle.

Nous sommes quant à nous Africains de Guinée, sûrs que notre courage et notre loyauté, notre
communion d'action créatrice de biens, et notre amour de la Justice et du Progrès sauront conduire, à
travers le temps, notre future Communauté avec toujours plus de Puissance, et dans la Prospérité et
la Liberté. Pour résumer la position guinéenne vis-à-vis du projet de Constitution qui fera l'objet du
Référendum du 28 septembre, nous affirmons qu'elle ne sera favorable qu'à condition que la
Constitution proclame :

1. Le Droit à l'indépendance et à l'égalité juridique des Peuples associés, droit qui équivaut à la
Liberté pour ces Peuples de se doter d'Institutions de leur choix et d'exercer dans l'étendue de leurs
États et au niveau de leur ensemble, leur pouvoir d'autodétermination et d'autogestion ;

2. Le Droit de divorce sans lequel le mariage franco-africain pourra être considéré, dans le temps
comme une construction arbitraire imposée aux générations montantes ;
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3. La Solidarité agissante des Peuples et des États associés afin d'accélérer et d'harmoniser leur
évolution.

Dans l'intérêt bien compris des Peuples d'Outre-Mer et de la France, nous osons penser, Monsieur le
Président, que votre Gouvernement saura proposer au Référendum un projet de Constitution tenant
compte, non pas des conceptions juridiques basées sur un régime impopulaire, mais seulement des
exigences exprimées par des Peuples mûrs, tous solidairement et fermement décidés de se construire
un Destin de liberté, de Dignité et de Solidarité fraternelle pour la Communauté Multinationale que
sera l'Association de nos États, pour l'Unité et l’Émancipation de l'Afrique.

VIVE LA GUINEE !

VIVE LA FRANCE !

2) Discours de Charles de Gaulle, Président du Conseil de la République française, le 25 août 1958 à


Conakry.
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Je veux d'abord, d'un mot, dire à quel point j'ai été touché, car il faut que je le dise en public, des
sentiments dont la population de Conakry m'a offert tout à l'heure le magnifique témoignage. Je dois
dire que, dans l’expression de ces sentiments, j'apercevais, je distinguais beaucoup d'attachement à
la France et aucun reproche à son égard. Il n'y a pas de raison, en effet - et je ne serais pas là si je
n'en étais pas convaincu - il n'y a pas de raison, en effet, pour que la France rougisse, en rien, de
l’œuvre qu'elle a accomplie ici avec les Africains.

Nous voyons là chaque pas, quand nous prenons pied sur cette terre de Guinée, quelles sont les
réalisations que l’œuvre commune a déjà accomplies, et quand nous entendons les Présidents de
l'Assemblée et du Conseil de Gouvernement de la Guinée, nous croyons bien apercevoir aussi ce que
la culture, l'influence, les doctrines, la passion française ont pu faire pour contribuer à révéler la qualité
d'hommes qui en avaient naturellement. Ceci dit, j'ai écouté bien entendu avec la plus grande
attention les paroles qui ont été prononcées ici et qui me paraissent demander que le Général de
Gaulle, le Chef de la France, fasse ici, dise ici ce qu'il faut, pour bien préciser les choses qui doivent
être précisées.

Nous croyons, je crois depuis des années et je l'ai prouvé quand il fallait, que les Peuples africains
étaient appelés à leur libre détermination ; je crois aujourd'hui que ce n'était qu'une étape, qu'ils
continueront leur évolution et ce n'est pas moi, ce n'est pas la France qui le contestera jamais. Je
crois aussi que nous sommes sur une terre et dans un monde où les réalisations sont nécessaires si
l'on veut que les plus humbles sentiments aient un avenir quelconque. Nous sommes sur une terre et
dans un monde où les réalités dominent comme elles l'ont toujours fait. Il n'y a pas de politique qui ne
prenne pour base à la fois les sentiments et les réalités. La France le sait : l'Afrique est nouvelle. Eh
bien ! la France aussi, la France est toujours nouvelle ; elle vient de le prouver hier et moi je suis là
pour le dire.

La question entre nous, Africains et Métropolitains, elle est uniquement de savoir si nous voulons, les
uns et les autres, pratiquer ensemble pour une durée que je ne détermine pas une Communauté qui
permettra de développer ce qui doit l'être au point de vue économique, social, moral, culturel et, s'il le
fallait, de défendre nos libertés communes contre ceux qui voudraient les attaquer.

Cette Communauté, la France la propose ; personne n'est tenu d'y adhérer. On a parlé
d'indépendance, je dis ici plus haut encore qu'ailleurs que l'indépendance est à la disposition de la
Guinée. Elle peut la prendre, elle peut la prendre le 28 septembre en disant « NON » à la proposition
qui lui est faite et dans ce cas je garantis que la Métropole n'y fera pas obstacle. Elle en tirera, bien
sûr, des conséquences, mais d'obstacles elle n'en fera pas et votre Territoire pourra comme il le
voudra et dans les conditions qu'il voudra, suivre la route qu'il voudra.

Si la Guinée répond « OUI » c'est que, librement, d'elle-même, spontanément, elle accepte la
Communauté qui lui est proposée et si la France, de son côté, dit « OUI », car il faut aussi qu'elle le
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dise, alors, les Territoires d'Afrique et la Métropole pourront faire ensemble cette œuvre nouvelle qui
sera faite par l'effort des uns et des autres pour le profit des hommes qui les habitent.

A cette œuvre-là, la France ne se refusera pas, j'en suis sûr d'avance, à la condition, bien entendu,
qu'elle trouve ailleurs cette sympathie, cet appel qui sont nécessaires à un Peuple quand il a à fournir
des efforts, je dirai même des sacrifices, en particulier quand ce Peuple est la France, c'est-à-dire un
pays qui répond volontiers à l'amitié et aux sentiments et qui répond, dans un sens opposé, à la
malveillance qui pourrait lui être opposée.

Cette France-là, j’en suis sûr, participera à la Communauté avec les moyens qu'elle a et malgré les
charges qu'elle porte, et ces charges sont lourdes, tout le monde le sait. Elles sont lourdes dans la
Métropole même à cause des grandes destructions qu'en deux guerres mondiales elle a subies pour
le salut de la liberté et du monde et en particulier pour le salut de la liberté des Africains ; et puis, elle
a des charges en Europe, car l'Europe elle veut la faire, elle veut la faire dans l'intérêt de ceux qui y
vivent et aussi, je crois, dans l'intérêt du continent sur lequel je me trouve aujourd'hui.

La France a des charges au point de vue mondial, elle en a en Afrique du Nord. Il lui faut mettre en
valeur un territoire difficile, malheureux, qui doit être établi dans l'égalité des droits et dans la
prospérité, lui aussi, à son tour ; elle doit mettre en valeur, pour le bien commun, les richesses que
contient le Sahara.

Toutes ces charges sont considérables, et néanmoins je crois que, de son côté, la Métropole dira «
OUI » à la Communauté Franco-africaine aux conditions que j'ai indiquées tout à l'heure. Si nous le
faisons ensemble, les Africains et les Métropolitains, ce sera un acte de foi dans une destinée
commune et humaine et ce sera aussi, je le crois bien, la manière, la seule manière d'établir une
collaboration pratique pour le bien des hommes dont nous avons la responsabilité. Je crois que la
Guinée dira « OUI » à la France et, alors, je crois que la route nous sera ouverte, où nous pourrons
marcher en commun. La route ne sera pas facile ; il y aura beaucoup d'obstacles sur le chemin des
hommes d'aujourd'hui et les paroles n'y changent rien. Ces obstacles, il faut les franchir, il faut franchir
l'obstacle de la misère. Vous avez parlé de l'obstacle de l'indignité, oui, il est franchi déjà en grande
partie, il faut finir de le franchir : dignité à tous les points de vue, notamment au point de vue interne,
national. Il y a d'autres obstacles encore qui tiennent à notre propre nature humaine, à nos passions,
à nos préjugés, à nos exagérations. Ces obstacles-là, je crois que nous saurons les surmonter.

C'est dans cet esprit-là que je suis venu vous parler à cette Assemblée et je l'ai fait en confiance, je
l'ai fait en confiance parce qu'en définitive, je crois à l'avenir que des ensembles d'hommes libres se
forment, qui soient capables de tirer du sol et de la nature humaine ce qu'il faut pour que des hommes
soient meilleurs et plus heureux. Et puis je crois qu'il faut le faire pour donner l'exemple au monde, car
si nous venions à nous disperser, tout ce qu'il y a dans le monde d'impérialisme marcherait sur nous.
Bien sûr, il aurait des idéologues comme paravent, comme étendard pour le précéder, ce ne serait
pas la première fois dans l'histoire du monde que les intérêts ethniques et nationaux marcheraient
derrière des pancartes. Il faut donc que nous nous tenions ensemble pour cela aussi, c'est notre
devoir humain J'ai dit. Vous réfléchirez.

J'emporte de ma visite à Conakry l'impression d'un sentiment populaire qui est tout entier tourné du
côté que je souhaite. Je forme le vœu que les élites de ce pays prennent la direction que j'indique et
dont je crois qu'elle répond à l'intention profonde de nos masses et, ceci dit, je m'interromps en
attendant peut-être, si le fait se produit jamais, l'occasion suprême de venir vous voir, dans quelques
mois, quand les choses seront établies et que nous manifesterons ensemble publiquement
l'établissement, la fondation de notre communauté. Et si je ne devais pas vous revoir, sachez que le
souvenir que je garde de mon séjour dans cette grande, belle, noble ville, laborieuse, ville d'avenir, ce
souvenir je ne le perdrai pas.

VIVE LA GUINEE !

VIVE LA REPUBLIQUE !

VIVE LA FRANCE !
Outre-mers

Sékou Touré et l'indépendance guinéenne. Déconstruction d'un


mythe et retour sur une histoire
Abdoulaye Diallo

Citer ce document / Cite this document :

Diallo Abdoulaye. Sékou Touré et l'indépendance guinéenne. Déconstruction d'un mythe et retour sur une histoire. In: Outre-
mers, tome 95, n°358-359, 1er semestre 2008. 1958 et l'outre-mer français. pp. 267-288;

doi : https://doi.org/10.3406/outre.2008.4329

https://www.persee.fr/doc/outre_1631-0438_2008_num_95_358_4329

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Sékou Touré et l'indépendance guinéenne :
Déconstruction d'un mythe et retour sur l'histoire

Abdoulaye DIALLO *

Le 25 août 1958, Conakry accueille sous un soleil de plomb le général


de Gaulle en campagne référendaire pour l'adoption de son projet
constitutionnel qui consacre la naissance de la Ve République française.
L'accueil que la population de la capitale guinéenne réserve à son invité
de dernière minute est tout aussi mémorable * que la joute oratoire à
laquelle se livrent dans la salle de l'Assemblée territoriale guinéenne le
président français et le vice-président de la Guinée française. Les
échangées par le général de Gaulle et son hôte, Sékou Touré, par
discours interposés, viennent de sceller l'avenir de la Guinée et de son
peuple. L'historiographie des indépendances africaines semble se
aux phrases qui suivent. « Nous préférons la pauvreté dans la
liberté à la richesse dans l'esclavage. [...] Nous ne renonçons pas et ne
renoncerons jamais à notre droit légitime et naturel à l'indépendance. »
A ces propos de Sékou Touré, le général de rétorquer dans le ton d'un
homme de guerre mis au défi : « On a parlé d'indépendance, je dis ici
plus haut encore qu'ailleurs que l'indépendance est à la disposition de
la Guinée. Elle peut la prendre, elle peut la prendre le 28 septembre en
disant « non » à la proposition qui lui est faite, et dans ce cas je garantis
que la Métropole n'y fera pas obstacle. Elle en tirera bien sûr des
conséquences. » Cinq semaines après cette rencontre mémorable, la
Guinée française devient, officiellement le 2 octobre 1958, la
de Guinée, consacrant ainsi de fait son indépendance.
de celle-ci est l'un des moments de l'histoire africaine qui a le plus
intéressé les chercheurs, les journalistes et autres observateurs de la
scène politique des colonies françaises en Afrique. Nombre de ceux qui
* Université Paris- VII.
1. La qualité de l'accueil réservé au général de Gaulle à Conakry est très bien décrite
par Lansiné Kaba pour qui la « réception guinéenne a un ton différent de celles de
Tananarive, de Brazzaville ou d'Abidjan ». Le Général ravi lance à son hôte : « J'espère
que ce sera aussi bien à Dakar. » Voir Lansiné Kaba, Le « non » de la Guinée à De Gaulle,
Paris, Ed. Chaka, pp. 80-87.
Outre-Mers, T. 96, N° 358-359 (2008)
268 A. DIALLO

ont écrit sur l'indépendance guinéenne attribuent la paternité de cette


dernière à Sékou Touré, chef du parti politique majoritaire à l'époque,
passant sous silence la participation populaire pour le triomphe du
« non » au référendum gaullien. Il est à remarquer que rares sont les
études sur les indépendances africaines qui ont intégré dans leur grille
d'analyse le rôle de l'électorat dans le processus de libération de la
tutelle coloniale. Elles cantonnent leurs analyses aux leaders politiques
et, généralement, aux seuls chefs des partis majoritaires. Les
consacrées pour désigner les premiers chefs d'État africains le
montrent pertinemment. On parle de « Père de l'indépendance » ou de
« Père de la nation ». Dans le cas de la Guinée et de son leader
incontesté de l'époque, on a parlé de « l'homme du 28 septembre » pour
désigner Sékou Touré.
Cette étude tentera de montrer que, si le responsable du parti
le Parti Démocratique de Guinée en l'occurrence, « a eu
historique de porter à la mèche, la flamme qui fit exploser la
poudrière » 2, l'ensemble de la population guinéenne a joué un rôle de
premier ordre, en particulier les étudiants et les enseignants. Il sera
question d'analyser l'attitude de compromis, voire de collaboration,
envers les autorités coloniales, les revendications d'amélioration ou de
perfectionnement du système colonial en place et non une remise en
question de celui-ci et les prises de positions ambiguës et tardives qui
sont celles de Sékou Touré et du PDG. Une fois le rôle de Sékou Touré
et du PDG relativisé, il sera plus aisé de mettre en valeur,
la participation et le rôle des étudiants et des enseignants dans la
victoire du « non » le 28 septembre 1958, et donc à l'accession de leur
pays à l'indépendance ; ce rôle s'inscrit dans un contexte général de
contestation des ordres coloniaux à l'échelle continentale et
D'autres facteurs liés au contexte socio-économique de la Guinée
française ont contribué au rejet de la proposition du général de Gaulle
qui a personnellement participé au triomphe du « non » de la Guinée.

Conakry, le 25 août 1958.

Le discours que Sékou Touré a prononcé le 25 août 1958 lors du


détour du général de Gaulle à Conakry est une des grandes pages des
annales de l'histoire africaine, de par son « horizon vaste et
» 3 au vu des thèmes qu'il aborde, allant de la philosophie de
l'histoire et de la dignité humaine aux questions de l'union franco-
africaine, de la reconnaissance des droits mutuels et des perspectives
des grands ensembles AOF-AEF, en passant par le panafricanisme et
les questions de politique intérieure guinéenne. Ce discours qui est

2. Sorry Charles E., Sékou Touré : l'ange exterminateur, un passé à déposer, Paris,
2000, pp. 18-19.
3. Lansiné Kaba, op. cit., p. 93.
SÉKOU TOURÉ ET L'INDÉPENDANCE GUINÉENNE 269

« aussi bien une dissertation métaphysique qu'un cahier de doléances »


porte Sékou Touré au pinacle de la scène internationale. « Le mythe de
Sékou Touré, c'est-à-dire la transformation de son image de celle de
leader de la Guinée en celle du chantre et du symbole de la dignité
africaine et déjà de grande figure du Tiers Monde, débute en ce
moment précis » 4 et ne le quittera plus jusqu'à sa mort. Par ce
le vice-président du gouvernement guinéen issu de la loi-cadre
étonne et impressionne à la fois son auditoire et tous les observateurs
de l'échiquier politique africain. Le refus par la population guinéenne
de la proposition qui lui est faite d'adhérer à la Communauté française
en (re) construction renforce ce mythe au plus haut niveau. Face à la
« Plus Grande France » auréolée de toutes ses richesses et sa puissance,
Sékou Touré était le seul des chefs de gouvernements issus de la
loi-cadre à opter pour le « non », préférant « la pauvreté dans la liberté à
la richesse dans l'esclavage ». Il n'en faut pas plus à presque tous les
auteurs - qu'ils soient partisans ou opposants du régime de Sékou
Touré -, voire aux chercheurs qui ont écrit sur l'indépendance
pour faire de Sékou Touré l'artisan de celle-ci.

Étude historiographique du « non » guinéen le 28 septembre


1958.

Sidiki Kobélé Keïta, historien patenté du PDG, intitule le premier


livre qu'il consacre à son ancien camarade de parti : Ahmed Sékou
Touré : l'homme du 28 septembre 1958. Le titre de cet ouvrage publié dans
les années 1970 est sans équivoque quant à son contenu : le « non »
guinéen au référendum est l'œuvre exclusive de SekouTouré et de son
Parti Démocratique de Guinée, parti qui « est, sans conteste, le
artisan de l'indépendance de la Guinée » 5. Le ton est donné par
Keïta dont le livre fut un grand succès de librairie poussant en 1977 à
une réédition revue et augmentée. A en croire l'auteur, le livre a un
écho favorable auprès de la jeunesse guinéenne que « résume
», toujours selon Keïta, la lettre du camarade Moussa Condé qui
écrit de Beyla le 9 juillet 1976 : « En lisant votre essai sur le Prési, toute
une joie prométhéenne m'a envahi... Je suis comblé. Je sais désormais
pourquoi on l'appelle l'Homme du 28 septembre » 6. De nombreux
chercheurs occidentaux ? emboîtent le pas de Keïta en faisant de Sékou
Touré l'axe central de leurs recherches sur l'indépendance de la Guinée.

4. Lansiné Kaba, ibid., pp. 93-94.


5. Entretien avec Sidiki Kobélé Keita, in L'économie guinéenne, n° 10/11, 1995, p. 45.
6. Sidiki Kobélé Keïta, Ahmed Sékou Touré, l'Homme du 28 Septembre, Conakry,
INRDG, 1977, 2e édition revue et augmentée, p. 13.
7. C'est le cas de Johnson H. W., « Guinea » in Dunn John (éd.), WestAfrican State :
Failure and Promise, Cambridge, 1978. Par ailleurs J. Suret-Canale, même s'il reconnaît
que les revendications du PDG « ne mettent pas en cause directement le régime colonial »
fait du PDG et de son leader les artisans de l'indépendance guinéenne. Voir l'analyse qu'il
en fait dans son ouvrage La République de Guinée, 1970, pp. 159-172.
Outre-Mers, T. 96, N° 358-359 (2008)
27O A. DIALLO

L'historien Lansiné Kaba qui a consacré un livre au « non » de la


Guinée 8 est de ceux qui voient Sékou Touré comme l'homme du 28
septembre. La description qu'il fait de la mobilisation du PDG les 14 et
28 septembre 1958 montre sans équivoque que l'auteur est convaincu
que le PDG et son chef sont les artisans du « non » 9. N'est-ce pas ce
qu'il faut comprendre quand il écrit que « la Guinée sous la bannière
du PDG, mais aussi du BAG, vote massivement contre le projet de
constitution et dit catégoriquement « non » au général de Gaulle » avant
de conclure que « Sékou Touré est désormais l'homme du 28
» IO. Sylvain Soriba Camara qui publie un livre dont le titre - la
Guinée sans la France - évoque une certaine fierté nationaliste, ne parle
que de Sékou Touré et de son parti quand il analyse la campagne du
référendum. Dans les sept pages consacrées au référendum du 28
septembre ", il n'est pas une seule fois fait mention des autres acteurs
(étudiants, enseignants, autres partis politiques...) qui ont participé au
triomphe du « non ». En définitive, Camara reconnaît qu'aucun des
hommes politiques africains ayant été au devant de la scène durant la
période des décolonisations, de 1945 à 1958, n'a défendu avec autant
d'intransigeance et sans compromis le projet nationaliste I2.
Même ses opposants et détracteurs les plus virulents lui
le statut de vaillant héros qui, malgré l'inhumanité de son régime
dictatorial et sanguinaire, a œuvré pour l'avènement de l'indépendance.
Charles Emmanuel Sorry, connu pour son aversion à rencontre de
Sékou Touré et de son régime, reconnaît qu'« on lui doit cependant
l'inestimable honneur d'avoir su, avec cran et brio, mener à
nationale le peuple naturellement révolutionnaire de Guinée ».
Toujours selon Sorry, Sékou Touré y a joué « un rôle éminent pour
l'obtenir de manière cavalière » I3. Un autre opposant de toujours au
régime de Sily l* abonde dans le même sens. Le médecin Charles Diane
qui s'est opposé à Sékou Touré d'abord au sein de la FEANF et qui,
après ses études, a continué son combat contre le régime du PDG ne
dit pas autre chose en affirmant qu'« il faut tout de suite dire aussi que
sans le PDG et son fondateur Leader Sékou Touré nous serions tombés
dans le piège du colonisateur comme y tombèrent tous les autres

8. Lansiné Kaba, Le « non » de la Guinée à De Gaulle, op. cit.


9. Ibid., pp. 158-167.
10. Ibid., p. 169 et p. 178.
11. Camara S. S., La Guinée sans la France, pp. 95-101.
12. Ibid, p. 98.
13. Sorry Charles E., op. cit., pp. 18-19.
14. Sily est un mot malinké, groupe socioculturel guinéen auquel appartenait Sékou
Touré, qui signifie éléphant. C'est à la fois l'emblème du PDG et le surnom de son leader
pour symboliser la force et la puissance de celui-ci apte à balayer tout sur son passage
pour se frayer un chemin. L'histoire a effectivement donné raison à ceux qui lui ont
attribué ce surnom dans le milieu des années 1950 au moment où le PDG n'a montré
aucun scrupule pour extorquer l'adhésion des masses populaires. Les événements
qui ont jalonné l'histoire politique guinéenne de 1954 à 1956 en sont une
Voir Aly Gilbert Iffono, Lexique historique de la Guinée-Conakry, Paris, L'Harmattan,
1992, p. 75-
SÉKOU TOURÉ ET L'INDÉPENDANCE GUINÉENNE 27I

peuples sous la domination de la France » I5. Certes le propos est plus


nuancé, mais ne souffre d'aucune ambiguïté quant au rôle de Sékou
Touré et de son parti. Ces affirmations des éternels opposants de Sékou
Touré et surtout l'utilisation d'expressions fortes comme «
honneur », « avec cran et brio », « rôle éminent » et « fondateur
Leader » montrent bien le niveau d'imprégnation du mythe de Sékou
Touré, comme anti-colonialiste et artisan du « non » de septembre
1958, auprès de la population guinéenne et de ceux qui ont réfléchi sur
la politique de la Guinée révolutionnaire.
Toutefois beaucoup d'autres sources et un re-questionnement « par
le bas » de l'histoire politique guinéenne des dernières années de la
colonisation et de l'itinéraire de Sékou Touré mettent en exergue une
autre image du leader guinéen. Cette dernière est celle d'un homme qui
collabore avec l'administration coloniale dont il juge prématuré de
remettre en cause la domination et celle d'un dirigeant hésitant aux
prises de position tardives pour faire voter « non » alors que les
les enseignants et tous les autres acteurs politiques adverses
l'ont fait sans hésitations bien longtemps avant. Comment concilier dès
lors ces deux faces contradictoires de la même personnalité détentrice
du leadership que l'histoire lui reconnaît ?

1. Sékou Touré et l'administration coloniale : entre collaboration


et recherche de compromis.

Le mythe autour de la personnalité de Sékou Touré

L'image semble être le moyen le plus efficace à qui voudrait


à la postérité. Elle est une arme d'une efficacité éprouvée entre les
mains de ceux et celles qui se voudraient être de grandes figures de
l'histoire ou auxquels on attribue un destin hors du commun des
mortels. Sékou Touré n'a pas échappé à ce truisme. Très tôt, il a pris en
main la construction de son image de grand homme autour de mythes
réels ou supposés qui lui ont servi tout au long de sa carrière d'homme
public. Ibrahima Baba Kaké a bien montré comment Sékou Touré et
ses proches ont mythifié le personnage en lui assurant d'une part, de
prestigieux parrainages comme ceux de SamoryToure, de Chérif Fanta
Mady qui aurait « vu en songe le jeune homme régner sur la Guinée,
mais que ses mains étaient couvertes de sang », et d'autre part des
attitudes et comportements révélateurs du grand destin qui serait le
sien comme le refus de réciter une leçon qui traitait Samory de
etc. l6.

15. Professeur Charles Diane, « Le 28 septembre 1958. Bref rappel historique »,


Pléiade, octobre 1999, Conakry, p. 29.
16. Ibrahima Baba Kaké, Sékou Touré, le héros et le tyran, pp. 17-28.
Outre-Mers, T. 96, N° 358-359 (2008)
272 A. DIALLO

Cette vision mythique d'un Sékou Touré qui sort de l'ordinaire


a été nourrie par l'administration coloniale qui le dépeint
ou négativement selon qu'il est un ennemi « agitateur
dangereux » ou qu'il est un allié sur qui « il est possible de compter ».
Le témoignage de Charles-Henri Favrod, de passage en Guinée
au début des années cinquante, est assez éloquent sur la façon
dont les commandants de cercles ont participé à faire naître et
à entretenir le mythe de Sékou Touré. Selon Favrod qui s'est arrêté
« chez les commandants de cercle de Mamou, de Dabola, de Kou-
roussa, de Kankan , tous [lui] parlèrent d'un certain Sékou Touré,
un agitateur dangereux, qui se cachait en forêt, entre Kissidou-
gou et NZérékoré, et qu'il fallait mettre hors état de nuire » I7. Si en
cette période où Sékou Touré est un jeune et turbulent syndicaliste,
l'administration coloniale a des raisons fondées de s'en méfier,
n'a pas encore mentionné un épisode maquisard dans la
vie de celui-ci qui justifie l'utilisation de ce groupe de mots : « qui se
cachait en forêt ». À supposer même que c'est l'auteur qui
il est clair que Sékou Touré est non seulement un des sujets
de conversation dans les milieux coloniaux, mais que c'est en des
termes qui peuvent nourrir un mythe qu'ils en parlent. Sékou
Touré serait « un agitateur dangereux » qui, pour échapper à l'autorité
coloniale « se cachait en forêt » s'il ne voulait pas être mis « hors état
de nuire ».

De l'opposition frontale à la collaboration

Ce mythe, certes très ancré dans l'imaginaire populaire des Guinéens


et des nostalgiques du régime du PDG, est pourtant à relativiser car si
SekouTouré a contesté l'ordre colonial dans sa jeunesse et ce jusqu'au
milieu des années 1950, cette attitude belliqueuse envers
a été revue et modérée. Jean Suret-Canale, en qui on ne peut
soupçonner aucune animosité à Pencontre du régime de Sékou Touré
qu'il a servi de manière loyale et inconditionnelle comme enseignant
une décennie durant, écrit ce qui suit :
« Suivant l'orientation qui est celle du RDA officiel, le PDG renonce aux
mots d'ordre anti-impérialistes et anticolonialistes généraux qui avaient été
les siens de 1947 à 1951 pour adopter des mots d'ordre simples et concrets
(lutte contre la discrimination raciale et contre la chefferie, revendications de
routes et d'écoles...). [...] Le PDG se garde d'attaquer de front les
(il se déclare comme le RDA décidé à agir dans le cadre de l'Union
française, sur la base de la coopération franco-africaine ou de
coloniale, il proclame au contraire son désir de collaborer avec elle),

17. Charles-Henri Favrod, L'Afrique seule, Paris, Seuil, 1951 cité par Sidiki Kobele
Keïta, op. cit., p. 35.
SÉKOU TOURÉ ET L'INDÉPENDANCE GUINÉENNE 273

souligne qu'il critique ou attaque les individus qui abusent de leur pouvoir et
non l'institution » r8.

Sékou Touré s'est effectivement opposé sans ménagement aux colons


et à l'administration française pour la défense des intérêts des
« indigènes » à la solde de l'économie coloniale et pour
des peuples africains. Cette opposition tranchée contre la
colonisation a guidé son activisme syndical et ses premiers pas dans
l'arène politique guinéenne et « aofienne » jusqu'aux années cinquante.
Suret-Canale avance la date de 1951 pour marquer le tournant
adopté par le PDG et son chef vis-à-vis de l'administration coloniale,
cela en conformité avec la ligne officielle du RDA dont le PDG est une
émanation. Mais l'hostilité que continue de lui vouer l'administration
au delà de 1951 laisse plutôt penser que le revirement à été opéré après
1954 au lendemain de son échec à l'élection partielle devant procéder
au remplacement du député Yacine Diallo mort en cours de mandat I9.
Désormais les mots d'ordre anti-impérialistes et anti-colonialistes à
partir desquels Sékou Touré a forgé les fondements de son image
mythique ne sont plus à l'ordre du jour. Le discours et la lutte contre
l'impérialisme du leader du PDG avant 1954 lui ont servi de socle pour
la construction du mythe de sa personnalité que son discours du 25
août 1958 a révélé au monde entier. Sa crédibilité aux yeux des
guinéennes qui lui vouent une certaine admiration est
et c'est pour ne pas perdre celle-ci qu'il continue de critiquer et de
s'attaquer aux « individus qui abusent de leur pouvoir et non
coloniale » qu'il faut désormais ménager sans éveiller le soupçon
de son électorat. Résoudre ce dilemme de collaborer avec
tout en faisant semblant de s'y opposer pour ne pas perdre le crédit
aux yeux des Guinéens est une tâche ardue à laquelle Sékou Touré s'est
brillamment livré par le biais d'un discours contestataire et revendicatif
dilué et de prises de positions ambiguës.
A partir de 1954, Sékou Touré tient publiquement un discours
mâtiné de compromis dans lequel le mot « collaboration » revient
inaugurant ainsi une nouvelle ère dans l'histoire politique
coloniale de la Guinée française. Le 5 janvier 1956, au stade de Dixinn,
devant une foule de quinze mille personnes, tout en félicitant ses
militants pour le succès aux élections de 2 janvier, il a exprimé « son
désir de collaboration sincère avec les Français qui aiment les Africains
et connaissent les intérêts de l'Afrique » 2O. L'invitation à la
faite par Sékou Touré à l'administration coloniale est assez claire

18. Jean, Suret-Canale « La formation de l'État guinéen » in Archives personnelles de


Suret-Canale, vers 1967, Centre des archives départementales de la Seine-Saint-Denis,
Bobigny, pp. 8-9.
19. Diallo Abdoulaye, Les acteurs du système éducatif guinéen sous Sékou Touré...,
mémoire de DEA, juin 2004, pp. 34-35.
20. Rapport politique mensuel de janvier 1956, p. 6, ANS 2G 56/138.
Outre-Mers, T. 96, N° 358-359 (2008)
274 A-

pour se passer de commentaires. La question qui se pose est de dégager


les raisons de ce changement d'attitude et de discours à l'égard de la
métropole et de ses représentants territoriaux ? Le truquage flagrant de
l'élection législative partielle de 1954 par l'administration qui déclara
élu Diawadou Barry n'est pas absent de ce revirement. Débordant
d'ambitions et de ce fait très soucieux de son avenir politique qu'il croit
menacé s'il continue de s'opposer frontalement à l'autorité, le leader du
PDG semble avoir conclu que la décision la plus sage et la plus réaliste
serait de se rendre plus amène aux yeux des autorités coloniales qui,
apparemment, font et défont les carrières. Toujours est-il que le PDG
est désormais convaincu de la nécessité de s'allier à l'administration
pour accéder et se maintenir au pouvoir. C'est pourquoi souligne-t-on,
toujours en 1956, « que l'accès au pouvoir de ses représentants dénote
la compréhension des hommes politiques de la métropole envers un
mouvement qui œuvre depuis des années pour l'essor de l'Union
française et pour un meilleur avenir de ses membres noirs et blancs » 2I.
La preuve est faite par ces lignes dont les auteurs, les services secrets de
renseignement de l'administration coloniale, obligés d'être très fidèles
dans leurs comptes-rendus pour éviter toute surprise à la métropole,
n'ont aucun intérêt à falsifier ou altérer les faits que SékouTouré et son
Parti se retrouvent désormais dans la ligne de l'administration. Ceux
qui revendiquent leur « œuvre depuis des années », précisément à partir
de 1954, « pour l'essor de l'Union française » sont plus proches du
camp des collaborants 22 que de celui des adversaires invétérés de la
colonisation auxquels Sékou Touré a appartenu quelques années
Ainsi il ne serait point exagéré de considérer l'hostilité de Sékou
Touré à l'égard du régime colonial comme une parenthèse de la vie
d'un jeune sous l'emprise de la fougue et de l'ambition. Sidiki Kobélé
Keïta, l'inconditionnel historien du PDG, ne dit pas autre chose, non
sans efforts de rhétorique relativiste qui laisse toujours poindre à
l'image de héros anti-colonialiste de Sékou Touré qu'il défend
âprement. Selon Keïta, c'est « après avoir minutieusement analysé les
réalités coloniales dont souffrait le pays et apprécié justement les
de force et les points de faiblesse de l'ennemi, [qu'il] avait
compris que pour abattre le système colonial français, il fallait
[entre autres] éviter l'aventurisme politique par l'exigence
de l'indépendance immédiate, alors que le bas niveau de maturité
politique des masses laborieuses, seule force combattante intéressée à la
liquidation du colonialisme, ne permettait pas encore au peuple
d'appréhender ce concept dans toutes ses implications » 23.
dit, ce serait par pure stratégie qu'il décide de se rapprocher de

21. Ibid.,p. 2
22. La paternité du terme « collaborant » revient à Henri Brunschwig. ; il a été suggéré
pour marquer la différence avec la situation qui prévalut lors de l'époque de Vichy
pendant la seconde guerre mondiale.
23. Sidiki Kobele Keïta, op. cit.
SÉKOU TOURÉ ET L'INDÉPENDANCE GUINÉENNE 275

l'administration coloniale. Sylvain Soriba Camara parle de « l'époque


de la composition tactique » 24.
SékouTouré ne s'est pas engagé seul dans la nouvelle voie de
du colonisateur. Il a entraîné avec lui l'ensemble de son parti
qui semble avoir reçu un mot d'ordre clair sur les attitudes et
à adopter et sur le discours à tenir vis-à-vis de l'ancien ennemi
devenu désormais un allié dans le combat pour le développement de
l'outre-mer en faveur d'un « meilleur avenir de ses membres noirs et
blancs. »
« Une circulaire du Comité central du PDG, en date du 22 janvier 1956, a
même recommandé aux militants la sagesse, le calme et la persévérance,
l'éducation des masses ainsi que la collaboration avec les autorités et les
Français » 25.

