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ALEXANDRE FARNRSE
PRINCE DE PARME
GOn'ER~ElliR GÉNÉRAL DES PAYS-BAS
(1545-1578)
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~iLEXANDRE FARNÈSE
PRINOE DE PARME
GOUVERNEUR GÉNÉRAL DES PAYS-BAS
(1545-1592)
HENRI PIRENNE
TO)IE PRE)IIER
BRCXELLES
LIBRAIRIE ~ATIüSALE D'ART ET D'HISTOIRE
1933
A ma chère femme.
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INTRODUOTION
XIII
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(1) Les meilleures pages qui aient été consacrées à Alexandre Farnèse et qui donnent
un aperçu exact de son caractère et de son rôle sont celles écrites par H. PIRENNE dans
son Histoire de Belgique, t. IV, 3" éd., pp. 178-179. Bruxelles, 1927.
(2) Amsterdam, chez Antoine MichHs, 1692. In-12, 323' pages.
(3) De Belilo Belg.ico, 2 vol. Rome, 1648.
(4) A. GALLUCIUS. De Bello Belgico (1573-1609). Rome, 1671.
(5) ENRICO DAVILA. Storia aeüe guerre civile di Fr'œnciaJ. [Nous n'avons pu voir que
l'édition de Milan, 1807, 6 vol.]
XIV
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(1) Voir A. CAUCHIE et L. VAN DER ESSEN, lnvimtatre des Archives farnésiennes de
Naples au point de vue de !'htstoi.re des Pays-Bas catho~iques (Commission royale
d'Histoire, ln-Sv). Bruxelles, 1911; L. VAN DER ESSEN, Les Archives famé siennes de Parme
au point de vue de ~'htstoire des anciens Pays-Bas catholiques. (Commission royale d'His-
toire, In-8°). Bruxelles, 1913; G. DMI, GU Archivi fœrnesiani. Loro [ormazume e vicende.
Parme, 1930. Cfr P. FEA, Una pubblicazione belga sugli Archivi famesÛlni d'i Parma et
LE MtME, Il Duca A~esstJndraPomese e le carte. deUlArchivio napoletano, dans l'ATOhtvto
storico per le provincte parmensi, nouv. sér., t, XIV, 19'14, pp. 1-26 et t. XV, 1915, pp. 1-8.
XVI
ment en Flandre, Alexandre Farnèse, à côté de sa correspondance
officielle avec le Roi d'Espagne et ses ministres, a entretenu un
commerce épistolaire des plus suivis avec sa mère Marguerite de
Parme, avec son père Ottavio, avec s'es enfants et avec son oncle, le
cardinal Alexandre Farnèse.
De toutes ces lettres, celles que le prince adressa à sa mère sont
les plus importantes, parce que les plus intimes et les plus secrètes.
A partir de son séjour aux Pays-Bas aux côtés de Don Juan (décem-
bre 1577), elles sont souvent chiffrées ou elles contiennent presque
toujours un passage rédigé en chiffres. C'est ce qui en fait des docu-
ments historiques de premier ordre.
Pour notre sujet, elles présentent ce grand avantage : elles entre-
tiennent la femme intelligente qu'était la mère d'Alexandre. de tous
les problèmes de la politique et des subtilités de l'art militaire et elles
nous éclairent sur la pensée la plus intime du prince.
Les lettres qu'Alexandre adressait à son père Ottavio sont moins
importantes; elles traitent surtout d'affaires de famille et l'on y
perçoit souv-ent la différence de caractère, de goûts, de conceptions,
qui, maintes fois, mettait aux prises Alexandre et le duc.
Au cardinal Farnèse, le prince de Parme confiait beaucoup de
choses: ce prélat lettré, ami des arts, politique subtil, s'intéressait
de près à son neveu et lui prodiguait des conseils de valeur. M-ais
au gré du prince de Parme, il était trop loquace et c'est pour-
quoi ce dernier lui confiait moins de secrets qu'à Marguerite de
Parme,
On peut affirmer que. cette correspondance, à elle seule, suffirait
pour écrire de façon complète et sérieuse l'histoire d 'Alexandre Far-
nèse. A côté d'elle, la correspondance officielle (française) et secrète
(espagnole) que le prince entretenait avec le Roi d'Espagne perd de
son importance. C'est surtout dans les lettres adressées par Alexandre
à sa mère que l'on trouve les derniers secrets des événements.
Il va sans dire que nous ne nous sommes cependant pas contenté
dçs précieux renseignements que nous avons recueillis dans les Archi-
ves farnésiennes de Naples et de Parme. Nous nous sommes fait un
XVII
-
(1) Elles sont conservées dans la section: Cartulaires et manuscrits, 187B et com-
prennent les tomes X-XXXI.
(2) Ces manuscrits sont cités en leur place respective dans les notes appuyant notre
exposé.
(3) Archives générales du Royaume à Bruxelles, Papiers d'État et d'Audience, registres
n° 176 et suiv. Nous avons dépouillé aussi, dans la même section, le registre 1222: Com-
missions et instructions des gouverneurs généraux des Pays-Bas, vot Il, 1577-1595,ainsi
que le registre 1223.
(4) Nous les citons dans les notes de notre exposé.
XVIII
-.---------- -------------------------------------------------------------------.-~--------~--~,
(1) Pour la facilité de notre travail, nous avons employé la traduction française de
Strada, qui fut faite par P. Du RYEa et publiée en 4 volumes, à Bruxelles, chez Simon
't Serstevens, en 1727. Cette traduction est très bien faite, Elle porte comme titre Histoire
de la guerre des Pais-Bas du R. P. Farmien; Btraâa, Romain, de la Compagnie de Jésus,
traduite par P. Du Ryer. Nouvelle édition revue et corrigée selon l'original latin imprimé
à Borne,
(2) C'est ce qu'avait
déjà remarqué l'abbé Pagi, qui écrit dans la préface de son
Histoire des RévoW.tilJns (Paris, 1730) : « Strada avoit en main les archives
des Pays-Bas
de la maison Farneze, où il trouvoit les lettres originales de Philippe II et de ses
ministres, celles de la Duchesse de Parme, du Prince Alexandre son fils, du cardinal de
Granvelle, et enfin, de tous ceux qui avaient eu part aux affaires de Flandre durant le
Gouvernement des Farnèzes. C'est pourquoi, dans l'histoire de la Gouvernante comme dans
celle du Prince de Parme, on voit distinctement la correspondance de la Cour de Bruxelles
avec la Cour d'Espagne. » (Préface du dit ouvrage, non paginée.)
(3) Vicence, 1602.
(4) FEA, Alessandro Farnese, p. 497.
--.~
XIX
sucesos de Flandes y Francia en tiempo de Alejandro F arnesio (1),
ne sont pas à dédaigner non plus. On s'en est souvent servi, et avec
raison. Mais l'expérience nous a appris qu'il faut cependant utiliser
le récit de Vasquez avec une certaine circonspection. En le comparant
avec la correspondance d'Alexandre Farnèse, on s'aperçoit 'que
l'auteur introduit quelquefois de la fantaisie ou n'a pas critiqué les
.récits qui lui ont été faits.
A ces sources littéraires connues et publiées, nous avons pu en
ajouter deux qui sont inédites et que nous considérons de toute pre-
mière importance pour le sujet que nous traitons.
La première, c'est le Libro de las cosas que succedieron en
Fiandes déjà mentionné plus haut (2). Gachardl'a découvert à la
Bibliothèque Nationale de Paris et en a caractérisé très nettement
la valeur. 'Écrit par un officier quia pris part aux guerres de Flandre
et qui semble être un certain Jacomo Ferrrandez, ce Libro présente
le très grand intérêt d'avoir utilisé la correspondance originale
d'Alexandre Farnèse lui-même. Comme le dit Gachard : « l'auteur,
quel qu'il soit, a dû écrire d'après les pièces officielles conservées
dans la chancellerie de Philippe II, et c'est ce qui donne un grand
intérêt à son récit. Ça et là sont intercalées des pièces qu'on cher-
cherait vainement aujourd'hui dans les archives même d'Espagne ...
Toutes ces lettres, toutes ces relations, n'ont pu être copiées que
dans la chancellerie de Philippe II, ou dans celle du prince de Parme ...
n y en a plus d'une, dans le nombre, que je n'ai pas trouvée aux
archives de Simancas. » (3)
Depuis 1875, année où Gaehard en fit connaître l'existence,
personne ne s'était occupé de cette source de premier ordre. Nous
l'avons étudiée feuillet par feuillet et nous l'avons utilisée souvent
dans notre travail.
Enfin, nous avons examiné à la Bibliothèque Royale de Bruxelles
xx
L
un document qui se rapproche singulièrement du. Libro de las cosas
que euccedieron. en Elomdes. Le manuscrit n" II, 1155 de cette Biblio-
thèque contient une œuvre volumineuse, dont le titre, imprimé sur le
dos, porte: Liber relaiionwm. qestorum. Ducis A. Farnesii. L'excel-
lent connaisseur du XVI" siècle que fut Ernest Gossart a vu ce
récit, mais ne l ':a guère utilisé que pour une note dans son travail
La Révolution des Pays-Bas au XVI" siècle dans l'ancien théâtre
espagnol (1). Il déclare que ce récit anonyme « a été écrit par un
personnage témoin des événements qu'il rapporte, sans doute un
officier italien attaché à la personne du prince. » C'est exact. Mais
Gossart ne s'est pas rendu compte de l'extraordinaire importance de
cette œuvre qui compte 259 feuillets in-folio couverts des deux côtés
d'une écriture serrée. L'auteur, d'après l'examen minutieux auquel
nous nous sommes livré, n'est autre que Paolo Rinaldi, gentilhomme
de la maison du prince de Parme, qui connut celui-ci depuis sa prime
jeunesse et le- suivit partout jusqu'à sa mort. Le récit, rédigé en
italien, - contrairement à ce que semblerait indiquer le titre factice
et ajouté postérieurement, -nous permet de connaître en détail la
vie de Farnèse avant son arrivée aux Pays-Bas et est, à ce point d'3
vue, de toute première utilité. De plus, l'auteur a consacré une
grande partie de .son œuvre à analyser le caractère d' Alexandre
Farnèse, à décrire sa vie intime, à nous faire connaître ses habitudes,
à nous révéler ses idées sur toutes choses. Nous avons ici un docu-
ment unique, qui ne le cède pas en importance aux pièces des Archives
farnésiennes de Naples et de Parme.
Aussi Pavons-nous abondamment exploité et nous lui avons
donné la préférence pour établir notre récit : son autorité dépasse
cene de Vasquezet du Libro de las cosas que succedieron en Flandes.
Rinaldi, son auteur, a suivi Farnèse pas à pas au cours de sa longue
carrière et il est rare de rencontrer des témoignages aussi autorisés
et aussi détaillés que ceux qu'il nous offre dans son œuvre volumi-
neuse. Le manuscrit constitue, sans nul doute possible, la minute.
(i) Page 86, note 1.
XXI
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(i) Nous employons l'édition revue et corrigée qui parut à Tournai en i643. Une
première édition vit le jour à Mons, en i634.
(2) Tome IV, p. 285 et sulv.
XXII
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passion, rend encore plus precieuse la possibilité d'utiliser son
œuvre pour l'histoire d'Alexandre Farnèse (1).
Enfin, nous avons largement utilisé les grandes collections de
lettres du XVI' siècle et les travaux modernes qui présentaient quelque
importance pour notre sujet. On trouvera la liste de ceux que nous
avons exploités dans la préparation du premier volume à la fin de
cette introduction. Les autres seront signalés dans l'introduction des
volumes II et III de la présente œuvre.
Nous avons, en effet, l'intention de consacrer trois volumes à
cette histoire d'Alexandre Farnèse. Le premier s'arrête au moment
où, par suite du décès de Don Juan d'Autriche (L" octobre 1578), le
prince de Parme devient lui-même gouverneur général des Pays-
Bas. Le tome II conduira cette histoire du prince de Parme
jusqu'au siège d'Anvers (1585). Le tome III retracera la der-
nière partie de la vie de Farnèse jusqu'à sa mort, survenue le
2 décembre 1592.
Il importe, pour finir, d'attirer l'attention du lecteur sur un point
important de notre entreprise. J usqu 'ici, on a toujours considéré
Alexandre Farnèse du point de vue restreint de notre histoire natio-
nale. Pour tous les historiens belges ou néerlandais qui ont eu à
s'occuper de lui au cours de leurs travaux sur le XVIe siècle, Farnèse
est avant tout - et uniquement - le gouverneur général des Pays-
Bas au nom de Philippe He.Mais on oublie qu'Alexandre était aussi
prince italien; qu'il appartenait à cette dynastie remuante et ambi-
tieuse des Farnèse, qui ont joué un rôle important dans l'histoire
générale du xvre siècle. L'on ne semble pas s'être rendu compte -
il faut, cependant, faire exception pour Félix Rachfahl, l'historien
allemand - de ce que les intérêts, les ambitions, les manœuvres de la
maison Farnèse n'ont pas été 'sans influencer l'histoire des Pays-Bas.
Le gouvernement et l'attitude de Marguerite de Parme en Flandre
ne se comprennent que si l'on tient compte de ce point de vue et
le livre de Rachfahl, Margaretha von Parma, Statthalterin der Nie-
derlâmde, ainsi que plusieurs passages de son Wilhelm von Oranien
"! (f) La partie qui concerne le gouvernement de Farnèse se trouve aux pages 585-669.
XXIII
ont mis en relief cette vérité. Faute de tenir compte de l 'histoire de
la famille Farnèse et de sa politique italienne, on se condamne à
représenter dans une fausse perspective plusieurs événements de
notre histoire de Belgique et de l'histoire des Pays-Bas en général.
Aussi s 'apereevra-t-on que dans ce tome F", nous nous sommes pr~>
Occupé de ce point de vue, et il en sera ainsi dans les deux autres
volumes qui suivront.
XXIV
(i) Archives des Guardialombarda à Naples, vol. CCXLV, nO 578, avec l'annotation
dorsale: Raccolta di tettere di Ji''' ••••rmte della Marra 578.
--"-~ .
xxv
t
Archives, auquel nous ne nous sommes jamais adressé en vain
pour nous aider dans nos recherches; MM. les archivistes Joseph
Lefèvre et Félix. Rousseau, du même dépôt, qui, par leurs attentions,
leurs renseignements précis, leurs connaissances archivistiques, onto---
rendu la tâche plus facile.
Parmi nos collègues de l'Université de Louvain, nous devons
beaucoup de reconnaissance à M. Jean Gessler et à M. le chanoine
E. Van Cauwenbergh. Le premier, grâce à l'érudition très étendue
qui le caractérise, et avec un soin que nous n'avons jamais trouvé
en défaut, nous a fourni des renseignements bibliographiques et
iconographiques de première valeur. M. le profes-seur Van Cauwen-
bergh, en sa qualité de bibliothécaire de l'Université de Louvain,
nous a assisté avec une largeur de vues, une générosité et une atten-
tion toujours en éveil à laquelle il est de notre devoir de rendre un
spécial hommage. Nous tenons aussi à remercier M. Léopold Demia
et M. Armand Moris, chefs de section à la Bibliothèque de l'Uni-
versité de Louvain, dont les services nous ont été extrêmement utiles.
Enfin, comment oublier nos deux collègues et amis, MM. les profes-
seurs Alphonse Bayot et le vicomte Charles TerlinéLen, qui nous ont
signalé des publications, des documents et des matériaux iconogra-
phiques que nous ne connaissions point.
Nous réservons un paragraphe spécial de cette nomenclature il
notre collègue et ami Henri Pirenne. A un moment où les charges de
notre enseignement universitaire et de multiples devoirs profession-
nels nous avaient fait presque renoncer à utiliser les matériaux:
recueillis et à écrire cette histoire d'Alexandre Farnèse, il nous a,
par d'énergiques et amicaux reproches, rendu le courage nécessaire
pour nous atteler à la besogne. Si notre Alexandre Farnèse voit le
jour, c'est en partie à lui que nous le devons: il n'a cessê de s'y
intéresser, de nous encourager et il a donné la preuve de I'êtendue
de cet intérêt en acceptant d'écrire la préface de ce premier volume.
Que celui qu'on nomme avec raison l' « historien national » de la
Belgique veuille bien accepter ici l'expression de notre affectueuse
reconnaissance.
L'exécution de notre projet aurait été absolument impossible si
XXVI
le Fonds National de la Recherche Scientifique n'était généreusement
intervenu pour nous permettre de compléter notre documentation
dans certains dépôts d'archives de l'étranger. A Mes-sieurs les Prési-
dent et membres du Conseil d'administration de cet organisme, qui
est véritablement venu sauver la science en Belgique, va l'expression
de nos remerciements les plus vifs et les plus chaleureux.
LÉON VAN DER ESSEN.
ffiGLESEMPLOY~SDANSLESNOTES
,,1
XXVII
'zd
F
LISTE DES OUVRAGES ET DES PRIXCIP A.Œ .A.RTICLES
CONSULTÉS POUR LE TO~IE r"
XII X
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XXXIX
--- ------- .. ------
CHAPITRE PREMIER
5t-5 pères. Enfin, c'est sans doute Charles-Quint qui lui a légué les
~1?S Étendues, le coup d 'œil assuré, et la sagesse politique (1). »
Cette dissection peut être exacte ou non; elle a, cependant, le
grand avantage de faire comprendre que les brillantes qualités
dAlexandre Farnèse, comme aussi ses défauts, ne peuvent s'expliquer
que si l'on se souvient de la personnalité et du caractère de ses
ancêtres, que si l'on tient compte des traditions de sa race.
C'est pour ce motif que dans ce chapitre liminaire, nous coma-
crous quelques pages à l 'histoire des ancêtres et de la famille
Farnèse.
(i) Op. cit., p. 588.
i
, -
2
•
t
.c'-est de Giovanella - Caetani que naquit l'homme qui, au
XVI" siècle, allait être le créateur de la véritable puissanca politique
et du lustre de sa maison. Né le 28 février 1468, Alexandre Farnèse,
- le premier de ce nom, -allait rapidement monter les degrés de.la
hiérarchie romaine pour finir par occuper le trône de Saint Pierre,
Beau et bien constitué, ce descendant de condottieri et de patri-
ciens romains, se distingue par une intelligence vive, une .souplesse
d'esprit peu commune, un caractère énergique, un discernement très
affiné: il eut comme éducateur le célèbre Pomponio Leti, à qui sa
mère l'avait confié. On conçoit que sa conception de la morale dut
quelque peu en souffrir!
Les relations coupables que le pape Alexandre VI avait entre-
tenues avec Giulia Farnèse - la bella, comme on disait à Rome -,
la sœur düsjeune Alexandre Farnèse, ouvrirent à ce dernier l'accès
facile et rapide au cardinalat: le 20 septembre 1493, il avait été créé
cardinal-diacre, à 25 ans. Aussitôt, fidèles à la tradition ancestrale,
les parents et les alliés d'Alexandre se groupèrent autour de lui, à
Rome même, 'et le porporato put s'imaginer être devenu d'un coup
chef de la famille (1).
Antonio Suriano, ambassadeur vénitien à Rome, ne disait-il pas
dans sa relation au doge de Venise, en parlant plus tard d'Alexandre
Farnèse devenu pape sous le nom de Paul III : « Ce pape est romain
de naissance, d'un esprit des plus .osés ; il se promet beaucoup, pèse
et considère les injures qui lui sont faites, et a l'ardent désir de faire
grands tous ses neveux ... » (2).
Cet amour de sa famille, le jeune cardinal Farnèse le montra
déjà avant datteindre le pontificat suprême et il ne l'oublia jamais
au milieu de ses études, du maniement de ses affaires et de ses
plaisirs. De ses plaisirs, en effet : vers 1502, il eut une intrigue
amoureuse avec une femme restée inconnue, mais dont on sait qu 'elle
était de noble origine (3). De cette liaison naquirent deux fils 'et une
fille: Pier: Luigi, Paolo et Costanza, qui furent légitimés par une
bulle du pape Jules II, datée du 8 juillet 1505 (4).
PL. III
JULIA FAH:"IÈSE
sous l'aspect cIe la :-'fac!onc
(fresque clu Plnl uriccluo aux appartements Borgia, Palais du Vutican)
• ._~ -""J!I"'" '. -------. - --.-.~,._-~------ ••• ,..•• , •••••• ' •••• _•••• ,- •••• _ ••••••• -•••• l.,~~-~ •••••--_
* * .•
(1) err. LI'ITA, Fam~gZie celebre italiane, tavola XI. Milan, 1868.
(2) DE NAVENNE, O. c., p. 278.
(3) Voir LI'ITA, o. c., tavola XIV.
(4) DE NAVENNE, O. e., p. 243; L. ROMIER,Les origines politiques des guerres de religion.
1. Henri Il et l'Italie (1547-1555), pp. 212-214\.
(5) Le chroniqueur contemporain anonyme du Sumario de algunos sucesos del reuuuio
ae Carlos V, note, à l'année 1536 : « El dia de Carnaval, se despos6 Alejandro de Médicis
con la hija bastarda deI Emperador, Madama Margarita, en presencia de Su Majestad. l>
(Documentas inéditos, t, IX, p. 563); GACHARD,Correspondance de Marguerite d'Autriche,
t. III, pp. II-IV; F. RACHFAHL,Margaretha von Parttuu, p. 8.
(6) Le 15 février 1537, Granvelle écrit à Marie de Hongrie: « Celuy qui a esté es-
leu chef du gouvernement de Florence desireroit l'avoir à mariage: mais Sa Majesté a
en chargé à sesdicts ministres de par tous moyens l'en desmêler et ne le goutte pour
plusieurs considérations. »(GACHARD, Correspondance de Marguerite d'Autriche, t. III,
p. X.)
5
déjà assez de reconnaissance (1) et il chercha ailleurs. Il lui parut
nécessaire d'attirer dans l'orbite de la politique impériale lamaison
Farnèse, dont les traditions guelfes lui inspiraient une grande
méfiance, et dont, d'autre part, la puissance toujours grandissante,
surtout depuis que Paul III gouvernait à Rome, lui paraissait devoir
être captée en sa faveur.
Ottavio Farnèse était en ce moment préfet de la Ville Éternelle.
Oharles-Quint jeta les yeux sur lui au moment précis où, de son côté,
le pape, se rendant au Congrès de Nice pour y présider à la pacifica-
tion entre l'Empereur et François I", pensait à J'établissement de
son petit-fils (2).
Une 'entrevue eut lieu, au retour du congrès, entre le Pape et
l'Empereur ,en juin 1538 : on y décida le mariage d 'Ottavio avec
Marguerite d'Autriche (S). Le contrat de mariage fut passé il. Rome,
le 12 octobre 1538, au nom de Marguerite, par Juan Fernandez
Manrique, marquis d'Aguilar, ambassadeur de l'Empereur, avec
Pier Luigi F'arnêse, duc de Castro, et son fils Ottavio. Le mariage
eut lieu le 4 novembre suivant (4).
Au moment de son mariage, Ottavio venait à peine d'accomplir
sa quatorzième année; Marguerite en avait seize; elle était déjà
femme. On peut être certain que la fille de Charles-Quint n'était
point satisfaite de l'union qu'elle venait de contracter. Elle affirma
plus tard qu'au moment de l'échange des anneaux nuptiaux, elle
ne proféra point le oui sacramentel. Strada raconte à ce propos
qu'elle « dédaignait un mari qui n'était pas encore en âge » et
qu' « elle disait agréablement que c'était le destin de Marguerite
de n'avoir point de rapports avec ses maris, comme ayant épousé,
petite fille de douze ans, un homme de vingt-sept ans, et en un âge
où eUe était déjà femme, un jeune enfant de treize ». En attendant
que 'son époux atteignit l'âge de la puberté, Marguerite résida à
Rome, sous lesyeux du pape. Farnèse, ayant 'atteint sa seizième année,
(i) « Ma Cesare, che si era posto in pensiero di fare qualche altro aoquisto con le
nozze di sua figliuola, avendosi già abastanza obligati i Fiorentini, anzl i Medlsl, col prin-
cipato della patrla in dotto nella 101'0famiglia, e legato con nuovo beneflzio I'istesse Cosimo
pel' averli confermato la Signoria ... » Chi fosse Madarna Margarita d'Austria, Bibliothèque
Casanatense à Rome, ms. 2356, fo 274.
(2) STRADA,Histoire de la guerre des Palis-Bas, t. I, p. 64; F. RACHFALL,O. C., pp. iO-H.
(3) « [Cesare] desse il genero in casa Farnese, allora dominante, marltando la figliuola
al mpote di Paolo terzo, Ottavic, ratte appunto ln quet giorni prefetto di Roma in ve 'dei
duca d'Urbino morte. » (Bnoxr, sretuooua ..., t, III, p. 49); GACHARD,o. c., p. VII; RACHFAHL,
o. c., p. 11.
(/1) GACIIARD,Les Bib~iothèq1ies de Madrid et de ['Es c'U1'i al, p. 52.
-
PL. IV
7
En novembre 15'40,au moment où Marguerite était près de céder
aux instances de .son père, Paul III donna tà Ottavio le duché
de Camerino comme fief du Saint~Siège et le créa seigneur de
Nepi.
En 15'41,comme Charles-Quint se préparait partir de Lucques
.à 1._.
pour entreprendre l'expédition contre Alger, Paul III Vint l'y trouver.
en compagnie d 'Ottavio et de Marguerite. Il fut alors convenu que:
le jeune F'arnèse vaceompagnerait l'Empereur en Afrique, comme
chef de l'avant-garde espagnole. On peut croire que cette décision
avait pour but de gagner la bienveillance de Charles-Quint pour 19
nouveau duc de Camerino et, comme l'insinue Stœada, « de faire
naître tout ensemble dans I'esprit de Marguerite quelque désir de
son mari par le moyen de son 'absence. » (1) Il est d'ailleurs probable
que le ,sang de condottiere qui coulait dans les veines d 'Ottavio avait
poussé celui-ci à participer à l'expédition.
Marguerite resta seule à Rome, y occupant l'ancien palais des
Médicis - résidence de Léon X lorsqu'il était encore cardinal ~.
qui avait passé aux Farnèse sous le pontificat de Paul .III. Du
nom que les Italiens donnaient là la fille de Charles-Quint, Madama
(Madame'), ce palais garda l'appellation de Palazzo Madama (2).
C'est là que la jeune duchesse apprit bientôt que des rumeurs
sinistres s'étaient répandues au sujet de l'expédition d'Alger. Le
bruit de la défaite de l'Empereur courait; on disait même qu'il avait
péri dans la tempête qui avait détruit une partie de sa flotte. Bien
plus, des gens assurèrent qu'on avait vu couler la galère qui portait
Ottavio Farnèse et on n'avait, de fait, aucune nouvelle de ce der-
nier {3). Au port de Livourne, des blessés et des moribonds, échappés
de l'aventure, continuaient à arriver, sans qu'il fût possible de S'avoir
quel était le sort d 'Ottavio. On comprend que Marguerite fut forte-
ment impressionnée à la pensée que dans ce désastre elle avait peut-
être perdu en même temps son père et son mari (4).
Il n'est pas interdit de croire avec Strada « qu'elle en conçut
une douleur excessive et la pitié qu'elle en eut (dOttavio) lui en
fit avoir de l'amour. » (5) Marguerite finit par apprendre que son
mari était- gravement malade et qu'il était soigné dans l'entourage
8
----_.----~------------------------
(1) STRADA, O. e., t. t, p. 66, dit que Marguerite revit Octave deux ans après, c'est-à-dire
en 1543. Elle l'aurait donc revu après l'expédition d'Alger et avant la guerre de la Ligue
de Schmalkalde,
(2) R. HOIJrZMANN, Ka'iser Ma;cimllian II. bis zu seiner Thronbesteigung (15)27-15IU),
p. 52. Berlin, 1903.
__. (3) STRADA, o. c., t. l, p. 66.
. (4) STRADA, o. c., t. I, p. 66; A. REUMONT, O. C., loc. cit., p. 29.
9
-
CHAPITRE II
C'est le 27 août 1545 (1) que Marguerite mit au monde deux fils,
qui furent appelés respectivement Carlo - en honneur de Charles-
Quint - et Alexandre, en honneur de Paul III (2).
Ces enfants naquirent au Palazzo Madama et leur naissance
provoqua une grande allégresse. Le P.ape, toujours préoccupé de
I'avenir de sa famille et transporté de joie, combla sa belle-fille de
cadeaux et lui 'envoya, pour la distraire pendant ses couches, quatre
musiciens. Il fit remettre à la sage-femme une somme de deux cents
écus. Ottavio se rendit à l'église de Saint-Marcel, où l'on vénérait un
crucifix miraculeux, pour rendre grâce à Dieu de ce qu'TI lui 'avait
donné des- héritiers, et la noblesse romaine organisa des fêtes pen-
dant plusieurs jours. Le 30 novembre suivant, les jumeaux furent
baptisés dans Péglise de Saint-Eustache, en présence de dix-neuf
cardinaux. Charles-Quint comme parrain, et la dauphine de France,
comme marraine, se firent représenter à la cérémonie par des 'envoyés
spéciaux (3).
(1) Aucun doute ne peut exister au sujet do cette date, qui est clairement indiquée
dans l'inscription placée sous le portique antérieur dans l'église de Saint-Eustaeâie à
Rome pour rappeler le baptême des jumeaux. Le Liber rewtionum dit d'ailleurs, fo 49ro :
« Naque Alessandro suo fl'gliolo in Roma l'anno 1545 a 27 d'Agosto sotto la costelatlone
di []. »; FEA, O. c., p. 4, n. 1. CfI" aussi LlTI'A, o. c., tavela XV[; A. REuMONT, O. C., loc. ctt.,
p. 29; T. BAZZIet U. BENASSI, stona di Parma, p. 187; DE NAVENNE,O. C., p. 280.
(2) « E egli ebbe nome pel' Paolo III Alessandro, ... e l'altro per I'imperatore Carlo
!(,r avolo materna hebbe nome. » Liber 7'elationum, fo 49ro.
(3) FEA, o. C., p. 5; DE NAVENNE,O. C., p. 280.
- -~
* *'
Paul III, après avoir nommé son fils Pier Luigi duc de Came-
rino et gonf-alonier de l'Église, trouva que ce n'était pas suffisant.
Il voulut étendre la puissance de sa maison et profiter, en 1543, de
la reprise de la guerre entre les. Habsbourgs et les Valois. Il offrit à
Oharles-Quint I'alliance du Saint-Siège au prix de l'abandon du
duché de Milan aux Farnèse. L'Empereur refusa.
Le Pape n'hésita dès lors pas à agrandir sa maison aux dépens
du patri1nonùf1n S. Petri, en lui cédant les duchés de Parme et de
Plaisance. Ces territoires, qui avaient appartenu autrefois aux
Sforza, furent confisqués en 1512 par le pape Jules II sous prétexta
qu'ils avaient fait partie de l'ancien exarchat de Ravenne. ils restè-
rent à l'Église, malgré l'opposition de l'Empereur. En 1535, lorsque
les Sforza s'éteignirent, Charles-Quint les réclama. Après le mariage
dOttavio avec Marguerite d'Autriche, Paul III avait essayé en vain
(1) « Mais comme, par un bonheur assez rare, elle accoucha peu de temps après de
deux fils jumeaux et que, pour ainsi dire, elle vit en un même jour ses biens augmentés de
la principauté de Parme et de Plaisance ... » STRADA, O. c., t. I, p. 66.
(2) Voir à ce sujet A. REUMONT, Q. 0'., 100. clt., pp. 30-33; RACHFAHL, o. c, pp. 18-24,
. et surtout DE NAVENNE, O. C., pp. 289·{i36 et L. ROi\1JER, Les origines politiques des guerres
"de 1"eligion, t. I, pp. 181-313 et t. II, pp. 75-89.
11
d'amener l'Empereur à abandonner ses prétentions. Le Pape, chan-
geant-de tactique,déclara 'alors aux cardinaux que les duchés de Parme'
et Plaisanceçsitués aux confins du Milanais, étaient trop difficiles à
i2
PL. V
.:
/
* .
* ""
On conçoit qu'au milieu de ces péripéties, Ottavio et Marguerite
.se sont trouvés dans une situation quasi inextricable, coincés quils
étaient entre Charles-Quint et le Pape.
La situation de Marguerite vis-à-vis de l'Empereur son père était
douloureuse. Mais elle était peut-être encore plus 'angoissante vis-
à-vis de Paul III ..
Marguerite :fit tout pour réconcilier son mari avec le Pape. Le
dimanche .précédant le 2 novembre 1549, elle s'était rendue chez le
pontife pour demander pardon au nom dOttavio : elle retourna-le
lendemain, accompagnée du cardinal Farnèse, pour insister encore
et essaya d'obtenir du vieillard courroucé l'autorisation pour son
époux de rentrer à Parme. Cette entrevue dura trois heures et on
vit que la duchesse pleurait en sortant de là. Elle n'avait rien obtenu,
Paul III exigeant qu'Ottavio vînt se jeter à ses pieds (2).
Survint alors l'attaque d'apoplexie qui frappa le pontife, le
3 novembre suivant. Paul III, revenu à lui, eut encore la force de
(1) BASCHET, La diplomatie vénitienne"., p. 186. afr la lettre du cardinal Farnèse à
Camillo Orsini,29 octobre 1549, publiée par A. BOSELLI, Il carteggio del cardo Alessandro
Farnese conseroato neüa. « Palatma » di Pœrtna, dans l'Archivio storieo per le pr01JÏrlcie
.1?,armensi, nouv. sér., t. XXI, 1921, pp. 147-148.
.. (2) A. REUMONT, O. C., loc. clt., p. 30.
f3
15
de l'intérêt de la duchesse de ne point écouter les suggestions de
son père :en abandonnant Parme, elle aurait diminué l'héritage de
son enfant (1).
Elle se trouvait ainsi tiraillée entre son amour maternel et sa
piété filiale. Octave ne l'intéressait pas beaucoup : au début de la i
(1) RACHFAHL,O. c., pp. 20-24; Compte rendu d'une audience donnée par Charles-
Quint à l'évêque de Fano: «His Majesty [Charles-Quint]. had sent a message to Ottavio
at the very beginning of the war ... in whioh he stated clearly that if he followed his own
evil counsel and neglected his duty, His lIfajesty would have no consideration for his
own daughter or his grands on ... », dans Spanish Calendar, 1550-1552, p. 585.
(2) RANKE, Geschichte der romischen Pâpete, p. 171.
(3) RAcHFAHL,o. c., pp. 15-16.
(4) Lettre datée de Gand, 28 aoüt 1556. Cfr GACHARD,o. c., t. II, p. XII.
(5) L. ROMIER, O. C., t. I, p. 240.
(6) Cfr L. PASTOR, O. C., 1. VI, pp. 98 svv.; Spanish Caletuùir 1550-1552, p. XXXIV-XXXV;
DE NAVENNE,(J. C., p. 505-515; Nuntiaturberichie aus Deutschland, t. XII, éd. KUPKE, intro-
duction, pp. LXI et svv.
16
sonnable » (1). Le 29 avril suivant, Jules III et le cardinal de
Tournon signèrent un armistice pour deux ans entre la France et le
Saint .•Siège, sous réserve de la ratification de l'Empereur: Ottavio
gardait Parme et Horace Farnèse recouvrait Castro. L'aide
d 'Henri II leur avait donc permis de braver à la fois le Pape et
l'Empereur (2).
'*' *
. Pendant ces deux années 1551-1552,le jeune Alexandre Farnèse,
déjà en âge de comprendre ce qui se passait autour de lui, vécut aux
côtés de son père Ottavio les angoisses d'un siège. C'est d'alors que
datent ses premiers souvenirs de l 'homme ingénieux qui devait
plus tard assister à ses noces à Bruxelles et qui, pendant cette lutte,
aidait Ottavio en qualité de commissaire de guerre et d'artillerie:
le capitaine F'ranceseo di Marehi (3). Grâce à ce dernier, les œuvres
de défense de la ville furent mises en bon état et purent délier les
soldats de Gonzaga. Un moment, on dut échanger devant le jeune
Alexandre des propos anxieux: c'est lorsque, la disette menaçant,
le duc se vit obligé de faire sortir de la ville plusieurs milliers
d'habitants pauvres, réduisant ainsi les bouches à nourrir au nombre
de 17.000 (4). Un autre moment, Alexandre assista à la rentrée
triomphale de son père, qui venait de disperser les soldats d'un
capitaine au service des Impériaux, Ascanio Comnène, prince de
Macédoine, qui s'était retranché sur les bords de la rivière Parma
près de 'I'orrechiara, Cette victoire contribua__à rendr-e aux Parme-
sans un courage qui avait commencé à faiblir (5).
Une fois l'armistice conclu, les Farnèse essayèrent de profiter
de la libéralité de leur « protecteur », Henri II, et y mirent la ténacité
et l'ardente convoitise quiétaient, chez eux, une caractéristique de la
race. Comme Charles-Quint maintenait le séquestre sur les biens de
Marguerite en Toscane et à Naples, elle et son mari réclamèrent du
roi de France une compensation. Par le puissant intermédiaire
dHorace Farnèse, le fiancé de Diane de F'ranee, ils obtinrent le
domaine dont Henri II dépouilla sa belle-mère Éléonore d'Autriche,
sœur de Charles-Quint. Marguerite de Parme y gagna un revenu
annuel de 10.000 à 15.000 écus. Mais cette largesse ne calma point la
(i) Spanish Calendar 1550-1551, p. 459 sv.
(2) L. ROMIER, O. C., t. I, p. 290.
(3) RONCHINI, Cento tettere del capitœno Francesco di lIfarcht, p. VII.
(4) T. BAZZI et U. BENASBI, Storia di Parma, p.
i82.
(5) Ibidem.
i7
convoitise des F'arnèse, qui ne cessèrent de quémander secours et
subsides et donnèrent ;à la cour de France l'impression d'une véri-
table mendicité (1).
Horace Farnèse étant mort des blessures reçues le 18 juil-
let 15'5·3à l 'assaut d'Hesdin par les Impériaux, Henri II fit savoir k
Ottavio Farnèse qu'il voulait reporter toute l'affection qu'il avait
montrée au défunt sur la personne du fils d 'Ottavio, le jeune
Alexandre. Mais le duc de Parme cherchait .plus que des manifesta-
tions de sympathie et des promesses. En décembre 1553, il partit en
secret pour la France, sans compagnie aucune: seuls son épouse
Marguerite, son fidèle lieutenant de Parme, Paolo Vitelli, et M. de
Fourquevaux, trésorier du roi Henri II à La Mirandole, qui paya
le voyage d 'Ottavio, étaient au courant.
Toutefois, le 28 décembre, Gonzaga écrivit de Milan à Charles-
Quint pour l'avertir que le duc de Parme était parti pour la France
par la route des Grisons et de la Suisse : Gonzaga estimait qu'on
ne pouvait attendre que des surprises désagréables (2). Arrivé à
Lyon le 29 décembre, Ottavio Farnèses 'y enferma dans sa chambre
jusqu'à l'arrivée de douze gentilshommes parmesans qui devaient
le rejoindre. Puis il se rendit à la cour pour y renforcer s·es posi-
tions en prouvant à Henri II les avantages qu'il y avait à aider
Parme en hommes et en argent. Un deuxième but de son voyage
était d'obtenir en monnaie sonnante, pour son fils le jeune Alexandre,
la pension que le Roi avait payée à Horace Farnèse défunt (3).
Il resta à la cour jusqu'en février 155'4: mais on le leurra de
promesses. Henri II était sur le point des 'engager dans l'affaire de
Sienne. Cette grande aventure de la guerre de Sienne, qui ne se fit
pas au profit des Farnèse, poussa ceux-ci à s'orienter prudemment
vers l'autre camp (4). Le 5 février 1555 se conclut la 'I'rève de Vau-
celles entre la France et l'Espagne.
18
PL. VI
CH-\RLES-QlJli\T
(Portrait par le Titien)
Charles-Quint avait succédé Philippe II. Étant donné la politique
antiespagnole de Paul IV, le pape Caraff.a, et les intrigues du cardi-
nal Caraffa .pour amener le roi de France à rompre la Trève de
Vaucelles, on pouvait s'attendre à une reprise des hostilités. TI était
naturel que Philippe II se préoccupât d'isoler le pontife anti-
espagnol et de ranger à ses côtés les princes italiens. A Milan, le
duc d'Albe avait remplacé comme gouverneur Ferrante Gonzaga,
et appelait l'attention sur la nécessité de garder solidement le Mila-
nais contre les entrepnises du duc de Ferrare, dont on soupçonnait
qu'il tiendrait pour le Pape et entrerait dans la ligue contre le Roi
catholique (1).
Le vieux Charles-Quint avait d'ailleurs chaudement recommandé
Marguerite de Parme à Philippe II : il se croyait tenu en conscience
de restituer Plaisance aux Farnèse et la tragédie de la mort de Pier
Luigi, à laquelle il n'avait pas été étranger, hantait ses derniers
jours (2).
La conclusion de l'accord entre Philippe II et les Farnèse fut
facilitée par l'intermédiaire du duc de Florence. Cosme.de Médicis
en avait pris l'initiative et les tractations secrètes se firent par le
canal de Geronimo da Correggio, un familier des Farnèse et feuda-
taire de l'Empire, qui se fit le porte-parole dOttavio (3). Déjà, le
25 juillet 1556, les banquiers de Rome publiaient le texte même ;de
l'accord qui aurait été conclu entre Ottavio Farnèse et Philippe II.
La nouvelle était prématurée, mais les Français n'en furent pas moins
atterrés (4). Bientôt on fut fixé. Le 15 septembre 15'56,fut signé à
Gand l'accord général entre le roi d'Espagne ,et les Farnèse. Phi-
lippe II restituait à Ottavio la ville et le duché de Plaisance, sauf la
forteresse - que le souverain conserverait aussi longtemps qu'il
le jugerait convenable -; il en serait de même de la citadelle de
Novare. Le Roi rendrait aussi à Marguerite de Parme la dot qui
avait été séquestrée, et le cardinal Alexandre Farnèse recevrait la
riche abbaye de Monreale en Sicile. Quant au fils d 'Ottavio, le jeune
(1) G. ADRIAN!, Istoria de' suoi tempi, fo 553B: « Questa giunta alla potenza del Re
catoUico ln ltalia e spezialmente allo stato di Milano in questo tempo si sttmava a grau
sicurezza e opportuna a tenere a freno il Duca di Ferrara, il qual si teneva pel' certo che
rosse entrato nella lega Inlmica. » La même chose est affirmée par l'auteur bien informé
des Constdérations sur le gouvernement des PfLys-Bœs, t. II p. 183 : « pour l'intérest qu'il
[Philippe II] avait de l'avoir {l'OUI' am}", de là les monts, pour contrepeser le ducq de
Ferrare, qui tenoit le costé de France. »
(2) DE NAVENNE, O. C., p. 535.
(3) G. ADRIAN!, O. c., fO 553B.
..",.~. (4) L. ROltfiER, o. c., t. II, p. 84.
19
Alexandre, qui avait en ce moment dix ans, il devait aller rêsiderà
la cour d'Espagne, « au service du sérénissime Oarlos, prince des
Espagnes, fils de Sa Majesté », en attendant qu'il épousât la fille
de Cosme de Médicis (1).
La réponse d 'Henri II ne se fit pas attendre. Voulant frap~èr
surto~t celui qui l'avait entraîné dans I'aventure italienne et auquel
il imputait la trahison des Farnèse, il publia, le 23 octobre 1557, un
édit déclarant confisqués tous les bénéfices que le cardinal Farnèse
possédait en France. et où il parlait des « iniques portements » des
Farnèse « qui doivent estre tenuz, estimés et repputés envers Dieu
et le monde les plus ingratz qui soient entre les vivans» (2).
Désormais, les Farnèse étaient solidement et définitivement liés
à l'Espagne. Philippe II les tenait à sa dévotion par deux conditions,
qui vont jouer désormais dans la politique familiale de cette maison
un rôle de première importance : il prenait comme gage de la fidélité
de la famille laèitadelle de Plaisance, où résidait une garnison
espagnole, et il exigeait qu'on lui remît entre les mains le jeune
Alexandre, auquel il ferait donner à la cour d'Espagne une éduca-
tion espagnole.
En somme, Alexandre servait d'otage pour la fidélité des
Farnèse à l'Espagne. Le mot n'est pas trop fort et il fut employé
par J 'ambaseadeur vénitien Navagero qui, informant le doge de
l'accord conclu entre le roi d'Espagne et les Farnèse, écrit : « [Le
Roi] garde le fils du duc comme otage. » (3)
C''cst ainsi que l'ont compris aussi les historiens qui ont écrit
peu de temps après les événements ou au cours des années suivant la
mort de Philippe II. Strada dit que le roi « garda Alexandre auprès
de lui comme un gage de l'aff.ection (loyalisme) de sa mère, Margue-
rite de Parme » et, en un autre passage, que « Philippe II était bien
aise... d'avoir Alexandre pour otage de l'affection des Farnèse ». (4)
Nicolas Burgundius, dans son Historia belgica, emploie aussi
l'expression otage pour caractériser la situation du fils d'Ottavio (5).
(1) Archives du Vatican, Lettere di P1incipi, t. III, fo 174. Cfr L. AMBIVERI,La cessione
dl. Piacenza tatta ad Ottavio Farnese da Filippo II, Te di Spagna, dans Strenna piacentina,
t. IX, 1883, pp. 132-150; L. ROMIER,O. c., t. II, p. 86.
(2) L. ROMlER.,O. C., t. II, p. 90. Sur le rôle du cardinal Farnèse, voir GOGGIOLA,1
Farnesi ed l.l aucato di parma e pracenza ..., loc. elt., pp. 237-240.
(3) Venetian Ca~endar 1555-1556, n? 589.
(4) O. C., t. 1. p.70; t. II, p. 326.
(5) « Cuius [Margaritael fllium veluti obsidem, maritum teneret in Italia clausum
et alioquln destitutum potentia ad occupandum racinus. » (Historia belgica al> anno
MDLVllI, p. 24).
20
Si la dure nécessité imposait ainsi aux Farnèse de se séparer du
fils qu'ils adoraient, ce dernier, en tous cas, n'aurait pas pu leur
reprocher de ne pas avoir défendu avec ténacité tout l'héritage
de famille qui devait lui revenir un jour. Toutes les péripéties de la
question de Parme et de Plaisance sont là pour montrer quOttavio
- assisté par Marguerite dans la mesure où celle-ci le pouvait sans
trop offenser l'Empereur son père - avait bataillé avec la même
ardeur, le même courage, la même astuce, le même manque de scru-
pule qui avaient animé les fiers condottieri, ses ancêtres, au temps
où ils élargissaient sans cesse leurs possessions de la région du lac
de Bolsena.
;;
* *
Le récit de cette lutte ne nous a pas permis de faire connaître
jusqu'ici ce que nous savons de la première éducation du jeune
Alexandre Farnèse, au palais ducal de Parme. Au milieu des bruits
de guerre, quelques échos nous sont parvenus de sa jeunesse studieuse
et des occupations de sa première enfance.
Le jeune Alexandre Farnèse passa ses premières années dans
l'ancien palais épiscopal de Parme, que son père et sa mère occu-
pèrent pendant quelque temps avant d'aller habiter le nouvel édifice
qu 'Ottavio fit construire (1). Comme plusieurs de sa race, il fut un
enfant précoce, d'esprit ingénieux et d'une intelligence très vive.
Ottavio et Marguerite lui donnèrent des maîtres excellents de grec,
de latin et d'autres langues (2), probablement de français et d'alle-
mand. Parmi eux se trouvait, revêtu de la dignité de gouverneur
du jeune prince, le florentin Giulano Ardinghelli, ,oommandeur de
Matte, qui était dévoué corps et âme aux Farnèse et qui avait plus
d'une fois été chargé de la défense de leurs intérêts. En cette même
qualité l'assistait le noble bolonais Giovanni Aldrovandi, qui plus
tard devait accompagner le jeune prince à la cour d'Espagne.
L'enseignement des lettres était confié depuis 1554 à l'humaniste
udinois Francesco Luisini, qui avait eu du succès comme professeur
privé chez les Cornari à Venise, et à Reggio d'Emilia, et qui était un
protégé du cardinal Farnèse (3).
(i) DE NAVENNE, O. c., p. 578.
(2) Liber relationum, r- 49.
(3) FEA, o. cc., p. 6; DE NAVENNE, (J. C., p. 568. Sur la figure captivante de Luisini, cfr
A. RONCHIN!, Francesco Luisini da Udine, dans les Atti e Memorie delle RR. Deputaz:!oni
di stona patrie;, per le provincie modenesi e parmensi, t. V. 1870, pp. 209 svv.
21
~_._._-
Alexandre avait une bonne mémoire (1), une .grande vivacité
d'esprit, et possédait toutes les qualités pour faire avec fruit des
études littéraires. Mais sa nature même ne le portait point à goûter
cette partie de l'éducation qu'on lui donnait: l'occupation huma-
niste ne lui disait rien (2). TI fit cependant des 'efforts pour con-
tenter sur ce point Luisini, car en 15055, lorsqu'il était à peine âgé
de dix ans, le cardinal F'arnêse, qui suivait de près les études de son
neveu, eut l 'occasion de le féliciter pour une élégante lettre latine (3).
Le cardinal et le prince échangeaient, en effet, une correspondance
en latin -et en langue vulgaire.
Il n'en est pas moins certain que les maîtres préférés d'Alexandre
étaient ceux qui lui enseignaient les mathématiques et la science mili-
taire : le sicilien Francesco Salomone et le célèbre ingénieur militaire
Francesco Paciotto, originaire d'Urbino (4). L'auteur du Liber reio-
tionum, qui connut Alexandre Farnèse dès sa prime jeunesse, insiste
en effet avec complaisance sur le fait que, encore enfant, le jeune
prince montra une grande prédilection pour les exercices militaires
et les sports qui engendrent une bienfaisante fatigue corporelle (5).
De son côté, Strada, qui est bien au courant de 1'histoire familiale
des Farnèse, ne laisse pas de noter,avec sa prudence coutumière,
que Ie jeune Farnèse « passa son enfance sous la conduite des
plus excellents précepteurs de son siècle, mais ce fut avec peu de
fruit, ou du moins avec un succès qui ne répondait pas à la capacite
de ses maîtres ni à l'intelligence de L'élève ». Celui-ci, actif et ardent
par nature, av-ait en haine la contrainte et « la chaîne des études »
et prenait bien plus de plaisir aux 'exercices corporels (6).
Aussi, un témoin de sa jeunesse ne cache point qu'Alexandre
fit peu de progrès dans la grammaire, préférant les sports, comme le
saut, la course, le jeu de balle, la danse, la course à l'anneau, l'équi-
tation, la chasse, à courre et à pied, la natation (7). Ce qui le tentait
surtout et ce à quoi il s'adonnait avec une prédilection marquée,
c'était de rompre la lance et de s'exercer à toutes les formes du
métier des armes.
22
PL. VII
'1 D-
;-IARGCERITE DE P.·\R;-!E
(Portrait il l'huile par un inconnu, aux « Lff izi dell' ordme Costantiniano », Parme)
Cette 'Ûccupation-l'àseule L'enthouaiasmait et le laissait pleine-
ment satisfait de lui-même (1). On peut dire que le sang des con-
dottieri, ses ancêtres, coulait dans ses veines et c'est d'eux proba-
blement qu'i,l avait hérité ce goût précoce des chases de la guerre (2)
Son père Ottavio était d'ailleurs là pour lui en donner l'exemple, du
moins à cette époque de sa vie, et l'on peut croire qu'il y était
encouragé aussi par le capitaine Francesco di Marehi, ce serviteur
dévoué des parents du jeune prince. Di Marchi était au service
d'Alexandre de Médicis depuis 1531, lorsque Marguerite d'Autriche
avait épousé celui-ci. Après l'assassinat de son maître, l'ingénieur
militaire avait passé au service de la veuve et, après le mariage de
Marguerite avec Ottavio, était allé s'établir auprès d'elle à Rome.
Nous l'avons vu assister le duc de Parme en 1551 dans sa lutte contre
Jules III et les Impériaux et organiser la défense de la ville assiégée
en 1552. 0 'est à cette époque que di Marchi commença la rédaction
de son traité d'architecture civile et militaire, dont on connaît tout
l'intérêt (3).
Alexandre et lui durent s'aimer, inspirés qu'ils étaient par les
mêmes goûts, et pour qui connaît la précocité d'esprit des enfants
italiens et leur rapide développement, il n'est guère surprenant de
voir affirmer à propos du jeune Farnèse qu'il recherchait la com-
pagnie des officiers et des militaires qui passaient par Parme ou qui
y résidaient, pour apprendre d'eux à mieux cultiver ses exercices
favoris. Si di Marehi ne fut pas le maître d'armes d'Alexandre
Farnèse, celui-ci ne cessait d'interroger des personnages aussi
connus et célèbres que Sforza Pallavicini, les frères Mario et Paolo
di Hanta Fiore, le marquis de Pescara, Don ,sancho de Leva,
dautres encore (4).
C'est cet amour précoce de Part militaire et de la carrière des
armes que Strada met en relief dans le style hyperbolique auquel
il se complait ·en exaltant S'es personnages, disant que Ie jeune
Farnèse « entendit le son des trompettes plutôt que les chansons de
ses nourrices », qu'il « n'eut pour ses ·amusements d'enfant que le
(1) « Di queste attioni plù che d'altro se ne mostrava sempre ingordissimo et non
mai satio ... nè per alcuno altro placers 0 negotio non si poteva stor di questo ... » (Ltber
reLationum, loc. cit.).
(2) « Insoma tutte quelle cose che si potevano desiderare in uno che avesse a essere
gran capitano de guerra. » (Ibidem).
(3) A. RONCHIN!,Cento tettere del capitano Francesco di Marchi, p. VI-VIII.
(4) Lettre de Paolo Rinaldi à Ranuccio Farnèse, 8 mai 1601, citée par RONCHINI,
"',.
o. c., p. XXXIX, note 42.
23
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24
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CHAPITRE III
25
l,
l
A son départ de Parme, l'humaniste avait reçu dOttavio et
aussi du cardinal Farnèse de pressantes recommandations afin qu'il
donnât le plus possible des nouvelles de son jeune élève. Aussi, à
peine 'arrivé à Bruxelles, Luisini envoya au cardinal Farnèse ces
élégants vers latins, que nous nous faisons un plaisir de reproduire';"
* *
Philippe II résidait en ce moment à Bruxelles avec sa cour. TI
attendait S'a sœur depuis le mois doctobre (4) et il fut très heureux
de la voir (5). Marguerite et son fils avaient été précédés par le fidèle
(1) Marguerite d'Autriche.
(2) A. RONCHINI, Francesco Luisini da Udine, 10c. clt., pp. 210-211.
(3) A. RONCHIN!, o. c., lac. eit., pp. 210-211.
(4) Lettre de ~'ambassadeur vénUien au doge et au Sénat, Gand, 24 octo-
Badoaro
bre 1556: « La duchesse de Parme est attendue ici dans peu de jours avec son fils:
en lieu et place de son époux, qui reste en Italie à cause des événements, à la fois pour
tenir en respect le duc de Ferrare et pour ne pas offrir au pape de nouvelles raisons de
SE' comporter envers lui de dommageable façon. » (Venetian Catetuuir, 1556-1557, p. 747.)'
(5) Lettre d'ArdingheUi à Ottamo Farnèse, Bruxelles, 20 décembre 1556 (A. F. P.,
Paesi Basst, cartegglo 1531-1556).
26
- ----- -~ --- -------.- -.--~
PL. VIn
PHILIPPE II
(Portrait pal' le Titien)
Giuliano Ardinghelli, que le duc de Parme avait chargé de négocier
avec les marchands d'Anvers la remise de la quantité d'argent dont
Alexandre aurait besoin pendant son séjour à Bruxelles. Étant donné
que l'on était à la v-eilled'une guerre avec la France, on avait interdit
sur la place d'Anvers de pratiquer le change par la ville de Lyon et
il n'était pas facile de se procurer Ies SOInm8'S nécessaires. Grâce aux
bons offices des banquiers Giacomini et Gondi, L'agent dOttavio
parvint à se faire verser une partie de la provision désirée.
C'est la première fois que le j'mmeAlexandre Farnèse se trouvait
en présence du Roi d'Espagne. TI vit devant lui un homme de petite
taille, mais bien proportionné et robuste, à la peau blanche et de
constitution saine : ce qui dut le frapper surtout, c'étaient les cheveux
et la barbe blonds, qui faisaient de prime abord ressembler Philippe
à un Flamand.
Le jeune Alexandre Farnèse navait jamais vu 'son grand-père
Charles-Quint, sinon il aurait été frappé de ce que le Roi montrait
l'image vivants et le vrai portrait de L'Empereur. TI avait comme lui
le front large, l 'œil bleuet le nez aquilin, les sourcils épais : il avait
la même carnation, la même physionomie, les mêmes traits, avec cette
bouche et ces lèvres pendantes dont l'une, beaucoup plus forte que
l'autre, est restée la caractéristique des Habsbourgs. Philippe était
un peu plus petit de taille que Chairles-Quint, mais bien fiait de sa
personne (1).
Les maux dentrailles ,et d'estomac dont il souffrait lui donnaient
en général une complexion flegmatique et mélancolique, mais il savait
cependant être joyeux à ses heures; il aimait à sortir masqué la nuit
et il s'amusait à toutes sortes de jeux (2). Depuis que, en 1548,il avait
pour la première fois visité les Pays-Bas 'et qu'il y avait laissé
I'impression d'être trop hautain, sur ,l'esconseils de Charles-Quint et
de Marie de Hongrie il avait abandonné cette morgue. Si les manières
espagnoles qu'il affectait 'le faisaient paraître altier, il déployait
maintenant tous ses efforts pour être de grande politesse et de vraie
27
courtoisie. Au moment opportun, il disait quelquefois de bons mots et
il entendait volontiers les facéties, sans cependant se départir en
public d'une certaine réserve dans la gaîté (1).
L'impression que fit sur le Roi la spontanéité et la vivacité
dAlexandre Farnèse fut excellente. Il reçut très bien le jeune
prince (2) 'et le prit aussitôt sous sa protection. Un des gentilshommes
qui avaient accompagné Marguerite et son fils s'empressa d'en
avertir un de ses amis à la COUT de Parme, insistant sur l'aimable
réception que Philippe II avait faite au jeune homme. Ce n'étaient,
dès le début, que dîners, fêtes et tournois. La duchesse de Parme
avait offert un banquet à la princes-se d'Orange et à Madame de
Lalaing « deux grandes dames, écrit l'Italien, qui sont fort bien
vues du Roi (3) ». De son côté, Luisini se félicitait dans ses lettres
de ce que son élève était entouré par les grands personnages de la
cour et qu'il était adulé par la fleur de la noblesse italienne,espa-
gnole et flamande qui demeurait avec le souverain (4).
La cour de Philippe II à Bruxelles en 1557 ;B'Stun milieu bien
intéressant à étudier. Elle continuait à être ordonnée, pour le faste et
l'étiquette, selon l'usage de liamaison de Bourgogne. Elle ne comptait
pas moins de 1.500 pers onnes, dont les neuf dixièmes étaient de-s
Espagnols : le reste était composé de Flamands, de Bourguignons,
d'Italiens et d' AHemands. Cette prédilection du Roi pour les Espa-
gnols ,et cette prépondérance de l'élément castillan dans sonentou-
rage avait .de suite frappé, comme un présage de mauvaise augure,
les habitants de-s Pays-Bas, habitués, sous Charles-Quint, à voir
l'élément national traité avec une prédilection marquée (5).
Comme le Temarque en 1559 Pambassadeur vénitien Suriano,
pour Philippe II, nulle nation n'égalait les Espagnols: e.'est au milieu
d'eux qu'il vivait, c'est par eux qu'il se dirigeait. Le jeune monarque
faisait peu de cas des Italiens et des .Flamands ; quant aux Alle-
mands, ils se trouvaient le plus bas dans l'échelle de ses sympathies.
S'i.'l employait les principales personnalités des pays sur lesquels il
(1) Rapport de Badoaro, cité.
(2) Dans une lettre du 29 décembre 1556, Giovanni Aldrovandi écrit de Bruxelles
à Ottavio Farnèse au sujet de la visite chez le Roi et parle des « dimostrazioni amore-
voltsstme di S. M'à» (A. RONCHIN!,Francesco LUisint ..., 100. clt., p. 211, note 1). Cfr STRADA,
o. C., t. II, p. 326.
(3) Lettre de Pietro Lippi à G. D. dell'Ors·a, Bruxelles, 4 janvier 1557 (A. F. P.,
Carteggio [arnesumo, Paesi Bas si, 1557-1562).