Un mois auparavant, les Renseignements généraux de la France


d'Outre-Mer signalaient dans leur rapport politique mensuel que :
« Plusieurs réunions de propagande du PDG ont eu lieu dans le canton de
Bâté (cercle de Kankan) notamment dans les villages de Dabadougou
(26 février 1956) et d'Oloudougou (18 mars 1956). Lamine Kaba prit la
parole au cours de ses réunions pour prêcher le calme et affirmer la nécessité
de la présence française. Il déclara notamment à Dabadougou : « Nous avons
besoin de la présence française en Afrique. La tâche de la France n'est pas
encore terminée. Nous n'avons rien à craindre d'un pays qui a aidé à
l'indépendance des USA. Lorsqu'en Afrique nous aurons assez d'ingénieurs,
d'hommes instruits, alors nous dirons merci à la France, et les Européens qui
voudront rester chez nous pourront toujours y rester » 26.

Cette citation montre clairement le combat que mènent SékouTouré


et son parti sur les deux fronts mentionnés plus haut : d'un côté face à
l'administration coloniale envers laquelle il faut prouver qu'il y a
un changement d'attitude du PDG, et de l'autre vis-à-vis des
masses dont il ne faut pas perdre la confiance. D'où la prise de paroles
lors des réunions de propagande « pour prêcher le calme et affirmer
la nécessité de la présence française », ne serait-ce que
jusqu'à ce que l'Afrique ait « assez d'ingénieurs et d'hommes
instruits » pour prendre en main son propre développement.
immédiate est exclue de fait par les responsables du PDG,
comme ce sera d'ailleurs toujours le cas jusqu'au 14 septembre 1958,
deux semaines avant le référendum.
Les populations guinéennes majoritairement acquises au PDG de
gré ou de force suite aux méthodes violentes, parfois sanglantes, de

24. Sylvain S. Camara, La Guinée sans la France, p. 109. Camara note, tout de même,
que « de 1956 au début de 1958, il avait fait à diverses reprises l'éloge de la France,
assurant au lendemain de chaque élection, le haut commissaire de l'AOF de son
Mais c'était l'époque de la composition tactique ».
25. Rapport politique mensuel de février 1956, pp. 12-13, ANS 2G 56/138.
26. ANS, 2G56-138, Rapport politique mensuel de janvier 1956.
Outre-Mers, T. 96, N° 358-359 (2008)
276 A. DIALLO

recrutement adoptées par celui-ci entre 1954 et 1956, suivent à la lettre


les recommandations de la circulaire du Comité central du Parti en
date du 22 janvier 1956. C'est pourquoi en août 1957, les
généraux relèvent qu'« aucun mouvement indiquant un état
d'esprit défavorable à la cause de l'Union française n'a été décelé. La
population est dans l'ensemble favorable au rapprochement franco-
africain et évite tout commentaire » 2?.

Le revirement de Sékou Touré provoque des tensions internes


au PDG

Si la minorité des Guinéens, qui n'approuve pas ces


adopte un profil bas pour échapper aux foudres du Parti, ce n'est
pas le cas parmi les responsables. Ce revirement va provoquer des
conflits internes qui minent le parti pendant longtemps. Si en mars
1956 « certains secrétaires généraux des syndicats auraient déjà été mis
en garde par Dakar contre Sékou Touré, accusé d'avoir cherché à plaire
à l'administration » 28, la réaction la plus virulente est venue de certains
intellectuels du parti que l'on peut désigner comme l'« aile dure » de
celui-ci. C'est une facette de la dure bataille qui a toujours opposé le
PDG à certains intellectuels guinéens. Ce conflit remonte à 1950,
l'année du désapparentement entre le RDA et le PCF, la sous-section
PDG-RDA de Mamou et qui a vu désapprouver la décision du Comité
Directeur du RDA de Guinée de rompre toute alliance avec les
français. Le Comité Directeur dirigé par Madeira Keïta et
Sékou Touré a été pris à partie par l'aile dure du PDG-RDA
centrée à Mamou (Pléah Conibah, Makassouba Moriba, Bêla
Doumbouya, Alioune Drame...) qui a crié à « l'opportunisme » des
leaders qu'on a qualifié de « vendus », de « pourriture » et de «
». Â en croire Kabiné Béma, c'est à ce moment que la direction du
Parti change de ton à l'égard de l'administration coloniale incarnée par
Bernard Cornut-Gentille, haut-commissaire en AOF. Toujours selon
Béma, la prise de position de la section de Mamou est « ramenée à une
simple réaction psychologique d'intellectuels mécontents de leur
sort » 29. En décembre 1957, un groupe d'autres « mécontents -
du RDA - a diffusé un tract intitulé « la foire a foiré » dans
lequel est attaqué le « parti majoritaire qu'il accuse d'être l'arme d'une
petite minorité et traite son leader de " Kroutchev guinéen " et de
" Nasser en miniature " et les autres élus de satellites, de membres du
Soviet Suprême - Comité directeur du RDA ». On peut y lire également
« nous voulons que ça change et que nous soyons libres, sinon le maquis

27. Renseignements sur la situation du territoire de la Guinée au cours du 3e trimestre


de 1957, note de service du 5 août 1957, ANS, 2G 57-129.
28. Guinée, Rapport politique, mars 1956, p. 6, ANS 2G 56/138
29. Sidiki Kabiné Berna, Problèmes de l'éducation et de la formation de jeunesse en Guinée,
1958-1984, thèse, Université Paris VII, 1988, p. 427.
SÉKOU TOURÉ ET L'INDÉPENDANCE GUINÉENNE 277

n'est pas loin » 3°. Pour le PDG, ce sont des individus dont il faut se
débarrasser, car « servant de force d'appoint aux cadres dans les
pseudo révolutionnaires » 3I. L'ire que Sékou Touré et ses
lieutenants déversent en 1957 sur l'aile dure du PDG, qui le déborde
sur sa gauche, est renouvelée en mai 1958 à travers les colonnes du
journal du parti, Liberté. Dans la parution du 3 mai qui renouvelle sa
disponibilité à collaborer pour la « France-Afrique » et réitère le refus
du PDG et de son leader quant à une indépendance immédiate, voilà ce
qu'on peut lire d'un article signé par le créateur du journal :
« Pendant que les politiciens improvisés, corrompus, crient quelques slogans
rapidement récités pour la circonstance : indépendance totale, syndicalisme
libre, démocratie, socialisme ou collectivisme, la caravane passe. Face à ceux
qui ignorent totalement la réalité africaine, face au verbe creux, des
de quelques intellectuels cent fois aveuglés par leurs
distillant leur médiocrité, leur complexe d'infériorité par tirades, on ne
peut plus républicaines ni libérales, nous reprenons notre place au combat de
la réalité France- Afrique » 32.

Il est clair qu'une telle prise de position à l'encontre de militants du


parti qui ne sont pas d'avis à collaborer avec les autorités coloniales
comme il est souhaité, n'est pas de nature à prouver que Sékou Touré
est « l'homme du 28 septembre » comme d'ailleurs, les revendications
qui ont été les siennes au cours des années qui ont précédé le « non » au
référendum.

2 - Les revendications de Sékou Touré et du PDG : pour une


amélioration du système colonial et non une remise en cause
immédiate.

Au moment où les étudiants guinéens, aidés de leurs condisciples des


autres territoires de l'AOF et « l'aile dure » du PDG composée
d'enseignants, exigent l'indépendance totale et immédiate
de la Guinée et des pays sous tutelle coloniale, les revendications du
PDG et de son premier responsable sont tout autres. Sékou Touré n'a
jamais caché son refus de l'indépendance immédiate des territoires
colonisés par la France. Son combat à ce niveau porte sur
et le perfectionnement des institutions politiques issues de la
loi-cadre Defferre. Jusqu'au dernier moment, il a combattu avec la

30. Guinée, Rapport politique, novembre 1957, ANS, 2G 57/128.


31. Liberté, n° 127, 27 août 1957. Par ailleurs le conflit entre le PDG et les intellectuels
guinéens occupe une grande place dans l'histoire contemporaine de la Guinée ; il atteint
son point culminant en novembre 1961 dans ce que l'on a appelé le « complot des
enseignants » et qui, en vérité est un « complot contre les enseignants ». Voir Diallo
Abdoulaye, op. cit., pp. 80-117. Le chapitre intitulé « complot des enseignants ».
32. Sékou Touré, Liberté, 3 mai 1958, cité par Professeur Charles Diane, « Le 28
septembre 1958. Bref rappel historique », Pléiade, Conakry, octobre 1999, p. 30.
Outre-Mers, T. 96, N° 358-359 (2008)
278 A. DIALLO

pugnacité qui est la sienne pour que, d'une part, soient maintenues
dans le texte du projet constitutionnel les fédérations de l'AOF et de
l'AEF qui seront dotées de parlements et d'exécutifs fédéraux et
d'autre part, soient octroyés plus de pouvoirs aux territoires qui,
vont œuvrer pour se préparer à l'indépendance qui est
leur droit. Est-ce par pur réalisme ou par stratégie ? Selon Tony Chafer,
pour que Sékou Touré et les autres leaders politiques des territoires
sous domination française puissent arriver à leurs fins, ils ont besoin de
coopérer politiquement avec l'administration française 33.
En attendant une hypothétique réponse, attardons-nous un moment
sur les revendications qui ont été posées par Sékou Touré et ses
A la question de savoir si l'indépendance immédiate fait partie de
cette liste, la réponse de Suret-Canale est péremptoire :
« Le PDG ne réclame pas l'indépendance : mais il exige que le statut de la
Communauté franco-africaine soit négocié et non imposé, que le droit à
l'indépendance et à l'égalité juridique, supposant la libre négociation, soit
reconnu à l'échelle territoriale et fédérale » 34.

Les exigences ainsi mentionnées ont été le fil conducteur des


sékoutouréennes au cours des années qui ont précédé
En 1957, au congrès du RDA, « les observateurs sont
Sékou Touré s'impose par ses thèses favorables au maintien des
fédérations de l'Afrique occidentale et équatoriale » 35. Des thèses dont
il ne démord pas et qu'il continue de défendre au niveau de toutes les
instances territoriales en AOF. Aux assises du PDG en janvier 1958,
Sékou Touré lui-même demande de « continuer la lutte » pour
des pouvoirs des assemblées territoriales, l'octroi de
interne faisant du Conseil de gouvernement le responsable de
toute l'administration du pays, la transformation des Grands conseils
en parlements fédéraux élisant leur exécutifs fédéraux et la
des Territoires d'Outre-Mer (TOM) dans une assemblée,
de l'Union française.
« Ces objectifs majeurs sont les seuls qui, dit-il, une fois atteints permettront
à la France et à l'Afrique de collaborer loyalement et de mettre fin à toute
contradiction, à toute opposition. Nous sommes pour la Communauté
franco-africaine, au profit de laquelle les États abandonnent une partie de
leur souveraineté, parce que nous sommes conscients que la France sera
notre partenaire le plus valable. Aussi notre exigence pour l'institution d'un
exécutif fédéral doit signifier une volonté d'adhésion à la communauté avec
la France, comme le bloc ayant les mêmes réalités, les mêmes espoirs, les
mêmes problèmes... C'est en ce sens que la révision constitutionnelle est

33. ChaferTony, The End of empire in French WestAfrica, France's successful Decoloniza-
tion ? Oxford, BERG, 2002, p. 4.
34. Suret-Canale Jean, « La formation de l'État guinéen » in Archives personnelles de
Suret-Canale, s. d. Centre des archives départementales de la Seine-Saint-Denis, Bobi-
gny, p. 14-
35. Kaba Lansiné, Le « non » de la Guinée à De Gaulle, op. cit., p. 53.
SÉKOU TOURÉ ET L'INDÉPENDANCE GUINÉENNE 279

conçue par nous : notre idée n'est nullement celle d'une séparation avec la
France, mais la signification de la confiance et de l'amour que nous portons à
la France » 36.

Dans cette adresse qui demande aux troupes de « continuer la lutte »


pour améliorer les institutions et accroître les pouvoirs, point n'est fait
mention de l'indépendance ; la seule revendication qui s'en rapproche
le plus ne demande que « l'octroi de l'autonomie interne » au sein d'une
« Communauté franco-africaine ». Mieux, SékouTouré ne voit pas d'un
mauvais œil que les territoires renoncent à une partie de leur
au profit d'une Plus Grande France 37 qui formerait avec
un bloc uni et solidaire. A ceux qui affirment que l'indépendance
immédiate n'a jamais été une exigence du PDG, son responsable
réaffirme que son « idée n'est nullement celle d'une séparation avec la
France, » il est plutôt question « d'amour » et de « confiance ». Il profite
de ce Congrès pour « exposer - cette fois-ci - ses réserves vis-à-vis de la
loi-cadre ». Il la décrit comme le « fruit de deux volontés
», chacune ayant l'intention de s'en servir pour ses besoins. Pour lui
la loi ne peut-être qu'une étape utile dans la lutte pour « abattre le
régime colonial » et assurer l'émancipation. Â ce but, il oppose la
« volonté des réactionnaires d'enfermer définitivement les espoirs et les
possibilités d'action évolutrice » 38.
Au fur et à mesure que l'échéance référendaire approche, Sékou
Touré rejette l'idée d'une indépendance totale et immédiate et se
cramponne encore plus à ses exigences d'une Communauté franco-
africaine qui ferait plus de place aux territoires ; la lutte également pour
l'aboutissement de celles-ci ne s'essouffle point. En début septembre
1958, lorsqu'il reçut à sa mairie de Conakry une délégation des
de la FEANF, envoyée pour lui demander de faire voter « non »
au référendum, voici la réponse qu'il fit à la délégation dirigée par
l'étudiant sénégalais Baïdy Ly et dont faisait partis le jeune Charles
Diane, étudiant en médecine :
« Du moment que les gouvernements locaux actuels issus de la loi-cadre,
disposent d'une large autonomie malgré l'insuffisance que nous ne cessons
de dénoncer, la brèche est déjà ouverte ; dans dix, quinze, vingt ans ou
peut-être plus tôt, nous serons en mesure de revendiquer, comme vous,
l'indépendance totale. Pour le moment, cela me paraît aventureux. [...] En
tout cas, et à moins d'un événement extraordinaire, nous ferons voter « oui ».
Vous êtes des marxistes, moi, je pense que dans le contexte présent il faut être
réformiste, car j'ai la conviction que les masses ne prendront jamais les
armes. C'est pour cela que si j'ai une promesse ferme du général de Gaulle, je
demanderai aux Guinéens de voter « oui ». Je ne vous cacherai pas que du

36. SékouTouré cité par le professeur Charles Diane, « Le 28 septembre 1958, op. cit.
37. Frederik Cooper, Décolonisation et travail en Afrique. L'Afrique britannique et
1935-1960, pp. 393-4H-
38. Lansiné Kaba, op. cit., p. 143.
Outre-Mers, T. 96, N° 358-359 (2008)
280 A. DIALLO

reste que j'ai pris des contacts dans les voisinages du général de Gaulle et de
personnalités telles que Mitterrand et Mendès France, afin que soit rendue
possible la création de l'Exécutif avec un Parlement fédéral » 39.

L'état d'esprit qui prévaut chez Sékou Touré et au PDG est assez
bien résumé dans cette réponse faite aux étudiants déjà en campagne
contre le référendum gaullien. Se voulant « réformiste » des institutions
issues de la loi-cadre à trois semaines, du 28 septembre, le leader
guinéen est convaincu du caractère « hasardeux » d'une indépendance
totale au stade où en sont les territoires colonisés. Devant les étudiants,
il promet de faire voter « oui » et renouvelle ses revendications dont la
principale est la création d'un exécutif fédéral et d'un parlement
; il les informe de ses incessantes démarches auprès du général de
Gaulle et de son entourage pour qu'on tienne compte de ses
Tout cela, ajouté au fait qu'il se contente de la « large autonomie »
qu'offre la loi-cadre et la projection de l'indépendance « dans vingt ans
ou peut-être plus tôt », montre bien que les revendications de Sékou
Touré et du PDG sont autres que l'indépendance totale au lendemain
du 28 septembre 1958. Le discours prononcé une semaine auparavant,
le 25 août, ne disait pas autre chose contrairement à ce qu'on a affirmé
jusque là. Plus que les revendications formulées dans ce discours, c'est
la manière dont celui-ci a été prononcé et le ton utilisé qui en font une
pièce maîtresse de l'histoire politique contemporaine de la Guinée. Le
25 août, ni Sékou Touré, ni Saïfoulaye Diallo n'ont exigé
immédiate et totale ; ils ont juste posé les revendications qui ont
toujours été les leurs au sein du PDG, qui rappelons-le est à l'origine
du fameux discours qu'il a fait rédiger par un groupe de responsables et
non par Sékou Touré seul. Les nombreuses démarches effectuées par
Sékou Touré après le passage du Général à Conakry pour faire inscrire
ses exigences dans le texte constitutionnel montrent bien que la volonté
de Sékou Touré était que la Guinée reste dans la Communauté à naître.
Selon Lansiné Kaba, le 25 août 1958 :
« Sékou Touré présente ses exigences, celles de la Guinée, dans un ton
quelque peu déroutant mais franc afin de faciliter l'émergence d'une
débarrassée de toute équivoque. [...] Il réclame le droit à
et la formation de la Communauté sur des bases égalitaires [...], la
reconnaissance de la personnalité africaine, l'exécutif fédéral » 4°.

Les revendications rappelées ci-dessus par Lansiné Kaba sont celles


que Sékou Touré et son parti ont toujours posées. Ce sont également
ces dernières qu'il rappelle le jour même du référendum à l'occasion de
l'ouverture de la session de l'Assemblée territoriale. Devant sa majorité
parlementaire qui siège pour la dernière fois sous la bannière de la
Guinée française, Sékou Touré précise « l'esprit dans lequel le PDG

39. Professeur Charles Diane, art. cité, pp. 29-30.


40. Lansiné Kaba, op. cit., pp. 1 01- 104.
SÉKOU TOURÉ ET L'INDÉPENDANCE GUINÉENNE 28 1

conçoit dans les faits cette association franco-africaine » qui doit être
une « communauté fédérale multinationale, dotée d'une Assemblée et
d'un Gouvernement fédéraux » dont on limiterait le rôle « aux attributs
de la Monnaie, de la Défense, des Relations extérieures et de
supérieur ... » *r Quoique ayant déjà donné le mot d'ordre de
voter « non » depuis deux semaines, bien après les étudiants et les
enseignants, Sékou Touré continue à revendiquer la « reconnaissance
du droit à l'indépendance » 42 comme s'il espérait un « événement
extraordinaire » pour changer le cours de l'histoire, le jour même où
l'Afrique française et sa Métropole sont appelées aux urnes.
S'il est ainsi clair que les revendications de Sékou Touré et de son
parti, sont loin de faire de Sily, « l'homme du 28 septembre 1958 » ainsi
que le véhicule le mythe, il reste à analyser les prises de positions du
PDG et de son leader vis-à-vis de la métropole et du référendum de
septembre 1958 afin de confirmer ou infirmer ce qui précède.

3 - Les prises de position tardives et ambiguës de Sékou Touré et


du PDG

Tout le long de son itinéraire politique et du débat sur le référendum


gaullien qui consacre la naissance de la Ve République en France,
Sékou Touré et son état major politique se sont illustrés d'une part par
des prises de positions dont l'ambiguïté est flagrante et d'autre part, par
un mot d'ordre tardif, voire de dernière minute, appelant à rejeter le
texte constitutionnel soumis à l'approbation des Français et des
de l'outre-mer.

De l'ambiguïté du discours chez Sékou Touré et ses lieutenants

Le leader guinéen et les responsables de son parti tiennent un double


discours qui se façonne selon les destinataires et le contexte. Une
attitude versatile qui se justifierait, comme il a été montré plus haut, par
le seul souci de ménager le colon sans se faire désavouer par le peuple
dont la confiance est acquise par les critiques au colon. Entre le
marteau et l'enclume, le PDG fait de l'ambiguïté une de ses armes pour
satisfaire les uns sans mécontenter les autres. C'est ainsi qu'à Kankan,
un rapport de police de janvier 1956 signale que « devant un auditoire
évolué et mieux informé, les dirigeants locaux de la sous-section RDA
se montrent relativement réservés et prudents dans leurs propos au
cours des conférences publiques » alors qu'en « brousse lorsqu'ils ont

41. Sékou Touréj « Discours à l'ouverture de la session de l'Assemblée Territoriale du


28 septembre 1958 », in L'action politique du PDG pour l'émancipation africaine, tome I,
pp. 70-71-
42. Ibid. p. 71.

Outre-Mers, T. 96, N° 358-359 (2008)


282 A. DIALLO

l'occasion de parler en public, ils ne mettent aucun frein à leur


et sont d'une virulence extrême » contre la politique coloniale soit
par souci de « donner libre court à leurs sentiments réels », soit par pure
« tactique de propagande afin d'impressionner au maximum des
plus primitives et plus malléables. » Cette même attitude est
observée à Beyla par les services de police 43. Il n'est pas exclu que cette
« virulence » soit sincère car le PDG compte parmi ses militants un
certain nombre d'enseignants véritablement hostiles à la position de la
direction quant à la collaboration avec l'administration coloniale.
Somme toute, il est certain que la « tactique de propagande afin
d'impressionner » les populations est une vérité incontestable, car
depuis le milieu des années cinquante le PDG a radicalement changé
de posture vis-à-vis des autorités coloniales dont il s'accommode fort
bien de la présence. SékouTouré qui affirme du haut de la tribune du
congrès de Bamako en septembre 1957 qu'il « n'est pas question
d'engager l'Afrique dans un mouvement d'indépendance car de
possibilités nous restent avec la France » le confirme bien 44.
Neuf mois après cette sortie fracassante en faveur de la collaboration
avec la métropole, le patron du RDA en Guinée et son bureau politique
profitent des assises de leur parti au IVe congrès du PDG tenu à
Conakry en juin 1958, pour réclamer la décolonisation immédiate et
l'unité africaine, tout en affirmant « que la France reste la nation avec
laquelle nous entendons lier notre destin. » Mais, Sékou Touré déclare
aussi : « Nous ne renoncerons pas à notre liberté ». Et, à l'ouverture de
la session extraordinaire de l'Assemblée territoriale en juillet, Sily invite
le général de Gaulle à « faciliter le rôle des mouvements politiques qui
cherchent à créer la nation africaine » dans le cadre de la Communauté
franco-africaine 45. Il est incontestable que Sékou Touré et le PDG se
sont faits spécialistes de l'ambiguïté dans leurs positions eu égard à la
France coloniale en voulant d'un côté collaborer avec l'administration
coloniale tout en affirmant de l'autre leur volonté « d'abattre le régime
colonial », et cela parfois dans un même discours ou au pire dans un
court intervalle. Ses prises de positions concernant la loi-cadre le
démontrent bien. La loi-cadre - « fruit de deux volontés
» - sur laquelle il émet des « réserves » en janvier 1958, devient en
septembre de la même année la loi qui a permis aux gouvernements
locaux de « disposer d'une large autonomie ».
En juin 1958 le bureau politique réclame la décolonisation immédiate
alors que quelques semaines auparavant Sékou Touré disait à qui
l'entendre qu'il « n'est pas question d'engager l'Afrique dans un
mouvement d'indépendance » ; une position qu'il confirme devant les
étudiants de la FEANF en septembre 1958 en affirmant qu'ils n'étaient

43. ANS, 2G56-138, Rapport politique mensuel de janvier 1956, p. 13.


44. SékouTouré, Congrès du RDA à Bamako en septembre 1957, cité par Professeur
Charge Diane, « Le 28 septembre 1958. Bref rappel historique », art. cité, pp. 29-30.
45. Lansiné Kaba, op. cit., p. 145.
SÉKOU TOURÉ ET L'INDÉPENDANCE GUINÉENNE 283

pas « en mesure de revendiquer, comme [les étudiants], l'indépendance


totale », cela étant quelque peu « aventureux ». Il se dégage une certaine
instabilité, voire une incohérence assez nette, dans le discours et les
prises de positions des responsables du PDG autorisant à conclure à
l'ambiguïté de ceux-ci, au premier chef desquels se trouve SékouTouré.
Cette attitude ambivalente et tortueuse quant aux positions, parfois
contradictoires, adoptées et défendues vis-à-vis de la France et de ses
représentants locaux, a longtemps été celle du premier leader politique
guinéen. Pris au « au piège de ses déclarations et de ses
» 46} il semble ignorer le cours du temps qui continue de
; d'où le mot d'ordre tardif qu'il se décide à donner à ses militants
pour rejeter la proposition qui leur est faite par le général de Gaulle.

Un appel tardif à voter « non »

Prendre une telle décision avec toute sa haute portée historique n'a
pas été chose aisée pour le PDG et ses responsables qui n'ont ménagé
aucun effort pour que le général de Gaulle tienne compte de leurs
revendications dans le texte qu'il propose ; d'où ce mot d'ordre tardif et
de dernière minute qui appelle au rejet du texte constitutionnel.
Si les étudiants se sont lancés dans la campagne pour l'indépendance
immédiate juste au lendemain de l'adoption de la loi-cadre Defferre en
juin 1956, aussitôt suivis par les enseignants en 1957, le PDG et les
autres partis de l'arène politique guinéenne ont attendu le dernier
moment pour se prononcer. Â la conférence du PRA de Cotonou du 25
au 27 juillet 1958, les délégués du BAG (Diawadou Barry, Karim
Bangoura, Ibrahima Barry III, Tibou Tounkara et Ibrahima Diop) ont,
selon Léopold Sédar Senghor « dans la discussion générale du rapport,
combattu l'idée d'indépendance immédiate », bien qu'ils finiront par
voter la motion finale 47. Finalement le BAG demande à la population
guinéenne de voter « non » le 6 septembre 1958 ; il faut attendre huit
jours, c'est-à-dire deux semaines avant le jour du référendum pour
entendre le PDG appeler à voter contre le texte 48. Ainsi que le fait
remarquer l'instituteur Ray Autra, « c'est in extremis et à contre cœur
que le Président guinéen s'est rallié à l'indépendance » 49 car la
« volonté de combattre et de bouter hors du pays les colonialistes était
bien présente » et « Sékou Touré, issu de ce climat explosif larvé, a eu
l'avantage historique de porter à la mèche, la flamme qui fit exploser la
poudrière. D'autres que lui auraient pu le faire » ; c'est-à-dire conduire

46. Professeur Charles Diane, « Le 28 septembre 1958. Bref rappel historique », art.
cité.
47. Kéïta S. K., Un homme de conviction et de foi : Saïfoulaye Diallo (1923-1981), Conakry,
SKK, 2003, p. 44.
48. Abdoulaye Diallo, op. cit, p. 35.
49. Ray Autra, « Â propos de l'indépendance de la Guinée », in Bingo, n° 358, déc. -
1982, p. 16.
Outre-Mers, T. 96, N° 358-359 (2008)
284 A. DIALLO

naturellement à l'indépendance nationale un peuple résolu à se libérer


du joug colonial 5°. La campagne de prise de conscience et
menée par les étudiants et leurs enseignants auprès des
a porté ses fruits. Charles Diane qui fut très actif dans la
estudiantine contre le projet gaullien et qui a rencontré le premier
responsable du PDG début septembre 1958 pour le convaincre de faire
voter non affirme que « SékouTouré pris dans le tourment du
des idées et au piège de ses déclarations et de ses engagements
ne pouvait faire autrement que de faire voter « non » j d'où « son mot
d'ordre lancé par dépit et au conditionnel le 14 septembre 1958 » 5I.
Il en découle que le principal mérite de Sékou Touré est d'avoir su
récupérer à temps la volonté et les aspirations à la liberté du peuple
guinéen. Il était devant un dilemme à la veille du référendum : ou dire
« non » au général de Gaulle comme le souhaitait une grande partie des
Guinéens préparés à cet effet et en tirer tous les avantages en tant que
leader du parti majoritaire, ou bien se prononcer contre le désir du
peuple en demandant de voter « oui » au référendum avec le risque de
se faire désavouer publiquement par sa base et le peuple guinéen. Le
choix n'a pas été difficile car il avait conscience du poids du « non »
auprès des populations. Ne pas les suivre et entériner leur volonté
sonnerait certainement le glas de ses ambitions politiques. D'où le fait
de s'être prononcé in extremis pour l'indépendance immédiate de la
Guinée. Dans de telles conditions, la thèse qui veut faire de Sékou
Touré « l'homme du 28 septembre 1958 » reste difficile à défendre. Au
regard de ce qui précède, il serait intellectuellement plus honnête et
historiquement plus juste de reconnaître que le leader du PDG est plus
« l'homme du 25 août 1958 » que celui du 28 septembre 1958 car le
triomphe du « non » Guinéen est une aspiration de tout un peuple
conscientisé par les étudiants et les enseignants.