(4) A. RONCHIN!,Francesco Luisini..., 100. clt., p. Zif.
(5) Relation de Frederioo Badoaro en 1557, dans GACHARD,Relations des ambassadeurs
t:énitiens, p. 42 sv.
28
régnait, Philippe n'en admettait cependant aucune dans ses conseils
secrets : il se contentait de les employer surtout pour faire la guerre,
et cela, moins par estime de leurs talents que pour ôter à ses ennemis
le' moyen de s'en servir contre lui.
Cette diminutio capitis irrita très' fort Ottavio Farnèse 10reque,
en 1559,il vint rejoindre le Roi aux Pays-Bas, : du f.ait que les non-
Espagnols n'avaient pas entrée au Conseil d'État du monarque et
n'étaient admis qu'au Conseil de guerre, le duc de Parme appelait
'ce dernier, avec une ironie amère, le « conseil de la plèbe» (1).
Les grands seigneurs espagnols qui faisaient partie de la cour
de Bruxelles en 1557 n'avaient pas bonne réputation dans le milieu
des ambassadeuraétrangers. Ils affectaient une religiosité extrême,
se disputant l'honneur de servir la messe dans la chapelle du palais,
mais ils se faisaient mépriser des autres par leurs excès de table, leur
galanterie' exagérée vis-à-vis des femmes, leur goût étrange pour les
bouffons. Le temps qu'ils ne passaient pas au palais, ils le consa-
craient aux aventures d'amour.
Un personnage important de ,p,entourage royal que le jeune
Farnèse ne rencontra pas à son-aœrivée à Bruxelles - parce qu'il
avait été envoyé en ce moment-là en mission en Espagne -, mais
qu'il apprit à bien connaître plus tard, c'était le sommelier de' corps
de Philippe II, le portugais Ruy Gomez de Silva. Ce type de juifl,
avec des yeux de feu dans sa face basanée, ses cheveux et sa barbe
d'un noir d'ébène et boudés, avec son 'corps à la charpente délicate et
fine, était animé d'une volonté de fier et possédait une rare aptitude
d'esprit, qui suppléait au manque dinstruetion et de connaissances
qui le caractérisait. Ruy Gomez ne parlait que J'espagnol, mais il
comprenait très bien l'italien. C'était un travailleur acharné et cette
qualité devait plaire au monarque, qui était lui-même un grand labo-
rieux. Ce courtisan exerçait une influence profonde sur son maître
et les deux hommes étaient liés d'une véritable amitié. Pour plaire à
Philippe II, Ruy Gomez, qui avait 39 ans en 1557 et qui avait été
page de Charles-Quint, consacrait beaucoup de temps au jeu, aux
mascarades, aux joutes, aux tournois et aux banquets, où on se
faisait une joie de l'inviter (2). -
Le jeune prince de Parme conquit de suite la sympathie d'un autre
membre influent de la cour, le comte de Feria, grand d'Espagne,
capitaine de la garde espagnole du Roi.
--~ (1) Relation de Suriano en 1559, dans GACHARD, 0, C" pp. 126-127.
(2) Relation de Badoaro, dans GACHARD, o. c., pp. 46-48,
29
Le Roi d'Espagne, on le sait, avait à sa cour trois compagnies
de 'gardes ,S011:8- le commandement d'un capitaine et fortes chacune
de cent hommes : la garde des hallebardiers allemands, la garde des
archers flamands ou « bourguignons », la garde des hallebardiers
espagnols, C'est à la tête de cette dernière que se trouvait Feria.
Celui-ci, qui comptait à peu près le même âge que Ruy Gomez, avait
une haute conception de l'honneur, qui était le but de toutes les
actions de 'sa vie, Il était de caractère doux et paisible, mais ne
possédait qu'une intelligence médiocre et se montrait peu expéri-
menté dans les affaires de l'État. Est-ce sa qualité de militaire qui
attis-a à lui le jeune Alexandre Farnèse? Toujours est-il qu'entre
Feria et Alexandre se nouèrent des liens de franche et sincère amitié,
dont les archives de la famille Farnèse ont gardé de très multiples
traces.
Étant donné l 'habitude que le jeune Alexandre avait déjà con-
tractée à Parme et qui le poussait à rechercher la société et la conver-
sation des hommes de guerre, il n'aura pas attendu longtemps pour
approcher deux autres personnages en vue de la cour, Don Bernar-
dino de Mendoza et Don Juan Manrique (1).
Le premier était un vrai type de militaire. D'un naturel méchant,
il se gardait des excès de table et damour, affichait une avarice
sordide, et ne cachait pas une ambition effirénée. TI était fort expert
dans les questions navales et avait une connaissance solide des
matières financières. Redouté pour son caractère, il était cependant
aimé de ses serviteurs, quoiqu'il les châtiât durement s'ils étaient
en défaut.
Don Juan Manriqueétait majordome du Roi et capitaine général
de l'artillerie en Espagne. Agé de, 46 ans, il était en beaucoup de
points pareil à Mendoza: il était, comme lui, sujet à la colère, fier
et sobre. Mais le défaut d'avarice ne l'entachait pas; il se distinguait
au contraire par la libéralité. Aimant à parler franc, ne cachant point
ses opinions, Manrique était capable de grandes choses. Il était
instruit, avait étudié l'histoire et raisonnait bien des affaires de son
métier d'artilleur. Ce qui, dut faciliter le premier contact entre lui
et le jeune prince de Parme et pousser ce dernier à le cultiver, c'est
que Manrique parlait l'italien et qu'il se piquait de bien connaître
tout ce qui concernait les questions d'Italie (2).
(1) Portrait dans la relation de Badoaro, dans GACHARD, o. c., loc. oit.
(2) Relation de Badoaro, lac. cit,
30
-- _ .... - - ..• --- ~" --_.- ..._-- •... _-- ---,~_ ..•.. .,.,.. '-'...,..~..,-.--.,....--'~~ ---._~~-
(1) Nous renvoyons à Bstat du Roy despaigne lorsque Sa M residoü pardeça, en l'an
1MB (A. a. R., Papiers d'État et d'Audience, n- 32, r- 37 ).
. (2) Lettre datée de Bruxelles, 31 octobre 1556 (A. F. P., Carteggio [arneeiano, Paesi
jJassi, carteggio 1531-1556).
31
tous les autres ensembl-e,dit Suriano, par son jugement exceptionnel,
'sa longue pratique des affaires, sa conception hardie et habile, son
exécution adroits et sûre.sa fermeté à mener toute entreprise à sa
fin (1). Cependant, en 1557, pas plus que les autres non-Espagnols,
Granvelle n'entrait au Conseil d'État que lorsqu'il y était appelé et
Philippe II ne l 'y appelait que pour traiter les affaires difficiles ou
celles qu'on ne pouvait soustraire à sa connaissance (2).
Qu'étaient cependant auprès de lui le marquis de Pescara, le
marquis de Sarria, le prince de Sulmona, le marquis de Cerealvo, lE'
comte de Fuensalida, même les trois Gonzaga, César, Vespasiano et
Hercule,et tant d'autr-es qui remplissaient de leur faste ou de leur
inutilité la cour du jeune Roi?
AJ,exandre Farnèse apprit à connaître aussi en ce milieu celui
que Mottley appelle « le neveu indigent du puissant Empereur
(Charles-Quint), le cousin errant et aventureux du superbe Philippe »,
Emmanuel-Philibert de Savoie, qui avait succédé comme gouverneur
général des Pays-Bas à Marie de Hongrie. P-etit mais viril, d'un main-
tien martial, portant s'on épée sous le bras comme un caporal, à cause
d'un-e maladie qui ne lui permettait pas de supporter autour des
reins le ceinturon, Emmanuel-Philibert donnait l'impression d'un
soldat courageux (3). Par là, il attira sans nul doute le jeune
prince de Parme. Mais des affinités morales et des similitudes
de caractère devaient rapprocher les deux personnages. Comme
Alexandre Farnèse, Emmanuel-Philibert aimait les exercices du
corps et B 'y montrait presque infatigable : il jouait à la paume et au
mail pendant quatre et six heures, en plein soleil, sans qu'on le vît
en sueur, et il était excellent nageur, Il était sincèr-ement religieux et
même dévot. Il aimait à dépenser, comme Alexandre Farnèse qui, à
ce point de vue, pouvait 'lui tendre la main. S'il était hautain et fier,
il savait aussi se montrer aimable et charmant. Il prenait plaisir à
étudier les sciences et adorait les mathématiques (4). Aurait-on pu
trouver, à la cour du Roi, d-euxhommes qui étaient mieux faits pour
se comprendre que le jeune prince de Parme et Emmanuel-Philibert'
Seule la jalousie, qui dr-essait si souvent l'un contre l'autre les
princes d'Italie, aurait pu interrompre le courant de sympathie qui
devait nécessairement les rapprocher.
* ""
(1) GACHARD, Rel-ations des ambassadeurs vénitiens ..., pp. 126-127.
(2) Relation de Suriano, dans GACHARD, o. c., p. 127.
(3) MOTTLEY, La révolution des Pays-Bas au XVI" siècle, t. l, pp. 209-210.
(4) Relation de l'ambassadeur vénitien Boldù, de 1561, dans GACHARD, o. c., pp. 282 svv.
32
PL. ]X
(2) Lettre de Luisini à Ottavio Farnèse, Bruxelles, 13 février 1557 (A. RONCHINl, o. e.,
pp. 211-212).
(3) « S. Ecca [Marguerite] commincia a ragionare della partita pel' mezzo il mese
che vielle, et credo elie se non sara al mezzo, sara verso la fine, pel' le gran spese che ci
.$,010. » Lettre de Pietro Lippi à G..-D. deU' orso, Bruxelles, 12 février 1557 (loc. cit.).
33
Bientôt cependant l'horizon s'assombrit. Au milieu de ses
mascarades, Philippe II sentait que la guerre avec la France allait
se rallumer et, lorsque nul doute au sujet de l'explosion très proche
du conflit ne fut plus permis, il décida de se rendre en Angleterre
pour entraînerson épouse, Marie Tudor, dans la lutte contre Henri II.\<-
~
* *
----------------~-_._.~.
Au moment où Alexandre Farnèse la vit pour la première fois,
la reine d'Angleterre avait 41 ans. De petite taille, mais bien propor-
tionnée, elle n'avait rien de son père, le grand et gros Henri VIII.
Maigre et délicate, Marie montrait cette carnation rouge, qui est la
caractéristique des Anglais et qui a frappé tous les ambassadeurs
vénitiens qui résidèrent dans ce pays. Ellen 'était pas belle. Dans sa
figure ronde s'ouvraient des yeux gros et gris, des yeux de myope,
mais qui avaient cependant un regard quelquefois si vif qu'ils inspi-
raient le respect et même la crainte. Sa figure' était encadrée de
cheveux roux, son nez était assez long et large.« Si, par suite de son
âge, dit finement l'ambassadeur Soranzo,elle ne commençait un peu
à marcher vers son déclin, on pourrait plutôt la dire belle que laide. »
Très intelligente et bien instruite, Marie Tudor parlait l'anglais, le
français et Pespagnol relle comprenait l'italien, mais ne le parlait
pas. En latin, elle .s'exprimait de manière à remplir tout le monde
d'étonnement. Très habile aux ouvrages de broderie et de l'aiguille,
jouant avec dextérité et élégance du luth -et du clavecin, ainsi que:
de I'êpinette, l'épouse du roi Philippe n'était pas dépourvue d'attrait.
Mais dèsqu 'elle parlait, sa voix forte et en hauteur comme une voix
masculine, qui ;}',anllonçaitde loin, brisait l'illusion et impressionnait
désagréablement l'interlocuteur (1).
Al~xandre Farnèse vit sans doute la reine dans l'habillement
qu'elle affectait de porter dans les grandes solennités, Phahillement
à la mode française, robe à taille et à manches larges, couverte de
broderies d'or 'et d'argent de grande valeur, le chaperon constellé de
bijoux et des bijoux entourant le cou et retombant de là en façon de
garniture sur ses vêtements (2).
Marie Tudor souffrait en ce moment de son retour d'âge, dont les
troubles l'obligeaient à de fréquentes saignées, tantôt à un pied, tantôt
à un autre. Cette cure lui avait donné de la pâleur et causé de l'épui-
sement et avait augmenté la mélancolie où la plongeait la stérilité de
son mariage et l~ regret du péril où, faute d "héritier, se trouverait en
Angleterre la religion catholique, qu'elle avait restaurée avec tant de
zèle et d'ardeur.
Mais pendant le séjour de Farnèse à la cour, la reine Marie dut
avoir l 'air rajeuni, car son époux, qu'elle aimait avec la passion de
(1) Relations des ambassadeurs vénitiens Soranzo et Micheli, dans BASCHET, La ditplo-
matte vénitienne ..., pp. 121-123, 125-126. Crr aussi GURNEY SALTER, 'I'udor England, tnrouqn:
Venetian eues. Londres, 1930.
'., (2) Relation de Soranzo, dans BASCHE"T, o. C., pp. 122-123.
35
la vieille fille mariée sur le tard, était là. Aussi, avant de faire leur
entrée à Londres, Philippe n'et Marie avaient-ils passé d'abord
quelques heures d'intimité à Greenwich (1).
Marie Tudor donna au jeune Farnèse des signes nombreux de
son affection (2) : Il'ejeune garçon vif et spontané devait lui plairè
comme il avait plu à Philippe n.
Le 11 avril, Alexandre se trouvait dans les jardins du palais
royal, lorsque la reine vint à passer en compagnie de Marguerite de
Parme et de Christine de Lorraine. Marie Tudor s'arrêta devant
le jeune prince ,et lui demanda son âge. Frappée par sa mine éveillée,
elle engagea avec lui une conversation en latin,au sujet de ses
études, s'émerveilla et exhorta la duchesse de Parme à soigner
l'éducation littéraire de son fils.
Le bon Francesco Luisini, qui avait suivi son élève en Angleterre,
fut extrêmement flatté, comme on le conçoit, de cette attention de la
reine Marie 'et a'empressa de le faire savoir à Parme au duc Octave,
et aussi au cardinal F-arnèse (3).
Avec les dames de la cour, Alexandre s'entretenait fréquemment.
Comme elles connaissaient - en tout cas beaucoup d'entre elles - le
latin et même le grec, le jeune Farnèse pouvait converser dans la
première de ces langues. Comme on parlait couramment français à
la cour d'Angleterre, il employait quelquefois aussi cet idiome, qu'il
connais-sait cependant moins bien (4). La connaissance du latin que
montrait Farnèse dut plaire aussi au docte cardinal Pole, qui résidait
alcrs ien Angleterre en qualité de légat du Saint..,Siège. Reginald
Pole se fit présenter par Lusini le jeune Alexandre et, au 'COUTS de
sa conversation avec le précepteur, il fit remarquer à ce dernier que,
dans les circonstances où se trouvait la chrétienté, il importait que
Lusini n'inculquât pas seulement à son élève des connaissances
humanistes, mais se préoccupât aussi de sa formation religieuse et
morale.
Était--ce un reproche et le cardinal avait-il découvert quelque
lacune de ce côté' Nous ne le savons, N'oublions cependant pas que
Marguerite de Parme était très pieuse et que, à Rome, son directeur
de conscience avait été Ignace de Loyala (5)_ il 'est à peine croyable
(1) Lettre de Lulsini, Londres, 30 mars 1557 (A. RONCHINI, o. C., loc. cit., p. 212).
(2) A. RONCHINI, Francesco Luisint, 100. cit., p. 212.
(3) Lettre du 11 avril 1557, dans A.. RONCHINI, O. c., 100. olt., p. 212.
(4) Même lettre.
(5) STRADA, (J. e., t. l, pp. 67-68.
36
PL. X
qu'elle n'eût pas accordé suffisamment d'attention à la formation
religieuse et morale de son fils. Luisini s'empressa d'ailleurs de
répondre à Pole que le duc Ottavio l'avait souvent entretenu de ce
problème et qu'il tenait compte avant tout de ses instructions (1). Une
autre fois, le cardinal engagea Alexandre à s'adonner de tout cœur
aux études, mais il avait ajouté qu'au lieu de prendre comme livre de
chevet les C01n1nentail"eSde Jules César et autres ouvrages du même
genre, il devrait s'appliquer plus à la lecture de Iivres de morale et
de. la Sainte Écriture. Cette fois, Luisini ne fut pas content : il lui
semblait que le moment de semblables études n'était pas encore
venu (2).
Quelques jours après la rencontre de Marie Tudor et du jeune
Farnèse, le Roi, la Reine et Marguerite de Parme s'en allèrent tenir
leurs Pâques à Greenwich. C'était le 13 avril: le 22, ils retournèrent à
Londres,où Marie Tudor offrit un banquet, en présence de Philippe II.
La duchesse de Lorraine, Marguerite de Parme et son fils furent
parmi les invités. Marie Tudor y parut, vêtue de drap d'or. Elle
s'assit avec le Roi au centre de la table, sous le dosseret, ayant à sa
droite Christine de Lorraine; à gauche du Roi se trouvait Marguerite
de Parme. Alexandre Farnèse était assis auprès d'elle, au « bas
bout» de la table, mais gardant son bonnet sur la tête, faveur qu'on
lui accordait après une discussion sur le protocole, dont Coudeville se
fait l'écho en écrivant de Londres à Viglius: « Tacita decisio coniro-
versiœ quam. prœcedendi desideriU11t pepererat in adoentu, »
Plus tard, comme nous le verrons, à la cour d'Espagne, Alexandre
Farnèse ne reculera point devant les incidents pour faire observer en
sa faveur le protocole (3).
Le séjour de Marguerite. de Parme en Angleterre allait toucher
à sa fin. Le 24 avril, le cardinal Pole annonçait au cardinal Farnèse
le prochain départ (4) et profitait de l'occasion pour lui dire
qu'Alexandre montrait des dispositions telles qu'on pouvait fonder
sur lui les meilleurs espoirs (5).
A peu près au même moment, l'ambassadeur Michel Suriano
faisait savoir à Venise que la duchesse de Parme était à la veille de
(1) Lettre dl] Luisini citée, loc. cit., p. 213.
(2) Lettre de Luisini, Calais, 5 mars 1557, dans A. RONClIIl\I, o. c., p. 213.
(3) Vandenesse, dans son tournai des voyages de Philippe Il, p. 25 et Courtcville,
dans sa missive à Viglius (KERVYN DE LETTEl\HOVE, Relations potiiïque« ..., t. I, p. 67)
racontent la scène de la même façon.
(~) Venuian Catenâar 1551i-1;J57, n° I025, lettre datée de Can lcrhu r y.
(5) Lettre du même jour, au duc de Parme Ottavio (Venetfan Ca.lendar 1556-1557,
"loc. cit.).
37
regagner le continent (L). Il avait pu l'approcher et entendre d'elle
que SDn fils devrait rester à Bruxelles, à la cour. Marguerite s'eu
montrait désappointée. Avait-elle espéré pouvoir l'emmener avec
elle en Italie i Ilsemble que non cependant, puisque, dans sa dépêche,
l'ambassadeur vénitien continue: « J nsqu 'ici le Roi ne semble pas"
avoir modifié en aucune façon l'accord conclu avec les Farnèse,
encore que l'on croyait qu'il donnerait quelque faveur à sa sœur,
signom motio prudente e piena di spirito (femme d 'entendement et
d'esprit). Aussi ne croit-on pas qu'elle s'en ira avant d'avoir amélioré
quelque peu l'état des .affaires du duc Octave et des siennes propres. »
On sait quelles étaient ces affaires : la restitution de la citadelle de
Plaisance et de celle de Novare que le Roi tenait comme gages. Son-
geait-elle aussi à reprendre Alexandre au Roi ~
Il fut en tous les cas question de lui dans un dernier entretien.
La duchesse demanda au Roi deux grâces : la première, que les États
du duc Ottavio fussent restaurés dans leur entièreté, sans qu'il fût
question de compensation,et ·que la citadelle de Plaisance fût rendue
aux Farnèse, La seconde faveur demandée, c'était que son fils, qui
devait aller résider en Espagne avec Don Carlos, le fils du Roi, fût
autorisé à rester avec Philippe II ·à Bruxelles, où il pourrait assister
aux affaires et voir la guerre 'avec la France, alors qu'en Espagne il
était menacé de couler ses jours dans l'oisiveté. Sur ee dernier point,
le Roi consentit, et même il autorisa Marguerite à emmener son fils
avec elle en Italie; mais ceci, Ia. duchesse préféra ne point le faire.
Pour ce qui regardait la citadelle de Plaisance et les affaires
d'Ottavio, Philippe II abreuva sa sœur de bonnes intentions et de
promesses, qui seraient exécutées en temps opportun. Là-dessus
Marguerite quitta le Roi et partit d'Angleterre, fort contente.
Voilà ce que L'ambasaadeur vénitien avait pu apprendre d'un des
membres de la maison de Marguerite de Parme. Ce courtisan était-il
réellement 'au courant de ce qui s'était dit entre le Roi et sa sœur?
L'ambassadeur Michel Suriano n'en est pas très convaincu, car il finit
sa dépêche en disant : « J·e n'ai rien pu savoir de plus, les affaires
s'étant traitées entre le Roi et la duchesse,' seuls et face à face, de
sorte que je ne puis rien affirmer de positif. En somme, je crois que
personne d'autre qu 'eux-mêmes ne peut savoir ce qu'ils négo-
eièrent. » (2)
(1) Londres, 26 avril 1557, dans Venitian Calenlùu' 1556-1557,n' 1024.
(2) Suriano à la seigneurie de Venise, Londres, 17 mai 1557, dans Venetian Caienüar
1556-1557,n° 1095.
38
C'est évident. Voilà pourquoi nous' n.'attachons pas trop d'im-
portance à ce que le courtisan rapporte au sujet de la discussion
concernant la personne du jeune Alexandre. Puisque, par le traité
de Gand de 1556, le Roi voulait garder le prince ave-c lui comme
otage pour la fidélité de ses parents à l'Espagne,aurait-il proposé
à la mère de ramener son fils avec elle en Italie~ C'est invraisem-
blable, à moins que Philippe II, en faisant cette proposition, n'ait
voulu tâter la sincérité de la soumission de Marguerite de Parme.
Celle-ci partit de Londres au début de mai, regagnant les Pays-
Bas par Anvers (1). Alexandre était avec elle et tous deux arrivèrent
à Bruxelles le 13 du mois, reçus par le duc de Savoie et par toute la.
cour avec des démonstrations de respect. Ils furent logés dans leurs
appartements ordinaires au palaisdeCoudenberg (2-). Marguerite
prépara aussitôt son départ pour l'Italie, qui devait se faire le 20 mai.
« Lé gouvernement du prince, écrivit en ce moment Ardinghelli
au duc Ottavio, me restera donc SUT les épaules, et Votre Excellence
sait combien elles sont peu aptes à porter ce fardeau. » Cependant,
le gouverneur d 'Alexandre songea à se faire payer les arriérés de son
traitement, qui était de 50 écus d'or par mois, ,et pria le duc de les
lui 'faire tenir aux Pays-Bas par les soins du banquier Ascanio
CaffareHi, établi à Anvers: une somme de 400 écus d'or fournie
immédiatement payerait les émoluments dArdinghelli jusque fin juin
et fournirait l'acompte nécessaire pour l'entretien du prince (3).
Pendant ,ce temps, Philippe II séjournait encore en Angleterre,
près de Marie, Tudor, jusqu'au début du mois de juillet. Après son
départ, comme Iorsquil la quitta la première fois en 1554, après son
mariage, la pauvre reine allait rester inconsolable, avec « les sou-
lèvements, les conjurations et les embûches que chaque jour eHe
voyait se former et se tendre contre elle, au dedans et au dehors du
royaume. » (4)
,11'{[inghelli à OtlcW'Îo Parnèse, Bruxelles, 18 mai 1551 (A. F. P., Carteggio farnesiano,
Paesi Bassi, earteggio 1557-1562).
(2) Même lettre, loc. cil.
(3) Lettre d'Ardinghelli, citée, loc. olt.
"'(4) Helation de l'ambassadeur Michell, dans BASCHET, o. G., p. 127.
39
Marie Tudor, on le sait, la faisait étroitement surveiller, mais
l'·arrivée de Philippe II en Angleterre avait Bté un événement
heureux pour Élisabeth. Le Roi fut bon pour la princesse et la sauva
de la haine de Marie Tudor. Cette sympathie lui était dictée pal' Ia,
politique. L'existence d'Élisabeth était le seul obstacle à ce que Marie
Stuart fût un jour trois fois reine : reine de France, reine d'Éicosse
et reine d 'Angleterre. Dans l'échiquier politique du roi el'Espagne, la
fille d'Anne Boleyn constituait une pièce importante qu'il ne fallait
pas négliger. Aussi, grâce à Philippe, Élisabeth fut débarassée des
grossiers soudards que Marie Tudor avait placés auprès d'elle
presque comme des geôliers et elle put s'établir au manoir d'Hatfielc1,
parmi les belles végétations du comté d 'Herford, en 15'55. Elle y
vécut sous la surveillance de sir Thomas Pope, un homme tolérant,
savant et aimable. Celui-ci travailla habilement à la réconciliation
de la princesse avec Marie Tudor. La reine invita plusieurs fois
sa sœur à la cour et 'lui rendit ses visites au printemps de 1557.
L'Bté de la même année, Elisabeth fut même invitée à une grande
collation que la reine donna au parc de Richmond (1).
Alexandre Farnèse, qui vécut en Angleterre pendant les mois
d 'avril et de mai, a donc pu voir Élisabeth. Les lettres de Luisini,
son précepteur, n'en parlent cependant pas. Si le jeune prince de
Parme rencontra la princesse, elle dut lui apparaître comme une
gracieuse jeune fille, grande et bien faite, de bene carnation rose,
avec de beaux yeux et surtout, elle s'en vantait, 'avec des mains par-
faites, des mains qui auraient inspiré le peintre Antoine van Dyck.
Créature très intelligente, connaissant le grec, Élisabeth parlait
facilement la langue italienne, et mettait son amour-propre à n'en
pas vouloir parler dautre avec les Italiens qu'eHe rencontrait (2).
Farnèse et elle se seraient tout de suite compris. Mais comme
Luisini, qui ne manque jamais de signaler le.s personnages impor-
tantsavec lesquels Bon jeune élève a conversé, nesigna.1e pas nom-
mément Élisabeth, un doute subsiste au sujet de la réalité de la ren-
contre. A moins que l 'humaniste italien, peu au courant, sans doute,
(1) J.-M. DARGAUD, Ilistoire d'Élisabeth d'Angletel're, pp. 15-3G; l~. SPE.'\CElt BEESLY,
Queen Elisabeth, pp. 3-5; M. PHILIPPSON, westeuropa lm zeuaue- von Philipp Il, Elisa-
beth und Heinrich IV., pp. 182-183:
. (2) Relation de Mlcheli, dans BASCHET, o. C., pp. 128-129. L'ambassadeur prête à Éli-
sabeth « un teint olivâtre ». Tous les portraits d'Élisabeth lui donnent cependant une
carnation blanche et rose. C'est dans des moments de colère, de soupçon ou d'ennui que
le teint ordinaire d'Élisabeth, s'éclipsant par l'émotion, se nuançait de sombre et même
de vert. Crr J.-H. DARGAUD, llistoire d'Élisabeth lt'Ang7etc1'1'e, pp. 18-J9.
40
PL. XI
'~. !.
(I) Lettre d'Ardingl1elli, Bruxelles, mai 1557 (A. F. P., Carteggio tarnesumo, Puesi
Bassi, cartcgg!o 1557-15G2).
(2) Même lettre.
(3) A. F. N'., Carte tamesuuie, fascio IG24.
(4) Farnèse à sa mère, 13 juin 1557 (A. F. K, Carte tornesume, fascio 1624); autre
lettre du 26 juillet (ibidem).
(5) Farnèse à sa mère, 13 juin 1557 (A. F. N., Carte tœmesume, fascio 1624).
42
PL. XII
(1) Farnèse à sa mère, 23 juin 1557 (A. F. N., Carte [ornesume, fascio 1624·); Lettre
al: Luisini, Bruxelles, 24 juin 1557 dans A. RONClIlNI, O. c., loc. clt., p. 213.
(2) GACHARD, Re~ations des ambassadeurs vénitiie'1ls, p. 295.
(3) Journal des voyages de PhîliP1Je II, p. 25.
(4)·Lettre d'Alexandre à sa mère, Bruxelles, 11 juillet 1557 (A. F·. K, Carte tornenane,
fascio 1624).
(5) Lettre d'Ardinghelli à üttavio Farnèse, Bruxelles, 12 juillet 1557 (A. F. P., Car-
[(,ggio [arnesum», Paest Bassi; oarteggio 1557-1562).
(6) Alexandre à sa. mère, Bruxelles, 16 juillet 1557 (Loc. cit.).
(7) GACHARD, Correspotuumce de ftfargue-rite d'Autriche, t. II, p. XV.
43
façon qu'elle fût 'contente de lui» (L), La duchesse avait probable-
ment craint quelque coup de tête et supplié Alexandre de ne pas
indisposer le Roi.
Toujours est-il que la question se posa : Alexandre resterait-il
au palais de Bruxelles ou accompagnait-il le Roi à l'armée? Le
26 juillet, le jeune prince n'avait pas encore perdu tout 'espoir.
Annonçant à sa mère le prochain départ de Philippe II, il ajoute :
« Je I'accompagnerai jusque là où Sa Majesté me ,le concédera; s'il
ne tenait qu'à moi, je suivrais l'armée et je servirais le Roi en offrant
ma vie même. Quelle graudc faveur, si le Roi me l'avait com-
mandé! » (2)
Le même jour cependant, la duchesse de Parme était avertie de
Bruxelles par le comte de Feria que Philippe II avait fait examiner
la question de savoir où le prince devait rester pendant la guerre qui
allait s 'ouvrir et qu'il avait chargé Feria d'en parler avec Ardinghelli,
le gouverneur d'Alexandre. Ce dernier fut d'avis que le jeune homme
n'avait pas encore atteint l'âge de s'exposer aux fatigues d'une cam-
pagne, et l'on avait décidé qu 'Alexandre devait résider à Bruxelles,
à Anvers ou en quelque autre endroit des Pays-Bas pendant la
guerre contre Henri II (3).
Le jeune Farnèse ne verrait donc pas son rêve se réaliser. Le
28 juillet, à 7 heures, Philippe II partit de Bruxelles pour se rendre
à Cambrai par Enghien, Ath et Valenciennes. Alexandre reçut l'auto-
risation de I'aecompagner jusqu'à un mille italien de Bruxelles, « car,
écrit le prince non sans dépit, il ne voulait pas que je m'éloignasse
plus. n me souhaita bonne santé, après m'avoir donné sa bénédiction
au palais. » (4)
Alexandre resta donc à Bruxelles. Il faut, par conséquent, consi-
dérer comme légendaire le récit de Strada dans son De bello belçico :
le jeune Farnèse aurait accompagné le Roi en campagne; au moment
de l'attaque de la ville de Saint-Quntin, le 26 août 1557, il aurait
instamment prié le Roi de le laisser monter à l'assaut; le souverain
le lui ayant refusé, Alexandre aurait eu de la peine à demeurer dans
(1) A. P. N., Carle [arnesuuie, fascio 1624.
(2) Ibidem.
(3) « A S.U Mg le parescio de 'dalle a eseoger adonde queria quedar el tiempo que
durase 10 guerra y me mando que le comuntease con Ardingl1ello 'Y asi 10 l1ize. .'\ el
le parescio de quedar aqui por que no es justo que comience los trabajos de la guerra tan
ayna, de manera que el estare aqui el tiempo que holguare, 0 en Enveres 0 en otro
lu gar ». (A. F. N., Carte tamesume, fascia 1627).
(4) Farnèse à sa mère, Bruxelles, 28 juillet 1557 (A. F, N., Carle tcrnesian», Iascio
1624).
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le camp et aurait montré son dépit en pleurant abondamment (1).
Les documents des archives farnésiennes dont nous venons de
donner Ia quintessenc-e montrent, sans que nul doute soit possible,
que le jeune Farnèse n'accompagna pas Philippe II durant la guerre
de France. Le récit de Strada ou de ceux qui l'ont documenté doit
donc être relégué dans le domaine des légendes (2).
*::
* *
Pendant la prés-ence du Roi aux armées, Farnèse continua à
résider au palais de Coudenberg,en compagnie de son gouverneur et
de son maître Lui.sini. Ce dernier fut, sans doute, plus d'une fois
témoin du chagrin que devait éprouver ;le jeune homme de ne pas
avoir pusuivre ses amis Egmont, F-eria et tant d'autres seigneurs
aux endroits où l'on faisait la guerre. Alexandre n'en avait pas moins
acquis l'air « très gentilhomme », faisant des progrès en tout, et Feria,
au moment de rejoindre l'armée, disait : « Il m'a l'air de devoir
devenir un grand homme. » (3)
Le 12 octobre, Philippe II quitta ses troupes; il l'entra ,le 17 à
Bruxelles, pour y demeurer le reste de l'année.
Il retrouva Alexandre, qui avait profité de s'es loisirs forcés pour
visiter attentivement les villes de Malines, d'Anvers et de Gand, où
son gouverneur Ardinghelli lui avait servi de guide (4). Il Y avait
déjà passé antérieurement avec sa mère, lors de leur voyage en Angle-
terre, mais n'avait pu s 'y arrêter assez longtemps. Le Roi, rentré
au palais, se faisait un plaisir de voir le prince de Parme tous les
matins (5). Il le faisait venir dans sa chambre et l'emmenait avec
lui à la messe. Au déjeûner royal, Alexandre avait ,leprivilège d'offrir
au Roi la serviette. En la présence du souverain, il pouvait garde-t'
son couvre-chef,ce que tous les courtisans regardaient comme une
(1) STRADA, O. c., t. II, p. 326.
(2) Une preuve péremptoire de la présence de Farnèse il Bruxelles pendant la bataille
de Saint-Quentin et les événements qui la suivent, c'est que nous possédons nombre de
qutttances de fournisseurs bruxellois qui, pendant ces motsd'aoùt et de septembre 1557,
livrèrent à Farnèse, au palais de Bruxelles, toutes sortes de marchandises. Voir A. F. P.,
Flli correnii, Spese in Eiaïuira, farde 1557-1558.
(3) Feria à Marguerite de Parme, 26 juillet 1557 (A. F. N., Carte [arnesume, rasclo
1627) .
(4) Farnèse il son père, Bruxelles, Ii octobre 1557 CA. F. P., Carteggio tarnestano,
oarteggio Alessandro Farnese Ductu .
(5) Le 20 juillet 1557, le Roi avait écrit lui-même à Marguerite: « Lc prince votre
tlls va très bien. Il me donne beaucoup de satisfaction et est tel qu'il doit être. » (A. REU~
MONT, lIfarghe,'ila d'At/stria, loc. cit., p. 36).
faveur insigne. Après le déjeuner, Philippe II congédiait le jeune
prince. Celui-ci, par mauvais temps, l'estait au palais, s'occupant de
jeux divers entre le dîner et la soirée. Lorsqu'il faisait beau, il entre-
prenait des promenades à pied ou à cheval, car il était déjà très bon
cavalier. Le soir, il s'enfermait avec son précepteur Luisini, pour
s'adonner à ses études. Il semble bien qu'à Bruxelles, pas plus qu'à
Parme, le jeune Alexandre ne s'y livrait pas avec toute] 'application
voulue. Sinon, pourquoi Luisini devait-il écrire au duc Ottavio :
« le prince s'y met avec autant de joie qu'il est possible : ceci, Votre
Excellence peut le croire entièrement, parce que il n'en ést pas
autrement. » (1) On sent ici, sous la plume de l 'humaniste, la crainte
de voir le duc de ne pas trop prendre au sérieux les éloges que le
maître voulait décerner à son élève.
Luisini signalait aussi au duc de Parme que son fils faisait de
grands progrès dans son éducation de cour: il nouait des relations
de plus en plus fréquentes et ébroites avec les principaux seigneurs
qui résidaient au palais, au point que fort rares étaient ceux dont il
ne savait pas dire les noms. Aussi recevait-il de très nombreuses
visites et s'adonnait-il à des conversations de plus en plus éducatives.
Cependant quelques personnages lui faisaient grise mine et
« pareils à des statues, ne parlaient jamais. » (2) Qui étaient ces
taciturnes ~ Serait-il téméraire d'y compter Champagney, qui .résidait
en ce moment à la COUll', et qui n'aimait pas les étrangers, et peut-être
aussi le duc dAerschot, dont L'orgueil un peu sot devait tant de fois
1"entraîner dans des équipées ou des situations ridicules ou dange-
reuses 1 Il ne faut, en tout cas, pas compter parmi eux le prince
d'Orange, qui, à cette époque, se montra toujours très aimable vis-
à-vis d'Alexandre Farnèse, et dont la situation en vue pouvait facile-
ment s 'accommoder de la présence du jeune neveu du Roi.
Alexandre était de nature dépensière: nombreuses sont les
quittances, provenant de marchands bruxellois, qu'on retrouve dans
les filiasses de la comptabilité farnésienne aux Archives de l'État à
Parme (3). Le jeune prince avait parmi ses fournisseurs des gens
aux noms aussi authentiquement flamands que ceux-ci: Pierre de
Hooge-nberghe, Willem Jacobs, Alla:rd Canin, le charpentier Gillis,
(1) Lettre de Luisini il. Ottavio Farnèse, Bruxelles, 17 décembre 1557, dans A. RON-
CHIN!, O. C., lac. oit., p. 214.
(2) « Eccclto con alcunl, che come statue non parlano mai. » Lettre de Luisait, citée
dans la note précédente.
(3) A. F. P., FHi c01'1'enti, Spese in Fiandra 1538-1562, fardes 1557 et 1558.
46
Jérôme van Benthem, Antoine Van der Beken, Jacques de Buekeleer.
C'est le trésorier du prince, don Pietro Sylvio, qui était chargé de
payer les fournisseurs, ainsi que les pages et les autres membres de
sa maison. Celle-cicomptait à la fois des Italiens et des Flamands (1).
A Anvers, les principaux banquiers qui traitaient av-ec le prince ou
avec son gouverneur, Ardinghelli, étaient les Giacominiet Gondi.
En s-eptembre 1557, s'était terminée la guerre que Philippe II
menait en Italie contre le pape Paul IV et les Caraffa. Toutes les
villes prises dans les États pontificaux furent rendues, à l'exception
de Paliano, pour laquelle on promit une indemnité aux Caraffa. C'est
pour régler cette question d'indemnité que le cardinal Caraffa vint à
Bruxelles, en décembre de cette même année (2). Il fut bien accuei1li
par le Roi; celui-ci le fit loger dans l 'hôtel des comtes de Hoogstraeten,
qui se trouvait à côté du palais. Philippe II donna même l'ordre de
construire une galerie de communication reliant l'hôtel à sa résidence,
pour que le cardinal ne fût pas obligé de passer pan la rue. Le cardinal
Oaraffa était un prélat aux goûts mondains, qui se plaisait aux tour-
nois, aux dans-es, aux mascarades et qui ne dédaignait pas la com-
pagnie des dames (3). Le Roi lui offrit un grand banquet, où il convia
aussi le cardinal de Trente, Madruzzi, qui était venu à la cour pour
des affaires particulières. Alexandre Farnèse y fut invité {4).
Sa présence semble se justifier par des projets matrimoniaux
que caressait alors le duc Ottavio Farnèse, son père. L'ambassadeur
vénitien Suriano, rendant compte au doge de la visite du cardinal
Caraffa à la cour de Bruxelles, signale en effet avoir appris « d'une
personne de grande autorité », qu'il était question de faire épouser
une nièce du cardinal Caraffa, la fille du duc de Paliano, Donna
Antonia Caraffa, par le jeune prince Alexandre Farnèse (5). Quoique
le cardinal Alexandre Farnèse se fut montré opposé à ce projet
d'union (6), un secrétaire dOttavio avait déjà été envoyé à Bruxelles
(1) P. ex. quittances du 2 juillet 1558 de Joseph, de Carlo et de Tartoia, italiens, et
de. Philippe, Antoine, Lambert et Simon, serviteurs flamands (A. F. P., Fm correnu, Bpese
in Fia:ndra, farde 1557 et 1558).
(2) TH. JUSTE, Les pays-Bas sous PhiUppe Il, t. l, PP·. 72-73'; M. PHILIPPSON, West-
curopa im zeuauer von Philipp u., Elisabeth und Heinrich IV., pp. 'i3-'i6.
(3) JUSTE, o. C., t. I, p. 73.
(4) Journal des voyages de PhUlppe II, pp. 28-29.
(5) Venetian Coietulor 1557-1558, n° 1148, note à une lettre de l'ambasadeur Navagero.
(6) Lettre du cardinal à Marguerite de Parme, 15 mai 1558, citée par LI'ITA, Famiglie
celebre itallane, Eamese, tavela XVI. Voir COGGTOLA, Paolo, IV e la capüotazume segre ta
di Cavi, !l'P. 57 svv. Pistoie, 1900. Il Y avait déjâ'<en une tentative de faire épouser par
Alexandre Farnèse une fille d'un Caraffa, duc de Montorio, en 1555. Cfr. COGGIOLA,1
rornes; e n ducato di Parma e Puicenza ..., loc. cit., pp. 131-137.
47
pour obtenir le consentement du Roi à ce ma:riage. Philippe II hésitait
et différait la réponse, parce que, selon Suriano, il croyait voir dans
ce projet matrimonial un plan du duc Ottavio pour faire partir son
fils de la cour de Bruxelles (1).
Ce n'était pas la première fois qu'il était question de marier le
jeune Farnèse. On se aappellera que, Iors de la réconciliation de
Philippe II avec les Farnèse en 1556, on avait parlé de l'union du
jeune prince avec une fille du duc de Florence. Il ne fut pas plus
question du maciage 'avec Donna Caraffa que du projet d'union
florentine.
Le Roi entendait sans doute ne pas se dessaisir de l'otage qu'était
pour la fidélité des Farnèse le jeune Alexandre. Il fut probablement
aussi inspiré dans son opposition ou son silence désapprobateur par
sa politique générale vis-à-vis des princes italiens.
Cette politique a été admirablement résumée par l'ambas-
sadeur vénitien Contarini, en 1593 : « A l'offensive des princes
italiens, écrit celui-ci, Sa Majesté, ne trouvant de remêde meilleur
et plus opportun que leur faiblesse et la mauvaise entente entre eux,
fait tout ce qu'il peut pour les maintenir désunis, obligeant d'ailleurs
une partie d'entre eux, la moins importante, avec des pensions consi-
dérables et des postes honorifiques. Pour exciter la division, il ne
laisse point el'empêcher les mariaçes entre eHX et de troubler les
alliances entre ces princes ... Il sait que dans la séparation des princes
italiens les uns des autres réside la sécurité de ses États et, par cet
artifice, il maintient l'Italie faible et désunie. » (2)
Cependant, à la cour, Alexandre Farnèse continuait à jouir de
la. sympathie du Roi et des seigneurs qui l'entouraient (3). Dans
l'intimité, il ne devait cependant pas être toujours également aimable,
car nous avons des échos de ses disputes avec son gouverneur
Ardinghelli, disputes dont la raison nous échappe, mais dont la vio-
lenceest dénoncée par des lettres d' Ardinghelli à Marguerite de
Parme. Le gouverneur se plaint qu'un jour Alexandre, transporté
de fureur, l'a mis à la porte de sa chambre, le menaçant de le trans-
percer de son épée (4).
(i) Venetùni Ca/.endm' 1557-1558, n° 1397. (Lettre de Suriano, datée de Bruxelles,
17 décembre 1557.)
(2) Relation de Tommaso Conlarini au Sénat de Venise, en 159:1, lia mi ALBERI, tieia-
zioni degli amoascuüor» »eneti at Senato, 1. XIII, pp. !dO-Hi.
(3) Lettre du cardinal Pole à Marguerite cie Parme, Greenwich, 12 mars. 1558, qui
parle de la. buona riuscita du prince à la cour (l'enetian Calelldar 1557-1558, n° 1192).
(4) Lettre d'Ardinghclli à Marguerite de Parme, Bruxelles, 6 juin 1559 (A. F. N.,
Carte tornesianc, fascia 75).
4R
Au mois de juillet 1558, AlexandrèFarnèseaccomp-agna Phi-
lippe II à Mons, où le Roi fut inauguré comme comte de Hainaut.
Philippe arriva dans cette ville le 17 juillet, entre 6 et 7 heures du
soir. Il fut reçu par les États provinciaux le 21, au Grand Marché de
la ville, et avait avec lui un grand nombre de seigneurs, parmi lesquels
le duc d'Albe· et Ottavio Farnèse, père d'Alexandre (1).
Ottavio avait été invité, après la fin de la guerre en Italie, à
prendre part, dans les rangs de l'armée espagnole, à la campagne
contre le roi de France (2). Celle-ci venait de se terminer victorieuse-
ment par Ia bataille qu'Egmont avait livrée, le 12 juillet, à Grave-
lines, et qui fut un désastre pour les Français. La campagne étant
virtuellement terminée par là, Ottavio avait 'sans doute rejoint le Roi
et se trouva donc avec lui à Mons quelques jours après.
Alexandre Farnèse assista, avec son père, à la cérémonie de
l'inauguration. Sur une estrade dressée au Grand Marché, on avait
'apporté les reliquaires contenant le chef et le corps de sainte Waudre.
Autour de cette estrade, on avait aménagé un parc où se trouvaient
assis les chanoinesses de Sainte-Waudru, le clergé de la collégiale
Saint-Germain et les ecclésiastiques, séculiers et réguliers, de la ville,
ainsi que les abbés de Crespin, de Saint-Denis) de Cambron,de Bonne-
Espér·ance, de Saint-Feuillien et d'autres personnages en vue. S'y
trouvaient .aussi le comte IOh. de Lalaing, lieutenant-gouverneur et
capitaine général du Hainaut, le comte d'Egmont, le comte de Hornes,
le Conseil souverain du Hainaut et les magistrats des villes. Le jeune
prince de Parme y vit le Roi prêter serment aux États et à la ville de
Mons comme « abbé et grandavouré de Sainte-Waudru » (3).
~ *. *
Au mois d'août se réunirent à Arras les États-Généraux, en
présence de Philippe II en personne (4). Nous savons qu'Alexandra
Farnèse y suivit le souverain, car les quittances et les comptes de S'a
maison sont datées de la ville d 'Arras à partir de cette date, jusqu'au
mois de janvier 1559. Elles nous fournissent un excellent moyen pour
49
dresser l'itinéraire d'Alexandre Farnèse pendant cette période (1).
L'une 'ou l'autre de ces quittances est datée de Béthune et de Lille,
montrant que le prince avait suivi le Roi en ces endroits DU qu'il 'Y
fit lui-même des visites pour' son instruction personnelle.
Pendant cette session laborieuse des États-Généraux de 1558,
le jeune Alexandre a pu probablement remarquer sur Ia figure de
Philippe II le reflet des soucis que lui causait 1'esprit frondeur de
ces assemblées et la difficulté qu'elles firent à concéder l'aide nouen-
nole (2). On sait que le souverain n'oublia jamais l'espèce de violence
qu'il s 'était vu forcé de subir et le dommage que son autorité en avait
ressenti.
Pendant ces négociations pénibles avec ses sujets, Philippe II
apprit la mort de son père Charles-Quint, décédé le 21 septembre
1558. Le 29 décembre, il fit célébrer à Bruxelles, dans la collégiale de
Sainte-Gudule, un service funèbre solennel pour 1erepos de l'âme de
l'Empereur. Alexandre Farnèse y assista (3), le Roi étant revenu
d~Arras pour être présent aux cérémonies.
Le jeune homme de seize ans dut être fortement impressionné
par la pompe de ces funérailles, qui mettaient en relief la puissance
de son grand-père défunt (4). Le 29 décembre, une grande procession
se déroula à travers les rues de Bruxelles, où
la foule remarqua sur-
tout un navire qui semblait flotter sur les vagues et qu'une bande de
tritons faisait avancer. Mâts, voiles, agrès' étaient noirs, et ornés
d'écussons, de bannières et d'emblèmes rappelant les guerres et les
expéditions de I'Empereur défunt. Les drapeaux pris aux Turcs et
aux Mores pendaient aux flancs de la nef, renversés, comme s'ils
prenaient part au deuil. L'équipage était formé de trois personnages
allégoriques, l'Espérance, vêtue de brun, assise à la proue; la Foi,
vêtue de blanc, sur un trône au pied du mât de misaine; la Charité,
vêtue de l'ouge, se tenait à la poupe pour diriger le navire.
Le lendemain, Farnèse accompagna le Roi qui, vêtu de deuil,
:$ *
C'est àce moment que se posa une question importante, qui
(i) Letlre de Sir Bichard Clough à Gresham, citée pal' MOTTLE\', La rëvotuium. des
PayS-Bas au XVI" siècle, L l, p. -277, note 1.
(2) Journal des '1Joyages de PhiUppe' Il, p. 65.
, (3) MOTTLEY, o. C., t. I, pp. 271-272.
(4) Journal des voyages fie Philippe n, pp. 66-67.
(5) RACHFAlIL lVilhelm von oramen, 1. II, p_ 291.
devait affecter tout spécialement les intérêts des Farnèse. Le duc de
Savoie Emmanuel-Philibért, remis en possession de son duché par le
traité de Cateau-Cambrésis, n'avait plus le loisir d'exercer .la régence
des Pays-Bas : Philippe II devait songer à le remplacer (1).
Certains affirmaient que le Roi porterait son choix sur la
duchesse Christine de Lorraine. Dtautres parlaient de la caadidature
d'Ottavio Farnèse. Celui-ci, nous le savons, résidait en ce moment à
la cour de Bruxelles et il avait commencé à déployer tous ses efforts
pour obtenir la restitution de la citadelle de Plaisance (2). Le Roi
l'avait comblé de belles promesses et le duc était certain de toucher
au but tant désiré. Ilavait même l'appui du duc d'Albe (3), et sa suite
prétendait que la citadelle sierait rendue avant le départ d 'Ottavio
pour l'Italie. Ottavio lui-même déclara à l'ambassadeur de Venise
qu'il devait encore entreprendre d'abord un court voyage dans ses
États, pour y faire régner I'ordre . ensuite, il se mettrait à la disposi-
tion du Roi pour lui être utile dans le gouvernement des Pays-
Bas (4).
Au début de mai 1559, on apprit avec 'surprise que le choix du
souverain ne s'était -pas arrêté sur le duc de Parme, mais sur son
épouse, la duchesse Marguerite. Il fut dit que, dans cette nomination,
Granvelle et le comte de Feria avaient eu une grande influence (5).
En réalité, le "choix de Marguerite était dicté par la politique du
Roi vis-à-vis de la maison Farnèse et Strada en a fort bien détaillé
les raisons. « 'Ce prince (Ottavio), dit-il (6), étant près de retourner
en Italie, pria instamment le roi Philippe, à qui il avait donné son fils,
de lui rendre la citadelle de Plaisance, qui était occupée par une
garnison espagnole. Mais pa1rceque le Roi ne voulait -pas encore
remettre entre ses mains une place si importante et qu'il craignait
(1) La question avait déjà surgi eu 1558, parce que les rapports entre le Roi et le
duc de Savoie n'étalent pas des meilleurs. Voir RACIIFAHL,.WUhe~m von. Orante n, t, II,
p. 33. Cfr aussi GACHARD,Le duc Emamnuet-PhiUbert de Savoie, loc, cit., pp, 274-280.
(2) STRADA,Q. c., t. I, p. 69; RACHFALL,!1'o..rgarethlJJ von parma, p. 61.
(3) Lettres de Giuliano Ardinghelli à Marguerite de Parme, Bruxelles 1558 (A. F, P.;
Cal'tegglQ fa,<nesiano, Paesi Bassi, carteggio 1557-1562, fascioule 1),
(4) R>\CHFAHL,Wilhelm von OrlJfJtien..., t. II, p. 34.
(5) RACHFAHL,o. c., loc. oit. Le fait est affirmé. en ce qui concerne Granvelle, par-
l'auteur de l'Histoire de ta Répub~ique des Promnces-Unfes, t. I, p. 148. Granvelle aurait
fait comprendre à Philippe II « que le Duc de Parme qui demeuroit dans une ville, dont
la citadelle étoit entre les mains des Espagnols. qui y avoient garnlson, serolt un otage
de la fidélité avec laquelle Marguerite se gouverne t'oit dans sa commission. »
(6) O. C., t. I, pp. 69-70.
de mécontenter Ottavio, qui dans la guerre d'Italie s'était montré si
fidèle au parti d'Espagne ..., et d'ailleurs estimant qu'il importait
à la Couronne dEspagne de maintenir la Lombardie à sa dévotion, il
donna à Marguerite I'administeation des Pays-Bas, comme en faveur
d'Ottavio son mari à qui il en avait auparavantoommuniqué; il
croyait que s'il laissait aux Farnèse le gouvernement d'un pays qui
lui était cher par dessus tous les 'autres, ce témoignage de confiance et
d'amitié les empêcherait de remuer pour quelque temps. » (1)
Ce n'est pas pour des raisons de politique nationale- c'est-à-dire
inhérente aux Pays-Bas - mais pour des motifs de politique générale
que le Roi choisissaitMarguerite de Parme. C'est d'ailleurs pour des
raisons d'ordre analogue - la crainte de voir l'Empire prendre trop
d'influence aux Pays-Bas - Qu'il avait refusé de s'arrêter à la candi-
dature de Christine de Lorraine, apparentée à la famille impériale (2).
.•.* *
Marguerite fut invitée à se mettre immédiatement en route vers
les Pays-Bas, pendant qu 'Ottavio, de son côté, se préparait àquitter
la cour et à regagner l'Italie. En attendant l'arrivée de sa sœur, le
Roi alla résider à Gand, où il était plus près du port d'où il s'embar-
querait pour l'Espagne. TI y fit assembler les États Généraux en sa
présence, pour faire ses adieux aux députés de toutes les provinces
et pour leur présenter la nouvelle gouvernante (3).
C 'est le 28 juillet que Marguerite de Parme, attendue par le Roi
avec impatience (4), arriva à Gand. A un quart de mille de la ville,
elle fut reçuesolennellement par Philippe II, accompagné dOttavio
et d'A'lexandre Farnèse, des ambassadeurs étrangers et des députés à
l'assemblée des États Généraux.
(1) Il est intéressant de comparer ce que dit à ce sujet l'auteur bien informé des
Considerations sur le gouve-memC'Ju des Pays-Bas (t. II, p. 183) : « Mais la+plua-forte
raison qui meut le TOy fut l'envie qu'il eut d'obliger le ducq de Parme, son mary, à
s'engager estroittement à son parti, lequel ayant suivy ses armées du Pays-Bas, comme
volontaire, il l'avoit prié de lui remettre le chasteau de Plaisance .. ce que ne voulant
accorder, pour l'heure, et ne désirant aussy le renvoyer mal satisfaict, pour l'intérest
qu'il avoit de l'avoir pour amy de là les monts, pour contrepeser le ducq de Ferrare,
qui tenoit le cos té de la France, luy proposa le gouvernement si honorable pour sa
femme, de quoy le ducq fut fort content et conceut un grand espoir que le bienfait ser-
Virolt de marchepied à celuy de la ditte restitution ... ».. - Cfr RACHFAHL, Wilhelm. von
Qranien, t. II, pp. 290-291.
(2) RACHFAHL, ,Wilhûm von OraniC'JL .., 1. II, p. 36.
(3) RACH FAH I., Wilhelm von Oranien..., t. II, p. 37.
(4) Lettres d'Alexandre à sa mère, Bruxelles, 9 juin et 23 juin 1559 (A.. F. N., Carte
farnesiane, Paesi Bassi, fascio 1624).
· Le 29 ~uillet,le Roi tint une réunion du. chapitre de la 'I'oison
d'Or, où se manifesta pour la première fois,et non sans violence,
l'antipathie des seigneurs pour la politique royale. A l'assemblée des
États Généraux, ce fut .pire.et Philippe II put à peine cacher une
profonde colère. On sait qu'il .rendit les seigneurs responsables de
l'attitude frondeuse et irrespectueuse des États à son égard (1).
Alexandre Farnès-e assista-t-il à ces scènes pénibles? Il avait,
cela est certain (2), accompagné sa mère à Gand, et il semble bien que
la colère du Roi et les appréhensions de la gouvernante n'ont pu
lui échapper. Ce qui se jouait là, non loin de lui, c'était le prologue
du drame,dont un jour il sera un des protagonistes.
Le départ du .Roi approchait, car il avait hâte de regagner
l'Espagne : il avait appris l'existence de communautés protestantes
.à Valladolidet il voulait au plus tôt éteindre ce foyer d~hérésie.
Le 10 août 1559, il partit ;pour le Sas de Gand ets 'y embarqua
pour rejoindre, en Zélande, les navires qui devaient le transporter
en Espagne (3). Il arriva àF'lessingue, où l'attendait la flotte, forte
de 20 navires espagnols et biseayens, de 30 hulques et de 40 autres
bâtiments (4). Mais la mer était si mauvaise que l'embarquement ne
put se faire. Le Roi passa le temps à visiter la Zélande. C'est ici q\le
vint le rejoindre, le 16 août, Alexandre Farnèse, arrivé à Middelbourg
en barque, avec le comte d'Egmont et le comte de Schwarzenberg.
Alexandre s 'empressa de faire connaître il. s'a mère, avec quelque fierté,
qu'il ne s'était presque pas ressenti du mal de mer, qu'rI venait de
voir le navire royal qui devait le conduire enEspagne et que ce navire
était magnifique 1(5). Préoccupations. d 'enfant au milieu d 'un drame
politique 1 En effet, pendant ce temps, Marguerite de Parme discutait
avec les États Généraux réunis à Gand pour l'obtention des aides
nécessaires à son gouvernement et y rencontrait peu de condescen-
dance de la part du Brabant, de la Flandre, de la Hollande et de la
Zélande (6).
(1) Sur ces événements, voir HACHFAHL, Wilhelm von 01'anien, t. Il. pp, 38 svv,
(2) En effet, les quittances de ses gens de maison pour le paiement de leur traite-
ment sont datées de Gand pendant le mois d'aout, A. F. P., FUi c01"rentf, Spese in Fiandra,
farde. de 1559. Cfr VANDEll.,V1NCj{T, Histoire des troubles des pays-Bas sous Philippe II,
t. II. p. 2L
(3) TH. JUSTE, Histoi'l'e des États Génàaux ...• t. I, p. 10L
(4) VAN METEREN, Histoire aer Netlerlandscher ende naeraer na-buren oorloaen ...,
[0 27,
(5) Lettre écrite de Middelbourg, le 16 août 1559 CA. F. N., Carte farnesiane, Fta:ndr(J~
rasclo 1624),
(6) HACHFAHL, o. c. t. II, p. 57.
Le 24 août, le temps s'était amélioré et Philippe revint de son
voyage en Zélande. Par Soburg, il gagna Flessingue. Au matin du
25, il prit congé des grands seigneurs des Pays-Bas et à midi, il fit
ses adieux à Marguerite de Parme (1).
Pendant 1e dernier entretien que la duchesse eut avec le Roi
dans la galère royale, J'ambassadeur de l'Empereur, qui se trouvait
là ,lui confia que S011 maître voulait marier une de ses filles- à
Alexandre Farnèse. La duchesse dut en être très flattée; mais elle
se contenta de répondre que «son fils était au pouvoir diu Roi ,e,'1;
que tout ce que celui-ci ferait, serait bien fait. » (2) . .
Là-dessus, l'ambassadeur impérial en parla à Philippe II, dans
le navire, au moment du départ : il refusa de confier à Marguerite
la réponse que le souverain y avait donnée... (3).
Ceci était-ilde bonne ou de mauvaise augure? La duchesse n'eut
pas le temps d'y réfléchir beaucoup. Le moment du départ était
arrivé. Sous la poussée d'un doux vent Est-Sud-Est (4), la flotte
royale s'ébranla et lentement se dirigea vers le Iarge (5).
Alexandre Farnèse allait au-devant d'une nouvelle. expérience,
sur le sol de l'Espagne, toujours « otage » pour la fidélité de son
père Ottavio à la politique du Roi et pour la bonne administration
de sa mère aux « pays' c1'embas ».
(1) [oumat des voyages de Philip-pe Il, pp. 72-73 : « Et environ le midy arriva la
duchesse de Parme, accompaignée du prince son filz ... ».
(2) Lettre de Marguerite à Ottavio Farnèse, Bruxelles, 4 septembre 1559 CA, F. N.,
Carte [omesiane, Puuuira, rascto 1622).
(3) Même lettre.
(4) RACHF-AHL, o. c., 1. II, p. 60.
(5) L'ordre de paiement de Farnèse pour ses gens de maison qui porte, dans sa
comptabilité, le n° 906, est daté: ln nave, net mare, am 80 d'Agosto 1559 CA. F. P., Fut
correnu, Spese i-n Fla11dra, farde de 1559).
55
CHAPITRE V
nô
Les « fêtes » auxquelles taisait allusion Piozasoo ne pouvaient
cependant pas être le spectacle terrible de l'auto da lé qui allait se
tenir le 8 octobre et qui fit accourir à Valladolid une foule énorme.
Le 21 mai précédent, uneexécution d'hérétiques avait déjà eu lieu
dans cette ville, mais tous les protestants arrêtés n'avaient pas été
mis à mort. Les inquisiteurs en avaient gardé un certain nombre
P,DUT fournir à Philippe II, à son retour en Espagne, la preuve qu'ils
exécutaient leur mission avec tout le zèle requis.
L'auto da té du 8 octobre était le premier auquel le Roi assista.
On avait construit, sur la grand 'place de VaUadoiid, un échafaud
asses haut pour que la foule pût voir Ires condamnés de toutes les
rues avoisinantes. Pour le peuple de Castille, dont le fanatisme reli-
gieux avait été forgé par des siècles de lutte contre les Mores et les
Juifs, c'était un spectacle de choix.
Le Roi se rendit à l'exécution des hérétiques, accompagné de sa
sœur, la princesse Doiia .Iuana, qui avait exercé la régence pendant
que Philippe séjournait aux Pays-Bas, de son fils Don Carlos et d'une
suite nombreuse, où se trouvaient l'ambassadeur de France, le conné-
table et l'amiral de Oastille, les ducs de Najéra et d'Arcos, des
évêques, des grands d'Espagne.
Alexandre Farnèse y suivit le Roi. Le spectacle était nouveau
pour Iui : il était dans sa quatorzième année, il était observateur et
aucun détail ne put lui échapper.
Il entendit Juan Manuel, l'évêque de Zamora, prêcher d'abord le
sermon de circonstance; il écouta la lecture de la sentence des COll-
damnés. Il vit le cafdiilâf:de' Séville, Fernando d-eValdès, inquisiteur
général, se tourner v.é.r~ le Roi e;i Pinviteripar la formule latine:
Domine, adjuva nos tà'jurerl 'ollseI'vation des c~n.gtitutiôIl,saposto-
liquespour la d-éfense de [i: foi contre les hérétiques. Après avoir tiré
son épée, Philippe rêpPidit: « Je le jur.e! » (1). Puis s'amena le
cortège des condamrr~""diX-huit en tout.pàrmi lesquels on l~'é#il\rqu.a
Don Carlos de Sess,ii,':Oona Isabella de Castille, sa îemme, et Dona
Catalina, sa nièce, fray Domingo de Rojas, religieux dominicain, et
huit religieuses cisterciennes du couvent de Belen. Tous n'étaient pas
désignés pour la mort : seuls de Sessa, Rojas et un serviteur du curé
de Pedrosa peraistèrent à confesser le Iuthéranisme et furent brûlés
vifs. Au moment où Carlos de Sessa passa devant le Roi, il
l'apostropha: « Comment vous, un si grand gentilhomme, pouvez-vous
(1) G.-\CHARD, Don Carlos et Ph1J;ippeIl, t. I, pp. 53-55.
permettre qu'on me livre aux flammes! » Si Alexandre Farnèse était
assis assez près de Philippe II pour l'entendre, il perçut la réponse du
Roi, fwoide let terrible: « Si mon fils était aussi mauvais que vous,
j'apporterais moi-même le bois pour le brûler.l » (1)
Nous ne doutons pas un seul instant que cette exécution d 'héré-
tiques ne bouleversât l'âme du jeune Alexandre: ni en Italie, ni aux
Pays-Bas, il n'avait jamais vu de spectacles de ce genre et il n'avait
pas l'âme assez 'espagnole pour y prendre goût. Il aura pensé comme
le flamand Vandenesse, qui fut présent, et qui nota dans son Journal
des voyages de Philippe II cette réflexion: « C 'estoit grande pitié
à veoir »(2).
58
Cependant, avant cette date, se fit la joyeuse entrée de la nouvelle
Reine d'Espagne. Par la paix de Cateau-Cambrésis, il 'avait été con-
venu que Philippe II, veuf de Marie Tudor, épouserait Élisabeth de
Valois, fille de Henri II et de Catherine de Médicis. Reçue ,le 4 janvier
à' Roncevaux,à l 'entrée de sa nouvelle patrie, par le cardinal arche-
vêque de Burgos et par le duc de l 'Inf'antado, Élisabeth était arrivée
1e.28 janvier à Guadalajara. Le 30, Philippe II s'était rendu secrète-
ment au palais du duc de l'Infantado où sa future épouse était
hébergée. Le 31 janvier, le cardinal de Burgos avait procédé au
mariage (1).
C'est le 13 février que devait avoir Iieu l'entrée solennelle. de la
Reine à Tolède (2). Philippe II y avait déjà fait antérieurement la
. sienne, -en novembre 1559. Il était venu d'Aranjuez, suivi de Don Juan
d'Autriche ,et du prince de Parme, du duc de Brunswick, d71marquis
{lePescara, de nombreuxgrands d'Espagne et deseigneurs étrangers.
La municipalité de Tolède avait déjà fait de magnifiques prépa-
ratifapour recevoir Élisabeth de Valois. Un arc triomphal, couvert
de scènes historiées, d.inscriptions et des écussons de France' et
d'Espagne, avait été érigé en dehors de la porte de Visagra. C'est à
cet arc que Philippe II s 'arrêta avant dentrer en ville: il y prêta le
serment de joyeuse entrée sur une croix d'or et sur le missel.
A peine cette cérémonie était-elle terminée qu'Alexandre Farnèse
vit s'avancer à la rencontre du Roi un cortège pittoresque, En tête
marchaient les métiers de Tolède. Puis venait la Sainte Hermandad,
vêtue de vert 'etpû.l'tantarcs 'et carquois. Lui succédèrent ensuite
le Saint-Office, les monnayeurs, l 'Université, recteur et massiers en
tête, les écrivains publics portant au cou une chaîne d'or, le chapitre
de la chapelle royale de 'Tolède, les autorités de la ville.
Philippe II prit place dans ce cortège, derrière le magistrat, dont
les deux clercs principaux portaient la croix et le missel qui avaient
servi au serment de joyeuse entrée. Le Roi montait un cheval blanc
et était vêtu de ce costume de velours noir qu'il affectionnait spécia-
lement. L'entrée se fit ainsi,à travers les vieilles rues tortueuses de
Tolède, où des deux côtés les maisons avaient arboré de splendides
59
- -- -..-. - ----- - -------~-
* "
60
PL. XIII
ÉLIS:\BETH DE Y.\LOIS
3" épouse de Philippe II
(Portrait par Coello)
Kunsl hisl orischcs ~Iuseul1l. Vlrnne.
vêque de Burgos. Don OaTiloslut reçu à l'autel majeur par les M'che-
vêques de Séville et de Grenade et les évêques d'A vila et de
Pampelune, en habits pontificaux (1). Don Carlos montait, pour se
rendre à l'église, un cheval blanc : à sa gauche chevauchait son oncle,
Don Juan d'Autriche, vêtu de velours cramoisi, et dont la mine floris-
sante contrastait avec le visage bouffi et blême du prince héritier.
Derrière celui-ci venait Dona Juana, sœur de Philippe II, vêtue de
noir,avec des ornements de fourrure à ses habits, des perles à son
chaperon et les mains pour ainsi dire couvertes de pierres précieuses.
On la portait en litière.
Don Carlos était précédé d'un cortège de comtes, de ducs et de
grands d'Espagne, où l'on remarquait en tête l'amirante de Castille
et Alexandre Farnèse (2).
A la cérémonie de prestation de serment, c'est entre les mains
de Don Juan d'Autriche que Ie prince héritier jura de garder les
[ueros et les lois des royaumes de Castille et de Léon, de maintenir
ces royaumes en paix et justice, de défendre la foi catholique par sa
personne et pal' tous ses moyens (3).
Cette prestation de serment fut l'occasion de réjouissances mul-
tiples dans la ville de Tolède. Le dimanche 10 mars, il y eut un
tournoi à cheval sur la Place du Maréchal, où l'on vit savancer
l'un contre l'autre deux groupes de combattants, l'un vêtu de velours
jaune et qui comprenait quatre-vingts personnes, l'autre vêtu de
velours bleu. Alexandre Farnèse se trouvait dans le premier groupe,
avec le Roi et Don Juan d'Autriche (4).
La relation historique contemporaine de ce tournoi se contente
de, signaler la présence d'Alexandre Farnè.se, sans lalsser-supposer
qu'ils 'y soit distingué en quelque façon. Mais nous savons, par
contre, qu'au tournoi qui eut lieu le 8 'septembre suivant, dans le
patio du palais de Tolède, le prince de Parme eut l'occasion de
mo-ntrer - pour la première fois, semble-t-il - ses qualités guer-
rières et sa dextérité à manier les armes,
La Reine Élisabeth, la princesse Dona J uana et leur suite y assis-
tèrent, du haut d'une estrade toute garnie de brocard, Quatre-vingts
caballeros, en livrée de soie multicolore, devaient se combattre en
(1) PORRENO,Historica del serenisslmo senor D. Juan de Austria ..., pp. 22-23.
(2) PORRENO,o. C., p. 23.
(3) Description de la cérémonie dans VA~DE;o;ESSE, Iourtuü des voyages lie Philippe 1I,
pp. 79 svv.
(4) Relacianes hist6rtcas de los sig/os XVI y XVIl, pp. 05 sv.
61
champ clos. Une fois de plus, Farnèse faisait partie de l'esèadrilla où
se trouvaient le Roi et Don Juan d'Autriche. Les chevaliers rivali-
sèrent dardeur et d'adresse dans ce simulacre de combat, mais tous
les yeux étaient fixés 'SUT le jeune Alexandre Farnèse, dont l'habileté
et la fougue étaient remarquables: aux trois coups qu'il porta, bien
calé en sene, il rompit avec fracas successivement ses trois lances.
Il fut le vainqueur de la joute et eut le bonheur de se voir attribuer
le joyau constituant le prix du tournoi (1).
Farnèse était devenu un personnage à la cour de Philippe II. Au
mois d'août, le jour annivereaire de sa naissance, il avait offert un
grand banquet (2) au comte et à la comtesse de Feria, ses, amis et
protecteurs, au comte de Hornes, que Marguerite de Parme avait
envoyé en Espagne pour traiter des affaires des Pays-Bas et des
intérêts des Farnèse, et aux principaux seigneurs' flamands et hour-
guignons présents à Tolède.
(1) «y el principe (le Parma, slendo tan ntüo, quebré de los tres golpes todas sus tres
lanzas, ~. fuI' cosa de ver, y aSÎ Ilevo la joya, » Relaciones l!ist6rÎcas ..., cité, pp. 65 sv.
(2) Piozasco à Marguerite de Parme, 'l'olède, 31 aoüt 1560 (A. F. N., Capte farneslane,
Fiandra, fascio 75).
(3) GACHARD, Relations des omboseadeurs vénitiens, p. 16'!, note 1.
(4) Relation anonyme de 1577 dans GACHARD, Relations ..., p. 182; Relation de l'ambas-
sadeur Soranzo, üans ALBERI, o. C., t. XIII, p. H4.
62
'~~;'!~~~i~~"-" < •..• , of'
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LEi PALAIS HOYAL A MADHJD
(Dessin liré clu ms. clu Passe-temps cie Jehan Lhermlte, archer belge au service des rois cI'Espagne)
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63
animé par des yeux vifs d 'une pénétration .singulière. Dans son corps
aux proportions harmonieuses, habitait une âme virile qui se mani-
festait en toutes circonstances (1).
Combien misérable devait paraître auprès de lui le pauvre Don
Carlos, cet enfant de vilaine et ingrate apparence, petit de taille', à
la tête disproportionnée, plantée de cheveux noirs, à face éteinte,
faible et maladif, toujours sujet à la fièvre, au parler difficile, lent et
saccadé (2), sur l'infortune duquel s'était penchée et apitoyée Élisa-
beth de Valois.
D'autant plus que le troisième du groupe, Don Juan d'Autriche,
accusait encore plus le contraste parsa beauté physique et son air
altier. De taille médiocre, comme Farnèse, mais bien proportionné,
le fils de Barbe Blomberg avait un très bel aspect et une grâce
admirable. On devait surtout, à la cour d'Espagne, remarquer sa
bellechevelure, blonde et bouclée (3).
Farnèse et Don Carlos, au premier abord, ne pouvaient pas se
sentir beaucoup attirés :}'un vers l "autre. Cependant, le prince de
Parme, généreux de nature, éprouvait sans doute pour l'infortuné fils
du Roi un sentiment de commisération et de pitié affectueuse. Dans
les lettres qu'il envoie à sa mère, Marguerite de Parme.. il en parle
toujours av-ec respect, l'appelant « le prince mon seigneur » et, au
moins une fois, il affirme qu'il cherche toutes les occasions pour
l'accompagner et le servir (4). Ge qui devait cependant :rapprocher
le prince de Parme et le fils de Philippe II, c 'est que tous deux avaient
la même passion: la littérature militaire et les choses qui se rappor-
tent à la guerre. L'ambassadeur Federico Badoaro ne signalait-il pas
cette particularité au doge ne Ve~üse en 1557~ «Son précepteur,
écrit-il, e'attache uniquement à lui expliquer les Offices de Cicéron"
afin de modérer l'impétuosité de ses désirs; mais Don Carlos est
toujours porté à parler des choses de la guerre et à faire des lectures
(1, DE NAVE."iNE, o. C"., p. 574. - « Eglî fu un beüsslmo giovane cosl d'aspetto come
rnrissimo di tattone, ln tutte le sue rnernbra proportiona:tissimo, essendo dl maniera dolce
et grato con carla piaeevolc maestà ... dlmostrando sernpre una virilità d'animo grande et
1 cale tncomparablle.» L'iber relationum, f·· 49. -« Le prince devient un beau gentilhomme
et est très bien vu de Sa Majesté, ~ écrit. le comte de Feria à Marguerite de Parme, de Tolède,
te 20 août :1560 (A. F. N., Carte fal'nesiane, Fianara. rasclo 1627). Voir aussi W. STIRLING
M..••
:nVELL, Don Joh:n of Âttst1'ia, t. l, p. 42.
(2) Relations de Tiepolo et de Soranzo, dans BASCHET, o. c., pp, 249-250; Relation de
Ba doa 1'0, dans GACHARD, o. C" p. 65. Cfl' F. RAcHFAHLL, Don Carlos, Kntische Uniersuchunqen.
(3) Relation de l'ambassadeur Lippomano, dans GACH.\RD, o. c., p. 195,
(4.1 l\'EA, o. c., p. 13.
PI.. XV
DO:\" C.\RLOS
à l'âge (le 12 ans (Koniglicl1es :'IIünz-Cabine-l, Berlin.)
y relatives (1). Deux ans plus tard, Michel Suriano écrit à son tour
que le prince héritier est « très grand ami des soldats » (2).
Le prince de Parme et le fils du Roi avaient donc trouvé un
excellent terrain d'entente et, de fait, nous s'avons qu'Alexandre
communiquait à Don Carlos les ouvrages d'ordre militaire qu'il
possédait ou qu'il lisait lui-même. En janvier 1560, le capitaine
Francesco di Marehi, résidant à Bruxelles à l'a cour de Marguerite de
Parme, se réjouit dans une de ses lettres de savoir que son Traité
d'architecture civile et militaire ou un autre livre de ce genre sera
envoyé à Alexandre, « car le prince d'Espagne, dit-il, se délecte aux
choses qui traitent de la guerre» (3). C'était supposer que le prince
de Parmeaurait fourni à Don Carlos le plaisir de lire l'ouvrage en
question.
Quant à Don Juan d'Autriche il fut, pour Alexandre Farnèse,
dès le début, une véritable « àmesœur » (4). Comment ne se
ser aient-ils pas compris et aimés! Tous deux issus de Charles-Quint,
ils 'en avaient hérité l'ambition, l'énergie, le désir d'activité, la
recherche des grandes actions et la soif de la gloire militaire. Certes,
Alexandre Farnèse l'emportait sur Don Juan par la pondération,
l'esprit politique, lecontrôl'e de lui-même. Mais à l'époque où les
deux jeunes gens se connurent à la cour, ces qualités foncières de
Farnèse ne pouvaient encore se manifester: en 1560, il avait quatorze
ans révolus, Don Juan en avait treize à peine.
Leur jeunesse aussi devait les rapprocher et ne laisser éclater
que ce qui était spontané, primesautier et exubérant. GOlIIlIDe
Farnèse,
Don Juan était aimé de tout le monde à la couret jouissait d'une
considération très grande. Comme le prince de Parme, il était fort
libéral et aimait à dépenser sans compter. TI ne rêvait que d'expédi-
tions et de victoires et avait en lui-même une confiance exagérée (5).
Tout vraiment devait le rapprocher d'Alexandre, et la seule diffé-
rence qui pouvait quelque peu trancher lorsqu'on comparaît les deux
jeunes gens, c'est que Don Juan, à en croire le témoignage de Juan
Cabrera de Cordoba, vieux 'serviteur de la maison royale, avait une
65
grande habileté et promptitudeen matière de poésie (1). Aussi peut-on
croire Luisini, le précepteur dAlexandrc, lorsqu'il écrit au cardinal
Farnèse que Don Juan portait au prince de Parme « une affection
infinie et qu'il vivait plus volontiers en sa compagnie que dans celle
d'aucun autre homme au monde. » (1) Et plus tard, au moment du
mariage d'Alexandre, Don Juan lui-même avouera à Marguerite de
Parme: « I.• e seigneur prince, mon neveu, est un charmant gentil-
homme, plein de valeur et doué de qualités héritées de sa mère.
Gomme il est votre fils, et à cause des liens du sang, et par suite des
rapports d'amitié qui se sont créés entre nous) son départ me causera
une très grande peine. » (3)
Don Carlos, Farnèse et Don Juan, qui 'avaient jusque-là séjourné
ensemble dans l'entourage du Roi, à Valladolid, à Tolède et à Madrid,
partirent bientôt pour une nouvelle destination.
En effet, la santé du prince héritier ne faisait qu'empirer de jour
en jour, en même temps que son caractère devenait de plus en plus
extravagant -et acariâtre. Après avoir consulté ses médecins, qui
jugèrent un changement d "air absolument indispensable, Philippe II
décida d'envoyer son fils à Alcala de Hénarès,en le faisant accom-
pagner d'Alexandre Farnèse et de Don Juan d'Autriche {4).
* *. *
ISituée à une distance de six à sept lieues de Madrid, Alcala se
trouvait dans une 'Plaine agréable et riante, où les rives du Narès
présentaient partout des jardins fleuris et des promenades ombragées
par de grands peupliers. Un ciel presque toujours serein, un 'air pur
et une température modérée en faisaient un séjour idéal pour l'infant
malade. Dans la ville se dressait un magnifique palais, destiné à servir
de demeure aux archevêques de Tolède : dans son enfance, Don
Oarlos y avait habité avec ses tantes, Dona Maria et Dona Juana.
De plus, Alcala possédait une université très renommée et le-s
trois princes pourraient donc facilement y continuer Ieurs études (5).
Oette université devait son origine au célèbre cardinal Ximenès de
(1) JEHAN LHERMITE, Le passetemps, t. I, p. 247.
(2) FEA, o. c., p. 13, note 2.
(3) Lettre citée par A. REUMONT, Mar{jherita d'Austria, lac. oit., p. 52.
(4) GACHARD, Don Cartes ..., t. I, pp. 67-69; STIRLING MAXWELL, Don John of Austria,
t. I, p. 39; L. COLOMA, Jeromin, p. 149. .
(5) « Para que los tres aprendtesen latinidad y 10 que debian saber de gracias -y gen-
tilezas, por tener aquesta villa buen asiento para ejercicios de cahalleria, a..legre~ rib:ras y
gran palacio arzobispal, bien acomodado para habitar en el. » PORREl'\O, Historia del
ser'ln seîio» D. Juan de Austria ..., p. 23.
Q
66
Cisneros qui, élevé à Alcala, y était revenu, un jour de disgrâce, et y
avait fondé un centre d'études. Celui-ci comptait dix-neuf collèges et
onze mi~lleécoliers, si l'on peut se fier aux statistiques du XVIe siècle,
toujours sujettes à caution. Bibliothèques et œuvres d'art faisaient
d'Alcala un beau foyer intellectuel. On y 'avait imprimé,en latin, en
hébreu,en grec et 'en chaldéen, la célèbre bible polyglotte: les
imprimeurs Brozas et Angulo y publièrent les ouvrages d'érudits et
de lettrés comme Gomez de Castro, Villapando et Segura (1).
Dans cette petite ville d'Allcala était né, la même année que Don
Juan d'Autriche, un homme que les trois princes y rencontrèrent
peut-être plus d'une fois, sans le connaître, lui l'étudiant pauvre; un
homme qui fut présent à la bataille de Lépante, soldat obscur ,là où
Don Juan et Alexandre Farnèse combattaient en pleine gloire; un
homme qui s'appelait Miguel Cervantès Saavedra, l'immortel auteur
du Don Quichotte (2).
Don Carlos partit pour Alcala le 31 octobre 1561; Farnèse et
Don Juan d'Autriche l'y rejoignirent trois jours 'après (3). L.es trois
princes n'étaient pas traités sur le même pied. Don Carlos et Don
Juan furent logés dans le somptueux palais archiépiscopal: Alexandre
Farnèse occupa des quartiers en ville. Don Juan s 'instaâla avec une
suite nombreuse, qui représentait pour le Roi une dépense de 20.000
ducats l'an (,4)et qui comprenait entre autres Don Claudio Manrique,
majordome, Don Hernando de Acuna, camérier, Don Juan de Guz-
man. Le majordome en chef en était le fidèle Luis Quixada, auquel
Charles-Quint avait confié l'éducation du fils de Barbe Blomberg
lorsqu'il ne s'appelait encore que Jéromin (5).
Alexandre Farnèse n'avait avec lui que son gouverneur Ardin-
ghelli, son précepteur Luisini, un professeur d'allemand, qui était en
ce moment François de Ha1ewijn, seigneur de Sweveghem (6), Don
67
Pietro Sylvie, son trésorier et les sept ou huit serviteurs flamands
et italiens qui constituaient sa maison à la cour de Bruxelles (1).
Les trois princes reçurent, en privé, les leçons des plus illustres
docteurs de l'université d'A'lcala, parmi lesquels brillait surtout celui
qui fut le directeur principal de Ieurs études, Honorato Juan, précep-
teur particulier de Don Carlos.
Cet homme savant avait été, à l Tlniversitê de Louvain, le disciple
de son compatriote Vivès. Il fut ensuite soldat et avait suivi en 1541
l'empereur Charles-Quint à la conquête d'Alger. Il connaissait donc
le père de Farnèse, Ottavio, dont nous savons qu'il prit aussi part à
l'expédition.
Honorato Juan avait, par la suite, accompagné Philippe, encore
prince héritier, à travers les Pays-Bas et J'Allemagne. Ji! passait
pour un des hommes les plus instruits de l'Espagne. D'après son
contemporain Alvaro Nuüez, « sa science dans toutes les branches des
belles-lettres était si grande et si rare qu'elle avait émerveillé tous
ceux de eon temps ..., qui tous rendaient témoignage de son génie
extraordinaire, ainsi que de la variété et de l'étendue de ses connais-
sances dans les littératures grecque et latine, dans la philosophie
naturelle et morale, et dans les mathématiques. » (2)
Sous la direction de <.lemaître, on copia à Alcala, pour l'instruc-
tion des trois princes, le célèbre manuscrit contenant les œuvres
scientifiques d'Alphonse le Sage: Honorato Juan tint à dessiner de
sa propre main les figures astronomiques qui illustraient le codex (3).
Philippe II avait lui-même écrit Ile programme des études des trois
jeunes gens et leur ordre du jour. Don Carlos, Don Juan et Farnèse
se levaient, en été, à six heures du matin et, en hiver, à sept heures.
Après le bain et la toilette, ils récitaient leurs prières en présence du
premier majordome et des gentilshommes de chambre et, dans ces
prières, ils devaient spécialement appeler la bénédiction de Dieu sur
les rois de la terre et implorer sa miséricorde pour les âmes des
défunts. Ils déjeunaient ensuite ensemble, puis assistaient à la messe,
qui se célébrait dans la chapelle privée de Don Carlos.
(1) On s'en rend compte par la comptabilité de sa maison en 1560-1561 (A. F. P., Fili
correnu, Spese in Fiandra, farde 1560-1561, quittances nos 927 à 799 [sic]). Cfr L. COLOMA,
Jeromin, p. 149.
(2) GACHARD, Don Carlos, t. l, pp. 11-12; STIRLING MAXWELL, O. c., t. I, pp. 39-41. Cfr
aussi ANTONIO JUAN, Elogios del iUustrissimo Honorato Juan, gentilhombre del sor Emperador
Carlos VO, maestro dei sor
Don Carlos. Valencia, 1649.
(3) L. COLOMA, Jeromin, p. 149.
68
On se mettait ensuite à l'étude, pendant deux heures, sous la
direction d'Honorato Juan. A onze heures, les princes quittaient
~'étude pour aller dîner en public j de midi à une heure, ils avaient
leur leçon de chant et de musique. De une à quatre heures, l'étude
recommençait, cependant encore coupée de,leçons d'escrime et d'équi-
tation.
De quatre à, cinq, les princes allaient se récréer avec les gentils-
hommes de chambre et les nobles auxquels Don Carlos pouvait
donner accès à ses appartements, après approbation de son major-
dome Don Garcia de Tolède.
A six heures, on soupait. Le souper était suivi d'une nouvelle
période de récréation, remplie de jeux, d'exercices, de conversations.
A neuf heures, les trois princes récitaient ensemble le rosaire, puis
chacun d'entre eux se retirait dans ses appartements privés.
Les dimanches et jours de fête, les heures d'étude étaient rem-
placées par des exercices de piété, des jeux et des exercices sportifs (1).
On retrouve dans ce programme méticuleusement dressé l'esprit
d'ordre et de méthode de Philippe II. Nous doutons qu'il ait fait la
joie d'AleXiandre Farnèse, dont le tempérament s 'accomcdait mal de
réglementation étriquée, surtout lorsqu'il s'agissait d'études. Mais
le Roi l'ayant ordonné ainsi, le prince de Parme ne pouvait que s'y
soumettre avec la plus entière bonne volonté 'extérieure.
Nous savons que Farnèse avait près de lui en Espagne ses
maîtres particuliers, Luisini, pour les études de latin et de grec,
François de Halewijn (2), pour l'enseignement de la langue allemande.
Il est probable que cet enseignement particulier ee donnait le soir,
dans les appartements que le prince occupait en ville, et qu'il ne
s'intercalait pas dans le programme d'études que Philippe II avait
imposé aux trois jeunes gens pour tout le cours de la journée.
Luisini, dans les lettres envoyées pendant cette période au car-
dinal Farnèse, ne nous permet pas de juger si son élève appréciait
mieux en Espagne qu'en Italie ou aux Pays-Bas ses efforts pour lui
inculquer le goût des belles-lettres. Mais nous supposons que le zèle
du prince de Parme ne fut pas des plus exemplaires, lorsque nous
voyons ce qui se passait pour l'étude de la langue allemande.
69
Alexandre tranquilliaait ea mère en lui écrivant: « En ce qui
concerne la langue allemande, que Votre Altesse soit convaincue que
je ne suis pas près de l'abandonner, car elle me paraît une langue
utile et honorée et je l'étudierai avec beaucoup de diligence. » (1)
Mais Marguerite de Parme en savait plus long par François de
Halewijn, qui se plaignait de son élève : « Quant à ce qu'on Vous a
dit, écrivait-il dAlcala, que Ie prince veut bien appprendre la langue
allemande et qu'il fait des progrès, c'est exagéré. La vérité est que,
malgré tous mes efforts, il se montre peu disposé à l'étudier, et je
me vois forcé de Vous en avertir. » (2)
Quelle créance attribuer dès lors à Luisino lorsqu'il signale au
cardinal Farnèse que chaque jour le prince « s'applique à l'étude
des Iangucs, des choses morales, à l'histoire et à des problèmes de
mathématiques »? (3)
Nous sommes disposés à croire que pour l 'histoire et les mathé-
matiques, le prince de Parme montrait plus de zèle et plus de goût
que pour l'étude de la langue allemande.
Luisini para~t cependant sincère lorsqu 'ile:x:prime sa joie et
son « infinie consolation » de voir Alexandre étudier chaque jour
le De Amicitia de Cicéron et la Morale d'Aristote (4).
70
Pour aller. voir son amie, le prince descendait 'au jardin par un
escalier dérobé, obscur et fort raide. Don Garcia de Tolède, major-
dome de Don Carlos, s'étant aperçu de ce manège, fit fermer la porte
par Iaquelle l'escalier communiquait 'avec le jardin. Plein de fureur,
l'infant avait :déjà essayé de rouvrir le passage avec l'aide d'un de
ses gentilshommes. Le dimanche 19 'avril 1562, après avoir donné
rendez-vous à Mariana, il réussit à échapper à la surveillance de son
entourage et se précipita dans Pesealier à la rencontre de la jeune
fille. Il trébucha et vint s 'abattre sur les dalles, la tête en avant. TI
se fit une grave blessure qui mit ses jours en danger. L'intervention
du célèbre André Vésale, mandé expressément par Philippe II, et
d'un guérisseur more n'eurent aucun résultai.
Pendant la maladie du prince, Don Juan et Alexandre Farnèse ne
le quittèrent pour ainsi dire pas un instant (1) ; Alexandre mit sa mère
au courant de l'accident dans une lettre qu'il lui écrivit le 15 mars
et où il montra une sincère commisération pour le fils dlu Roi (2).
Farnèse devait d'ailleurs être ému devoir l'a douleur de Phi-
lippe II et le dévouement d'Honorato Juan, qui, relevant lui-même
de grave maladie, ne manqua pas d'assister 'au pansement de son
royal élève et aux 'consultations des médecins.
Finalement, au moment où les médecins avaient abandonné tout
espoir de sauver Don Carlos et où le Roi, ne voulant assister à la
mort de son fils unique,s 'en était allé, brisé de douleur, par une
nuit noire et une tempête 'affreuse, le malade se remit le 9 mai. On
avait processionnellement introduit dans sa chambre et fait toucher
par Don Carlos la dépouille mortelle du franciscain fray Diego, qui
était mort à Alcala, un siècle auparavant, en odeur de sainteté. Le
docteur Olivarès estima à ce sujet « qu'il n'y avait de miracle, dans
l'acception propre du mot, car le prince fut guéri par les remèdes
naturels et ordinaires dont on use pour toutes personnes atteintes
de la même maladie, même en des cas plus 'graves. » (3)
(1) « En esta enfermedad 'Y convalescensta han venido tantos grandes, duques, condes,
marqueses 'Y otros seüores illustres 'Y caballeros, perlados 'Y embajadores que seria proll-
jidad nombrarlos; basta que no ha habido hombre de cuenta (que no estuviese legitimamente
~ :mpedldO) que no viniese a vlsltar à S. A. » Reiacum. verdaâero de Dionisio Daza Ohacon,
~édecin de Philippe II, dans Documentos inéditos para la historia de Espana, t. XVIII,
p>Q61.
'(2) A. F. N., Carte tœmesuuie, Fiandra, fascio 1624.
(3) Voir GACHARD, Don Carlos, t. ï, p. 85, note 3, et la relation du Docteur Olivarès,
dans les Documentas inéditos para w historia de Espana, t. XV, pp. 552 svv. A comparer
avec la Relaçion. uerdaaera de Dlcnislo Daza Chaoon, médecin de Philippe II, dans les
mêmes Documentes, t. XVIII, pp. 537 svv.
71
La cérémonie de la translation du corps de fray Diego jusque
dans la chambre du malade avait été impressionnante. En tête venait
une foule nombreuse, priant à haute voix et demandant à Dieu misé-
ricorde : des centaines de pénitents, en capuchon, les suivaient,
flagellant jusqu'au sang leurs épaules dénudées. Derrière eux
s 'avançaient quatre Franciscains, portant le corps de fray Diego,
enveloppé dans un suaire, mais la figure découverte. A droite ~
gauche de la relique) marchaient deux pénitents en capuchons de bure
qui leur couvraient la tête et habillés d'une tunique d'étoffe grossière,
les pieds nus et ensanglantés par les pierres du chemin. Ces deux
pénitents étaient Don Juan dAutriehe et Alexandre Farnèse (1).
Derrière eux s'avançait le duc d'Albe, tête découverte, et 'Puis
une foule mélangée, où se 'Coudoyaient les membres de l'Université,
des étudiants, des nobles, des prêtres, une foule angoissée et aux
yeux remplis de larmes.
Don Carlos fut donc sauvé de la mort, malgré la condamnation
des quatorze médecins qui s '·étaient affairés autour de son lit. Il quitta
Alcala le 17 juillet pour terminer s'a convalescence à Madrid (2). Il
y rentra en octobre 1563 (3).
:::-
'*' *
On affirme généralement que Don Juan et Alexandre Farnèse
restèrent à Alcala jusqu'à la fin de 1564 (4). Ce fut le cae de Don
Juan, mais, en ce qui concerne Farnèse, il faut s'entendre sur la
signification exacte de ce « séjour ». Il est incontestable, à la suite
de l'examen de la comptabilité d'Alexandre Farnèse et de l'endroit
d'où ses lettres sont datées d8J1662 à 1564, que, depuis le départ de
Don Carlos après l'accident mentionné plus haut, Farnèse ne résida
plus à Alcala de façon continue (5). Il y fit plutôt des apparitions
intermittentes. Ainsi, le 10 mai 1564, Luisini faisait connaître au
cardinal Farnèse <la joie et le contentement qu'éprouvèrent Don
72
Carlos et Don Juan lorsque Farnèse vint les visiter (1) : quelques
jours après, Alexandre s'arrachait à l'affection de ses amis et suivait
le Roi dans son voyage vers la Castille.
C'est, en effet, en compagnie de Philippe II que nous le trouvons
le plus souvent, à partir du juillet 1562 : avec le souverain, nous le
voyons voyager à travers l'Espagne et visiter Burgos, Valladolid,
Segovie, Monzon, Valencia, d'autres lieux encore (2). O'est bien plus
une vie de cour qu'il menait qu'une vie d'études et c'est à cette
vie que fait allusion Strada lorsqu'il écrit : « Oe qui est rare dans
la cour, cette faveur du Roi ne lui attira jamais des envieux, la
noblesse lui cédait volontiers comme au petit-fils de Charles-Quint:
et quant à lui, il s'efforçait de gagner l'amitié de la noblesse par sa
douceur et par s'a modération, par ses bons offices et par ses libéra-
lités, qui allaient jusqu ~à un tel excès que sa maison en recevait
même de l'incommodité. » (3)
On peut prendre à la lettre ces affirmations du panégyriste
qu'est Strada : l'incident que voici en est la preuve certaine (4). En
septembre 1562, le fils du grand-duc de Florence, F'rançois, avait
été envoyé à la cour de Philippe II pour complimenter le Roi.
Aussitôt,se posa la question de protocole: à la cour, qui aurait la
préséance, le prince de Florence ou le prince de Parme Des avvisi ï
{1) Lettre d'Alcala, 10 mai 1564, dans A. ROl'(CHlNJ, Francesco Luisini, loc. cit., p. 215,
note 1.
(2) FEA, o. c., p. 14.
(3) Guerre des P(J/!js-Bas, t. II, pp. 326-327.
(4) Cesare Campana, qui connut Marguerite de Parme à Aquila, dans les Abruzzes,
dit a . ans son Della guerra di Fiandra, p. 9 : « il quai [Alessandro 1 rnoltl anni era
vi to con gr~ssimo splendore alla corte di S. M. e da lei come proprio ûgho amato. »
(5) Foreign Colenâar, 1562, p. 581.
(6) Dépêche du baron de Saint-Sulpice, ambassadeur français en Espagne, à la Cour
d Paris, 8 octobre 1562, dans GACHARD, La Bibliothèque nationale à Paris, t. II, p. 146.
La présence de Fa.rnèse à ces fêtes est mentionnée par G.-B. ADRIAXI, Istoria de' suoi
tempi, fo 692, G-H.
73
rence (1) et aucun incident n'éclata. Mais à la cour de Madrid, il n'en
fut plus de même. S'il faut en croire l 'historien florentin Adriani,
contemporain et bien informé, le changement d'attitude de Farnèse
était dû aux lettres de Marguerite de Parme et aux instigations de
Giulano Ardinghelli, le gouverneur d'Alexandre (2).
En tous cas, à la cour d'Espagne passaient pour « grands
d'Espagne» uniquement ceux qui, à la suite d'un usage immémorial,
ou par une grâce particulière que leur fa~oi,avaient le droit
de se couvrir en présence du souverain (3). Or, ce privilège, Alexandre
Farnèse le possédait, comme nous l'avons vu plus haut : il en avait
usé à la cour dAngleterre et à la cour de Bruxelles. Un autre privi-
lège de ces « grands dEspagne » était aussi, lorsqu'ils accompag-
naient le Roi à la messe dans la chapelle du palais, de s 'y agenouiller
sur un banc qui était installé à leur intention, et de s 'y mettre dans
l'ordre et à la place qu'ils voulaient (4).
Or, le 11 novembre (5), Farnèse, s'étant rendu à la messe royale,
se plaça à la tête du banc des « grands»; le prince de Flo:rence était
un peu en retard et arriva lorsque le service 'avait déjà commencé.
Après avoir dit une prière devant l'autel et fait sa révérence au Roi,
François de Médicis se rendit au banc réservé et y t'Touva B'arnêse
installé. Il pria 'courtoisement le prince de Parme de lui céder sa
place, Alexandre lui fit signe de la main qu'H n 'avait qu'à se placer
à un autre endroit. Le prince de Florence, s'animant, répéta sa
demande. Farnèse s'approcha, et désira savoir qui avait réservé cette
place à François de Médicis et pourquoi il la réclamait. Le Médicis
répliqua : « Je la tiens de Dieu et de mon devoir! » Alexandre refusa
de bouger. Alors, le prince de Florence, par l'intermédiaire du duc
d'Albe, fit demander à Philippe II de bien vouloir être arbitre du
(1) « Trovandosi nel medesimo tempo il Prlnolpe di Parma, il quale molto domesti-
camente ln Segovia haveva trattato con quel di Firenze, cedendogli sempre... » ADRIANI,
o. c., loc. cit. « Hebbe anime di tentare di avanzare in dignità il Principe di Firenze, contro
a quello che altre volte haveva fatto quando si erano ritrovati insieme. » (Ibuiem}
(2) O. c., loc. olt.
(3) Relation de l'ambassadeur Soranzo en 1563, dans ALBERI, o. C., t. XIII, p. 81.
(4) Relation de Soranzo, lac. cit., pp. 81-82.
(5) L'incident est raconté en détail par G. B. ADRIANI,Istorta ... fO 692-693, dont on
ne peut oublier qu'il est florentin; par l'ambassadeur vénitien Soranzo (ALBERI, o. c.,
t. XIII, p. 82) et par une lettre de Thomas Challoner à Cecil, datée de Madrid, 12 novem-
bre 1562 (Foreign Calendar, 1562, n- 1097). Les trois récits concordent pour le fond et
les détails principaux de l'incident. On voit que Adriani est sympathique au prince de
Florence, tandis que l'ambassadeur vénitien Soranzo approuve visiblement. et expressé-
ment Farnèse.
74
différend. Le Roi s'en abstint et ordonna aux deux adversaires de
quitter la chapelle et de s 'en retourner chez eux.
Il n 'y a point de doute qu 'Alexandre F'arnèseeult pour lui le
Roi et les nobles espagnols: l'ambassadeur anglais Challoner constate
que plus de cent gentilshommes de la cour prirent le parti du
prince de Parme, alors que celui de Florence ne fut soutenu que par
ceux de sa propre maison. Et Adriani, qui, comme florentin, prend
fait et cause pour François de Médicis, est obligé de constater que
le Roi ne voulut point donner une sentence arbitrale pour ne pas
faire de la peine à son neveu (1).
H est donc certain que le jeune Alexandre était très bien vu à
la cour; il faisait d'ailleurs sur tous ceux qui l'approchaient une
impression excellente. En 1563, l'ambassadeur vénitien Tiepolo en
fit à la Seigneurie de Venise un portrait flatteur : « Ce prince ...,
élevé avec d'excellentes manières, orné de grandes qualités, parmi
lesquelles le fait de parler diverses langues, possédant une tendance
innée au bien, réussissant 'admirablement non seulement dans le
maniement des armes, mais dans tout ce qu'il entreprend, donne de
soi-même de très grandes espérances. » (2)
Alexandre n'était d'ailleurs pas égoïste et mettait volontiers à
la disposition de ceux qui la réclamaient ou qui pouvaient en béné-
ficier l'influence dont il disposait aux deux cours de Madrid et de
Bruxelles. Continuellement, il y 'a, entre lui et sa mère, un échange
de lettres pour intervenir en faveur de serviteurs, d'amis, ou simple-
ment de ceux qui se réclament de lui. Tantôt, ce sont des réfugiés
anglais, comme Thomas Harvey, dont le prince s'occupe chaleureu-
sement; tantôt, des marchands, comme de Haros ou Rodriguez de
Almada; tantôt, de vieux serviteurs de Charles-Quint, comme Bal-
thasar Weber ou Marc Antonio de Nogarolo; tantôt, des amis ou
même des inconnus, qu'on a recommandés (3).
***
(1) « It is olear that the king he courtiers are on Parma's slde, for he was accom-
panied by above 100 gentlemen of this co rt and Florenoe nad only his own train. » Chal-
loner à Cecil, loc. cii.; - « Et il Re, per n dispiaoer al nipote, non voile mai darne sen-
tenza. » ADRIAN!, O. c., lac. cit.; - « Fu moltè biasimato il prlnlcipe di Fiorenza ... » Relation
de Soranzo, loc. cu.
(2) ALBERI, o. c., t. X III , p. 59. ,
(3) Toutes ces lettres de recommandation se trouvent, entre autres, à A.. F. N., Carte
tamesiane, Fiandra, fascio 1624, et à fi:"F. P., Carteggio tomesumo, Paesi Bassi, cartegglo
1557-1562 et 1563-1565. - « Quelli che da lui volevano cos a alcuna si dimostrava a loro
prontissimo di compiaoerli... » Liber j·elati.onum, fo 49.
75
-'-,.... -.-_
,.
.. ... -
Bien vu de tous, Alexandre Farnèse s 'adonnait avec joie aux
plaisirs que pouvait lui offrir la cour, tournois, exercices sportifs,
chasses (L). Dans tous ces amusements et ces occupations, il s'inspi-
rait sans doute de principes analogues à ceux que dicta, plus tard, le
comte de Portalegre à son fils (2), au moment où celui-ci devait se
rendre à la cour de Philippe II. Quatre exercices corporels étaient
jugés particulièrement nécessaires pour faire un bon « cavalier » ou
« gentilhomme » : monter à cheval ar'mé à la légère ou de la genette
(lance courte), savoir manier lesarmes ~at, tirer à l'arquebuse
et à l'arbalète, danser avec grâce. Ces exercices n'étaient pas consi-
dérés comme un empêchement pour les études. En allant à cheval, il
fallait rechercher avec soin la bonne posiura ou attitude et Pair
naturel que le cavalier devait avoir. Il fanait éviter surtout de Be
composer un visage, ou d'affecter des attitudes du corps et des
positions du bras : le naturel était l'idéal à atteindre. La bride devait
se prendre en main sans pose ni raideur aucune : on devait se tenir
à cheval comme si on était à pied, avec les pieds pointés en avant et
droits, et s'ans imprimer à son corps des attitudes, dédaigneuses.
L'escrime aussi était recommandée: elle devait se faire brillamment,
avec audace et rapidité.
« Quand il s'agissait
de manier les armes, affirme Strada (3), et
de montrer son adresse dans les joutes et dans les tournois, dont le
prince Charles et Don Juan d'Autriche donnaient souvent le diver-
tissement, Alexandre y paraissait avec tant de grâceet de majesté et
y courait quelquefois désarmé et méprisant le danger avec une si
noble constance que, s'il attirait de tous côtés des applaudissements ...,
il donnait tout ensemble aux spectateurs du plaisir 'et de la crainte. »
Un jour qu'il chassait avec le Roi près de Monzon, Alexandre
fut en grand danger. Poursuivant le gibier, il arriva seul à un
endroit difficile du fleuve Cinga. Il sauta de cheval pour passer plus
facilement et, ayant l'intention de pousser d'abord son coursier dans
l'eau pour la traversée à la nage, il recula en arrière sans s'aperce-
voir qu'il y avait aussi de l'eau derrière lui. Il tomba dans une gorge
profonde, remplie de tourbillons. Il parvint cependant à se maintenir
7G
jusqu'à ce que ses appels au secours eussent amené des gens de [a
cour, qui le retirèrent de sa situation critique.
Le Roi, très ému par l'accident, lui fit pratiquer une saignée, et
le prince ne souffrit guère de l'aventure (1).
Comme bien on pense, lorsqu'elle apprit le danger qu'avait couru
son fils, Marguerite de Parme s'alarma et réprimanda les gens de la
maison d'Alexandre, Ardinghelli et Piozasco. Elle chargea son secré-
taire, Armenteros, qui était alors en Espagne, de représenter au
prince qu' « il convenait peu à s'a réputation et à ses affaires de
risquer ainsi sa vie à la chasse et aussi au jeu de la pelotte » et
elle frémissait à la pensée du désastre que l'imprudence de son fils
avait failli provoquer (2).
Si l'on peut croire le récit de Strada en ce qui concerne les
prouesses sportives du prince de Parme, il est un autre point où les
documents des Archives farnésiennes confirment entièrement ses
informations : celui de la prodigalité dont Alexandre faisait montre
à la cour.
Ce défaut-là était un héritage de son père Ottavio, dont Gran-
velle disait qu' « il était de sa nature dépensier » (3); c'était aussi
un héritage de sa mère, qui aimait à puiser royalement dans ce
qu "elle avait à sa disposition.
En 1563, Marguerite, qui affirmait qu'elle ne pouvait se suffire
avec le traitement que lui allouait Philippe II et avec ses revenus
ordinaires, avait été gratifiée par le Roi d'une rente viagère de
8.000 écus, assignée sur la trésorerie du royaume de Naples (4). Par
la même occasion, le souverain avait accordé à Alexandre Farnèse
une rente viagère de 4.000 écus, assignée de la même manière (5).
En comparaison des 20.000 ducats que coûtait annuellement au
77
Roi l'entretien de la personne et de la maison de Don Juan
d'Autriche, J.e revenu du prince de Parme était modeste. Aussi,
Alexandre, qui, peu avant la faveur royale, se lamentait de ce qu'il
avait si peu d'argent pour 'Payer ses serviteurs et de ce que son père
se montrait chiche (1), faisait des dettes sans beaucoup de scrupules.
C'est pourquoi, malgré son indulgence, M rguerite de, Parme dut
finir par en écrire à Ottavio Farnèse pour lm' r que le prince
faisait des dépenses extraordinaires et que ses dettes croissaient de
plus en plus, sans qu'ii voulût s'en corriger (2).
A quoi Alexandre dépensait-il ces sommes considérables? La vie
de cour qu'il était obligé de mener, les fêtes auxquelles i'l assistait,
les voyages auxquels le Roi l'obligeait, engloutissaient sans doute
dans une large mesure J'argent qu'il avait à sa disposition (3).
Mais nous nous demandons, surtout en ce 'qui regarde cette
année 1564 où Marguerite de Parme elle-même finit par s'inquiéter,
si des aventures amoureuses ne poussaient pas le beau cavalier
qu'était Farnèse à offrir des cadeaux, toujours chers, aux dames qui
avaient réussi à conquérir son cœur ou qu'il recherchait lui-même (4).
Car Alexandre Farnèse avait des aventures de ce genre.
De celles-ci, Strada ne souffle mot! Un jour - en octobre 15,65 -
le bon capitaine Francesco di Marchi écrivit à G.-B. Pico à Parme
une lettre, où nous lisons cette phrase : « Je puis vous dire, et Votre
Seigneurie le sait, combien le prince est astucieux dans les manèges
pour pratiquer l'amour. » (5)
Est-ce étonnant chez un descendant de Paul III, chez le neveu
du cardinal Farnèse et chez le ûls dOttavio Car ce dernier prenait
ï
aussi dans ce domaine des libertés dont les échos nous sont par-
venus (6).
(1) Alexandre à Marguerite de Parme, Alcala, 28 janvier 1562, à A. F. N., Carte tome-
siane, Fiandra, rascïo 1624,
(2) Lettres de 1564 à A. F. N., Carte farnesiame, Fiand'l'~, fasclo 1714.
(3) L'ambassadeur Soranzo dit, à propos de la vie des grands seigneurs à la Cour de
Madrid: « Hanno molto delle loro entrate impegnate per causa delle grandissime spese
che fanno, massims quando sono in corte, e generalmente parlan do, quando più sono
comodi ed onorati, tanto più dispensano il tempo e le racolta malamente, giocando molto
alle carte e ai dad!i... MeUono anco gran cura quet signori in vestir onoratamente, in
cortcgglar e servir dame, ln comparlr sopra belllsslmt cavalli, in tener moltl servitori e
vestirll di livree. » (ALBERI, o. C., t. XIII, pp. 81-82.)
(4) L'auteur du Liber retauonum, témoin de la jeunesse d'Alexandre Farnèse, n'écrit-il
pas: « Com' era tanto di natura amabile, s'appasionava aleuna volta negl' amori fuor' di
modo e spendeva in questo con ogni larghezzaet con i mezani di questi amori nell' usar
lor don! et favori era larghissimo premuüore »? (Ms. cit., fo 249-25Oro).
(5) RONCHINI, Cento tettere ..., p. 40.
(6) DE NAVENNE, O. C., p. 577.
78
Le jeune prince de Parme, beau de sa personne, courtois de
manières,chéri du Roi, était, parmi les caballeros de la cour, le pré-
féré des dames, qui ne cachaient pas qu 'elles aimaient bien ses
galanteries (1).
Le 10 mai 1564, Luisini fit savoir au cardinal Fïaœnèse que
« depuis quelque huit mois, le prince a commencé ,à jouir de ces
dames qui lui ont plu. » (2) 0 'était cependant déjà en février 1563
qu'Alexandre avait jeté les yeux sur une jeune fille appelée Madda-
lena Giron, fille de la comtesse dUragna. De l'avis du précepteur
indulgent, elle était « parfaitement digne de l'amour du prince. »(3)
A la fin de L'année, « le jeu de balle de Monzon avait remplacé les
jeux d'amour de Madrid. » (4) Mais ce ne fut pas pour longtemps.
Un jour de printemps, en 1564, à Valencia, où Alexandre avait
accompagné le Roi, le prince dînait seul, comme il avait l 'habitude de
le faire, lorsque deux gentilshommes de la cour, G.-B. Doria et Don
Luis Henriques, lui amenèrent une demoiselle. Aussitôt, le prince de
Parme l'introduisit dans ses appartements et ferma la porte à clef,
L'entretien finit par se prolonger si longtemps que l'indulgent gou-
verneur d'Alexandre, le commandeur Ardinghelli, eut des angoisses
et se présenta à la porte de la chambre. TI « donna l'alarme» pour
avertir le 'Prince et voulut à tout prix pénétrer dans les 'apparte-
ments. Pour éviter le scandale, le jeune Farnèse congédia la
visiteuse, mais il conserva un terrible ressentiment contre son gou-
verneur (5).
En racontant cette histoire dans une de ses lettres au cardinal
Farnèse, l'aimable Luisini ajoutait : « que Votre Seigneurie Illus-
trissime ne s'imagine pas que je lui en écris pOUl'en extraire de Vous
un blâme, mais comme un diligent informateur des choses qui me
paraissent dignes de mention. » (6).
Il est cependant probable que le cardinal Farnèse ne prit pas
si à la légère la dangereuse aventure dont Luisini l'avait informé.
Le duc Ottavio fut mis au courant de ce qui se pas s'ait et fit proba-
blement tancer son fils d'importance, car il est resté de celui-ci une
79
lettre extraordinairement intéressante, qui jette sur le caractère
d'AleX'andre F'arnèse une lumière si vive que nous ne pouvons
résister au plaisir de la reproduire ici intégralement (1).
Voici ce qu'écrivit Alexandre à son père : «Gian Domenico
[un agent dOttavio Farnèse] m'a présenté ces jours passés la lettre
de Votre Excellence du 22 août, qui m'a donné 1e déplaisir qui con-
venait à la vue de la peine qu'avait Votre Excellence au sujet de
ma manière de vivre. Quoique cette lettre m'ait montré l'amour qui
vous guide et que j 'aie accepté cet avertissement comme un fils très
obéissant, toutefois je me repens surtout de l'occasion qui a été ainsi
donnée à Votre Excellence de se mettré en colère, plus que de toute
autre chose.
« Je ne nie point que j'ai vécu depuis quelque temps déjà avec
une certaine licence ,et que j'ai commis des péchés de jeunesse. Mais
j'as,sure Votre Excellence que) dans ce qui touche à l 'honneur et à la
profession que j'ai toujours faite, il n'est rien 'arrivé qu'on puisse
me reprocher. Ceux qui ont donné à Votre Excellence des informa-
tions d'un autre genre, ont dit ce qu'ils ne connaissaient pas et
affirmé pour vérité le produit de leur propre imagination, et même,
s'ils ont vu quelquefois des écarts de jeunesse, ils auraient pu se
passer d'en importuner Votre Excellence.
« En tous cas, je Vous supplie de me pardonner pour le passé;
je vous promets de vous donner désormais le contentement que Vous
dites avoir attendu de ma part.
« Je constate que peut-être les 'rapports qui Vous ont été faits
me concernant ont provoqué l'ordre de licencier quelques-uns des
serviteurs de ma maison, et je crois que Votre Excellence y a été
poussée par la conviction que ces serviteurs ont été les instruments
ou les auteurs des choses que l'on m'a imputées. Il me pèserait sur la
conseience que ces gens pâtissent sans avoir commis de faute, car
ce serait mal payer leurs longs services.
« Aussi, je me suis permis de surseoir en partie à Pexécution
des ordres donnés par Votre-Excellence, non pas parce que j'aurais
l'intention de ne pas obéir promptement à vos commandements, mais
afin que je puisse d'abord Vous informer de la vérité. Gevara et
Prospero Baldini m'ont toujours servi comme de bons et dévoués
serviteurs, sans qu'on puisse leur imputer en aucune façon ma
conduite. S'ils m'ont quelquefois accompagné la nuit, ce fut sur
(i) Elle est publiée par EM. COSTA,Le nozze del auca Alessandro Farnese, pp. iO-i2.
80
mon ordre et contre leur volonté, de sorte que tout ce qu'ils souf-
friront pour ceci, sera absolument contre toute raison. Au contraire,
j'assure Votre Excellence que je ne conserve d'eux que des souvenirs
pleins d'affection 'et qu'ils m'ont prêté des offices de bons serviteurs.
« Si la raison de ce licenciement était aussi la réduction de mes
dépenses de maison, je ne puis que m'en remettre à la volonté de
Votre Excellence: mais' je vous supplie que, dans ce cas, il me soit
permis de garder Gevara et Baldini à mon service jusqu'à mon départ
pour les Pays-Bas, puisque Je temps qui reste est si court et que, si
je licencie un seul Espagnol de ma maison, cela pourrait me faire
encourir du blâme en cette cour de Madrid. En outre, avant mon
départ, je mefforcerai de procurer à Gevara quelque mercède ou
position dans la maison du Roi, afin qu'il en résulte l 'effet que
Votre Excellence désire et avec la dignité qui convient.
« Torrès a été renvoyé de suite parce que son cas ne méritait
pas tant de considération. Si Votre Excellence persiste cependant
dans ses intentions au sujet des autres, elle sera obéie. Mais j'en
serai fort peiné, étant donné l'innocence de ces serviteurs, Puisque
de tout ceci le commandeur Ardinghelli vous écrira peut-être plus
longuement, je m'en remets pour le reste à sa missive. Mais je vous
supplie de nouveau de me pardonner le passé : attendez de moi cette
soumission et ces motifs de contentement qui conviennent de la part
d'un fils très obéissant. Je vous baise humblement les mains et je
prie Dieu qu'il vous accorde la plus grande félicité.
Alexandre Farnèse. »
81
1'honneur des demoiselles qu'il distinguait » (1), mais Ottavio et
Marguerite comprirent qu'à l'âge où le prince était arrivé - en
1564, il avait 18 ans accomplis - et après les aventuresqu 'on avait
portées à leur connaissance, il fallait insister vigoureusement auprès
du Roi pour que se rêaiisât sans plus tarder le projet de mariage qui
avait été conçu (2).
(1) « Tenendo segretissimo e suoi amori et lmparttculare il far sal var l'honore alle
gentil' donne. » Liber retatumum, fo 250'".
(2) A. RONCHINI, Francesco Luisini, loc. cit., p. 216.
82
CHAPITRE IV
83
On se rappellera aussi que, an moment où Marguerite de Parme
prit congé de Philippe II en 1559, à Flessingue, il fut question du
projet de marier le jeune Farn~se à une fine de l'Elrnpereur, mais
que la gouvernante ignora la répçnse donnée par le Roi aux o.uver-
tures faites, au moment du départ~l'ambassadeur impérial.
Marguerite ne laissa cependant pas échapper la première occa-
sion qui s'offrit pour revenir sur la question. Lorsque, après le départ
de Philippe II, le comte de Feria quitta à son tour les Pays-Bas pour
se rendre à la cour d'Espagne, la gouvernante profita des liens
d'amitié sincère qui la liaient à ce seigneur espagnol pour lui remettre
un mémoire de ses principaux désirs (1). Après avoir exposé dans ce
document son espoir de voir Philippe II lui payer les 13.000 écus qui
restaient à valoir sur sa dot, concédée par Charles-Quint, Marguerite
prie instamment Feria de rappeler au souverain la question du
mariage d 'Alexandre.
Elle s'en ouvrit aussi à Granvelle, qu'elle considérait, ave-craison,
comme un ami dévoué de la famille Farnèse. Aux sollicitations que le
ministre adressa aussitôt à Philippe II, celui-ci répondit, en mars
1560, qu'il avait parlé à Madrid avec l'ambassadeur impérial Pol-
weiler du projet de marier Alexandre Farnèse avec une fille de
l'Empereur, que -ce projet lui paraissait bon et qu'il lui plaisait.
Granvelle fut autorisé à en parler ave-cMarguerite de Parme (2).
Quelque temps après, au mois d'août, le duc Ottavio Farnèse
arriva soudainement à la cour de Bruxelles. En signalant son
arrivée au Roi, Granvelle faisait connaître que cette visite inattendue
d'Ottavio avait scandalisé étrangement les gens des Pays-Bas, qui
soupçonnaient qu'il venait se mettre à la tête des troupes de renfort
demandées par les Français. Heureusement, son arrivée coïncida avec
la conclusion de la paix avec l'Angleterre et le duc lui-même annonça
que sa présence ne durerait pas longtemps, Ce qui fit se dissiper
promptement les bruits malveillants {3).
Granvelle croyait qu'Ottavio venait conférer avec Marguerite de
leurs affaires de famille : « Ce qui les occupe le plus en ce moment,
écrit-il à Philippe II, c'est le mariage de leur fils, sur lequel ils font
reposer tout l'espoir de leur 'succession. » Mais le cardinal ne pouvait
(1) Copia d'un memoriale che S. A. dette al conte cli Feria quunâo ptirt: cie Br usselles
per la corte di S. u«. (A. F. N., corte tornesïame, Fiandm, Iasclo 1627.)
(2) Le Roi à Granvelle, Tolède, 7 mars 1560, dans WEISS, papiiers d'État ..., t. VI,
p. 12; Granvelle au Roi, 5 avril 1560, ibidem, p. 37.
(3) Granvelle au Roi, Bruxelles, 9 août 1560, dans WEISS, o. c., t. VI, pp. 105-106.
84
PL. XVI
ANTOINE PERRENOT
_ , C ARDINAL DE GRA)lYELLE
(Estampe contemporaine)
,
pas bien se rendre compte quel dessein particulier Ottavio se pro-
posait à ce sujet. Il supposait que, dans cette question, les deux
époux s'en remettraient entièrement au bon vouloir du Roi (1).
Bientôt Granvelle vit plus clair dans la situation. Le duc de
Parme venait consulter son épouse au sujet d'un nouveau projet de
mariage pour Alexandre, qui avait surgi brusquement.