4 - Les autres facteurs ayant conduit au triomphe du « non »

Jean Lacouture et Georges Chaffard évoquent les « occasions man-


quées » et les « fautes de psychologie » 52 pour expliquer l'inévitable
confrontation entre Sékou Touré et De Gaulle qui a conduit le leader
guinéen à faire voter « non ». Selon ces auteurs, si SékouTouré n'avait
pas été au Comité consultatif constitutionnel, si le général de Gaulle
avait mieux connu le leader du PDG et si les deux personnalités
n'étaient trop imbues d'elles-mêmes, la Guinée n'aurait peut-être pas

50. Sorry Charles E., Sékou Touré : l'ange exterminateur, un passé à déposer, Paris,
L'Harmattan, 2000, pp. 18-19.
51. Professeur Charles Diane, « Le 28 septembre 1958. Bref rappel historique », art.
cité, p. 29.
52. Lacouture Jean, Cinq hommes et la France, p. 345, 349 et 355 ; Chaffard Georges, Les
carnets secrets de la décolonisation, t. 2, pp. 177-198.
SÉKOU TOURÉ ET L'INDÉPENDANCE GUINÉENNE 285

rejeté le texte soumis à son appréciation. Sylvie Davinroy *3 et Léo


Hamon 54 reprennent à leur compte ces thèses. La première ajoute
l'argument du « refus de l'ensemble français par Sékou Touré » et le
second insiste sur la nature du tribun Sékou Touré. Alpha Diawara
avance la « thèse paternaliste » dans son analyse du « non » guinéen 55 là
où B. Ameillon évoque « l'entêtement » du général de Gaulle 56. Sylvain
Soriba Camara, qui conteste toutes ces interprétations qu'il qualifie
d'« explications classiques », est convaincu qu'il est question « de
divorce des mentalités collectives [entre les Guinéens et la Métropole]
et l'opposition des thèses politiques » entre de Gaulle et Sékou Touré.
On ne peut nier le facteur des ego gaullien et sékoutouréen ; la rigidité
et l'intransigeance des positions du Général ont certainement influencé
la décision du PDG et de son responsable mis au ban des honneurs
parisiens au moment où Houphouët Boigny est ministre de la
Léopold S. Senghor membre du Comité constitutionnel et
Hamani Diori (qui remplace le député soudanais Mamadou Konaté
mort en 1957) vice-président de l'Assemblée. D'où la remarque de
Lansiné Kaba qui mentionne un SékouTouré, au soir du 13 mai voyant
arriver de Gaulle au pouvoir, « taciturne et méditatif. En effet viennent
de se dérouler de grands événements qui ne portent point son
empreinte. Ceci le tenaille à cause de l'idée qu'il se fait de lui-même et
de son sens de la responsabilité » 57.
Un autre facteur est le désir d'indépendance qui était palpable dans
la population guinéenne. Les paysans qui constituent la plus grande
partie de la population, sont doublement exploités : d'une part par le
régime colonial avec l'impôt officiel, et de l'autre par la chefferie avec
les impôts occultes, les corvées et les cadeaux forcés. Leur aspiration
sera donc de se libérer d'abord de ce double joug... Ils attendent de
l'indépendance la fin de toutes les vexations et humiliations et
de leurs conditions de vie. 5» Ce qui explique leur détermination
et leur désir de bouter la France hors de la Guinée car, à en croire Sidiki
Kobélé Keïta, sans « la paysannerie en particulier, la reconquête de
l'indépendance était impossible » 59. Â côté de cette paysannerie
se trouvent les quelques planteurs africains qui « espèrent
agrandir leurs domaines » au détriment des planteurs européens ou
libano-syriens qui dominent ce secteur de l'agriculture totalement
à l'économie moderne, leurs produits étant essentiellement destinés
à l'exportation. Ils espèrent que la fin de la colonisation sera le moyen

53. Davinroy Sylvie, Les relations entre la France et la Guinée depuis l'indépendance de la
Guinée, p. 10.
54. Hamon Léo, « Le Parti Démocratique de Guinée », Revue juridique et politique
d'Outre-mer, juillet-août 1961, p. 361.
55. Diawara Alpha, Guinée, la marche du peuple, p. 113 et suite.
56. Ameillon B., La Guinée, bilan d'une indépendance, p. 98.
57. Kaba Lansiné, Le « non » delà Guinée à De Gaulle, op. cit., pp. 41-45.
58. L'Etudiant Guinéen, décembre 1964, p. 9.
59. Sidiki Kobele Keïta, Ahmed Sékou Touré, l'Homme du 28 Septembre, p. 53.
Outre-Mers, T. 96, N° 358-359 (2008)
286 A. DIALLO

pour arriver à leur but. Il y a aussi les ouvriers composés des petits
artisans manuels, des ouvriers du secteur public industriel et du secteur
privé commercial et des ouvriers du secteur industriel minier.
par « les plus conscients » d'entre eux, c'est-à-dire les cheminots,
connus pour leurs revendications, ils « seront le moteur de la lutte
d'émancipation » car ils sont convaincus que l'avènement de
est synonyme de la fin de leur précarité 6o. Le contexte
au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, caractérisé par un
large mouvement de contestation des ordres coloniaux, est très
pour Péclosion et la maturation de ce désir d'indépendance observé
chez les Guinéens. C'est dans un tel contexte qu'il faut inscrire le
combat de conscientisation mené par les étudiants guinéens et leurs
camarades africains mandatés par la FEANF, car « il s'agit là d'une
vague de fond, mondiale, et non d'un épiphénomène puisque cette
tendance se prolonge ensuite comme l'illustre la place des jeunes dans
la guerre froide » 6l. Cette jeunesse estudiantine a toujours eu à ses
côtés - dans le combat pour l'indépendance - les enseignants qui, pour
leur part ont participé activement au combat de l'émancipation du
peuple guinéen au soir du 28 septembre 1958.
Le peuple guinéen aurait-il suivi Sékou Touré s'il avait décidé
d'approuver le texte constitutionnel ? Nombreux sont ceux qui en sont
convaincus, surtout que Sékou Touré ne fut pas le seul à demander le
rejet du texte gaullien ; Djibo Bakary du Niger qui avait appelé à voter
« non » fut désavoué et perdit le pouvoir au lendemain du référendum.
Il n'y a aucun doute que Sékou Touré avait une réelle emprise sur
l'électorat de son pays par le biais de son parti qui a su utiliser la
loi-cadre et d'autres moyens pour s'implanter solidement en Guinée.
Toutefois cela n'autorise pas à lui attribuer la paternité exclusive de
l'indépendance guinéenne, alors qu'il s'est surtout illustré par son désir
de maintenir la Guinée au sein de la Communauté « améliorée » et qu'il
n'a pas cessé de collaborer et d'appeler à collaborer avec les autorités
coloniales. L'ambiguïté de son discours appelant à améliorer ce qui
existe et non à l'indépendance immédiate et sa prise de position tardive
alors que la campagne estudiantine et de ses adversaires politiques pour
le « non » battait son plein ne concourent pas à valider la thèse selon
laquelle Sékou Touré est l'homme du 28 septembre 1958. Par contre, la
portée mondiale de certains passages de son discours prononcé lors du
passage improvisé de De Gaulle à Conakry laisse plutôt penser qu'il est
« l'homme du 25 août 1958 ».

60. L'Etudiant Guinéen, ibid., p. 9.


61. Odile Goerg, « Les mouvements de jeunesse en Guinée de la colonisation à la
constitution de la JRDA (1890-1959) », in Hélène d'Almeida-Topor et Odile Goerg, Le
mouvement associatif des jeunes en Afrique noire francophone au XXe siècle, Groupe « Afrique
Noire », cahier n° 12, Paris, L'Harmattan, 1989, pp. 19-51, p. 27.
SÉKOU TOURÉ ET L'INDÉPENDANCE GUINÉENNE 287

Bibliographie

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Liberté, le 3 mai 1958,
L'Etudiant Guinéen, décembre 1964.
Études

L’ART ORATOIRE
CHEZ SÉKOU TOURÉ
De la conquête de l’espace public
à l’exercice du pouvoir politique
Alpha BARRY*

ékou Touré est un homme todidacte, Sékou Touré est un

S qui a marqué de son em-


preinte l’histoire de la
Guinée, autant par le rôle poli-
homme au destin exceptionnel qui
a su se hisser à la tête de la Gui-
née et au devant de la scène in-
tique qu’il a joué dans la lutte ternationale à une période où
pour l’indépendance de la Guinée l’Afrique vivait une situation de
que par la durée de son maintien, superposition de structures tradi-
voire de sa fossilisation à la tête tionnelles et coloniales. Cette si-
du pouvoir. Selon Sennen Andria- tuation était plus complexe encore
mirado (1984 : 5-9) : Par delà les pour la Guinée, héritière des
guerres et tous les siècles confon- grands empires médiévaux de
dus, il ne sera pas dit que Sékou l’Afrique occidentale, qui n’était
Touré aura plus traumatisé les Gui- qu’un vaste ensemble regroupant
néens que ne les ont entraînés quatre régions naturelles dis-
Soumaoro Kanté, Soundiata Keita, tinctes, chacune avec son histoire,
* Chercheur associé au
El Hadj Oumar Tall et l'Almamy Sa- ses spécificités géographiques et
GRADIP, Chaire du Cana- mory Touré. Certains peuples ont humaines.
da en Mondialisation, Ci- des destins exceptionnels. Sous La réalisation de ce travail de
toyenneté et Démocratie
et au LASELDI-GRELIS de Sékou Touré, les Guinéens en ont recherche repose sur la tentative
l’Université de Franche- connu un : le sien. Après Sékou de trouver une explication pos-
Comté (Besançon). Touré, ils devront en forger un sible du pourquoi et du comment
[1] Andriamirado Sen- autre : le leur. 1 de la réussite politique de Sékou
nen L’avenir est arrivé le
3 avril, in Jeune Afrique- Titulaire d’un simple certificat Touré. En effet, face à l’ascension
Plus n° 8, 1984, pp 5-9 primaire et élémentaire, mais au- politique peu ordinaire de cet

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É TUDES

Ahmed Sékou Touré. - Homme politique guinéen (Faranch, Guinée, 1922 — Cleveland,
Ohio, 1984). En 1952, il fonde le parti démocratique de Guinée (PDG), dont il devint le
secrétaire général. Il est élu à l'Assemblée nationale française (1956), puis accède à la
vice-présidence du Conseil de Guinée (1957). Héraut du non au référendum sur l'institu-
tion de la Communauté française organisé par le général De Gaulle en 1958, il engage la
Guinée dans une rupture avec la France. Président de la nouvelle république jusqu'à sa
mort en 1984, il a eu le contrôle absolu sur l'armée. Il a dirigé son pays sur une voie
socialiste et a développé les relations avec l'URSS et la Chine populaire qui lui apportent
une aide importante. À la tête du nouvel État indépendant, il instaure un régime dictato-
rial, réprime durement toute tentative d'opposition et n'hésite pas à user de différentes
techniques de torture pour arriver à ses fins. Il laisse à sa mort un pays économiquement
exsangue.(Ndlr).

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# 14 - Novembre 2003
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É TUDES
homme politique, des questions mode d’énonciation du discours
interpellent constamment le cher- par Sékou Touré. Cette hypothèse
cheur pour comprendre comment partielle 2 s’inscrit dans la problé-
Sékou Touré a été propulsé sur la matique plus large de la relation
scène politique d’une manière ful- entre la parole et le pouvoir ; au-
gurante. Ces questions se posent trement dit sur l’idée de l’existen-
si on tient compte du fait que rien ce d’un lien de cause à effet entre
ne présageait un destin exception- le discours et les effets perlocu-
nel pour le premier président gui- toires que celui-ci exerce sur les
néen au regard de son niveau auditeurs. Pour observer cette re-
d’études. À envisager le problème lation dialectique, il était nécessai-
d’un autre point de vue, ces ques- re de constituer un recueil de dis-
tions se posent davantage, quand cours prononcés par Sékou Touré
on sait que la Guinée à l’époque, au cours de ses vingt-six années
colonie française d’outre-mer, ne de pouvoir.
devait sa constitution en territoire
qu’au hasard de la conquête colo- 1. Le choix du corpus. Malgré
niale. Pour cette raison, on ne l’énorme masse verbale que Sékou
pouvait pas parler de Nation, cet- Touré a prononcée durant sa vie,
te Nation étant encore de nos la constitution du corpus n’a pas
jours très fragile. Constituée de pour autant été facile. En dehors
quatre régions naturelles, quatre de quelques-uns de ses discours
types de populations, chacune qui circulent sur le marché et qui
avec son histoire, ses coutumes, sont commercialisés en cassettes
mœurs et institutions sociales, la audio ou vidéo, l’accès aux ar-
Guinée est de fait la synthèse des chives publiques et à celles de
empires médiévaux de toute personnes privées n’est pas aisé.
l’Afrique Occidentale. Nous avons cependant réussi à
On peut alors se demander constituer une banque suffisante
comment, à cette époque et dans de données qui couvrent les vingt-
ces conditions, Sékou Touré a six années de pouvoir de Sékou
réussi à réunir la Guinée et les Touré, c’est-à-dire de 1958 à 1984.
Guinéens dans toutes leurs diver- Deux critères de base ont orienté
[2] Je parle d’hypothèse
sités dans un même programme le choix de ces objets d’analyse,
partielle parce que plu-
sieurs chercheurs ont dé- d’action politique, de façon à ce d’une part la perspective histo-
jà focalisé leur attention que des treize colonies françaises rique, d’autre part le choix ciblé
sur la même question.
Dans l’ensemble tous d’Afrique, elle soit la seule Nation des discours. Dans le premier cas,
ont orienté leurs ré- à voter NON au projet de Commu- l’option diachronique offre la pos-
flexions sur la solide or-
ganisation politique du nauté franco-africaine proposé par sibilité et l’avantage de favoriser
Parti Démocratique de le Général de Gaulle. l’observation d’un certain nombre
Guinée et sa capacité de de variables et évite au travail de
mobilisation. Il ne fau- C’est dans la tentative d’appor-
drait pas oublier cepen- ter une certaine réponse au pour- se circonscrire à un corpus réduit à
dant les talents oratoires
quoi et au comment évoqués pré- partir duquel les conclusions ris-
singuliers du leader gui-
néen et la répression cédemment, que nous avons avan- quent de n’être que parcellaires.
dont il s’est servi comme cé l’hypothèse d’une relation pos- Le second critère qui concerne le
armes d’exercice du pou-
voir. sible entre réussite politique et choix de certains discours par rap-

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É TUDES
port à d’autres, est une modalité constamment animée par des
de sélection que nous avons éta- fêtes qui servaient à réchauffer
blie à partir de la consultation de l’atmosphère publique. Ces fêtes
fichiers biographiques. Nous nationales annuelles sont les sui-
avons privilégié les discours qui vantes : 9 février, fête des femmes
ont été prononcés à l’occasion de à l’honneur de Mbalia Camara, mi-
grands événements ayant marqué litante du parti qui a été assassi-
de façon particulière l’histoire et la née au cours des luttes politiques ;
vie du peuple guinéen. 1er mars, anniversaire de la créa-
tion de la monnaie guinéenne ; 26
1.1. Les situations historiques mars, anniversaire de la création
d’énonciation des discours-objets du mouvement de la jeunesse,
d’analyse. L’ensemble du matériel JRDA ; 14 mai, anniversaire de la
d’observation, présenté ci-dessus, création du PDG, Parti Démocra-
est constitué de discours institu- tique de Guinée ; 2 août, anniver-
tionnels que le président Sékou saire du déclenchement de la Ré-
Touré a prononcés au cours de cé- volution Culturelle Socialiste, fête
rémonies officielles. Ce matériel de l’école guinéenne ; 28 sep-
discursif présente théoriquement tembre, anniversaire du référen-
une grande diversité quant à ses dum du NON à de Gaulle ; 2 no-
conditions d’énonciation, ses vembre, fête de l’indépendance ;
formes et ses référents. La présen- 22 novembre, fête de l’armée gui-
tation de ce corpus nous a permis néenne, anniversaire de l’échec du
de constater que ce qui paraît hé- débarquement des mercenaires.
térogène du point de vue des À ces nombreuses fêtes natio-
conditions de production et de la nales s’ajoutent les fêtes reli-
durée dans le temps, est un dis- gieuses, le jour de l’An et autres
cours unique qui s’habille des cou- fêtes internationales, comme celle
leurs de la situation en cours et se du 1er mai, fête internationale du
répète. Anciens et nouveaux dis- travail, celle du 25 mai, anniver-
cours semblent constituer les saire de la création de l’OUA, et
mêmes paroles dites et redites les visites officielles. Ces diffé-
dans une chaîne de recommence- rentes cérémonies qui faisaient
ment perpétuel. Le caractère sta- l’objet de la mobilisation de tout
tique de la ligne politique, les ob- le peuple, plongeaient le pays
jectifs et la démarche poursuivis dans une constante atmosphère
par l’orateur expliquent l’unicité de fête, comme si tout était en
de ces discours. La constance re- ébullition et que le pays tout en-
pose aussi sur le fait qu’il s’agit du tier vibrait au rythme d’un militan-
même énonciateur qui prononce tisme révolutionnaire. Jacques
différents discours au cours des Vignes (1984 : 10-17) souligne que
mêmes cérémonies officielles et en ces festivités quotidiennes vi-
face des mêmes auditeurs. saient à (...) faire du peuple une
sorte de bloc homogène à diriger
1.1.1. Les fêtes nationales. La sans à-coup (...). Et l’on ne peut
vie politique guinéenne était s’empêcher de penser que, sous le

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régime de Sékou Touré, la Guinée d’un Conseil de l’Éducation, d’un
tout entière était devenue une sor- Conseil National de la Révolution,
te d’immense théâtre où les ac- d’un Conseil Syndical ou enfin
teurs inconscients interprètent une d’un Congrès.
pièce à laquelle ils ne compre-
naient rien. C’était un monde du 1.1.3. Les événements poli-
spectacle, réglé à la manière de tiques. Survenant dans la vie de la
ces ballets où les Africains sont Nation, les événements politiques
maîtres. Au baisser des rideaux, si peuvent imposer au président la
l’on ose dire, chacun applaudissait proclamation d’un discours. Tels
la performance, sans bien voir que sont les cas du premier et deuxiè-
l’histoire qui venait d’être racon- me appel à la Nation, le 22 no-
tée, n’avait aucun rapport avec le vembre 1970, appels consécutifs
foisonnement du réel. Sans s’aper- au débarquement des mercenaires
cevoir en fin de compte qu’on lui dans la capitale guinéenne, et de
jouait toujours la même pièce, la révolte des femmes survenue le
avec prière d’applaudir à tous les 27 août 1977.
tableaux, puisque c’était le PDG
qui tout à la fois dirigeait l’or- 1.1.4. L’amorce d’un program-
chestre, assurait la mise en scène, me d’action politique.. La mise en
réglait les danses et les chœurs, et route d’un programme de lutte po-
avait écrit le scénario 3. litique correspond à la tenue
Chacune de ces fêtes était l’oc- d’une série de discours qui peu-
casion d’un discours présidentiel. vent couvrir toute une année. Pour
On peut aussi remarquer la coïnci- cette catégorie de conditions
dence d’une fête nationale avec d’énonciation, nous avons recueilli
les travaux d’une session du les discours de la loi cadre de
Conseil National de la Révolution 1964 qui sont identiques aux dis-
(CNR) ou d’un Congrès, qui sont cours de la charte de février 1975.
les deux instances politiques du En 1976, le programme de lutte
PDG. On peut citer à titre politique qui a dominé l’actualité
d’exemple le discours d’ouverture portait sur le thème du racisme
du dixième Congrès le 29 sep- peulh. D’une année à l’autre, la
tembre 1976, qui est consécutif à Guinée était secouée par sa domi-
la célébration de la fête du 28 sep- nante politique et par le thème de
tembre, c’est aussi le cas pour la ses discours, mais tous ces événe-
quarante-cinquième session du ments se rejoignaient comme si
Conseil National de la Révolution toutes les paroles étaient fabri-
au mois de mai 1980. quées à l’aide d’un même moule.
On peut enfin remarquer, d’une
1.1.2. Les cérémonies offi- part les discours qui sont pronon-
cielles. Sur l’énorme masse des cés directement devant le peuple,
[3] Jacques Vignes, Un discours que nous avons recueillis, ils sont les plus nombreux, et
seul parti, un seul état : dix discours sont prononcés au d’autre part, trois discours adres-
Sékou Touré, in Jeune
Afrique-Plus n° 8, 1984,
cours d’une cérémonie d’ouverture sés au peuple par le canal de la
pp 10-17. officielle ou de clôture de travaux radiodiffusion nationale. Enfin, un

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É TUDES
seul des discours a été prononcé à et la fréquence fondamentale de la
l’étranger, c’est celui tenu à Paris. voix (Fo). L’utilisation du Sona-
graphe comme instrument d’analy-
1.2. Les instruments techniques se de la voix trouve tout son inté-
d’analyse. Le recueil d’un corpus rêt, surtout quand on sait que ce
de discours tenus au fil des vingt- n’est pas toujours la matière qui
six années du pouvoir du premier donne de la valeur au discours,
président de la Guinée nous a per- mais la manière de l’énoncer. Les
mis de constater que le réglage de mesures acoustiques montrent la
l’activité discursive de Sékou Tou- manière par laquelle cet orateur a
ré est caractérisé par la présence su utiliser à bon escient sa voix
constante dans son discours de pour donner à sa parole plus de
traces des dires déjà énoncés à vigueur. Mais avant de passer aux
d’autres occasions analogues. À ce résultats de l’analyse proprement
procédé de relations interdiscur- dite, il est nécessaire de présenter
sives s’ajoute celui de la répétition Sékou Touré, orateur et homme
de mots et d’expressions stéréoty- politique.
pés. Dans le but d’étudier ces phé-
nomènes énonciatifs, nous avons 1.3. Sékou Touré, l’orateur et
jugé utile l’utilisation de deux ou- l’homme politique.. Présenter Sékou
tils d’analyse : des logiciels de Touré sans parler de ses discours
quantification lexicale, d’une part, serait passer sous silence l’un des
et le Sonagraphe de type Kay aspects les plus importants de sa
5500, d’autre part. Les premiers personnalité. De Sékou Touré, on
sont des instruments d’analyse retient un goût du discours et une
statistique qui permettent de cal- habilité dialectique frappants.
culer la fréquence des occur- Dans un vocabulaire du type
rences, des cooccurrences et l’ana- marxiste, où reviennent fréquem-
lyse factorielle des correspon- ment les termes de révolution, de
dances. lutte contre l'impérialisme, de so-
Le recours au Sonagraphe s’ex- cialisme, de contre-révolution, de
plique par le fait que cet outil per- lutte des classes etc., se trouvent
met d’analyser la parole en temps véhiculées quelques idées-forces
réel et offre la possibilité d’une d'une idéologie. Dans un vibrant
meilleure approche de la structure discours improvisé, il s’acharnait
rythmique du discours de Sékou jusqu'au bout contre son adversai-
Touré dans lequel il semble en ef- re. On peut se permettre d’avancer
fet qu’ordre, répétitions, harmonie que son discours ressemble sou-
constituent la trame des énoncés, vent à un cours de philosophie ap-
dont la ponctuation rythmée est pliquée. L’intensité sonore de ses
un procédé mnémotechnique de discours fait encore un sujet de
captation de l’attention des audi- débat dans l'opinion politique,
teurs et d’ancrage du cognitif dans d’autant plus que le président Sé-
leur mémoire. L’analyse proso- kou Touré avait pris l’habitude d’y
dique porte sur trois paramètres traiter de n'importe quel problème
acoustiques : la durée, l’intensité guinéen.

l’arbre à Palabres
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61
É TUDES
C'est dans la cité charnière de crée en mars 1946, l'Union Territo-
Faranah, à la jonction entre la sa- riale des Syndicats de Guinée
vane mandingue, le Fouta-Djalon (USTG) dont il est le secrétaire gé-
et la Guinée Forestière qu'est né néral. En 1948, il est affecté au Tré-
Sékou Touré. Bâtie sur la rive du sor où il crée le 21 juillet 1948 le
fleuve Niger, non loin de sa source Syndicat des Trésoriers de Guinée.
d'ailleurs, Faranah est une ville de S'étant à nouveau fait appré-
plaines. Malgré les incertitudes sur cier, Sékou Touré est élu secrétai-
son état-civil, la plupart des bio- re général du comité de coordina-
graphes situent dans les environs tion des syndicats CGT de l'Afrique
de 1922 la date de sa naissance. Occidentale Française (AOF) et du
Comme il est de coutume dans les Togo. Dès mars 1946, il participe
familles musulmanes, il commence au congrès de la CGT à Paris. Pour
par l'école coranique, afin d'exer- avoir organisé la grève des chemi-
cer sa mémoire à retenir quelques nots de l'AOF en 1946, il fait par-
versets coraniques indispensables tie des onze délégués guinéens
à la pratique de la prière. Il est par qui participent à la création du
la suite scolarisé à l'école françai- RDA (Rassemblement Démocra-
se. Après ses études primaires, il tique Africain) à Bamako. De retour
est orienté à l'école professionnel- en Guinée, il œuvre pour la créa-
le Georges Poiret à Conakry. Ren- tion de la section guinéenne du
voyé de cet établissement une an- RDA, le 14 mai 1947. En 1947, il
née plus tard, dit-on, pour cause est révoqué de ses fonctions et fe-
d’indiscipline, il passe d’un métier ra un bref séjour en prison.
à l'autre pendant deux ans afin de En 1951, il prend la direction du
subvenir à ses besoins. Autodidac- PDG et devient l'un des trois plus
te, il suit des cours par correspon- actifs dirigeants territoriaux. A cet-
dance. Ce qui lui permet en 1940 te époque, la position prépondé-
d'être recruté à la Compagnie du rante est occupée par Yacine Dial-
Niger français. A la suite d'un lo et Diawadou Barry. Selon Jean
concours, il devient en 1941 com- Lacouture (1961 : 327) C'est préci-
mis aux services financiers des sément le moment- 1953 – où sur-
PTT de Conakry. Très tôt, il se fait git et s'affirme sur le devant de la
remarquer en fondant le 18 mars scène africaine, le chef qui va don-
1945, le premier syndicat de Gui- ner son punch au mouvement de
née, celui des employés des PTT. revendications guinéen et, d'évolu-
Par un geste audacieux, il orga- tions en volte face de l'État, puis
nise, à partir du 20 décembre de son propre parti, muer cet effort
1945, la première grève qui paraly- révolutionnaire au sein du cadre
se pendant quinze jours le fonc- français en lutte de type nationalis-
tionnement des PTT de la Guinée. te et en défi lancé par la bouillan-
Ayant compris très tôt la force que te Afrique à la vieille Europe 4.
représente le mouvement syndical, Après une grève générale pour
il en fait une arme de lutte, au mo- l'application totale et immédiate
[4] Jean Lacouture, Cinq
Hommes et la France,
ment où ses pairs africains organi- du code du travail, il émerge sou-
Seuil, Paris, 1961. sent leur parti. C’est ainsi qu’il dain et devient un grand leader.

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Face à l'épreuve de force, l'admi- de haute lutte en concentrant ses
nistration coloniale sera contrainte efforts de mobilisation plutôt en
de céder. Après une grève de 72 Guinée, pour s'adjuger le contrôle
jours, Sékou Touré devient brus- total de la vie politique. Sitôt de-
quement une figure africaine en venu vice-président, il s'attache à
prenant appui sur le syndicalisme. la réalisation de trois projets : afri-
Cet instrument de puissance de- canisation des cadres, suppression
vient pour lui un moyen des plus des derniers vestiges de la cheffe-
efficaces, une force constituée rie et industrialisation.
pour s'assurer un contrôle des De 1954 à 1958, la Guinée est
masses. Ce qui pour lui justifie le le théâtre de luttes politiques et
mariage qu'il a su efficacement en- tribales des plus sanglantes. Évo-
tretenir entre son parti, le PDG, et quant cette situation Jean Lacoutu-
les organisations syndicales. C’est re (1961 : 335) rapporte que (...)
ainsi que la bonne corrélation tous les moyens étaient bons :
entre lutte syndicale et politique cases incendiées, militants matra-
va engendrer sa réussite. En no- qués, meetings dispersés (...). Un
vembre 1955, il est élu maire de Français commis au maintien de
Conakry et député de Beyla aux l'ordre nous affirmait à Conakry en
élections du 2 janvier 1956. août 1958 que sur les treize pelo-
À partir de cette période, c’est tons de gendarmerie dont il dispo-
le syndicaliste, le leader guinéen sait, pas un n'avait pu se reposer
qui, mêlant la lutte politique au plus de deux jours de suite entre
mouvement syndical, participe au 1955 et 1957 5.
Congrès Général des Travailleurs Pour accéder au pouvoir, il
de Cotonou en janvier 1957, au écrase tout d’abord l'opposition, il
cours duquel est créée l'Union Gé- procède ensuite à l'encadrement
nérale des Travailleurs d'Afrique politique et policier. Enfin, il par-
Noire (UGTAN). Cette organisation achève son travail par l'endoctri-
syndicale s'écarte de la CGT (syn- nement des masses. Pour cela, il a
dicat métropolitain) pour répondre recours à l’idéologie de la Révolu-
aux aspirations africaines. Dès ce tion, car l'intérêt qu'il porte au
moment s'affirme la personnalité marxisme ne fait aucun mystère.
de Sékou Touré qui consacre à la En septembre 1957, Sékou Touré
Guinée son temps et son énergie. assiste au troisième Congrès du
Ce qui lui permet d'asseoir les RDA à Bamako où il réussit à en-
bases de son parti en éliminant trer dans le bureau exécutif com-
systématiquement tous ses adver- me premier vice-président. Le dis-
saires. Il organise son parti et pro- cours qu'il prononce à ce Congrès
cède à l'encadrement des tra- et ses interventions poignantes au
vailleurs. La loi-cadre votée par cours des débats lui a valu une
Gaston Defferre en 1956 lui ouvre grande audience. À cette époque,
la voie pour la mise en place d'un Sékou Touré ne voit pas encore
gouvernement semi-autonome, la Guinée, et semble ne lutter que
dont il est le vice-président. Cette pour l'Afrique. (Lacouture 1961 :
position privilégiée, il l'a acquise 341). [5] Ibid.

l’arbre à Palabres
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Animée d'un nationalisme afri- qui, devant son hôte, adopta une
cain, la politique du leader gui- position tournée vers la foule ; dé-
néen est orientée plus vers l'unité crivant l’atmosphère qui régnait le
africaine que sur l'indépendance. 25 août 1958 quant Sékou Touré
L'année 1958 s'amorce avec une avait pris la parole, Jean Lacouture
nouvelle étape et un nouveau ton. (1961 : 350) écrit : (...) Le ton âpre,
Les mouvements pour l'indépen- passionné, polémique, les ports de
dance s'accélèrent et Sékou Touré voix, l'attitude altière de Sékou
trouve ses mots droit à l'indépen- Touré et plus encore l'écho que lui
dance, dans le discours prononcé faisait la masse groupée au fond de
par le Général de Gaulle à Brazza- la salle, en firent une philippique 6.
ville lors de sa tournée africaine. À la suite de l’intervention de
Le 25 août de Gaulle est reçu à Co- Sékou Touré, le Général de Gaulle
nakry ; retraçant l’événement, Jean qui écoutait cette harangue, dont le
Lacouture écrit (1961 : 349) : Ce public faisait un réquisitoire, en
fut plus multicolore, plus sonore, ressentit un lourd malaise. Les
plus africain encore, plus scin- mots qui venaient d'être martelés
tillant et bondissant. Mais on avait lui paraissaient comme des pierres
l'impression que la clameur était jetées à la figure de la France. Il en
mesurée par un ingénieur du son, résulta une prise de position de
l'acclamation par un dynamo- rupture avec la Guinée.
mètre, (...) et pourtant, c'était très Le soir du 28 septembre, une
beau et quand même touchant. réponse avait été formulée par les
C'était, dit-on, pour montrer que Guinéens : ce NON qui allait heur-
le pays faisait un bloc derrière Sé- ter profondément la majorité des
kou Touré et que la Guinée, c'était Français. C'est alors que commen-
lui. C'est ce jour que le destin des ce l'histoire du second NON, celui
relations franco-guinéennes s'est de la France à Sékou Touré. Au len-
joué, des relations conflictuelles demain du vote massif du 28 sep-
que l'on a coutume d'appeler l'his- tembre 1958, Sékou Touré tente
toire des deux NON. En effet, le 28 de renouer avec la France. Mais
septembre 1958, la Guinée avait c'est au tour de la France de choi-
massivement rejeté le projet de sir, et elle choisira la rupture. A la
communauté que proposait le Gé- suite de la blessure profonde qui
néral de Gaulle. Après la proclama- était ressentie du côté français,
tion de son indépendance, la Gui- une grave crise venait d'intervenir
née insistait auprès du gouverne- dans l'histoire de la France et de
ment français pour le rétablisse- la Guinée. Selon Jean Lacouture
ment de ses relations avec la mé- toujours, les deux NON, celui du
tropole. L'échec des négociations mois de septembre formulé par la
ayant entraîné une crispation des Guinée, celui d'novembre et de
positions, le résultat de la confron- novembre exprimé par la France,
tation entre deux prises de posi- n'ont cessé de faire écran entre les
tions resta catégorique. La rupture deux pays. Que de passion, de
fut consommée à partir du discours part et d'autre, dans une aussi
[6] Ibid.
[7] Ibid. de Sékou Touré, le 25 août 1958, grande affaire! (1961 : 369) 7