La situation des Farnèse était très difficile en Italie, en ce
moment. Menacé à l'intérieur de son duché par les assassins de son
père, qui vivaient encore, et auxquels, par l'accord de Gand de 1556,
Ottavio avait dû promettre une amnistie; en rupture ouverte avec
les Gonzaga de Mantoue à cause du rôle joué par Ferrante Gonzaga
dans l'assassinat de Pier Luigi Farnèse, et iparsuite de l'inimitié
qui dressait, au sein du Sacré Collège, le cardinal Alexandre Farnèse
contre le cardinal Hippolyte d'Este, de la maison de Mantoue; mal
vu du duc de Ferrare parue qu'il avait dû le combattre, par ordre de
Philippe II, en 1557 et 1558; odieux au duc de Florenee parce que,
pendant cette même guerre, il avait dénoncé la politique tortueuse du
Médicis; en froid avec le Pape, qui voulait se faire l'instrument de
la vengeance de la maison de Mantoue, le duc de Parme avait des
raisons de craindre. L'inimitié avec Ferrare le préoccupait surtout,
parce que, à cause de la proximité de ce duché, un ennemi qui aurait
voulu tuer Ottavio pouvait se réfugier sur ce territoire en deux ou
trois heures après l'attentat (2). Le cardinal Farnèse s'en était rendu
compte et avait suggéré à Ottavio de se réconcilier avec les d'Este.
Les négociations entamées avec la cour de Ferrare avaient pro-
duit un résultat inattendu. Le cardinal Hippolyte d'Este avait fait
proposer au duc de Parme le mariage du jeune Alexandre Farnèse
avec la sœur du duc de Ferrare. C'est de ce projet qu'Ottavio était
venu conférer à Bruxelles avec son épouse: c'était le motif principal
de sa visite (3).
Si le Roi refusait son consentement à ce mariage, Ottavio comp-
tait habilement lier à la question celle de la restitution de la citadelle
(1) Ibidem.
(2) Granvelle au Roi, Bruxelles, 24 août 1560, dans WEISS, o. C., t. VI, p. 122 sv.
Cfr P. FEA, La vertenza per la restituzi01le del castello di Piacenza al âuca Ottavio
ramese specialmente nel cœrteçqio del cardinale Gromoela, dans l'Archivio storico per
le promncte parmensi, nouv. sér., t. XXII, pp. 119-120.
(3) Marguerite de Parme au cardinal Farnèse, Bruxelles, 26 juillet 1560 (A. F. N.,
Carte farnesiane, rumara, fascio 1630); Marguerite à Paolo Vitelli, Bruxelles, 19 sep-
tembre 1560 (A. F. N., Carte farnesiane, Fiandra, rasoto 1622); Granvelle au Roi,
14 août 1560, toc. cit.,; FEA, La »ertenza ..., loc. c~., pp. 120-121.
) 85
._~
de Plaisance. L'alliance ave-c Ferrare ne se faisant pas, il devrait,
pour mieux tenir tête à ses ennemis, rentrer en possession de cette
forteresse {l).
Ottavio et Marguerite discutèrent donc ensemble le projet du
mariage de Ferrare, et y trouvèrent des difficultés. D'abord, il existait
déjà le projet d'obtenir pour Alexandre la main d'une fille de
l'Empereur. Marguerite préférait ce parti à tout autre, à cause de
l 'honneur que ferait rejaillir sur les Farnèse une telle alliance, mais
elle considérait, d'autre part, que la vie de son époux et la sûreté de
son État devaient l'emporter dans la décision. Une deuxième objec-
Hon, c'était la disproportion d'âge entre Alexandre Farnèse et la
princesse de Ferrare: Lucrèce d'Este avait déjà atteint sa vingt-
sixième cannée. Une troisième difficulté était d'ordre religieux. La
mère de Lucrèce, Renée de France, avait toujours favorisé les ten-
dances des novateurs calvinistes : toutefois, la princesse, élevée dans
un monastère, passait pour très catholique.
Le cardinal de Granvelle souleva lui-même devant le duc une
quatrième difficulté : le cardinal de Ferrare n'avait certainement pas
pour but unique l'avantage de sa nièce, mais il voulait, selon toute
vraisemblance, tirer parti de camariage pour se hausser jusqu'à la
tiare, situation où il serait dangereux pour le Roi d'Espagne. Octave
répondit au cardinal qu'il ne se laisserait jamais entraîner hors des
voies du devoir.
En faisant connaître tous ces détails au Roi (2), Granvelle
révélait que les deux époux avaient aussi parlé de la citadelle de Plai-
sance: le duc, pour faciliter à Philippe II la restitution de la forte-
resse, admettait qu'elle fût gouvernée par un Espagnol et occupée
par une garnison espagnole, pourvu que ce gouverneur ne fût pas
« un homme impossible » et qu'il jurât de garder la citadelle pour le
duc et son fils et, à leur défaut, de la remettre à la personne que le
Roi désignerait. « Je vois, ajoutait Granvelle, que dans toute cette
affaire, le soin de leur propre considération les préoccupe autant que
leurs nécessités actuelles. » Octave et Marguerite se sentaient humi-
liés, aux yeux de leurs sujets et des autres princes d'Italie, d'obtenir
si peu de faveurs de Philippe II, alors que celui-ci semblait accorder
sa confiance à l "astucieux Médicis.
Le cardinal Farnèse faisait tous ses efforts pour faire aboutir le
(i) P. FEA, La vertenza ..., lac. cit., p. 121.
(2) Lettre du 24 aoüt 1560, loc. cit.
86
projet de mariage avec la princesse de Ferrare {1}. Somme toute,
Marguerite de Parme paraissait se résigner, dans l'intérêt de la
sécurité de l'État farnésien, à la proposition faite par le cardinal
Hippolyte d'Este. Mais, soudainement, le duc de Parme fit ses
préparatifs pour retourner rapidement en Italie. Le bruit s'était
répandu que le Pape allait se rendre à Bologne et pousserait même
jusque Parme, dans l'espoir que sa présence y déterminerait un sou-
lèvement populaire, destiné à permettre la restitution de Parme et de
Plaisance à l'Église (2). Philippe II, par une déclaration nette,
écarta ce danger,en prenant les Farnèse sous sa protection non
dissimulée (3).
Entrotemps, comme le Roi gardait, selon son habitude, un silence
obstiné, Granvelle insista. Le 7 septembre 1560,le Roi consentit à lui
répondre au sujet du projet de mariage de Ferrare. Il lui semblait
que cette proposition était, en réalité, un piège tendu aux Farnèse
par le duc de Florence; il n'y donnait pas son approbation (4). TI y
avait encore une autre raison, plus déterminante celle-là et que iIlOUS
pouvions supposer: la politique italienne du Roi qui tendait à
empêcher les mariages entre les maisons princières italiennes, afin de
tenir ces dynasties désunies et faibles. « Quant à ce mariage, écrit
Granvelle au Roi, le 4 décembre, Votre Majesté s'appuie d'une consi-
dération très judicieuse en s'opposant à une alliance si étroite entre
les princes d'Italie, » (5)
Il est d'autant plus intéressant de voir comment le Roi notifia à
Marguerite de Parme son refus de consentir 'au mariage d'Alexandre
avec Lucrèce d'Este. Strada nous a donné ce document en entier (6)
et nous le reproduisons comme un exemple typique de la politique
cauteleuse du Roi.
87
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88
puisque de cette ville on en avertit Cecil, ministre d'Élisabeth
d'Angleterre, à la date du 4 janvier déjà (1).
89
gouverneurs généraux. « Moi et Alexandre,écrivit-elle à Ottavio, nous
serons peut-être partis plus vite que nous ne le pensons. Je ne sais si,
dès lors, je ne ferai pas bien de demander mon congé au Roi ». (1)
Ottavio s 'empressa de lui répondre que, aussi longtemps que
leurs affaires n'étaient pas arrangées par le souverain, il lui sem-
blait qu'elle devait continuer à remplir sa charge (2).
Entretemps, les Farnèse avaient eu en Espagne un nouvau
défenseur de leur cause, le comte de Hornes, que la gouvernante avait
envoyé à Madrid pour exposer au Roi la situation des Pays-Bas, qui
commençait à devenir inquiétante. Le comte fut retenu à la cour
pendant plus d'un an. En octobre 1561, le comte de Feria exprimait
l'espoir que Hornes retournerait à Bruxelles avec une bonne réponse
sur toutes les questions qu 'il avait eu à traiter, et il ajoutait :
« J'espère qu'il sera content de son séjour et qu'il racontera de
l 'histoire et non une satyre, car l'Espagne est telle que personne ne
peut la quitter satisfait, » (3) En novembre 1561, le comte de Hornes
fut de retour à Bruxelles : il n'apportait à la duchesse de Parme
aucune réponse conforme à ses désirs (4). Elle en conçut une pro-
fonde aigreur {5), elle fut vraiment désespérée de ce que le Roi n'avait
encore pris 'aucune résolution concernant l"affaire de Plaisance ou le
mariage d'Alexandre (6). Comme le silence du souverain se prolon-
geait, la duchesse se prit à parler à Granvelle de la possibilité de son
départ des Pays-Bas : elle ne l'avait accepté, en 1559, que pour une
durée de 18 mois, et elle croyait pouvoir maintenant demander son
congé pour assister le duc Ottavio, à Parme même, contre les dangers
qui ne cessaient de le menacer (7).
C'est la première fois - en mars 1562 - que Marguerite se
hasarde à faire aiiusion à son départ des Pays-Bas. Nous croyons,
avec M. Rachfahl (8), que ces menaces de démission n'étaient qu'une
(1) Lettre de Marguerite au Duc, Bruxelles, 21 septembre 1561, chiffrée, dans A. F. N.,
Carte [arnestame, Ftandra, rascto 1630. A remarquer ici comment la duchesse lie son
séjour aux Pays-Bas comme gouvernante au séjour du jeune Farnèse à la cour de Madrid.
(2) Lettre sans date, chiffrée, dans A. F. N., Carte îarneetame, Ptasuirœ, fascio 1630.
(3) Feria à Marguerite de Parme, Madrid, 13 octobre 1561, dans A. F. N., Carte
[amesume, Fiandr'a, fascio 1627.
(4) P. FEA, La »ertenza .... loc. cit., p. 128.
(5) « Madama espera buena resoluclon en sus particulares y del duque su marido
con la venida de M. de Hornes » écrivait Granvelle au Roi le 18 octobre (WEISS, o. c.,
t. VI. p. 396),
(6) Granvelle à Pérez, 10 décembre 1<561 (GACHARD,Correspondance de PhiEippe II,
t. l, p. 198); Granvelle au Roi, 15 décembre 1561 (WEISS, o. c., t. VI, p. 456).
(7) Granvelle au Roi. 12 mars 1562, dans WEISS, o. c., t. VI, p. 528.
(8) Wilhelm von Oranien, t. II, 1re partie, p. 292.
90
feinte : les Farnèse devaient se rendre compte que, s'ils mettaient
la résolution annoncée à exécution, plus jamais ils n'obtiendraient la
ci'tadelle de Plaisance.
Marguerite, du moins, devait le comprendre : ee qui lé prouve,
c'est l'incident qui éclata un mois après.
Au mois de mai apparut inopinément à Bruxelles le lieutenant du
duc de Parme, le condottiere Paolo Vitelli, chargé de communiquer
à la duchesse des déclarations fort peu agréables. Ottavio lui faisait
connaître son extrême ressentiment: d'après lui, c'était la faute de
Marguerite si l'affaire de Plaisance et du mariage dAlexandre n'était
pas encore terminée favorablement. Ottavio était convaincu que
c'était son épouse elle-même qui provoquait la lenteur ou le silence
du Roi, par l'absence de chaleur et d'énergie dans les revendications
qu'elle faisait entendre. Paolo Vitelli était chargé de dire que puis-
qu'il en était ainsi, Marguerite était priée par son époux de solliciter
de Philippe II son congé et de revenir à Parme (1).
Marguerite, on le conçoit, pleura beaucoup et se mit en grande
colère: elle répondit à l'envoyé dOttavio que, puisque c'était son
époux qui l'avait obligée d'accepter là mission de gouverner les
Pays-Bas, c'était à lui à provoquer sa démission et à obtenir son
congé. EUe finit par prendre la décision de ne quitter les Pays-Bas
« pour rien au monde » en ce moment.
Paolo Vitelli fut chargé de communiquer au duc de Parme qu'elle
nabandonnerait point la Flandre sans Pautorisation du Roi; que
son honneur et sa réputation ne lui permettaient pas de quitter ces
provinces dans l'état où elles se trouvaient, et que la gouvernante
préférerait perdre plutôt le duché de Parme (2).
Cet incident était-il vraiment le résultat dune eubite exaspéra-
tion d 'Ottavio ou bien était-ce 'Unecomédie préparée par les Farnèse
pour impressionner Granvelle, dont on savait qu'il ne manquerait pas
de le signaler au Roi ~
Granvelle a cru à la sincérité d 'Ottavio et de Marguerite. Il
informa de suite Philippe II de la situation et y ajouta une chaude
recommandation en leur faveur (3). Le Roi aussi fut impressionné,
au point de sortir de son long silence. Le 17 juillet, il adressa à
(1) Granvelle au Roi, 13 mai 1562, dans WEISS, o. C., t. VI, p. 545.
(2) Granvelle au Roi, 6 juillet 1562, dans GACHARD, Correspondance de PhiLippe II,
t. I. p. 206.
(3) Voir P. FEA, La »ertensa ..., loc cit., pp. 133-134.
91
· - -_.- .. _-- .. -.~ ... __ ~--_~_
--~-'-"------'_~
(1) WEISS, O. C., t. VI, pp. 582 svv. : « -y vos hareis con el emperador el oficio que
sera menester para la buena direction del negocto, que -y.o recibiré dello mu-y parttoular
contentamiento... ». Le Pape offrit aussi à l'Empereur de servir d'intermédiaire. Cfr
HOLZMANN, Kaiser Jl{aximil~am II., p. 443, note 4. Berlin, 1903.
(2) « Que seria bien dar una de ellas ... al Principe de Parma, mi sobrino, a quien
-yo quiero mucho, -y él 10 meresce par su persona ... -y que sea en la mas conforme a la
cdad dei Principe, camo la razon la quiere. » (Philippe Il à t'Empereur, Madrid, 17 juil-
let 1562, dans Documentes inéditos ..., t. 98, pp. 346-347).
A noter que trois jours après, le Roi demandait à l'Empereur une autre de ses filles
pour le prince de Florence (Ibidem, pp. 347-348).
(3) Granvelle au Roi, 6 octobre 1562, dans GACHARD~Correspondance de Phibippe Il,
t. I, p. 221; Granvelle à Perez, 12 octobre 1562, ibiJdem, p. 223.
(4) A. F. N., Carte fornestame, Fiandra, rascto 1622.
92
Après y avoir réfléchi, non sans grande amertume, Ottavio.: qui
tenait encore toujours au fond de son cœur pour le projet de mariage
avec la princesse de Ferrare, se crut obligé de donner enfin officielle-
ment son consentement au projet d'union avec la fille de l'Empereur.
Il écrivit dans ce sens à son épouse (1) et au cardinal de Granvelle (2).
Celui-ci, dès qu'il fut en possession de l'accord du duc de Parme,
s'empressa de se mettre en rapport avec l'Empereur pour lui
demander officiellement, au nom du Roi, la main d'une de ses filles
pour Alexandre Farnèse. Ferdinand fit au cardinal une réponse
dilatoire, puis finit par en parler à cœur ouvert dans une lettre du
19 novembre, adressée au Roi en personne (3).
L'Empereur,après avoir remercié Philippe II du grand intérêt
qu'il montrait pour l'établissement de ses filles,entame directement
la question du mariage du prince de Parme. Il rappelle à Philippe II
qu'avant le départ de celui-ci de la Flandre, il fut fait mention de
quelques projets de mariage pour plusieurs de ses filles, mais que,
dans la suite, à part l'union d'une des archiduchesses avec le prince
de Mantoue, on ne parla plus jamais de ces propositions. « DepUIS
lors, continue Ferdinand, l'une ou l'autre de mes filles, notamment
Madeleine, Anne et Marguerite, ont manifesté le désir de ne pas se
marier. » Puisqu'elles sont assez âgées pour savoir ce qu'elles font,
l'Empereur ne croit pas devoir les contraindre. Quant à l'archi-
duchesse Hélène, ,elle est trop peu belle, trop petite et trop faible pour
se marier. Il ne reste que Barbe et Jeanne, pour lesquelles des offres
ont été faites respectivement par le Roi de Danemark et le Roi de
Suède. L'Empereur 'a refusé ces propositions, pour des motifs d'ordre
religieux. llest cependant prêt :à accorder la main d'une des archi-
duchesses au prince de Ferrare, personnage de qualité, qu'on
pourrait, de la sorte, détacher du parti de la France en Italie.
En <.lequi concerne le prince de Parme, Ferdinand, après en
avoir parlé avec ses filles et avec des personnages importants de
l'Empir,e, est d'avis que. ce mariage ne serait point de nature à
rehausser l'autorité et la réputation de la famille impériale. Motif:
(1) Le duc à Marguerite, 7 octobre 1562 (A. F. N., Carte [arnesume, Fiandra, fascio
1624, chiffré).
(2) Granvelle au Roi, 19 novembre 1562, dans GACHARD,Correepoïuianec de Philippe II,
t. l, pp. 226-227.
(3) Cet important document fut publié par DÔLLINGER, Dokumenie ZU1' Gesclüchie
sort» V., Philipp's Il. und ihrer Zeit, aus Spanischen Archive n, pp. 459-461. Ratisbonne,
1862. Il a été publié aussi dans les Documentos inédf.tos ..., t. 98, pp. 376-378.
93
le père du prince est fils de bâtard et sa mère est une bâtarde. En
Allemagne, ce genre de personnes est abhorré et peu estimé, « même
s'il s 'agit de fils ou de filles d'Empereur ». Le mariage d'une des
filles de Ferdinand avec le jeune prince de Parme produirait dans
toute l'étendue de l'Empire un véritable scandale. L'Empereur ne
pouvait donc que refuser de considérer cette proposition d'union.
94
Que faut-il penser de cette théorie ~ Les documents que nous
possédons nous permettent de la considérer comme exacte et de la
renforcer. Ce n'est, en effet, que le 1'5juin 1563 (1), presque sept mois
après avoir été informé du refus de l'Empereur, que le Roi mit au
courant de ce fait le cardinal de Granvelle et le chargea de faire
connaître aux Farnèse l'échec de la négociation. Il est évident que le
silence que le cardinal avait dû observer pendant tout ce temps devait
paraître étrange. à Marguerite de Parme et à son mari : Granvelle
était l'intermédiaire entre eux et I'Emperour et l'absence de ren-
seignements sur ce qui se passait à la cour impériale au sujet du
projet de mariage d'Alexandre devait finir par exciter leurs
soupçons. Granvelle ressentit bientôt les effets de cette méfiance (2).
Le 10 mars 1563, il écrit, en effet,à Philippe II en ces termes :
«Ds (les Farnèse) soupçonnent en effet que le retard que
Votre Majesté met à résoudre l'affaire du mariage de leur fils et
à faire connaître la réponse (négative) de S. M. Impériale, soit un
artifice qui cache quelque dessein secretet ils croient même, d'après
ce que je vois, que je joue ma partie dans I'affaire pour les tenir en
haleine. C'est la raison pour laquelle il me semble que j'ai déjà perdu
beaucoup de lIlloncréditauprès deux, comme si je n'étais pas
l'instrument adéquat pour obtenir la satisfaction à laquelle ils
aspirent. Et je vois que ce que j'ai fait dans une bonne intention et
pour faire mon devoir, finira au contraire par me mettre en mau-
vaise posture. auprès d'eux. » (3)
Le 23 mai, le cardinal revient sur la question : il affirme encore
une fois que Marguerite de Parme se montre 'très soupçonneuse
vis-à-vis de lui et il ajoute : « Aussi, à propos du mariage, Votre,
Majesté ne m'a rien écrit, et ceci accroît encore leur soupçon quil
existe un jeu combinéentre l 'Empereur et Votre Majesté, et que moi
je participe à ce jeu à leurs dépens. » (4)
Nous croyons que la méfiance dont le cardinal se plaignait avait
été suscitée dans l'esprit de Marguerite de Parme par le duc Ottavio,
qui se trouvait de nouveau à Bruxelles, Exaspéré par le silence du
Roi et de L'Empereur, il était arrivé aux Pays-Bas le 13 février pour
(1) Lettre du Roi à Granvelle, dans \VEISS, o. C., t. VII, pp. 9'1-95.
(2) WEISS, o. C., t. VII, P'P. 55-59.
(3) Déjà le 12 décembre 1562, il signale à Philippe II que Marguerite, à la suite de
Ii' réponse dilatoire de l'Empereur, soupçonne le cardinal de l'avoir desservie en cette
affaire. (GACHARD,Correspotuiance de Phi.lippe Il, t. 1, p. 231.)
(4) WEISS, o. c., t. VII, pp. 78-79.
95
concerter avec son épouse une ·action énergique auprès de Philippe II.
Les notes-tracées de sa main, les projets rapidement esquissés que con-
servent les Archives farnésiennes de Naples, montrent assez qu'il ne
resta pas inactif :(1). Il fut résolu entre Ottavio et Marguerite que
l'on enverrait le secrétaire Armenteros en Espagne et le duc rédigea
un projet d'instruction spéciale pour l'émissaire, concernant la
question de Plaisance et le mariage d'Alexandre (2).
Lorsque le duc partit de Bruxelles, le 23 août, retournant en
Italie, il passa par la cour de l'Empereur (3), pour y découvrir à qui
'incombait en réalité la responsabilité du refus de marier Alexandre
avec une princesse de Habsbourg. Nous savons par une lettre de
Marguerite qu'il s 'y rendit compt-e « que les difficultés à propos de
ce mariage étaient vraiment venues de la part de Ferdinand, mails
qu'il avait vu aussi qu'il n'avait pas- manqué de faiblesse de la part
du Roi. » (4)
Ce texte-ci nous paraît fournir la preuve que le duc avait, un
instant, rendu Granvelle responsable de l'échec des négociations avec
l'Empereur ou qu'il lui avait attribué un rôle dans la comédie qu'il
soupçonnait de la part de Philippe II.
Certes Ottavio, après cette visite à l'Empereur, devait recon-
naître son erreur. Mais, en ce moment, Armenteros était déjà en Toute
pour l'Espagne, porteur d'instructions qui lui prescrivaient de
demander le rappel du cardinal de Granvelle! Il était trop tard pour
revenir en arrière. Marguerite avait partie liée avec les seigneurs.
Quel rapport peut-on maintenant établir entre les soupçons conçus
à I'égard deGranvelle et le changement d'attitude de Marguerite
dans ce qu'eUe écrivait au Roi au sujet du cardinal Il s'agit ici, î
(1) A. F. N., fascio 277. Cfr A. CAUCHIE et L. VAN DER ESSEN, lnventail'c des Archives
farnésiennes de Nœples,
nOS 175 à 179.
(2) A. F. N., f'asclo 277.
(3) Voir à ce sujet HOLZMANN, Kaisel' Maximilian II., p. 1173, note 1, et l'Al'chiv für
œsterreictiische Geschichte, t. XXXII, p. 336.
(4) Marguerite à Armenteros, 3 novembre 1563 (A. F. N., Carte far'T'esiane, Fiandra,
fascio 1625).
(5) RACHFAHL, Margaretha von Par-rna, pp. H6 et 122.
96
italien, est déjà plus modérée de ton au sujet des menées du prin-ce
d'Orange et de ,ses amis. Huit semaines après, la gouvernante déclare
froidement au Roi que la chute de Granvelle. est inévitable (1).
Que s'est-il donc passé pour expliquer cette rapide évolution de
la duchesse de Parme?
Le 15 juin, Philippe II, énervé par les récriminations passionnées
des Farnèse et par la menace réitérée de démission ou de départ de
la part de la gouvernante, répond de bonne encre {2).
Pour l'affaire de Plaisance, le Roi savait mieux que les Farnèse
ce qu'il convenait de faire: il y avait pour eux plus de sécurité que
la citadelle restât entre ses mains. Le souverain ne pouvait
croire, pour le reste, que la duchesse de Parme l'aimait si peu qu'elle
laisserait, en ce moment dangereux, de s'occuper dûment desaffaires
de son gouvernement des Pays-Bas,
Quant au mariage p.'Alexandre, le Roi faisait connaître que les
négociations avec la cour impériale n'avaient pas réussi. Mais, vou-
lant que le prince eût une épouse de son sang et de isa maison, il avait
pensé ouvrir des négociations avec la cour de Portugal, pour obtenir
pour le prin-ce Alexandre la main de la princesse Marie, fille de
l'infant Édouard. Granvelle donnerait au Roi son avis à ce sujet et
indiquerait le moyen le meilleur pour faire accepter par Marguerite
de Parme ce nouveau projet.
Cette réponse de Philippe II indisposa beaucoup Ottavio et
Marguerite. Elle dut les persuader que Granvelle n'lavait pas fait son
devoir et qu 'il les avait peut-être desservis. Ce que n 'a pas remarqué
Rachfahl et ce qui renforce singulièrement sa thèse, c'est que les
Farnèse savaient que le cardinal était opposé au projet de marier
Alexandre avec une fille de l'Empereur. Nous l'avons dit plus haut.
Dès lors, qui, autre que Granvelle, peut être visé par les expressions
que l'on trouve dans les instructicnsremises au secrétaire Armenteros:
« les méchants qui... non seulement empêchent que Sa Majesté montre
.aux Farnèse la bienveillance et la libéralité qu'il a montrées vis-à-vis
d'autres, moins dignes de bonne volonté de la part du Roi» ? (3) Dans
une instruction vpersonnelle pour son secrétaire, Marguerite disait
« trouver fOrlt étrange ce moyen de procéder du Roi, d'autant plus
97
qu'il avait cru devoir les mettre au courant par la main d'autrui. »(1)
Cette réflexion amère ne vise-t-elle pas le fait que le Roi n'avait pas
écrit directement aux Farnèse au sujet de Plaisance et du mariage
d'Alexandre, mais qu'il avait chargé Granvelle de leur communiquer
la désagréable nouvelle 1
Le cardinal n'est-il pas visé encore lorsque, dans la même instruc-
tion pout Armenteros, la duchesse affirme qu'elle préfére-rait plutôt
vivre chez elle, en Italie, où elle serait toujours une fidèle servante du
Roi, mais que « rester en un endroit (les Pays-Bas) où elle est
méprisée par l 'œuvre de ses ennemis, elle ne veut ,le faire. » (2)
Il ne peut y avoir de doute, en ce qui nous concerne (3), que la
lettre de Philippe II du 15 juin, annonçant à la fois le refus du sou-
verain de restituer Plaisance et celui de l 'Empereur de donner sa fille
à Alexandre, n'ait décidé les époux Farnèse à lâcher complètement le
cardinal de Granvelle et à demander son départ. N'oublions pas ceci:
d'un autre point de vue, il semblait que ce départ pouvait mettre,
seul, fin à l'agitation entretenue par le prince d'Orange et les anti-
cardinalistes,
* *
'I'outefois, une légère consolation avait été donnée aux Farnèse:
le Roi s'occupait maintenant directement du mariage d'Alexandre et
proposait l'union avec la princesse Marie de Portugal. Mais ils
étaient loin d'être enthousiastes. Qui était la fille de Don Duarte de
Portugal! Ils ne le savaient. Mais, ayant compris que, cette fois, le
Roi en faisait eon affaire propre, ils donnèrent à Armenteros, qui
allait partir pour Madrid, ample faculté de faire sur ce point ce que
le souverain trouverait bon. Ils se résignaient, mais demandaient que,
si ce mariage devait se faire, il se fît vite, pour que leur fils pût
avoir au plus tôt un descendant. Ils ne doutaient d'ailleurs pas que,
proposée par Philippe II lui-même, cette union ne dût être avanta-
geuse (4). Ce qui est intéressant, c'est que les époux F'arnèse mon-
(1) Ibidem, p. 146.
(2) P. La oertenza ..., loc. clt., p. 146.
FEA.
(3) E. MARX ayant contesté, dans ses Studien ZUT Geschichte des ntederUlndischen
Austtonaes (Leipzig, 19(2) la thèse de Rachfahl, celui-ci lui a répondu par l'article ZUT"
Vorgeschichte des n-iederUindischen Aufstasuies, .dans le weetaeutscne Zeitschrift, 1902,
pp. 69 sv. Mais Rachfahl n'a pas vu toutes les pièces du dossier, sinon il aurait 'encore
renforcé sa. thèse.
(4) Granvelle au Roi, 6 aoüt 1563, dans WEISS, O. c., t. VII,pp. 175-176.
9.8
trèrent ne pas avoir abandonné complètement le projet de mariage
avec la princesse de Ferrare (1). C'est le duc Ottavio qui avait pif0-
bablement influencé dans ce sens Marguerite de Parme.
En Espagne, Armenteros essaya d'obtenir satisfaction le plus
rapidement possible. Les premières nouvelles furent favor ables : le
17 novembre 1563, il écrivait de Monzon que les négociations au sujet
du mariage « êtaient venues sur le tapis» et que tout allait bien (2).
Mais bientôt Marguerite s'inquiéta: à confronter les lettres du com-
mandeur Ardinghelli et du secrétaire Armenteros, elle avait l'impres-
sion que le premier, gouverneur d'Alexandre, naimait pas de voir
mettre fin à « sa papauté » et faisait, dans ce but, traîner l'affaire
en longueur (3). Et quoique les nouvelles de Madrid fussent meilleures
quelques temps après, Marguerite continuait à insister pour qu'on fît
vite : elle tardait à voir « des héritiers naître dans sa maison ». La
gouvernante 'passa ainsi, comme toujours, par des alternatives
d'espoir et d'abattement, car l'affaire du mariage ne semblait pas
faire un pas. Lorsque, au bout de six longs mois, Armenteros revint
d'Espagne, rien n'était décidé sur ce point (4).
Pendant cette attente, Marguerite fut sans doute péniblement
impressionnée par la nouvelle que lui fit parvenir le Roi, le 29 jan-
vier 1564, qu'il faisait ses efforts pour obtenir le-mariage du prince
de Ferrare avec l'archiduchesse Barbe, la fille de l'Empereur (5).
Elle pouvait, non sans raison, se dire que Philippe' II se montrait
bien généreux vis-à-vis d'une famille dont les sympathies françaises
étaient connues et réfléchir à l'ironie du sort qui avait fait échouer
l'union de-son fils avec une des archiduchesses. Et elle ignorait peut-
être toute la sollicitude que montrait le Roi en ce même moment pour
obtenir la main d'une autre fille de l'Empereur pour le prince de
Florence (6), rejeton d'une maison dont Ottavio avait dénoncé
naguère la politique dangereuse pour l'Espagne.
(1) « Quant au mariage de son fils, soit avec une princesse de Ferrure, soit avec la
fllle de Don Duarte de Portugal, Marguerite s'en remet entièrement à Votre Majesté, »
Granvelle au Roi, 14 juillet 1563, dans WEISS, o. c., t. VII, p. 146.
(2) A. F'. N., Carte [arnesiane, Fiand,1"(J;,f'asoio 1625.
(3) Marguerite à Ottavio, 5 décembre 1563 (A. F. N., Carte tarnesiane, Fiaindra,
rasclo 1630).
(4) Marguerite à Armenteros, 11 décembre 1563 (A. F. N., Carte tamesume, Flandra,
fascio 1625). Sur la mission d'Armenteros, ses vicissitudes et ses résultats, voir A. GAUCHIE et
L. VAN DER ESSEN, Inventaire des Archives farnésr.ennes de Naptes, introduction, pp. CXVI-
CXXXIV (récit fait d'après la correspondance conservée à Naples).
(5) Documentas inéditos , t. CI, pp. 65-66.
(6) Documentas inéditos , t. CI, pp. 66 et 69.
99
Cependant, Philippe II avait fait savoir en ce moment que,
puisque les époux Farnèse acceptaient le projet de mariage avec
Marie de Portugal, il avait chargé Ruy Gomez d'ouvrir les négocia-
tions avec la cour de Lisbonne et il donna à sa sœur l'assurance qu'il
allait s'occuper de cette affaire comme s'il s'agissait de son propre
fils (1). L'année se passa cependant sans que la question fût résolue.
Marguerite, de plus en plus énervée, apprit en septembre que son fils
était travaillé par la fièvre et en conçut une violente inquiétude (2).
Pair des lettres de ton affectueux, le souverain s 'empressa de
tranquilliser sa sœur {3), en lui disant qu 'iln 'y avait raison de crainte
et que, par le rapport journalier des médecins, on pouvait constater
une amélioration croissante qui laissait espérer à bref délai la. con-
valescence.
Cette maladie était d'autant plus malencontreuse que Marguerite
de Parme savait que, en ce moment, la négociation pour le mariage
était presque terminée et que le roi de Portugal et l'Infante, mère de
Marie, avaient remis l'affaire entre les mains de Philippe II lui-
même (4).
A la fin de l'année, en décembre, le Roi fit savoir que bientôt le
mariage pourrait se conclure (5).
100
Bruxelles: il ajoutait même que Ies noces se célébreraient en cette
ville et qu 'au palais du Coudenberg on commençait déjà à préparer
les quartiers nécessaires (1). . .
Au début de 1565, on ne discutait plus que des questions de .dot
et sur ce point Ottavio se montrait fort difficile. Il se lamentait, dans
une lettre écrite à son épouse : les parents de Marie de Portugal
ne voulaient pas se contenter d'une somme de 8,000 écus ; on espérait
que Ruy Gomez leur ferait entendre raison. « J'ai écrit là-bas, dit
Ottavio, que je suis pauvre et que mes affaires sont en désordre, mais
que je ferai tout pour les contenter. » Le duc avait eu aussi de
grosses difficultés pour recueillir l'argent qu'il désirait remettre à
Alexandre, et ses frères ne lui avaient pas été de beaucoup d'aide en
ces circonstances (2).
A ces doléances de son époux, Marguerite de Parme avait
répondu, moqueuse, qu'il ne fanait pas s'étonner des subtilités de
ces « seigneurs portugais » : l 'Infante n'avait-elle pas le droit, quand
sa fille s'engageait pour 'toute l'a vie, de lui obtenir les conditions les
plus avantageuses (3)~
Il faut cependant constater que les prétentions des parents de la
princesse Marie étaient excessives. L'oncle maternel de la fiancée,
Don Teutonio, aurait voulu qu'Ottavio cédât à Alexandre tous ses
biens présents et futurs, aussi bien allodiaux que féodaux. En exi-
geant ce dépouillement total, le l'usé Portugais voulait empêcher le
duc de Parme de favoriser plus tard les enfants illégitimes dont
certains bavards lui avaient appris à connaître l'existence (4).
Ottavio Farnèse se débattit autant qu'il put et l'on en arriva
enfin à un accord raisonnable. Le duc de Parme promettait à son
fils le duché de Parme, qui lui reviendrait après sa mort, et lui cédait
présentement le marquisat de Novare. Le contrat de mariage fut
signé à Madrid, dans l'intimité, le 25 mars 1565. Il ne serait rendu
public qu'au mois de juin (5).
(1) WEISS, o. C., t. VIII, pp. 394, 445, 453. - Le 7 octobre 1564, l'ambassadeur tran-
çais, M. de Saint-Sulpioe, écrivait à la Cour de France : « On a traité, ces Jours passés,
le mariage du prince de Parme avec la sœur de Don Duarte ... La chose a été poussée si
avant que le prince a envoyé son principal gouverneur en PortugaL. » (GACHAR,D, La.
Bibliothèque nationale à Paris, t. II, p. i 77.)
(2) Lettre publiée par E~1. COSTA, Le nozze deI (iuea Alessandro Farnese, pp. 13-14.
La lettre est du 5 janvier 1565.
(3) EM. COSTA, O. C., p. H.
(4) Ibidem.
(5) EM. COSTA, O. C" p. 15.
101
Ainsi se terminèrent les péripéties multiples par lesquels
passèrent les divers projets qui avaient eu pour but de marier
Alexandre Farnèse et d'assurer la continuité de la dynastie farné-
SIenne.
Le rôle d'otage que le traité de Gand avait imposé au jeune
prince venait de prendre fin et, sur ce point de leurs revendications,
Marguerite et Ottavio obtenaient finalement satisfaction.
'1.02
CHAPITRE VII
LES NOOES
, D'ALEXANDRE }'ARNÈSE
A BRUXELLES (1565)
103
fois pendant la durée de Ia mission du comte et ce dernier mit sans
doute le 'prince de Parme au courant de la situation troublée des
Pays-Bas et des angoisses que ressentait Marguerite de Parme.
D'après la lettre d'Ardinghelli, il semblait bien qu'en ce moment,
le Roi aurait été prêt à laisser Farnèse quitter la cour et rentrer à
Parme auprès de son père. Était-ce parce que, par la possession de
la citadelle de Plaisance, Philippe II sentait qu'il tenait suffisamment
les Farnèse en son pouvoir Ceci nous paraît plus probable: comme
î
des lettres qu'il envoie à Bruxelles, le 24 février 1565 (A. F. N., Carte tamesume, Fialldl'a,
rasoto 75, rascioolo 9).
(1) Sur cette question très débattue de la réalité du projet du Roi, il faut ltre l'intro-
duction au tome II de l'ouvrage de L. SERRANO, Corresponâencia diplomatica. entre Es pttîu:
y la Santa. Sede âuranie el pontificado de S. Pia V. Madrid, 1914. L'auteur ne se prononce
pas, mais donne tous les textes qui permettent de juger des intentions réelles de Phi-
lippe II.
(2) Guerre des Pays-Bas, t. II, p. 327.
(3) Besançon, 22 avril 1565 (WEISS, O. C., t. IX, p, 149).
(4l.· FEA, Alessandro Parnese, pp. 17-18.
(5) GACHARD, Don Juan dlAutriche, loc. clt., p. 58; A. REUMONT, Margherita d'.~tls-
tria, loc. olt.. p. 52.
(6)GACHARD, o. C., loc. clt., p. 58; A. REUMONT, o. C., loc. cit., p, 52.
104
PL. XVII
Le prochain départ d'Alexandre lavait jeté aussi de Pémoi dans
l'âme du commandeur. Ardinghelli, d'Ont les rapports avec le prince
de Parme n'avaient pas toujours été des plus cordiaux (1). Le duc
Ottavio lui ayant proposé de rester à Madrid pour y continuer les
négociations au sujet des affaires particulières des Farnèse, le gou-
verneur sinquiéta et supplia de le laisser accompagner Alexandre en
Flandre. Il voulait. aller rendre compte de sa conduite à Marguerite
de Parme ou du moins, si on lui refusait cette grâce, il priait le duc
de le laisser venir jusqu'en Lombardie « pour expliquer oralement
beaucoup de choses » (2). Luisini, le précepteur, était désigné pour
accompagner Alexandre; celui-ci avait maintenant atteint l'âge de
vingt ans et n'avait plus besoin de leçons d 'humanisme, mais il
s'attacha ce fidèle serviteur comme secrétaire de sa maison (3).
105
rence d'âge ne lui rappelait-elle pas l 'histoire de son 'propre mariage 1
On sait que, lorsqu'il fut question de l'union d'Alexandre avec une
fille de l'Empereur, Philippe ,II insista pour qu'on choisît celle des
archiduchesses dont l'âge convenait le mieux au jeune Farnèse.
Déjà handicapée de ce, côté, la princesse Marie pouvait-elle
espérer conquérir L'amour de son fiancé par sa beauté physique?
Son portrait peint par Pourbus, que conserve la pinacothèque de
Parme (1), ne permet certes pas d'affirmer que Marie de Portugal
était Jolie, mais on exagérerait en la taxant de laide. La princesse
était incontestablement avenante: dans son visage très régulier et
oval étaient plantés des yeux grands et beaux: le nez était droit et
de forme _parfaite; la bouch-e était fine et aristocratique, [e front
haut et surmonté d'une chevelure noire assez abondante.
Marie de Portugal avait une ressemblance, qui nous paraît
frappante, avec l'infante Isabelle, fille de Philippe II, souveraine des
Pays-Bas en 1598 : J'ambassadeur espagnol à Londres, Guzman de
Silva, trouvait que la princesse rappelaitbeau(loup Élisabeth
el'Angleterre (3).
Mais ce qui rendait surtout la princesse Marie remarquable,
c'était sa beauté morale. Elle avait un esprit très cultivé, connaissait
parfaitement le latin et le grec, n'ignorait pas la philosophie et était
très versée dans les mathématiques. C'était aussi une princesse très
pieuse et de vie irréprochable. Ayant eu comme confeseur S. Ignace
de Loyola, elle aimait à s'adonner à la contemplation et à la médita-
tion. Elle avait toujours prête quelque sentence tirée de l'Écriture
Sainte, qu'elle connaissait à fond et elle s'en servait pour élever son
esprit vers Dieu au milieu de ses occupations journalières. Elle
affirmait que Ia plus belle parure de la femme, c'était la chasteté.
Aussi, à la cour de Portugal, elle avait toujours fui, pour autant que
(1) Ce portrait est reproduit dans l'article de A. DEL PRATO, Il testamento di, .Mafia
di POl'togallo, mogUe di Atessasuiro Farnese, dans l'Archivio storico pel' le pl'ovincie
parmelisi, nouv. sér., t. VIII, 1908, pp. 146 svv.
(2) Pierre Bor-dey, cousin germain de Granvelle, communiqua à celui-ci l'impres-
sion que fltsur lui Marie de Portugal: « Elle n'est ny belle ny laide : néantmoins elle
est fort petite. Mais ce que deffault à la beaulté, si le Prince en désiroit davantaige,
comme certes je pense bien qu'il talet, sa bonne grâce, sa grande humanité, vertu, pru-
dence et doctrine certainement récompense entièrement ce deffault; car mleulx nourrie
ny plus sage princesse l'on nesauroit désirer, et pour telle Be fa1ct congnoistre et pour
tplle l'a-t-on en estime. » (A. CASTAN, Les noces d'Alexandre Farnèse et de Marie de
POl'tugal dans les Mémoires in-8' (le l'Académie royale de Belgique, Classe des Lettres,
t. XLI, 1888, pp. 61-62.)
(3) Spanish çaienaar, 1568-1579, p. 25.
106
PL. XVIII
:\IARTE DE PORTCG.\L
(Portrait par Pourbus) Plnacof hèquc de Parme
•
107
•
(1 ) Lisle dressée après une étude attentive des documents contenus dans A. F. N.,
Füi eorrenti, Spese 1n Fimldra, 1565-1566 et notamment de l'ordre de paiement adressé
à Don Pietro Sylvto, et daté de Madrid, dernier avril 1565. Puisque Farnèse partit le 6,
cet ordre fut donc postdaté.
(2) D'après le mëmeensemble de documents.
(3) Le capitaine F. di Marchi à Picco, Bruxelles, 27 février 1565 (A. HONCHlXI, Cento
tettere ..., pp, 18-19.
(4) Même lettre.
:W8
PL. XIX
(1) Bordey à Granvelle, Bruxelles, Ii mai 1565, (A. CASTAN, Les noces dl Alexandre
Farnèse ..., loc. cit., pp. 34-35).
(2) Marguerite au Roi, 15 mai 1565 (GACHARD,Correspoïuiance de PMlippe Il, t. l,
p. 353); Thomas Armenteros à Perez, Bruxelles, 16 mai 1565 (ibidem, l, p. 354).
(3) WEISS; o. c., t. IX, p. 174, note 3. M. P. de Gayangos écrit dans: son introduction
à l'édition du Viage de Felipe II de Mufioz : « Creiase el Espaûol de aquel sigle inflnita-
mente superior al resto de los mortales y no consenti a ni toleraba humillacion de ningun
género. » (p. XVIII) (Madrid, 1877.)
(4) WEISS, o. c., tl' IX, pp. 435-436. Lettre datée du 28 juillet 1565.
110
Ce qui semblait surtout offusquer les seigneurs des Pays-Bas,
c'étaient les manières hautaines de Farnèse, qui désirait être traité
en tout à l'égal de la gouvernante elle-même. Nous retrouvons ici le
jeune homme qui, à la cour de Madrid, tint tête au prince de Florence
pour une question de préséance et qui, pal!' cette attitude arrogante,
recueillit les suffrages de tous les grands d'Espagne.
L'écuyer Bordey revint une seconde fois sur sa première impres-
sion : « Je ne puis aultre chose juger de luy sinon qu'il a rappourté
une nourriture d'Espagnol par trop » (1) et il craignait qu'à la
longue les seigneurs flamands ne se fâchassent « de si grande arro-
gance ».
En quoi cette « arrogance » consistait-elle donc Le jeune Far- î
tH
Il y eut, notamment, une belle réception à l'hôtel de ville de
Bruxelles, à laquelle le prince de Parme assista. Le magistrat avait
offert un somptueux banquet et fait dresser dans une salle spéciale
un buffet, où l'on admirait toutes sortes d'objets en sucre, des con-
fiseries, des douceurs d'Espagne, de Portugal; de Naples et de Gênes.
Il y eut des chants et de la musique et dans les salles de l 'hôtel de
ville, on vit circuler une société brillante: le prince d'Orange, Egmont,
le duc d' Aersehot, le comte de Hornes, le baron de Montigny, les
comtes de Meghem et dHoogstraeten, ainsi que les épouses et les
filles de ces seigneurs. Toute cette compagnie entourait la gouver-
nante et son fils. L'élément féminin était nombreux et bien représenté:
le capitaine Francesco di Marehi, dans une lettre écrite à Parme,
décrivait avec enthousiasme les « très belles dames » qui avaient
constitué l'ornement d'une table où les toilettes l'avaient ébloui par
leur luxe et leur belle ordonnance (1).
Le capitaine italien, qui n'avait d 'yeux que pour la splendeur
mondaine de cette fête, ne semble pas avoir remarqué les conversa-
tions que les seigneurs flamands eurent entre eux pendant cette
soirée. Egmont d-evait déjà les avoir mis au courant des 'réponses que
Philippe II lui avait faites à Madrid au sujet des revendications de
l'opposition nationale, et le prince d'Orange ne peut avoir manqué
de demander des précisions sur la politique que le Roi comptait
suivre désormais. Les fêtes qui allaient se succéder fournirent aux
seigneurs des Pays-Bas des occasions excellentes pour échanger leurs
vues au ·sujet de la situation dangereuse où se trouvait le pays et bien
des projets durent naître,avant-cour.eurs d'événements tragiques,
pendant que cavaliers et dames dansaient et que cette société joyeuse
s'amusait sans arrière-pensée d'aucune sorte.
Bientôt, l'on remarqua que la gouvernante avait un air sou-
cieux: il arriva même qu'elle ne. se montra pas pendant huit à dix
jours. On disait qu 'elle était fort préoccupée du mariage de s'Onfils
et particulièrement des frais énormes - on parlait de 60.000 à
70.000 florins - qu'allait entraîner pour elle l'envoi d'une flotte au
Portugal pour y chercher la fiancée d'Alexandre Farnèse (2). Il
semblait que Marguerite de Parme n'avait d'abord pas pensé devoir
faire ces grandes dépenses: c'est du moins ce que des gentilshommes
de son entourage écrivaient à des parents et des amis (3). D'autres
(1) F. di Marcht à Pico, fi. d. (A. RONCHIN!, Cento tettere ..., p 21).
(2) Morillon à Granvelle, 21 et 25 mai 1565, (WEISS, o. c., t. IX, p. 218).
(3) Borde)' à Granvelle, 25 mai 1565 (WEISS, o. C., t. IX, p. 223).
H2
lettres laissaient croire que Marguerite était surtout préoccupée parce
que Marie de Portugal n'arriverait pas de si tôt en Flandre et
donnaient àce délai une signification peu favorable (1). D'autres
attribuaient la nervosité de la gouvernante aux événements poli-
tiques (2). Les commentaires, en tous cas, allaient leur train et les
noces de Farnèse étaient pour tous l'occasion de critiques, de soup-
çons, de médisances ou de plaisanteries. L'atmosphère étaât trouble
et ne semblait présager rien de bon.
***
Marguerite de Parme avait, entretemps, écrit à la famille royale
de Portugal et aux parents de la fiancée de son fils pour leur exprimer
sa joie du mariage qui venait de se conclure. et pour annoncer l'envoi
d'une flotte, sous les ordres du comte Pierre-Ernest de Mansfelt,
qui irait chercher à Lisbonne la princesse Marie (3). La gouver-
nante avait l'intention de bien faire les choses et de ne rien négliger
pour donner là-bas une excellente impression. « Je ferai appeler
Monsieur de Wacken, vice-amiral de la mer, avait-elle écrit à Ottavio
Farnèse, et je lui donnerai l'ordre de préparer quatre navires pour
envoyer chercher à Lisbonne donna Maria: je ferai en sorte que
ces navires soient accompagnés du plus grand nombre possible
d'autres vaisseaux, afin que, à leur arrivée, ils offrent là-bas le plus
bel aspect imaginable. » (4)
Comme elle venait d'apprendre que la fiancée n'emmènerait avec
elle de Lisbonne que quatre ou cinq darnes de cour portugaises,
Marguerite avait prié Ottavio d'en trouver encore d'autres en Italie;
il fallait deux dames denviron 40 ans et cinq plus jeunes (5).
Au début, Je duc de Parme avait obéi sans rechigner aux sugges-
tions de son épouse, mais lorsqu'il se mit à faire le compte des
(i) « Par où je vois que le mariage ne se fera pas de si tost que l'on pensait, dont
il me desplaict pour la peine que je sçaye Iadlcte dame recepvra de cette dHation. »
Granvelle à Bolwlller, Baudoncourt, 8 juin i565 (WEISS, O. C., t. IX, p. 258).
(2) « Ces nopces sont fort en teste à Madame de Parme, que ne se veoit plus et
mange retirée. Je tiens, quelque mine qu'elle tient, qu'elle est mal à son aise, véant le
chemin que ces seigneurs prendent pour la mectre hors du gouvernement, » Morillon
à Granvelle, Bruxelles, 22 juin 1565 (WEIs's, o. c., t. IX, pp. 339-340).
(3) Marguerite au Roi de Portugal, 6 juillet 1565; au cardinal infant, même date;
à la reine-mère, même date, à l'infante Dona Isabelle, même date (A. F., N., Carte torne-
siane, Ftandra, fascio 1622).
(4) Lettre publiée par EM. COSTA,Le nozze ..., pp. 15-16.
(5) Lettres des 6 et 24 mai (EM. COSTA, o. C., p. 16).
113
sommes qu'il faudrait débourser pour l'envoi de la flotte en Portugal,
il fut épouvanté. Quarante mille écus lui semblaient beaucoup trop et
il proposa de réduire Ies dépenses au tiers de cette somme (1).
Piquée au vif, Marguerite, qui entendait donner aux noces de
son cher Alexandre une splendeur inaccoutumée, reprocha à son
mari son incompréhensible avarice. Les frais sont nécessaires,
arguait-elle (2), pour éviter « toute indignité et bassesse », et il n'est
pas possible de faire moins pour une circonstance qui ne se présente
qu'une seule fois dans la vie. Le duc de Parme n'avait qu'à s'en prendre
à lui-même : nétait-ce pas lui qui avait ordonné que le voyage de la
princesse Marie devrait se faire avec toute la pompe nécessaire et
qui navait pas songé à demander que la famille de la fiancée payât
elle-même les frais de ce voyage? {3). Tout a été décidé par le duc,
auquel son épouse s'en est toujours remise pour tous les arrange-
ments à prendre.
Comment le duc pouvait-il s'étonner des frais qu'entraînerait
l'équipement et l'envoi d'une flotte au Portugal? N'avait-il donc pas
été à la guerre, ne savait-il pas ce que coûtait une flotte S'il trouvait
î
114
ordres d'Adolphe de Bourgogne, seigneur de Wacken, vice-amiral de
la mer, comprendrait, en y comptant les matelots, six cents têtes.
Les geI:'s de la cour auraient comme chef un chevalier de Perdre de
la Toison d'Or (1). On avait d'abord songé au comte de Hoogstraeten,
mais une indisposition de sa femme - vraie ou feinte - obligea
celui-ci à refuser. Le comte de Hornes se chargea alors d'offrir le
commandement des gens de la cour à Pierre-Erneat de Mansfelt :
celui-ci accepta, et y mit la condition que la comtesse sa femme}
Marie de Montmorency, sœur dn comtec1e Hornes, Pacoompagne-
rait (2).
La gouvernante se réjouit de cette acceptation : elle eut toujours
pour Mansfelt une sympathie particulière à cause de son loyalisme
et de sa fidélité, un peu rude, mais profonde. Mais ce qui l'enthou-
siasma moins, ce furent les prétentions des Mansfelt : Pierre-Ernest
entendait se faire accompagner dans ce voyage d'une de ses filles et
de son fils et la comtesse emmenait avec elle une fille de son premiêr
mari, Charles de Lalaing (3). De plus, alors qu'il avait été décidé
qu'elle se ferait suivre de 'Cinq dames d'honneur, elle augmenta ce
nombre jusqu'à douze. Stimulée par cet exemple, la femme du vice-
amiral se fit aussi accompagner de cinq ou de six dames. Le per-
sonnel de la flotte grossissait ainsi peu à peu et les frais croissaient
en proportion. Marguerite de Parme en fut « fort fâchée », mais
elle dut y consentir. Le comte de Mansfelt, de son côté, crut bon
d'augmenter aussi sa suite: elle finit par compter quatre-vingts
personnes pour lui seul.
Le chiffre élevé des dames qui se présentaient pour aller au
Portugal inquiétait Marguerite, parce qu'elle se demandait comment
on pourrait loger la princesse Marie et sa, .suite dans le seul navire
qui était réservé pour la par'tie féminine de la compagnie et où toutes
les femmes devaient se trouver ensemble (4).
La gouvernante se vit bientôt acculée à des dépenses considê-
l'ables: on parlait de plus de cent mille florins (5), somme égale à
la dot qu'apportait la fiancée du prince de Parme. Le duc Ottavio
(1) Bordey à Granvelle, 26 mai 1565 (A. CASTAN, 0, e., loc. elt., pp. 36-37).
(2) Bordey à Granvelle, lor juin et 24 juin (A. CASTAN, o. e., loc, clt., pp. 40-42).
(Jfl' J. MASSARETTE et PIIINCE DE COLLOREDO-MANNSFELD, La vie Inm'tiale et fastueuse
de Pierre-Ernest de Mannsfeld, t. l, pp. 110 svv.
(3) F. di Marehi à Picco, Bruxelles, 17 juin 1565 (A. RONCHINr, Cento lettere ..., p. 22).
(4) Bordey à Granvelle, 25 juin 1565 (A. CASTAN, o. c., loc. clt., pp. 41-43).
(5) Même lettre ; Bave à Granvelle, 25 mai 1565 ('VEISS, o. c., t. IX, p. 224, note il.
115
s 'efîorçait {le trouver de l'argent auprès des hombres de negoçios
dAnvers et Marguerite allait jusqu'à exiger du Conseil des Finances
le paiement de toutes les vieilles dettes qu'on lui devait (1).
Aussi laprêsident Vigâius écnivit-il à Granvelle pour lui com-
muniquer son sentiment à ce sujet: il trouvait que Marie de Portugal
serait « une épouse chère» et Granvelle exprimait l'espoir que la
duchesse de Parme n'expérimentât le dicton: Extrema gaudii, etc. (2).
(1) Morillon à Granvelle, 9 juillet 1565 (WEISS, o. C., t. IX, p. 386) ; Bordey à Granvelle,
lettre citée.
(2) Viglius à Granvelle, 14 juin 1565 (WEISS, o. c., t. IX, p. 279); Granvelle à Viglius,
"l8 mai 1565 (Ibidem, p. 232).
(3) Bordey à Granvelle, 6 juillet 156fi (A. CASTAN, o. c., loc. cit., p. 47).
(4) Même lettre.
(5) Les préparatifs nous sont connus en détail par la correspondance des fonction-
naires de la maison de Marguerite de Parme qui étaient sur place et qui surveillaient
les travaux. Leurs lettres se trouvent à A. F. N., Carte [arnesume, Fiandra, rasolo 1630 et
fascio 1638 . C'est d'après ce dossier que nous faisons ici le récit des préparatlrs. Il con-
tient les lettres de Fabio Lembo, Paolo Bava et Miguel de Jaca,' respectivement maître
d'hôtel, trésorier, et contrôleur de la maison de la gouvernante.
travaillèrentà « ponter » les vaisseaux et à y construire, en bois, les
appartements de la princesse Marie de Portugal, des nobles et des;
gens de cour. La chambre de la princesse fut tapissée de rouge: le
lit lui destiné présentait un ciel azur, étoilé d'or, avec les armes du
Portugal et des Farnèse. Les appartements des seigneurs de la suite
furent tapissés en jaune, avec des banquettes de velours vert pour
les dames. On fit fabriquer à Anvers, en toile damasquinée, les éten-
dards qui devaient flotter sur les vaisseaux. On eharpenta aussi une
chaloupe d'embarquement et de débarquement, avec baldaquin.
Il fallut songer ensuite aux provisions à emporter pour. le
voyage : de la viande salée, qu'on alla chercher à Amsterdam, du
saumon et de la morue, des paons, des faisans, des poulets d'Inde,
des biscottes, du vin du Rhin et de la bière de Leipzig. Les munitions
pour l'artillerie furent amenées de l'arsenal de Malines. On embarqua
aussi 2.500 livres de toile 'Pour les voiles des navires. On fit préparer
à Anvers la livrée en drap de couleur grenat des mariniers, et on
acheta dans la même ville les tapisseries destinées à orner les appar-
tements. Tambours, trompettes et fifres furent ornés de voiles rouges.
Fin juin, tout était prêt et il ne restait plus qu'à décider le
bourgmestre d'Enikhuizen, navigateur expert, qui avait piloté Charles-
Quint et Philippe II, à accompagner la flotte.
::;:
* *
Pendant que l'on préparait ainsi tout pour le prochain départ,
Mansifelt et ceux qui devaient l'accompagner étaient partis de
Bruxelles pour Termonde, le 6 juillet, suivis du prince de Parme et
d'une troupe de seigneurs jusqu'à une demie lieue de la ville. Le 8,
l'ambassade pour le Portugal atteignit Gand et y séjourna pendant
trois jours : le magistrat en profita pour offrir un dîner de plus de
cent quatre-vingts couverts (1).
Mansfelt et sa suite s'embarquèrent au Sas de Gand et arrivèrent
à Middelbourg le même jour. Là, ils trouvèrent les navires apprêtés:
le navire amiral ou capitane, où devaient s'embarquer Mansfelt et
sa famille, les dames, l'amiral, le seigneur de la Thieuloye et quelques
gentilshommes; le navire vice-amiral, destiné aux membres de la
maison de la gouvernante; le troisième navire, qui emmenait le fils
de Mansfelt et tous les autres gentilshommes. Le quatrième vaisseau
(1) Bordel' à Granvelle, Middelbourg, 15 juillet 1565 (A. CASTAN, o. C.. loc. cit.,
pp. 48-49).
U7
emportait les vivres et une partie des bagages. Ces quatre bâtiments
seraient accompagnés de toute une flotte, plusieurs marchands
désirant profiter de la présence de ces navires armés pour faire avec
eux le voyage jusqu'en Portugal (1).
Le 23 juillet, le navire amiral et le navire vice-amiral, manœu-
vrant en vue du prochain départ, faillirent périr faute de pilote: le
bourgmestre dElnkhuizen ne s'était pas encore décidé à accepter de
guider les bâtiments. Tous les jours on s'attendait à pouvoir lever
l'ancre, mais le mauvais temps retenait la flotte au port. Finalement
on put gagner Flessingue et c'est là que, le 12 août, se fit l'embar-
quement de tout le monde: ambassade, gentilshommes, soldats, mari-
niers. Les quatre gros navires étaient accompagnés de trois e yaques »,
armées de pius de soixante pièces d'artillerie et toute la flotte com-
prenait bien un millier de personnes.
Elle prit le large le même jour, accompagnée d'une trentaine
d'autres navires. Au début, en passant près des côtes de l'Angle-
terre, il y eut une aJlerte : on vit apparaître douze gros vaisseaux qui
paraissaient être des navires de guerre anglais et qui semblèrent,
un instant, menaçants. Mais il ne se passa rien et la flotte put tran-
quillement continuer sa route vers Lisbonne. Le 30 août, on aperçut,
à l'embouchure du Tage, la forteresse de Cascaes et la ville de ce
nom, situées à six ou sept lieues de Lisbonne. Lorsqu'on passa devant
la forteresse de Belem, dans le Tage, celle-ci salua la flotte d'une
salve d'artillerie à laqueile les navires flamands répondirent. Puis,
ceux-ci jetèrent l'ancre en cet endroit (2).
Aussitôt, Mansfelt envoya le commissaire général Fabio Lembo
et Francesco Verdugo - le même qui plus tard fut un des meilleurs
collaborateurs de Farnèse comme gouverneur de la Frise - à Lis-
bonne pour avertir le roi Sébastien et le régent, le cardinal Henri de
Portugal, de l'arrivée de L'ambassade, Le souverain portugais répon-
dit par 1'envoi d'un groupe de,parents et de seigneurs qui abordèrent
le navire amiral et y firent les visites de courtoisie d'usage.
Le régent fit alors un appel aux plus riches marchands de Lis-
bonne pour qu'ils acceptassent de loger les membres de l'ambassade
flamande et publia un édit interdisant, sous peine de mort, de
118
molester les soldats accompagnant la flotte aussitôt qu'ils seraient
descendus à terre.
Le dimanche 2 septembre, l'ambassadeur du roi Sébastien, les
frères de ce dernier, Don Constantin et Don Fulgence, le duc de
Bragance, plusieu.rs gentilshommes portugais et le frère de la
fiancée, Don Duarte, étant montés à bord du navire amiral, celui-ci
leva l'ancre et toute la flotte se dirigea vers Lisbonne, au milieu des
salves d'arti'llerie tirées pal' les navires portugais et par d'autres,
ancrés dans le Tage. La flotte s'arrêta en vue du palais royal.
Des barques garnies de tapisseries et de draps de soie de
diverses couleurs tranportèrent rapidement à terre les Portugais et
l'ambassade flamande. Les gentilshommes envoyés par Marguerite de
Parme étaient tous habillés en marins, les uns en soie, les autres en
drap écarlate; les dames avaient revêtu les magnifiques toilettes qui
avaient déjà été employées en 1562 aux fêtes de Francfort, lorsqu'elles
assistèrent au couronnement de Maximilien comme roi des Romains.
Les seigneurs et les darnes de l 'arnbassade furent reçus en
audience au palais royal, un édifice assez mal bâti et indigne du site
magnifique où il se trouvait, et c'est là que l'on put apercevoir pour
la première fois la fiancée du prince de Parme, qui était accompagnée
de sa mère, l'infante Isabelle de Bragance.
Pendant son séjour à Lisbonne, l'ambassade assista à quatre
réceptions, organisées en son honneur en dehors du palais par Don
Duarte, frère de la fiancée, par Don Constantin, oncle maternel de la
princesse Marie, par l'ambassadeur du roi Sébastien et par Damien
de Goès, le même qui fut étudiant à Louvain et y fu.t mêlé aux évé-
nements qui accompagnèrent le siège de la ville par le condottiere
.Martin van Rossum.
Mansfelteut une surprise désagréable lorsqu'il connut le nombre
.de personnes et Ia quantité de bagages que la princesse Marie enten-
dait emmener avec elle : ce nombre dépassait de deux tiers celui que
Marguerite de Parme s '€tait imaginé. Il y avait plus de cent trente
personnes, qu'il fut très difficile de placer convenablement dans les
navires: l'ordonnance prévue dut en être complètement changée.
L'écuyer Bordey,cousin de Granvelle, qui accompagnait la flotte,
estima que, à part une douzaine de gentilshommes et trente-trois
dames, « toute la reste est canaiille » (1). Il signalait comme per-
119
sonnes vraiment dignes d'estime Don Manuel d'Almade, évêque
dAngra, Diego de Mendoza, premier majordome, et sa famille.
1il n'y eut ni joutes ni tournois pendant le séjour de l'ambassade
flamande à Lisbonne; par contre, comme l'affirme de façon amu--
sante Œ 'écuyer Bordey, il y eut « des tournois des mains crochues » :
plusieurs dames et seigneurs flamands furent victimes de vol; une
dame de la cour de Marguerite de Parme se vit enlever une bague
d'une valeur de 400 à 500 écus; l'écuyer Bordey fut délesté de
300 livres; un seigneur s'appelant Van der Ee perdit 130 écus,
En attendant que le vent fût propice, toute la compagnie s'em-
barqua dans les navires, qui bientôt quittèrent Lisbonne et allèrent
de nouveau jeter Pancre devant Belem. Là, la princesse Marie voulut
descendre à terre pour s'approcher de la Sainte Table et pour jeter
un dernier coup d 'œil sur le monument funéraire de son père, dans
le monastère hiéronymite qui gardait les tombeaux des rois et des
princes du Portugal. Ce furent des adieux pénibles, qui émurent tous
les assistants.
Pendant que la flotte était encore à l'ancre devant Belem, il se
passa un incident extraordinaire. Comme les vaisseaux envoyés par
Marguerite de Parme contenaient, en or, argent, pierres précieuses
et joyaux, pour une valeur de trois cent mille ducats, le Régent car-
dinal Henri fit observer à Mansfelt que ces richesses avaient été
embarquées sans licence et étaient, de ce fait, passibles de confisca-
tion. Il exigea que l'on pratiquât la visite des coffres, pour que le
roi de Portugal ne fût pas frustré de ses droits.
Après en avoir tenu conseil avec l'amiral, Mansfelt fit entendre que
si confiscation devait être faite, elle devrait se faire au profit de
Marguerite de Parme, puisque les statuts de la flotte, publiés à son
de trompe tant à Lisbonne, à l'arrivée, qu'à Middelbourg au départ,
avaient attribué à la duchesse les mêmes droits de visite que ceux
auxquels le roi Sébastien prétendait. Les Portugais n'insistèrent
point.
Le vent favorable tardait à venir et la flotte était menacée d'être
immobilisée pour quelque temps dans ces parages. Ne désirant nulle-
ment entretenir plus longtemps à leurs frais l'ambassade flamande,
les Portugais amenèrent quatre galères à Belem et, y attachant les
vaisseaux de Marguerite de Parme, les remorquèrent jusqu'au port
de Cascaes. Pendant la manœuvre, le navire vice-amiral, heurtant un.
autre vaisseau flamand, la Béguine, faillit couler ce dernier.
120
Mais au pott de Cascaes, point de vent non plus! De plus en
plus énervés, les Portugais firent monter à bord de la flotte leurs
pilotes de haute mer, qui réussirent à persuader les pilotes flamands
que, une fois arrivé à trente ou quarante lieues du rivage, on trou-
verait le vent favorable. Devant cette insistance, Mansfelt et le vice-
amiral de Wacken décidèrent de risquer le départ. On partit donc le
lundi 24 septembre au matin, en compagnie de huit navires mar-
ch~nds portugais et de trois vénitiens, qui se rendaient en Angleterre
et qui désiraient profiter de la protection de la flotte flamande pourvue
d'artillerie.
Un instant, des vents contraires faillirent pousser les navires
vers les côtes barbaresques, mais, après une navigation incertaine,
on finit par aborder au cap Saint-Vincent (1).
~
*" :~
(1) Nous avons suivi jusqu'ici le récit de Bordey, Discours du voyaige ..., cité. On peut
comparer, pour connaître comment se faisait un voyage maritime à cette époque, l'intéres-
sant document intitulé Vïaies de galeras para Flandes publié dans les Documentas inéditos ...,
t. LXXV, pp. 35 svv,
(2) « Le jeune homme, scienie matre, dict qu'il vouldroit que toul ce vad et reviendru
demeurast au fond de la mer », Morillon à Granvelle, 9 juillet 1565 (\VEISS, o. C., t. IX,
p. 386). Le même propos est rapporté à Granvelle par le secrétaire d'État Bave. (WEISS,
O. C., t. IX, p. 386, note 2).
(3) F. di Marchi à Pico, 17 juin 1565 (RONCH!:"!, o. C., pp. 22 sv.).
121
Si, au premier abord, le prince de Parme n'avait pas gagné la
sympathie des seigneurs flamands à cause de son aÎT hautain, la glace
fut vite brisée, semble-t-il. Nous constatons, en effet, que Farnèse
rencontrait féquemment la grande noblesse dans les fêtes qui se don-
naient à son intention. Ainsi, le 14 juin, il y avait eu une grande
chasse au cerf, où plus de trois cents cavaliers étaient présents.
Parmi eux se trouvaient Egmont, le prince d'Orange, le comte de
Hornes, le marquis de Berghes, Louis de Nassau, le comte de Boussu,
le duc dAerschot. On y remarqua surtout la comtesse d'Egmont, qui
n'était pas habituée à prendre part à ces excursions (1). Après avoir
couru le cerf pendant quatre heures, toute la compagnie s'en vint
dîner au palais de Bruxelles. Après le repas, des amusements s'orga-
nisèrent : sauts, courses à pied, où le prince de Parme étonna tout le
monde par sa force et son agilité. Il y avait notamment un obstacle
haut comme un cheval, que Farnèse sauta avec la plus grande
facilité (2).
Le prince était aussi fort expert au jeu de balle: tant à la
raquette qu'à la .balle au ven t,et il y battait facilement les seigneurs
qui voulaient se mesurer avec lui (3).
Le 25 juillet, malgré une température comme 011 n'en avait plus
constaté depuis cinquante ans, Marguerite de Parme voulut assister
à la sortie de la procession du ;Saint Sacrement de Miracle : elle y
parut avec le comte de Berlaymont et Alexandre l'accompagna. Il y
gagna en popularité auprès de la foule qui se pressait dans les rues
de. la ville, et qui admirait Ia vaillance des personnages princiers,
que la chaleur Itorrirde'n 'effrayait pas (4).
Marguerite de Parme ne négligeait rien pour donner aux fêtes
du mariage de son fils un caractère de magnificence maccoutumée.
Malgré les difficultés d'argent où elle se débattait,elle résolut
d'augmenter son personnel de cour. ,Elle avait pris deux nouveaux
majordomes, parmi lesquels le sire d'Aymeries, fils d'un chevalier
de la Toison d'Or, et le 26 juillet l'on vit venir, pour être dame
d'honneur, une charmante fillette de douze ans, qui n'était autre
122
que la fille du 'prince d'Orange. EUe eut l'insigne honneur de pou- "
voir manger à la table de la gouvernante, ce qui n'avait jamais été
accordé à aucune dame de la cour (1).
Oet accroissement du personnel aulique provoqua des commen-
taires passionnés dans l'entourage de Marguerite de Parme. Le
secrétaire Bave s'empress.a de le signaler à Granvelle, en ajoutant
cette remarque aigre-douce : « Ce sera une chière dame, de nopces (2)
avant qu'eUe n'arrive à Bruxelles ». Il ne parvenait pas à s'expli-
quer pourquoiyau bout de six ans de gouvernement, Marguerite de
Parme augmentait son train de maison, il. moins qu'elle n'eût l'inten-
tion ,de rester à Bruxelles pendant plusieurs annéesencore (3).
Entretemps, .on n'avait guère de nouvelles précises de la flotte
envoyée au Portugal et l'on se perdait en conjectures sur la date
probable de l'arrivée de la fiancée (4).
Cependant, banquets et réceptions continuèrent. Vers la fin du
mois d'août, L'ambassadeur impérial en Angleterre, revenant de
ce pays, passa par Bruxelles et y resta deux jours. En son honneur,
Marguerite de Parme offrit un banquet où furent présents le prince
d'Orange, le comte dEgmont et le comte de Hornes. Farnèse y
assista et mit une coquetterie particulière à ne parler à l'ambassa-
deur qu'en espagnol, bien que le diplomate connût l'italien. Et à ce
propos, le capitaine Francesco di Marchi, qui observait le prince à
tout propos, constatait que Farnèse lui semblait « Espagnol pour la
vie », puisqu'il employait presque toujours la langue espagnole, au
détriment de l'italien (5). L'impression qu'avait eue l'écuyer Bordey
était donc exacte : le séjour de Madrid avait laissé chez le prince de
Parme de fortes traces. ,
Ce qui n'avait guère diminué aussi, c'était le goût du prince pour
les exercices corporels, les joutes, la chasse. Le capitaine di Marchi
avertissait les gens de l'entourage du duc Ottavio que, lorque Farnèse
serait retourné à Parme, après .son mariage, il faudrait lui organiser
spécialement les plaisirs que voici : le jeu de toutes sortes d'armes;
un endroit pour dresser des chevaux et pour faire des tournois; un
(1) F. di Marchi à Picco, Bruxelles, 26 juillet Hi65 (RONCHINI,O. c., p. 28); GACHARD,
Correspondance de lJfarguerite d'Autriche, t. I, pp. X-XL
(2) Marie de Portugal.
(3) WEISS~ o. c., t. IX, p. 460.
(4) Bave à Granvelle, 7 octobre 1565 (WEISS, o. c., t. IX, p. 579).
(5) F. di Marchi à Picco, 25 aout 1565 (RONCHIN!,O. c., p. 32); Francesco Luisini au
Cardinal Farnèse, même date (A. F. N., Carte tarnesiane, Fia.ndra, rascto 1629).
12.3
jeu de cannes et de balle; la chasse aux lévriers à la campagne (1).
Ce qui enthousiasma surtout le bon militaire, ce fut une passe
d'armes que le prince eut avec un maître d'escrime de Mantoue,
Giovanni Pietro, considéré comme un champion en cet art. Le jeu
de Farnèse était à la fois si impétueux, si habile, et si parfait du
point de vue de la technique, que le maître dut s'avouer vaincu et
félicita chaudement son adversaire (2). En vue de mieux s'entraîner
au jeu de ,balle à la raquette, Alexandre s'était attaché un jeune
Parisien de quatorze ans, très élancé et d'une agilité qui faisait
penser à celle du singe: avec ce partenaire de choix, il s'amusait
quotidiennement au jeu favori (3).
14 septembre, citée:
(4) Avvisi d'Anvers, 7 octobre 1565 (KERVYNDE LETl'ENHOVE,Relations politiques des
Pays-Bas avec l'Angleterre ..., t. II, pp. 249, 254) ; Bave à Granvelle, 7 octobre 1565 ("WEISS,
o. C., t. IX, p. 579).
(5) GACHARD,Correspondance de 1Ilargue1'Ue d'Autriche, t, II, p. XXVII; LE MÊME, Cor-
respondance de Philippe II, t. I, p. 369.
(6) F. di Marchi à Picco, 7 octobre 1565 (RONCHIN!,o. C., p. 39).
(7) F. di Marcl1i à Picco, 29 octobre 1565 (RONCHIN!,o. c., pp. 42-43).
(8) Ibidem.
124.
Les Italiens, venus pour festoyer, étaient de bonne humeur' et
optimistes et cet émerveillement presque naïf à propos des prépa-
ratifs des noces nous est fort bien rendu dans les lettres que le
capitaine di Marchi ne cessait d'envoyer à ses amis à Parme.
Les Flamands ne voyaient pas la situation du même œil. Les infor-
mateurs ordinaires de Granvelle à Bruxelles, le prévôt Morillon et le
secrétaire Bave, tout en ne négligeant pas de détailler les projets de
fête, observaient la gouvernante et essayaient de lire dans son âme.
Par le Seigneur de Sweveghem, qui les renseignait sur ce qui se
passait au palais] ils apprirent vers la mi-octobre, quelque huit jours
après l'arrivée du duc Ottavio, que Marguerite de Parme pleurait
des heures entières. Pourquoi ces larmes? On supposait que le Roi
devait lui avoir écrit des lettres ou des nouvelles désagréables, ou bien
que le duc avait manifesté son mécontentement au sujet de « la folle
et outrageuse dépense » qu'elle faisait pour les noces d 'Alexandre .
Ces dépenses étaient un objet de plaisanterie pour les seigneurs
et pOUT1e peuple de Bruxelles (1). Était-ce peut-être une nouvelle
discussion entre les époux Farnèse à propos de la citadelle de Plai-
sance, qui avait provoqué cette tristesse de Marguerite ?
Elbertus Leoninus, l'influent professeur de Louvain, ami des
seigneurs, n'avait-il pas affirmé que « le prince d'Orange et Egmont
n'estimaient la gouvernante un fêtu, disant qu 'elle ne se souciait de
rien, même si tout le pays se perdait, pourvu qu'elle pût récupérer
Plaisance et faire ses besognes »? (2)
C'était peut-être tout ,à la fois: l'angoisse provoquée par la
situation du pays et le silence peu encourageant du Roi, la perspee-
tive des dépenses énormes occasionnées par le mariage d'Alexandre,
des discussions à ce sujet avec Ottavio, dont nous savons qu'il en
avait été effrayé.
En tous cas, la situation politique à elle seule aurait suffi pour
inquiéter la gouvernante et expliquer ses pleurs (3). Dès l'été de
1565, une grande disette de blé s'était produite aux Pays-Bas: le
froment valait trente gros le hotteau et les autres grains à l'avenant.
Cette cherté causa une grande misère pour les classes laborieuses.
Les magistrats, par crainte de famine, faisaient acheter toutes les
provisions de blé qu 'on pouvait trouver à Amsterdam, à Anvers et
1'15
· -----------
(1) Morillon à Granvelle, 21 et 25 mai 1565: « S'il y a faulte de bled, nous aurons
certainement une révolte ... » (vVEISS, O. e., t. IX, p. 218) - « Daer nefîens l1eeft in de somer
en win ter 65 noch mede gemengt die over grote dierte van koren aile het Nederland door,
daar over niet alleon grote benautheit, gebrek en armoede on der den gemenen man gevoIgt
is, maer ook hun sinnen en Immeuren meer dan te voren gequelt zijn, daer door meer ont-
stelt en verhert. » BOR, O. c., t. I, fo 30; Mémoires de pasquier de la Barre, t. I, p. 3.
(2) Correspondance âe Granvelle, t. I, p. LXXIV.
(3) GROENVAN PRINSTERER, Archives, t. l, p. 433, note à UD€ lettre du prince d'Orange
du 2 novembre 1565; Correspondance de Granve~~e, t. l, pp. 63 et 602.
(4) Ibidem.
126
qui étaient de nature à diminuer les libéralités que l'on attendait du
pays (1). Une réponse péremptoire à ces on-dit, c'est que la gou-
vernante était bien décidée à ne pas abandonner le pays, aussi long-
tempsqu 'elle n'avait obtenu la restitution de Plaisance et que,
dautre part, le Roi se servait précisément de Marguerite de Parme
pour tenir les Farnèse en suspens au sujet de cette restitution. Le
remplacement de sa sœur par Marie de Portugal ne lui aurait pas
permis de contituer ce jeu.
Mais voilà assez de préoccupations, en tous cas, pour expliquer
la crise de larmes dont Morillon signalait la véhémence à Granvelle.
Toutefois, la gouvernante avait à s 'occuper de la réception de
sa future belle-fille. On préparait la livrée des gentilshommes, qui
iraient à la rencontre de la princesse dès qu'elle serait arrivée sur le
territoire des Pays-Bas: ces gentilshommes seraient tous vêtus de
drap et de velours noir. On s'apprêtait aussi à aménager lesappar-
tements et les salles de réception au palais de Bruxelles, et notam-
ment la grande salle destinée à la joute et au 'banquet nuptial. Ou
imaginait les costumes ,et l 'ordonnance générale du tournoi qui avait
été annoncé, on répétait les évolutions envisagées. On se préparait à
lancer les invitations aux chevaliers de la Toison d'Or, à l'évêque de
Cambrai, aux principaux seigneurs et à leurs femmes (2).
Dans l'ignorance où la gouvernante se trouvait de la route que
suivrait la flotte venant du Portugal, elle avait établi des postes
el'attente un peu partout où la princesse Marie aurait pu éventuelle-
ment aborder : en Angleterre, à Calais, le long de la côte de Flandre;
en Zélande, elle avait envoyé deux éclaireurs qui, aussitôt les navires
signalés, viendraient rapidement en avertir la cour (3).
Nous avons conservé la lettre d'un de ces agents, qui fut envoyé
à Dunkerque et à Nieuport. Il signale qu'après avoir visité Dun-
kerque, il lui a paru que cet endroit ne convenait pas pour y loger
Marie de Portugal et les dames de la flotte, parce que la ville était
en partie détruite par le feu des Français dans la dernière guerre.
La princesse, en cas de besoin, pourrait s'installer chez le bailli,
avec une partie de sa suite. Si le prince de Parme avait L'intenfiou
de se rendre à Dunkerque, il pourrait être hébergé à La Clef, au
marché. Au cas où le prince d'Orange, Egmont et d'autres seigneurs
{il Lettre du 9 décembre i565 (Corresponâance de Granveïte, t. I, p. Hl.
(2) F. di Marchi à Picco, ';' octobre 1565 (RO;';CHl;';I, o. c., pp. !,O-H); Bave à Gran-
velle, même date (WEISS, o.. C, t. IX, p. 579).
(3) Lettre citée elp F. di Marclli.
se rendraient en la même ville, il trouveraient difficilement un gîte.
n y avait peu d'hôtelleries et tout espace disponible était loué
pour y sécher le hareng, car c'était la saison de la pêche (octobre).
L'envoyé avertit Marguerite de Parme que le bruit avait couru à
Dunkerque que la flotte amenant la princesse Marie avait passé en
vue de l'Angleterre et qu'elle se dirigait vers la Zélande. Pour con-
trôler ce bruit, l'envoyé et son compagnon, le secrétaire Vander Aa,
s'étaient rendus à Nieuport et à Ostende, et là ils avaient appris que
les navires que l'on croyait être ceux venus de Portugal étaient en
réalité des navires marchands, chargés de vin. De Douvres, on avait
cependant fait savoir que la flotte pouvait y arriver à tout moment (1).
128
de sauver ces malheureux, j'espère que cette action sera si agréable
à Dieu qu'elle obligera sa bonté rà nous accorder le salut de toute la
flotte. » Le vice-amiral de Waeken n'osa pas résister à cette prière et
manœuvra de façon à recueillir les naufragés, au moment où la
« yaque » s'abîmait dans les flots : deux seulement de ses occupants
furent noyés (1).
La tempête s ';paisa bientôt et les vaisseaux dispersés purent se
regrouper, pour naviguer dans la direction de l'Angleterre. Le
24 octobre, ils entrèrent dans la Manche et le 26 ils jetèrent l'ancre
à Tor-Bay, au sud des Iles britanniques. Il était temps, car le vais-
seau amiral avait besoin de ravitaillement. Le 28, on reprit la mer,
pour aborder le même jour à Douvres. On y apprit que Don Diego de
Guzman, ambassadeur d'Espagne à Londres, venait de partir pour
Bruxelles, pour y représenter le Roi aux noces du prince de Parme.
On séjourna à Douvres le jour de la Toussaint. Le comte de
Mansfelt fit comprendre à Marie de Portugal qu'elle devait
profiter de l'occasion pour envoyer un gentilhomme présenter ses
hommages à la reine Élisabeth, puisqu'on séjournait dans ses États.
La princesse ne voulut pas se rendre à ce conseil. Elle répondit à
Mansfelt qu'elle ne voulait avoir aucun rapport avec les ennemis de
l'Église. On essaya alors de persuader à Marie qu'en pareille
occasion, on pouvait faire ces civilités et rendre ces devoirs, tout
extérieurs, sans offenser la conscience. Mais la princesse répliqua que
sa décision lui ·parais·sait plus sûre pour elle-même et plus exem-
plaire pour les autres: r(2).
Exemple typique de la foi ardente et agissante, qui caractérise
la fiancée de Farnèse. Il y a plus. Un incendie ·se déclara {3), au port
de Douvres, sur le vaisseau amiral, non loin de la poupe, où se trou-
vaient les appartements de Marie de Portugal. L.a princesse sortit
de sa chambre pour échapper au feu lorsque, s'arrêtant tout court,
(i) Bordey, .dans son Discours du voyaige ..., ne fait aucune allusion à cet incident,
qui nous est raconté par Cesare Oampana (Della querra cli Fiandra, fo 9 ) et par Strada
(Guerre des Pays-Bas, 1. ï, pp. 248-249). Campana ayant connu Marguerite de Parme à
Aquila, et Strada étant bien informé de l'histoire de famille des Farnèse, nous ne voyons
aucune raison pour conclure du silence de Bordey que l'incident n'eut pas lieu. Au milieu
de la tempête, Bordey pouvait ignorer ce qui se passait sur le navire amiral.
(2) STRADA, o. 1:., t. r, p. 250.
(3) Cet incident est raconté aussi par Strada (o. c., t. I, p. 251) et par Cesare Cam-
pana (o. C., 1. l, fo 9'0-9vo). Bordey parle d'un incendie, vite étouffé, qui se produisit
lors du séjour au Cap Saint-Vincent. Mais il ne peut y avoir confusion ici avec l'incendie
lIe Douvres, car, à Saint-Vincent, le f.eu ne se déclara point sur le navire amiral, mais
.sur le navire où se trouvait Bordey,
129
elle se rappela un precieux reliquaire auquel elle tenait beaucoup.
Sans se soucier du danger,elle retourna d'où elle était venue pour
chercher cet objet pieux. Elle retira la relique de sa cassette à bijoux
et abandonna aux flammes les nombreux joyaux de prix qui s 'y trou-
vaient. Au moment où elle revint, un gentilhomme se précipita pour
l'engager à fuir pendant qu'il était temps encore. Comme il prit
respectueusement le bras de la princesse, celle-ci lui lança un regard
foudroyant: « Je vous prie, dit-elle, de retirer votre main », comme
si elle eût redouté cet attouchement plus que le feu lui-même.
A l'approche de la nuit, après avoir embarqué des pilotes pour
éviter les bancs de sable, on mit à la voile et le soir du 2 novembre
la flotte arriva au port dArmuyden, près de Midde1bourg.
La princesse Marie de Portugal débarqua de suite et arriva,
passé dix heures du soir, à Middelbourg. Elle y resta jusqu'au
8 novembre. Ce jour se présenta, 'pour la saluer, le comte de San
Secondo, gentilhomme italien de la suite du duc Ottavio Farnèse.
Puis apparurent le baron de Montigny et le comte de Hornes (1).
Le jeudi 8, de bon matin, tous s'embarquèrent pour le Sas de Gand,
où l'on arriva à 11 heures. Là attendaient, sur les berges du canal,
le comte d'Egmont (2), et plusieurs seigneurs, dont Philippe de Saint-
Aldegonde, sire de Noircarmes, Maximilien de Melun, vicomte de
Gand, et Louis de la Trouillère, gentilhomme de bouche du Roi
d'Espagne.
Un peu plus loin, à l'écart, se trouvait un autre groupe de trois
seigneurs, tous trois richement habillés de même, en habits incarnat,
blanc et gris. C'étaient Alexandre Farnèse, le prince d'Orange et le
marquis de Berghes.
Le prince de Parme et ses deux compagnons se cachèrent derrière
le groupe nombreux de gentilshommes qui les avaient suivis, pour ne
pas être vus : le fiancé désirait voir débarquer la princesse, sans
qu'on pût l'apercevoir lui-même. Il fut frustré dans son espoir, car,
à cause de la marée haute, le vaisseau amenant Marie de Portugal
dut attendre encore une heure avant de pouvoir aborder.
Alexandre Farnèse se posta alors derrière les fenêtres d'une
maison proche et de là il vit passer celle à laquelle il allait s'unir
pour toujours. Il Ia vit descendre du navire, richement habillée d'une'
robe à l'espagnole, toute de drap d'or incarnat.
130
Marie de Portugal s'étant rendue dans une maison destinée à
la recevoir, avec toute sa suite, Farnèse y entra bientôt à son tour
avec tous Tes gentilshommes qui l 'avaient accompagné. Il pénétra
dans la chambre le dernier.
Marie de Portugal, debout près du coin de la cheminée, aussitôt
qu'elle aperçut le prince, avança de quelques pas dans sa direction
et lui fit une révérence. Alexandre se hâta à sa rencontre, tachant
de lui baiser les mains. Puis, il lui souhaita brièvement la bienvenue.
Pendant qu'il parlait, la princesse le fixait du regard, avec beaucoup
el'assurance et de naturel (1).
Que se passa-t-il dans l'âme d'Alexandre lorsqu'il vit pour la
première fois Marie de Portugal'
Nous n'avons à ce sujet aucun témoignage direct. Mais il semble
bien que IB capitaine Francesco di Marchi fut l'écho des impressions
du prince lui-même, lorsqu'il écrivit, quelques jours après, à ses
amis de Parme: « EUe est beaucoup mieux que nous n'avions
espéré,en fait de beauté et d'apparence dâge. Elle est belle,
elle montre un bon aspect; on lui donnerait vingt-trois ans, pas
plus. » {2)
Cette lettre prouve que dans l'entourage du prince de Parme,
on n'avait pas attendu avec enthousiasme l'arrivée de la princesse:
on redoutait de voir apparaître une femme peu agréable de figure et
dont l'âge supérieur à celui de Farnèse aurait été trop marqué. On
fut soulagé et heureux de constater que cette crainte ne se réalisait
pas (3).
Après avoir reçu les hommages des dames et des Portugais,
Alexandre Farnèse parla une seconde fois à la princesse, puis il prit
congé d'elle pour aller dîner dans une autre maison avec tous les
seigneurs.
Il partit ensuite pour Bruxelles, laissant au comte d'Egmont le
soin de conduire Marie de Portugal à Gand (4). Sur les bâteaux
richement tapissés qu'avait envoyés au Sas le magistrat gantois, la
princesse et sa suite 8'embarquèrent et arrivèrent bientôt ià la grande
cité flamande. Poursuivant le lendemain 80n voyage par 'I'errnonde,
(il Nous avons suivi jusqu'ici 110' récit de Borde)', dans son Discours du 'Voyœ!.ge.,.,
loc. cit.
(2) Lettre du fi novembre i565 (RONCHlNI, o. c., pp. 45-46).
(:J) Cfr FEA, o. c., p. 17, note 1.
(4) Baye à Granvelle, 4 décembre 1565 (CO'f1'esponda.llce de Gron oelie, t, I, pp. 32-33).
131
où elle s'arrêta, la fiancée du prince de Parme et toute sa suite par-
vinrent à Bruxelles dans la soirée du 11 novembre (1).
* *
La réception de la princesse se fit à une demie lieue de la ville (2),
à la maison de l'amman, hors la porte de Flandre. Le duc de Parme
et les principaux seigneurs, membres de la Toison d'Or, se rendirent
en cet endroit, où l'on avait envoyé un riche carosse,entièrement
doré, couvert au dehors de toile d'or et à l'intérieur de toile d'argent,
trainé par quatre juments richement caparaçonnés. Ce caresse était
accompagné d'autres, - destinés à la suite de Marie de Portugal et
aux dames de la cour, - ornés de velours noir -etor, de cramoisi et or,
et garnis de plumes d'une valeur de cent écus. Le caresse destiné à
la princesse était estimé à trois mille écus au moins. La fiancée, qui
était arrivée de Termonde en litière, descendit de celle-ci à la maison
de l'amman -et monta dans le caresse qui l'attendait. Puis le cortège
se.mit en marche, précédé de douze trompettes et de douze timbaliers,
de fifres et d'autres musiciens encore.
Aux portes de la ville, l'amman de Bruxelles, Jean de Locken-
ghien, sire de Koekelberg, et le magistrat reçurent Marie de Por-
tugal avec les salutations d'usage. Il était alors vers sept heures du
soir. Partout, sur le parcours, se tenaient des bourgeois, portant des
torches allumées, ,et la Grand 'Place était illuminée par toutes sortes
de feux et des tonnelets de poix enflammée. Une foule considérable
s'écrasait sur tout le parcours. Heureuse et souriante, la princesse
passa. On fut frappé de sa vivacité et de la mobilité extraordinaire
de son regard. Elle fit bonne impression.
Arrivée au palais, la fiancée fut conduite dans la grande salle,
où s'avancèrent à sa rencontre Marguerite de Parme, Alexandre
Farnèse et une compagnie brillante de seigneurs et de dames. La
princesse s'inclina devant la gouvernante, qui l'embrassa, puis elle fit
la grande révérence à Alexandre Farnèse. S'approchèrent alors la
132
princesse d'Orange -la luthérienne Anne de Saxe - et la comtesse
d'Egmont avec ses deux fllles,qui à leur tour embrassèrent la fiancée.
Le cortège se rendit ensuite à la chapelle du palais, où attendait;
revêtu de ses ornements pontificaux, Maximilien de Berghes, arche-
vêque de Cambrai. Celui-ci procéda incontinent à l'union des deux
:fiancés, qui s'épousèrent en présence d 'Ottavio Farnèse et de Mar-
guerite de Parme.
Aussitôt la cérémonie du mariage terminée, tout le monde se
rendit au banquet, préparé dans la grande galerie du palais.
Vingt-huit personnes y prirent place à table (1). A la tête, sous
un baldaquin, la princesse Marie, entourée du prince Alexandre et
de la princesse d'Orange ;en face d'elle, également sous un baldaquin,
Marguerite de Parme, ayant ses côtés Don Guzman de Silva,
à
(i) Dëciaratum des personnes qui ont menqë avee Son Alieze depuis le Xl/H' de
septembre 1564, fo 4") (A. F. N., C(J;1'tefa1'nesia,ne, Fiandra, rascïo 1706)1
(2) Guzman de Silva au Roi, Anvers, 5 novembre 1565 (Documents inéditos, t. LXXXIX,
p. 228).
(3) Déclaration des personnes qui ont mengé ..., loc. clt,
133
couviveas 'étaient lavé les mains avant le repas et l'avait lancé àIa
tête de l'archevêque. La bagarre s'était terminée par le départ du
prélat, auquel le lendemain Hoo.gstraeten, le comte de Culembourg et
Brederode étaient allés présenter leurs excuses (1).
Cette fois, pas n'est besoin de le dire, tout se passa avec décence.
Le banquet dura trois heures et l'on y servit des victuailles en
quantité si considérable que le sobre Italien qu'était le capitaine
Francesco di Marehi estimait qu' « elle aurait pu suffire pour nourrir
une armée. » (2)
Tout le monde n'avait d'yeux que pour la fiancée, qui était vêtue
de satin blanc brodé d'or, la taille serrée dans une ceinture d'or large
de quatre doigts et rehaussée d'un bijou resplendissant.
Après le dîner, ou discuta un instant la question de savoir si
l'on danserait. On venait d'apprendre en effet le décès du cardinal
Sant'Anglo, frère du duc de Parme. Mais Ottavio Farnèse décida
qu'il fallait passer outre et l'on dansa, le prince de Parme avec son
épouse, le comte d'Egmont avec la princesse d'Orange, le prince
d'Orange avec la comtesse d'Egmont. Puis chacun se retira dans
ses appartements. Ce soir-là, Alexandre Farnèse ne consomma point
le mariage. Marie de Portugal refusa de partager sa chambre
nuptiale, disant ne pouvoir le faire qu'après avoir entendu messe.
Ce qu'elle fit le lendemain matin. Le 12 novembre,après le dîner,
au moment où les invités dansaient, on trouva moyen de joindre
les époux en une chambre du palais, où ils restèrent trois heures et
où Alexandre usa de ses prérogatives de mari (3).
Toute cette semaine, l'on continua à « tenir salle », c'est-à-dire
à recevoir, réceptions qui se faisaient dans les appartements du
prince. Le dimanche 18 novembre, se fit le festin nuptial en la grande
salle du palais de Bruxelles, que l'on avait fait remettre à neuf pour
la circonstance. Cette salle magnifique, de 180 pieds de long et de
60 de large, était garnie de la riche tapisserie qui servait d'ordinaire
à la célébration du chapitre général de la Toison d'Or et qui repré-
(1) Marguerite de Parme au Roi, 29 février 1564. (THEIS'SEN, Correspondance française
cie Jlarguer~te d'Autrtctu; t. I, pp. 2-3.) Voir aussi MOTI'LEY, La réootution des Pays-Bas
au XVI" siècle, t. II, pp. 158--162-; RACHFA.HL,Wilhelm von Oranien, t. II pp. 480-481.
(2) Lettre du 11 novembre 1565 (RONCHINI,o. C., p. 45). La Déclaration des personnes
qui ont mengé avec son Alteze (loc. cit., fo 5'0) nous apprend que, en pareilles occasions,
on servait 40 plats 11 chaque service et 50 au dessert. Il est 11 peine besoin de dire que,
entre ces nombreux plats, les convives faisaient un choix.
(3) « Et n'atendit le Prince le soir, la faisant de fille femme l'après diner ». Border
dans Discours du voyatge ..., p. 75; Bave à Granvelle (Con'espondance du Ca:rlPinœl de
Granvelle, t. l, p. 33) .
.134
sentait J'histoire de Gédéon (1). La table des princes et des princi-
paux seigneurs groupait cinquante-cinq convives; Marguerite dê
Parme, A'lexandre et son épouse et l'ambassadeur du Roi d'Espagne
la présidaient. Une seconde table réunissait plus de cent trente per-
sonnes; à une troisième, se trouvaient assises nonante-quatre dames
et demoiselles. Trois somptueux buffets étaient dressés dans la salle:
chaque mets était cherché, selon la coutume de la cour bourguignonne,
et convoyé par trois maîtres d 'hôtel, accompagnés de six trompettes,
hahillés de satin cramoisi, et d'un héraut en dalmatique armoriée.
Après le dîner, le bal commença, cependant que les principaux
seigneurs allèrent s 'habiller pour le tournoi qui devait avoir lieu
dans la même salle, aussitôt qu'on l'aurait débarrassée des tables du
banquet.
L'on vit bientôt entrer deux groupes masqués et travestis. L'un,
guidé par le prince d'Orange, et dont Alexandre Farnèse faisait
partie, représentait un escadron de seize amazones; l'autre, guidé
par le comte d'Egmont, formait un groupe de seize sauvages; tous
étaient armés et les deux groupes se livrèrent à un simulacre de
combat . .suivit alors une scène de personnages masqués, mimée par
la femme du conseiller dAssonville, la sœur de celle-ci et la fille de
l'avocat fiscal Gillis, qui semble ne pas avoir plu à tout le monde,
car l'informateur ordinaire du cardinal de Granvelle remarqua à
ce propos : « Dieu sait comme on en a parlé! » (2)
Marguerite de Parme conduisit ensuite ses invités dans la galerie
haute du palais, où se trouvait dressé « le banquet de sucre » dont
la villff-d'Anvers avait fait présent et dont la valeur était estimée à
plus de 3.000 florins.
Ces tableaux en sucre représentaient toute la suite des fêtes
nuptiales: on y voyait une ville qui représentait Lisbonne, l'adieu
de la princesse à son pays, l'embarquement, la flotte, l'arrivée à
Middelbourg, l'accueil fait au Sas de Gand, la réception offerte par
les Gantois, le départ en litière, l'entrée du cortège à Bruxelles, le
palais et la cérémonie des épousailles.
Les invités s'extasièrent devant ce chef-d 'œuvre de confiserie.
Une note mélancolique fut jetée en ce moment par le comte
d'Egmont, qui affirma que, dans le tournoi qui venait de se terminer,
il avait fait ses dernières armes et, pour la dernière fois, « porté
135
dorures »; désormais, il allait vivre « comme un homme qui prend
de l'âge et qui est père d'une famille nombreuse. » (1)
Le4 décembre eut lieu la joute publique sur laGrand-Place de
Bruxelles. Le magistrat de la ville aurait bien voulu pouvoir remettre
cette fête, par peur du peuple que la cherté de la vie, provoquée pal'
la disette de blé, faisait murmurer (2). Le tournoi mettait en ligne
trente-deux chevaliers et le « mainteneur » en fut, encore une fois,
Pierre-Ernest. de Mansf'elt, aidé de son fils Charles et de Louis de
Nassau. On assista de nouveau à un déploiement de faste et l'on vit
s'entremêler des costumes couverts d'or et d'argent (3). Les juges
du tournoi, Ottavio Farnèse, Egmont et le duc d'Aerschot, estimèrent
que celui qui avait le mieux couru et rompu la lance était le seigneur
de Boussu: Alexandre Farnèse devait rencontrer ce seigneur
quelques années plus tard comme adversaire, au combat de
Rijmenam ...
Charles de Mansfelt remporta le prix des dames, le sire de
Beaumont et le marquis Lampugnano firent la plus belle entrée et
Louis de Nassau eut l'honneur « comme ayant le mieux fait à la
foule ». Un banquet fut ensuite servi à l 'Hôtel de ville], pendant
lequel on distribua les prix aux vainqueurs du tournoi (4).
Pendant ces fêtes, les observateurs accoutumés du cardinal de
Granvelle, Morillon et le secrétaire Bave, se préparaient à distiller
leur fiel ordinaire. Morillon remarqua que, à propos de ces festivités,
il y avait de la jalousie entre Egmont et le prince d 'Orange. Mar-
guerite de Parme appelait toujours la comtesse d'Egmont en premier
lieu, la faisait asseoir avant les autres et buvait à elle la première
aux banquets, alors qu'eHe laissait la princesse el'Orange longtemps
debout et sans chaise.
Morillon rapportait aussi que l'archevêque de 'Cambrai n'avait
d'abord pas été invité au banquet nuptial et qu'il en fut fort irrité,
Mais, avant qu'il ne sortît de la chapelle où il venait de bénir le
mariage d 'Alexandre Farnèse, on lui fit dire qu'il était prié de rester
au festin. Le prélats 'en allait raconter partout qu'il avait eu l'invi-
tation très tard, alors qu'il était venu de si loin et par si mauvais
temps (5).
(i) Bave à Granvelle. 4 décembre 1565 (C(.)rrespondance de Grantelle, t. I, p. M).
(2) Même lettre.
(3) F. di Marchi à Picco, le 9 décembre 1565 (RONCHIN!, o. C., p. 46).
{11) Même lettre die di Marchi ; Mémoires de Pasquier de III itorre, t. Il, PIJ. 1j - Hl;
Pordey, Discours du 'Voyaige ...• lac. cit .• pp. 85-87.
(5) Correspondance âe Granvelle, t. I, pp. 43-44.
136
Le même informateur avait remarqué l'attention particulière que
l'ambassadeur Guzmande Silva prêtait à l'attitude et aux paroles
des seigneurs flamands et il en concluait que le Roi devait l'avoir
chargé d'une mission d'information et de surveillance (1). En effet,
Philippe II lui avait recommandé de recueillir des renseignements
précis sur la situation aux Pays-Bas.
Le jour même du tournoi, le 4 décembre, le duc Ottavio quitta
Bruxelles pour regagner l 'Italie. Il avait appris la mort du Pape et
il voulait être de retour dans ses États pour parer à toutes les éven-
tualités {2). Il avait offert comme souvenir art comte Pierre-Ernest
de Mansfelt.ven reconnaissance de ce qu'il avait été chercher Marié
de Portugal et l'avait conduite aux Pays-Bas, un buffet d'une valeur
de 4.000 ducats.
Avant de partir, le duc avait encore eu avec Marguerite de
Parme une discussion au sujet de leurs affaires particulières. Ottavio
aurait voulu que, si Alexandre n'avait pas d'enfants de son mariage
avec la princesse Marie, Marguerite laissât à la maison Farnèse
ses biens patrimoniaux et ses bijoux, mais la gouvernante s'y était
refusée (3). Alexandre Farnèse avait accompagné son père jusque
Namur, où il lui fit ses adieux (4).
* ij.:
137
avait, pendant la nuit, marqué de sang la maison des marchands de
blé et de ceux qui passaient pour accapareurs (1).
Aussi, la situation de la gouvernante était-elle loin d'être
enviable. Après le départ du duc Ottavio, elle pleura et ne se montra
plus pendant deux jours (2). Elle pleura sans doute de se retrouver
seule, en face de responsabilités terribles et de dettes élevées. Ce
qu'elle avait héroïquement tenu secret pendant toute la durée des
fêtes nuptiales, c'est le fait qu'elle avait reçu des lettres du Roi,
depuis le 5 novembre (3), et que ces lettres étaient de nature à pro-
voquer une émotion très grave. Il s'agit, en effet, des fameuses
dépêches datées du Bois de Ségovie, par lesquelles Philippe II
refusait de faire droit aux revendications des seigneurs et contre-
disait les nouvelles qu 'Egmont avait rapportées d'Espagne.
Cependant les ordres du Roi ne souffraient pas de délai et, pour
leur donner plus de force encore, le souverain avait ajouté une lettre
particulière destinée à la gouvernante. Il priait celle-ci, aussi
instamment qu'il le pouvait, d'employer dans les points qui regar-
daient la religion toute sa sollicitude :ce serait le délivrer du plus
grand souci qu'il eût dans cette vie (4).
L'ambassadeur Guzman de Silva, qui savait que la réponse du
Roi était arrivée, s'abstint pour ce motif de se rendre au palais de
Bruxelles, pour ne pas donner de soupçons aux seigneurs flamands :
il passa son temps à faire des visites, en attendant que Marguerite
eût eu l'occasion et le courage de communiquer la réponse du Roi
au Conseil el'État (5).
Si l'émotion de la duchesse de Parme, en lisant les missives
royales, avait été grande, plus grande encore fut celle des seigneurs,
lorsqu'ils en prirent connaissance le 14 novembre, date à laquelle
Marguerite se résolut à ne pas garder plus longtemps le secret (6).
(i) Bave à Granvelle, loc. cit, à la note précédente. - « ... En l'yver 1565 la très
grande chierté et disgette des grains et bledz par tous les Païs-Bas en général, dont s'est
tellement en suivie grande perplexité, misère, pauvreté et famine entre le commun peuple,
mais les sens et humeurs d'iceux, auparavant que trop engarhoullez, se sont tant plus
rouroourrtez et enraigez. » ftfémOil'es de Jacques de Wesembeke, p. 123.
(2) F. di Marchi à Picco, fin décembre 1565 (RONCHINI, Q. c., p. 47).
(3, TH. JUSTE, Les Pays-Bas sous Philippe Il, t. Il, p. 9.
(!;) TH. JUSTE, O. c., loc. clt,
(5) Guzman de Silva à Philippe II, Bruxelles, 24 novembre 1565 (Documentas iné-
auos, t, LXXXIX, p, 236),
(6) TH. JUSTE, a. c., pp. 12-13; Lettre citée de Guzman de Silva; FRUIN, Het vaOl'-
spe; 'l:an den tachtigja/'igen oortoa (Historische opstellen), pp. 130 sv.
138
Bientôt la nouvelle fut connue dans le public et provoqua une agita-
tionconsidérable. C'est alors que des personnages appartenant à la
petite noblesse, et parmi lesquels se trouvaient, comme instigateurs,
Jean de Marnix, sire de Toulouse, Nicolas de Hames, héraut d'armes .
de la Toison d'Or, et le tournaisien Gilles le Clereq, conçurent l'idée
du « Compromis des nobles ».
Les fêtes du mariage d 'Alexandre Farnèse, qui avaient rassemblé
à Bruxelles toute la noblesse, avaient fourni facilement l'occasion
de discuter tous ces projets (1). C'est pendant une des soirées de
novembre, peut-être bien le dimanche 18, que se réunirent une ving-
taine de nobles dans l'hôtel de Culembourg, en présence du prédicant
calviniste François du J on, et prirent les premières décisions au
sujet de la réalisation de ce « Compromis » (2).
Les noces d'Alexandre Farnèse furent ainsi l'occasion propice
pour préparer les commencements de cette « belle tragédie » dont
parla le prince d'Orange. En sortant, le 30 novembre, du Conseil
d'État où l'on venait de décider que les ordres du Roi, étant pêremp-
toires, devaient être exécutés, Guillaume de Nassau dit à l'oreille
d'un de ses familiers: « Nous verrons bientôt le commencement
d'une belle tragédie! » (3).
.Étranges coïncidences des choses de ce monde! Celui dont les
noces avaient été l'occasion pour les conspirateurs de se voir et de
se concerter, allait plus tard, comme gouverneur général des Pays-
Bas, jouer le dernier acte dans cette même tragédie et la terminer
par la soumission des Pays-Bas méridionaux à Pobédience de
Philippe II.
(1) P.-J. BLOK, Lodewijk van Nassau, pp. 29-30.
(2) Sur la date de cette réunion à l'hôtel de Culembourg, pendant les noces d'Alexandre
Farnèse, voir: Mémoires de Jacques de Wesembeke, p. 153; Mémoilres de VigUus,
pp. 178-179; VANMETEREN, o. c., fo 40; RENONDE FRANCE,HIstoire des causes de ta dés -;
union, ch. VIII, 3, éd. citée, t. I, pp. 67-68. Tous ces textes placent la réunion pendant
les noces d'Alexandre Farnèse. Le jour a été indiqué de façons différentes dans les sou-
venirs du pasteur François du Jon et ce texte a été l'objet de discussions par CH. RAHLEN-
BECK, dans son édition des Mémoires de H'esembeke, p. 153, note; J. VAN VLOTEN,
Nederlands opstanâ tegen Spanje (1564-1567), t. I, pp. 12-14; FaulN, Het voorspel van
lien tachtigjarige1', oortoç, p. 142, note 2; RACHFAHL,Wilhelm van Oranieu, t. II, 1, p~ 49'
et notes. Le souvenir- le plus exact du prédicant du Jon semble être celui qui place la
réunion le soir même des noces du prince de Parme. Ce serait le 11 novembre. Mais la
réunion à l'hôtel de Culembourg ne put avoir lieu qu'après le 14, jour où la gouvernante
fit connaître le contenu de la réponse royale. Le 18 novembre eut lieu le bcmquet -nuptial.
Du Jou a pu confondre dans ses souvenirs le jour de la bénédiction nuptiale et le jour
du banquet de noces.C'est pourquoi nous inclinons à croire que la réunion eut lieu le
1~ novembre. Cependant P.-J. Blok (Willem de Eersie pi'ins van Oran je, t. I, p. 127).
suivant en ceci Rachfahl, place la réunion au 1er ou au 2 décembre.
(3) TH. JUSTE, 0, c., p. 15; P.-J. BLOK, Willem de Eerste, prins 'Van Oran je, t. I, p. 120.
139
De tous ces plans et de toute cette agitation, Alexandre Farnèse
ne semble pointavoireuconnaissan~e. Comment les seigneurs s'en
seraient-ils ouvert au :filsde la gouvernante, à celui qu'ils considé-
raient comme trop espagnol et trop imbu des idées et des conceptions
de Madrid t
Et cependant, il existe un passage mystérieux dans un rapport
que le eontador Alonso del Canto adressa à Philippe lIen avril 1566.
Signalant le prochain départ du marquis de Berghes et du baron
de Montigny pour l'Espagne, l 'agent secret écrit : « Plût à Dieu
qu'ils fussent partis plus tôt, car ils ont été les instigateurs de tout
ce qui est arrivé. Quelque jour, le Roi saura ce que M on,tigny conseilla
ml! prince de Parme, en faisant mille plaintes contre Sa lJ!Iajestél. » (1)
HO
CHAPITRE VIII
141
Le même mois, Farnèse et sa mère organisèrent une mascarade,
où le prince de Parme et le prince d'Orange parurent costumés en
dames allemandes (1).
Ces représentations et ces fêtes coûtaient cher et Marguerite de
Parme tenait à presser le plus possible le départ de son fils. Le duc
Ottavio s'indignait à Parme de ce qu 'ileonsidérait comme des folies,
et ne manquait pas de faire connaître SQnsentiment à ce sujet (2).
Les commissaires de la flotte envoyée au Portugal venaient aussi de
remettre leurs comptes, qui s'élevaient à 38.380 écus, et à Bruxelles
on attendait avec anxiété l'arrivée du familier dOttavio, Paolo
Vitelli, porteur d'argent et de subsides (3). La princesse Marie
réclamait à son beau-père le quart de sa provision, afin de se mettre
en ordre pour le voyage et de pouvoir payer les Portugais qui
l'avaient suivie à Bruxelles et qui s'en retournaient chez eux (4).
Pour les préparatifs de départ du prince de Parme lui-même, il
fallait dépenser beaucoup. A Diest, on avaitacheté des chevaux bra-
bançons; à Bruxelles, des coffres bardés de fer « à la flamande »,
des sacs de toile et de cuir, des couvertures de voyage, des outils,
des ustensiles de cuisine, des meubles, des literies, des effets d'habil-
lement; à Anvers, on avait cherché des objets qu'il était difficile de
se procurer ailleurs (5).
Giraldo Giraldi, florentin, familier et commensal de Marguerite
de Parme à Bruxelles, s'occupait de la mise en ordre de la maison
de la pzincesse Marie de Portugal. La comtesse de San Seconde et
plusieurs dames italiennes, attachées jusque-là à la cour de la gou-
vernante, étaient désignées pour accompagner la jeune épouse en
Italie (6). De son côté, Alexandre s'appliquait à remanier quelque
peu sa maison princière. Celle-ci fut composée. comme suit : Pietro
Sylvie, trésorier; Bartolomeo Zamboni, préposé à la garde-robe;
Francesco Madalena, chef d'écurie; Gherardo, bouteiller; Nicolo
Costric, maître d'hôtel; Giovanni de Strada, camérier; Giovanni
Corso, palefrenier ; Benedetto Giandemaria, computiste; Stefano
(1) A. F. N., Carte [œrnesume, Fiandra, fascio 1633: Comptes de Baptiste Vare, de
Pierre Meulepas, d'Hubert de Munter, de Jan de Roover, fournisseurs bruxellois.
(2) Lettre de Don Pietro Sylvio, 24 mars 1566 (A. F. P., Carteggio [arnesiano, Paesi
Bassi, carteggio 1566-1577).
(3) Nuccio Sirigatti, contrôleurcle la maison de Marguerite cle Parme, au clue Ottavio,
1"1 mars 1566 (A. F. N., Carte [arnesume, Fiandra, rasclo 1629).
(4) Giraldo Giralcli au clue Ottavio, Bruxelles, 24 mars 1566 (A. F. N., Carte [arnesiane,
Fiandra, fasclo 1628).
(5) A. F. N., Carte [amesiane, Fiœndra, fascia 1633 : Conti di Fiandra.
(6) F. di Marchl à Picco, Bruxelles, H mars 1566 (RONCHIN!,o. c., p. 53).
142
Boccardo, pourvoyeur; Geronimo Calvo, préposé aux dépenses. ,
Alexandre amenait aussi avec lui Francesco Luisini, devenu son
secrétaire, Giacomo de Piozaseo, son ancien gouverneur, le chevalier
Montovano, Pietro Baldini et le flamand Pierre de Vos, son tail-
leur (1). S'ajoutait à 'Celaune domesticité. assez nombreuse. L'entre-
tien de tout ce personnel revenait en moyenne à 900 florins par
mois (2).
Marguerite de Parme, au fur et à mesure qu'approchait la date
du départ de son fils, se sentait le cœur serré (3), mais les affaires
politiques absorbaient tout son temps et elle trouvait à peine l'occa-
sion de' prendre ses repas. Le bouleversement qu'avait produit la
réponse du Roi aux seigneurs nécessitait la tenue do nombreux
conseils et la retenait jusque tard dans la nuit (4).
Le 27 mars, la princesse Marie sortit pour la première fois du
palais de Bruxelles et se rendit à la collégiale de Sainte-Gudule, en
caresse. Elle était accompagnée d'une nombreuse suite et fit chanter
à l'église une messe en musique, à laquelle elle assista dévotement.
Pendant que son épouse s'adonnait ainsi à ses sentiments de
piété, .le prince Alexandre continuait à se livrer à ses exercices
favoris, au jeu de paume, aux sports de toutes sortes, à des séances
d'escrime et de gymnastique (5).
Nes 'intéressait-il donc point aux graves problèmes qui se
posaient en ce moment en Flandre? Quelle impression avait fait sur
lui la présentation à sa mère du « Compromis des nobles »? Quelles
réflexions s'étaient 'échangées à ce propos entre lui et la gouver-
nante 1 Il nous est, malheureusement, impossible de le savoir.
.Sur les Italiens venus de Parme, ces événements ne faisaient pas
une impression bien profonde. Paolo Vitelli, le lieutenant du duc
Ottavio, qui était arrivé à la cour porteur des instructions du maître
au sujet des mesures à prendre pour le départ de Farnèse et de son
épouse, signale en passant, dans les lett.res qu'il envoie en Italie, les
événements politiques. Mais c'est pour en parler en ces termes :
« Cette nuit un scélérat a répandu des pasquinades rédigées en
(1) Liste dressée d'après la comptabilité de Farnèse dans A. F. N., Corte [arnesume,
Pianâra, fascia 1633 : Conti di Fumâra.
(2) Ibidem.
(3) « Già si comincia a vedere certi guardi che S. Altezza fa verso il figliuolo, come
a dire: « Presto andrà dove non la potrô godere con la vista, nè a parole. » F. di Marchl
à Picco, 25 mars 1566 (RONCHINI, o. c., p. 54).
(4) F. di Marchi à Picco, 1er avril 1566 (RONCHll\I, o. c., p. 50)).
(5) F. di Marchi à Picco, lettre du.1 or av l'il , citée.'
H3
---- .. _-_._~. --.~~~~-------
144
Vittoria Farnèse, duchesse d'Urbino, tante d'Alexandre, firent à la
princesse une réception triomphale (1), tandis qu'un poète, qui
s'appelait Petrus Bruxellanus, lui adressait les souhaits de toute la
population dans une pièce de circonstance:
Coniugium ... faustum ... precamur,
Atque sacer semper vos comitatur amor,
Vos comitetur am or, nam sic post tempera vitae
Scand etis rutili culmina clara poli (2).
Hélas! l'amour profond que lui souhaitait le poète, la pauvre
Marie de Portugal ne devait point le connaître dans sa nouvelle
patrie.
'"' *
Les époux s 'établirent 'au palais épiscopal de Parme et c'est là
que la princesse passa, dans une sorte de retraite monacale, s'occu-
pant d 'œuvres de piété et de bienfaisance, les onze années que Dieu
lui accorda encore sur cette terre.
Elle aimait Alexandre de tout son cœur, d'une affection profonde
et ardente, mais son mari ne répondait point à cet amour comma.
elle l'aurait désiré (3). Certes, Alexandre Farnèse se montrait bon
époux et il ne peut y avoir de doute que son attitude vis-à-vis de
Marie ne fût empreinte de la correction et de la déférence les plus
parfaites. Mais les signes extérieurs d'une grande affection semblent
avoir fait défaut. Alors que ses familiers disaient de lui, quand il
était encore jeune -homme, qu'il savait bien s 'y prendre ({pour faire
l'amour », une fois marié avec la princesse de Portugal, Farnèse
semble avoir gardé ses 'tendres s'es particulières pour des personnes
de son entourage ou des cercles de la cour farnêsienne. Réservé
vis-à-vis de sa femme, il se montrait galant cavalier à l'endroit des
dames de la société de Parme ou de Plaisance qui avaient attiré, son
regard connaisseur.
Marie de Portugal, sans s'en plaindre, souffrait de cette conduite
et sentait, malgré elle, la jalousie lui tenailler le cœur. Tout audébut
de son séjour à Parme, elle avait témoigné, au point que sou entou-
rage pouvait bien le remarquer, du mécontentement à propos des
(1) STRADA, O. c., t. l, pp. 253-254; A. DEL PRATO, Il testamento di Mm-w, di PO'I'togaUo,
loc. oit., PP. 166-167.
(2) Epithalamiwn ütustris«. dom. Alexandri Farnesii et iUustrissimae Domtnaellfal''Ïae
a Portuçallis (Bibliothèque Palatine de Parme, codex 313, HH, VIII, 20).
(3) Cft' Cr.. NASALI-RocCA, Nar'ÏCl (Ii Portoçaïlo, moçue di. Alessandro Earnese, dans
ln Strenn« pïacentma, 1891.
145
-----,- --"--,-------'~- --.,.--
(1) Lettre de Luisini au cardinal Farnèse, Parme, 9 juillet 1566 (RONCHINI, Francesco
Luisini, loc. cit., p. 216).
(2) Luisini au cardinal Farnèse, 23 juillet 1566 (RONCHINI, o. c., 10c. clt., pp. 216-217).
(3)' Luisini au cardinal Farnèse, 20 aoüt i566 (RONCHINl, o. c., loc. clt., p. 217).
(4) LI'ITA, Fami.glfe celebre italiane : Farnese, tavela XVI, Maria di Portoqoüo,
146
A propos de la naissance d 'Odoardo, Strada nous raconte une
anecdote que nous croyons parfaitement authentique, parce qù 'elle
cadre fort bien avec tout ce que nous savons de Marie de Portugal.
Après la naissance de Ranuccio, la princesse avait résolu de
demander à Dieu un autre fils « afin d'avoir plusieurs appuis pour
l'établissement de sa maison ». Elle alla donc faire ses prières dans
l'église de Notre-Dame della Scala. Pendant qu'elle priait, survint
Alexandre. Se tournant vers lui, Marie lui dit: « Mon seigneur
prince, je vous prie que nous demandions à Dieu ensemble que, par
l'amour qu'il porte àSa Mère, il daigne encore nous donner un fils. :.