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É TUDES
1.4. Présentation des résultats de âges, nous amène à parler de
la recherche. C’est en mettant en complémentarité. Celle-ci montre
jeux les outils théoriques d’analy- qu’il ne suffit pas de prendre le
se, les instruments techniques pouvoir pour s’assurer le monopo-
d’analyse et les discours-objets le du champ de la lutte politique,
d’analyse, que nous avons déter- mais il est nécessaire avant tout
miné le mode de fonctionnement d’occuper l’espace communicatif
et les configurations discursives afin de mieux exercer le pouvoir
de la parole politique de Sékou de la parole. L’un et l’autre pouvoir
Touré. étant les deux faces d’une même
En effet, si Sékou Touré a réus- réalité, aucun pouvoir ne peut
si, aux dépens de ses adversaires s’exercer sans l’autre. Nul régime
politiques, à occuper la scène po- ne rend mieux compte du télesco-
litique guinéenne, à exercer un page ou de la projection entre pa-
pouvoir absolu sur les Guinéens role et pouvoir que celui de Sékou
pendant vingt-six ans, c’est qu’il Touré. En effet, dans un pays où le
avait trouvé un outil efficace d’em- pouvoir s’exerçait à l’aide des
prise sur les masses populaires. La mots, le discours faisait partie de
réussite politique de Sékou Touré la vie quotidienne des popula-
est due en partie à la manière tions. C’est pourquoi la parole,
dont cet orateur a exploité judi- mouvement produit dans une
cieusement les ressources de la idéologie, a occupé une place cen-
parole pour assurer sa suprématie trale dans le champ des relations
sur le champ de la conquête et de sociales entre les individus. C’est
l’exercice du pouvoir. C’est à ce ni- en effet la parole qui imprimait
veau qu’on retrouve la relation son rythme au quotidien des Gui-
entre parole et pouvoir. La parole néens car elle occupait à la fois
se présente comme un instrument l’espace et le temps, lesquels
d’exercice du pouvoir, elle entre- constituent les dimensions essen-
tient avec le pouvoir des liens im- tielles de la vie sociale. En don-
mémoriaux qui se sont peut-être nant à la parole tout le pouvoir de
tissés différemment d’une époque représentation des rapports so-
à une autre et d’une société à une ciaux, Sékou Touré a fait de celle-
autre. Cette différence de nature ci l’essence même de son pouvoir.
ou de société n’a ni affecté la soli- La force de la parole de Sékou
dité de ces liens, ni leur essence Touré tient à son mode de fonc-
réelle, ni encore les effets produits tionnement et à ses configura-
résultant de l’interaction parole du tions.
pouvoir et pouvoir de la parole.
Du temps où s’enseignait la 1.4.1. Le mode de fonctionne-
rhétorique au développement ment. Le fonctionnement du dis-
spectaculaire que connaissent les cours de Sékou Touré repose sur
mass médias de nos jours, la pa- un dynamisme énonciatif qui se
role a toujours servi d’outil d’exer- manifeste par la mise en mouve-
cice du pouvoir. La stabilité d’une ment des forces vives. Celles-ci
telle relation, qui a défié tous les prennent des formes différentes et

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revêtent des figures variées. Ce signe un coupable intérieur. Celui-


dynamisme énonciatif suit une ci est la ramification d’un vaste ré-
progression en trois étapes. seau de complot ourdi contre sa
Dans une première étape, l’ora- personne et son régime révolu-
teur installe dans son discours une tionnaire. L’ennemi intérieur – le
situation conflictuelle entre les trois bout de la chaîne – est un agent
protagonistes de la communication. d’exécution qui reçoit des ordres
À travers ce clivage social, Sékou de la part des pays voisins : les re-
Touré met en scène le discours : il présentants du néocolonialisme.
se présente en héros traqué, ce qui Ces derniers sont présentés par
suppose l’existence d’un adversaire l’orateur comme courroie de trans-
invisible qu’il faut identifier et mission entre agent d’exécution et
mettre hors d’état de nuire. bureau de conception. En effet, les
Dans une argumentation repo- pays africains – Sénégal et Côte
sant sur la mise en relation de d’Ivoire essentiellement – assurent
cause à effet, la menace qui pèse la liaison entre l’impérialisme – la
sur le leader présuppose l’existen- France, l’Allemagne, le Portugal –
ce d’un danger réel qui guette tou- qui conçoit et dirige à distance les
te la société guinéenne. En bran- complots, et la cinquième colonne
dissant le spectre de ce danger qui – les ennemis intérieurs – qui les
risque d’affecter la stabilité et exécute.
l’équilibre social, Sékou Touré dé- En entretenant cette situation

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conflictuelle, l’orateur crée au sein de guerre stationnent dans tes
des populations la psychose d’une eaux territoriales (…) 10. Dans cette
menace permanente qui pèse sur situation, nous n’avons plus affaire
la tête de chacun. De cette mise à un clivage social en trois acteurs
en scène discursive, l’orateur tirait mais à deux protagonistes de la
profit d’une mobilisation des communication : l’individu collectif
masses populaires, mues par des qui affronte les adversaires.
sentiments très forts de patriotis- La troisième étape correspond
me autour de leur président. C’est à une finalité, – celle de fondre la
cette stratégie qui a permis à Sé- société dans une conscience
kou Touré de se maintenir à la tê- unique – la Révolution. Dans cette
te du pouvoir, tout en ayant le situation, l’orateur incarne le
soutien du peuple qui avait le de- peuple. Il n’est plus un homme or-
voir de défendre la vie de son gui- dinaire, mais un individu mythique
de menacée. qui transcende la société et de-
Dans la deuxième étape du dy- vient Responsable suprême de la
namisme énonciatif, l’orateur crée Révolution. Cet individu semble
un cercle discursif à l’intérieur du- avoir une existence idéologique. Il
quel il place tous les Nous-Peuple. se rapproche de Dieu dont la pa-
Comme le montre l’énoncé : il role vient d’ailleurs et se répand
nous appartiendra nous peuple de avec force. On peut voir dans un
Guinée 8, ce qui correspond à une tel fonctionnement énonciatif l’ex-
expulsion des Ils-Adversaires de la plication la plus plausible du fait
communauté nationale des révolu- que l’intensité oratoire de la paro-
tionnaires. L’extrait suivant consti- le de Sékou Touré ne correspond
tue un des exemples frappants de pas à celle d’un homme normal
ce clivage social que l’orateur en- qui parle habituellement, mais
tretient dans son discours : Ils di- d’un orateur divin proférant des
sent / ils avaient prévu le coup paroles du fait de son autorité.
d’état militaire en Guinée / mais L’un des exemples les plus carac-
que ça n’a pas été réalisé ils di- téristiques de la variation de la
sent bon / le chef de l’état de Gui- position énonciative de l’orateur
née / c’est par un accident d’avion qui lui confère à la fois le statut de
qu’il va périr (…) 9. sujet politique, de sujet individuel
En rejoignant le peuple – mas- et de sujet universel est celui de
se individuelle – orateur et audi- cet extrait : Nous le disons à tous /
teurs se constituent en force de à tous les collaborateurs / et ici Je
lutte. La communauté des Nous se me permets pour la première fois /
transforme dans ce cas en un indi- d’utiliser / les fonctions que le 8ème
vidu collectif : le Tu-Je, tel que Congrès m’a données /m m’a confiées [8] Extrait du discours
de la proclamation de
nous le montre l’exemple suivant : / celle de Responsable Suprême de l’indépendance de la
Peuple de Guinée / tu es depuis 2 la Révolution /JJe déclare / Je déclare Guinée en 1958
[9] Extrait du discours
heures du matin ce 22 courant vic- au nom de la Révolution / à tous les du 2 septembre 1973.
time dans ta capitale Conakry collaborateurs (…) 11. [10] Premier appel du
22 novembre 1970.
d’une agression de la part des L’embrayage du discours par [11] Extrait du discours
forces impérialistes / Des bateaux Nous, sujet politique, qui adresse du 22 août 1976.

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des propos à ses amis politiques, président aimé, mais un homme
est brusquement interrompu par le vénéré. Dans ces conditions, il suf-
retour en surface du Je individu fisait au président d’embrayer son
qui s’empare des fonctions dont il discours dans la rumeur publique
est investi pour asserter. L’orateur pour que le peuple croie en l’im-
qui inscrit ses paroles dans un re- minence d’une attaque de la part
gistre performatif, avec la double des ennemis.
occurrence du verbe déclarer, ré- Les trois étapes du dynamisme
serve la solennité de ses déclara- énonciatif que nous venons de
tions à la Révolution, sujet univer- présenter se retrouvent à tous les
sel. On peut observer que les dif- niveaux et dans tous les comparti-
férents indices de référence aux ments du discours de cet orateur
protagonistes de la communica- politique. On peut observer, par
tion inscrivent le discours dans un exemple, qu’au niveau du rituel de
dynamique énonciative qui fait l’énonciation du discours, les slo-
ballotter les auditeurs entre le gans polémiques : l’impérialisme,
Nous, sujet politique qui incarne la le colonialisme, le néocolonialisme
communauté, le Je (m’) sujet indi- – À bas correspondent à la pre-
vidu qui est potentiellement Res- mière étape. L’orateur s’adresse, en
ponsable Suprême de la Révolu- effet, à ses auditeurs pour les inci-
tion, et la Révolution, sujet univer- ter à l’action contre les ennemis.
sel. Derrière ce que l’homme poli- Les slogans, éloge du peuple : hon-
tique appelle Révolution, se profi- neur, gloire, victoire – au peuple,
lent le sujet individuel et le sujet correspondent à l’idée que tout
universel. La confusion entre les est au peuple et pas de peuple
deux est une technique propre à sans son président. Les slogans
l’art oratoire. Elle vise à faire échos – les vivats qui créent une
triompher l’imaginaire, en ce sens relation entre la parole scandée par
que l’incarnation des institutions l’orateur et l’écho de cette même
devient une présence identifiée et parole reprise par les auditeurs –
identifiable qui déploie un réel correspondent à l’idée de perfec-
mythique, ancré dans les savoirs tion verbale, voire d’une incanta-
partagés. tion.
En se faisant passer pour un Du point de vue des instances
Dieu, les paroles politiques de- énonciatives, on peut observer
viennent chez Sékou Touré la vie que le Tu-Je (peuple-homme) cor-
de l’âme militante pour la popula- respond à la deuxième étape et
tion guinéenne. C’est ainsi qu’il que le Nous, forme transcendenta-
réussit à cultiver chez les Guinéens le du Je est d’une autre manière
l’illusion que leur président n’était l’homme-peuple. C’est autant dire
pas une personne ordinaire, mais que si on peut parler de clivage du
[12] Oswald Ducrot, Lo- un être supérieur qui avait le re- sujet (Ducrot) 12, de dédoublement
gique, structure et énon-
ciation, Minuit, Paris, gard sur tout, qui pouvait tout pré- énonciatif, ou d’oscillation référen-
1989. voir et tout contrôler. C’est la cul- tielle (Goffman) 13, toutes ces fi-
[13] - Erving Goffman,
Les rites d’interaction, ture d’une telle croyance qui a fait gures du Je, sont des modifica-
Minuit, Paris, 1993. de l’homme politique non pas un tions qui apportent différentes va-

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leurs au sujet énonciateur. Celles- pe, Sékou Touré avait tendance à
ci constituent des formes de mas- brouiller les pistes de l’analyste
quage de l’orateur qui se construit qui voudrait montrer la face ca-
dans le processus de production chée des nombreux visages d’un
discursive transcendance et légiti- sujet politique se construisant une
mité. À l’horizon de tout le dyna- identité symbolique, où fiction et
misme énonciatif qu’affiche le dis- réalité se confondent dans un ho-
cours de Sékou Touré se dessine rizon mythique. C’est en cela qu’il
la tendance au monolithisme poli- a, peut-être, eu raison de se faire
tique qui caractérise le régime à appeler le stratège.
parti unique entretenu par cet
homme pendant des décennies à 1.4.2. Les configurations discur-
la tête du pouvoir. sives. Trois configurations discur-
On peut en déduire que le dis- sives caractérisent la parole poli-
cours de Sékou Touré est un pris- tique de Sékou Touré : les circuits
me où se reflète l’antagonisme de de production et de reproduction
la lutte politique des acteurs so- discursive, les bouclages énoncia-
ciaux. Le système des embrayeurs, tifs (Authier 1995) 14 et la tonalité
en tant que trace énonciative de de la voix.
référence aux protagonistes de la Au cours de la parenthétisation
communication, montre, on ne ou de l’enchaînement de plusieurs
peut plus clairement, l’altérité qui paroles de sources énonciatives
domine les débats politiques. différentes, la répétition des énon-
C’est dans cette situation conflic- ciations dans chaque discours est
tuelle entretenue dans son dis- un maillon d’une chaîne infiniment
cours que l’orateur, sujet en per- reculée qui participe à la produc-
pétuelle mutation, passe régulière- tion et à la reproduction discur-
ment de l’individu linguistique po- sives. Ainsi tout discours est à la
tentiellement Responsable Suprê- fois le résultat de la reproduction
me de la Révolution, au sujet po- d’un autre discours et le début
litique qui incarne la communauté d’un fil conducteur dans l’éternel
et enfin au sujet universel. Sujet recommencement de paroles qui
clivé ou feuilleté, tous les qualifi- sombrent dans une infinité de re-
catifs sont bons pour désigner les dites. Dans ce processus de pro-
multiples transformations du sujet duction-reproduction, relater ce
énonciateur qui, tout comme dans n’est pas simplement reprendre [14] Jacqueline Authuer-
une galerie de masques, semble une parole antérieure, mais c’est Revuz, Ces mots qui ne
vont pas de soi, boucles
revêtir plusieurs costumes diffé- un procédé de mise en place d’un réflexives et non coïnci-
rents pour présenter à chaque argumentaire. En effet, toutes les dences du dire, Tome 1
paroles relatées sont évaluées et et 2, Larousse, Paris,
nouvelle apparition un autre visa- 1995.
ge. C’est ce qui fait de Sékou Tou- discutées, ou bien elles consti- [15] J’emprunte la no-
ré un sujet énonciateur qui, à tuent pour l’orateur un argument tion de polyphonie à Ba-
khtine pour qui toute pa-
l’image d’un germe pronominal, d’autorité. Dans le premier cas, on role, toute discours repo-
est difficile à saisir à partir de co- parlera de polyphonie 15 discordan- se sur la mise en scène
de plusieurs voix impu-
ordonnées claires. En effet, tout se te et dans le second de polyphonie tables à plusieurs énon-
présente comme si à chaque éta- concordante. Polyphonie concor- ciateurs.

l’arbre à Palabres
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dante ou discordante, toutes les Touré participent en même temps
formes de discours relaté s’inscri- à sa mémorisation par les audi-
vent dans le cadre plus étendu de teurs. Dans un extrait de son dis-
stratégies argumentatives visant à cours du 8 novembre 1964, Sékou
assurer la représentation d’une pa- Touré s’exprimait en ces termes :
role totalitaire. Comme le 28 septembre 1958 / le
Dans l’extrait suivant, on peut parti du peuple / le parti de la li-
observer comment l’homme poli- berté / le parti de la dignité / dit
tique se livre à un travail de re- non / définitivement non / catégori-
production discursive qui se refer- quement non à la contre-révolution
me dans un circuit de répétitions : et au sabotage de l’économie / non
quand en 1947 le parti se créait / à la renaissance du racisme (…) /
qu’avons-nous dit / dans chaque non à la corruption (…)/ non au tra-
village ou quartier ?/ Des riches fic scandaleux (…)/ non à la subver-
nous n’en voulons pas / des in- sion / non à la calomnie / non aux
justes nous n’en voulons pas / des trahisons / non à la faillite de l’éco-
voleurs nous n’en voulons pas / nomie / non à la défaite du peuple
des menteurs nous n’en voulons (…)/ Et oui à la révolution, au pro-
pas / nous voulons des hommes grès social et démocratique (…).
qui suivent le chemin du prophète Cette séquence est l’indice le
tracé par Dieu (…) 16. plus parlant d’un discours qui se
L’exploitation politique du dis- referme dans ses répétitions. Tel
cours relaté se résume dans l’idée une vaste chambre à échos, le dis-
que toute hétérogénéité énonciati- cours de Sékou Touré ressemble à
ve vise à assurer le monolithisme un poème organisé en strophes.
politique, comme si chez Sékou Par l’expression – le parti du
Touré, toute répétition d’une peuple, de la liberté, de la dignité –
énonciation antérieure n’avait pour le discours s’attribue un sujet uni-
seul objectif que de noyer les versel et tient à effacer la marque
consciences individuelles dans de l’énonciation de l’orateur et à
une conscience collective : la Ré- faire endosser la responsabilité
volution. des paroles par ce sujet collectif.
Une autre configuration discur- Cette tendance de l’orateur à
sive de la parole politique de Sé- s’identifier à la communauté sert à
kou Touré est celle que nous ap- justifier ce qu’il dit par la voix d’un
pelons énonciation de répétitions. Autre globalisant – le peuple. Les
Elle consiste à transformer le dis- répétitions forment un cadre qui
cours en vaste chambre à écho, concentre l’attention sur quelques
comme si parallélisme des cons- notions, ce qui réduit le champ
tructions et stéréotypie discursive des possibilités et comprime la
n’étaient que des formes de sloga- pensée des auditeurs dans un la-
nisation. Concaténations syntag- byrinthe semblable à un anneau
matiques ou redondances renfor- serré dont la boucle n’offre qu’une
cées, toutes ces formes de seule issue.
16 - Extrait du discours constructions qui confèrent rythme Les bouclages énonciatifs, en
du 18 septembre 1977. et cadence au discours de Sékou tant que constructions circulaires

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du discours servent à enfermer séquence de discours se referme
l’esprit de l’auditeur dans un rai- sur un anneau dont la boucle
sonnement de type dialectique. confirme dans le poème une ligne
Noyés dans un discours redondant de conduite discursive et politique
et rabâcheur, les auditeurs se irréversible : il a choisi et bien
voient influencés dans leur indivi- choisi.
du profond par la pensée et la pa- Le peuple de Guinée a choisi / Il
role de l’orateur. On retrouve ce a choisi la Révolution qui est à tous
même besoin du rythme dans tous / Il a choisi l’Afrique son histoire et
les discours de Sékou Touré, ce qui ses vrais valeurs / Il a choisi l’hu-
nous conduit à parler de rhéto- manité souffrante et ses objectifs
rique de l’amplification, comme ca- de liberté de progrès dans la justi-
ractéristique fondamentale de l’art ce / Il a choisi et bien choisi (…).
oratoire chez l’homme politique. Un autre épisode du même dis-
L’amorce du discours du 16 fé- cours suspend le cours normal de
vrier 1975 qu’on peut observer l’énonciation en vue de capter et
dans l’extrait suivant constitue un de prendre possession de l’atten-
exemple frappant d’une parole lé- tion des auditeurs, comme le
nifiante : À chaque régime sa mo- montre l’extrait suivant : Plus de
rale et le système d’enseignement pitié pour ceux qui donnent le dos
de la classe au pouvoir / À chaque à l’honneur et à la grandeur de la
régime sa base sociale et le systè- patrie / Plus de pitié pour ceux qui
me de gouvernement de la classe affament et volent les consomma-
au pouvoir / À chaque régime son teurs et les usagers / Plus de pitié
droit et le système de dictature de pour ceux qui sans vergogne pres-
la classe au pouvoir / À chaque surent et sucent les travailleurs (…)
peuple sa morale et son modèle / Plus de pitié pour ceux qui par
de production conforme aux inté- leurs actes indignes veulent obs-
rêts de la classe au pouvoir (…) curcir l’horizon de la jeunesse (…) /
Par ailleurs, les contraires, le Plus de pitié pour ceux qui mon-
parallélisme des constructions, les naient leurs fonctions politiques et
paronymes, les énoncés-manèges, administratives (…).
tout ceci participe dans un jeu de Le rythme et la cadence de ces
sonorités à la mise en place d’une répétitions ouvrent à l’intérieur du
moirure discursive de fond. Ce discours un corridor d’actions né-
moirage discursif est un élément gatives dont les paradigmes don-
fondamental qui a apporté au dis- nent un aspect caricatural à toute
cours de Sékou Touré une grande forme de propriété privée et trans-
réceptivité chez les masses popu- forment le discours en plusieurs
laires. À la suite de l’extrait précé- labyrinthes qui définissent le profil
dent, on peut observer que l’ora- du coupable. L’orateur scande ces
teur annonce le choix du système slogans à refrain selon une dyna-
social adopté par la Guinée : le mique et une régularité propres à
peuple de Guinée a choisi, avant ses habitudes oratoires qui se ca-
de reproduire le groupe verbal a ractérisent par des ports de voix
choisi en quatre occurrences. La dont les fréquences peuvent par-

l’arbre à Palabres
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71
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fois excéder 500 Hz. C’est à l’aide sait ses auditeurs en un matériau
de ce procédé rhétorique et mné- collectif et uniforme : l’homme-
motechnique que l’orateur actuali- peuple. Dans cette situation, tout
se le consensus. Le but n’est pas se présente comme si Sékou Tou-
de faire une célébration poétique ré jouait toujours sur les mêmes
en donnant la preuve d’un talent touches pour obtenir le même ré-
artistique, mais de prononcer un sultat. Cela veut dire qu’il suffisait
discours ayant un ancrage poé- à l’orateur de peu de mots pour
tique, lequel met en rapport le produire un discours à force de
contenu, la structure rythmée et combiner, permuter et arranger ces
les actions sociales qu’ils susci- derniers. C’est ce qui explique
tent. Dans ces conditions, le l’existence dans le discours de
risque est grand d’effacer la paro- l’homme politique de grands ré-
le derrière la voix et de traiter la seaux d’attirances de ces unités
forme des propos comme un orne- lexicales. Celles-ci s’organisent, en
ment où il suffit de soulever les effet, dans des groupements asso-
strophes pour y trouver l’orateur ciatifs ou micro-univers du dis-
et ses intentions discursives. cours. Ces micro-univers du dis-
En construisant des paroles in- cours semblent s’être constitués
cantatoires se singularisant par au fil des années en groupes mé-
leur forte cohésion thématique, ce moriels ou mémoire discursive.
qui donne au discours une allure L’existence de cette mémoire dis-
poétique, Sékou Touré captait ain- cursive permettait à Sékou Touré
si l’attention de ses auditeurs. Ce d’énoncer son discours en faisant
regain de sonorités avait pour ef- simplement appel à sa mémoire
fet de mettre en tension l’auditoi- plutôt qu’à sa pensée.
re de façon à déclencher enthou- La troisième configuration dis-
siasme et acclamations. C’est en cursive résulte de l’analyse expéri-
jouant ainsi sur les émotions des mentale qui a pour objet l’étude
individus que l’orateur convertis- de la voix. Évoquant les talents

REPÈRES

cours d’eau, dont le Niger. Au Sud-Est, un l’AOF (Afrique occidentale française) en


plateau élevé (point culminant du pays au 1895. Après la Seconde Guerre mondiale se
mont Nimba, 1768 m) est le domaine de la manifeste une poussée anticolonialiste, à
forêt dense. l’initiative de Sékou Touré. L’indépendance
Population : Les Peuls constituent l’ethnie de la Guinée est proclamée en 1958. Sékou
dominante (environ 40 % de la popula- Touré est le premier président de la Répu-
tion). Les autres ethnies représentées sont blique. Il instaure très rapidement un régi-
les Malinkés, les Soussous et les Kissis. 75 me progressiste, autoritaire et dictatorial. À
% des Guinéens sont musulmans, 20 % sa mort, en 1984, un coup d’État militaire
animistes et 5 % chrétiens. porte Lansana Conté au pouvoir. Il entre-
Superficie : 245 857 km2 Histoire : Aux XVIe et XVIIe siècles, les prend la libéralisation de l’économie de son
Capitale : Conakry. Peuls s’installent dans la région du Fouta- pays. Une tentative de coup d’État militai-
La Guinée, à l’Ouest du pays, s’adosse au Djalon. Dans la seconde moitié du XIXe re en février 1996 a fortement ébranlé le
vaste massif du Fouta-Djalon. La partie siècle, les Français s’installent dans le pays pouvoir politique, et la transparence démo-
orientale du pays est un plateau couvert de et signent un traité de protectorat avec les cratique du régime.
forêt claire et drainé par de nombreux Peuls en 1880. Treize ans plus tard, la Gui-
née est colonie française, puis fait partie de

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oratoires de Sékou Touré, Gigon de de la voix de l’orateur dépas-
(1959 : 9) écrit : quand Sékou Tou- sait largement les murs de la cité
ré parle, il joue sur les mêmes pour se répandre dans la nature et
touches et obtient le même résul- dans la nuit des temps. Le tracé
tat positif (...) Ses phrases prou- suivant de la fréquence fondamen-
vent combien Sékou Touré est tale (Fo) montre que la variation
d’abord et avant tout un orateur. Il mélodique de la voix de l’homme
manie avec une aisance éblouis- politique prend la forme d’un relief
sante les mots et souvent se lais- montagneux, ce qui est l’indice
se entraîner par eux 17. Et si l’on d’une tonalité agressive.
s’en tient aux dires de Siradiou 365Hz(-17dB)
Diallo (1984 : 22), on peut remar-
quer que Trois armes ont permis à 196Hz
193Hz(-18dB)

Sékou Touré de régner en maître


absolu sur la Guinée pendant On a beau être intelligent
vingt-six ans : le verbe, la pénurie
des biens de première nécessité et Dans un rythme de type binaire
le complot permanent. Grand – chaud / froid – l’orateur met en
maître de la parole, (...) il savait condition ses auditeurs avec diffé-
tenir en haleine un auditoire de rents degrés de l’intensité oratoi-
milliers de personnes pendant re. En amorçant son discours, on
cinq, voire dix heures d’affilée. peut constater que Sékou Touré
Sans se lasser et sans lasser le pu- parle dans un ton grave, progres-
blic. Plus d’une fois, son redou- sivement la tension monte pour
table talent oratoire, servi par un atteindre des sonorités agressives.
aplomb extraordinaire, lui a per- Cette situation de terreur envelop-
mis de sauver des situations bien pante crée de l’effervescence dans
compromises 18. les rangs des auditeurs qui sont
De Sékou Touré, on peut dire secoués dans leur être. C’est avec
que c’est la voix qui transforme les une démonstration de force vocale
mots en chair et en muscles. Cette que cet homme politique soulevait
voix transcendait la réalité, ses po- les masses populaires dans un ap-
tentialités hors du commun confé- parat de fusion des énergies et de
raient au paysage sonore de son soumission à la volonté collective.
discours la configuration d’un re- Par crainte ou par conformité, tout
lief montagneux. Elle se modélise le peuple était agité par des senti-
en double blindage discursif. En ments patriotiques à la suite de
effet, parole et voix s’ordonnent l’audition d’un discours qui court-
en premier et second plan. L’accu- circuite la raison ; c’est ainsi que 17 - Ferdinand Gigon,
mulation dans la construction de la conscience individuelle cède de- Guinée-État pilote, in Tri-
bune libre, n° 51, Plon,
formules stéréotypées place le ver- vant la poussée de l’illusion. Paris.
bal au second plan et le vocal au La mise en scène de la voix par 18 - Lewin (André), An-
driamirado (Sennen),
premier. Le verbal est une manière laquelle le vocal passe au premier Diallo Siradiou Sékou
inerte que l’énergie de la voix met plan du discours permettait à Sé- Touré et la Guinée après
Sékou Touré, Paris, Jeu-
en branle et transforme en force kou Touré de jouer conjointement ne Afrique No 8, Collec-
motrice. C’est ainsi que l’amplitu- au chef de guerre hors de lui et au tion Plus, 1985.

l’arbre à Palabres
# 14 - Novembre 2003
73
É TUDES
père de famille câlin. C’est à ce ni- 1958 et de proclamer l’indépen-
veau que l’homme politique s’est dance de la Guinée.
inspiré du discours religieux. En La force ou l’effet que le dis-
effet, la mécanique fondamentale cours de cet homme politique a
du discours religieux repose sur exercé ou continue d’exercer enco-
une alternance entre la mise en re sur les Guinéens résulte d’une
tension de l’auditeur par l’imam conjonction de facteurs. En effet,
qui crie dans le but de dénoncer le discours de Sékou Touré reflète
des comportements immoraux et la somme d’un savoir-faire de l’hu-
qui tempère sa voix pour prodi- manité qui s’est sédimenté au fil
guer des conseils. En adressant des âges. C’est par l’art de la mise
aux auditeurs un discours qui en scène et le génie créateur de
Parole futée, évoque des sentiments d’amour et cet homme que tout le patrimoine
Peuple dupé. de haine, de vengeance ou de cul-
Discours & Révolution langagier de l’humanité a été utili-
chez Sékou Touré pabilité, l’homme politique, tout sé à bon escient ; comme si pour
Paris, L’Harmattan, 2003 comme l’homme religieux, n’éveille énoncer son discours, Sékou Touré
pas l’intelligence, mais fait mou- invoquait tout un ensemble de sa-
L’auto-célébration du voir la passion et les croyances.
pouvoir de Sékou voirs culturels, le tout moulé dans
Lorsque l’orateur met en éveil la son savoir-faire personnel. Nourri
Touré a débuté dès
mémoire des auditeurs, ces der- par toute cette mosaïque de va-
son époque syndicale
et politique, dans la niers perçoivent moins la réalité leurs culturelles, le discours était
pré-indépendance. objective dans ses changements, suffisamment bien élaboré pour
Avec le NON à la mais le discours dans ses mul- faire mouche, surtout quand on
France gaulliste en tiples répétitions. sait que l’orateur ne manquait pas
1958, le grand orateur de talents artistiques. On com-
politique qu’il était dé- Conclusion
prend alors comment Sékou Touré
jà a démultiplié les
Pendant vingt-six années de a réussi très vite à franchir les bar-
grand’messes tout en
aiguisant la rhétorique pouvoir, c’est à force d’organiser rières nationales pour se propulser
de l’amplification pour des réunions fréquentes, de tenir d’une manière fulgurante sur la
mieux subjuguer «les des discours dans le quotidien, de scène politique africaine et inter-
masses» promouvoir des manifestations de nationale et à faire parler de sa
Remontant le cours de démonstrations de force et enfin personne.
cette ère, l’auteur met de mettre en place des projets
en parallèle la Parole d’avenir que Sékou Touré a obtenu
flamboyante du Res- l’assentiment des Guinéens ; ce
ponsable Suprême de qui lui a permis de sortir victorieux
la Révolution Guiné-
enne et la déchéance du référendum du 28 septembre
du pays tout entier !
Tandis que de grandes incantations captaient de gré ou de
force l’attention du peuple, le président Sékou Touré trans-
formait les Guinéens en Zombies.
Le discours hégémonique du dictateur a accompagné ainsi
la descente aux enfers de la Nation guinéenne étouffée entre
le mythe de la Révolution et ses conséquences plus que
néfastes.