Alexandre 'sieprêta à ce désir et joignit ses prières à celles de son
épouse (1).
***
Au palais de Parme, Marie était entourée de quelques dames
portugaises, qui l'avaient suivie lors de son départ de Lisbonne et
qui lui offraient la consolation de pouvoir parler de sa patrie et de
ses parents restés là-bas. Elles étaient une quinzaine, et parmi elles
la comtesse Cecilia de Castro, première demoiselle de compagnie,
Beatrice de Castello Branco et Maœia de 8alazar, toutes trois fort
aimées de la princesse, et deux esclaves, Isabella et Beatricina, aux-
quelles, en mourant, Marie de Portugal rendit la liberté (2). La
princesse avait amené aussi de Lisbonne son confesseur, le jésuite
Sebastiano Moraes, qui prit à Parme la direction du collège que les
Jésuites y possédaient, et qui laissa une brève description de la vie
de sa pénitente (3).
Comme nous l'avons vu, la maison de Marie de Portugal comptait
aussi un certain nombre de dames italiennes, à la tête desquelles se
trouvait la comtesse de San Secondo (4).
Toute adonnée à la piété, la princesse entra dans la « Compagnie
des Cinq Plaies », qui pratiquait la prière des quarante heures ci
la distribution d'aumônes aux pauvres. Elle collectionnait aussi les
reliques, qu'elle mettait au-dessus de ses joyaux les plus précieux,
(1) STRADA,O. C.• 1. I, p. 254.
(2) On peut se rendre compte de la composition de la maison de Marie de Portugal
par son testament, qui cite nommément tous les personnages (A. DEL PRATO, Il testamenio ...,
loc. cit., pp. 174 svv.). Sur la persistance' de l'esclavage en Italie, cfr E. RODOCANACHI,
Les esclaves en Italie du XIII' au XVI' siècle, dans la Reoue des questions his toriqu es,
t. CLVIII, 1906.
(3) Après la mort de Marie de Portugal, il retourna en son pays, où il fut consacré
évêque du Japon. Il mourut de la peste à Mozambique en août 1588.
(4) A. DEL PRATO, Il testamento ..., loc. cit., pp. 181, 185.
147
EUe fit aussi partie de la Confrérie des Saints Côme et Damien, qui
vénérait particulièrement une épine de la couronne du Sauveur.
Transportée de zèle apostolique, Marie se préoccupait de faire
baptiser des enfants non catholiques; elle s'intéressait surtout aux
juifs portugais. Elle fit, ainsi, un jour, administrer le baptême à
quatre enfants de cette race, le duc Ottavio et Alexandre Farnèse et
Camilla Gonzaga, comtesse de San Secondo, et elle-même, étant res-
pectivement parrains et marraines (1).
Mais la grande œuvre de sa vie, ce fut l 'érection, à Parme, de la
« Maison des jeunes filles préservées », à. laquelle, en mourant,elle
]~issa une généreuse dotation (2).
148
C'était le moment où il aimait à parler et à discuter des choses de
guerre et .d'art militaire, auxquelles iJ s'intéressait de plus en plus
passionément. Farnèse était véritablement à l'affût desmilitaires et
des hommes de guerre qui passaient par Parme ou Plaisance, allait
les trouver, inventait mille façons de captiver leur attention et de les
obliger, afin de les retenir dans son palais et les faire parler de Jeur
métier ou raconter leurs aventures.
Aussi, chaque fois que Sforza Pallavicino, proveditor général des
Vénitiens, passait par les États du duc Ottavio, Alexandre l'acca-
parait et ne le lâchait qu'au bout de deux ou trois heures de con-
versation ininterrompue. Il agissait de même vis-là-vis du comte de
Santa Fiore et de ses frère-s, de, Vincenzo Vitelli, de Don Alvaro de
Sande, du marquis Ascanio della Cornia, et de tous autres condottieri
fameux ou capitaines réputés de ce temps. Pour les entendre, il aurait
omis de manger, de dormir et de penser à n'importe quel confort
de la vie (1).
Ces discussions lui fournirent une somme de l'enseignements et
une mesure d'expérience auxquels il dut plus tard la supériorité de
sa tactique et l'ingéniosité de ses plans comme capitaine général aux
Pays-Bas.
Alexandre avait aussi la passion des chevaux. Deux ou trois fois
par jour, il visitait ses écuries et se montrait d'une grande libéralité
envers les palefreniers, afin qu'ils soignassent bien ses bêtes, qu'il
aimait à voir propres et fringantes. Il se délectait à monter ses cour-
siers et il dressait seul, sans l'aide de quiconque, n'importe quel
cheval de guerre, aussi sauvage ou dangereux qu'il pût être.
Il avait aussi une passion Spéciale pour les chiens, mais surtout
pour les lévriers, qu'il comblait de caresses et auxquels' il îaisaât
donner un 'excellent pain, dont il avait trouvé lui-même la recette.
C'est qu'il était chasseur-né. Souvent, il partait ainsi fort loin dans
la campagne, à pied, avec ses lévriers, et il avait un plaisir particulier
à voir que ses gentilshommes et ses pages aimaient, comme lui, à
poursuivre le gibier. A ses pages, il faisait faire la route à pied, pour
s 'endurcir et se fortifier. Pour lui et pour la princesse Marie, il en
entretenait une vingtaine, auxquels il donnait des. professeurs de
mathématiques, de musique, d'armes, de saut, de lutte, de natation,
d'équitation, voulant en faire, à son image, des gentilshommes
parfaits.
H9
Les jeux où l'on devait s'asseoir, comme le jeu de cartes et le
jeu de dés, lui répugnaient. Il les considérait comme « jeux pour
fainéants », parce qu'ils n'engendraient aucune fatigue corporelle (1).
Alexandre Farnèse menait ainsi une vie à la fois très remplie
et très oisive, oisive en ce sens qu'il ne trouvait à s'occuper en aucune
entreprise politique ou militaire de quelque importance.
Le séjour tranquille de Parme ou de Plaisance devait lui faire
regretter la cour somptueuse de Madrid où la vie exubérante de la
cour de Bruxelles. Le Roi ne lui avait encore offert aucune charge
on mission et semblait l'oublier. En Italie, après les guerres de la
première moitié du siècle, la paix régnait, troublée à peine par les
discordes entre Corses et Génois. Le duc Ottavio se trouvait encore
dans la force de l'âge et ne songeait guère à déposer le pouvoir :
d'ailleurs, l'administration des États farnésiens n'exigeait point un
personnel considérable et le père d'Alexandre estimait qu'il suffisait
lui seul à tout (2). Lorsque le jeune prince était rentré à Parme après
son mariage, son père avait bien réuni tous ses fonctionnaires en une
assemblée solennelle et leur avait ordonné d'obéir désormais à son
fils comme à lui-même, mais Alexandre s'était bien rendu compte que
ce n'était là que vaine parade. « Très belles paroles, avait-il écrit à
sa mère, quant aux faits, je ne sais comment ils seront 1 » (3)
150
Strada est très bien au courant de l 'histoire anecdotique et familiale
des Farnèse. De plus, le bon jésuite ne raconte pas l'épisode à la
gloire de son héros, puisqu'il estime que ces divertissements étaient
« des choses qui êtaient plus dignes d'un gladiateur que d'un
prince. » (1) Une nuit, Alexandre Farnèse, dans une de ces prome-
nades, rencontra le comte Adriano Torelli, connu comme brave et
intrépide. Il l'attaqua aussitôt et les deux adversaires croisaient le
fer depuis quelque temps déjà lorsque quelqu'un passa, porteur d'un
flambeau. Le comte, ayant reconnu son adversaire à la lueur de cette
lumière, jeta son épée par terre et demanda pardon d'avoir ainsi
risqué de blesser ou de tuer son seigneur, encore qu'il l'eût fait pour
se défendre (2).
Quelque romantique qu'elle soit, cette anecdote ne nous paraît
pas devoir être qualifiée de légendaire. L'auteur du Libe1' relatiorvum,
qui connut fort bien le prince de Parme dans sa jeunesse et qui fut
attaché à sa personne, nous dit à ce propos : « Il eut toujours une
âme sûre d'elle-même et sans aucune crainte, aussi bien lorsqu'il
était jeune que plus tard, se promenant dans Parme et Plaisance,
ses villes, depuis son enfance, de jour et de nuit, accompagné d'une
seule personne et souvent seul, sans penser au péril où il pouvait se
trouver du fait des spadassins et des coupe-cous qui pullulaient dans
les rues de ces deux cités. » (3)
Certes, il n'est pas dit dans ce passage que Farnèse provoquait
les passants, mais l'ensemble cadre assez bien avec le tableau que
nous peint -Btrada. Et puis, P. Fea a fait remarquer, non sans rai-
son, qu'il existe une lettre d 'Alexandre à sa mère, où le prince
répond à des reproches qui lui ont été faits à propos de sa façon
de se comporter à Parme. Sans doute, les reproches pouvaient porter
sur sa galanterie à propos des femmes et la peine qu'en ressentait
Marie de Portugal. Mais nous croyons qu'il devait plutôt être ques-
tion des escapades nocturnes, étant donné les termes dans lesquels
la réponse du prince est rédigée (4).
Ces divertissements de spadassin ne pouvaient être pour
Alexandre que des manifestations extrêmes d'un désir de gloire et
(1) STRADA, 0, C" t. II, p. 328,
(2) Ibidem, p. 329 ..
(3) Ms. cité. r- 249 ro.
(4) Voici le passage - la lettre d'Alexandre est du 2 août 1566 : « Cosi la certiüco
cne io non mancaro mai di haver Dio innanzl agli occhi in ogni mia attione et governarmt
in mono che ntssuuo COll giusta causa si possa lamentar di me 0 biasimare il mio vivere. »
{A., F, N" Carte tamesiane, Fiandra, fascio 1624), FEA, 0, C., l'a reproduit p. 24, note 2.
151
d'activité militaire. Ses VIsees allaient plus haut et plus loin: il
avait soif de pouvoir se rendre utile et ambitionnait quelque charge
de la part du Roi d'Espagne, où il aurait pu faire briller ses talents
et donner toute sa mesure.
Et dès le début de son séjour à Parme se manifeste l'impatience
de sa jeunesse.
* *
Déjà avant son départ de Bruxelles, le 16 mai, il avait écrit à
Philippe II pour lui offrir ses services et se mettre à sa disposi-
tion (1). Puis) une fois installé dans les États farnésiens, il songea à
aller de nouveau rejoindre sa mère pour l'aider à dompter la rébel-
lion qui venait d'éclater après les troubles iconoclastes de 1566. II
supplia Marguerite de I'autoriser à venir l'assister (2).
Mais voilà que Philippe II fit répandre le bruit qu'il allait
partir lui-même en Flandre, précédé d'une armée, pour y restaurer
l'ordre. L'on discute encore la question de savoir si le Roi eut.
vraiment L'intention de se rendre en ce moment aux Pays-Bas (3).
Nous croyons que l'annonce de ce voyage ne fut qu'une feinte pour
cacher le plus longtemps possible les motifs de l'envoi du duc
d'Albe (4) et il nous semble que l'ambassadeur français à Madrid,
le sr de Fourquevaux, vit juste en disant, à propos des bruits qui
circulaient au sujet de ce départ du Roi « qu'il estoit d'opinion que'
les grands princes qui dient ouvertement qu'ils fairont quelque-
chose concernant leur service, que c'est en intention 'de ne le faire-
point. » (5)
Le 26 juin 1567, Don Carlos, les archiducs Rodolphe et Ernest,
qui séjournaient en ce moment à Madrid, et aussi Don Juan
d'Autriche reçurent la notification formelle qu'ils avaient à accom-
pagner le Roi aux Pays-Bas (6). Il est impossible qu'Alexandre-
Farnèse n'en fût pas tenu au courant et il a dû souffrir de constater
que son oncle ne songeait pas à lui.
(I) Correspondance de Philippe 11, t. I, p. 416 .
. (2) Farnèse à sa mère, Parme, 2B aoüt 1566 (A. F. N., Carte [ornesian«, Fiand'ra y
fascia 1624).
(3) Voirà ce sujet L. SERRANO, Correspondencia dJplomati.ca entre Espana y la Santa'
Seae duranie el pontific(J)do de S. Pio V, t. II, introduotion. L'auteur analyse longuement
les avis des contemporains et les opinions des historiens modernes, sans toutefois se'
prononcer lui-même.
(4) 'CAMPANA, DelUL guerra di Fiandra, fO 22v"-23, et STRADA, o. C., t. II, p. 5i svv .•.
exposent fort bien les raisons qui devaient empêcher le Roi de se rendre aux Pays-Bas.
(5)-GACHARD. Don Carlos. t. 1. p. 264.
~6) STIRLING MAXWELL, Don John of Austria, t. I, p. 52.
152
Déjà auparavant, le bruit s'était répandu, en septembre 1566, que
les terçios d'infanterie espagnole de Naples et de Sicile étaient en
marche vers la Lombardie {1). Alexandre Farnèse en avait immédia-
tement été averti et s'était empressé déerire à sa mère que, puisqu'il
semblait que le Roi allait se rendre en Flandre, il désirait beaucoup
pouvoir se mettre à son service. Il avait prié Marguerite de l'avertir
dès que l 'opportunité de faire cette offre se présenterait {2). Au
fur et à mesure que le bruit du départ de Philippe II se précisait et
se confirmait, Alexandre augmentait son insistance auprès de la
gouvernante (3).
Bientôt l'on sut que c'était le duc d'Albe qui avait été désigné
pour conduire aux Pays-Bas l'armée considérable que Philippe II
avait fait rassembler. Il n'était pas question de remplacer Marguerite
de Parme. Le Roi nommait le duc d'Albe capitaine général des
troupes qui devaient rétablir l'ordre aux Pays-Bas, cependant que
Marguerite continuerait à soccuper des affaires politiques (4).
Dès que la gouvernante eut appris la venue du duc d'Albe, elle
s'en offusqua beaucoup. Déjà le 11 avril 1567, elle adressa au Roi
une lettre pour lui faire connaître qu'elle avait pris la résolution de
se retirer, pour mener une vie plus tranquille en Italie (5). D'autre
part, Ottavio et Alexandre Farnèse considéraient la nomination du
duc d'Albe, avec de si amples pouvoirs, comme le plus grand outrage
qui pût avoir été fait à la famille Farnèse et en conçurent une haine
contre lui qu'ils ne cherchèrent pas à dissimuler (6). Les Farnèse
semblent avoir cru un instant que Philippe II choisirait le duc Ottavio
pour commander l'armée qui se rendait aux Pays-Bas (7) : ce bruit
s'était en tout cas répandu de divers côtés, et lorsque la désignation
du duc d 'Albe fut connue, mais que celui-ci fut pris d'un accès de
(1) Mendibi! à Armenteros, Ségovie, 25 septembre 1566 (A.. F. N., Carte farnesiane,
Fü;mdra. rascio 1706).
(2) Farnèse à sa mère, Parme, 17 octobre 1566 (A. F, N., Carte [arnesiane, Fianllra
fascio 1624).
(3) Lettre du 8 novembre 1566 (ibidem).
(4) RACHFAHL, I1Iargaretha. von. rarma, pp. 243-247.
(5) Correspondanoe de Philippe Il, t. l, p. 532.
(6) Dépêche de M. de Fourquevaux, ambassadeur français à Madrid, à Charles IX,
Madrid, 23 septembre 1567 (DOUAIS, Dépëcties de Ill. de Fourquevaux, t. l, p. 267).
(7) L'auteur inconnu de l'Histoire des troubles des Pays-Bas, 1566-1581, affirme que
Marguerite était dans « l"attente que Sa Majesté, en respect des bons debvoirs et offices
qu'elle avoit faict a ce, commectrolt son mari le duc de Parme. » «A. G. R., CartuZatres et
manusorits, n- 808', fO 26).
153
goutte, on continuait à affirmer que c'était le duc de Parme qui le
remplacerait (1).
S'il en était ainsi, Alexandre Farnèse dut ronger son frein et
en vouloir secrètement à son père : sur le point de leurs ambitions,
les deux hommes n'avaient guère l'habitude de s'entendre.
Au mois de septembre, le duc Ottavio s'était rendu pour quelques
jours dans les domaines qu'il possédait dans les États de l'Eglise.
Il avait êté à Rome présenter ,ses hommages à Don Luis de Requesens,
ambassadeur espagnol à la Curie, et avait annoncé que son épouse,
offensée de ce que le Roi ne restituait pas encore le château de Plai-
sance, retournerait bientôt en Italie (2).
De fait, le 8 septembre 1567, Marguerite de Parme, dans une
lettre remplie de plaintes violentes, sollicita son congé de Phi-
lippe II (3). Cette décision ne fut prise qu'après un échange de
correspondances entre elle, le cardinal Farnèse, le duc Ottavio et
Alexandre {4). Le duc de Parme et son fils ne purent qu'approuver le
départ de la gouvernante; ils estimèrent qu'il y allait de son honneur
et de celui de la famille Farnèse (5).
Aussitôt la décision de sa mère connue, Alexandre offrit d'aller
la chercher aux Pays-Bas (6), mais son pêre lui fit comprendre qu'il
se réservait de le faire lui-même: « Je veux aller en Flandre,
écrivit-dl à son fils, avec une compagnie pour la chercher; il faut
qu'un de nous deux reste ici. Laissez-moi aller, car {le soin me con-
vient plus qu'à vous. Préparez l'argent et cherchez des hommes pour
former la compagnie d'honneur; cela peut coûter de 8.000 à 10.000
écus. » (7)
Marguerite remercia son fils de l'offre qu'il lui avait faite et
supplia d'autre part le duc Ottavio de ne pas exécuter son projet. Il
lui suffisait qu'on vînt à sa rencontre aux frontières d'Italie (8).
15~
Au début d'octobre, Philippe II consentit à laisser la gouvernante
quitter les Pays-Bas (1). En remerciant le souverain de cette déci-
sion, la duchesse lui écrivit qu'elle se flattait de l'espoir que,
retournée chez elle,elle obtiendrait sans plus de retard la restitution
de la citadelle de Plaisance , sinon, le monde ne croirait jamais que
le Roi était réellement satisfait de ses services (2).
Cet espoir fut vain. Il se passerait de longues années encore
avant que le Roi ne cédât sur ce point (3).
(1) Lettre de Ruy Gomez de Silva à Marguerite, Madrid, 6 octobre 1567 (Correspon-
dance de PhilVppe Il, t. I, p. 505).
(2) Correspondance de Philippe Il, t. r,
p. 600.
(3) RACHFAHL, Margaretha von. Parma, pp. 266-267. Le 12 octobre, Morillon éorivait
à Granvelle: « Et ayt Madame aussi bien servi comme elle veult, si creys-je qu'elle est
loin de recouvrer arcem Placentinam, ce que ne serait seur. » (Correspondance de Gran-
velle, t. III, p. 48).
(4) MASSARE'ITE et PRINCE DE COLLOREDO MANNSFELD, La vie martiale et fastueuse
de Pierre-Ernest de Mannsfeld, t. I, pp. 180-181.
(5) « Quant à m'envoyer le duc d'Albe comme aide, on aurait bien pu choisir un
autre que lui, étant donné les différends qu'il a eus avec mon mari et mon fils. )}
Mémoire de Marguerite au comte de Feria, 12 juillet i567 (A. F. N., Carte tornesiane,
Fiandra, rascio i630).
155
prince de Parme dans les derniers mois de l'année 15687 Toujours
est-il qu 'Alexandre fut alité pendant de longues semaines et que sa
mère vint s'installer à Parme à son <chevet,pour le soigner et être
près de lui (1).
Depuis son départ des Pays-Bas, Marguerite de Parme, souffrant
de la goutte - un héritage de son père Charles-Quint - et épuisée
par les efforts qu'elle avait déployés en Flandre pour y restaurer
l'ordre, avait dû partir pour les Abruzzes sur les conseils de ses
médecins et s'était installée à Aquila, dont; le Roi lui avait confié le
gouvernement (2). EUe arriva en cette ville en novembre 1568 : elle
était à peine installée, que la maladie de son fils la rappela à Parme.
Dès qu'Alexandre fut guéri, il se remit à chercher anxieu-
sernent les occasions pour s'employer dans quelque entreprise mili-
taire. En 1570, il crut en avoir trouvé une lorsqu'éclata la révolte des
Mores en Espagne. Sans doute, il estimait celle-ci une aventure peu
digne de lui et la traitait de « guerre pour rire », mais il y serait allé
si la malchance n'avait voulu qu'elle cessa au moment où il se pré-
parait à partir (3).
* *
Une autre occasion allait s'offrir bientôt. On pouvait prévoir
une guenre entre les Turcs, et les Chrétiens dans les régions de la
Méditerranée, Les Ottomans, en juillet 1570, venaient de mettre le
siège devant Chypre et il était évident que la république de Venise
allait mobiliser toutes ses forces pour parer au danger,
Déjà avant que Piali Pasha avec sa flotte de plus de 300 navires
ne fût arrivé en vue de Chypre, Alexandre Farnèse avait annoncé à
sa mère son intention de prendre part à la guerre contre les Turcs.
En mai 1570; il lui avait fait connaître que de toutes parts il voyait
se fermer la voie pour employer sa personne au service du Roi
d'Espagne; que, la guerre de Grenade étant terminée et tout étant
tranquille dans les autres parties de la monarchie, il ne pouvait, sans
forfaire à son honneur, ne pas profiter de l'occasion qui s'offrait de
156
PL, XX
157
le duc d'Urbino, le marquis de Pescara et le duc Ottavio Farnèse (1).
Cette circonstance dut être pour Alexandre Farnèse un aiguillon
puissant pour reprendre ses démarches. Quel plaisir ne serait-ce pas
pour lui de se .retrouver en compagnie de Don Juan dAutriche.!
D'autre part, la participation éventuelle de son père à l'entreprise
devait engager le prince de Parme 'à. exiger aussi sa participation
à lui.
S'il faut en croire ·Strada, Ottavio Farnèse n'était pas opposé
aux projets de son fils « espérant que son naturel impétueux se
modérerait parmi les dangers de la guerre. » (2) Il ne devait en tous
cas pas ignorer que déjà. en juin 1570, Alexandre songeait à réunir
la troupe de gentilshommes d'élite qu'il comptait emmener avec
lui (3). Sa condescendance devint encore plus grande lorsqu'il apprit,
par ses agents à Rome, qu'il était question de lui confier la direction
d'une part importante de l'entreprise (4).
Le prince de Parme fit, en septembre, une visite au pape Pie V à
Borne (5) et nous ne doutons pas un seul instant que cette démarche
auprès de l'inspirateur de la ligue contre les 'I'urcs n'ait été en
rapport avec ses projets de prendre part à la guerre qui commençait.
En octobre, et jusqu'en décembre 1570, il était encore toujours
question du duc Ottavio, comme commandant des forces de terre
de la Ligue (6).
Finalement, le Pape, auquel avait été laissée la décision quant au
choix du général en chef des armées de mer et de terre, désigna pour
la double mission Don Juan d'Autriche. Ottavio Farnèse fut donc
évincé et plus rien, semblait-il, ne s'opposait <à ce qu 'Alexandre prît
part à l'expédition. Cependant Philippe II, comme toujours, tempo-
risait. Aux demandes instantes de Marguerite de Parme qui, pour
(1) Les commissaires espagnols au Roi, Rome, 14 juil)et 1570 (SERRAKO, o. C., t. lU,
p. 454); 1\'1. de Fourquevaux à Charles IX, Madrid, 16 juin 1570 (DOUAIS, Dépêches die
J1I. de Pourqueuauuc ...• t. II. pp, 229-30).
(2) STI\.ADA. o. C •• t, II. p. 329.
(3) A. CAPPELLI, A~essand?'o Earnese eâ i piJ,1'migiani ana battaglia di Leptuüo, darrs
Atl1'ea Parma, t. II, 1913, p. 10.
(4) Ibidem, p. H.
(5) Marguerite de Parme au pape Pic V, Oivitaduoale, 27 septembre et 10 octobre :1.570
(Archives du Vatican, Leitere di P?"Ïrlc1p'i" XXX, fO' 258-260).
(6) « La conclusion de la ligue est arrestée el envoyée; mais on ne sçait encore si le
duc d'Urhin sera général pour la descente sur terre ou bien si ce sera le duc de Parme;
toutesfois CI' doibt cstreentre l'ung des deux. » Fourquevaux à Charles IX, ~iadrid,
11 octobre 1570 (DOUAIS, o. C., t. II, p. 280) ; Le même au même, 18 octobre, 1570 (ibidem,
p. 290); Granvelle à Chantonay, Rome, n décembre 1570 (Corres-pondance de Granvelle,
t. IV, p. 51); A. CAPPELLI, O. c., loc. cit., p. :1.1.
158
éviter le mécontentement du souverain, avait insisté pour connaître
son avis, il répondit le 21 février 1571 par une lettre, où il disait
qu'il lui semblait à propos de différer le départ d'Alexandre (1).
Celui-ci ne se donna pas pour battu. Il avait en Don Juan, devenu
chef de l'entreprise, un allié sympathique et puissant; il ne cessa
de presser de demandes et sa mère et le Roi (2). Finalement, Phi-
lippe II donna son consentement (3). Alexandre Farnèse pouvait
aller rejoindre son compagnon denfance et s'engager dans une
aventure pleine de périls et prometteuse de gloire : le rêve de sa
jeunesse était enfin réalisé! (4)
159
_-
.. _ .. _-.--_ .. --~~~-~
CHAPITRE IX
(1) Dans son article cité, A. Cappelli a publié la liste officielle des compagnons
d'Alexandre Farnèse à la bataille de Lépante (o. c., loc. oit., pp. 4-9).
(2) O. G •• t. II, p. 330.
(3) « Menando seco moltr capitani, soldati honorati et gentilhuomini con gli officiali
Gt altre genti al numero di più 300, oltra 400 soldati bravi da combattere, che Ieee levare
ài tutti i regimenti doppo fatte tutte le mostre de' soldatl deI RB a Napoli con licentia et
buona volontà del 'Sor Don Giovanni... dando lor buon soldo a clascuno, secondo. il merito, e
da mangiare ogni cosa a sue spese ... » Liber retationurn, fO 49vo•
160
PL. XXI
161
Le ln août, le départ se fit. Don Juan avait donné à Alexandre
Farnèse la garde des trois galères de la République de Gênes qui,
.sous le commandement 'd 'Ettore Spinola, se joignirent à la flotte
chrétienne (1). Alexandre Farnèse, avec la plupart des gentilshommes
qui l'avaient suivi, s'embarqua sur le navire amiral de Gênes ; ses
autres compagnons furent rêpartiasur les deux autres galères de la
République (2).
Le même jour, Don Juan et toute la flotte firent voile pour
Naples, où l'on arriva le 9 août (3). Dans cette ville avait débarqué, le
22 avril, pour y succéder en qualité de vice-roi au duc dAlcala qui
venait de mourir, le cardinal de Granvelle (4). Ce fut donc ce dernier
qui reçut au débarcadère Don Juan d 'Autriche et ses illustres com-
pagnons, sur un pont en bois richement décoré d'étoffe damasquinée.
Toute la noblesse napolitaine était là. En entrant au port, où se
trouvaient réunies quelque soixante-dix galères, Don Juan dit à
Alexandre Farnèse et au prince d'Urbino, qui l'entouraient: « Pour
pouvoir me débarrasser de la flotte ottomane, je n'aurais pas peur de
recevoir un coup d'arquebuse. Aucun gentilhomme ne mourrait, en
ce cas, plus content que moi. » (5) Dans le cortège qui, du débarca-
dère, conduisit le généralissime au palais du vice-roi, le prince de
Parme était parmi ceux qui précédaient Don Juan.
Le soir du 10 août arriva à Naples l'étendard de la flotte
offert par Pie V (6), ainsi que le bâton de commandement que le
Pape avait bénit lui-même et envoyé par l'intermédiaire du comte
Gentil de Saxatelo. La remise de l'étendard et de l'insigne de com-
mandement se fit en grande pompe le 14 août, dans l'église francis-
caine de Santa Chiara. Le cardinal de Granvelle alla recevoir
lui-même Don Juan et sa suite somptueuse au portique de l'église.
Le généralissime parut dans une armure légère de Milan, en acier
travaillé d'or, le collier de la Toison d'Or au cou, le casque empa-
naché de plumes aux couleurs de la Ligue. Don Juan s'avança jusque
devant les marches du maître-autel, avec Alexandre Farnèse et le
(1) A, CAPPELLI, O. c., loc, cit., p. 12, note 2.
(2) C.-O. TOSI, Alessandro Farnese Il Lepanto e a Navartno, dans Al'te e stor!a, 1910,
p. 195.
(3) G. ARENAPRIMO, O. c., p. 33.
(II) N. NICCOLINI, La cit/à di Napoli neu: anno della ba/aglia di Lepanio (liai dispacci
ael residente veneto), dans l'Archivio storico per le provincie napoletane, nouv. sér., t. XIV,
'1928, p. 394; uoro âotuie se traia de los vtreyes lugartenielltes aet Reino de Napoles, dans-
les Documentas méditos, t. XXIII, p. 288.
(5) N. NICCOLINI, O. c., 100 clt., p. 407.
(6) N. NICCOLINI, O. c., loo, olt., p. 408.
1G2
prince d'Urbino. On vit alors dressé, du côté de l'Évangile, l'éten-
dard envoyé par le Pape. Il était de brocard azur et portait au
centre un grand Christ en croix, entouré d'arabesques en or.El1
dessous du Crucifié s'étalaient les armes du Pape, entourées, à droite,
de celles du Roi d'Esprugne et, à gauche, de celles de la Seigneurie
de Venise. Plus bas se trouvaient celles de Don Juan d'Autriche et
les quatre blasons étaient reliés par des chaînes d'or, comme pour
signifier l'union des trois puissances dressées contre les 'I'ures,
Après la messe pontificale célébrée par l'évêque de Calvi, Don
Juan s'approcha de l'autel et reçut des mains du vice-Toi le bâton
de commandement et ensuite L'étendard, que Granvelle lui remit, en
lui disant par trois fois, respectivement en latin, en espagnol et en
italien : « Prends, heureux prince, l'insigne du vrai Verbe qui s'est
fait homme; prends le 'signal vivant de la Sainte Foi dont, en cette
entreprise, tu seras le défenseur. Qu'il te donne la victoire glorieuse
sur l'ennemi impie et que par ta main son orgueil soit abattu! »
Et toute l'église de Santa Chiara résonna du bruit de centaines
de voix qui criaient: « Amen! » (1).
Un brillant cortège militaire s'avança alors de l'église par les
rues de Naples jusqu'au port, où l'étendard de la Ligue fut hissé sur
le navire amiral, au milieu de décharges de mousquets, d'arquebuses
et d'artillerie ((2).
Trouvant que Don Juan s'attardait trop à Naples, le Pape, plein
d'impatience, lui envoya Paolo Odescalehi avec une lettre autographe,
où ill 'exhortait à partir le plus tôt possible, Dans la nuit du 22 août,
le généralissime donna l 'ordre de mettre le cap sur Messine, où il
avait donné rendez-vous à la flotte vénitienne et aux ~alères ponti-
ficales (3).
* *
Comme on peut bien se l'imaginer, le cardinal de Granvelle, qui
avait revu avec plaisir Alexandre Farnèse, s 'empressa de donner à
Marguerite de Parme des nouvelles du passage du prince à Naples.
« Ce m'a été fort grand contentement, écrivit-il, de voir ici monsieur
le prince, fils de Votre Altesse, lequel va toujours croissant en vertu
(i) B. PORRENO, Historia, del serentssimo seno« D. Juan de Aust1'ia, pp. 96-97; L.
GOLOMA, ieromm, pp. 33i-332; ARENAPR.lMO, o. C., p. 33; STIRLING MAXWELL, o.. C., t. l,
pp. 359 sv.
(2) G. ARENAPR.lMO, O. C., loc. clt., p. 409.
(3) N. NICCOLINI, O. C., loc. clt., p. 409.
ies
et donne journellement meilleure opinion de soi. Il a montré le bon
cœur qu'il a de vouloir se trouver en cette entreprise. Avec raison,
vous lui avez permis de s 'y rendre cette année plutôt que l'année
passée. » (1) Et, parlant de la flotte sur laquelle Farnèse s'était
embarqué, il disait: « Et à la vérité, c'est la plus belle qui, je pense,
se soit vue dans la chrétienté. » (2)
D'autre part, un des gentilshommes italiens qui avaient accom-
pagné le prince Alexandre, informait Marguerite de Parme de la
manière dont ce dernier passait son temps à Naples en attendant
le départ de la flotte. il insistait sur le fait que Farnèse, pour ne pas
donner l'impression qu'il séjournait dans cette ville pour se livrer
aux plaisirs, avait pris la décision de rester à bord de sa igalère :
« Il est tant entouré et aimé ici, écrivait-il, qu'il ne serait possible
de désirer plus. » (3)
C'est dans la nuit du 22 août (4) que Don Juan partit de Naples
avec ses navires pour se rendre à Messine, où, depuis un mois,
l'attendaient avec anxiété Marcantonio Colonna, commandant de la
flotte pontificale, et Sebastian Veniero, amiral des navires vénitiens.
Le jeudi 23 août, tous les navires de la flotte chrétienne se trouvèrent
réunis dans la rade de Messine.
On y remarquait la superbe galère de Don Juan, la Reale, vais-
seau amiral, à soixante rameurs, riche en dorures, sculptures et
marquetterie, œuvre de G.-B. Vasquez, artiste de Séville. La fière
bannière de Saint Marc flottait sur les 6 énormes galéasses, les
48 galères et les 2 frégates de la République de Venise ('5). On se
montrait aussi les trois galères envoyées par le duc Emmanuel-
Philibert de Savoie, la Capitana ff,i Savoia, la Margherita di Savoia
et la Piemontese, ainsi que le vaisseau amiral des chevaliers de Malte,
commandé par Fra Pietro Giustiniani (6). Vers le milieu de sep-
tembre, les navires qui devaient encore venir de Chypre, d'Espagne,
de Gênes et de Venise avaient à leur tour rejoint la flotte (7).
Les soldats qui se trouvaient répartis entre les différents navires
étaient au nombre de près de 20.000,soit 8.160 Espagnols, 5.208 Ita-
164
'"d
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~
LE NAVIRE AMIRAL DE DON JUAN A LA BA'l'AILLE DE Ll~PAN'rE ~
>-<
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(Petit cadre ex vota à l'église de S. Pietro a Malella à Naples)
liens, 4.987 Allemands. Un millier de soldats allemands étaient
malades et restèrent dans l'hôpital de Messine (1). Parmi les équi-
pages se trouvaient assez bien des gens des Pays-Bas, qui avaient
fui devant le duc d'Albe et qui, ne sachant où"aller ni comment vivre,
avaient offert leurs services à Don Juan (2).
Alexandre Farnèse avait réparti, entre la capitane de Gêne·s,
où il s'était embarqué lui-même, et un autre des navires de cette
République, 12 seigneurs titrés et 22 gentilshommes, ainsi que
152 soldats italiens qu'il avait pris à son service, bien armés et gens
expérimentés (3).
Avant que la flotte ne partît de Messine, le prince de Parme,
malgré sa jeunesse, eut l'occasion de rendre un service signalé aux
alliés chrétiens, en mettant rapidement fin à une dispute qui mena-
çait de désunir gravement les chefs. Don Juan avait observé, en
arrivant à Messine, que les navires vénitiens, - s'ils' l'emportaient
par le nombre, ne contenaient pas assez de soldats et de marins
pour pouvoir avec succès aller à l'abordage des vaisseaux ennemis.
TI jugea nécessaire d'y remédier en y plaçant des renforts de soldats
espagnols. L'amiral vénitien Veniero, homme de tempérament colé-
rique, n'y consentit qu'en rechignant. Toutefois, soldats vénitiens et
soldats espagnols, ne s'aimant guère, en vinrent bientôt aux mains
sur l'un des navires où flottait le pavillon de Saint Marc. Veniero
ordonna d'arrêter les mutins. Un capitaine italien au service de
l'Espagne résista à main armée à cet ordre; l'amiral vénitien le
fit pendre séance tenante à l'un des mâts du navire. Don Juan,
se sentant offensé en sa qualité de capitaine général de la Ligue,
entra dans une violente colère. Excité par son entourage, il parlait
déjà d'attaquer la flotte vénitienne, lorsque le jeune prince de
Parme s'interposa. Celui-ci séjournait presque en permanence sur
le navire de Don Juan (4) et put intervenir ainsi au moment critique.
Il calma la colère de son oncle et donna à Marcantonio Colonna, com-
mandant des navires pontificaux et à Agostin Barbarigo, lieutenant
165
général de la flotte vénitienne, le temps de monter il, bord de la Reale
et d'amener Don Juan à renoncer à son projet inconcevable (1).
Alexandre Farnèse assista aussi au conseil de guerre que Don
Juan réunit à Messine et où l'on examina la conduite à tenir (2).
Au cours de cette séance, les Vénitiens furent très surpris de
constater que le généralissime était pleinement déterminé il, prendre
l'offensive contre la flotte turque et ne songea pas un instant à
débarquer sur la côte d'Afrique,comme on supposait que c'était le
dessein des Espagnols (3). Le prince de Parme, au cours des discus-
sions du conseil, insista pour l'offensive immédiate.
';:'
:Ji: *
(1) FEA. O. c.,pp. 27-28. - L. SERRANO, La Liga de Lepanio ...• t. l, pp. 120-122. place
l'incident à Corfou, et parle seulement de la médiation de Colonna.
(2) B. POR.R.ElNO,RistOl'ia del se1'enissimo seïior D. Juan de Aust-ria, p. 102; FERXANDO
DE HERRERA, Relacion de la guerra ..., loc. cit., p. 310.
(3) L. SERRANO,La Liga de Lepanto ..., t. I, p. H9.
(4) Don Juan d'Autriohe à Don Garcia de Tolède, Fosa de S. Juan, 16 septembre 1571
iDoeumentos inéditos, t. III, p. 27).
(5) Cf FERNANDODE HERRERA,R.elaçion de la aueïra de Cipre 11 suceso Ile la bataïta
naval de Lepanto, dans Documentes inéditos, t.. XXI, p. 322.
(6) L. SERRANO,O. e., t. I, p. H9. Don Juan écrit lui-même à Don Garcia de Tolède,
en quittant Messine: « Llevo doscientas y echo galeras, veinte y seis mil infantes, seis
galeazas y veinte )' cuatro naves. » (Documentos inéditos, t. III, p. 27). Un chiffre sensl-
blement égal est fourni par la Relaçion déjà citée de Ibarra, qui note 208 galères,
fi galéasses et 22 navires (Documentas inéditos, t. III, p. 211).
lGG
Arrivée à Corfou, la flotte y resta: plusieurs jours, cherchant
des renseignements sur la position exacte de Pennemi : une escadre
de galères .légères fut envoyée dans ce but vers le Levant. Elle revint 1
signalant que les Turcs se trouvaient -dans les eaux de Lépante.
Après un conseil de guerre, Don .Iuan décida de se ~diriger de ce
côté dans la nuit du 6 octobre, dessayer d'occuper l'entrée du golfe
de Lépante avant l'aube et de chercher ensuite la flotte turque pour
la forcer au combat.
Le 7 octobre, une heure après le lever du soleil, les adversaires
se rencontrèrent dans la bouche extérieure du golfe, près des îles
appelées Curzolares ou Équinades (1).
La flotte turque, sous le commandement d 'Ali Pacha, se trouvait
disposée, lorsqu'on la découvrit, en demie lune, conformément à
1'habitude musulmane. Mais, voyant la flotte chrétienne ordonnée en
un centre flanqué de deux ailes qui pouvaient manœuvrer indépen-
damment, et fermé par une arrière-garde, l'amiral turc adopta la
même formation de combat.
La flotte ottomane était sans nul doute supérieure à celle des
chrétiens par le nombre des galères, dont il faut placer le chiffre à
230 au moins. Le nombre de soldats, de marins et d'esclaves rameurs
devait atteindre, semble-t-il, 130.000.
Mais, si la flotte turque présentait un ensemble plus homogène
que celle de Don Juan, les soldats qui montaient les navires étaient
moins bien armés et moins disciplinés que les équipages des vais-
seaux espagnols, vénitiens et pontificaux.
C'est au centre gauche de la ligne de bataille chrétienne que
se trouvait disposée la eapitane de Gênes, sous Ettore Spinola,
montée par Alexandre Farnèse. Elle n'était séparée du navire amiral
de Don Juan que par la capitane de Venise, montée par Sébastian
Veniero, et par la Padrone Reale (2). Lorsque les deux centres, le
centre turc et le centre chrétien, se lancèrent l'un contre l'autre, le
prince de Parme vint se poster à la proue de sa galère, comme un
simple soldat, pour pouvoir férir des coups. Il laissa le soin de diriger
ses hommes à Paolo Vitelli, en qui il pouvait avoir confiance. Dans la
mêlée, son vaisseau se trouva dans une situation critique: il fut
(1) Les meilleurs récits de la bataille de Lépante sont ceux de STIRLING MAXWELL, o. C.,
t. I, pp. 384 et sv. et de L. SERRANO, La Liga cie Lepanto ...., t. I, pp. 127 svv. Maxwell suit
de préférence les sources italiennes.
(2) D'après le plan de bataille contemporain, publié par G. ARENAPRIMO, o. C., p. 143.
167
attaqué de trois côtés par des navires turcs.: Après avoir vaillam-
ment combattu, tout en rr'oubliant pas son' office de capitaine et en
surveillant ce qui se passait, il remarqua particulièrement une galère
ennemie, où se trouvait Mustafà Esdey, trésorier de la flotte turque.
Cette galère, qui contenait le trésor d'Ali Pacha, était défendue par
plus de 300 janissaires. Aussi, lorsquil voulut passer à l'abordage du
vaisseau ennemi, le prince de Parme le trouva mieux garni de troupes
qu'il ne pensait et se vit repousser. Alors, avec le courage à la fois
tranquille et irrésistible qui le caractérisait; ce jeune homme de
25 ans saisit une lourde épée, dont il savait, bien se servir, et sauta
dans la galère ennemie, suivi d'un valeureux soldat espagnol, nommé
d 'Avalos (1).
'Maniant son arme des deux mains, ils 'ouvrit un passage au,
milieu des Janissaires, passage par lequel ses soldats se précipitèrent
à sasuite.excités à la fois par l'exemple que leur donnait et par le
danger que courait leur chef. L'équipage de la galère turque était Sui'
le point de se rendre, lorsque Scander Pachaarriva au' secours avec
un autre navire.
" Cependant, comme une des deux galères génoises de Farnèse lui
faisait continuellement parvenir de nouveaux renforts, les Turcs ne
purent soutenir longtemps le combat. Mustafà fut d'ailleurs tué et
Scander Pacha lui-même blessé et' fait, prisonnier. Le prince de
Parme finit ainsi par se rendre maître non seulement du vaisseau
qui portait le trésor, mais aussi de la galère qui était venue à son
aide.
Ce fait d'armes, ainsi que le courage avec lequel Alexandre se
distingua au cours de la bataille, est signalé par la plupart des histo-
riens ou des témoins des événements (2).
168
PL. XXIII
B,\T.\ILLE DE LÉP.-\l\TE
Fresque d'Er-cole Pio et .\nlonio Paganini (15ï5)
(Bibliothèque clu monastère St-Jean l'Évangéhste, Parme)
S'il faut en croire Strada, Don Juan, qui avait appris les
proues-ses de Farnèse pendant le combat, l'embrassa,tout en lui
reprochant d'avoir exposé sa vie avec tant de témérité. Alexandre lui
répondit en disant que cette témérité devait être attribuée.à sa femme,
Marie de Portugal, dont les prières, affirmait-il, lui servaient de
rempart (1).
Après un combat de plus de trois heures, la flotte turque était
vaincue: seul le vice-roi d'Alger, le rénégat Aluch Ali, avait réussi
à s'enfuir vers Santa Maura avec 30 galères plus légères et plus
rapides que les autres. Des 300 unités ennemies, 117 restaient aux
mains des chrétiens, avec environ 450 pièces d'artillerie et plus de
3.000 esclaves. Les vainqueurs délivrèrent plus de 15.000 captifs. Plus
de 30.000 Turcs étaient hors de combat (2).
Aussi, le magnifique poète Fernando de Herrera pouvait-il
entonner son chant de triomphe:
* *
Le 10 octobre, ce dernier envoya son premier rapport au roi
d'Espagne sur la victoire de Lépante. Il y disait, entre autres : « Il
y a ici les deux princes (Parme et Urbino), dont celui de Parme fut
parmi les premiers qui abordèrent et prirent la galère avec laquelle
la sienne propre était engagée dans le combat. Si cela plaît à Votre
Majesté, il serait bien de lui faire écrire une lettre de remercie-
ments. » (5)
169
A Corfou; le 24 octobre, les commissaires de la flotte firent à
Don .Juan des propositions au sujet de la répartition de l'énorme
butin qui avait été pris. Ils suggêrèrent de donner aux princes de
Parme et d'Urbino 25 esclaves respectivement, « à moins, ajou-
taient-ils, qu'il ne paraisse bon à Votre Altesse d'établir une diffé-
rence en faveur du prince de Parme. » Don Juan fut de cet avis:
il ordonna de remettre à Alexandre Farnèse 30 esclaves- au lieu
de 25 (1).
Fin novembre, Philippe II, donnant suite aux suggestions du
général en chef, écrivit à Ascanio della Cornia, au marquis de Santa
Cruz, à Juan Andrea Doria, à Paolo Jordan Ursino, au comte de
Santa Fiore, au prince d'Urbino et à Alexandre Farnèse pour les
féliciter tous de Ieurattitude à la bataille de Lépante (&).
On peut s'imaginer avec quelle anxiété Marguerite de Parme,
le duc Ottavio et Marie de Portugal avaient attendu des nouvelles du
prince Alexandre. Celui-ci, fidèle à sa coutume d'informer sa mère la
première dans toutes les grandes circonstances de sa vie, lui
écrivit déjà le 9 octobre, exultant de joie, pour la rassurer et lui
envoyait un courrier pour lui donner un compte rendu de ce qui
s'était passé (3). Bien plus, loin d'accompagner Don Juan et les
autres chefs dans leur rentrée triomphale à Messine, le prince de
Parme se fit conduire, avec <celui d'Urbino, sur les galères de la
République de Gênes jusque Otrante, où il débarqua, pour de là se
rendre tout de suite aux Abruzzes dans le dessein el 'y visiter sa
mère {4).
La bataille de Lépante mit fin à la campagne de 1571 : le ravi-
taillement était insuffisant et il n 'y avait pas assez de forces nouvelles
pour entreprendre quelque chose d'important. Après avoir occupé, le
19 octobre, sans aucune utilité, l'île de Santa Maura, les forces alliées
170
se séparèrent avec là promesse de se retrouver, l'année suivante, en
avril, à Corfou (1).
(1) L. SERRANO, La LifJa de Lepœüo, t. ï, p. 142, A. CAPPELLI. O. C., loe. clt.. p. 17.
(2) L. SERRANO, La Liga de Lepanto ...• pp. 145-154.
(3) FEA, o. c., p. 32.
(4) L. SERRANO, Correspondencia pp. 663-664.
([gplomatica ..., 1.. IV,
(5) A. CAPPELLI, O. c., loc, cit., p. 17. - « Non laseio el sor Principe di tornarei di
nuovo a sue spese con i medestmt dei anno inanzi. » Liber retationum, fO 50.
(6) L. SERRANO, La Liga de Lepanio, t. l, p. 155, note 1.
171
La duchesse et le héros de Lépante ne s'étaient pas encore vus
auparavant, tout en entretenant une correspondance suivie. La ren-
contre fut 'émouvante et Alexandre y assista. Marguerite organisa en
l 'honneur de son illustre visiteur des bals, des tournois, des festivités
de tout genre. Au début d'avril, Don Juan retourna à Messine (1).
Au: mois de mai,' Alexandre se remit en route pour rejoindre
son poste de combat : le 4 mai, il était à Rome; le 16, à Castellamare,
prêt à s'embarquer pour la Sicile. Enfin en juin, il se trouva de nou-
veau à Messine (3). Comme, toutefois, la flotte n'appareillait toujours
pas et que l'inactivité de son oncle finit par l'énerver, le prince de
Parme avertit sa mère que, si Don Juan ne changeait pas de méthode,
il allait retourner chez lui une fois de plus (3).
Alexandre devait avoir averti son oncle de ses intentions, car
celui-ci lui remit, le 4 juillet, une lettre adressée à Marguerite de
Panne et que le prince devait présenter lui-même à sa mère. « Le
seigneur prince pourra assurer Votre Excellence, disait Don Juan,
du zèle qu'il a trouvé en moi pour le servir et lui donner toute satis-
faction. Je crois que celle qu'il a de moi n'est pas 'au-dessous de celle
que j'ai de lui; elle est, réciproquement, telle que notre amitié, notre
parenté et nos relations nous y obligent. » (4)
TI semble que, cette fois, Farnèse soit resté à Messine, car fin
juillet, Ottavio Farnèse le rappela à Parme. Le prince, dans une
lettre chiffrée, s'excusa de ne pouvoir retourner, les préparatifs de
départ de la flotte étant sérieux et Don Juan s'apprêtant à partir
pour les mers du Levant (5)"
172
de 200 navires. Don Juan crut pouvoir livrer immédiatementbataille,
mais cette fois, les Turcs, quoique supérieurs en nombre aux chré-
tiens, manœuvrèrent habilement pour éviter tout combat (1).
En courant ainsi de tous côtés à la recherche de la flotte otto-
mane, qui se dérobait continuellement, les navires de la Ligue
devaient régulièrement envoyer des hommes à terre pour faire la
provision d'eau potable. C'est à l'occasion d'un de ces débarquements
que, le 18 septembre, Alexandre Farnèse trouva l'occasion de se
distinguer.
Un certain nombre de volontaires étaient descendus en corvée sur
le promontoire de Coron. Le prince de Parme avait obtenu l'autori-
s~tton de les accompagner. Au moment où la petite troupe était
occupée à sa mission, elle fut attaquée à l'improviste par les Turcs.
Les cavaliers dAluch Ali s'étant précipités il l'assaut, Farnèse se
porta en avant avec des fantassins et s'exposa comme un simple
soldat. TI y courut un si grand danger que Don Juan crut nécessaire
de le lui reprocher violemment, lorsqu'il regagna les navires de la
flotte chrétienne (2).
(i) Lettre de Pompeo Colonna, 8 aoüt i572, publiée par A. CAPPELLI, O. c., loc. cit.,
pp. i8-i9.
(2) CARACCIOLO, 1 commentari deLla guerra (atta coi Turchi da D. Giovœnni d'Austria,
nn. II, p. 89. Florence, 1581. Cfr STIRLINGMAXWELL, O. C., t. r, p. 490; FEA, o. e., p. 32.
(3) « Nondimeno risolverono, per soiustore al Prmcipe di Parma principalmente, di
tentare Navarino ... » ADRIANI,lstoria dé suoi tempi ..., fo 923B. Cfr L, SERRANO,O. C" t. II,
p. H9.
(4) « Dum Giovanni non voise che se metessi in terra altra gente che gli Spagnuoli
et venturieri, acclochè tutto l'honore et tutto il guadagno fosse suo, » Rapport de
Foscartni, publié par STIRLINGMAXWELL, O. C., t. II, p. 426,
i73
Navarin n'était alors qu'un misérable villaga.plaeè au sommet
dnne montagne rocailleuse; au pied de celle-ci, vers l'intérieur, se
trouvait une grande lagune on un grand marais qui ne laissait à
celui qui venait du côté de la terre ou du continent d'autre moyen
d'atteindre la place qIU'en marchant sur deux langues de terrain,
1'une enfermée entre la mer et le marais, l'autre resserréaeutre lé
marais et le port de Navarin (1).
. . Les troupes du prince de Panne devaient débarquer non loin de
hi place, en pleine nuit, afin d'approcher sans que les habitants du
village ne s'en aperçussent ou que la garnison turque ne pût l'empê-
cher. La flotte de la Ligue se disposerait à l'entrée du golfe de
Navarin pour rendre impossible à Aluch Ali, qui se tenait non loin
de là dans le port de Modon, d'arriver avec ses navires au secours
dês assiégés.
Là nuit du 2 octobre, :la mer étant moins démontée que les jours
pl'écédents, le débarquement s'opéra sans incident. Il fallait, avant
tout, planter l'artillerie assez près de la place pour pouvoir bombar-
der celle-ci et empêcher les secours d'Aluch Ali de se porter en avant.
On occuperait ensuite par des arquebusiers et quelques pièces
d'artillerie légère l'unique chemin praticable, que l'on disait exister
entre les deux places de Navarin et de Modon et qui bordait le rivage
de la mer.
Au matin, lorsque la clarté se fit, les gens de Navarin s'aperçu-
rent de la présence de l'ennemi : l'infanterie et la cavalerie turques
qui en formaient la garnison sortirent des fortifications pour empêcher
la mise en place des batteries de Farnèse.
Le terrain, fort pierreux et dépourvu d'arbres était, pour le
surplus, mal connu des chrétiens. Les 'I'ures purent, un moment,
arrêter la marche des assaillants vers le village, Mais Farnèse poussa
rapidement en avant les arquebusiers espagnols et les fit suivre de
quelques piquiers de la même nation, qui attaquèrent avec fougue. Les
Turcs ee repliant, l'avance vers Navarin put continuer. Lorsqu'on
fut arrivé à l'endroit qui parut le meilleur pour y installer les
batteries de gros calibre, le feu de Ia forteresse, opérant en tir
plongeant, infligea aux soldats de Farnèse des pertes sérieuses.
A cause du caractère rocailleux du ferrain, il n 'y avait guère
moyen de flanquer les pièces de redoutes, ni de couvrir les munitions.
174
.__ .- ---- -- .... _ ... __ . --- -_ _- _.
.. --------------------
176
Cependant, plus de 700 tués jonchaient la plaine devant Navarin,
sans qu'aucun avantage eût été obtenu (1).
* *
L'entreprise, faite pour permettre-à Farnèse de se lancer dans
quelque tentative audacieuse et aussi pour contenter les Vénitiens,
qui se plaignaient de l'inactivité de Don Juan, fut tout autre que
bonne. L'insuccès doit-il être mis sur le compte du prince de Parme?
Le capitaine général des Vénitiens, F'oscarini, qui n'avait aucune
raison d'épargner Don Juan et son neveu, dans le rapport qu'il
envoya à Venise ne charge point Alexandre Farnèse. Il était cepen-
dant convaincu que Don Juan, en prenant Navarin, avait l'inten-
tion d'y lais-ser une garnison espagnole et d'empêcher les Vénitiens-
de tirer gloire de l'entreprise. Il insinue que le généralissime donna
le commandement de l'expédition à Farnèse, parce que celui-ci était
son neveu. Malgré ses préjugés, F'osearini ne rend point le prince
de Parme responsable de l'échec (2). Il est certain que la précipita-
tion avec laquelle le siège fut entrepris, y fut pour beaucoup. Quant à
l'imprévoyance qui consistait à ne pas s'être rendu maître des
passages étroits par où la place pouvait être secourue du côté du
continent, elle semble devoir être imputée au colonel espagnol Padilla.
Celui-ci, avec l'avant-garde, avait eu pour mission d'occuper les
deux petits isthmes qui reliaient Navarin à la terre ferme, et s'était
contenté de n'en occuper qu'un seul.
Les Vénitiens conçurent un violent dépit de l'insuccès de la cam-
pagne de 1572, et ils essayèrent de prouver au Pape que ces, échecs
étaient dûs aux Espagnols. Revenant par Rome après la campagne,
Alexandre Farnèse 'contrecarra cette entreprise calomnieuse; il prit
parti pour Don Juan et les Espagnols, dont il mit en relief les mobiles
et dont il expliqua l'attitude (3).
En tous cas, la Ligue fut dissoute et le prince de Parme rentra
chez lui. Le 8 novembre, il fit son entrée à Plaisance, où il trouva sa
famille en bonne santé et ses enfants devenus si grands, qu'il put à
peine les reconnaître au premier abord (4),
(i) Le meilleur récit du siège de Navarin, que nous avons suivi ici, est celui de
SERR.;'NO, La Liga de Lepanto, t. II, pp. 119-133. afr aussi STIRLING MAXWELL, O. C., t. II,
pp. 490-494; A. CAPPELLI, Alessandro rorneee au: impresa di Naoarino, dans Aurea Parma,
t. I, fasc. 1-2; o.-O. 'I'osr, Alessandro Earnese a Lepanto e a Navartno, dans Arte e Staria,
1910, fasc. 7.
(2) Voir son rapport dans STIRLING MAXWELL, O. C., t. I, loc. cit.
(3) L. SERRANO, La Liga de Lepamto ..., t. Il. p. 175.
(4) Alexandre à sa mère, 25 novembre 1572 (A. F. K, Carte torneeuuie, Piandro,
fascio 1624).
177
Entretemps, des Abruzzes où elle résidait toujours] Marguerite
de Parme avait envoyé à Don. .Iuun, qui était rentré à Naples, son
familier Pietro Aldobrandini pour recommander tout spécialement les
intérêts de son fils. EUe reçut une lettre où le héros de Lépante lui
affirmait une fois de plus son dévouement à Alexandre «parce qu'il
est vraiment le digne fils de sa mère et qu'il ne sera pas moins soldat,
ni moins vaillant que son père» (1).
Peu de jours après, Don Juan lui faisait savoir qu'il avait averti
Alexandre qu'il continuait à résider en Italie et que, des galères
retournant en Espagne, le prince en profiterait peut-être pour se
rendre à la cour. « J'aimerais mieux l'accompagner, continuait Don
Juan, et le servir pour que je puisse en personne rendre compte à
Sa Majesté de la valeur, de la diligence et des autres qualités avec
lesquelles il l'a servie. » (2)
Dans les premiers jours de février, le vainqueur de Lépante
parut de nouveau à Aquila, où il s'entretint sans doute avec Margue-
rite de Parme de l'avenir d 'Alexandre et des entreprises où on
pourrait l'employer. Après un court séjour dans les Abruzzes, il
regagna Naples, promettant de venir encore visiter la duchesse de
Parme avant son départ définitif pour l'Espagne (3). Au début d'avril,
Don Juan apprit à Naples que les Vénitiens avaient conclu la paix
avec les Turcs : il dut en être profondément affecté.
Mais, si la Ligue était désormais morte et enterrée, il restait
toujours ce projet de la prise d 'Alger ou de. Tunis, dont les chefs de
la Ligue avaient un instant parlé au cours de la campagne de 1572.
Comme, à la cour d'Espagne, on estimait que l'attaque d'Alger
était un projet irréalisable, Don Juan décida d'aller s 'installer à
Messine pour examiner si l'on ne pourrait rien tenter contre Tunis.
« Il est certain, écrivit-il à ce sujet à Marguerite de Parme, que dans
la pensée que nous aurions été à Alger, j'écrivis avec de, grandes
instances à Sa Majesté, lui l'appelant les mérites du seigneur prince
et son désir d'être employé dans cette expédition où, si elle s'était
réalisée, j'aurais voulu le voir. » (4)
(1) Lettre du 5 décembre 1572, chez GACHARD,Don Juan d'Autriche, loc. cit., p. 65.
(2) Lettre de Naples, 9 janvier 1573, chez GACHARD, 0'. c., loc. olt., p. 66. '
(3) GACHARD, o. c., loc. cit., p. 67.
(4) Naples, 26 juin 1573, chez GACIIARD, o. c., loc. eu., pp. 72-73.
178
Alexandre Farnèse ne semble pas avoir été averti du projet de
Don .T uan de surprendre Tunis, ou, s 'il le fut, il le fut trop tard. En
effet, Don Juan,ah'ivé à Messine le 8 octobre, prit rapidement ses
dispositions d'attaque et, déjà le 11, il entra à Tunis sans coup férir:
C'est le 7 octobre que le prince de Parme arriva en toute hâte à
Naples, pour y apprendre que son oncle était parti. Le cardinal
de Granvelle annonça cette arrivée à Don Juan de Zufiiga, ambassa-
deur espagnol à Rome : « I.Je seigneur prince de Parme arriva ici
hier, écrit-il le 8, il compte s'embarquer demain dans les galères de
Sa Sainteté et de Savoie ... Nous attendons impatiemment Giovanni
Andrea Doria avec les soldats allemands et les galères d'Espagne
qu'amène Don Alonso de Leyva. » (1)
Ces navires arrivèrent, mais furent retenus par le mauvais temps
dans le port jusqu'au 26 octobre. On peut s'imaginer l'impatience qui
tenaillait Alexandre Farnèse, qui voulait rejoindre au plus tôt Don
Juan, Il ne perdit pas son temps en vaines récriminations : il sauta
dans une barque et essaya de gagner le large, mais la mer démontée
le repoussa à chaque tentative. Pendant qu'il luttait ainsi contre la
tempête, arriva la nouvelle que Don .Juan s'était déjà rendu maître de
Tunis (2).