74 l’arbre à Palabres
# 14 - Novembre 2003
É TUDES
Si on peut déduire de tout ce hurlements d’une voix guerrière, et
qui précède que Sékou Touré a qu’il a enfin cultivé une certaine
mobilisé les masses populaires mentalité guinéenne, on peut se
guinéennes autour de ses projets demander, dix-neuf ans après la
politiques à l’aide d’un discours disparition de l’homme politique,
singulier, qu’il a développé une ce qui subsiste encore de tout ce-
certaine habitude d’écoute et de la. Une telle interrogation ouvre

cherche. o
perception chez ses auditeurs à une nouvelle perspective de re-
cause de ses harangues et des

Bibliographie
Ameillon Bathilde, La Guinée, bilan d’une in- tion, Paris, Minuit, 1989.
dépendance, Paris, Maspero, 1964. Gigon Fernand, Guinée-État pilote in Tribune
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vont pas de soi, boucles réflexives et non coïncidences du Goffman Erving, Les rites d’interaction, Paris,
dire, Tome 1 et 2, Paris, Larousse, 1995. Éditions de Minuit, 1974.
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2000, pp. 11- 30. de France, Paris, Collection Que sais-je ? No 2184,
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oratoire chez Sékou Touré de 1958 à 1984, Paris, Lewin André, Andriamirado Sennen, Diallo
L’Harmattan, 2002. Siradiou, Sékou Touré et la Guinée après Sékou Touré,
Parole futée, Peuple dupé – Discours & Paris, Jeune Afrique No 8, Collection Plus, 1985.
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Paris, Bayardère, 1986. Paris, Africaine, 1961.
Ducrot Oswald, , Logique, structure, énoncia-

l’arbre à Palabres
# 14 - Novembre 2003
75
NMÉM~RE

SEKOU TOURÉ : ESSAYER DE COMPRENDRE

Ce que M. Couve de Murville a tenu à souligner à,l'annonce


de la mort de Sekou Touré, c'est qu'il était mort aux Etats-Unis.
En style moins diplomatique, cela signifie qu'après avoir laissé
craindre au moment de 1,'indépendance de la Guinée en 1958 un
ralliement au camp socialiste, Sekou Touré, en fin de compte,
était sagement revenu à l'occident. Ou encore : il nous a fait
peur, mais à l'heure des comptes, Ga n'a pas été si terrible. Mais
inversement, pour d'autres qui ne partagent pas la vision du
monde de l'ancien ministre gaulliste, ce serait précisément ce-
passage de l'Est à l'Ouest qui symboliserait le mieux l'itinéraire et
la défection de celui qui avait osé dire non à de Gaulle, quasi-
ment seul parmi les dirigeants africains de l'époque (mis à part
Djibo Bakary qui échoua, Ruben Um Nyobé étant lui dans la clan-
destinité). Dans les deux cas, on s'en tient cependant à une
appréciation extérieure a la Guinée et à l'Afrique, comme si le
seul problème pour un Etat africain était de savoir s'il v a s'allier
voire s'inféoder à Moscou (ou Pékin) o u à Washington. Quoi que
l'on pense aujourd'hui de l'action de Sekou Touré, il est pourtant
nécessaire de la juger en fonction de ses propres objectifs.
II est vrai que si l'on compare l'image de la Guinée et de son
Président en 1958, quand cette indépendance conquise pacifi-
quement enthousiasmait tout le mouvement national africain,
qu'on en attendait déjà un exemple de développement socialiste
et de progression vers l'unité africaine, avec cette même image
en 1984, où il suffit d'une semaine pour que le système politique
du chef d'Etat défunt s'écroule comme un château de cartes, le
contraste a quelque chose d'inquiétant et donne une' impression
d'irrationnel. Des questions se posent, auxquelles d'ailleurs ont
déjà été apportées des réponses multiples, contradictoires sou- -
vent, depuis le premier ouvrage critique, sauf erreur, celui de

121
I
EN MÉMOIRE

B. Ameillon, en 1964 ( I ) , le premier qui se présente comme une


critique (( de gauche n. Pourtant, aujourd'hui, au-delà des décep-
tions, au-delà des indignations concernant les répressions succes-
sives et les atteintes aux droits de l'homme (auxquelles Washing-
ton, si chatouilleux sur ce point pour les pays de l'Est, s'est
montré ici insensible), il faut, plus que jamais, en -revenir à la
devise spinoziste qu'aimait à rappeler Abdou Moumouni (2): ne
pas se moquer, ne pas pleurer, mais comprendre.
Ce que je peux en dire ici ne saurait prétendre à donner la
réponse définitive, mais seulement B avancer quelques hypothk-
ses ou rep8res. Le 2 octobre 1958, Sekou Touré, à la tête d'une
Guinée victorieuse et unie, apparaissait comme l'homme qui avait
su assumer tous les risques et qui gagnait pour cette raison
même. Et il apportait avec lui la réputation d'un dirigeant de gau-
che, et de formation marxiste. Ce qui doit être souligné, et à quoi
on portait peu d'attention à cette date-là, c'est que l'homme du
risque était tout autant celui de la prudence. L'indépendance res-
tait une indépendance menacée, une intervention militaire fran-
caise n'était pas exclue pour peu qu'un incident en donnât le pré-
texte, d'autres intrigues étaient possibles à l'intérieur. Après tout,
il y a bien eu le débarquement de 1970, dirigé il est vrai autant,
sinon plus, contre la base arrikre du PAIGC qu'était Conakry que
contre Sekou Touré ; d'autres assauts de ce genre ont eu lieu ail-
leurs, au Bénin, aux Seychelles, par exemple. La Guinée pouvait-
elle faire face par ses seules forces, isolée qu'elle était au début
de tous les autres gouvernements des ex-colonies francaises ?
Cette question, Sekou Touré n'était pas seul à se la poser, à en
juger par les réponses de lycéens guinéens sur leurs sentiments à
la date de l'indépendance. Deux ans après, la plupart disaient
encore qu'ils avaient eu peur de ce qui allait arriver.
La prudence de Sekou Touré s'est affirmée dans la conduite
de sa politique extérieure et contre différentes tendances qui
cohabitaient et s'opposaient au sein même de la direction du
parti unique. Mais cette politique extérieure ne pouvait pas se
jouer sans avoir des répercussions de toutes sortes sur la politi-
que intérieure, sur le développement ou non du pays.
D'une part, et contrairement à une idée très répandue en
France, contrairement aussi à ce que pourraient faire croire d'épi-
sodiques violences oratoires, Sekou Touré a constamment cher-
ché à établir un modus vivendi avec le gouvernement francais, à
condition, évidemment, que celui-ci veuille bien respecter I'indé-
pendance de la Guinée. Ce n'est pas la faute de Conakry si,
paradoxalement, cela n'est devenu possible que sous Giscard
d'Estaing, tardivement et alors que le pays avait cessé d'être un
pôle d'attraction pour l'Afrique combattante.

( 1 ) B. Ameillon. G u i d e , bilan demain de I'indhpendance, est


d'une ind8pendance. Paris, Maspero, aujourd'hui B la tdte d'un Institut de
1964. recherches sur I'hnergie solaire A
( 2 ) Lephysicien Abdou Mou- Niamey.
mouni, qui enseigna en Guinee au len-

122
Y. BENOT

Face à une politique francaise que symbolise le nom de Foc-


cart, la Guinée de Sekou Touré ne pouvait pas subir passivement
blocus et ostracisme. L'URSS de Khrouchtchev et les autres pays
socialistes étaient prêts à l'aider, et des affinités existaient de ce
côté avec une partie de I'équipe dirigeante et des cadres du Parti
démocratique' de Guinée. Cependant, même dans ces années
58-61 où une bonne part de la presse des pays capitalistes et de
certains gouvernements africains répandait l'image d'une sorte de
mariage entre la Guinée et les pays de l'Est, Sekou Touré veillait
à ne pas s'enfermer dans cette alliance, mais maintenait d'autres
rapports avec Washington, lesquels se sont renforcés ou disten-
dus selon les périodes. Le principe du neutralisme positif, de se
déterminer en fonction des besoins et intérêts propres de I'Afri-
que en général, du peuple guinéen en particulier, s'est traduit en
fait par une forte oscillation permanente entre Washington, Mos-
cou et Pékin. Un seul exemple quant au résultat : en 1970, d'une
part, les Etats-Unis ne soutiennent pas la tentative de débarque-
ment des Portugais et avertissent même la Guinée ; d'autre part,
après I'échec, l'URSS assure pour un temps la protection des
côtes guinéennes.
Le fait grave, c'est que ces oscillations perturbent les projets
de développement. Le premier plan guinéen reposait sur une con-
tribution massive des deux pays socialistes ; encore fallait-il une
volonté politique d'en tirer le meilleur parti et d'en faire une prio-
rité nationale. Mais, dès 1961, un revirement à l'extérieur remet
en cause cette volonté. Les États-Unis, de leur côté, seront
payés de leur bonne volonté par des investissements importantç
à Boké ; pendant un temps, il y aura même une coopération mili-
taire avec l'Allemagne de l'Ouest (interrompue en 1970) ;
l'URSS, décue et qui n'est plus tout à fait celle du temps de
Khrouchtchev, récupère ce qu'on lui doit (ou en partie) en
bauxite, etc. Est-ce que l'on ne pourrait pas soutenir que I'exten-
sion de la répression est aussi une conséquence de ces oscilla-
tions et des échecs internes ? Dans ce jeu politique complexe et
qui exige une certaine dose de secret, toute liberté de discussion
peut être une menace. Tour à tour sont frappés des dirigeants
dont les sympathies penchaient vers l'Est, d'autres dont les
sympathies penchaient vers l'Ouest. S'il faut bien I'énoncer ainsi,
c'est que le débat interne, les objectifs économiques eux-mêmes
ont fini, par la force de cette tactique d'équilibre, à se penser
eux-mêmes en termes d'alliances avec telle ou telle grande puis-
sance, faussant ainsi toute la politique intérieure.
A u demeurant, il convient d'ajouter que, s'il y a là une his-
toire qui reste à faire - et ce sera difficile - tous les complots
n'étaient pas imaginaires ; mais la répression a souvent été dis-
proportionnée, largement étendue à des personnalités qui ne
complotaient pas, inadmissible en tout cas dans ses méthodes.
Plus encore, du fait qu'elle était menée au nom du peuple et
d'une orientation vers le socialisme, elle a porté atteinte à l'idée

123
EN MÉMOIRE

même du socialisme en Afrique, de même d'ailleurs que les


échecs ou le désordre de la vie économique.
II est vrai qu'à travers tant d'épreuves, l'indépendance et
l'unité du pays ont été préservées. Et même, le régime a pu sur-
vivre à la plus grande épreuve, celle du mouvement de protesta-
tion des femmes et des jeunes en septembre 1977. Survivre,
mais en lâchant du lest : ouverture des frontières, rapprochement
avec Houphouët et Senghor, la veille dénoncés comme traîtres à
l'Afrique. Mais c'est à ce point que l'on peut se demander si, en
l'absence d'une politique claire, en l'absence d'un développement
réel autre que celui des investissements étrangers de Fria et de
Boké, la répression menée en tous sens n'a pas été une consé-
quence fatale, e t le seul moyen de sauvegarder l'indépendance.
II est surtout permis de se demander si la Guinée indépen-
dante n'a pas surestimé sa faiblesse, sous-estimé les atouts,
internes et externes, dont elle disposait, craint exagérément
débats et discussion. Ce ne sont pas là des questions d'ordre
exclusivement historique, elles sont encore actuelles. Mais c'est
déjà dire qu'elles interdisent de porter précipitamment un juge-
ment passionnel sur Sekou Touré lui-même, dont on ne peut
oublier ni le talent oratoire, ni la capacité de volonté tout au long
de vingt-six ans de gouvernement dans une période agitée.

Yves Benot

124
1 960 /2 0 1 0

AFRIQUE
50 ANS
DE
MUSIQUE
50 ANS D’INDÉPENDANCES

50 ans de Musique... 50 ans d’Indépendances... 50 ans d’Histoire...


Indépendances africaines
Pays Indépendance Souverains ou premier chef d’État

Liberia 1847 Joseph Jenkins Roberts Rép. arabe sahraouie dém. le Sahara occidental est un territoire non-autonome, dont
Égypte 1922 Fouad 1er la décolonisation n’est pas terminée
Libye 1951 Idris al-Mahdi Ethiopie seul pays africain demeuré indépendant
Soudan 1956 Ismail al-Azhari
Tunisie 1956 Habib Ben Ali Bourguiba
Maroc 1956 Mohammed V
Ghana 1957 Kwame Nkrumah
Guinée 1958 Sékou Touré
Cameroun 1960 Ahmadou Ahidjo
Togo 1960 Sylvanus Olympio
Mali 1960 Modibo Keïta
Sénégal 1960 Léopold Sédar Senghor
Madagascar 1960 Philibert Tsiranana
Rép. dém. du Congo 1960 Joseph Kasa-Vubu
Somalie 1960 Aden Abdullah Osman Daar
Bénin 1960 Hubert Maga
Niger 1960 Hamani Diori
Burkina Faso 1960 Maurice Yaméogo
Côte d’Ivoire 1960 Félix Houphouët-Boigny
Tchad 1960 François Tombalbaye
République centrafricaine 1960 David Dacko
Congo Brazzaville 1960 Fulbert Youlou
Gabon 1960 Léon Mba
Nigeria 1960 Abubakar Tafawa Balewa
Mauritanie 1960 Moktar Ould Daddah
Afrique du Sud 1961 Hendrik Verwoerd
Sierra Leone 1961 Milton Margai
Tanzanie 1961 Julius Nyerere
Rwanda 1962 Grégoire Kayibanda
Burundi 1962 Mwambutsa IV
Algérie 1962 Ahmed Ben Bella
Ouganda 1962 Milton Obote
Kenya 1963 Jomo Kenyatta
Malawi 1964 Hastings Kamuzu Banda
Zambie 1964 Kenneth Kaunda
Gambie 1965 Dawda Kairaba Jawara
Botswana 1966 Seretse Khama
Lesotho 1966 Moshoeshoe II
Swaziland 1968 Sobhuza II
Guinée équatoriale 1968 Francisco Macías Nguema
Guinée-Bissau 1973 Luís Cabral
Mozambique 1975 Samora Machel
Comores 1975 Said Mohamed Jaffar
Cap-Vert 1975 Aristides Pereira
Sao Tome & Principe 1975 Manuel Pinto Da Costa
Angola 1975 Agostinho Neto
Seychelles 1976 James Mancham
Djibouti 1977 Hassan Gouled Aptidon
Zimbabwe 1980 Robert Mugabe
Namibie 1990 Sam Nujoma
Érythrée 1993 Issayas Afeworki

2 3
Indépendances africaines
Les indépendances africaines ont cinquante ans,
il ne fallait pas en laisser s’échapper
les signaux sonores.

Q
‘‘ uand les armes pleurent,
ça n’est pas bon, ça n’est pas bon
Tout à coup, patatras cadavéré...
Le peuple cadavéré, les militaires
cadavérés‘‘ Zao
Le choc de la Seconde
Guerre mondiale
«  Tous les animaux sont égaux, mais certains le souverains, où figurent déjà l’Egypte, mais aussi
sont plus que d’autres », écrivait George Orwell dans l’Ethiopie et le Liberia, indépendant depuis 1847.
La Ferme des animaux, parabole de l’effondrement
des utopies communistes, publiée en 1945. Le high-life
Le monde émergeait alors d’une guerre calamiteuse, sème le vent de la révolte
où l’Afrique avait versé son écot.

«  Quand les armes pleurent,/Ca n’est pas bon,


ça n’est pas bon/ Tout à coup, patatras cadavéré/
Le peuple cadavéré, les militaires cadavérés  »,
chantait en 1984 le Congolais Zao dans Ancien
Combattant, inspiré d’une chanson composée en
1969 par le Malien Idrissa Soumaoro.

Conformément à l’aphorisme employé dans Peau


noire et Masques blancs par le Martiniquais Franz
Fanon (1952) -« Dans le monde où je m’achemine,
je me créé interminablement »-, c’est dans les vingt
ans qui suivirent le début de la Seconde Guerre
mondiale que le destin des Afriques se scella, et
se dansa, accompagné par l’énergie des musiques
circulatoires. Du Caire à la Jamaïque, de Dakar à Le Royaume-Uni avait le premier initié le processus
Soweto, elles sont la bande-son des révolutions du de révision constitutionnelle dans ses quatre
XXe siècle. possessions d’Afrique occidentale : la Gambie, le
La guerre fait craquer les schémas coloniaux, et Sierra-Leone, le Nigeria, et la Gold-Coast.
le swing impose sa modernité. En 1941, la Charte Ces pays sont le royaume du high-life, mélange de
de l’Atlantique de Winston Churchill et Franklin fanfares et guitares, de chants d’église et de jazz
Roosevelt promet à l’issue du conflit un statut de new-orleans. Avec la traite d’esclaves, l’Afrique
« self-government » aux peuples colonisés d’Asie et est devenue le plus grand pourvoyeur de rythmes
d’Afrique. A la Conférence de Brazzaville de 1944, le du monde. Mais entre l’Amérique et l’Afrique, la
général de Gaulle s’engage sur la même voie, mais transhumance inversée avait commencé dès 1820.
pas question d’indépendance, à titre d’exemple, en L’American Colonisation Society, organisation
1947, l’insurrection malgache est réprimée dans le philanthropique noire, envoie des esclaves
sang. Cette même année, l’empire britannique est affranchis sur l’île Sherbo en Sierra-Leone, puis
amputé de l’Inde. fonde en 1824 le Liberia. L’Angleterre fournit son
La France perd l’Indochine en 1954. Nasser affronte quota d’hommes «  libres  » en arraisonnant des
les Occidentaux en nationalisant le Canal de Suez navires négriers interdits. Les terres sont
en 1956. Le peuple des rues, les élites, les dissidents inhospitalières, et certains les quittent au profit
écoutent dans le même ensemble la voix d’Oum du Dahomey (lBénin).
Kalsoum. Du Caire à la médina de Dakar, on entend
ses chants d’amour à la fierté arabe, et à la patrie En 1919, le Jamaïcain Marcus Garvey, premier
élargie. Le Maroc et la Tunisie quittent le giron théoricien du mouvement noir, fonde aux Etats-Unis
français en 1956, rejoignant la catégorie des Etats l’Universal Negro Improvment Association

5
(UNIA), dont le slogan est « la rédemption par le Marrakech ou dans les faubourgs de Tunis. « La communes  », comme la politique étrangère et la l’Ouest et beaucoup de modernisme européen. Très
rapatriement  », et une compagnie de navigation, dimension qui manque aux Maghrébins, disait défense. Soutenu par l’Ivoirien Félix Houphouët- populaire dans les années 50, il devient le bras armé
la Black Star Line, chargée de ce rapatriement. en 2006 Amazigh Kateb, fils de l’écrivain algérien Boigny, alors ministre d’Etat à Paris, Charles de de Sékou Touré en matière de musique, avant de
Après une intense activité, la Black Star Line va Kateb Yacine, et fondateur du groupe Gnawa Gaulle essuie cependant un refus  : celui du Gui- mourir en 1969 dans une geôle où l’avait jeté son
à la banqueroute, Garvey est emprisonné, et, Diffusion, c’est la dimension africaine. Pour néen Sékou Touré, qui proclame l’indépendance du ancien ami, et cousin, devenu dictateur.
renvoyé en Jamaïque, il déclare avant de s’exiler se réconcilier avec celle-ci, on doit d’abord se pays en 1958. Furieux, De Gaulle rappelle immé- Pour Sékou Touré, la musique est une arme de
en Angleterre  : «  Regardez vers l’Afrique, un roi réconcilier avec les Africains que l’on a spoliés, diatement les fonctionnaires français et supprime construction nationale. Le territoire est quadrillé
noir va y être couronné.  » C’est Haïlé Sélassié, c’est-à-dire les Gnawas, les Noirs du Maghreb. » toute aide économique à Conakry. « Adieu, par le ministère de la Jeunesse, des Affaires
empereur d’Ethiopie, le ras (souverain) tafari (qui De Gaulle, adieu !... Nous artistiques et sportives – d’unités administratives
sera craint). Au même moment, Leonard Percival Les indépendances n’ont pas tout résolu, l’Islam ne vous avons pas injurié/ révolutionnaires, et autant de groupes créés, qui à
Howell , autre Jamaïcain, prédicateur et un peu n’en a pas fini avec les discriminations, comme Nous ne vous avons point force de concours et compétitions aboutissent à
sorcier ayant longtemps exercé à Harlem, fonde l’avait supposé Malcom X, militant des Black de coups roué/Adieu, huit orchestres, trois ballets nationaux, un ensemble
une secte, les rastafaris. Avec l’arrivée des sound- Panthers converti à l’Islam, qui mit les pieds en retourner chez soi ne peut orchestral.
systems au milieu des années 60, naît le reggae, Afrique pour la première fois en 1964, pour un provoquer la bagarre ! »,
que la parole de Bob Marley imposera en Afrique, pèlerinage à La Mecque et une visite au Nigeria. chante la rue de la capitale guinéenne. C’est dans ces conditions que naquirent le Bembeya
et que la génération suivante, celle des enfants de Quarante ans plus tard, Youssou N’Dour a publié Jazz – créé en 1961, nationalisé en 1966 –, les
l’indépendance – l’Ivoirien Alpha Blondy, puis le Egypt, enregistré avec un orchestre moyen-oriental Les ennuis gaulliens se multiplient. Au Cameroun, Amazones de Guinée, etc. Les textes, qui n’excluent
Sud-Africain Lucky Dube – vont utiliser comme en souvenir d’Oum Kalsoum et en hommage aux l’Union des populations du Cameroun de Ruben pas quelques fantaisies, sont avant tout des
arme politique contemporaine. Au Nigeria, la juju confréries soufies sénégalaises, remportant pour Um Nyobé, qui réclame l’indépendance depuis hymnes à l’éducation du peuple. Les chansons
music, influencée par les sound-systems caribéens, cela un Gramy Awards américain en 2005. 1948, a pris le maquis en 1956 pour mener une racontent des épopées anticolonialistes, comme
et l’afro-beat feront de même. guérilla violemment réprimée par la France. En celles de Samory, roi mandingue emprisonné
Dès 1954, la guerre d’Algérie avait acculé la France au janvier 1959, les colonies françaises du Sénégal, du par les Français en 1900. Les instruments se
En 1957, la Gold-Coast est le premier pays à obtenir changement. Gaston Defferre, ministre de la France Soudan français, de la Haute-Volta (Burkina Faso) modernisent, mais les traditions perdurent  : ainsi,
l’indépendance prenant alors le nom d’un ancien d’outre-mer, affirme  : « Ne laissons pas croire et du Dahomey (Bénin) forment la Fédération du le griot Sory Sandia Kouyaté raconta-t-il l’épopée
empire africain, le Ghana. Le 15 avril 1958, à Accra, que la France n’entreprend des réformes que Mali, dont de Gaulle reconnaît l’indépendance mandingue au sein des Ballets africains, puis de
la capitale, se réunit la première Conférence des lorsque le sang commence à couler. » Symbole en juin 1960, juste avant que des dissensions l’ensemble instrumental et choral de la voix de la
Etats indépendants d’Afrique. Elle a été convoquée du patriotisme et du nationalisme algériens, Warda, internes ne la fassent éclater. Ce fut alors, selon Révolution. Au Mali, le régime du président Modibo
par le Premier ministre Kwame Nkrumah (1909- née en juillet 1940 à Puteaux d’une mère libanaise l’expression de Michel Debré, « une ruée vers les Keita prend modèle sur la Guinée « socialiste ». Les
1972), un adepte de la désobéissance civile que les et d’un père algérien, interprétant dès l’âge de 14 indépendances  ». En 1960, dix-sept territoires musiciens sont salariés et les orchestres reconnus
Britanniques avaient encabané en 1951. Prônant ans, des chansons patriotiques (Bladi Ya Bladi, coloniaux, dont quatorze français, se détachent de par l’Etat sont subventionnés.
l’unité africaine, il est à l’origine de l’éphémère Ô mon pays). Le père gère un foyer d’ouvriers à leurs tuteurs.
Union des Etats africains qui rassemble en 1961 Boulogne-Billancourt, épicentre dès 1936 de l’Etoile Pourtant, ce n’est que trente ans plus tard que Le profil de dictateur de Sékou Touré ne décourage
le Ghana, la Guinée et le Mali. Son compatriote et nord-africaine, première organisation nationaliste l’ensemble de l’Afrique sera décolonisée  : les pas son amie, la chanteuse sud-africaine Myriam
ami politique, super star du high-life qui sévit dans algérienne. En 1958, la famille entière est contrainte territoires portugais, engagés dans une guerre Makéba, créatrice en 1962 de Pata Pata et
les années 50 dans le Golfe de Guinée, E.T. Mensah, à l’exil à Beyrouth. Warda chante à la radio Ana coloniale dure, seront libérés en 1975 par la expression rayonnante des années dorées du jazz
en fait un tube : Mil Djazaïr Ana Arabia (Je suis d’Algérie, je suis Révolution des Œillets; puis ce sera le Zimbabwe en sud-africain. Opposante frontale au régime de
« L’Afrique s’est arabe). Partie en Egypte, possible héritière d’Oum 1980, et dix ans plus tard, la Namibie enfin dégagés l’apartheid, Myriam Makéba a fui l’Afrique du sud
maintenant réveillée/ Kalsoum, elle renonce à chanter sous la pression de la tutelle Sud-Africaine. lors d’une tournée aux Etats-Unis en 1959. Elle est
Qui conçoit l’unité » de son mari, en 1963, quelques mois après répudiée par le régime de Pretoria en 1960, l’année
(in Ghana-Guinéa-Mali). l’indépendance de l’Algérie. du massacre de Sharpeville, où la police fait feu sur
De l’importance musicale des manifestants noirs.
de la Guinée Myriam Makeba rencontre aux Etats-Unis le
Une seule Afrique Des bouquets d’indépendance chanteur d’origine jamaïcaine Harry Belafonte,
Ahmed Sékou Touré (1922-1984) fut élu député gagne un Grammy Award avec lui en 1965 et
Panafricain convaincu, Nkrumah avait épousé Les années 1950 ont vu fleurir une génération à l’Assemblée nationale française en 1954. C’est, épouse en 1968 le leader afro-américain Stokely
Fathia Rizk, une Egyptienne copte. Il prônait « une de leaders africains marquants, tous formés écrit le journaliste Jean Lacouture « le surgissement Carmichael, avec qui elle se réfugie en Guinée – en
seule Afrique  », affirmant  : «  Dans le passé, le dans les universités de la métropole française. d’un personnage d’exception, Ahmed Sékou pleine guerre du Vietnam, la vie leur est devenue
Sahara nous divisait, aujourd’hui il nous unit.  » Certains sont déjà des notables de la République Touré, tribun, apparatchik, leader charismatique,
La conférence d’Accra fut le premier rendez-vous française, parfois députés et secrétaires d’Etat tacticien consommé, chef de bande  ». Comme
de l’Afrique arabe et musulmane avec celle des de la IVe République, tels le Sénégalais Léopold au Ghana, la Guinée indépendante va très vite
Noirs chrétiens, musulmans ou animistes. Entre Sédar Senghor ou l’Ivoirien Félix Houphouët- s’embarquer dans un régime totalitaire. «  Ce 28
ces deux Afriques, subsistait un contentieux muet : Boigny (fondateur en 1946 du Rassemblement septembre 1958, présenté aux Guinéens comme
la traite esclavagiste, commencée avec les grandes démocratique africain, le RDA), d’autres ont été l’annonce d’une liberté, allait ouvrir pour eux une
conquêtes musulmanes au VIIe siècle, et menée très marqués par le syndicalisme, comme le Malien ère d’oppression délirante », poursuit Lacouture.
par les marchands arabes, notamment sur la côte Modibo Keita ou le Guinéen Sékou Touré. L’heure Pourtant la Guinée fera longtemps figure d’exemple,
est de l’Afrique, jusqu’au XIXe siècle – 17 millions est à l’internationalisme et au soulèvement. arrosant l’Afrique de l’Ouest de son excellence
d’Africains auraient été ainsi razziés et déportés par En mars 1956, Deferre promeut une loi cadre rem- musicale, et de son système étatisé. A Paris, Sékou
les négriers musulmans. plaçant les fédérations de l’AOF (Afrique occiden- Touré avait fait la connaissance d’un poète et
tale française) et de l’AEF (Afrique équatoriale fran- musicien guinéen, Keita Fodéba, jeune activiste
Ainsi, les rituels fous, entêtants des gnawas çaise) par des territoires dotés de capitale. En 1958, nationaliste, griot et étudiant en droit à la Sorbonne.
marocains rappellent-ils ce passé, le rythme la nouvelle constitution de la Ve République institue Il avait fondé en 1947 l’ensemble Fodéba-Facélli-
circulaire d’une puissance stupéfiante des qraqeb une Communauté africaine, dont les pays membres Mouangue, puis les Ballets africains, intégrant des
(les castagnettes de fer) résonnant à Essaouira, à partagent avec la France des «  compétences chorégraphies et des rythmes de toute l’Afrique de

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intenable aux USA. grève des dockers de Bissau en 1959. Le 20 janvier
En 1973, elle s’en sépare et part vivre au Liberia 1973, Amilcar Cabral est assassiné à son domicile
convainquant son amie Nina Simone de la de Conakry.
rejoindre sur cette terre-mère africaine (Nina Amilcar Cabral écrivait des mornas – Cesaria Evora
Simone y entretiendra une liaison passionnée avec en a chanté une, Regresso. Mais, en 1975, alors
C. C. Dennis, un homme politique libérien proche que le Cap-Vert, avec la Guinée, se libère du joug
du gouvernement Tobert). colonial, ses nouveaux dirigeants ignorent la
morna, apparentée au fado fataliste, marquée des
balancements brésiliens, préférant redorer le blason
Et pendant ce temps, le Congo danse de son africanité et promouvoir le batuque nègre.

Des chefs-d’œuvre naissent de ces turbulences


croisées, comme Indépendance Cha Cha, composé L’avenir
en 1960 par le Congolais Joseph Kabassele Tshamala,
alors que le colonisateur belge ouvre la conférence de Et les enfants de l’indépendance ? Angélique Kidjo
la Table ronde à Bruxelles, après deux ans d’émeutes est née le 14 juillet 1960, au Bénin, le jour de la
au Congo belge. C’est dans un chaos total et sur dernière Fête nationale française, juste avant
fond d’exode de la population blanche, que le pays l’indépendance de son pays, proclamée le 1er août
devient République du Congo, le 30 juin 1960. Lors 1960. Son enfance se déroule sur fond d’instabilité
de la passation des pouvoirs, le Premier ministre et politique – dix gouvernements en dix ans, une
leader charismatique, Patrice Lumumba, s’en prend cohorte de lieutenants-colonels, jusqu’à l’arrivée
violemment au colonialisme : « Nous avons connu en 1972 par la force du commandant Mathieu
les ironies, les insultes, les coups que nous devions Kérékou, marxiste-léniniste, qui régnera sur le pays
subir matin, midi et soir, parce que nous étions des jusqu’en 1989. Elle vit aujourd’hui à New York,
nègres. Qui oubliera qu’à un Noir on disait ‘‘Tu’’, non tandis que les Chinois investissent dans l’industrie
certes comme à un ami, mais parce que le ‘‘Vous’’ cotonnière, principale ressource d’un pays qui fut
honorable était réservé aux seuls Blancs ? » l’épicentre de la traite et de l’animisme vaudou.
Fondateur de l’African Jazz, Joseph Kabassele, L’Afrique, dit l’ethnomusicologue Gilbert Rouget, a
incarnant la fonction politique de la musique été rattrapée par le fléau contemporain : la vitesse.
populaire d’alors, fut secrétaire à l’information Elle a dû gérer ses paradoxes. « Mathieu Kérékou,
du gouvernement Lumumba, qui fut assassiné président marxiste, avait peur des fétichistes, donc
en 1961 au Katanga. «  Grand Kallé  » paya cher il a nommé Yawo Rischa, camarade commissaire
un engagement lumumbiste, dont le général au peuple préposée aux cultures fétichistes, une
Mobutu, maître du Congo dès 1965 prit ombrage. femme extraordinaire, belle comme tout. Fille du
L’Afrique entière danse ce jazz très mélangé, Dieu Xango, elle a négocié un compromis avec
né dans les années 30, la rumba zaïroise. C’est Kérékou : le vodoun était reconnu, les couvents
une transposition du plus nègre des rythmes de laissés en paix, moyennant quoi la durée des
danse cubains, que les intellectuels européens initiations était ramenée à quinze jours-trois
vont s’essayer à danser à La Havane au début semaines. Mais, dès lors, il était impossible
des années 60, avec le cha cha cha, pour fêter la d’apprendre en si peu de temps ces chants si
Révolution castriste de 1959. Que d’espoirs  ! Par compliqués, de chambarder la personne humaine
sa luxuriance artistique, Cuba la communiste et ses par l’exercice de la possession.  » Attaché au
marins vont bien sûr alimenter les rêves marxistes musée de l’Homme de Paris, Gilbert Rouget a
propagés par Moscou. enregistré en 1964 à Porto Novo des chants
vodoun à jamais perdus.

Des dirigeants qui font Les indépendances


de la musique une arme africaines ont cinquante
ans, il ne fallait pas en
Marxistes ou non, les leaders africains aimant laisser s’échapper les
la musique sont d’ailleurs nombreux. En 1917, signaux sonores.
Mindelo gagne un lycée, le premier d’Afrique. En
1936, quatre ans après l’instauration de l’Estado Véronique Mortaigne (Le Monde)
novo d’Antonio de Oliveira Salazar, qui gouvernera
le Portugal en dictateur jusqu’en 1968, une revue,
Claridade, y est publiée par ses anciens élèves.
Elle rassemble écrivains et poètes de l’archipel,
dont un homme d’importance : Amilcar Cabral.
Etudiant en agronomie à Lisbonne, ce dissident,
admirateur de Leopold Senghor, fonde en 1952 le
Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et
des îles du Cap-Vert (PAIGC), avant d’entrer dans
la clandestinité après la répression sanglante de la

8
musiques africaines

A ceux qui se demandent où


trouver les ressorts les plus
féconds, les manifestations les
plus riches et les retombées les
plus visibles de la culture africaine,
on répondra volontiers que c’est
très probablement dans la musique
contemporaine. Par musique contemporaine, il faut
entendre ce langage très divers, mais immédiatement reconnais-
sable, fait de sons, de rythmes et de paroles, un langage sans cesse
renouvelé, qui se donne à voir et à entendre depuis plus de cent
ans dans toutes les régions du continent noir et qui, répandu au-
jourd’hui à travers le monde entier, contribue fortement à donner
une image positive, attachante et séduisante des sociétés africaines.

Musiques africaines,
langage d’émancipation

C’est une aventure spectaculaire que celle de la musique « traditionnelle » et


musique africaine qui, fait significatif, s’entend musique « contemporaine »,
indifféremment au singulier ou au pluriel : une à condition de dire aussitôt
longue et riche aventure qui se décline en circula- que la musique « traditionnelle » est constamment
tions, en échanges, en emprunts, en fermentations traversée, voire refondée par des innovations et que
de plus en plus croisées d’héritages et d’inventions, la musique « contemporaine » ne se fait pas faute
de retours en arrière et de sauts dans l’inconnu. de puiser abondamment dans les « traditions ».
Le va-et-vient à la fois physique, matériel et imma-
Dès l’origine - mais y a-t-il « une » origine ? -, elle tériel, entre l’Afrique et les autres continents, imposé
se donne d’emblée comme une affaire de dimen- au continent noir par les traites esclavagistes, a
sion mondiale, centrée bien sûr sur le continent induit une sorte d’accélération donnant naissance à
africain, mais attentive aux rythmes du monde. la musique contemporaine.
Grâce aux nombreux objets et instruments, aux Curieux retournement de l’histoire que cette
textes en diverses langues, aux traditions orales, invention au cœur de la période esclavagiste et qui
aux images, aux corporations de spécialistes, à se renouvellera pendant la colonisation et dans les
ces innombrables traces venues des époques les moments de crise aiguë de l’Afrique indépendante !
plus lointaines, on sait que la musique a toujours
été partie intégrante du quotidien des Africains et A cet égard, l’Afrique atlantique semble avoir été,
qu’elle constitue l’élément clé des manifestations aux temps des commencements, plus féconde
sociales : musique de cour ou musique de travail, que l’Afrique indo-océanienne. Est-ce en raison
de fête ou de veillées funèbres, musique associée à du nombre sensiblement plus élevé d’Africains
des rituels collectifs ou propres aux divers groupes transplantés contre leur gré, des retours comme
d’âge et à chacun des deux sexes. Phénomène cen- des va-et-vient effectifs entre les deux rives de l’At-
tral dans la société, la musique africaine ne saurait lantique et des échanges de plus en plus intensifs
donner lieu à une distinction entre une « musique de toutes sortes de biens au sein du « triangle »
classique » et une « musique populaire ». Toutes fameux né avec la traite ? N’exagérons pas, cepen-
les variétés musicales africaines sont « populaires ». dant, les déséquilibres entre ces façades car, sur la
On peut, à la rigueur, opérer une distinction entre très longue durée, on a pu relever des traces plus

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ou moins profondes d’« influences » ou plutôt à Kinshasa), c’est toute l’Afrique qui bouillonne océan de malheurs. C’est que l’ironie a été,
d’« offres » durables, digérées, réappropriées et réin- d’une sorte de fièvre chantante et dansante. dès l’origine, et reste aujourd’hui le détour par
ventées dans les sociétés africaines : chinoises et Les « pères des indépendances » ne s’y trompent lequel les musiciens africains ont affronté le réel
arabes, dès le VIIe siècle ; indiennes vers les Xe et XIe pas qui, à l’instar de Sékou Touré, de Modibo Keita de leur société, tournant ainsi en ridicule les
siècles ; européennes et américaines (Amérique du ou de Jomo Kenyatta, encouragent la formation responsables réels ou supposés de ces misères.
Nord et Amérique latine), les plus documentées et d’orchestres, de ballets et de troupes théâtrales et Hommes et femmes, il se sont donné aussi
les mieux connues à ce jour, à partir du XVIe siècle. musicales dont les tournées à travers le monde n’ont la même mission que Molière :
Dans le processus de formation des genres et des pas peu contribué au vaste courant de sympathie et « castigat ridendo mores », disait le fameux artiste
styles musicaux, la phase la plus active couvre un petit de solidarité avec la jeune Afrique indépendante. Par au XVIIe siècle. Il s’agit de combattre et de rectifier
siècle, des années 1850 aux années 1940, période un juste retour des choses, les élites intellectuelles, les mœurs par le rire et dans la joie. Ce rire devient
qui voit se conjuguer plusieurs facteurs : l’influence jusqu’alors réservées le plus souvent à l’égard de parfois un rictus menaçant, voire un appel à la
des musiques européennes, en particulier des hymnes ces rythmes « populaires », n’ont pas manqué d’y révolte, lorsqu’il s’agit d’interpeler, de fustiger,
religieux, qui se multiplient avec le prosélytisme des reconnaître la trace du génie africain. N’est-ce pas de stigmatiser les pouvoirs considérés comme
églises chrétiennes, des marches militaires, liées à la le président Senghor qui a tenu à faire venir à Dakar malfaisants, comme l’ont fait tous les artistes face
colonisation, des chansons de marins et des chants ces ensembles à l’occasion du Festival mondial des à la colonisation et par la suite ceux aussi différents
populaires, mais aussi des airs dansés de musique arts nègres (1966) ? que « Franco » Luambo Makiadi, Fela Anikulapo Kuti
classique, comme la valse ; l’entrée en scène des mu- ou Tiken Jah Fakoly. Ce cri, cet appel peut aussi se
siques noires des Etats-Unis et des rythmes latino- Les quatre dernières décennies ne sont pas sans charger de positivité. Ce sont alors les appels à la
américains, en particuliers ceux du Brésil, grâce à paradoxe. Alors que, sur les plans politique et écono- paix, à la fraternité et d’abord à l’unité de l’Afrique
l’installation de Brésiliens dans le Golfe de Guinée mique, l’Afrique a connu une succession infernale de et à la solidarité du monde noir :
et au « retour » d’anciens esclaves vers la « Côte hauts et de bas, la créativité culturelle est devenue Farafina, Africa, Afriki…
des Esclaves » (Dahomey, Togo et Nigeria), et de le signe le plus sûr et le plus éloquent de sa volonté
Cuba, après la révélation et le triomphe de la rumba et de sa capacité à participer positivement et Polysémie, synthèse, « modernité » et « tradition »,
cubaine lors de l’Exposition internationale de Chicago activement aux dynamiques mon¬diales. Plus que quel que soit l’angle sous lequel on l’appréhende,
en 1932 ; enfin, l’intense circulation, en Afrique les écrivains, les intellectuels et les savants, dont le la musique contemporaine africaine reste une
occidentale et en Afrique centrale, des marins kru talent est certes indiscutable, ce sont les musiciens sorte de laboratoire, créé par les Africains dans les
du Liberia, des fameux clerks (employés de bureau) qui semblent, à juste titre, incarner cette Afrique conditions les plus stériles, celles de la traite et de
de la Gold Coast (Ghana) et des commerçants popo vivante, imaginative, inventive, consciente et sûre de la colonisation, un laboratoire dont les produits ne Elikia M’Bokolo
(ghanéens, togolais, voire nigérians). soi, en même temps qu’ouverte au monde, portée sont pas des spécimens rares et uniques, mais de Historien
Ces différents styles allaient se faire connaître même à la conquête du monde. Ce n’est pas par brillants joyaux offerts à l’éternité. Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (Paris)
des années 40 aux début des années 60, dans le hasard qu’aujourd’hui les plus connus parmi ces et Universités de Kinshasa
contexte des nationalismes anticoloniaux et des talents vivent bien, parfois très bien de leurs œuvres Producteur de « Mémoire d’un Continent » (rfi)
indépendances africaines dont ils ont été à la fois les et prestations, alors que leurs aînés des époques
ferments et les porte-parole les plus brillants. antérieures avaient été largement exploités par les
maisons de disques.
Période d’audaces créatrices et d’innovations hardies,
ces années voient la formation d’orchestres et Si, autrefois, les talents connus et célébrés étaient
ensembles musicaux durables, l’usage d’instruments le plus souvent masculins, les femmes s’illustrent
« traditionnels » africains à côté des instruments désormais à l’égal des hommes. De la même
importés, le recours privilégié aux langues verna- manière, on ne peut plus guère parler de « pôles ».
culaires et véhiculaires, ainsi qu’aux divers pidgins, Non seulement tous les pays, les grands comme
l’association constante de la musique et de la danse, les petits, du Nigeria au Cap-Vert, regorgent de
qui sera l’un des traits distinctifs de l’urbanité talents certains et d’individualités reconnues, mais
festive caractéristique de cette époque de joie et de les musiciens africains sont, pour ainsi dire, partis à
confiance en soi. Faut-il s’étonner, dès lors, que trois la conquête du monde et brillent de tous leurs feux,
pôles émergent très clairement pendant cette des Etats-Unis au Japon, du Brésil à la Suède, du
période de combats et de succès politiques ? Canada à l’Australie.
La Gold Coast d’abord, premier pays d’Afrique noire
à accéder à l’indépendance (1957) sous l’impulsion On peut ainsi comprendre l’extraordinaire diversité
de Kwame Nkrumah, au plus fort des succès d’E.T. des messages que véhicule la musique contempo-
Mensah, le « roi du high life », cette musique et cette raine africaine. Sur le siècle entier qui va de son
danse d’abord d’essence bourgeoise, symbole de la émergence à son épanouissement, comme sur
« grande société », récupérées alors par les classes le demi-siècle écoulé depuis les indépendances,
populaires. Le Congo belge, ensuite, où commencent c’est la polysémie qui reste son trait distinctif. Elle
à briller l’African Jazz et l’O.K Jazz, en étroite sym- reste d’abord, de toute évidence, le langage
biose avec les artistes et les ensembles musicaux de de la fête et de la convivialité joyeuse, les
Brazzaville. L’Afrique du Sud, enfin, où l’instauration meilleures armes pour affronter positivement
de l’apartheid (1948) a intensifié la lutte politique, les contextes politiques et économiques les
mais aussi l’engagement des artistes tels que Hugh plus contrastés, prospérité ou récession, démo-
Masekela et Myriam Makeba. En réalité, au-delà de cratie ou dictature : elle participe ainsi pleinement
ces plaques tournantes, qui attirent des célébrités à ce paradoxe, au regard des observateurs étrangers,
(Louis Armstrong à Accra en 1956 puis à Kinshasa étonnés de voir l’Afrique continuer à vivre et à
en 1961) comme de jeunes talents (Manu Dibango danser, même quand elle semble perdue dans un

12 13
AFRIQUE
DE L’OUEST
Du rythme qui casse les bouteilles
à la salsa panafricaine...
Sur quoi l’Afrique de l’Ouest a-t-elle dansé ces 50 dernières années, quels « ambianceurs»
marquants a-t-elle offert au monde ? Pour sillonner un demi-siècle d’histoire musicale ouest-
africaine, le chemin aisément repérable proposé par l’alphabet sera celui ici emprunté. La lettre
BÉNIN B ouvre le périple. B comme Bénin.

BURKINA FASO Quand l’ex-Dahomey acquiert son indépendance le 1er août 1960,
Angélique Kidjo n’a que quelques jours seulement et Gnonnas
COTE D’IVOIRE Pedro 17 ans. Angélique Kidjo est de ces artistes, finalement assez
nombreux, qui n’ont que faire de l’étiquette et ne se soucient guère
GHANA du terme exact pour désigner leur musique. Ils se moquent des
esprits encombrés par l’insoluble question : est-ce vraiment encore
GUINÉE de la musique africaine ? Kidjo mélange tout ce qu’elle aime, funk,
soul, rhythm’n’blues, chanson française, brésilienne, sans oublier
d’emmener qui veut la suivre dans le village de son père, Ouidah, au
MAURITANIE
Bénin, là où l’on joue le rythme Gogbahoun, celui «qui casse les
bouteilles.» Accro à la musique latino, Gnonnas Pedro s’arrangera
MALI
toujours pour mettre un peu de sauce cubaine dans sa musique,
notamment avec le Poly-Ritmo de Cotonou, un big band qui vivra
NIGER
une seconde vie, plusieurs décennies après le passage de Gnonnas
Pedro en son sein. Trompettiste et saxophoniste, celui-ci est aussi
NIGERIA un sacré chanteur et c’est dans ce rôle là que le public occidental
le découvre en 1993, avec le groupe panafricain de salsa, Africando,
SÉNÉGAL dans lequel il officie jusqu’à son décès, en 2004. La voisine du
dessus du Dahomey (rebaptisé Bénin, en 1975), la Haute Volta,
SIERRA LEONE prend son indépendance quatre jours après lui. Futur Burkina-Faso
(en 1984), elle fait parler d’elle, sur le plan musical, à travers, entre
TOGO autres, Amadou Balaké, qui rejoindra lui aussi l’aventure Africando.

Africando 15
Ce sera alors un nouveau souffle donné à sa carrière, démarrée lauréat de deux Grammy Awards (en 1994, pour « Talking Timbuktu »,
en 1962 au Mali, poursuivie en Côte d’Ivoire, puis en Guinée où il avec Ry Cooder et en 2006 pour « In The Heart Of The Moon »,
dirigera le Horoya Band. enregistré avec le joueur de kora Toumani Diabaté), sans oublier
Amadou et Mariam ou Rokia Traoré, découverte à 23 ans (en 1997)

Des sons fédérateurs


au festival Musiques métisses d’Angoulême (France), révélateur de
nombreux artistes africains en Europe.
Carrefour longtemps très fréquenté par les musiciens des pays voisins
qui y trouvaient des studios corrects, la Côte d’Ivoire a eu son lot de
stars. A commencer par Ernesto Djédjé, une légende nationale, Arme du futur
réinventeur dans les années 70 du ziglibithy, un rythme traditionnel Sur la mappemonde des musiques modernes de l’Afrique, le Nigeria
bété à base de percussions. Sa version modernisée annonce les occupe une place prépondérante, grâce à l’un de ses enfants particu-
rythmes frénétiques du zouglou, (bande-son, la décennie suivante, lièrement turbulent, Fela Anikulapo Kuti Inventeur de l’afro-beat,
des revendications des étudiants, de la « Génération sacrifiée » chantée stimulante fusion de styles, absorbant notamment le high-life
par les Salopards), puis du coupé-décalé et du phénoménal succès de ghanéen, Fela (décédé en 1997) a donné un nouvel élan à la musique
Magic System. Le reggae, qui interpelle une bonne partie du continent africaine. Musicien accompli, ce militant exubérant de l’unité africaine,
africain, a en Côte d’Ivoire un impact fort. Des stars internationales était un guerrier et ses chansons une suite de coups de gueule contre
dédiées au genre y émergent. Alpha Blondy, puis Tiken Jah Fakoly, la corruption, les militaires, les multinationales. Outre l’afro-beat, le
trouvent dans le reggae le support le plus adapté à la transmission de Nigeria a aussi exporté un autre de ses tempos, la juju music.
leurs messages, sensés ou grognons. Après la Conférence de Bandung D’origine yoruba, celle-ci accompagnait au départ des rites animistes
des pays non alignés, (Indonésie, 1955), dans l’Afrique sub-saharienne, proches du vaudou. Détournée de son contexte d’origine, elle est
la Gold Coast britannique est le premier territoire à accéder à l’indé- devenue par la suite une musique de divertissement. King Sunny Adé
pendance, en 1957, sous le nom de Ghana. Le pays est le berceau est l’artisan le plus célèbre de ce détournement. « La musique est l’arme
high-life, une musique cuivrée lancée dans les années 50 par le du futur », disait Fela. C’est aussi l’avis de Youssou N’Dour, l’un des
trompettiste E.T. Mensah et qui va dominer jusqu’au milieu des artistes sénégalais les plus célèbres à travers le monde, avec Ismaël Lo
années 60 toute la région, avant de se faire détrôner par la rumba et Baaba Maal. Le plus médiatisé aussi, dès les années 90, de par la
congolaise. Formé à Londres, en 1968, par des musiciens ghanéens, multiplication de ses actions caritatives et de ses initiatives en tant
Osibisa, dont le nom fait référence à l’Osibi, une musique et une qu’homme d’affaires et de communication avisé dans son pays.
danse traditionnelles du pays ashanti, modernise le high-life avec des Pays d’origine des Touré Kunda, le groupe déclencheur de l’engoue-
accents funky et l’exporte sur toutes les scènes du monde. ment du public français pour les sons d’Afrique, dans les années 80, le
Sénégal est la terre du m’balax. D’origine wolof, l’ethnie majoritaire au
Sénégal, un rythme fou et polisson mené tambours battants affole les
Identité retrouvée hanches des Sénégalaises et fait des hommes d’épatants frimeurs.
Dans l’aire mandingue, couvrant le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, la Le Sénégal est aussi l’un des berceaux majeurs du hip-hop en Afrique,
Gambie, la Guinée Conakry, la Guinée Bissau, le Liberia, le Mali, le dès 1989, avec Positive Black Soul, créé par Didier Awadi et Doug E.
Sénégal et la Sierra Leone, la Guinée ouvre la voie à l’innovation Tee. Dernière étape du voyage : le Togo et sa chanteuse Bella Below,
musicale, dès la proclamation de son indépendance, en 1958. A l’instar décédée à 27 ans, dans un accident de la circulation. Ainsi ce périple
du Mali et du Sénégal, elle est une pépinière de talents et de griots à travers 50 ans de musique en Afrique de l’Ouest s’achève comme
(ou djelis) fabuleux, dont Sory Kandia Kouyaté. Généalogiste, une boucle, puisque Bella Below renvoie à Angélique Kidjo et au pays
historien, autrefois conseiller des rois, mémoire et bibliothèque par lequel ce périple a commencé.
de l’Afrique de l’Ouest, le griot est considéré comme le maître «C’est la première vedette africaine que j’ai admirée, se souvient la
de la parole. Les griots sont indispensables à la cohésion de la chanteuse béninoise. Elle a été déterminante pour moi.»
société, disent des anciens en Afrique de l’Ouest, car ils sont
« l’aiguille qui lie les gens entre eux ». Au-delà de Mory Kanté, Patrick Labesse (Le Monde)
avec son succès planétaire « Yéké Yéké » (1988), et même si certains
noms vont émerger sur la scène internationale, tels que le Bembeya
Jazz ou Ba Cissoko, les artistes guinéens jouiront d’une notoriété
moindre dans les pays du Nord que les Maliens et les Sénégalais. A
l’instar de la Guinée, où sous l’impulsion du président Sekou Touré
(1922-1984), s’étaient créés des orchestres officiels ayant pour
mission de composer un répertoire au son moderne, pétri de références
à la tradition, au Mali, la reconquête d’identité au moment de la
décolonisation s’accompagne d’une politique culturelle valorisant
l’idée d’authenticité. Le nouveau son du Mali s’exprime notamment
à travers le Rail Band, géré par la régie des chemins de fer, et les
Ambassadeurs du Motel, deux formations par lesquelles passera
successivement la voix d’or du Mali, Salif Keita, future star mondiale
qui vient d’obtenir cette année une Victoire de la musique en France
pour son album « La Différence », dédié aux albinos. Comme beaucoup
d’autres artistes du continent, il se veut un trait d’union, à la fois
passeur de mémoire et musicien ouvert au monde. Outre Salif Keita,
nombreux sont les Maliens qui ont capté et retenu l’attention du
monde. De la souriante diva engagée pour la cause des femmes
Oumou Sangaré à l’agriculteur chanteur et guitariste Ali Farka Touré,

16 17
AFRIQUE
AUSTRALE
AFRIQUE DU SUD

ZIMBABWE

MADAGASCAR
«Un train arrive de la Namibie et du Mozambique, du Swaziland et du Lesotho. Il amène
MALAWI des hommes africains, vieux et jeunes, tous réquisitionnés pour travailler dans les mines d’or
de Johannesburg, seize heures par jour pour une bouchée de pain»
ZAMBIE (Hugh Masekela, Stimela)

BOTSWANA Du fait de sa richesse et de sa variété, tenter de résumer en quelques mots la palette sonore
de l’Afrique australe serait difficile. De l’Afrique du Sud et ses harmonies zouloues a cappella
LESOTHO à Madagascar et son salegy à l’allure folle, du Zimbabwe et des vibrations de son chimurenga
à la Zambie et son manchancha, qui donne l’impression que les danseurs sont en transe, c’est
SWAZILAND
une région de l’Afrique qui a vu naître autant de genres musicaux que de dialectes et de
traditions (il existe en Zambie 72 groupes ethnolinguistiques différents pour une population
de 11 millions d’habitants).
NAMIBIE
Un trait commun unit pourtant tous ces peuples : la musique continue de jouer, dans
cette région comme ailleurs en Afrique, un rôle social et politique crucial, allant bien au-delà
du concept occidental de l’«entertainment».
La phrase du pianiste congolais Ray Lema est d’autant plus pertinente que cette région a
connu des épisodes de violence terribles au cours du siècle dernier :
« La musique est un jeu social, dans lequel chaque membre de la
Pour des raisons tribu a une place attitrée. C’est le but du jeu : trouver sa place
linguistiques dans la société. »
et géographiques,
certain pays de Afrique du Sud
la Communauté
L’Afrique du Sud est incontestablement le creuset musical de la
de développement
région. Avec l’Egypte, ce pays fut l’un des premiers du continent à se
d’Afrique australe,
ou SADC doter d’une industrie musicale grâce aux investissements dans la
(Angola, Mozambique scène musicale locale des principaux labels internationaux. De plus,
et Tanzanie) l’histoire musicale de ce pays est l’une des plus complexes de toute
sont abordés ailleurs l’Afrique. Pour en retrouver la source, il faut remonter 40 000 ans en
dans cette collection. arrière, à l’époque où les peuples khoïsan, vivant dans le Kalahari,
confectionnaient les rythmiques complexes dont des artistes comme
Pops Mahamed continuent de se faire l’écho aujourd’hui.
Plus récemment, des liens particuliers se sont tissés entre les États-Unis
et l’Afrique du Sud suite à l’arrivée massive, à la fin du XIXème siècle,
d’Américains venus y chercher des diamants et de l’or. Au début du
XXème siècle, plus de 75 % des mineurs en Afrique du Sud étaient des
immigrants. Ils avaient apporté avec eux des instruments occidentaux,
et attiraient de nombreuses troupes de ministrel shows, de jazz, de
gospel et de vaudeville, venues divertir ces populations urbaines en
mal d’«entertainment». Les premiers enregistrements commerciaux
furent réalisés en 1912. Dix-huit ans plus tard, Eric Gallo enregistrait
pour la première fois des artistes noirs, à savoir Motsieloa et sa femme.
Quelques années plus tard, Gallo fondait la première maison de disques
du pays, qui domine toujours, soixante-dix ans plus tard, l’industrie
musicale en Afrique du Sud.
Depuis 1935 et la commercialisation par Gallo des premiers
enregistrements de musique “indigène”, l’Afrique du Sud n’a jamais
cessé d’offrir au monde les plus belles voix d’Afrique : Myriam Makeba
et son timbre alto unique ; les rugissements caverneux et rauques de
Mahlathini ainsi que les harmonies de ses Mahotella Queens ; Brenda

19
Fassie la passionnée, au destin tragique et à la pop bubblegum ; les rythmiques locales en un genre qu’il a appelé sinjonjo. Le chanteur
l’élégante pop mbaqanga d’Yvonne Chaka Chaka ; la grande chorale Saleta Phiri a mis en évidence le rôle de griot que jouent les musiciens
mbuba Ladysmith Black Mambazo. Et bien d’autres encore... à travers ses chansons sur la vie quotidienne et les conseils qu’il donne dans
La qualité de ces voix s’explique par le fait que, dans cette région, ses textes. Il a contribué au renouveau des rythmiques de danse malawites
les peuples xhosa, zoulou et sotho ont toujours célébré les grands traditionnelles grâce, notamment, à son morceau «Ya Amuna Wanga».
événements qui rythmaient leur vie par le chant. A cela s’ajoute une
tradition instrumentale à la créativité ahurissante. En plus d’Hugh Zambie
Masekela, le trompettiste ne vieillissant jamais, la Nation arc-en-ciel La Zambie a également son propre style de musique populaire,
a aussi donné le jour à des artistes jazz d’envergure internationale, tels appelée kalindula, comme la “contrebassine” à une corde utilisée
que Abdullah Ibrahim, Kippie Moeketsi et Chris McGregor. Malgré ces pour la produire. Alick Nkhata, chanteur-compositeur de talent, a écrit
liens étroits avec les États-Unis, le swing aux couleurs des townships qui de nombreuses chansons interprétées à la guitare, et créé le premier
caractérisait le son de ces musiciens était unique en son genre. groupe indigène de Zambie, The Big Gold Six Band. Mais malgré les
efforts des Mulemena Boys et de Bernard Kabanda, la musique du
Zimbabwe pays n’a jamais connu beaucoup de visibilité sur le plan international.
Thomas Mapfumo et Oliver Mtukudzi, tous deux originaires du
Zimbabwe, ont également contribué à forger une identité locale forte
Botswana - Lesotho - Swaziland
grâce à leur interprétation des styles chimurenga, jit et makwaya.
Il en va de même pour la musique du Botswana, de la Namibie, du
Chimurenga signifie «lutte» en langue shona. Mapfumo a dû lutter
Lesotho et du Swaziland. A titre d’exemple, aucun de ces pays n’est
sans relâche tout au long de sa vie, d’abord contre les discriminations
cité dans l’anthologie de référence en matière de musique africaine,
liées à l’apartheid en Rhodésie, et ensuite contre la censure du régime
“World Music: the Rough Guide”. En toute modestie, la présente
de Robert Mugabe. L’ONG Freemuse (www.freemuse.org/sw23271.asp )
sélection réalisée par Ibrahima Sylla et RFI, entend combler ces
a fait la chronique de ces nombreux affrontements. Pendant ce temps,
lacunes. Alors installez-vous confortablement pour savourer au mieux
sur un plan plus social, Stella Chiweshe et la lauréate du Prix Découvertes
le son du guitariste-compositeur chevronné Banjo Mosele, l’un des
RFI, Chiwoniso, militaient en faveur de la réévaluation de la perception
membres fondateurs du légendaire Kalahari Band, qui accompagnait
traditionnelle des femmes musiciennes. Elles s’étaient emparées d’un
Hugh Masekela dans les années 80. Au cours des vingt dernières
instrument jusqu’alors plutôt réservé aux hommes, le mbira, l’avaient
années, ce Botswanais s’est forgé une carrière solo réussie grâce à des
électrifié, faisant ainsi de cet instrument au clavier en métal un lien vital
chansons ayant rencontré le succès non seulement dans son pays natal,
entre la culture traditionnelle et la musique populaire moderne.
le Botswana, mais aussi dans de nombreux autres pays, y compris la
La charmante Chiwoniso a chanté un duo avec Comrad Fatso, lui aussi
Scandinavie.
une star du spoken word. Malgré sa petite taille, ce slameur, à travers
la pratique de ce qu’il avait nommé le Toyi Toyi , allait devenir l’un des
artistes les plus controversés de l’Afrique australe. Cette “poésie des Namibie
rues” mélangeait le shona et l’anglais, ainsi que le mbira, les guitares Jackson Kaujeua, ou “pappy” comme on le surnomme en Namibie,
et le hip hop. En 2008, ce Blanc à dreadlocks du Zimbabwe sortait son est une autre figure paternelle du panthéon des musiques populaires
premier album, «House of Hunger», mais celui-ci fut assez rapidement d’Afrique australe. Kaujeua, appartenant au peuple héréro, se destinait
banni des ondes. à une carrière au service de l’église, mais il se détourna de sa vocation
lorsqu’il entendit pour la première fois les chansons de Mahalia Jackson.