Le prince de Parme en ressentit une profonde douleur (3) :
depuis Lépante et Navarin, que d'espoirs et de déceptions! Il accepta
de loger chez le cardinal de Granvelle avant de retourner à Parme, en
compagnie de César Gonzaga. Granvelle le consola. de sa malchance,
en faisant valoir que Gonzaga et Giovanni Andrea Doria n'avaient
pas non plus pu se rendre à Tunis et qu'en somme, tous avaient part
au bon succès de Don Juan (4).
Le 20 novembre, Farnèse fut de retour à Parme (5) et s'empressa
d'aller à Aquila rendre compte à sa mère des événements des derniers
mois (6). Dans ces conversationsentre la mère et le fils, il fut ques-
tion du voyage qu'Alexandre comptait entreprendre en Espagne en
compagnie de Don Juan, pour y voir le Roi et obtenir de lui une
(1l Lettre ele Naples, 8 octobre 1573, dans Documeutos tnéditos, 1. CIl, p. 309.
(2) FEA, o. c., p'. 36.
(3) Ibidem.
(4) Granvelle à Marguerite de Parme, Naples, (j novembre i5i3 (Col'l'esponclance de
Granvl?lll?, 1. IV, pp. 584-585).
(5) Alexandre à sa mère, Parme, 30 novembre 1573 (1\. F. N., Catie [ornesume,
rsanara, tascio f(}2,4).
(6) Granvelle à Marguertte de Parme, Naples, 2 décembre 1573 (A. F. 'N., Carte
tomeeume, Pumâra, fascio 1624).
09
charge digne de ses services passés etconforme à son rang (1)~Mais
ce projet aussis 'en alla en fumée, Philippe ayant encore immobilisé
le vainqueur de Lépante pendant de longs mois à Naples, sans lui
donner des ordres (2).
180
qu'il nous ferait grâce à tous, et particulièrement à moi, car des
enfants ne conviennent pas à un homme tel que je suis, » (1)
Après bien des mois d'attente, PhÙippe II envoya Pargent
nécessaire pour licencier les forces de terre et de mer qu'en 1571 on
avait mobilisées pour la Ligue contre les Turcs, et Don Juan put
faire ses préparatifs de départ.
Il partit de Naples le 15 avril 1574. En route, il apprit que le
Roi l'avait nommé, pour une année seulement, son lieutenant général
en Italie : « tenir en respect les voisins, faire passer des secours aux
Pays-Bas et s'occuper d'autres affaires de même nature », telle était
sa mission {2).
* *
En sa nouvelle qualité, Don Juan s 'établit à Vigevano. Il se
déclara charmé de demeurer en ce quartier, dans une lettre envoyée
à la duchesse de Parme: « c 'est que j 'y jouirai du voisinage et de la
compagnie du seigneur prince (Alexandre Farnèse) » écrivit-il (3),
Et de fait, à peine Alexandre eut-il appris que Don Juan se trouvait
à Vigevano qu'il alla lui rendre visite: il le revit une seconde fois,
à Milan {4).
Pendant ce séjour de Farnèse à Milan, un certain Cesare Negri,
qui avait donné des leçons de danse à Don Juan, imagina de repré-
senter à ses propres frais une scène masquée de son invention. La
représentation eut lieu au corso de la Porta Romana; Don Juan
et Alexandre Farnèse y assistèrent en spectateurs du haut du 'balcon
du palais Vicino, Conduit par le dieu Pan, le cortège, sous forme de
procession musicale, se termina par un char où trônait Vénus. Quatre
rois, quatre reines, quatre nains et quatre sauvages exécutèrent sous
les fenêtres où se tenaient les deux princes une danse fantastique et
endiablée .(5),
Le mois suivant, Don Juan, qui continuait à résider à Milan,
décida de visiter la cour de Parme et d 'y présenter ses hommages à
Marie de Portugal.
181
Le duc Ottavio se Tendit à la rencontre du héros de Lépante et
l'accueillit d"abord à Plaisance. Un tournoi r fnt organisé en'l'ho~leur
de l'illustre visiteur. Ce fut le comte Alberto Scobti qui fut « main-
teneur» de ce tournoi, auquel on convia quantité de nobles et de princes
italiens « pour recevoir le premier chevalier de la chrétienté ». C'est
ainsi que s'exprimait l'annonce publique du tournoi, publiée à Plai-
sance le 24 juillet.
Le 27 juillet, Don Juan quitta Milan, avec une compagnie de
24 gentilshommes, et s'arrêta en chemin à Lodi, où il fut l 'hôte du
comte Claudio Landi. C'est à Mirandola que le reçut Alexandre
Farnèse, qui l'y attendait avec une 'suite, de 20 gentilshommes à
cheval. Les deux princes passèrent ensuite de l'autre côté du PÔ, où
Ottavio Farnèse se tenait prêt à les recevoir. Tout le cortège se mit
ensuite en route pour Plaisance, où l'évêque de 'cette ville et la prin-
cesse Marie de Portugal accueillirent Don Juan. Un banquet somp-
tueux et un bal terminèrent cette première journée.
Le 2,9 juillet, le tournoi eut lieu sur la Piaeea Magg'io1'e. Don
J uanet la princesse Marie occupaient la loge princière. Ils virent
défiler devant eux un cortège, où figurait un char sous forme de
galère. Une Victoire se trouvait assise à la poupe; derrière
le char marchaient quatre Turcs enchaînés, allusion claire à la
victoire de Lépante. Le prince de Parme parut aussi dans ce cortège,
en armure dorée, le casque porté devant lui par un page, comme cela
se pratiquait toujours dans les tournois vespagnols, Le cimier du
casque était très élevé et formé de plumes disposées de manière à
représenter la lanterne d'un vaisseau 'amiral. Sur le bouclier azur et
argent du prince était représentée une cigogne détruisant des ser-
pents,et inscrite la devise : Publicae saluti.
Lorsque le tournoi battit son plein, Don J uansentit le besoin de
quitter la tribune d'honneur et de prendre part aux évolutions des
combattants, Il y remporta le prix attribué à celui qui avait fait le
plus beau 'coup de lance.
Après le tournoi, Marie de Portugal conduisit son visiteur à la
citadelle de Plaisance, où une réception brillante avait été organisée.
Le lendemain matin, le duc Ottavio et Alexandre firent visiter en
détail à Don Juan toutes les parties de la forteresse, où la garnison
espagnole rendit les honneurs en faisant retentir des décharges
d'arquebuse et d'artillerie. Le duc Ottavio et son fils ne manquèrent
sans doute pas cette occasion pour entretenir leur hôte de la restitution
182
tant désirée de la citadelle et sollicitèrent probablement son interven-
tion auprès du Roi (1).
Le 31 juillet, de grand matin, accompagné par Alexandre Far-
nèse, Don Juan quitta Plaisance 'et gagna rapidement Gênes. Là, les
deux amis se séparèrent. Don Juan s'embarqua pour Naples, dans le
but d 'y réunir rapidement la flotte nécessaire pour secourir La
Goulette. On venait d'apprendre, en effet, que les Turcs assiégeaient
cette piace où Gabrio de Serhelloni résistait courageusement à toutes
les attaques, en attendant des renforts (2).
(1) ANTONIO BEXDINELLI, Il nobiUssimo e richissimo torneo tœua ne~ÙI; magnifioa città
.ài Piacenza neUa venuta del sei'enissimo Don Giovanni d'Austria. Plaisance, Fr. Conti, 1574.
(2) FEA, O. c., p. 36.
(3) Alexandre à sa mère, Parme, 7 août 1574 (A. F. N., Carte fal'nesiane, Fiwncll'a,
.rascto 16241.
(4) FEA, o. c., p. 36.
(5) FEA. o. C., p. 37.
(6) GACIIARD, Don Juan d'Autl'lche, loc. cit., p. 82.
183
Defait, Alexandre s'était vite rendu compte que tous les prépa-
ratifs que Don Juan avait faits ne conduiraient à aucun résultat
appréciable : les semaines s'étaient passées après les semaines dans
une inactivité des plus énervantes. En arrivant à Trapani, Alexandre
avertit sa mère que l'on ne devait s'attendre à aucune entreprise de
quelque importance, que la flotte serait bientôt dispersée et que Don
Juan ne tarderait pas à partir pour l'Espagne (1).
C'est, en effet, ce qui arriva. Mais Alexandre, de retour à Naples
dans les premiers jour.s de novembre, n'attendit même pas la liquida-
tion de l'entreprise : il alla visiter sa mère dans les Abruzzes et revint
à Parme, le 3 décembre 1574 (2).
Les hostilités entre Turcs et Espagnols étaient pratiquement
terminées après l'échec de La Goulette: Philippe II n'aimait guère
les aventures 'africaines et, dans la Méditerranée orientale, la paix
conclue par les Vénitiens avec Constantinople y excluait toute possi-
bilité d 'hostilité ou de conflit armé. Une nouvelle période d'inactivité
allait s'ouvrir pour le prince de Parme, encore plus pénible sans
doute que celle de 1566 à 1570, car Alexandre avait maintenant goûté
les aventures et recueilli de la gloire et pourrait difficilement s'en
passer.
184
CHAPITRE X
i85
des enfants issus du mariage d 'Alexandre avec Marie de Portugal, et
Ottavio s'entendait traiter davare parce qu'il trouvait exagérées les
dépenses faites par son fils pour participer à la guerre contre les
Turcs. Les dettes que le prince de Parme s'était vu obligé de faire,
représentaient une somme de 65.000 écus (1).
Ces querelles, jointes au sentiment de l'oisiveté forcée, étaient
pour le prince de Parme une source d'exaspération : il cherchait
anxieusement le moyen de s'évader du milieu où il s'étiolait et où
l'amour désintéressé et profond de Marie de Portugal n'était pas
suffisant pour le retenir.
Il regardait toujours du côté de Don Juan d'Autriche, qui lui
avait offert cette magnifique équipée de Lépante, et il avait comme
le pressentiment que c'est de là encore que devait lui venir un jour
une autre occasion de périls et de gloire (2). Il espérait que peut-être
les circonstances l'amèneraient à servir le Roi aux Pays-Bas où, nous
l'avons vu, il avait désiré se rendre en 156'Ï.
186
Hopperus, le garde des sceaux des Pays-Bas à Madrid, avait exposé
la question comme suit. Le choix d'un des fils ou' d 'un frère de
l'Empereur satisferait les gens du pays, mais à son avis, aucun d 'eux
ne pouvait convenir. Le nom de Granvelle pouvait aussi être mis en
avant, ainsi que celui de Marguerite de Parme, mais le candidat. le
plus apte lui semblait Don Juan d'Autriche (1). Requesens, dès qu'il
sut que le nom de ce dernier avait étéprononcé, se rallia à cette idée
et le fit savoir incontinent à Madrid (2). D'ailleurs, dès le mois de
juin déjà, le bruit avait. couru aux Pays-Bas que Don Juan viendrait
avec une grande armée en Flandre (3).
Ces bruits devaient être connus d'Alexandre Farnèse, qui était
continuellement. à l'affût. de semblables rumeurs. Aussi, déjà en avril
de la même année, Alexandre avait signalé à sa mère qu'il était
presque certain que Don Juan irait. en Flandre. Il avait. immédiate-
ment fait revenir toute sa maison à Parme, dans l'intention de
rejoindre le frère du Roi à Milan avant son départ supposé pour les
Pays-Bas. Il avait l'intention de prétexter une visite de politesse
à Don Juan, dans le secret espoir que ce dernier l'emmènerait avec
lui (4).
Mais, comme, nous l'avons vu au chapitre précédent, il ne s'agis-
sait pas encore de départ pour la Flandre, Don Juan devant être en
ce moment le lieutenant général du Roi en Italie.
L'année 1575 se passa dans une attente anxieuse. Le bruit de la
nomination de Don Juan comme successeur de Requesens continua à
courir aux Pays-Bas (5). En réalité, en Espagne, les conseillers du
Roi estimaient que, si le vainqueur de Lépante pouvait très bien
convenir comme gouverneur de Flandre, sa présence sur les côtes
d'Italie restait nécessaire, parce qu'on s'attendait à de nouvelles
attaques de la part des Turcs (6). Au mois d'octobre, Philippe II,
(i) Lo que se p~atico con Hopperus y con el âuque d'Alva, en lIladrid, a 30 de d:iziem-
bre 1574 (Correspondance ae PhUtppe U, t. III, p. 223).
(2) Requesens à Çayas, Bruxelles, 9 janvier Hi75 (Corresptnuuuice de Philippe Il,
t.. III, p. 245).
(3) Morillon il. Granvelle, Bruxelles, 1er juin 1574 (Corresponaance de üranveue,
t. v. p. 102).
(4) Lettre de Farnèse, Parme, 27 avril 1574 (A. F. i\".. Carte tarnesiane, Fiandra;
rascio 16241.
(5) Morillon à Granvelle, fi juillet 1575 (Corresponclance ae Granueüe, t. V, p. 338);
Le même au même, 18 juilIet 1575 (Ibidem, p. 340).
(6) Las casas que parescia aevna concede?' Su Mdà los Xl' Estadosno rebetaaos de
los Pais es Bajos, 22 juIn 1575 (Correspondance de PlJ,i~ippe Il, t, III, pp. 323-324).
187
embarrassé et hésitant comme toujours, n'avait. pas encore pu fixèr
son choix, tout en pensant continuellement à cette grave question (L),
Mais voici que, en février 1576, Requesens était mourant (2).
Avant de mourir, il eut l'occasion de tracer pour le Roi un portrait
des diverses sortes de gens qu'on trouvait aux Pays-Bas, portrait
exact et dont Philippe II pouvait faire son profit pour se laisser
guider dans le choix du nouveau gouverneur. « Il y a aux Pays-Bas,
écrivait Requesens, quatre sortes de gens. La première, qui forme
la minorité, e'st composée de ceux qui, animés d'un très bon zèle,
désirent voir s'arranger de la manière qui convient les choses de la
religion et du service de Votre Majesté. Dans la deuxième, je range
ceux qui sont si gâtés en ce qui touche à la religion, qu'ils voudraient
voir confondre la vraie et catholique et prévaloir celle des rebelles.
La troisième se compose de ceux qui, quoique catholiques et réputés
bons vassaux de V. M., gagnent par la guerre, au moyen des charges
qu'ils occupent, et désireraient qu'elle durât pour leur ambition et
leur grandissement, n'ayant pas,eux, la peine de chercher les moyens
de la soutenir. La quatrième, enfin, comprend la grande majorité et
les principaux du pays, et même les ministres de V. M. Ils désirent
que toutes ces choses s'arrangent pour le bien du pays, mais par un
accord, afin qu'ils demeurent avec beaucoup de liberté, craignant
d'en être privés si elles se terminaient pal' la force. » (3)
* *
Au moment où Requesens mourait, un conseil se tint à Madrid
pour examiner qui devrait être nommé gouverneur général des Pays-
Bas (4). La plupart des conseillers se prononcèrent pour Don Juan
d'Autriche. Il n'y eut que le prieur Don Antonio de Tolède pour
s'exprimer de manière défavorable au sujet de cette candidature; le
duc d'Albe avait estimé que le héros de Lépante était nécessaire en
Italie et avait proposé le duc de Savoie ou l'archiduc Ernest.
Le garde des sceaux Hopperus fut consulté aussi. Don Juan
eut ses préférences, mais Hopperus avait ajouté que, quel que fût le
gouverneur choisi, il faudrait qu'il traitât les affaires en se servant
(i) Apostille à une relation du Conseil d'État (Correspondance de Philippe II, t. III,
p.393).
(2) Nous ne pouvons nous déclarer d'accord avec le portrait que trace de Requesens
E. Gossart dans son ouvrage cité, p. 23 sv. C'est plutôt une caricature qu'un portrait ..
(3) Correspotuumce de Philippe II, t. III, p. 439.
(4) La que se traté en consejo de Estado a 20 y 22 de hebrero 1576 sobre la persona
para Flandes (Correspondance de Philippe II, t. III, pp. 429 svv.).
i88
des naturels des Pays-Bas, qu'il ne fût. pas accompagné de gens de
guerre et qu'il eût dans sa maison le moins possible d'étrangers (1).
C'est à cet avis que le Roi se rangea. Hopperus lui avait écritle
I" avril: le 8 avril, Philippe II adressa une lettre autographe à.Don
Juan pour lui signifier sa nomination comme gouverneur général des
Pays-Bas. Et voici les directives qu'il lui remit, directives directe-
ment inspirées du conseil donné par le garde des sceaux : « Rendez-
vous là-bas sans gens de guerre. Emmenez très peu de personnes
pour votre service, parce qu'il conviendra beaucoup que vous
employiez des gens du pays. Je sais certainement que, s'ils vous
voient venir seul, sans 'armes, sans troupes, sans conseillers et même
sans domestiques,et qu'avec toute confiance et assuranec vous vous
mettez et livrez en leu~ pouvoir, cette confiance excitera en eux infini-
ment d 'amour et de satisfaction. Vous les gagnerez ainsi et vous
conquerrez plus de cœurs et d'esprits qu'on ne l'a fait avec toutes
les forces passées, au moyen desquelles on a gagné si peu. » (2)
Aussitôt qu 'Alexandre Farnèse eut appris la nomination de Don
Juan au poste de gouverneur général des Pays-Bas, son impatience
éclata. Il entretint sans cesse sa mère de tous les déplacements de
son oncle, épiant anxieusement le moment opportun pour lui offrir
ses services ou pour l'amener à le prendre avec lui. C'est ainsi qu'il
l'accompagna jusque Milan (3), où déjà des troupes se concentraient
pour le cas où il 'en serait besoin en Flandre. TI resta en correspon-
dance suivie avec le nouveau gouverneur (4), espérant toujours
trouver une occasion de quitter l'Italie et son père Ottavio, avec
lequel il ne s'entendait plus, pour se couvrir de gloire aux côtés de
son ami d'enfance.
Le 12 février 1577, Don Juan, après bien des discussions avec les
États, avait fini par signer Pacte d'accord qui porte le nom d'Édit
perpétuel (5). Pour des négociations de ce genre, le nouveau gouver-
neur ne eonvenait pas. Granvelle avait d'ailleurs prévenu le Roi et
prophétisé les difficultés qui ne tarderaient pas à surgir (6). Alors
189
qu'il aurait fallu un esprit modéré, conciliant, d'un caractère paci-
fique, Don Juan était bouillant et emporté et ne rêvait que batailles et
victoires.
Au cours des négociations avec les États, il avait déjà écrit au
Roi pour envisager la rupture des tractations et prévoir la guerre,
et il avait demandé à Philippe II que, en ce cas, on lui donnât, pour
le seconder, son compagnon de Lépante, Mareantonio Colonna, ou, à
son défaut, le prince de Parme (1).
Aussi,peu de temps après la signature de l'Édit de Marche,
Alexandre Farnèse reçut de son oncle, une lettre qui était de nature
à raviver toutes ses espérances. Don Juan y exprimait l'espoir que
la paix pourrait se conserver avec les États, mais il ajoutait aussi
que lui-même n'était pas l'homme pour user de moyens pacifiques. TI
détestait les Flamands et les regardait « comme des gens parmi les-
quels il ne voudrait passer son existence, à aucune condition. » Il
annonçait à Farnèse qu'il avait demandé son congé au Roi. Comme
l 'Édit de Marche avait concédé aux États le départ des troupes
étrangères qui se trouvaient aux Pays-Bas, Don Juan espérait qu'on
le laisserait partir en même temps qu'elles. Il avait toutefois ajouté
que, si son départ devaitentraîner quelque nouvelle calamité, il con-
sentait à prendre patience jusqu'à la fin de septembre.
A ces considérations, Don Juan ajoutait qu'il avait toujours
regardé la guerre comme inévitable et il continuait comme suit :
« Ainsi s'accomplirait ici ce que Votre Excellence et moi nous dési-
rons également tous deux ... Votre Excellence pourrait être à la tête
de l'infanterie. A votre arrivée ici, nous ferions bonne compagnie à
nous deux, au grand contentement de tous! »
Passant ensuite brusquement à un autre ordre d'idées, Don
Juan suggérait à Farnèse qu'il pourrait peut-être prendre le com-
mandement des troupes espagnoles qui allaient quitter les Pays-Bas
en vertu de l'Édit de Marche et que le Roi de France engagerait
probablement pour combattre les huguenots dans son royaume. Le
prince de Parme se ferait ainsi un nom « à peu de frais ». Aussi,
Don Juan avait déjà écrit au Roi que, dans le cas où ces troupes
seraient envoyées en France, on ne trouverait pas de meilleur chef
qu'Alexandre Farnèse (2).
(i) Don Juan au Roi, Marche, 8 janvier 1577 (Cor1'espondance de Philippe JI, t. V. p, 139).
(2) Don Juan à Alexandre Farnèse, Marche, 29 février 1577 (A, F, N., Carte fQtne-
.siane, Pimldra, fascio 1624),
l!)O
En recevant cette lettre, le prince de Parme s'éprit avec enthou-
siasme de l'idée conçue par son oncle. Comme d'habitude,il consulta
sa mère. Le 20 mars, celle-ci lui répondit par des considérations
destinées à le refroidir beaucoup (1). Elle mit d'abord en avant que
la mission de conduire en France les Espagnols qui devaient quitter
les Pays-Bas ne serait pas digne de la 'situation d 'Alexandre.
N'avait-on pas vu naguère des gens de moindre qualité, comme le
comte d'Arenberg et le comte de Mansfelt, amener au Roi très chrétien
du secours composé d'un nombre beaucoup plus grand de cavaliers
et de fantassins que le prince de Parme ne pourrait en commander en
cette occasion 1 D'autre part, comment concilier le fait de prendre
service sous Je roi de France - même si c'était par ordre de Phi-
lippe II - avec la politique des Farnèse dans le passé 7
Le 26 mars, la duchesse écrivit de nouveau pour répéter ces
mêmes considérations (2).
Oesconseils n'influencèrent pas beaucoup Alexandre F'aruèsc.
'I'out en remerciant sa mère de la manière dont elle continuait à
plaider auprès de Don Juan en faveur de ses intérêts, le prince lui fit
observer que, s'il était vrai que les comtes d'Arenberg et de Mansfelt
étaient allés en France avec des troupes plus nombreuses que lui-
même ne pourrait en conduire, on ne devait pas oublier que les
soldats commandés par eux 11 'étaient pas de l'infanterie espagnole,
composée de vieux soldats, qui valaient le double de ceux des autres
nations (3). Don Juan n'insistait-il d'ailleurs pas lui-même pour qu'on
laissât Farnèse partir Le prince de Parme avouait que, sans doute, sa
î
(1) Marguerite cie Parme à son 1119, 20 mars 1577 (A. F. x., Carte rarnestone, FÎ(mtlr(l,
fascio 162.2).
(2) A. F. N., Carte tamessane, Funuira, tascto 162'2.
(3) Lettre clu 28 mars 1577 (A. F. N., Calte tornesione, Fian(/i'a, rascto 1624).
191
été acceptée par le Roi. Elle lui annonçait en même temps qu'elle
restait en correspondance avec le gouverneur et qu'elle profiterait de
la première occasion pour obtenir une charge honorable pour sou
fils (1). Cette réponse ne fit qu'aiguillonner davantage l'impatience
d'Alexandre, qui, dans les lettres qu'il écrit à Marguerite pendant le
mois de mai, ne fait que lui répéter qu'il attend avec un désir fiévreux
des nouvelles de son oncle {2).
Au milieu de cette attente, la cour de Lisbonne fit au prince de
Parme la proposition de se joindre à l'expédition que le roi Sébastien
préparait en ce moment contre les Mores d'Afrique. Quoiqu'une telle
entreprise l'eût entraîné momentanément loin de Flandre et de Don
Juan, Alexandre fut prêt à accepter la proposition : il confessa
à sa mère qu'il ne lui était plus possible de rester chez lui et que, à
tout prix, il lui fallait de l'activité (3).
Mais au même moment, de bonnes nouvelles arrivèrent de
Flandre: elles étaient bonnes en ce sens qu'elles offraient cette fois
à Alexandre l'occasion de rejoindre son oncle.
=*
'*' *
Voici ce qui s'était passé. Nous avons vu plus haut qu'après
l'Édit de Marche, Don Juan avait demandé son congé au Roi. Une
lettre de son secrétaire, Escovedo, à Philippe II, nous fait com-
prendre comment il pouvait concilier l'idée de son départ comme gou-
verneur général avec le projet qu'il avait de faire la guerre aux
États des Pays-Bas et de faire venir Alexandre Farnèse pour
l'assister. « Le seigneur Don Juan, écrivait Escovedo, a de la dou-
ceur et de la patience, mais jusqu'à uni certain point, et il y a des
choses que sa nature ne lui permet pas de supporter. S'il convient au
cas où l'on fera la guerre, il est peu propre au gouvernement du pays.
Une femme vaudrait mieux pour gouverner, surtout l'Impératrice, et,
à s'Ondéfaut, Madame de Parme ou Madame de Lorraine. » (4)
Philippe II refusa d'accorder le congé que le gouverneur solli-
citait,en lui disant que « sa personne était plus nécessaire pour ce
qu'il y avait encore à faire qu'elle ne l'avait été pour ce qui s'était
(1) A. F. N., Carte tœmesume, Fuuuira, fascio 1622.
(2) Parme, 14 et 21 mai 1577 (A. F. N., Carte farnestane, Fiandra, rascio 1624).
(3) Alexandre à sa mère, 9 et l1aoo.t 1577 (A. F, N., Carte farnesiane, Euuuirt»
Iasclo 1624).
(4) Escovedo à Philippe II, Marche, 9 février 1577 (Correspondance de PhiUppe II,
t. V. pp. 190-191).
192
déjà fait » et que Don Juan avait toutes les qualités requises pour
terminer le désaccord existant entre le souverain et ses sujets (1).
Don Juan essaya alors, de bonne foi, d'obtenir un accord avec, le
prince d'Orange, mais ce fut un échec complet. Le gouverneur en fut
exaspéré: « Ou bien, écrivit-il à Philippe II, Votre Majesté doit céder
sur le point de la religion, ce que je ne lui. cons·eillerai pas, dût-elle
consumer tous ses trésors et mettre sa vie en péril, ou',bien il faut
qu'elle brûle le pays. Ce dernier parti est le meilleur! » (2) Le gou-
verneur fut confirmé dans ces dispositions belliqueuses par la réponse
catégorique que Guillaume de Nassau avait faite aux ouvertures de
paix communiquées par le duc d'Aerschot.Le Taciturne avait donné
à ce dernier le conseil de ne pas se fier au Roi, lui disant qu'il expo-
serait sa tête. Il avait ajouté que, quant à lui, il n'aurait jamais cette
confiance, parce -que le Roi l'avait souvent trompé; que d'ailleurs
Philippe II avait pour maxime que la foi donn-ée aux hérétiques ne
devait pas être gardée; enfin, qu'il était chauve déjà, et calviniste,
et qu'il voulait mourir ainsi (3).
Cette attitude fut une des causes qui poussèrent Don Juan à
prendre un parti désespéré. Il décida de se rendre maître de la cita-
delle de Namur: il en avertit le Roi le 13 juillet: « J'ai résolu de
partir demain pour Namur, sous prétexte de rencontrer la reine de
Navarre. La nécessité de partir d'ici est devenue si extrême qu'il
me faut tout risquer. » (4) Cette occupation de la citadelle de Namur
consomma la rupture du gouverneur avec les États : enfin Don Juan
était en sûreté! Il s'était assez humilié, assezcontenu : que le Roi lui
renvoie ses troupes et il pourra parler en maître, agir en soldat, venger
son honneur et « se baigner dans le sang des traîtres. » (5)
Au mois d'août, devant le triomphe du prince d'Orange, qui avait
été reçu à Bruxelles comme le, libérateur de la patrie,et devant les
préparatifs militaires de ses adversaires, Don Juan 'songea à se retirer
à Luxembourg. Avant de partir, il adressa une lettre ardente à «ses
magnifiques et chers amis, les capitaines et soldats de L'infanterie
espagnole. partie des États de Flandre » pour les appeler à son
(i) Philippe II à Don Juan; San Lorenzo, 6 avril 1577 (CorresplYTldance de Philippe Il,
t. V, pp. 286-287).
(2) Don Juan au Roi, 23 mai 1577 (Correspondance de PhiLippe Il. t. V, pp. 353-354).
(3) GACHARD. Correspondance de Guillaume le Tacüurne, t. III, pp. LIII-LXIII.
(4) Correspondance de Philippe Il, t. V, p. 456.
(5) H. PIRENNE, Histl>ire de Belgique, t. IV, p. 95.
193
seccurs f l.): et pria le marquis d' Ayamonte, vice-roi de Milan, de lUÎ
renvoyer léstroupes espagnoles sorties à la suite de l'Édit de Marche .
. ',C',est en cemoment que Don Juan exécuta le projet qu'il avait
caressédès son arrivée en. Flandre et auquel les' prières de Margue-
rite' de Parme rr'étaient pas étrangères. Puisqu'on allait avoir la
guerre, le gouverneur avait demandé au Roi de lui' envoyer comme
aide Alexandre Farnèse.
* *
. A cette nouvelle, le prince ne se contint plus de joie. Il écrivit
àsa mère qu'il était fort content de la charge honorable que lui
proposait Don Juan: « car je suis ainsi, disait-il, sous sa protection
et son autorité, ce qui me fait estimer plus l'entreprise que \Si je me
trouvais loin de sa personne. » A la satisfaction de Farnèse s'ajoutait
encore un autre motif de contentement : le duc Ottavio fut, cette fois,
entièrement d 'accord pour que son fils acceptât la charge proposée (2).
Ottavio voulut immédiatement exploiter les circonstances dans
l'intérêt de la politique farnésienne. Puisque l'on semblait avoir besoin
à Madrid des services du prince Alexandre, il jugea qu'il devait agir.
comme il avait agi lorsque le Roi avait nommé Marguerite de Parme
gouvernante dès Pays-Bas. Il imagina de négocier immédiatement
avec Philippe II la restitution de la citadelle de Plaisance, en lui
offrant une somme de 200.000 écus, que le souverain pourrait employer
pour dompter la révolte aux Pays-Bas. Et il poussait son fils à accepter
la proposition de Don Juan, puisque cette mission confiée à Alexandre
lui permettrait d'essayer un véritable chantage auprès du Roi (3).
De son côté, le prince pressait sa mère d'insister fortement à
Madrid pour que Philippe II consentît à le laisser partir (4). Margue-
rite ne manqua point de s'employer dans ce sens avec toute l'énergie
possible (5).
Par une coïncidence vraiment extraordinaire, Alexandre Farnèse
vit se rompre en ce moment un lien,aussi faible qu'il fût pour lui, qui
(1) Le texte de cette lettre se trouve dans ALONSO VASQUE'Z, Los sucesos ..., loc. cit.,
pp. 64-65.
(2) Alexandre à sa mère, Parme, 11 août 1577 (A. F. N., Carte tamesum», Fiandl'a,
fascio 1624).
(3) _\lexandre .à sa mère, 29 août 1577 (A. F. N., Carte [arncsume, Fuuulra, rasclo
1fi24).
(4) FEA, a. c., p. 41-
(5)Marguerite à Alexandre, 3 et 10 septembre i577 (A. F. N., Carte tarnesume, Fiand/a,.
fascio i622).
19l
~llr~it,.]mle taire regretter.de quitter l'Italie. 'Sa·GQmpagne,Marie de
Portugal,
. "
mourut le 8juillet à Parme, et fut ensevelie dans
" ., '. un. modeste
'
(i) A. DEL PRATO, Il testamento di Ma1'/a di Portoqaüo, loc. clt., pp. 171-173.
(i) BROM, Archivalia in ttauë, t. Ill, p. 246; n° 237.
(3) « Sta innamorata forte del sor Principe e m' ha imposto che nelle lettere italiane,
ch' ro sorivo in suo nome, io non dica mai Il Sor Principe, ma il Principe, mto signore,
ogni volta elle occorre ; il che ella dtce sem pre a bocca. » Luislnl au cardinal Farnèse,
Parme, 23 juillet 1566 (RONCHIN!, Prancesco Luisini, loc. cit., p. 216).
(4) Los sucesos de Flandes y Francia âe; tfempo de Alejandro Fm"ll.esio' (DocumentOfJ
if/éditos, t. LXXII, pp. 62-63).
195
proposait à Philippe II d'employer le prince à la guerre. Le Roi
répondit que, dans peu de temps, il comptait faire appel aux services
de son neveu.
Ainsi, de toutes parts, une pression s'exerçait pour obtenir que
le prince pût rejoindre Don Juan.
196
guerre, car il avait proposé secrètement à Marguerite de Parme de la
substituer à Don Juan. La duchesse, après bien des hésitations, avait
accepté, mais l'arrivée de l'archiduc Mathias et les complications qui
s'ensuivirent' forcèrent le Roi à abandonner ce projet (1). Obligé
el'accepter l'idée d'une reprise de la guerre contre les États,
Philippe II avait cependant supplié Don .Iuan de ne s'y résoudre qu'à
la dernière extrémité.
Une fois l'envoi de ces troupes aux Pays-Bas décidé, le souve-
rain fit appel aux services du prince de Parme. Il avertit sa. sœur
qu 'Alexandre devait s 'apprêter à prendre le commandement des
forces concentrées déjà en Lombardie et qn 'il trouverait une dépêche
en mains du marquis de Ayamonte, gouverneur du Milanais (2).
Au reçu de cette lettre, Marguerite de Parme, après avoir hésité
un instant, écrivit à son fils de venir la rejoindre à Aquila, où elle
se trouvait en ce moment avec le cardinal Farnèse et le cardinal de
Granvelle. Ce dernier y avait été envoyé pour exposer à la duchesse
les intentions du Roi. Alexandre Farnèse se rendit à Aquila en com-
pagnie de quatre ou cinq gentilshommes de sa chambre et y trouva
sa mère en conseil avec les deux cardinaux, On décida d'envoyer à
Milan lie familier du prince, le capitaine Pedro de Oastro, pour
chercher la dépêche royale.
Alexandre, en possession de cette missive, y apprit que le Roi
l'envoyait en Flandre « pour assister Don Juan dans le manège des
armes. » (4)
Le prince de Parme répondit immédiatement au Roi pour le
remercier chaleureusement et lui dire qu'il agirait aussi vite et aussi
bien que possible (5). A sa mère, il-écrivit : « Maintenant je m'en vais
(1) Sur cette question du retour cie Marguerite de Parme, il faut consulter REUl\IO:\T,
Marghm"i,ul d'Aust?"M, loc, oit., pp, 58-60; GACH.~RD, DonJuan d'Aut?'iche, loc. clt., pp. 110-
112, et surtout l'exposé très complet de GACHARD en tête cie la Correspoïuiance de Pht~
lippe tt, 1. II, pp. LX svv, Voir aussi L. VAN DER ESSEN" L'inte?"lJentiolt de Marguerite dèo
Parme d-ans le moucement de réconcüuüion (/es provinces waUonnes (1579), dans les
Bulletins de la Commission ?'oya~e (t'Histoire, L LXXXVIII, 1924, pp. 1-12,
(2) ALONSO VASQUEZ, Los sucesos.; loc, cit., p, 62,
(5) Farnèse au Roi, 17 novembre J577 (A,F, :>J" Capte fClmesiane, Fiantll'a, fascia 1624),
197
servir conformément 'à -mon inclination et je vous supplie d'avertir
Sa }IajestB de la promptitude que j'y mettrai. » (1)
Cependant, le duc Ottavio ne vit pas de trop bon œil ce départ (2) :
il était embarrassé de devoir fournir la somme d'argent que le prince
lui réclamait pour ses préparatifs de voyage. Les choses traînant
en longueur et le prince s 'apercevant que, pour organiser sa maison
en vue de S'a nouvelle mission, il lui faudrait encore-assez bien de
tempe.ae décida à ne plus attendre età partir de suite avec un petit
nombre de ses gens (3).
il quitta Parme le 5 décembre, à 3 heures de la nuit, ne prenant
avec lui que le capitaine Pedro de Castro, son barbier Pietro
Todeschino et le maître des postes de Plaisance. Le comte Bernardino
Mandello, Léon Lazare Haller, serviteur allemand, le comte Nicolo
Cesis et Orazio Fuslan, aide de chambre, devaient le suivre le leude-
mam.
Pour ne pas être reconnu en route, il se fit passer pour l'écuyer
de Pedro de Castro. Rapidement, il voyagea par le Piémont et la
SavoiaA Alessandria, où étaient campés les Espagnols prêts à partir
pour la Flandre, le déguisement qu'il avait adopté lui fit courir un
grand danger, car on le prit pour un espion. Arrivé à Turin, il <y
écouta les conseils que pouvait lui donner le duc Emmanuel-Philibert
de Savoie. Il passa ensuite les Alpes, par très mauvais temps, à
travers la neigeet par des sentiers défoncés, mais la hâte qu'il avait
de rejoindre Don Juan (4) lui fit mépriser tous les obstaeles.i.Le
17 décembre, de grand matin, il était à Luxembourg (5). Les deux
compagnons de Lépante s'étaient retrouvés.
(1) Parme, 19 novembre 1577 (A. F. N., Carte tamesume, Fiitnctl'a, ïasolo 1624),
(2) Le 23 septembre 1578, Ottavio écrit à son fils, en ohiffres, qu'il ne veut pas lui
donner de conseils concernant la question d'entrer au service de Philippe II parce que
Alexandre, comme en d'autres occasions, n'a pas suivi son avis (A. F. N., Carte farnesfilrne,
Ffandra, fascio 1714). Cfr OAMPANA, Della çuerra di Piandra, fo 193'0, "
(3) ALONSO VASQUEZ, O. c., lac. cit., p. 68; Lettre d'Alexandre à sa mère, Parme,
"22 novembre 1577 (A. F. N., Carte farnesianè, Fiandra, rascto 1624).
(4) « Questa presoia che si è data a partire è stata per ventre sollecitato gagliarda-
'mente dal Sor Don Giovanni. » Ottavio Farnèse au cardinal Farnèse, 10 décembre 1577
(A. F. N., Carte tarnesiane, Fiitndl'a., fascio 1714).
(5) Sur le voyage d'Alexandre err ALONSOVASQUEZ,Los sucesos ..., lac. cit., p'p. 68-70.
« Fra tanto che la gente ohlamata da D. Giovanni oomparlva a poco a poco, venne Ales-
sandro Farnese, prinoipe di Parma e di Piacenza ... a lutta sua spese, accompagnato da gran
cometiva di cavalieri et gentilhuomlni, come haveva promesso a S. M. et a S, A. con
consente dei padre et della madre e del cardinale Famese, suo zia, havendone per lettere
S. M. pregati tutti tre che per sua servizio la Iasciassero andare in Fiandra, come havevo
fatto a bocca col padre et alla madre Don Giovanni con grande instantta da parte del
fratello et sua, havendolo molto egli pregato et desiderato più che ogni altra cosa,
amandosi l'un l'altro come fratelli. » Libel' relatumum ..., f035.
198
CHAPITRE XI
LA BATAILLE DE GE}fBLO"(-:S:
199
nécessité de la venue de Farnèse, ildêveloppa encore d 'autres raisons:
sa santé allait de mal en pis; les douleurs qui le tenaillaient jusque-
là de temps en temps, ne le quittaient plus; il avait eu beau pratiquer
des saignées et des purges, il était de plus en plus malade (1).
Aussi, malgré la joie qu'éprouva le prince de Parme d'avoir
rejoint son compagnon de Madrid et de Lépante, il fut frappé par
le changement qui s 'était opéré dans l'aspect de Don Juan. Ce
n'était plus le fier et brillant guerrier d'autrefois qu'il avait devant
lui, mais un homme amaigrt par les soucis et la maladie, et dorit
la majesté altière de visage et d'attitude avait fait place à I'abat-
tement (2).
Les souffrances morales surtout avaient exercé leurs ravages.
Don Juan se sentait comme abandonné par Philippe II et savait qu'à
Madrid on doutait de ses capacités. Aussi, une des premières questions
qu'il posa à Alexandre Farnèse se rapportait à la prochaine venue
de Marguerite de Parme. Le prince, qui se doutait bien que la mission
donnée à sa mère par le Roi ne devait pas être agréable à Don
Juan, essaya dé faire comprendre à son oncle que Marguerite n'avait
pas pu refuser ce service. Il ajouta, avec beaucoup de finesse, que
la duchesse se rendait bien compte que cette mission ne porterait
aucun fruit, puisque les efforts prudents et diligents de Don Juan
n'avaient eu que peu de résultats. Puis, brusquement, le gouverneur
demanda au prince si Granvelle revenait aussi aux Pays-Bas, et
sans laisser à son interlocuteur le temps de répondre,ajouta que
le cardinal n'était pas l'homme qu'il fallait envoyer, à cause de
la haine que tous lui portaient. Don Juan ISemontra surtout affecté
de ce que ni le Roi ni aucun ministre espagnol ne lui avaient écrit
au sujet de la venue de la duchesse de Parme aux Pays-Bas et qu'il
avait dû l'apprendre par une lettre de Marguerite elle-même (3).
200
PL. XXIV
ALK\X'\DRE F.\R::\ÈSE
(Gravure cie Crispin cie Passe)
Don Juan se plaignit ensuite de Mansfelt, dont il avait remarqué
ta grande désobéissance à ses ordres. A ce propos, le jeune prince
de. Parme crut bon de mettre encore du baume sur le cœur ulcéré
de son oncle, en lui faisant comprendre qu'il valait mieux pardonner
au vieux comte eine pas le châtier. Finalement, Don Juan s'apaisa (1).
On parla ensuite affaires. Il semble bien que le Roi, en mettant
Alexandre à la disposition de Don Juan, ne lui avait donné aucun
titre spécial : il devait simplement assister son oncle en toutes choses,
principalement dans les questions de la guerre (2). Il va sans dire
que cette dernière mission fut surtout du goût du prince: ils 'en
réjouit beaucoup et le signala avec joie à sa mère (3).
Le Roi avait cependant ordonné à Don Juan d'offrir au prince
de Parme Iacharge de général de la cavalerie: Mais Alexandre refusa :
il savait que ce poste était ambitionné par Ottavio Gonzagaet il
l'obtint pour ce dernier (4).Exemple typique de la prudence et de
l'habileté d 'Alexandre.rqui sut ainsi, dès le début, s'attacher ce
personnage ombrageux et ondoyant, d'autant plus dangereux qu'il
entretenait .., des rapports épistolaires suivis avec le puissant secré-
taire d'État Antonio Peréz.
Lie prince de Parme hésita longtemps à accepter la gratification
de 1.000 ducats par mois, traitement d'un gouverneur de province,
que Don .Iuan lui offrit par ordre du Roi. Il se demandait si un
personnage de sa qualité pouvait se bisser offrir un traitement: il
finit par refuser cet avantage (5).
Il aurait cependant pu bien utiliser cet argent. En effet, il serait
rejoint dans peu de jours par la troupe de soldats et de capitaines
quil avait engagés comme une espèce de corps de volontaires - usage
courant chez les condottieri de l'époque - et qu'il payait de ses
201
deniers, à grands fraisrces gens de guerre. étaient au nombre de
deux cents (1).
(1) « Di li a pochi giornt comparse la sua gente di oapitani et soldati veccht c11' erano
tutti al numero (Ii 200 a sue pl'ovtsione et spese con g7'an costo suo. » Liber relaHonUln ...,
t: 35ro.
(2) Lettre du 21 décembre 1577 (loc. oit.).
(3) Ibidem.
(4) Ibidem.
(5) Avvtsi des Pays-Bas, 16 novembre 1577 (KERVIJ~ DE LETTENHOVE, Rew.tions poli.-
tiques: .., 1. X, p. 93.).
(6) KERVIJN DE LÉTTENHOYE, netauons politiques ..., t, X, p. 117. Les Mémoires du
comte de Lalaing, qui fut mis à la tête de l'armée des États, nous en donnent la compo-
sition exacte : « Le conte de Lalaing fut envolé vers Namur ... faisant l'assemblée de
son camp en un villaige appelé Templou, une lieue de Namur, avec les forces qui s'en-
suivent, sçavolr : quattre compagnies d'hommes d'armes, aultant d'harquebousiers à
cheval, de cent chevaulx chascune,une cornette de reytres, dix enseignes du conte
d'Egmont, aultant du sieur de Lumé, sept du sieur de Hèze, aultant du baron de Mon-
tigny et du sieur de Champagney huict compaigrries vielles soubs le conte de Boussu.
avec six de Bas-Allemans, dix-sept escossotses et trois rrançotses. ». (.GAGHARD, La BibHIj-
thèque nattonate el Part«, t. I, pp. 179-180).
202
Lès hostilités entre les soldats de Don Juan et les États, ,th'ès
"de Namur; se bornaient en ce moment à quelques esoarmouchesr les
,États attendaient des renforts levés en Allemagne, que devait amener
le 'Comte de Schwarzemberg, €t négociaient l'envoi dautres troupes
de France et d'Angleterre.
Devant. cette .situation, Alexandre Farnèse estimait que tout
.accord était désormais devenu impossible. A Bruxelles, leprinc'e
d'Orange dominait la politique des États (1) et ne sinquiétait guère
de la présence .de l'archiduc Mathias, dont l'influence était nulle,
Certes, .ilexistait des .tiraillemcnts dans le camp des ennemis de
Don Juan, mais sur le point de la guerre à lui faire, tous étaient
d'accord (2).
Ils avaient cependant manqué d'énergie et d'esprit d'entreprise:
.au lieu de pousser vigoureusement dans la direction de Namur; l'armée
des États se tenait dans une espèce d'expectative à Temploux. Elle
avait ainsi fourni à Don Juan l'occasion de concentrer ses forces
et de préparer peu à peu une armée importante, avec l'appui des
troupes qui arrivaient continuellement d'Italie (3).
Lorsque Don J nanavait écrit la lettre dont nous avons parlé plus
haut, adressée à « ses chers et magnifiques amis, les soldats de l'infan-
terie 'espagnole sortis des États de Flandre », ceux-ci, qui rétaient
déjà arrivés dans le Milanais, se disposèrent à revenir sur leurs pas,
sans même réclamer l'arriéré de solde qui leur était dû. Certains
officiers partirent de suite par la poste. D'autres suivirent, Unterçio
d'infanterie espagnole -6.000 hommes - se mit en marche pour
quitter Alessandria, sous les ordres du maître de camp Julian
Romero, lorsque celui-ci fut subitement frappé d 'apoplexie et mourut.
Le sergent major Francesco Aguilar Alvarado prit alors le comman-
dement de ces forces pour les conduire aux Pays-Bas (4). L'avant-
garde, forte de 3.000 fantassins et de 15 cornettes de cavalerie,
arriva à Luxembourg au début de décembre (5). D'autre part,:'o.e,s
Espagnols et des Italiens s'infiltraient par petits groupes aux Pays"
Bas, venant d 'Italie, sans armes et sous un déguisement, ou bien
(2) Renon de France. dans son Histoire des troubles des Pays-Bas (t. II, pp. 95-96),
'analyse finement l'influence du Taciturne en ce moment.
(2) Farnèse à sa mère, Luxembourg, 21 décembre 1577 (lac. ctt.).
(3) Même lettre.
(4) ANT. CARNERO, Historia de las gue1'I"ascivUes..., pp. 132-135: B. PORRENO, O.C., p. 229.
(5) Mémoires anonymes sur les troutûes des Pays-Bas, t. II, p.121.
203
a la filado, comme on disait, «à. la défilade s, pal' groupes de deux
compagnies (1). 1.200 Bourguignons étaient venus s 'y joindre, ainsi
que 1.400 à 1.500 Français, provenant des compagnies licenciées en
France par l.e duc de Guise (2).
Au moment où Alexandre Farnèse avait rejoint Don Juan, les
troupes concentrées pal' ce dernier dans la région de Marche venaient
encore d'être renforcées par 4.000 à 5.000 Français qu'avait emmenés
de France Charles de Mansfelt.
En faisant le compte des forces espagnoles, italiennes, françaises,
allemandes, wallonnes et bourguignonnes campées près de Marche et
dans la région de Namur, Farnèse l 'estimait, fin décembre 1577, à
18.000 fantassins (3) et supérieure déjà, pour le chiffre total, aux
forces de l'adversaire. Une liste détaillée transmise en janvier 1578,
de Bruxelles, par Leighton à. Lord Burleigh conclut au même total
de 20.000 hommes (4).
,~
,;.;,: ::f-
204
à permettre de grands espoirs. Deux provinces seulement obéissaient
encore au gouverneur : Namur et Luxembourg. Les places fortes qui
restaient encore çà et là entre les mains des partisans du Roi se
rendaient l'une après l'autre aux États. Amsterdam hésitait; Berg-
op-Zoom, trahie par les soldats allemands du colonel Fugger, avait
capitulé. Breda, assiégée par le comte Philippe de Hohenlohe, avait
été prise, à la suite de trahison, 'au moment où du secours envoyé par
Don Juan n'était plus très loin de la place (1).
Un conseil de guerre fut tenu par Don Juan, auquel Farnèse
assista avec Pierre-Ernest de Mansfelt, Ottavio Gonzaga, Gaspar de
Robles, .T.-B. de 'I'assiset le maître de camp Gabriel Nino ('2). On
décida de secourir d'urgence le baron de Polweiler qui se trouvait
assiégé, avec ses soldats allemands, dans la ville de Ruremonde, pour
éviter que cette place ne suivît les autres dans la défection (3).
Le sire de Hierges, Gilles de Berlaimont, y fut dépêché, avec
4.000 fantassins (4). Si cette entreprise réussissait, Don Juan grou-
perait le reste de son armée pour passer la Meuse et s 'avancer à la
rencontre de l'ennemi campé au nord de Namur.
TI n'était, en effet, pas possible de séjourner plus longtemps
dans le Luxembourg qui, par suite de la présence des troupes royales,
avait été complètement vidé et où le ravitaillement n'était plus suffi-
sant. C'était la seule solution que commandaient à la fois l 'honneur et
la prudence (5).
On apprit bientôt que le sire de Hierges avait réussi à fair a
lever le siège de Ruremonde et que les troupes de Hohenlohe, après
avoir subi une défaite,avaient fini par rejoindre le camp des États à
Temploux (6). Mais, d'autre part, l'ennemi avait noué des intelli-
gences avec la garnison wallonne de Bouvignes et s'était emp-aré de
cette place. L'occupation de Bouvignes mettait en danger la sécurité
de Namur et empêchait la ville 'et la citadelle d'être ravitaillées (7).
Cette menace prononcée contre Namurengagea Don Juan à exa-
miner la situation au cours d'un nouveau conseil de guerre. Alexandre
205
FIlTnès~ fut chargé de la première mission gui luifut.confié« depuis
SOl~ arrivêe aux Pays-Bas; Il se rendrait' rapidement à Marche;
yconçentrerait les troupes qui étaient campées dans cette région et
prendraitensuite, sous ses .responsabilitês et avec la plus libre initia-
tive, toutes les mesures que les circonstances exigeraient. A'rrivé à
Marche le 17 janvier, il apprit que l'ennemi se retirait des environs
de Namur.
Farnèse soupçonna que les troupes des États pourraient bien
avoir l'intention de se diriger vers Maestricht, qui tenait pour le
pnineedOrange, et d'y passer le pont sur la Meuse pour aller.attaquer
les trol1pe's du sire de Hierges qui revenaient de Ruremonde. Il décida
alors de laisser l'infanterieespagllole dans ses quartiers, près de
Luxembourg, afin qu'elle pût éventuellement se tenir en contact avec
les troupes françaises de Charles de Mansfelt, qui se trouvaient
dans ces environs. Il fit aussi avertir le sire de Hierges du danger
qui semblait le menacer et, après en avoir discuté avec des chefs
expérimentés,comme le baron de Billy et d'autres qu'il avait près de
lui, il prit la décision de se porter éventuellement au secours de ces
troupes avec la cavalerie légère, campée près de Marche, et avec
l'infanterie espagnole qui se trouvait à trois lieues de là. Il importait
trop, en effet, de ne pas laisser surprendre et anéantir les régiments
de 11. de Hierges, qui comptaient 4:.000fantassins et une assez nom-
breuse cavalerie (1).
Au moment où Farnèse se trouvait entre Marche et Namur, avec
l'intention de se porter au devant de ces forces, il apprit qu'elles
avaient déjà réussi à gagner Namur sans être inquiétées. Aussitôt le
prince de Parme retourna à Marche et avertit par courrier Don Juan,
qui résidait encore à Luxembourg. Celui-ci partit de suite avec le
reste de l'armée et rejoignit Alexandre à Marche (2). Un conseil de
guerre fut tenu. Considérant que le Luxembourg était complètement
ravagé par les soldats, dont les débordements n'avaient pu être punis,
puisque ces hommes n'avaient depuis longtemps plus touché de solde,
il semblait nécessaire de quitter cette région.
206
· C~est à la seconde proposition que Don Juans 'arrêta :ilàvait
depuis longtemps désiré la guerre, il la ferait. 'On allait donc se diriger
sur' 'Namur et de là,plùs loin, si la chance favorisait les armes' espa-
gnoles (1). .
Une autre raison qui poussait Don Juan à une rapide offensive,
c'était le fait que les États levaient de nombreuses troupesen Alle-
magne et qu'avec ces renforts, il leur serait peut-être possible d'em-
pêcher le gouverneur de passer-Ta Meuseà Namur pour gagner le
centre du pay,s(2}.
Or, en ce moment, les forces de Don Juan semblaient manifeste-
ment supérieures à celles de sesndversaires. On disait, dans l'armée
espagnole, que l'on disposait de 4.000 Espagnols, 4.000 Bourgui-
gnons, 4.000 Français, 4.000 Allemands et· de 2.000 chevau-légers
espagnols et italiens, tous soldats expérimentés et rompus à la fatigue
des campagnes. Le prince de Parme, qui s'était soigneusement mis au
courant du chiffre des effectif-s, s'était rendu compte que celui qui
avait été donné était inférieur à la réalité et que les forces de Don
Juan comptaient effectivement 18.000 fantassins et environ 2.000
cavaliers {3}.
Tant par le nombre que par la valeur, les troupes de Don Juan
J'emportaient donc sur l'adversaire (4). De plus, la discorde régnait.
en ce moment. dans le camp des États, où certains chefs étaient. d'avis
d'attendre l'armée de Don Juan et de la combattre, alors que d'aut.res
voulaient se retirer avec vivres et munitions dans les places fortes,
Le prince de Parme ne perdait pas de vue l'importance de cet.
élément de désunion chez l'ennemi et poussait de toutes ses forces à
l'offensive, faisant valoir qu'il fallait en profiter et essayer de péné-
trer jusqu'en Brabant.
Ilétait nécessaire d'agir vite, C3Jron savait que l'ennemi attendait
de la Reine Élisabeth d'Angleterre l'envoi d'un secours de 4.000 fan-
(1) Alexandre à sa mère. Marche. 25 janvier 1578 (loc. cU.); VASQUEZ, Los sucesos ...•
lac. cît., pp. 82-83.
(2) Ltbro de tas casas ..., loc. cit .• fo 156<°.
(3) Alexandre à sa mère. lettre citée. Dans le camp des Êtats. on -estimait le nombre
des forces royales à 22.300 hommes. se décomposant comme suit: 1r,000 fantassins et
2.000 cavaliers espagnols; 4.000 fantassins et 500 cavaliers français; 800 wallons. 2.000 Bour-
guignons. 2.000 Lorrains. 2.000 Luxembourgeois. 5.000 Allemands. plus 2.000 hommes non
spécifiés. (Avvisi des Pays-Bas. 2i janvier 1578. dans KERVYl\ DE LETTEl\HovE. Relations
politiques ..., t.. X. p. 254). C'est ce chiffre qui a passé dans J'œuvre des historiens partisans
des États. Nous avons déjà. vu qu'il se trouve dans BOR.
(4) Contrairement à ce que dit Strada (o. o. t. II, p. 3H), qui a. manifestement. mal lu
lni les lettres de Farnèse qu'il a utilisées.
207
tassins et de 800 cavaliers; que le comte palatin Casimir et le comte de
Schwarzemberg devaient amener des renforts d'Allemagne et qu'il
n'était point improbable que le duc d'Anjou envoyât aussi de France
quelques régiments (1). Le bruit s'était répandu, en outre, que le prince
d'Orange avait fait lever6 compagnies d'infanterie et 300 cavaliers
pour renforcer l'armée des États et que, pour subvenir aux besoins de
la guerre, il avait confisqué les biens des églises et des monastères du
Brabant, dont les revenus serviraient à payer ses soldats (2).
Enfin, quoique, le 3 janvier 1578, un traité secret d'alliance eût
été conclu entre Élisabeth d'Angleterre et les États Généraux des
Pays-Bas (3), un émissaire de la reine s'était rendu auprès de Don
Juan pour faire un dernier effort en vue de la paix enbre lui et ses
adversaires. Élisabeth était obsédée par l'idée que, en cas de guerre,
le duc d'Anjou entraînerait l'intervention de la France dans le
conflit (4). L'émissaire d'Élisabeth demanda une suspension d'armes,
en attendant la conclusion d'un accord général. Don Juan se contenta
d'envoyer à Madrid les propositions de .paix, mais refusa catégori-
quement l'armistice (5). Le négociateur anglais étant parti le 25 jan-
vier, sans avoir obtenu un résultat, toutes les dispositions furent
prises pour commencer l'offensive contre les États (6).
(1) Alexandre il. sa mère. Marche, 25 janvier 1~77 (loc. cU.). Le 12 janvier, en f.:ffl:) t,
un courrier de Vargas Mexia, ambassadeur d'Espagne à Paris, avait annoncé qu'un accord
venait d'être conclu entre le duc d'Alençon et les' États, en vue d'envoyer des secours
importants aux Pays-Bas et que déjà. 2.000 Huguenots s'embarquaient il. la Rochelle.
KERVYNDE LETTENHOVE,Les Huquenots et les Gueux, t, IV, p, 56'1.
(2) Libr() âe las cosas ..., fo 156'°.
209
En partant de Marche, Don Juan et Alexandre Farnèse avaient
l'intention de se rendre d'abord maîtres de Bouvignes, tombée pBU
auparavant - nous l'avons dit - aux mains de l'ennemi, pour attirer
ce dernier de ce côté, lui infliger quelque dommage, et pour rendre
de nouveau possible le ravitaillement de Namur par la Meuse. Ils
avaient aussi le projet de gagner peu à peu du terrain et de se rendre
maîtres de J'Entre-Sambre et Meuse (1).
'Les circonstances changèrent ces plans. Les deux princes arri-
vèrent à Namur le 29 janvier, Le lendemain matin, de très bonne
heure, Don Juan sortit pour reconnaître les positions ennemies (2).
L'armée des États, campée à Temploux, était sous les ordres du comte
Philippe de Lalaing; elle avait comme maréchal de camp Antoine de
Gougnies, pour général de la cavalerie Robert de Melun, vicomte de
Gand. L'artillerie était commandée par Valentin de Pardieu, seigneur
de La Motte (3).
En se décidant à attaquer l'armée des États, Don Juan aurait
suivi les indications de deux seigneurs du camp ennemi, traîtres à
leur cause. C'est ce que prétend Pierre de Colins dans son Histoire
des choses les plus mémorables advenues en Europe. D'uprès ce
contemporain, informé de bien des secrets (4), le gouverneur général
n 'aurait pas osé attaquer ses adversaires si, le soir ayant la bataille
de Gembloux, deux seigneurs du camp des États, Valentin de Pardieu
et le vicomte de Gand, Robert de Melun, nétaient venus le trouver en
secret pour l'avertir que le lendemain l'ennemi se retirerait sur
Gembloux (5).
Nous avons dit dans l'introduction l'intérêt que présentent les
renseignements de Pierre de Colins et la valeur qu'ils ont la plupart du
temps. Mais en ce qui concerne celui-ci, nous devons récuser son témoi-
gnage. Nous croyons pouvoir y retrouver l'écho des bruits calomnieux
qui se firent jour le lendemain de la défaite et par lesquels on accusa
de trahison la plupart des chefs de l'armée dBSÉtats. Il y a d'ailleurs
une raison bien simple pour laquelle nous ne pouvons ajouter foi aux
renseignements de Pierre 'de Colins: c'est que ces deux seigneurs ne
(1) Alexandre à sa mère, Argenton, 4 février 1578 (A. F. N., Carte farnesiane, Fiandm,
rasoto 1624).
(2) IlMem.