Madagascar
Durant la lutte pour l’indépendance de la Namibie, le chanteur se servit du
répertoire traditionnel de son pays comme d’une arme culturelle contre
C’est ce type de grand écart qui est à l’origine des nombreuses réussites
l’apartheid. Parmi ces actions militantes, on peut citer l’enregistrement
de Madagascar sur le plan musical. Cette vaste île brasse des cultures
de «Winds of Change» à Londres, une chanson reprenant un discours
si diverses que la musique malgache est unique en son genre, puisant
prononcé par Harold Macmillan. Aujourd’hui âgé de 57 ans, après
dans ses racines ancestrales situées en Polynésie, en Asie du Sud-Est et
plusieurs années au service du SWAPO, il est retourné vivre à la capitale,
en Afrique de l’Est. Ajoutez à cela des incursions du monde arabe et de
Windhoek, où il continue de construire des ponts entre les différentes
l’Europe, et on obtient une musique totalement impossible à classifier.
communautés en chantant dans plusieurs dialectes locaux.
Sur cette île de l’océan Indien, les amateurs de musique pourront
La musique traditionnelle du Swaziland, cet état sans accès maritime,
entendre et reconnaître des harmonies en provenance d’Asie se mêlant
se concentre autour des deux grandes cérémonies du pays, Incwala
sans heurts à la chaleur et aux vibrations des rythmiques africaines.
et Umhlanga. Sagile Matse est l’un des maîtres musiciens de cette
Ce mélange a notamment ouvert la voie au salegy 6/8 et dance-pop de
nation enclavée : il manie des instruments tels que la corne de koudou,
Jaojoby, à l’agile doigté à la guitare de D’Gary, avec son style marovany,
la flute de roseau ou la calebasse avec une aisance consommée. Mais
ainsi qu’à la virtuosité avec laquelle Rajery joue l’instrument le plus
comme bien d’autres artistes traditionnels d’Afrique australe, Matse
symbolique de Madagascar, la cithare tubulaire qu’on appelle valiha.
sent monter la pression qu’exercent les nouvelles générations de
musiciens se reconnaissant de plus en plus dans le hip hop, dont le
Malawi succès est croissant. Les jeunes Swazis ne rêvent que de montrer à leurs
La main de fer de Hastings Banda, au pouvoir durant plusieurs grands voisins d’Afrique du Sud qu’ils sont tout aussi capables d’allier
décennies, avait réduit le Malawi à l’état de nation enclavée, non les rythmiques locales à ce langage musical moderne et mondial.
seulement sur le plan politique et géographique mais aussi sur le plan Ils risquent bien de figurer dans de futures compilations illustrant
culturel. Cependant, depuis 1994, ce pays de 15 millions d’habitants a la phrase pleine de sagesse du gourou camerounais Manu Dibango :
vu renaître sa grande tradition musicale grâce à la passion de groupes «Le musicien se déplace dans les cercles (du village, de la ville ou de
et d’artistes solo contemporains. Le chanteur reggae Lucius Banda la grande ville), mais il s’y déplace pour dépasser ses limites... C’est ça
a eu un effet non négligeable sur la scène locale avec ses chansons la nature. C’est un autre rythme avec lequel se synchroniser, qu’on
engagées, inspirées par Bob Marley et Lucky Dube. Daniel Kachamba, soit musicien ou pas.»
le guitariste folk malawite de premier plan, a synthétisé le kwela et Daniel Brown (rfi)

20 21
ETHIOPIE
Mahmoud Ahmed
ERYTHRÉE

AFRIQUE
DJIBOUTI

SOMALIE

DE L’EST
SOUDAN

TANZANIE

KENYA
Contrairement aux autres Etats africains sous l’emprise coloniale, les pays de l’Est
OUGANDA du continent, des grands lacs et de l’océan Indien, liés en grande partie par une culture
commune -la langue swahili- ont été principalement colonisés par les Britanniques. Une
RWANDA
tutelle qui n’a pas empêché l’inéluctable processus des indépendances, même si, dans certain
cas, la décolonisation a été plus tardive, notamment dans les pays insulaires comme Maurice
ou les Seychelles.
BURUNDI

Dans cette zone géographique, l’Ethiopie est un territoire à part, à plus d’un titre.
MAURICE C’est en effet le seul pays d’Afrique à n’avoir jamais connu véritablement la
colonisation mais plutôt l’occupation. Après la présence de l’Italie fasciste de Mussolini
SEYCHELLES entre 1936 et 1941, l’Empereur Hailé Sélassié -descendant de la reine de Saba et du roi
Salomon- reprend son trône en réussissant à s’affranchir des conquérants italiens. Appelé
COMORES le Négus, (le roi des rois), il a contribué au mythe de son empire considéré comme le berceau
de l’humanité. Une terre de légendes entretenue, notamment, par le culte que vouent les
rastafari pour ce souverain. Résultat : l’Ethiopie a toujours su conserver une particularité
qui fait d’elle un territoire spécifique de la Corne de l’Afrique et de l’ensemble du continent.

Addis-Abeba...
Ce n’est pas pour rien si Addis-Abeba, la capitale est devenu le
siège de l’Organisation de l’union africaine en 1963, renommée
aujourd’hui l’Union africaine. Jusqu’à la fin de la monarchie en
1974, la musique joue un rôle prépondérant dans la propagande de
l’Empire. Une force artistique marquée par l’arrivée d’instruments à
vent offerts par le tsar russe Nicolas II en 1896. Cette donation de
cuivres va profondément marquer l’identité musicale éthiopienne.
Les fanfares commencent à résonner un peu partout, notamment
l’Orchestre de la Garde impériale. Mais sous le règne du dictateur
marxiste Mengistu, les formations musicales vont peu à peu
connaître un déclin, en ne se produisant plus que dans les grands
hôtels « en cachette ». Il faut attendre l’avènement de la démocratie
en 1991, menée par le Fond démocratique et révolutionnaire du
peuple éthiopien, pour que la vie citoyenne reprenne ses droits.
Dans la foulée, après l’opération « Tam Tam pour l’Ethiopie » menée
par des artistes internationaux pour venir en aide aux
victimes de la famine de 1984/85 à cause d’une sécheresse
sans précédant, l’art musical éthiopien commence à se
faire connaître au-delà des frontières. Parmi les artistes
marquants, une figure s’impose  : Mahmoud Ahmed.
Originaire de la province du Gouragué (au sud-ouest de la
capitale), ce chanteur -ancien cireur de chaussures d’Addis-
Abeba- demeure jusqu’à maintenant l’ambassadeur de
l’éthio-jazz. Un style, né d’une combinaison orchestrale
entre fanfares militaires et traditions abyssines, au service d’une voix
aux phrasés arabesques. A 69 ans, ce «Fela de l’Ethiopie » comme
on l’a surnommé a fait des émules. Comme Gigi. Jeune chanteuse,
révélée en 2002 par le célèbre producteur-bassiste new-yorkais
Bill Laswell. Elle fait partie aujourd’hui de la nouvelle génération
d’azmari, ces poètes-musiciens. Formée dans les chorales de l’église

23
orthodoxe, cette belle trentenaire a su donner un nouveau souffle l’Egypte que de l’Amérique. A 78 ans, Mohammed Wardi, d’origine
à la chanson éthiopienne, avec son style alliant pop, funk et jazz. nubienne, est une autre légende vivante de Khartoum. Avec un
Une fusion musicale qui porte des paroles évoquant l’actualité répertoire de plus de 300 chansons, cet artiste engagé n’est revenu
quotidienne du peuple éthiopien. qu’en 2002 dans son pays, après 13 ans d’exil politique. Indomptable
opposant au régime islamiste d’Omar El-Béchir -président actuel
A l’extrême nord de l’Ethiopie... arrivé au pouvoir après le coup d’Etat de juin 1989-, ce monument
A l’extrême nord de l’Ethiopie, l’Erythrée arrive à se séparer du continu à chanter la liberté. D’autant que depuis la signature de la
Royaume de Saba, en 1993, après 30 ans de guerre sanglante et une paix, il y a cinq entre le nord musulman et le sud chrétien, la culture
période de colonisation italienne et britannique. Une indépendance reprend peu à peu ses droits. A signaler également, un réveil de la
aux forceps qui laisse un pays à reconstruire. Malgré les divergences jeune génération depuis quelque temps, notamment hip-hop.
politiques, la culture érythréenne et éthiopienne ont un fondement Des rappeurs comme Sami Deluxe et Emmanuel Jal arrivent
commun, entre autre, la langue : l’amharique. Outre Faytingua, jeune doucement à sortir de l’ombre.
porte-voix de l’indépendance érythréenne, en pleine ascension,
Tsèhaytu Bèraki reste une artiste de référence. Formée dès l’âge de Mélange du Tanganyika et Zanzibar...
13 ans dans les maquis érythréens des quartiers populaires d’Asmar, Tirant son nom du mélange du Tanganyika et Zanzibar, la
la capitale de l’Erythrée, elle demeure, à plus de 70 ans, la maitresse République unie de Tanzanie proclame son indépendance en 1964,
du krar (lyre à six cordes traditionnelle). après une présence coloniale allemande et anglaise. Terre du twarab
qui signifie extase en arabe, la Tanzanie s’est réappropriée ce style
Ancien comptoir colonial français... hérité de la musique classique orientale venue d’Oman et du Yémen.
Ancien comptoir colonial français, Djibouti n’accède à l’indépendance Dar Es Salaam et Zanzibar accueillent les premiers orchestres du
qu’en 1977. Dernière colonie de la France. Ce petit pays est constitué genre dès le début du XXème siècle. Dans la foulée, Siti Binti Saad,
de deux grands groupes ethniques, les Afars et les Somalis auxquels pionnière du chant twarab en langue swahili, devient une icône
s’ajoutent les Français et les Arabes. Musicalement, la chanson avec son timbre guttural dans toute l’Afrique de l’Est jusqu’à sa
djiboutienne, issue de la poésie pastorale, n’a jamais vraiment disparition en 1950. De cet héritage est né en 1956, le Culture
occupée la place qu’elle mérite par manque de structure artistique, Musical Club, formation zanzibarite soutenue par le gouvernement
reléguant le statut social des chanteurs à la simple fonction révolutionnaire jusque dans les années 80. Mené par la chanteuse
d’ «amuseur public». emblématique Bi Kidude (quasi-centenaire), cet ensemble -composé
de l’oud, de violons, de l’accordéon, du qanun et des percussions-,
Après différents colonisateurs... demeure jusqu’à maintenant, l’orchestre de twarab swahili le plus
Après différents colonisateurs, le Portugal, Oman, l’Ethiopie, réputé sur le plan international.
l’Italie, la France et la Grande-Bretagne, la Somalie acquière
son indépendance le 1er juillet 1960. Premier pays d’Afrique La région des Grands Lacs...
sub-saharienne à se convertir à l’islam dès le VIII ème siècle, cet Parmi les pays de la région des Grands Lacs, le Kenya acquière
Etat est principalement composé d’un peuple de tradition nomade. l’indépendance en 1963, après avoir été colonisé par l’Allemagne et
Comme Djibouti, il est connu pour être une terre de poètes. Mais l’Empire britannique. C’est l’un des pays Est-africains le plus marqué
la situation de guerre civile qu’a connue le pays, depuis 1991, n’a par l’époque coloniale et les influences extérieures. De retour de
pas facilité le développement culturel. Cependant quelques artistes la Seconde guerre mondiale, les jeunes appelés rentrent au pays
ont réussi à émerger comme Faduma Qasim Hilowlé. Née en avec guitare électrique en bandoulière. Dès les années 50/60, ils
1949 à Mogadiscio, elle est n’est autre que la fille du compositeur adaptent la «six cordes» au son du nyatiti (harpe traditionnelle)
de l’hymne national somalien. Un héritage qui fait d’elle une diva et de l’orututu (violon à une corde). De ce mélange va naître un
dont la carrière commence en 1962. Jusqu’à présent, cette doyenne courant musical appelé benga. Apparu dans les années 60, ce genre
demeure une ambassadrice de la paix avec sa voix aux sonorités s’impose sur la scène locale grâce à des musiciens tels Fundi Konde
multiples. La relève est aussi en marche dans ce pays meurtri avec disparu à l’âge de 76 ans en l’an 2000. Considéré comme le pionnier
l’arrivée, depuis 2005, du rap mené par le chef de fil K’Naan expatrié, du Nairobi beat avec sa Gibson, il est à l’origine, entre autre, du
pour l’instant, au Canada. célèbre Malaïka repris plus tard par feu Myriam Makeba. Autre
groupe majeur apparu en 1967: le Shirita jazz . A partir des années
Le plus vaste pays d’Afrique... 80-90, la musique kenyane oscille entre le son swahili et le son
er
Le plus vaste pays d’Afrique, le Soudan devient indépendant le 1 congolais avec la célèbre rumba.
janvier 1956 après avoir été envahi par l’Egypte et l’Angleterre.
Enraciné dans une tradition musicale de l’époque néolithique basée Où les lacs servent de frontières...
autour d’une lyre appelée kisir, ce pays est un carrefour culturel Dans cette vaste région, où les lacs servent de frontières naturelles
entre le monde arabe et l’Afrique subsaharienne. La musique -dite entre les pays, l’Ouganda qui s’appui sur le lac Victoria situé au
moderne- prend forme dans les années 30, lorsque les artistes sud, s’affranchi de son colonisateur, la Grande-Bretagne, en 1962.
commencent à s’approprier les instruments égyptiens et européens Ancien premier ministre, Milton Obote, originaire de la région nilote,
comme l’oud ou les violons. Cette ouverture culturelle se poursuit au nord du pays, devient chef de l’Etat en 1966. Mais il est renversé,
grâce à radio Omdurman, deuxième ville du pays qui diffuse, dès en janvier 1971 par Idi Amin Dada qui prend le pouvoir après un
1945, des musiques étrangères. Abdel Gadir Salim est l’une des coup d’Etat. La terreur s’installe alors dans le pays avec le régime
premières vedettes à mettre au gout du jour le style soudanais du tortionnaire qui s’autoproclame maréchal à partir de 1975, puis
avec son orchestre les All-Stars de Khartoum. Il est notamment président à vie. On estime que son régime aurait fait entre 100 000
l’auteur du titre emblématique Soudani, mélange de rumba et de et 500 000 victimes. Son règne s’achève en avril 1979, date
merdoum, rythme ancestral nomade de sa région natale désertique. à laquelle Amin Dada est obligé de fuir la capitale Kampala.
Sa musique envahie les cabarets de la capitale et prend l’appellation Dans un tel contexte politique, la culture ancestrale de ce royaume
de jazz soudanais même si l’influence est beaucoup plus proche de n’a pas réussie a perduré de façon significative. Aujourd’hui, seul

24 25
Geoffrey Oryema, d’origine acholi, a réussi à obtenir une notoriété les langues dominantes. Marqué par le rythme endiablé nommé
mondiale. Fils d’une chorégraphe de la troupe de danse nationale séga, comme aux Seychelles, cette musique remonte à la période
et d’un ex-ministre d’Amin Dada, il est contraint à fuir son pays, de l’esclavage, mais est resté insulaire bien que sa source vienne du
à l’âge de 24 ans, lorsque que son père est assassiné  de façon continent africain. Parmi les premiers joueurs de séga, figure Ti Frère.
suspecte en 1977. Avec pour seul bagage, une cithare (inanga) et Légende nationale avec son ravane, tambour plat frappé à trois
un piano à pouce (lukembe), l’artiste s’installe en France, où il vit temps, ce ségatier, né de père malgache, mort en 1992, représente
jusqu’à aujourd’hui. Son premier album de folk swahili, paru en à lui seul l’âme du séga mauricien. Pays touristique par excellence,
1990 et intitulé naturellement Exil, va lui permettre d’obtenir une depuis des années comme son voisin seychellois, l’île Maurice
reconnaissance méritée. succombe aux musiques commerciales avec l’invasion du séga
fabriqué à base de synthés destinés aux clubs pour « blancs » de
Des pays cousins... Port-Louis. Pour éviter cette dérive, Menwar propose une nouvelle
Le Rwanda et le Burundi sont des pays cousins. Ils possèdent une lecture du séga. Faisant parti de la relève générationnelle, il rajeuni
histoire commune puisque ce sont deux royaumes rivaux qui ce patrimoine musical mauricien en lui donnant une nouvelle
er
remontent au XIIIème siècle. Indépendant le 1 juillet 1962 après impulsion à la fois roots et groovy.
une domination allemande et belge, le Rwanda est l’un des plus
petits d’Afrique bordé à l’ouest par le lac Kivu. Jusqu’au XIXème La sauvegarde du séga traditionnel...
siècle, la culture rwandaise est restée marquée par l’épopée des rois Après avoir été colonisé par la France et la Grande-Bretagne,
et guerriers. Dans le domaine de la musique, ce sont les tambours l’archipel des Seychelles maintient son patrimoine musical grâce
sacrés appelés ingoma qui ont rythmé les danses et poésies à la au musicologue et musicien David André dès les années 60. Auteur
cour royale, tout comme au Burundi. L’importance de l’ingomaest, de l’hymne national seychellois, il œuvre notamment pour la
mot qui signifie à la fois percussion et royaume. Il faut attendre sauvegarde du séga traditionnel qui, comme à Maurice, est le
les années 1950/60 pour voir arriver les premiers instruments rythme dominant à Victoria, la capitale de Mahé, l’île principale.
modernes, comme les guitares grâce aux musiques que diffuse la Depuis les années 80, de nouveaux artistes s’imposent comme
radio nationale. Mais la période de guerre entre les Hutu et les Tutsi Jean-Marc Volcy. Avec son genre satirique, il est aujourd’hui l’un des
à partir des années 80 jusqu’au génocide de 1994 -faisant plus chanteurs seychellois le plus reconnu dans son pays mais aussi à
d’un million de morts- a pour conséquence la fuite des artistes à Maurice depuis son tube Bake yaya paru en 2002.
l’étranger. C’est le cas de Cécile Kariyebawa. Né à Kigali dans une
famille de musiciens, elle est à l’origine de l’Orchestre urbain du L’un des derniers pays africains insulaires...
Rwanda fondé en 1960. Basée en Belgique, Cette grande voix est L’un des derniers pays africains insulaires à connaitre l’indépendance
l’une des rares artistes à avoir donné au pays des Mille collines une est l’archipel comorien Après avoir été colonie française jusqu’en
résonnance à l’étranger. 1975, les îles aux parfums se séparent un an après. Seules la
Grande Comore, Mohéli et Anjouan affichent leurs solidarités
A l’Est du lac Tanganyika... pour devenir une république, alors que Mayotte décide de rester
Appuyé à l’Est du lac Tanganyika, le Burundi voisin connait les mêmes française. Une division politique qui crée des tensions inter-îles
colonisateurs et la même date d’indépendance que le Rwanda. toujours d’actualité aujourd’hui malgré le creuset commun de
Comme son jumeau, les musiques et les danses sont principalement cet archipel appelé par les Arabes Jazïrat al-Qamar, les « îles de la
dominées par le culte de la royauté, avec, là encore, la présence des lune  »  : la religion musulmane. Car les premiers habitants chirazi
tambourinaires. Un patrimoine traditionnel millénaire popularisé venus de Perse, qui s’installent dès le début du XVIème siècle,
par les fameux Tambours du Burundi. Authentique porte-drapeau de marquent à jamais l’empreinte de l’islam. Imprégné dès la fin des
ce pays, cet ensemble a fait le tour du monde depuis les années 60. années 60 par le courant twarab swahili venu de Zanzibar surtout
Avec ses jeux rythmiques spectaculaires, il demeure toujours une en Grande Comore, de part sa proximité géographique, l’archipel
référence incontestée, même si l’aspect sacré des tambours n’est comorien est cependant influencé par d’autres cultures. Comme
plus de mise aujourd’hui. Autre figure marquante à avoir popularisé la musique de tambour appelée n’goma à Anjouan. Ou encore les
la musique burundaise  : Khadja Nin. Après une enfance de fille rites de possession des confréries soufi dont la plus ancienne est la
de diplomate passée à Bujumbura, elle commence réellement la Qadiriyya. De ces racines multiples va naître à partir des années 80,
musique en 1980, lors de son départ pour la Belgique. Avec son toute une vague d’artistes aux facettes très différentes selon leurs
style pop et ses textes en swahili, cette chanteuse à la beauté pure origines. Car les Comores est l’un des pays océano-indien les plus
qui n’est pas sans rappeler le mannequin Naomi Campbell, connait métissés de la région avec une population composé d’Arabes, de
la consécration en 1996 avec son enregistrement Sambolera. Grâce Bantous, d’Indiens, de Malgaches et d’Européens. Parmi les noms
à une promotion médiatique de la chaîne de télévision française, qui comptent aujourd’hui, Abou Chihabi fait figure de pionnier de
TF1, sans précédent pour une artiste africaine, son album se vendra la jeune génération. Installé en France, il est l’inventeur du folkomor
à plus de 400 000 exemplaires… océan. Un courant pluri-identitaire, à la fois swahili et malgache, au
service de chansons engagées. Pour sa part Maalesh -resté à Moroni,
Des pays de l’océan Indien... la capitale comorienne- est plutôt dans le registre poétique arabo-
Contrairement aux indépendances des nations du continent, africain. Enfin, la chanteuse Nawal, faisant parti de la diaspora, est
celles des pays de l’océan Indien ce sont faites plus tardivement. l’une des rares artistes femme comme Zaïnaba reconnu au-delà
Comme si l’éloignement maritime avait retardé le processus de de l’océan Indien. Descendante d’El Maarouf, grand marabout des
décolonisation  ! Pendant que la «  révolution  » de mai 1968 bât Comores au XIXème siècle, elle prophétise un registre fondé sur un
son plein en France, Maurice et les Seychelles découvrent quelques islam pacifique.
mois plutôt l’autonomie: le 12 mars 1968. Cependant Maurice, après
Daniel Lieuze (rfi)
une colonisation hollandaise, française et anglaise, ne devient une
république que le 12 mars 1992. Bien que ce pays insulaire connaisse
deux siècles de présence britannique, le créole et le français restent

26 27
Franco

AFRIQUE
CAMEROUN

R. CENTRAFRICAINE
CENTRALE
CONGO Les rythmes de la forêt.
GABON toutes ces musiques d’aujourd’hui portent
GUINÉE EQU.
la marque génétique de la terre d’Afrique...
En Afrique, les brûlures de l’histoire ont su forger un singulier destin aux artistes musiciens.
R. D. DU CONGO S’ils comptent relativement peu sur l’échiquier planétaire de l’industrie musicale, leur dense
créativité a cependant influencé toutes les composantes des musiques pop internationales
TCHAD contemporaines. Des rythmes afro et latino-américains, caribéens et de l’océan Indien, du jazz
au reggae, du hip hop au son, de la soul au salegy en passant par la samba et la morna, toutes
ces musiques d’aujourd’hui portent la marque génétique de la terre d’Afrique. Cruel paradoxe
pour un continent si fécond dont la sève peine à nourrir ses plus flamboyants ambassadeurs :
les créateurs.

S’il est vrai que depuis le début des années 60/70, plusieurs artistes incarnent l’Afrique, force est de
constater que le rayonnement de leur musique se heurte violement aux murs d’une insolente
mondialisation. Un dépit qu’il nous faut aussitôt savoir relativiser, car jamais la musique
africaine n’aura été autant ingérée tant au cœur de sa population continentale, qu’à l’échelon de
son incommensurable diaspora mondiale.

Il faut également noter que le découpage géographique hérité du temps des colonies, ne résiste
pas longtemps à l’épreuve d’une invariable donnée. En Afrique centrale comme partout ailleurs
sur le continent, la civilisation traditionnelle demeure l’intarissable réservoir de la
musique contemporaine. Dans cette région du continent, les Pygmées sont les gardiens du
temple. Dépositaire de la mémoire, ce peuple menacé est le plus
ancien de la planète. Aujourd‘hui encore il possède tous les secrets
des rythmes de la forêt.

Diversité.
L’Afrique centrale offre une diversité de peuples exceptionnelle.
Cette Afrique plurielle dont le foyer de civilisation majoritaire est
bantou se compose de très nombreuses ethnies présentes  dans
l’ensemble du continent. Au Cameroun « l’Afrique en miniature »,
les Fangs, Bétis, Bamilékés, Bassas Doualas et Pygmées  côtoient les
Peuhls dans un pays faisant à la fois allégeance à la francophonie
et au Commonwealth. Au Tchad, pays voisin les langues officielles
Français et Arabe « respirent »  par le filtre d’une centaine d’autres
engendrées par le terroir local, Gambaï, Mbaï, Massa ou Toupouri.

Il n’y a donc pas d’intangibilité des frontières en matière musicale !  Face


aux despotes de l’enclavement des identités culturelles, les artistes
sont souvent des éclaireurs logés aux avant-postes de l’intégration
Africaine. A cet égard, ils précèdent le politique. Lokua kanza
Rwandais par sa mère doit –il choisir entre les tendres berceuses
de son enfance de Kigali ou de Kinshasa ? Sam Mangwana est-il fils
d’Angola ou de la RDC ? Le temps du politique n’étant pas celui du
citoyen  musicien, en Afrique centrale, ce dernier vogue et galère de
visas en visas, de pays limitrophes en pays voisins pour entonner le
fabuleux refrain idéalisé d’une Afrique pacifiée et unifiée. La culture
voyage, pas les hommes !

29
Le temps des pionniers. de la légende et d’une notoriété planétaire. Au Cameroun le High life du Ghanéen E T Mensah, l’Afro Beat
La tradition musicale africaine plusieurs fois millénaire constitue la de Féla font fureur. Le Makossa rythme la vie des faubourgs côtiers de Douala et porte la liesse populaire
principale source qui alimente la création contemporaine. A l’instar grâce au talent d’artistes inspirés : Lobe Rameau, Eitel Tobbo,  Epée Mbende, Francis Bebey, Manu Dibango,
de la kora d’Afrique de l’Ouest, le Mvet est bien plus qu’un simple Ekambi Brillant, Eboa Lotin, Sale John (Ambass-bey), Jean Aladin Bikoko (Assiko). D’autres émergent à leur
instrument qui chante l’épopée d’un peuple valeureux. Chez les Fangs, tour portant la marque d’un particularisme identitaire. En pays Bamiléké, Tala André Marie à qui James Brown
le Mvet qui trouve sa racine originelle dans l’antique Egypte est un emprunta le titre « Hot Koky » devenu « Hustle »  popularise le Tchamasi puis le Bend Skin, Sam Fantomas
instrument à cordes. Il englobe à la fois, la poésie, la philosophie, invente le Makassi qui se danse aujourd’hui encore de Madagascar aux Antilles, Toto Guillaume  marque toute
l’histoire et les sciences. une génération par son goût aiguisé de la mélodie. Chez les Fangs et Bétis les artistes de bikutsi, Messi Martin,
Son empreinte culturelle couvre l’étendue de plusieurs territoires Medjo Me nsom, Atébass et les Têtes Brûlées transmettent la flamme des ancêtres sur un rythme endiablé.
allant du Cameroun à la Guinée équatoriale, du Congo Brazzaville au Cette musique est commune à la sphère  linguistique et culturelle de la Guinée équatoriale et du Gabon.
Gabon. Si chez les Mandingues le Djeli (griot) déclame la magique Rien d’étonnant donc au fait que l’Equato-Guinéen Maélé chante dans la même langue que le chansonnier
épopée de l’empereur Soundiata Keïta, chez les Fangs, les chants  moraliste gabonais Hilarion Nguéma auteur de « Quand la femme se fâche », dont le public camerounais
qui galvanisaient les troupes retracent l’exode d’un peuple guerrier raffole. Dans ce pays d’Afrique centrale, la qualité des cabarets est telle qu’il a engendré une génération de
vainqueur de tribus assaillantes. bassistes camerounais que les géants de l’industrie musicale s’arrachent depuis plusieurs décennies. Jean
L’Afrique centrale présente l’une des gammes instrumentales les Dikoto Mandingue fut bassiste de Claude François, Vicky Edimo joua avec James Brown,  Aladji Touré a su
plus variées du continent. Certains instruments à vent, à cordes, ou graver sa « touche » dans les mémoires. Certains sont aujourd’hui considérés comme les meilleurs bassistes
percussifs  ont traversé les âges. Vestiges de la mémoire et témoins du du monde, Richard Bona, Etienne Mbappé, Armand Sabbal, Noel Ekwabi... et perpétuent une longue tradition
génie africain, ces instruments accompagnent les voix polyphoniques d’artistes d’exception.
de peuples qui ponctuent chaque rituel de la vie par une offrande En République centrafricaine, la musique souffre d’une parenté consanguine avec la rumba congolaise. A cela
musicale. Flûtes, trompes, xylophones (sanzas ou likembé),  cithares, s’ajoute une autre injustice historique. Bon nombre de musiciens ayant façonné la rumba congolaise étaient
arcs musicaux, tambours, constituent la base de la création musicale. centrafricains. Il est donc vraisemblable que Jean Marc Lesoi, Dominique Eboma, Jimmy Zakary ayant travaillé
C’est avec l’arrivée des instruments occidentaux, dès le début du avec les plus grands dont Franco, puissent revendiquer le titre de co-fondateurs d’un genre majeur : la rumba
XXème siècle que va se dessiner l’ossature de la musique africaine africaine. Dans ce pays, il existe une longue tradition d’orchestres populaires, Musiki, Canon Stars, Super Stars,
moderne. A cette date, les premières guitares et le phonographe Zokela, Tropical fiesta… Le Cameroun, lui, se distingue par de fortes individualités, de Eko Roosevelt à  Manfred
débarquent sur le continent. Les armateurs grecs présents en Afrique, Ebanda auteur de la version originale de « Amio », aux chanteuses Anne Marie Nzié, Bébé Manga, Rachelle
contribuent alors à la diffusion de sonorités venues des quatre coins Tschoungui, Marthe Zambo, Grâce Decca, Charlotte Mbango, K Tino, Lady Ponce en passant par une incroyable
de la planète. Pendant les années 30 et 40, l’introduction de radio diaspora qu’incarnent Sally Nyollo, les Nubians et tant d’autres. C’est en 1966 avec le titre « Poe », que
Congo Belge à Léopoldville, de radio Congo à Brazza, et de radio Pierre Akendengue endosse l’habit du « père » de la musique gabonaise dont les enfants et petits-enfants
Douala  au Cameroun va considérablement influencer les artistes qui s’appellent aujourd’hui François Ngwa ou Annie Flore Batchiellilys. Mackjoss, Martin Rompavet, Pierre Claver
écriront alors les plus belles pages de la musique d’Afrique centrale. Zeng, Oliver Ngoma, Ondéno Rébiéno, Evizo Star comptent parmi les références  de la vie musicale gabonaise.
Les sonorités, américaines, caribéennes et ghanéennes qui déferlent Au pays de Patience Dabany, le hip-hop est le genre émergent et les chorales religieuses prennent une place
vont très fortement inspirer toute une nouvelle génération d’artistes. de choix dans le cœur des fans et mélomanes. Ce phénomène se généralise d’ailleurs dans toute l’Afrique
Les mythiques labels Olympia dès 1939, Ngoma en 1948, Opika en centrale, bien loin de l’esprit de la pionnière des chorales gospel en Afrique centrale, «  Palata Singers  »
1950, Esengo en 1957 lancent les carrières de ceux qui vont devenir conduite par Marcel Boungou.
les pères fondateurs de la musique moderne du bassin du Congo. Au Tchad où le français et l’arabe sont langues officielles, la diversité culturelle  est extrêmement dense. Hélas
Cette région d’Afrique centrale devient rapidement avec la naissance l’environnement logistique et culturel ne facilite  pas le développement artistique. Maître Gazonga, le groupe
de la Rumba, le principal foyer de production musique populaire de Tibesti, Clément Masdongar, Ingomadji Mujos et plus récemment Mounira Mitchala, jeune chanteuse lauréate
toute l’Afrique. L’African Jazz de Joseph Kabasélé invente le fameux Découvertes Rfi 2007, sont les figures de proue de la culture d’un pays dont le patrimoine regorge de richesses
« Indépendance cha cha » en 1960, Franco Luambo Makiadi impose jusque là inexplorées.
avec le TP Ok Jazz, le dogme d’une rumba africaine qui va enflammer
toutes les capitales du continent. L’Afrisa international de Tabu Ley Le grand défi.
Rochereau participe à cette fièvre, tandis qu’à Brazzaville le groupe La diversité des peuples qui composent l’Afrique centrale constitue sa principale richesse. Pourtant, près
« Les Bantous de la capitale » fondé dès 1959 par des musiciens issus à de 50 ans après l’émergence des premières grandes figures de cette musique, le manque de structures
la fois de L’Ok Jazz et de l’African Jazz incarne l’âme de cette musique. d’accompagnement et de développement de la vie culturelle et artistique contraste fortement avec le
D’autres groupes portent aussi cet héritage, Cobantou, Conga- Succès, potentiel identifié de cette partie du continent. Le mouvement d’échanges amorcé entre artistes démontre
Négro Succès, Trio Madjesi de Sosoliso, les Maquisards, Bella-Bella… que les frontières culturelles ne tiennent pas face à la vérité de la création. Il est évident que les « Atalaku 
Comment oublier la guitare magique du Dr Nico, la voix chaude de ambianceurs » de Kinshasa ont très largement influencé le coupé-décalé né dans les faubourgs des quartiers
Wendo Kolosoy, inoubliable interprète de « Marie Louise » ? populaires d’Abidjan. A la fin des années 70 les musiciens de Kassav qui inventeront le zouk accompagnent
La création du Zaïko Langa Langa en 1969, ouvre de nouvelles tous les ténors du Makossa ont très largement été influencés par cette musique ainsi que par le funk 
perspectives à la rumba  de la troisième école de la musique Compas haïtien.  En Afrique de l’Ouest, il suffit d’une pièce d’identité pour traverser plusieurs pays. En
Congolaise dont dont la nature mue de génération en génération. Afrique centrale des barrières administratives et logistiques  pesantes ont eu raison de la passion des
Aux Papa Wemba, Jossart Nyoka Longo,  Victoria Eleison de King promoteurs culturels qui sont désormais peu nombreux. Quelques symboles forts existent pourtant  :
Kester Emeneya, vont succéder Koffi Olomidé, Wenge Musica et l’année 1981 marque la création d’Africa numéro 1, première radio francophone du continent. En 1974,
Extra-musica.  Autrefois garante des valeurs patrimoniales héritées du Don King initie la rencontre Ali/Foreman  qui se tient à Kinshasa pour le « combat du siècle ». Pour la
temps du royaume Kongo, la rumba devient une musique d’ambiance. première fois dans l’histoire de l’ére médiatique, un événement planétaire est diffusé depuis l’Afrique. Côté
Certains aînés déplorent alors  une  déviance certaine dans l’écriture musique, la crème mondiale est présente pour un festival musical qui a lieu avant le combat. A l’affiche,  BB
et regrettent le temps où cette musique interpellait les consciences. King, James Brown, Fania All stars, The Spinners, Miriam Makéba, Franco, Zaiko Langa Langa et tant d’autres.
Il faut se souvenir qu’en ce temps-là, les artistes commencent à Depuis cette date, peu d’événements d’envergure internationale ont pu relever le défi.   Il faut aussi noter
voyager. Abidjan est la ville lumière qui fait rêver. Au côté de Joseph l’existence du Fespam, festival panafricain de musique. C’est à l’initiative de l’OUA devenue Union africaine
Kabasélé, un jeune saxophoniste camerounais fait des merveilles, il que  Brazzaville abrite cet événement tous les 2 ans depuis 1996. En Afrique centrale, les prochaines années
s’appelle Manu Dibango. C’est à lui que l’on devra les arrangements sont celles d’un grand défi pour le secteur culturel : créer un environnement viable pour les industries
de «Indépendance cha cha  » en 1960,  puis de «  Bûcheron  » en culturelles tenant compte notamment de la fonction sociale de l’artiste. Un challenge pour coller à l’idéal
1970, hymne panafricain, chef-d’œuvre du poète congolais assassiné d’une Afrique dont les artistes seraient les vitrines nobles d’une société apaisée.
Franklin Boukaka. En 1972, «  Soul Makossa  »,  face B d’un hymne
dédié à la Coupe d’Afrique des nations  de football, lui ouvre les portes Amobé Mévégué (France 24 - Ubiz)

30 31
Oum Kalsoum

AFRIQUE
DU NORD
colonisation et libération
Toutes ces indépendances successives ont
déclenché un formidable essor culturel,
libéré un appétit musical exceptionnel
ALGÉRIE
Les pays du Nord de l’Afrique, de l’Atlantique à la Mer rouge, sont quinquagénaires. Du plus
EGYPTE jeune Etat, l’Algérie libérée de 132 ans de colonisation française en juillet 1962, au plus ancien,
la Libye, premier pays indépendant d’Afrique en décembre 1951, occupé depuis la Seconde
LIBYE Guerre mondiale par la France et la Grande-Bretagne après la défaite de l’Italie, son premier
colonisateur de 1911 à 1943. L’Egypte, elle, officiellement détachée en 1922 de la tutelle
britannique instaurée en 1914, est devenue réellement libre avec le renversement de son roi
MAROC
fantoche en juillet 1952 par les « officiers libres » de Nasser. La Tunisie et le Maroc se
débarrassent du protectorat français imposé en 1881 pour l’une et en 1912 pour l’autre en mars
TUNISIE
1956 puis avril pour le Nord du royaume chérifien occupé par l’Espagne depuis 1912 aussi.

Toutes ces indépendances successives ont déclenché un formidable


essor culturel, libéré un appétit musical exceptionnel, mais déjà
nourri par les mouvements nationalistes à l’œuvre dès les années
1920, plus pacifiques, comme en Egypte, ou devenus radicalement
armés, comme en Algérie, indépendante après huit ans de la plus
meurtrière des guerres de libération du XXe siècle. L’amour, la
danse, la société, la politique sont, bien sûr, les thèmes animant
un demi-siècle de chansons qui disent à leur manière les périodes
traversées par les nouveaux Etats de l’Afrique du Nord. Une musique
qui reste plus ou moins marquée par sa confrontation avec celles
des colonisateurs européens qui ont définitivement bouleversé les
traditions culturelles de leurs conquêtes. Des colonies où les artistes
ont aussi écouté les airs musicaux, jazz, rhythm’n’blues, rock, modes
cubaines et brésiliennes, tango, reggae, soufflant de plus loin encore,
des Amériques, elles-mêmes terres coloniales par excellence.
Les peuples des nouveaux pays de l’Afrique du Nord connaissent
en une cinquantaine d’années l’espoir, l’utopie, l’autoritarisme,
la désillusion, la révolte, le désespoir. Leurs chants reflètent plus
ou moins directement ces convulsions, souvent sourdes, parfois
violentes. D’ailleurs, le rêve fou et populaire placé en des lendemains
qui chantent s’est parfois transformé en grande injustice.

INSOUCIANCE ET INJUSTICE
Les peuples chantent et dansent, fraîchement libérés de l’injustice
coloniale. Des artistes du premier CD souffrent d’une nouvelle
injustice dès les premières années indépendantes. A l’exemple de
celle subie par le barde fabuliste de l’immigration kabyle en France,
Slimane Azem (1918-1982), qui glorifie ici son Algérie mon beau
pays et voit ses chansons interdites d’antenne par les nouveaux
maîtres au nationalisme chatouilleux de sa terre natale sous
prétexte que son village s’était rallié à l’armée française durant la
guerre d’indépendance. Toujours meurtri malgré son disque d’or en
1970 en France, Azem se replie dans le Sud-Ouest, et partage son
temps entre sa ferme à Moissac et tournées dans les villes

33
de l’immigration algérienne avant de disparaître, après un dernier peuple, comme le chaâbi (populaire), d’un plus tardif Abdelaziz Stati (né en 1961). Un Maroc élitiste qui
Olympia en 1981, miné par l’alcool. L’Algérie officielle le réhabilite tente, comme en Algérie et en Tunisie, d’imposer l’art hérité de l’Andalousie, la musique arabo-andalouse,
en 1991, dix ans trop tard. Autre marginalisé par les dirigeants comme la seule digne d’être promue, oubliant que ce genre fut en son temps une musique aussi populaire.
de l’Algérie nouvelle, lui aussi immigré en France, bluesman de Un poème savant que magnifient ici avec sa voix de miel le Marocain Mohamed Bajddoub (né en 1945) et
l’exil désespéré, sujet de son Kifèche rah (comme il est parti), le Sultana Daoud, dite Reinette l’Oranaise (1915-1998), la juive non-voyante à la voix rocailleuse qui renoue
zazou à la voix écorchée, Dahmane El Harrachi (1926-1980) ne avec le succès dès la fin des années 80 en France après avoir été vedette du genre durant la colonisation
fut pratiquement jamais diffusé dans son pays jusqu’aux toutes dans sa natale Algérie où elle fut oubliée. Tout comme Chérifa (née Ouardia Bouchemlal en 1926), marraine
dernières années de sa vie fauchée par un accident sur la corniche de la chanson traditionnelle kabyle, qui glorifie ici le combattant berbère, Azwaw (le zouave) et qui inspirera
algéroise. Son chaâbi rocailleux, genre populaire d’Alger dont le dieu tant de gloires de la musique moderne kabyle dont le plus célèbre mondialement, Idir.
reste M’hamed El Anka (1907-1978), sera célébré vingt ans plus tard Il faut dire que durant ces années 60-70, et un peu 80, il y a une variété maghrébine populaire qui a les
dans le monde par Rachid Taha reprenant son fabuleux Ya Rayah honneurs de la diffusion sur les ondes nationales comme celle du ténor Abdelwahab Doukkali (né en 1941)
(toi qui t’en vas). La maman du raï traditionnel de l’Oranie, Cheikha qui réussit une superbe composition des traditions marocaines avec la grande musique du Caire.
Rimitti (1923-2006) fut elle aussi bannie des ondes officielles de Un équivalent que l’on retrouve en Tunisie avec la voix écorchée de Soulef et dans un style plus enraciné
l’Algérie indépendante et socialiste pour ses chants libertins et dans le folklore tunisien avec Hédi Habouba déclamant le mal-être de la jeunesse. Le chant faubourien
finalement subversifs, à l’exemple de son Touche mami touche de ce dernier est de la même attitude que celui du Nubien du Caire, Mohamed Mounir (né en 1954),
(« Dis-moi où tu couches/A droite ou à gauche »), jusqu’à sa mort précurseur de la nouvelle chanson égyptienne, plus pop, plus courte, appelée jeel music ou musique de
en France où elle vivait depuis les années 70. la chababyia (jeunesse), lui-même héritier du Rossignol brun, Abdelhalim Hafez (Abdelahlim Chabana,
Ces figures de la chanson algérienne côtoient dans ce premier 1929-1977). Ce modernisateur mélancolique de la chanson égyptienne reste un inspirateur puissant des
disque des maîtres de la joie et de l’insouciance, tels le juif tunisien générations actuelles de la musique arabe, de l’Atlantique jusqu’au Golfe persique.
Raoul Journo (1911-2001), son jeune compatriote musulman
Ahmed Hamza (né en 1931) qui impose la musique tunisienne à CHANGEMENT ET REBELLION
tout le Maghreb avec sa réussite phénoménale Jari ya Hamouda La plupart des stars d’aujourd’hui, présentes sur le troisième disque, se revendiquent de Hafez, notamment
(mon voisin Hamouda), inspirée du folklore. Une attitude que Hakim (né en 1962), la voix la plus bluesy de la jeel music égyptienne. Lui sont aussi redevables, les
partagent les israélites algériens Blond-Blond, l’albinos Albert héros du raï électrifié jailli de l’Ouest de l’Algérie tels Khaled (né en 1960), Mami (né en 1966), le groupe
Rouimi (1919-1999) vantant sa ville natale avec Wahran el bahyia Raïna Raï (formé à Paris en 1982), ou Hasni (1968-1994), le crooner d’Oran assassiné durant les années
(Oran la joyeuse), Salim Halali (1920-2005) interprète du tube sombres de l’Algérie en proie à la fureur islamiste. Ou encore l’ancien couple Fadéla (née Fadéla Zalmat
Sidi h’bibi (mon seigneur chéri) reprise mythique de la tradition en 1962) et (Mohamed) Sahraoui (né en 1961) qui ont chanté l’une des plus belles et modernes chansons
marocaine. Leur payse musulmane Noura (née en 1942) chante du raï, N’sel fik (tu m’appartiens), composée par Rachid Baba-Ahmed tué en 1995 durant la guerre que
la convivialité féminine avec Ya bnet el houma (les filles de mon se livrent le pouvoir algérien et les milices intégristes dans une Algérie, un Maghreb, un monde arabe
quartier), popularisant ainsi la variété algérienne pour devenir qui change profondément quand l’islamisme sérige en contestation populaire de régimes autarciques.
l’égérie de la nouvelle chanson nationale de l’Algérie indépendante Mais, les acteurs du raï, eux, comme leurs semblables de la jeel music égyptienne, sont les traducteurs
sur des compositions, de son mari Kamel Hamadi. libertaires de la rébellion de leur génération contre le carcan idéologique qui étouffe son appétit de vivre,
Ce nouveau style est alors fortement influencé par l’Egypte, la plus de revendiquer l’amour, de raconter les petites histoires du quartier dans la langue de la rue, qui sont aussi
grande des nations arabes, la plus forte culturellement depuis les autant de tragédies humaines et finalement universelles. Un chant auquel répond du centre du pays le
années 30 où commençait à se forger une extraordinaire modernité Berbère algérois Takfarinas (né Ahcène Zermani en1958) qui parle de passion amoureuse, de coup de foudre
musicale, un équilibre miraculeux entre le nouveau et l’ancien pour une belle inconnue, et rompt ainsi par ses thèmes plus prosaïques, ses tenues de rock star tranchant
que vont porter dans tout le monde arabe Mohamed Abdelwahab avec la sobriété du folk kabyle de ses aînés, leur protest song identitaire, parfois ouvertement politique,
(1907-1991) et Farid El Atrache (1915-1974), grâce notamment apparue durant la décennie 70.
au cinéma. C’est aussi le grand écran qui révèle aux masses arabes, A l’Ouest du Maghreb, dans le dialecte arabe du Maroc, une voix perçante crie en français J’en ai marre.
l’Astre de l’Orient, Oum Kalsoum (1904  ?-1975), Fatima Ibrahim C’est une jeune Berbère du Moyen-Atlas, Najat Aâtabou qui décrie la condition féminine, l’infidélité, la
al-Sayyid al-Beltagui, dont la chanson ici, Ghanili chewyi (chante violence conjugale, l’abandon des hommes quand leur petite amie tombe enceinte, mais aussi le désir
un peu pour moi), a été popularisée par le film Salama. Aujourd’hui charnel. Un chant qui sème la transe parmi sa génération, filles et garçons confondus, captivés aussi par
encore, il n’y a pas un jour sans que la voix de la grande diva soit un autre nouveau timbre puissant chantant leurs préoccupations dans la même veine musicale que celle
diffusée par les radios arabes, y compris en Occident. de Najat, le chaâbi marocain (très différent du chaâbi algérien), Fayçal ou plutôt Orchestre Fayçal, selon
son nom de scène. Son tube Ana mélit, signifie tout simplement en arabe maghrébin : « j’en ai marre ».
TRADITION ET CONTRADICTION En Tunisie, c’est les Ouled Jouini, originaires de la maritime Zarzis, proche de la frontière libyenne, menés
par Ferhat Jouini dès 1983, qui inventent une pop forte de ses racines traditionnelles pour chanter les
Le second CD reflète les courants culturels animant des pays
thèmes de prédilection de la jeunesse. Alors qu’en Algérie apparaît, deux ou trois lustres plus tard, le rap
désormais définitivement indépendants et dont les Etats mythifient
tout aussi rebelle que représente ici City 16, le groupe algérois de Réda, pourtant enfant de la nomenklatura
leur passé et cherchent une modernité conforme à leur vision de
algérienne qui stigmatise La Tchitchi, nom donné à la jeunesse dorée algérienne. Plus à l’Est de son pays,
l’avenir de leurs peuples. Ils construisent une idéologie nationale,
dans la région de Sétif, c’est un autre chanteur, Khalass, Iklass Brahimi, ancien récitant du Coran, qui chante
consensuelle, qui nie la diversité culturelle de leurs peuples et
sur le staïfi, rythme de danse irrésistible les thèmes qui font vibrer sa génération.
dans laquelle tous ne se reconnaissent pas et contredisent cette
Bref, les vingt dernières années du XXe siècle et les débuts du XXIe appartiennent à une jeunesse qui n’a
uniformité de façade. Notamment Lounis Aït-Menguellet (né en
pas connu la colonisation et ne supporte plus les discours dominants qui prônent leur légitimité dans les
1950) qui, avec sa guitare accompagnée de trois ou quatre autres
mouvements de décolonisation justement. C’est le temps des désillusions et de la féroce envie de vivre son
instruments acoustiques, interprète ses asfrous, poèmes kabyles,
temps et ses contradictions.
disant à sa manière douce que la nouvelle Algérie a aussi une identité
Bouziane Daoudi (Libération)
berbère alors qu’il voit les dirigeants de son pays affirmer que son
.
peuple est seulement arabe. De l’autre côté de la frontière ouest, le
groupe légendaire des Nass El Ghiwane propose, lui, dans les mêmes
années 70 une chanson métaphorique et contestataire qui mélange
dans une synthèse prodigieuse les traditions populaires, mystiques
et profanes, dans un Maroc officiel qui dédaigne la culture de son

34 35
AFRIQUE
LUSOPHONE
Au début des années 60, la musique populaire des pays de langue portugaise était la
CAP VERT
grande inconnue sur le plan international. Le Duo Ouro Negro, un duo acoustique
angolais formé en 1956 par Raul Aires Peres (plus tard Raul Indipwo) et par Camilo
ANGOLA McMahon, fait figure d’exception. Débutant sa carrière avec deux classiques de la musique
populaire angolaise Muxima’ et Kurikutela le duo tombera plus tard dans la variété interna-
MOZAMBIQUE tionale. Rythmes angolais, brésiliens, sud-africains et pop occidentale feront partie de son
répertoire. L’Olympia accueillera le duo Ouro Negro dans les années 1960. Au début des
GUINÉE BISSAU années 1970 le groupe A Voz de Cabo Verde accompagnant le chanteur Bana et les angolais
Bonga et Rui Mingas, sont loin de la reconnaissance qui apportera surtout aux capverdiens
SAO TOME E PRINCIPE et aux afro-latins en général le succès de Cesária Evora à partir des années 90, grâce entre
autres à ses albums Mar Azul (1991 Lusafrica) et Miss Perfumado (1992 Lusafrica) incluant
deux hits majeurs, Sodade et Angola.

Lorsque l’Angola, le Mozambique, la Guinée-Bissau, São Tomé & Príncipe et le Cap


Vert accèdent à leurs indépendances entre les années 1974 et 1975, à l’exception près
de l’Angola déjà avec des structures embryonnaires en la matière, l’industrie musicale est
inexistante dans ses pays africains. Le gouvernement colonial portugais était hostile aux
expressions culturelles locales. Pour mieux comprendre les musiques lusophones d’Afrique il
convient de rappeler leurs influences des rythmes caraïbes et de
l’Amérique latine, à savoir, le merengue, la rumba, le chorinho, la
samba, la cumbia, ce qu’on serait tenté d’ appeler les musiques
parentes du retour.

Cap Vert
Avant Cesária Evora, la Billie Holiday aux accents luso-créolophones,
et l’explosion de Sodade, le rôle de porte-drapeau de la musique
capverdienne revenait à la A Voz do Cabo Verde, groupe majeur
de la musique capverdienne moderne fondé en 1962 par Bana à
Rotterdam, en Hollande, et formé par les maestros de talent Luis
de Morais (clarinette) et Morgadinho (trompette). En apprivoisant
sa musique avec des influences caraïbes, latino-
américaines et du jazz dans les années 70, A Voz de Cabo
Verde ouvrira la voie à des groupes comme Os Tubarões
(les requins) et Bulimundo au pays et Cabo Verde Show
et Livity à l’étranger.
Bana le crooner de la morna, et le musicien, arrangeur,
producteur, Paulino Vieira, joueront un rôle majeur dans
le développement de la musique des Îles du Cap Vert de
nos jours. Cesaria Evora, Teofilo Chantre, Simentera, Tito
Paris, Maria Alice, Lura, Rufino Almeida
(alias Bau), Manuel Lopes Andrade (Tcheka) et dans ce vingt-unième
siècle Mayra Andrade et Sara Tavares leur doivent beaucoup. De son
côté, le talentueux Gérard Mendes (alias Boy Gé Mendes), cultive
les influences africaines et latino-américaines. Le funana et le
batuco, deux genres locaux aux racines africaines jusqu’à naguère
marginalisés par les élites de l’archipel atlantique se révélera plus
tard grâce à des groupes comme Finaçon, Ferro & Gaita.

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Angola Guinée-Bissau
Après le mouvement musical moderniste des années 50 soucieux Le gumbe, dont la chanson M’Ba Bolama de Ernesto Dabó en 1973
de l’indépendance avec comme éclaireurs le groupe Ngola Ritmos fut le premier hit reste le rythme le plus joué par les musiciens de
et le guitariste Carlos Aniceto ’’Liceu’’ Veira Dias (ce dernier passera la Guinée-Bissau. Avec à la base, des guitares et des percussions, le
des longues années dans les geôles colonialistes) gumbe s’impose dans les années 80 et 90 avec une brochette d’ar-
éclot vers la deuxième moitié des années 60 une tistes tels que Justino Delgado, Rui Sangara, Tino Trimo et Ramiro
nouvelle génération. Elle se nourrit à la fois de la Naka , dont certains se sont exilés à cause de l’instabilité politique
rumba congolaise, du merengue dominicain, et de qui régnait dans le pays après l’indépendance de 1974.
la samba brésilienne, tout en puisant sur les genres En fait des groupes comme Africa Livre, Chiffre Preto et Kapa Negra
locaux comme la semba, le kilapanda, la rebita et le auront des rapports tumultueux avec le gouvernement du PAIGC
lamento, sorte de blues angolais. Le plus célèbre de ces Cobiana Jazz (Parti pour l’Indépendance de la Guinée-Bissau et du Cap Vert).
lamentos est Um Assobio Meu signé par Teta Lando Ces derniers avec le Cobiana DJazz, le Super Mama Djambo,le
en 1967. La chanson lui a attiré, quelques ennuis avec Tabanka DJazz, le Nkassa Cobra, Zé Manel et Sidó marqueront de
la PIDE, police politique portugaise d’alors. Mélodiste, guitariste leur empreinte la musique populaire bissau-guinéenne.
et compositeur hors-pair, Alberto Teta Lando, avec les groupes En France, le guitariste-compositeur Kaba Mané popularisera le
Africa Show, Os Jovens do Prenda, Os Kiezos, Elias Diá Kimuezo, kussundé, l’autre rythme populaire de la Guinée-Bissau, chanté dans
Lourdes Van Dunem, Urbano de Castro, David Zé, Luis Visconde, la langue balanta. Ancien membre du Cobiana Djazz et de Nkassa
Artur Nunes, Sofia Rosa et Carlos Lamartine seront aux avant- Cobra, Ramiro Naka, concoctera aussi à Paris notamment avec son
postes d’une d’industrie musicale embryonnaire. Hélas, la guerre compatriote João Motta (guitariste), la nouvelle gumbe fusion en y
civile qui s’ensuit après l’indépendance du pays le 11 novembre mélangeant des influences latines, afro-américaines et des rythmes
1975, plonge la scène angolaise dans le marasme. Les artistes des autres pays lusophones. La communauté musicale de la Guinée-
s’exilent. En France Bonga s’affirme comme le gardien des traditions Bissau, s’enrichit à l’heure actuelle de noms tels que Manecas Costa
luandaises (semba, rebita) et la seule vedette angolaise sur le plan et Kimi Djabaté pour ne citer que les plus en vues.
international. Le singulier Waldemar Bastos, dont le premier album
Estamos Juntos fut enregistré au Brésil, avec entre autres Chico
Buarque d’Holanda, suivra en 1982 les traces de Bonga. Teta Lando,
São Tomé e Príncipe
L’accès à l’indépendance le 12 juillet 1975 de São Tomé & Príncipe
Vum-Vum, Filipe Mukenga, Mario Rui Silva, CarlosNascimento et
n’a rien changé à son statut de moins connu de l’espace musical
Laulendo s’expatrieront également. Apparu vers 1988 sur la scène
lusophone. Le groupe Leoninos créé en 1959 par Quintero Aguiar et
de Lisbonne, où il a passé son enfance, Paulo Flores, reste à ce jour
dont la chanson Ngandu s’est attiré les foudres du gouvernement
avec jeune Yuri da Cunha et la Banda Maravilha, l’un des artistes les
colonial dû à des paroles critiques, se dissoudra en 1965.
plus représentatifs de la musique angolaise du XXI siècle. Depuis
Il reste néanmoins le pionnier de la musique moderne de São Tomé e
avec sa nouvelle composante Kuduro (Dog Murras, Sebem, Tony
Príncipe. Jouant les trois rythmes (l’ússua et le socopé de São Tomé et
Amado, Lambas, Puto Prata et bien d’autres), la scène angolaise se
le dêxa du Príncipe qui définissent les racines de sa musique populaire)
recherche une place au soleil de la renommée internationale.
les artistes locaux se sont plutôt développés au Portugal et en France
notamment, où parmi les plus connus, Gilberto Gil Umbelina( lauréat
Mozambique du prix Découvertes RFI en 1987) et Felício Mendes ont fait l’essentiel
Avant l’indépendance du pays le 25 juin 1975, les rythmes locaux de leurs enregistrements.
n’étaient pas de mise. Les musiciens, groupes ou solistes jouaient Popularisé par Alvarinho Trigueiros dans les années 1960 le socopé, un
surtout de la pop occidentale. La Marrabenta, le genre urbain le plus rythme syncopé, chanté en lungye (langue des insulaires),absorbera
populaire au Mozambique, né de la fusion de traditions locales et des les influences de la semba angolaise, ainsi que des rumbas congolaise
rythmes européens dans les années 40 à Maputo, malgré l’hostilité et cubaine. Le groupe Africa Negra et Gilberto Gil Umbelina dans
des autorités coloniales, prendra un nouveau départ à partir de 1994. les années 80 et plus récemment Zarco, Juka et Manjelegua sont
Ayant comme base les guitares et les percussions, la marrabenta, autant d’artistes qui ont fait connaître sur le plan international les
musique de dance par excellence, a subi entretemps l’influence rythmes de ces îles situées à 300 km des côtes gabonaises.
de la chimurenga, musique du Zimbabwe voisin, des rythmes Léonard Silva - (rfi)
limitrophes de la Tanzanie, et d’Afrique du Sud et du soukous congolais.
Le genre chanté dans les langues chopi, ronga, xangana et le portugais
est devenu le catalyseur de la musique mozambicaine moderne par
le truchement de groupes tels que Ghorwane, Eyuphuro, Mabulu
(fusionnant marrabenta et hip-hop), Orquestra Marrabenta Star,
Kapa Dech, le vétéran Dilon Djindji, Nene, Wazimbo, General D
et d’autres artistes comme Stewart Sukuma, Chico Antonio, José
Mucavel et la chanteuse Mingas. L’ancien allemand de l’est Roland
Hohberg, fondateur du label Mozambique Recording de Maputo est
le gourou de cette nouvelle scène mozambicaine.
Aujourd’hui,la scène musicale du Mozambique affiche sa diversité,
avec des musiques traditionnelles du type timbila, de la musique
instrumentale (Amavel Pinto), des formes nouvelles de pop et avec
une génération d’artistes, dont certains comme NecoNovellas font
carrière à l’étranger.

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50 années de signaux sonores vues par Manu Dibango

- En 50 ans de musique africaine, qu’est-ce qui - Au Cameroun, ton pays, où en est-on ?


a le plus changé ?
C’est paradoxal. La scène est vivante,
Ça dépend où, en Afrique ! Je ne suis pas active, et de qualité. Mais sur les structures, Les griots sont indispensables à la cohésion de la société, disent les anciens,
très à l’aise avec ce terme de « musique on n’a fait que régresser. Pas de salle car ils sont « l’aiguille qui lie les gens entre eux »
africaine ». Rien que chez moi, au digne de ce nom, plus de ballets nationaux,
Cameroun, avec 80 ethnies et 200 dialectes, aucun moyen pour la culture. Mais c’est
tu imagines bien qu’on ne peut parler de vrai aussi pour le sport : on avait un des
musique camerounaise au singulier. Il y a plus beaux stades d’Afrique, il est en total
des milliers de musiques africaines. Mais si délabrement. Non, ce n’est pas une question
tu veux parler de circulation internationale de moyens, mais de volonté. En fait, dans
de musiques en provenance d’Afrique, il me beaucoup de pays africains, on n’a pas
semble que la tendance la plus remarquable, encore pris la mesure de ce que le spectacle
en ce moment, est le succès des en général, et la musique en particulier,
instrumentistes africains, comme Richard peuvent apporter à l’économie. Investir
Bona. Et si tu sous-entends qu’on voit un sur la musique, ce peut être une source de
peu moins d’artistes africains sur scène, en devises. Au Sénégal, on l’a bien compris.
Europe, qu’il y a quelques années, il ne faut Et même en Côte d’Ivoire, malgré la crise
pas chercher bien loin : essaye d’avoir des politique. Sans parler du Nigeria, qui a pris Coordination :
visas pour des musiciens africains, par les des longueurs d’avance. En s’affranchissant, Pierre-Olivier Toublanc, assisté de / assisted by / Arnaud Bassery
temps qui courent… au passage, des besoins face à l’Occident. Pierre René-Worms (rfi)
Le business de la musique, à Lagos, ne date
Mais, parallèlement à ces problèmes pas d’hier. Et, aujourd’hui, ils produisent En partenariat avec / In partnership with /
–qui sont plus d’ordre politique des « novelas » à l’africaine qui inondent Le Service produits dérivés et coéditionsde Radio France Internationale.
qu’artistique- il y a quand même des le continent. Les DVD nigérians circulent
points très positifs : la découverte des du nord au sud de l’Afrique. Il faut bien Tracklisting : Ibrahima Sylla
musiques plus traditionnelles ; le succès reconnaître que l’Afrique francophone est (avec / with / Pierre-Olivier Toublanc, Arnaud Bassery, Pierre René-Worms)
moins entreprenante. A qui tu crois qu’on Excepté / except : North Africa - Bouziane Daoudi & Bruno Barré
de « Ethiopiques », par exemple, est
réjouissant. A l’opposé, je trouve que le doit ça ? (Célèbre rire de Manu à suivre…)
Remerciements / Thanks to :
succès en discothèque de Magic System
Tous les labels et artistes pour leur coopération / All labels & artists for their kindly cooperation.
est tout aussi plaisant ; c’est bien que - S’il fallait citer trois noms d’artistes africains
Toutes les personnes ayant rendu ce projet possible / Everyone who made it possible...
des groupes africains puissent entrer sur que tu aimes ?
Pierre René-Worms, Véronique Mortaigne, Manu Dibango, Patrick Labesse, Elikia M’Bokolo,
les dance-floors ! Et puis, les brassages Daniel Lieuze, Daniel Brown, Amobé Mévégué, Bouziane Daoudi, Léonard Silva, Florent Mazzoleni,
continuent, dans les deux sens. Le rap, Mon cher, tu vas me fâcher avec la moitié Mark Hudson, Jean-Jacques Dufayet, Olivier Lacourt, Bruno Le Bolloc’h, Gaëlle Heurtebis,
en Afrique, est vivace. Et il exprime des du continent ! J’en aime tellement. Mais, Fitzgerald Jego, Patrice Begay, Elise Noé, Anne-Sophie Juan, Simon Veyssière, Robert Urbanus,
réalités bien locales. Moi, cela m’avait bon, disons que mon instrumentiste Marc Ribes, Wilfried Harpaillé
intéressé dès 89, quand j’avais invité MC préféré reste Hugh Masekela. C’est un
Mellow à jouer et enregistrer avec moi. trompettiste sud-africain, pour ceux qui Mastering : Wilfried Harpaillé / Digital Edge
ne le connaîtraient pas. Très inspiré par le Artwork & design : Marc Ribes
Je me réjouis aussi du succès grandissant jazz, qu’il a lui-même beaucoup influencé. Photos covers : Roots & Guitar / Marc Ribes - Baobab tree / Fitzeralg Jego
des musiques d’Afrique lusophone. Dans Photos Marc Ribes : p.4 - p.9 & 49 Sékou Kouyate - p.13 & 51 Sékouba Bambino
le sillage de Césaria Evora, plein d’artistes Côté chanteurs, j’ai une passion pour P.15 & 52 Africando - P.41 & 75 Kandia Kouyate
émergent, comme Lura ou Mayra Andrade. Salif Keita, Papa Wemba et Bonga. Photos Florent Mazzoleni : p.14 - 18 - 22 - 28 - 32 - 36
Et puis, au plan des individualités, il va y Photos Pierre René-Worms : p.5 Zao - p.42 & 74 Manu Dibango
avoir plein de nouvelles découvertes. Jean-Jacques Dufayet
disco@discograph.com - www.discograph.com - www.rfimusique.com
C 2010 Discograph LC 14846 - 3218462

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