(3) Voir une lettre sur la situation dans le camp des États à la date du 15 janvier, dans
JAPIKSE, o. C., t. 11, pp. 143-144.
(4) Voir notre Introduction
(5) O. C., pp. 582-583.
210
pouvaient se rendre chez Don Juan à Namur la veille de la bataille
de Gembloux. Ils étaient à Bruxelles pour assister à des fêtes et s'y
trouvaient encore le jour du combat. Sur ce point, les témoignages des
contemporains sont formels (1).
Au moment où Don Juan songeait à l'attaquer, l'armée ennemie
était, e-neffet, privée de la plupart de ses chefs. Philippe de Lalaing,
le vicomte de Gand, le sire de La Motte, d'autres encore étaient à
Bruxelles pour assister aux noces de M. de Berseele avec Mademoi-
selle de Berghes et passaient leur temps en fêtes et banquets (2). Ils
ne se doutaient point que Don Juan avait avec lui des forces si consi-
dérables et qu'il était sur le point de les assaillir. Les soldais des
:États étaient commandés en ce moment par le vieux Antoine de Gou-
gnies, qui avait fait son apprentissage sous Charles-Quint et qui avait
été présent à la bataille de Saint-Quentin (3). Il avait d'abord eu
l'intention d'attendre de pied ferme les forces de Don Juan, mais il
apprit bientôt que le 2.9 étaient arrivés près de Namur un nombre
considérable de chevau-légers, les arquebusiers du commissaire géné-
ral Antonio Davalos, la garde personnelle de Don Juan, les compagnies
de Bourguignons de M' de Mussy, 1.000 arquebusiers et 1.200 piquiers
espagnols (4).
Les « Orangistes » changèrent dès lors leurs plans et décidèrent
de se retirer à Gembloux, où ils pourraient plus sûrement délibérer sur
ce qu'il y avait à faire (5). Peut-être aussi Pabsenee des principaux
chefs leur inspira-t-elle cette mesure. Dans la nuit du 30 au 31 janvier,
l'armée logea près du village de Saint-Martin. On envoya en avant
six canons à Gembloux et on prépara la retraite, qui devait se faire
avec ordre et sans précipitation. Le 31 janvier, au point du jour,
(1) Voir la note suivante. Voici le témoignage de Del Rio: « Aberant tunc forte temporis
ab exercitu Motta, Lallalnlus, vicecomes Gandensis ... » (Mémotres sut' les troubles des Pays-
Bas, t. III, p. 78).
(2) « Estant Ieurdict chief general d'armée audiet Bruxelles avecq aultres prlncipsux
d'icelle tryumphant chà et là en grandissimesbancquets, et aultrement à leurs plaisirs ... l>
(Jl!émoires anonymes sut' les troubles des Pays-Bas, t. II, p. 167). Voir aussi HAllAEUS,
Tumuüuum belglcoru.m Annales, 2,- réd. dans le ms. 9402 de la Bibliothèque royale de
Bruxelles, fo 282- ; VAN METEREN, O. c., fo :144- ; DEL RIO, Mémoi1'es S'U1' les troubles des
Pays-Bas ..., t. III, p. 79.
(3) STRADA, o. e., t. II, p. 342.
(4) ANT. CARNERO, Htstorba de las guetTaS civil.es, p. 136.
(5) « Ceulx dudit camp qui estoit logé à Emyne volant l'incomoc!ité du lieu par estre
en une plaine et que n'avlont guerre plus de 500 cnevaulx ou au contraire don Juan en
avoit jusques a 3.000, entendans que son camp ayant ravitaillé Ruremonde et ravagé le
pais de Lymbourg (sic), retournait vers Namur, deliberarent se retirer à Giblou et s'y
fort.iffler. » Archives du Dépat"tement du No-rd à Lille, B. 19280, pièce n- 47/.33, r- 15'°,
211
le' feu fut mis aux bacaquementeet on roula les tentes:' Le gros' de
l'armée El 'était déjà-mis en marche vers Gembloux, en ordre de bataille.
En tête, l'avant-garde composée des régiments d'infanterie de Mon-
tig-ny et de Hèze, couverts en flanc par des mousquetaires àcheval.
Le comte de Boussu et Champagney conduisaient le corps de bataille,
comprenant l'infanterie wallonne, allemande, française, . écossaise.
L'arrière-garde, où était massée la. cavalerie, était sous les ordres de
Philippe d'Eg-mont et du sire de Lumey {1).
212
reeonnaissance : avant la nuit, celui-ci revint avec la nouvelle que
les troupes des États étaient occupées à décamper (1).
Le matin du 31 janvier, comme il avait été décidé, Don Juan
résolut de sé porter en ayant avec 2500 fantassins pris parmi les
Espagnols, les Bourguignons et les Wallons, et les fit précéder de
1000 cavaliers, dans l'intention de surprendre l'ennemi dans sa
retraite et de le bousculer en pleine marche vers Gembloux (2).
Etant donné les dangers que récélait le terrain à parcourie, Don
Juan ne procéda qu'avec grande prudence (3). Il ordonna à une partie
de l'infanterie bourguignonne de s'établir dans les petits bois qui se
trouvaient disséminés sur le terrain, de façon à éviter les embuscades
et à mieux pouvoir soutenir la cavalerie. Au fur et à mesure que
les cavaliers s'avançaient, DonJ uan poussait son infanterie, qu'il
commandait en personne. En ce moment, on apprit que l'avant-
garde ennemie s'était déjà mise en route vers Gembloux, que le
corps de bataille suivait, mais que la cavalerie restait en arrière-
garde pour protéger la retraite.
Aussitôt Don Juan envoya en avant trois ou quatre compagnies
de cavalerie, gardant auprès de lui le reste de cette arme, pour
porter secours dès que l'on en aurait besoin.
Ces cavaliers progressèrent si vite,de position en position, à
travers les collines et la plaine, que plus d'une fois Don Juan leur
fit donner des conseils de prudence, ne voulant point qu'ils s'enga-
geassent trop avant et n'attirassent sur eux tout le poids d'une
attaque ennemie. Cependant l'avance de ces cavaliers fut si rapide,
sous la conduite de Muzio Pagano (4), qu'ils ne purent bientôt plus
se retirer sans grave danger. Ils se trouvèrent subitement en face de
l'ennemi, devant un chemin fangeux et fort étroit, au-delà duquel
montait un escarpement, que l'ennemi avait garni de mousquetaires.
Les cavaliers espagnols furent un instant fort déconcertés, en
voyant l'étroitesse du passage (5).
* *
(i) A. VASQUEZ, Los sucesos ..., loc. clt., pp. 86-87.
(2) Nous suivrons ici le récit qu'Alexandre Farnèse envoie à sa mère par la lettre datée
d'Argenton, 4 février 1578 (Wc. cU.).
(3) .<,( Si governo sempre dal prlncipio al fine con la sua solita prudenza et valore,
dan do ordlnitali et oost buont et a proposito, che non si poteva desiderar da vantaggio. »
Farnèse à sa mère, lettre citée.
(4)' Ltbe'l' relationum, fO 36ro•
(5) « Non o'era se non un' stradon' tondo in mezzo con una slepe molto rara, dove
havevono guarnlto di moschettleri, e pel' essere il passo molto strette, s'erano assai scon-
certati. .. ». Lettre de Farnèse à sa mère, citée.
213
C'est à ce moment décisif qu'intervint le prinee de Parme. Dès
qu'il eut 'remarqué qu'un peu partout des groupes en étaient venus
aux mains et que des escarmouches s'engageaient entre les partis
avancés espagnols et l'arrière-garde des États, il 'avait supplié à plu-
sieurs reprises Don Juan de le laisser prendre part au combat et de
« donner un coup de lance ». Le général en ohef le lui avait impi-
toyablement refusé et même, pour le tenir mieux en mains, il lui avait
ordonné de se porter de temps en temps en avant, pour rêamoreer
les escarmouches là où elles faibliasaâent, tout en l'obligeant de
venir tout de suite 'après se ranger il. ses côtés, sous prétexte qu'il
avait besoin de sa présence. Don Juan, qui savait combien Farnèse
était audacieux et imprudent et combien il aimait à s'exposer, avait
pris toutes s'es précautions : il avait défendu à ses pages ou écuyers
de donner à son neveu un cheval de guerre ou des armes sans qu'il
en fût averti, Le prince de Parme s'en trouva extrêmement marri (1).
Lorsque, au coucs d'une de ses randonnées le long du front de
combat, il s'était aperçu de la situation critique où Ottavio Gonzaga
et le colonel Mondragon avaient engagé leurs soldats, et que près du
chemin marécageux les cavaliers étaient accrochés sans espoir de
pouvoir se dégager, voyant aussi l'ennemi irrésolu et hésitant, il n'y
tint plus et décida de désobéir à 80n oncle. S'apercevant que Don Juan
était très occupé et ne le surveillait plus, il 8'éloigna de lui sans être
vu, appela les pages qui 's'occupaient de L'armement et leur ordonna
de le suivre. il se retira à l'écart dans un endroit où il ne pouvait être
vu et revêtit Parmure de combat, le morion en tête. Ne pouvant dis-
poser d'un cheval de guerre sans l'autorisation de Don Juan et con-
statant avec rage que s'es propres chevaux ne l'avaient pas encore
rejoint de Luxembourg, il en demanda un à Camillo del Monte, com-
mandant de la cavalerie. Aussitôt ce coursier enfourché, il se préci-
pita en avant :(2), récitant l'Ave Maria et poussant le cri de guerre
des Espagnols: Santiago!{Saint Jacques !){3).Les capitaines de cava-
lerie Muzio Pagano et Aurelio Palerme ainsi que le baron de Billy
se lancèrent à sa suite, entraînant les escadrons qui se trouvaient à
214
PL. XXV
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leur droite et à leur gauche. Traversant le ravin marécageux, ils tom-
bèrent comme un ouragan sur le flanc de la cavalerie ennemie d'ar-
rière-garde, qui, surprise, re,fluaen désordre (1). Les cavaliers des
États passèrent dans leur fuite à travers les rangs de leur infanterie
en marche et y provoquèrent la panique, au moment où tout le reste
de la cavalerie espagnole arrivait au grand galop. Ce fut une déban-
dade, les soldats de Gougnies SB mettant à fuir de tous les côtés. Les
Bas-Allemands du gros corps de bataille lâchèrent pied, entraînant
les Wallons de l "avant-garde. Les compagnies écossaises essayèrent
en vain de résister (2).
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La victoire de Don Juan était complète et presque incompréhen-
sible, tant elle coûta peu. C'est l'inspiration soudaine et l'audace
d'Alexandre Farnèse qui l'avaient gagnée (3). L'écrivain militaire
Angel Saleedo Ruiz parle àce propos de « clairvoyance et de
génie» (4) et Motley, avant lui, avait exprimé le même jugement en
écrivant: « C'est au coup d'œil d'Alexandre de Parme-que revenait
tout le mérite de cette victoire saisissante et complète, improvisée
pour ainsi dire à la faveur d'une circonstance toute fortuite; c'est lui
qui avait remarqué la faiblesse momentanée de l'ennemi et l'avait
mise à profit avec la soudaineté terrible qui n'appartient qu'au génie.
L'anéantissement d'une armée en était résulté. » (5)
215
Il ne faut cependant point exagérer les mérites d'Alexandre.
Plusieurs historiens en ont parlé comme d'un chef qui, parcourant
du regard un grand champ de bataille, découvre d'un coup une
faute de Padversaire àexploiter, ou imagine un mouvement tactique
qui doit lui donner la victoire.
Pour le prince de Parme, il s'était agi avant tout de pouvoir
participer, n'importe comment, à l'action. Et il ressort très claire-
ment de sa correspondance qu'en se précipitant sur l'ennemi au
chemin creux transformé en bourbier, il n'àvait nullement l'intention
de provoquer la déroute des adversaires, mais tout simplement de
dégager les cavaliers de Pagani de la situation critique où ils se
trouvaient en ce moment (1).
Certes, Alexandr-e Farnèse accomplit là un exploit où il fallait du
courage. et de l'audace. Il s'en rendit compte lui-même, car il écrivit
à sa mère « qu'il ne fit attention à aucun danger, pour le service de
la religion et de Sa Majesté et pour la -rêputation de Son Altesse
(Don Juan). » (2) Il ne crut cependant point nécessaire de s'en
vanter : dans sa correspondanceaveo sa mère, il en reporte toute la
gloire à « la Divine. Majesté », sans se mettre lui-même un seul
instant en avant. Dans la lettre qu'il écrivit am Roi le 7 février, il
affirma simplement qu'il était heureux de l'occasion qui s'était
offerte de s'employer au service de Sa Majestê ; qu'il s'était porté
à l'endroit précis où il escomptait et savait pouvoir rendre le service
le plus grand, et que la volonté qu'il mit à servir le Roi ne' pouvait
être surpassée par aucun autre (3). Et dans une autre missive au
Roi, le prince attribuait tout le mérite de la victoire à la grande
valeur, la prudence et la conduite intelligente du général en chef (4).
Don Juan, de son côté, ne ménagea pas ses éloges: il fit savoir
à Philippe II qu' Alexandre s'était exposé au danger comme un simple
(1) « 10 essendoml splccato dal sor Don Giovanni con intentione di rlconoscere et
vedere corne passavano le cose, trovai che '1 signor Otlavio Gonzaga e' l' colonelle Mon-
dragone, che d'ordine di Sua Altezza l'havevono condette, s'erano impegniati di maniera
che non. si potevano ritirare senza manifesto peIicolo. Onde constderato questo, et I'lnri-
soiuuone de nemici, feel risolutlone di dar' dentro, come feei... » Alexandre à sa mère,
Argenton, 7 février 1577 (lac. cit.).
(2) Lettre citée.
(3) RODRIGUEZ VILLA, Correspondancia de Alejandro FUI'nesia, loc. cit., p. 133. Cfl~
aussi STRADA, a. c., t. II, p. 35i.
(4) GACHARD, Correspoïiâance d'Alexandre Farnèse ..., loc, cit., p. 367.
216
soldat et qu 'il fut un des premiers à provoquer la déroute de
l'ennemi (1).
Cependant lorsque, après le combat, Alexandre Farnèse se pré-
senta devant son oncle, celui-ci, avec beaucoup de brusquerie, lui fit
observer que, de tout temps, selon les lois militaires, le soldat qui
combat sans l'autorisation de son chef, mérite, même s'il est vain-
queur, d'être châtié. On ne devait pas se battre contrairement aux
ordres reçus. Le prince de Parme donna raison à Don Juan, mais lui
fit cependant remarquer qu'il aurait été digne de grand blâme s'il
n'avait pas pris part à l'action. N'était-il pas venu à laguerre pour
se battre 7 Il s'était cru obligé d'agir ainsi par souci de son honneur
et de sa réputation, qui lui interdisaient de rester inactif. Don Juan,
qui n'avait pris cette mine sévère et n'avait parlé ainsi que pour
sauvegarder son autorité et les intérêts de la discipline dans l'armée,
fut incapable de dissimuler plus longtemps : il changea de visage et
finit par embrasser le prince, en lui prodiguant les louanges qu'il
méritait (2).
* *
La bataille de Gembloux fut un désastre pour les États (3). Si la
cavalerie parvint à se sauver tout entière par la vitesse de ses
chevaux, elle perdit plusieurs de ses étendards. Trente bannières
furent prises. M. de Gougnies tomba aux mains des Espagnols. La
poursuite continua jusqu'à la nuit et même jusqu'au lendemain, car
il s'agissait de nettoyer les petits bois qui se trouvaient dans la
plaine et qui avaient offert asile aux nombreux fuyards.
L'infanterie ennemie, au nombre de 7.000 hommes, était presque
anéantie (4). Don Juan estima. qu'elle avait perdu de 6.000 à
6.500 hommes, en y comptant les prisonniers (5). Les agents anglais
(i) Don Juan au Roi, 6 février 1578 (GACHARD,Correspondance d'Alexandre Farnèse ...,
100. cit., p. i67, note 1).
(2) Liber rel.attonum, to 37'°. Sur la bataille de Gembloux et le rôle de Farnèse, voir
E. GUIU y MARTI, El oiio militar espai!ol, t. I, pp. 334-335.
(3) « Alsoo den Almoghenden Heere heeftghelief ghehadt onsen leghere zulcke
!ortuyn te gheven, dat hij gans verschuert ende verwoest is, daer doer wij zidn in
imminente peryckele. » Lettre des députés des t'l'ois membres de Bruxelles à ceuœ de
Gand, 31 janvier i578, dans DE SCHREVEL,o. c., t. I, pp. 214-215.
(4) Farnèse à sa mère, lettre citée.
(5) Don Juan à Don Rodrigo de Mendoza, Argenton, 7 février 1578 (MOREL-FATIO,
L'Espagne au XVI' et au XVII' siècle, p. 130).
217
aux Pays-Bas -fixaient à moins de 2.000 le nombre de tués (1).
TOUjouTSest-il que du côté espagnol les pertes furent étonnamment
minimes, de 10 à 15 hommes (2). Oela s'explique parfaitement par les
circonstances de la bataille: l'armée des États fut surprise en pleine
retraite, sans qu 'elle eût le temps de combattre (3).
Aussitôt après la déroute de ses adversaires, Don Juan alla se
loger à l'abbaye. d'Argenton et ordonna à l'infanterie et aux troupes
qui étaient restées à Namur de se diriger vers Gembloux, pour
Pocenper sans tarder. Cette ville, était bien pourvue d'artillerie et de
munitions - les États en avaient fait leur place d'armes - et il s'y
trouvait quelque 1.000 fantassins qui avaient échappé au désastre et
s 'y étaient retranchés, bien décidés à se défendre, Don Juan fit mettre
en batterie quatre pièces d'artillerie. A la vue de ces pr-éparatifs, les
assiégés offrirent de se rendre sous certaines conditions. Mais Don
Juan ne voulut point en entendre parler: ils devaient se rendre à
merci. Il s'avança alors en personne jusque sons les murs de la
place, pour pr-éparer les gabionset les tranchées destinées à y établir
les batteries d'attaque, et se logea tout près dans une maison sise
dans la campagne. A la vue de ces mesures, qui présageaient un
assaut 'en règle, les soldats de Gembloux décidèrent de se rendre sans
conditions.
Don Juan se montra clément: il les laissa sortir librement de la
ville en imposant aux soldate natifs des Pays-Bas le serment de ne
plus porter les armes contre le Roi, et aux soldats étrangers l'obli-
gation de ne plus prendre service dans l'armée des États pendant la
dnrée d'un an. Comme otages pour l'observation de cette promesse,
on prit douze prisonniers, parmi lesquels deux Artésiens, M. de
Bailleul et M. de Herri : on les dirigea sur Namur. Les soldats
étrangers purent s'en aller sans entraves; ils furent convoyés dans
la direction de la principauté de Liége ; les soldats wallons furent
accompagnés jusqu'aux frontières du Hainaut,où on les obligea de
218
retourner. Mais plusieurs d"entre eux manifestèrent l'intention de
prendre service dans l'armée royale, ce qui leur fut concédé (1).
L'absence de rigueur vis-à-vis des soldats pris à Gembloux
s'explique par la préoccupation qu'avait le gouverneur général
d'inciter les autres villes à se rendre sans combattre et à rentrer sous
I'obéissance du Roi. Don Juan était d'ailleurs de caractère ohevale-
resque et restait fidèle à Pusage espagnol de ne jamais se venger de
sang-froid des soldats qui se rendent en combattant courageuse-
ment ('2).
Quoi qu'il en soit, Alexandre Farnèse eut I'oecasion de faire
connaître son avis au sujet de cette politique. Dans une lettreadressée
à Philippe II - cette circonstance ajoute plus d'intérêt à l'opinion
émise - et écrite de I'abbayc d'Argenton, il exprima sa grende
satisfaction de ce que son oncle eût usé de la méthode de clémence,
parce que l'on pouvait ainsi faire comprendre à tous les habitants
des Pays-Bas que ceux qui voulaient être de bons catholiques et des
vassaux fidèles de Sa Majesté, seraient assurés de recevoir toutes
faveurs et de jouir d'un bon traitement (3).
Cet avis fait prévoir la politique que le prince de Parme suivrait
plus tard, lorsqu'il serait devenu lui-même gouverneur général du
pays.
#.:
:;:. *
(1) Lettre de Farnèse à sa mère, Argenton, 7 février 1578 (loc. cU.); Libro de las
cosas de Flandes, loc. cit., fD 159; DEL RIO, Mémoi1'es sur les troubles des Pays-Bas,
t. III, p. 8i.
(2) « Y si les dio libertad à estos prisioneros, fué por ser cosa muy usada en la
guerra, pues jamas Il sangre fria se torna vengenza de los enemigos, particularmente
la naçion espaiiola que pelea valorosamente con los que se les resisten.. y con los rendidos
son muy mtsertcordlosos. » A. VASQUEZ, Los sucesos ..., p. 95. Voir aussi DEL RIO, o. C.,
t. III, p. 83.
(3) RODRIGUEZ VILLA, CtYrrespondencia de Alejandro Parnesio, loc. cït., p. 133.
{4.) Lettre datée d'Argenton, 7 février 1578 (loc. cif.).
(5) DEL Rio. Mémwes sur les troubtes des Pays-Bas, t. III, p. 79.
219
220
milieux de Don Juan, que les effectifs de l'armée n'étaient pas assez
considérables polir entreprendre quelque chose de fort important (1).
Don Juan lui-même est d'ailleurs formel au sujet de l'impossi-
bilité dexploiter le succès 'obtenu à Gembloux. Le 23 février, il
écrivit à Don Rodrigo de Mendoza : « Dieu sait combien j'ai souffert
de n'avoir pu profiter de ma victoire, car si le Roi m'avait pourvu
des moyens nécessaires, j'aurais pu replacer sous son autorité
Bruxelles et la plus grande partie des Pays-Bas. » (2)
Ces plaintes n'étaient pas dépourvues de fondement. Le Roi ne
s'était décidé à laisser faire la guerre qu'à son corps défendant : il
désirait la conclusion d'une paix acceptable et c'était l'action poli-
tique et diplomatique, non les 'Opérations militaires, qui retenait en
{Jemoment toute son attention.
Le conseil de guerre fut donc d'avis de ne se lancer dans aucune
entreprise d'envergure, mais de tâcher d'élargir l'occupation du
pays, en s'emparant de places peu fortes et de moindre importance,
tant pour inquiéter l'ennemi et le tenir en haleine que pour donner
à l'armée le moyen de se fournir abondamment en vivres dans des
régions jusque-là occupées par l'adversaire (3).
Pour ne pas laisser derrière lui de forces ennemies et rendre de
nouveau possible le ravitaillement de Namur par la Meuse, Don
Juan avait envoyé M. de Hierges avec environ 7.000 fantassins
assiéger Bouvignes: la garnison des États qui l'occupait se rendit
(i) « Mi par di vedere che Sua Maestà habbia poca voglia di mandarne [c'est-à-dire
danari] perche vengano tanto tardi et eosi poco quantità che è una vergogna. » Ale-
xandre à sa mère, Argenton, 7 février 1578 (loc. cit.). - « Pel' il pocho apparecchio che
navemo d"artiglieria, munltlonl et guastatori. » Alexandre à sa mère, Jodogne, 5 mars 1578
(A. F. N., Carte farnesiœne, Fiœndra, rascio 1624). - « Cierto puede creer V. Md que la
Ialta que ha tenido el seüor Don Juan de jente, dineros; artilleria ... [e han estorbado el
no proseguir adelante la victoria y gozar della, » Farnèse au Roi, Louvain, 19 février 1578
(RODRIGUEZVILLA, Correspondencta de Alejandro Pœmesio, loc. clt., p. 134).
Robles de Billy fut en ce moment envoyé en Espagne par Don Juan pour exposer la
situation au Roi et lui démontrer l'urgence des secours (Farnèse à sa mère, Jodogne,
5 mars i578, lac. cU.).
(2) KERVYN DE LETTENHOVE, Les Huguenots et les Gueux, t, IV, p. 571.
(3) « Risolse, col parer di tutti quelli che siamo seoo, che non si potendo ·far cos a
di gran momento sino che Sua Maestà proveda di suIDciente numero dl gente et dell'
aitre oose necessarie pel' proseguir la guerra, non si dovesse tentar cosa che non dovesse
riuscire, ma s'attendesse fra tanto ad allargarsi di paese da vantaggio, 'S1 per inquietar
l'inimico, come pel' assicurarsl d'haver da vlvere abbondantamente pel' l'esercito. » Farnèse
à sa mère, Jodoigne, 5 mars 1578 (lac. cit.). - « Si S. M. jusge sel' su servitlo et prosegulr
la via de las armas, podra yr linpiando y ganando algunas villas que queden a los lados,
procurando ganar bastimentos y enquietallos, que es 10 que mas oportunamente en el
estado presente se pueda hazer. » Farnèse au Roi, Louvain, 19 février 1578 (loc. cit.).
221
après vquelques heures de bombardement (1). Entretemps, Ottavio
Gonzaga était parti, avec la plus grande partie de la cavalerie, dans
la direction de Louvain pour occuper cette ville. En route, il s'empara
de Jodoigne. Lorsque les Louvanistes eurent appris la capitulation
de Gembloux et la prise de Jodoigne, ils chassèrent les deux corn-
pagnies écossaises que le prince d'Orange les avait obligés d'accepter
comme garnisonvet ouvrirent les portes à Gonzaga (2).
On manqua l'occasion de se rendre maître sans coup férir de
Malines. Louis del Rio, qui avait accompagné la cavalerie de Gonzaga
à Louvain, avait proposé de surprendre la cité épiscopale. Il eomp-
tait sur l'influence qu'il y possédait, ayant rendu aux habitants de
grands services. Mais on hésita et les États eurent le temps d 'y jeter
rapidement une garnison (3).
Après la prise de Louvain, Don Juan et Farnèse, qui avaient
attendu à l'abbaye, d 'Argenton le résultat du siège de Bouvignes, se
rendirent au château d 'Héverlê, près de Louvain, que le duc
dAerschot, rallié -au parti des États, avait abandonné, Laissant
Gonzaga pareourdr le pays avec sa cavalerie,dans la direction de
Tirlemont, Aerschot, Diest, ils résidèrent à Héverlé jusque vers la
mi-février, à cause de l'inclémence d'un hiver particulièrement âpre
et rigoureux (4).
Don Juan avait d'abord songé à entreprendre le siège de Vil-
vorde, qui était occupée par une forte garnison, mais, considérant
les faibles moyens dont il disposait (5), il abandonna ce projet et
décida d'envoyer Alexandre Farnèse vers Diest et Sichem (6).
Après Gembloux, ce fut une autre partie de la campagne de
1578 où le prince de Parme se distingua, et le récit en mérite un
chapitre spécial.
(1) Farnèse à sa mère, Louvain, 13 février 1578 (A. F. N" Corte [amesume, Fiandl'a,
rasoto 1624); use« j'elationum, r- 37.
(2) A. VASQUEZ, Los sucesos ..., loc. clt., p. 97; LibJ'o de las cos as de Plane/es, loc. cit.,
fO 159; Liber relationum, fo 37-38. Pour la prise de Louvain, le récit circonstancié de
DEr. RIO, o. c., t. III, pp. 83-87.
(3) DEL RIO, O. c., t. III, pp. 87-88.
(4) Lioro de las cosas de FLmules, lac. cit., fo 159-161; Libe1' 1'elatiov,um, fo 38; A.
VASQUEZ, Los sucesos ..., loc. oit., p. 98; DEL RiO, O. c., t.III, pp. 89-91.
(5) Alexandre à sa mère, Jodogne, 5 mars 1578 (loc ctt.); DEL RIO, O. c., t. III, p. 9i,
prétend que Don Juan aurait pu s'emparer de Vilvorde par surprise, le fossé étant guéable,
comme le démontra l'évasion de son parent Jérôme deI Rio, prisonnier dans cette "ille,
(6) Cfr A. SAIJCEDO RUIZ, El coronei crutouai de Mondrag6n, pp. 142 sv.
222
..
OHAPITRE XII
(1) « Ma s'attende t'l'a tanto ad allargursi di paese da vantaggio, si pel' mqulelar I'Ini-
mica, come pel' assicurarsi d'haver da vrverc abbondantamente pel' l'eserclto. » Farnèse à
sa mère, Jodoigne, 5 mars 1578 (loc. cU.). - « Par allargar campagna et far discostar da
.~amuro et da Lovagna i nimici il più che poteva. » Liber 'l'eLatiollum, fo 38'".
(2) Farnèse à sa mère, lettre citée.
223
eu le temps. Un château fort augmentait la force de résistance de la
place, et la garnison qui s 'y était enfermée semblait avoir une raison
spéciale pour bien tenir: la petite ville appartenait au prince
d'Orange (1).
Farnèse demanda à Don Juan de pouvoir entreprendre le siège
de la place, Il partit le matin du 21 février. Arrivé devant Sichem,
il envoya un trompette au gouverneur de l'endroit pour l'engager à
se rendre, et lui faire connaître que, dans ce cas, on « lui ferait bonne
guerre », c'est-à-dire qu'on ne se livrerait point à des mesures de
représailles. Si, au contraire, les occupants attendaient pour obéir à
cette sommation que le premier coup de canon fût tiré, le prince de
Parme donnait sa parole qu'il ne. resterait personne vivant (2).
On lui répondit de façon insolente. Le prince de Parme ordonna
à l'infanterie espagnole d'ouvrir la tranchée. Puis le bombardement
commença, avec les huit pièces dont Pasaaillant disposait : il dura
jusqu'àprès midi. Après en avoir vérifié les effets, Alexandre estima
que l'on pouvait ipasser à Passant de la place. Avant de lancer ses
soldats contre les positions de l'adversaire, Farnèse envoya au gou-
verneur un nouveau parlementaire : si on attendait l 'assaut, personne
ne serait épargné.
Le commandant de Sichem, qui appartenait an lignage anversois
des van Lier e (3), refusa encore de se rendre: « Nous avons ce
qu'il faut pour résister, dit-il, et nous ne voulons nous incliner que
devant la force des armes. » (4). La petite ville était, en effet,
fournie de solides palissades, d'un large rempart et d'un fossé
profond et disposait d' «arbres roulants », c'est-à-dire des troncs
d'arbre que Fon roulait sur les assiégeants (5).
Le prince de Parme fit alors disposer ses troupes en vue d,e
l'assaut. Devant la porte qui s'ouvrait sur la route vers Louvain, il
groupa, au milieu, les Allemands; à droite, les Espagnols; à gauche,
les Lorrains de M. de Samblemont. Quant à l'infanterie wallonne,
Farnèse la dirigea de l 'autre côté de la ville, et lui confia les échelles
d'assaut, afin que la vue de ces engins d'attaque fît croire aux
(i) « Puesta junto al rio Demere, patrimonial del principe de Orange. » Libl'O de las
casas de Flandes, fo 16iv ....
(2) A, VASQUEZ, Los sucesas ..., p. 98.
(3) E. YAN METEREN, O. c., r- 144"'.
(4) A. VASQUEZ, Los sucesos, loc. cit.,p. 99.
(5) DEL RIO, Mémoires sur les troubles des Pays-Bas, t. III, p. 93.
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occupants de Sichem que l'effort principal de l'ennemi allait se portel'
de ce côté (1).
A trois heures de l'après-midi, les soldats de Farnèse se précipi-
tèrent, mais rencontrèrent de la part de la garnison une résistance
acharnée. Bientôt morts et mourants s'amoncelaient devant les murs
que l'on voulait escalader ou devant les brêches pratiquées par le
bombardement. Plusieurs officiers tombèrent, iparmi lesquels les
capitaines Pedro Henriquezet Diego de Barajas (2). Rendus furieux
par cette résistance, qu'ils n'avaient pas attendue aussi opiniâtre,
les assaillants finirent par entrer dans la place : parmi les premiers
à y ,pénétrer furent deux gen:tilshommes de la maison du prince de
Parme, Mercantonio Simouetta et Carlo Benzo. Farnèse avait, en
effet, fait participer ses entretenidoset quelques-uns de ses gentils-
hommes italiens à l'entreprise.
La majeure partie de la garnison fut massacrée. Le prince de
Parme se hâta de pénétrer dans la ville pour empêcher qu'on ne
tuât les femmes et les enfants, car les soldats étaient décidés à
n'épargner personne (3). Il fut [bien obligé de laisser tout mettre à
sac, .et d'autoriser le pillage (4) ; il parvint à faire respecter le cou-
vent des chanoinesses de Saint-Augustin ou, du moins, l 'honneur des
religieuses (5). Quelque 200 soldats de la garnison parvinrent à
échapper au massacre et se réfugièrent avec le gouverneur dans le
château fort. Un autre groupe de 150 d'entre eux, qui avaient tra-
versé le Dêmer et essayaient de fuir, fut taillé en pièces par la
cavalerie que le prince de Parme avait postée près de la rivière pour
couper la retraite aux fuyards.
Cependant, ceux qui avaient pu s'enfermer au château de Sichem,
faisaient mine de vouloir se défendre jusqu'à la mort. Le soir était
entretemps tombé. Pendant toute la nuit, le prince de Parme fit
préparer l'assaut du château. Il fallut d'abord démolir en ville un
terre-plein que les assiégés avaient élevé pour leur défense et qui
(1) Alexandre à sa mère, lettre citée.
(2) « Con perdita d'alcuni de' nostri, e particolarmente d'alounl capltani et offitiali
spagnoli et d'aItre nationi. » Farnèse à sa mère, lettre citée. - STRADA, O. C., t. II, p. 355;
DEL RIO, O. c., t. III, p. 93.
(3) A. VASQUEZ, Los sucesos, loc. clt., p. 100.
(4) « La terra andô a sacco. » Farnèse à sa mère, loc. cit.
(5) « 10 medesimo hebbi cura particolare d'un monasterio di monache che c'era et
rlmase intatto. » Farnèse à sa mère, loc. olt, - STRADA, O. C., t. II, p. 356. - « Los soldados,
.ooléricos de haber perdido il sus amigos, y deseosos de la venganza y provecho dei saco, no
tienen consideracion ni respeto algunos dellos, partlcularmente los de las naclones, il tem-
plos ni il cosas sagrados, sino à su provecho. » A. VASQUEZ, Los sucesos, loc. ctt., p. 100.
225
empêchait dintroduire dans Sichem l'artillerie espagnole; il fallut
ouvrir des tranchées et préparer la mise en batterie des pièces. Pour
activer les opérations, Alexandre Farnêsese tenait constamment sur
place: il mit lui-même la main à l'ouvrage, aidé par certains des
gentilshommes qui L'avaient accompagné (L). Lorsque l'aube parut,
les canonsétaient en position, et tout était 'prêt pour l'attaque.
Les assiégés,se rendant compte que toute résistance serait désor-
mais vaine, demandèrent à parlementer. On leur répondit qu'ils
devaient se rendre à la merci des soldats. Le gouverneur fit savoir que
lui et ses gens voulaient bien se rendre à la merci de Son Altesse,
mais non à celle des soldats, Alexandre Farnèse refusa et envoya au
château le maître de camp Gabriel Nino, pour faire comprendre à
J'adversaire que la détermination du prince de,Parme était inflexible:
il fallait se rendre sans conditions (2).
Le gouverneur et ses hommes, comprenant qu'il n'y avait plus
rien à espérer, capitulèrent.
(i) « Con la mia presentia et assistentia et anoo con aiutarli io medesimo con alcunk
cavallierl prmctpalü, il lavoro fu flnito Il. tempo. » Farnèse à sa mère, lettre citée.
(2) A. VAS'QUEZ, Los sueesos, loc. clt., p. 100. '
(3) Loc. clt., r- 161 VO.
(4) Loc. cit., p. 100.
226
ce commentaire dans <salettre: « TI parut qu'il était mieux de leur
donner ce châtiment plutôt que de les faire pendre tous ou de leur
faire couper le nez et 1e:soreilles. ~ (1)
Nous croyons que le récit de Cesare Campana} dans son Dena
g'uerra di Fiandra fournit la clef de l 'énigme. L'autorité de Campana
pour tout ce qui touche à l 'histoire de Farnèse est considérable, cal'
il fut documenté à Aquila par Oosimo Masi, le fidèle secrétaire du
prince de Parme. Celui-ci assista - à distance respectueuse! - à
l'affaire de Sichem (2) et savait donc ee qui s'y était passé. Or Cam-
pana, en parlant du supplice infligé aux soldats de' Sichem, dit
qu'après avoir été assommés pail' des coups portés à la tête, ils furent
jetés dans le Dénier et noyés (3). Oette noyade est aussi signalée
par un autre auteur, d'ordinaire bien informé, F. Van der Haer, qui
emploie l'expression latine: trucidOint et submergunt (4). Enfin, le
même détail se trouve dans les Mémoires de del Rio, qui faisait
partie de l'armée de Farnèse et qui affirme: militun» plerosque vn
foumen Demerani compulerunt (5).
On le voit, tous ces témoignages se confirment et il est possible
de les concilier avec le récit de Vasquez, qui ne signale que la pre-
mière partie de l'exécution: la tuerie à coups de massue, négligeant
le détail que les corps furent précipités dans le Dêmer.
,Si, vis-à-vis de la garnison de Sichem, le prince de Parme fut
impitoyable, il sauva par contre la vie des bourgeois, hommes et
femmes (6). Et ce faisant, il ne dut pas avoir une tâche facile, dans
une ville livrée à la fureur de ses soldats et dont on leur avait promis
le sac, si elle ne se rendait pas tout de suite (7).
Oette attitude miséricordieuse à l'endroit des habitants atténue
quelque peu l'impression pénible que fait sur nous la froide cruauté
vis-à-vis de la garnison et de ses chefs.
Cette cruauté éclata surtout dans les détails du supplice infligé
au valeureux gouverneur de la petite ville. On le mena en haut de la
(i) « Parendo che tosse manco male darli questo gastigo, che farli applcar tutti, ne
tagliar naso ne orecehle a nessuno. l> (Loc. elt.)
(2) L. VAN DER ESSEN, Les archives (améstennes de Parme, n° 174.
(3) O. c., r- 202 ".
(4) Tumulturum be~gicorum annales, 2" réd. dans le ms. de Bruxelles nO 9402, fO 284-285.
(5) O. C., t. III, p. 92.
(6) « I terrazzani, si homini come donne, salvai tutti. trattandoli amorevolmente. »
Farnèse à sa mère, loo, oit.
(7) Cette opération de sauvetage prouve en tous cas l'autorité que le prince exerçait
sur ses soldats. STRADA(o. c., t. II, p. 356) l'a remarqué et le signale avec raison.
227
.~ .. ----~
228
inhumain et rigoureux de massacrer de cette façon des soldats qui se
sont rendus, écrit Vasques, ce ne fut cependant point sans stricte
justice que le prince le fit faire, pour donner un exemple aux autres,
et afin que les rebelles et les ennemis de l'Église sachent quelle véné-
ration on doit montrer vis-là-vis des généraux de cette Églis'9 et aux
armées catholiques, qui ne représentent pas moins que l'autorité de
Sa Majesté d'Espagne. » (L)
Pour ces deux auteurs, le sac de Sichem devait donc servir
d'exemple, inculquer aux adversaires le respect des armes espagnoles.
Mais nous savons aussi quelle fut la raison du massacre par le
prince de Parme lui-même: il s'en explique au long dans une lettre
écrite à sa mère (2). Alexandre dit qu'il fut forcé de châtier la gar-
nison de Sichem et de lui infliger la peine qu'elle méritait, parce que
ces soldats avaient été les premiers, depuis qu'il était en campagne,
à attendre J'assaut et à ne pas se rendre à la première sommation.
« Ils navaient pas seulement attendu pour se rendre la mise en
batterie de l "artillerie, mais l'assaut. Pour terroriser les autres,
continue Farnèse, on ordonna que les chefs fussent pendus et quant
aux soldats, qui étaient de ceux qui, après la 'bataille de Gembloux,
s'étaient rendus et qui avaient prêté serment de ne plus servir contre
Sa Majesté catholique, on les fit monrir pendant la nuit. »
D'après le prince de Parme, il y avait donc deux raisons pour
châtier les soldats de .sichem. Une raison générale: inspirer la
terreur à ceux qui, à l'exemple de Sichem, tenteraient encore de
résister jusqu'au bout et ne se rendraient pas dès que l'artillerie
serait prête pour le bombardement.
Le massacre avait donc une raison de politique militaire. Pour
éviter de devoir prendre d'assaut, au prix de pertes considérables et
de dépenses exagérées de munitions, une à une toutes les villes à con-
quérir sur les États et pour terminer rapidement la campagne, un
exemple terrible avait été fait. De fait, nous constatons - dans ses
lettres subséquentes, le prince de Parme le fait remarquer lui-même-
que le système fut efficace: Diest, Léau, d'autres villes encore, pour
ne pas subir le sort de Sichem, se rendirent aussitôt que l'artillerie
eût été mise en batterie devant leurs remparts (3).
Du côté des adversaires, on comprit d'ailleurs de cette façon le
(1) Loc. cit., p. 101.
(2) Lettre de Jodoigne, 5 mars 1578 (lac. !lit.).
(3) Nous renvoyons pour la preuve au récit de ces événements militaires, qu'on
trouvera dans le chapitre suivant.
229
massacre de Sichem. Pierre Bor, dans son Oorsprongk, beghin ende
ueruolçh. der Nederlasuische Oorloçhen, dont la rédaction fut pour
ainsi dire contrôlée par les États, affirme que le sac de Sichem eut
lieu « pour établir un exemple avertissant que des petites villes de
ce genre n'avaient pae à offrir de la résistance. » (1)
Mais il y avait, d'après Farnèse, une deuxième raison, qui semble
affecter uniquement les soldats de la garnison, à l'exclusion des chefs.
Les soldats de Sichem auraient été des parjures : prisonniers à
Gembloux, ils avaient promis de ne plus combattre le Roi d'Espagne.
On peut se demander si cette raison complémentaire est vraie. Il
est certain que, parmi les soldats des États qui avaient prêté ce
'serment à Gembloux, il y en eut qui ne l 'observèrent point et qui
reprirent du service chez les adversaires de Don Juan (2).
Mais se trouvèrent-ils à Sichem' Nous en doutons. En effet, les
soldats faits prisonniers à Gembloux qui prêtèrent le serment en
question étaient, les uns des étrangers, surtout des Écossais; les
autres, des Wallons. Don Juan, après les avoir remis en liberté, fit
conduire les étrangers, sous escorte, vers la principauté de Liége;
les Wallons furent conduits en Hainaut (3). Est-il concevable que,
une quinzaine de jours après, ces soldats se soient trouvés à
Sichem? (4).
Nous croyons que le prince de Parme, pour pallier quelque pen
l'impression d 'horreur que devait faire naître le massacre, a ajouté
cette deuxième raison pour se disculper. A l'appui de notre scepti-
cisme, nous raisons .remarquer que dans ses Mémoires, Del Rio,
qui était juriste, auditeur militaire général dans l'armée espagnole,
et qui aurait été particulièrement touché par l'excuse du parjure de
la garnison de Sichem, n'en souffle mot et donne au sac de la ville la
signification d'un exemple, simplement destiné à terroriser (5).
TI y .a plus. Don Juan lui-même s'est expliqué au sujet de l'évé-
nement. Et son explication est d'autant plus intéressante qu'elle est
'donnée dans une lettre intime et personnelle, où le gouverneur général
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(i) Archives Générales du Royaume, Papiers d'État et d'Audience, .Iiasse i74 : Lettre
du 23 février 1578.
(2) « Ond' 10 per I'ordlne, che havevo da Sua Altezza (che sara con questa), fu
forzato a dar loro il gastigo che meritavano. » Parnèse à sa mère, Jodoigne, 5 mars 1578
(lac. cit.).
(3) « Et qu'ilz aient voulu donner occasion que, contre mon naturel, je les ay raict
mal traicter pour servir d'exemple à aultres ... » . .
231
l'affaire de Sichem, fut SUlVIed'une autre missive, qui est rédigée
entièrement en chiffres (1), et qui présente donc un caractère très
confidentiel. Voici ce que nous y apprenons.
Sortant de la réserve qu'il s'était imposée jusque-là à Pendroit
de la personne de son oncle, Farnèse signale à sa mère qu'après
avoir observé pendant quelque temps la psychologie de Don Juan et
les dispositions des gens des Pays-Bas, il constate que le gouverneur
général est tellement partisan de la guerre et tellement passionné
dans sa conduite vis-à-vis de la population du pays que lui, Farnèse,
pense qu'il Isefait des illusions et qu'il se trompe. Au fond, Don Juan
n'aime pas que quelqu'un vienne aux Pays-Bas qui puisse rester
pour le remplacer. P.our cette raison, le prince de Parme croit que
le gouverneur l'a choisi pour être l'exécuteur du châtiment de Sichem,
dans l'intention de lui faire perdre la sympathie qu'il avait su gagner
déjà auprès des habitants du pays, et aussi pour faire disparaître la
grande affection et le souvenir que ceux-ci gardaient à Marguerite
de Parme. « Don Juan s'imagine peut-être, continue Famèse, que
de cette façon, nous serons tous deux, vous et moi, empêchés de
rendre service à Sa Majesté. »
Après cette explication pour le moins étrange et inattendue, de
la part de quelqu'un qui avait toujours été protégé et favorisé par
Don Juan, et qui lui devait de pouvoir recueillir aux Pays-Bas la
gloire militaire qu'il ambitionnait, le prince de Parme revient encore
sur le rôle qu'on lui a fait jouer à Sichem.
Certes, il n'a pu laisser de faire son devoir de soldat discipliné et
d'obéir à Don Juan, mais il ne l'a fait que partiellement, car là où
il a pu, il a modifié les instructions reçues et les a appliquées avec
modération. D'aiUeurs la prise de Diest et de Léau - la lettre fut
écrite, en ·effet, après ces événements - lui a donné l'occasion de se
montrer miséricordieux ·et clément, daceorder tout ce que les habi-
tants de ces villes lui ont demandé, et même de leur concéder plus
qu'il n'était obligé de faire.
Oette lettre est le fait d'un homme poursuivi par le remords :
c'est une excuse pour la conduite qu'il a tenue et qu'il juge devoir
justifier. Elle ne nous paraît pas sincère, en ce qui concerne les motifs
quelle veut découvrir chez Don Juan. Nous savons que Farnèse avait
écrit au Roi pour lui demander de ne pas envoyer Marguerite de
(i) Deciferato âel. 8"r PI'incipe con teuere de 5 marzo 1578, 4 pages in-4° en chifîres,
avec déchiffré (A. F. N., Ca'i'te tomesione, Fianœra, fascio 1624).
232
Parme aux Pays-Bas : si le prince feint ici de s 'intéresser tant à cette
venue, il ne dit point la vérité.
Nous considérons cette lettre comme un document psychologique
des plus importants. Le prince veut, vis-à-vis de sa mère, se libérer 19.
conscience: pour ee disculper du massacre qui continue à exciter chez
lui le regret, sinon une certaine honte, il n 'hésite pas à prêter à celui
auquel il doit sa situation des intentions dont la vérité n'est nulle-
ment prouvée.
Alexandre Farnèse montre ici une véritable faiblesse : le côté
chevaleresque de son caractère est diminué par le souci qu'il a de
maintenir sans tache sa rêputation. Le sac de Sichem, les circon-
stances qui l'entourent, les efforts qu'il .a faits pour s'en expliquer
dans une certaine mesure, constituent sans aucun doute un épisode
qui n'est pas à sa gloire.
233
CHAPITRE XIII
234
été reconnaître en personne la place de Diest, qui lui avait semblé
forte et difficile à surprendre:' ce fut aussi l'avis des vieux soldats
et des ingénieurs militaires qu'il consulta (1).
Diest était, en effet, une baronnie appartenant au prince
d 'Orange et celui-ci y avait placé une garnison nombreuse et bien
choisie et avait promis de la secourir en temps opportun (2)~
Alexandre Farnès-e craignit que, vu le manque de munitions,
l'infériorité de son artillerie et la déficience de pionniers, il serait
téméraire de tenter l'entreprise, sans améliorer les conditions de son
armée. Il écrivit à Don Juan pour lui signaler qu'il faudrait deux
groupes d'armée, dont l'un serait posté au delà du Démer, pour
empêcher le secours que le prince d'Orange s'empresserait sans
doute d'envoyer. Malines, Lierre, Anvers, où les É'tatsavaient de
fortes garnisons, pourraient facilement détacher des troupes pour
aider Diest, et de Bruxelles pouy-ait arriver à tout instant la cava-
lerie qui y était cantonnée. Oomme Farnèse devait, d'autre part,
garder une parti-e de l'armée pour assiéger la ville, les forces dont il
disposait n'étaient point suffisantes. En conséquence, le prince pria
Don Juan de se transfér-er en personne à Sichem, av-ecles soldats
qui lui restaient, afin de pouvoir éventuellement épauler ses troupes.
Don Juan se déclara d'accord et donna l'ordre dattaquer Diest sans
hésiter.
Il fit, toutefois, v-enir de Namur quelques pièces d'artillerie et
une bonne quantité de munitions, de façon à augmenter les moyens
d'action de Farnès-e. Oe dernier commença par loger dans une église,
qui se trouvait au-delà du Démer, assez près de- Diest, 100 arque-
busiers espagnols, qui s'y fortifièr-ent solidement. Dans la même
région, il plaça la plus grande partie de la cavalerie, dont les hommes
devai-entse tenir à cheval, prêts à intervenir. Le reste de.la cavaleri-e
reçut l'ordre de battre l'estrade du côté des villes ennemies, d'où
quelque secours auraitpu venir. Le prince fit ensuite jeter deux ponts
sur le. Dêmer, près de Sichem, et deux autres à la distance d'un tir
d'arquebuse de Diest, afin que les deux parties de l'armée pussent
facilement s'entr'aider des deux côtés du cours d'eau (3).
Le 25 février, le prince se dirigea ensuite, avec les troupes qu'il
avait gardées avec lui, sur Diest. On se mit aussitôt à creuser des
(i) Farnèse à sa mère, Jodoigne, 5 mars 15'78 (loc. cit.).
(2) C. CAMPANA, O. c., fo 202"".
(3) Farnèse à sa mère. lettre citée.
235
tranchées. Dans ce travail, le prince de Parme rencontra de sérieuses
difficultés. C'était la besogne ordinaire des pionniers, mais' il n'yen
avait pas. On dut s'adresse.r aux soldats, auxquels cette tâche .répug-
nait. Déjà à Sichem, où le prince les avait engagés à se charger de
ce travail, les soldats de toutes les nations avaient unanimement
protesté (1). Cependant, grâce à l'ascendant qu'il exerçait sur eux et
à l'affection que l'armée lui portait depuis Gembloux, le prince, en
usant de persuasion et en les animant de sa présence, en avait obtenu
ce qu'il voulait (2). Cette fois encore, F'arnèse réussit par le même
moyen à faire travailler ses hommes au creusement des tranchées.
Une autre, difficulté tourmentait le prince: l'artillerie de Namur
n'était pas encore arrivée. En l'attendant, il se contenta de faire
mettre en position les pièces qu'il avait, tout en cachant soigneuse-
ment à l'adversaire leur petit nombre et leur calibre insuffisant.
Il ordonna le tir es-pacé, à peu de coups, pour ne pas gaspiller
ses munitions.
En arrivant devant la ville, Farnèse avait répété le geste fait
auparavant, en envoyant un trompette dire au gouverneur qu'on lui
ferait « bonne guerre » s'il consentait àse 'rendre tout de suite, mais
que s'il attendait l'assaut, ses hommes subiraient le sort de ceux de
Sichem (3).
Cette menace fit impression. A peine l 'artillerie eut-elle tiré
quelques coups, que les soldats de Diest firent savoir qu'ils étaient
prêts, à se rendre, 'si on les laissait sortir avec armes et bagages,
mêches allumées et balles de mousquet en bouche, avec bannières
déployées ·et flottant (4).
Farnèse ne transigea pas sur le point des bannières, mais céda
SUl' le reste. La garnison se rendit alors, Le prince de Parme la traita
(1) On comprend d'autant mieux la répugnance des soldats que, pour l'accoler des
pionniers, on avait l'habitude de s'adresser aux vagabonds et aux chemtneaux, qu'on
enrôlait de force pour ce service. Voir, à titre d'exemple, en ce qui concerne l'armée des
Etats, la lettre des députés d'Ypres à Bruges, écrite le 18 mars 1578. « .., aengaende
't lichten van pioniers... in conformiteyte vande zelve rencharge alle debvoiren doen
tot recouvreren van alle vaghebonden en andere die men ordinairelick daertoe pleecht
le verkiesen. » (DE SCHREVEL, O. G. t. I, p. 284.)
(2) « Havevono protestate tutte le nation! unïtamente in Sichem di non voler farlo,
ma conoscendomelt assai amorevoli et sapendo quello che con la mia presentia et per-
suasione havevono fatto ... » Lettre citée.
(3) 'L'original de la communication du parlementaire est conservé à A. F. N., carte
tomestane, FiIlndra, rasclo 1638. Il est daté de Sichem, 23 février 1578, et porte la signature
autographe de Farnèse.
(4) A. VASQUEZ,Los sucesos, loc. cit., p. 103.
236
avec grande humanité et bienveillance, heureux sans doute de n'avoir
pas -étéobligé de sévir comme à Sichem (1).
Oomme il était trop tard dans la soirée pour laisser sortir, con-
formément 'aux conditions, les trois compagnies de la garnison ~
e 'étaient des Wallons (2) - le prince les autorisa à rester dans
la ville, mais il fit garder l'une des portes par deux compagnies
d'Allemands du comte de Meghem, tant pour protéger les bourgeois
que pour éviter des désordres (3).
En ce moment, Don Juan arriva, venant de Sichem. A cette nou-
velle, qui ,se répandit 'en ville, des membres du magistrat sortirent
pour mettre au point les clauses de l'accord. Le prince de Parme
ordonna alors au comte de Meghem de recevoir des soldats de Diest
le serment de ne plus combattre le Roi,et les autorisa à se rendre en
pleine liberté là où ils le désiraient, avec leurs armes et bagages.
Remarquant l'aspect martial des vaincus, il leur fit déclarer que, s'ils
voulaient, il les prendrait à son service. Ils acceptèrent: on leur
rendit leurs bannières et on les versa dans le régiment wallon de
l'armée royale (4). Don Juan fit alors placer à Diest, comme garni-
son, les compagnies espagnoles d' Aguilar et de Tordesilla:s et deux
compagnies wallonnes (5).
La générosité et la clémence montrée par le prince de Parme
vis-à-vis de la garnison de Diest, qui contrastait si fort avec le
mass-acre de Sichem, n'eut pas l'heur de plaire à tous les officiers de
l'armée. C'était un système qui parut à plusieurs absurde et dange-
reux. Alonso Vasquez s'est fait leur porte-parole: « En Flandre,
écrit-il, les guerres n'auraient pas duré si longtemps, et elles
n 'auraient pas été si difficiles ni si sanglantes, si les gouverneurs de
ces États n'avaient pas été si miséricordieux (si l'on peut dire ainsi)
à l'endroit d'une engeance ennemie de Dieu et de son prince. Dans
l'espoir de la voir s'amender qu'on a eu tant de fois, on a perdu tant
de bonnes occasions en d'autres régions que le Roi, notre Sire, n'a
pas pu étendre beaucoup les domaines de sa couronne. » (6)
(1) « Quella medesima sera s'arresero, e da me furno accettati amorevolisslmamente,
et trattati in fatti et in parole con ognt possible humanltà. » Farnèse à sa mère, lettre
citée, Cfr 'aussi A. VASQUEZ,o. c., 100. cit.; C. CAMPANA,O. c., fO 202 "0.
(2) STRADA, o. c., t. II, p. 358.
(3) Farnèse à sa mère, lettre citée.
(4) Ibidem.
(5) A. VASQUEZ,Los sucesos. 100. clt., p. 104. La pièce originale de la capitulation de
Diest est à A. F. N., Carte farnestane, Fiandra, rascto 1638.
(6) Los sucesos, loc. oit., p. 104.
237
Le prince de Parme allait cependant rigoureusement poursuivre
cette politique de clémence, chaque fois que la possibilité lui en serait
donnée. Ce faisant, il restait d'ailleurs strictement dans le cadre
des instructions de Don Juan, qui ne prescrivait le système de terre-
risation que pour ceux qui attendaient} 'assaut avant de se rendre (1).
Don Juan ordonna alors à Farnèse de poursuivre méthodique-
ment la campagne en allant attaquer Léau, de façon à se rendre
maître de toute cette région du Brabant oriental (2). Le prince ne
dev-ait prendre avec lui que les troupes dont il avait disposé à Sichem
et Diest. La reddition rapide de cette dernière ville semblait rendre
inutile l'emploi des forces auxquelles Don Juan continuait à com-
mander en personne et qu'il avait avec lui entre Sichem et Tirlemont.
Le soir du 26 février, Alexandre envoya en avant le colonel de
Mondragon avec une partie de ses troupes pour mettre le siège devant
Léau. Lui-même alla se loger avec le reste de l'armée et avec son
artillerie dans les villages d(31Senvirons. Le 27, de grand matin, le
prince de Parme alla lui-même reconnaître la ville et choisir l'empla-
cement le meilleur pour les canons. Au moment où il faisait prendre
à ses soldats leurs dispositions pour bloquer Léau, il apprit que
les tractations pour la capitulation v-enaient déjà de s'engager.
L'exemple de Sichem était décidément très efficace (3).
Les négociations pour la capitulation furent conduites rondement
et bientôt Léau se rendit aux mêmes conditions que Diest. Les bour-
geois ne furent pas inquiétés et la garnison put sortir, après avoir
prêté serment de ne plus servir contre le Roi d'Espagne et laissé
les bannières entre les mains du vainqueur. Une des deux compagnies
de la garnison partit, sous escorte, dans la direction qu'elle préférait;
l'autre accepta de s'enrôler dans l'armée de Farnèse (4).
(i) Dans un rapport dressé par Don Juan sur les opérations militaires de cette
période, on lit, à propos de Sichem, cette phrase caractéristique: « Y assl los mando
ahorcar todos pm' no causar, en perâotumos, anima a que otros tales plaças se pensas en
âetetuier, » (KERVIJN DE LE'ITENHOVE, Relations politiques, t.. X, pp. 327 sv.).
(2) « Fu ordinato che con quella parte dell' essercito et artiglieria, che haveva mece ...
andasse a Leau ... per finir d'esser padroni della Campigna (sic) et di tutto '1 paese con-
vicmo, » Farnèse à sa mère, lettre citée.
(3) « Trovai olle oommmctavano a trattar d'accordarsl per il timor ch' essi havevono
con l'esemplo di Sichon. » Farnèse à sa mère, lettre citée. - Liber retatumum; fo 38'°.
(4) Farnèse à sa mère, lettre citée.
238
Ainsi,en sept jours, le prince de Parme s'était rendu maître de
trois places, importantes non pas par leur étendue ou leur force de
résistance, mais par leur situation géographique. Ce qui avait surtout
engagé Farnèse à accepter la mission de s'en emparer, c'est le fait
que <lette région, de Sichem à Léau, était une partie très fertile du
Brabant, où l'armée pouvait facilement trouver de quoi se ravitailler,
offrant abondance de grain et bon fourrage pour la cavalerie.
Alexandre, avec les moyens insuffisants dont il disposait, ne s'était
pas caché les difficultés de l'entreprise; il avait eu foi en la Provi-
dence, qui l'assisterait (1).
Cependant, quant au résultat d'ensemble de ces opérations et
leur portée pour mettre fin à la rébellion des États, Alexandre ne se
faisait aucune illusion (2). Il avait remarqué depuis quelque temps
déjà que Don Juan était très démoralisé. Le gouverneur général se
rendait compte que le Roi ne lui montrait aucune confiance, le laissait
ignorer ses desseins et ses manœuvres politiques, et il devait bien se
rendre à l'évidence: Philippe II l'abandonnait sans argent et sans
appareil de guerre suffisant. D'autre part, le prince de Parme avait
assez de finesse et de sens des réalités pour comprendre que les
résultats des opérations militaires faites jusque-là étaient maigres.
Venu aux Pays-Bas 'Pour recueillir de la gloire militaire et désireux
de se battre, il avouait à sa mère qu'il n'était cependant pas possible
de. conseiller au Roi de continuer à pratiquer la voie des armes. Oe
que l'on avait obtenu jusque-là n'était rien : vouloir encore se rendre
maître, successivement, de toutes les places fortes aux mains des
États était une entreprise chimérique, qui durerait un temps infini et
qui entraînerait pour l'armée des pertes très graves. Même si l'on
parvenait à occuper tous ces endroits, la situation des rebelles n'en
serait pas désespé-rée : ne tenaient-ils pas solidement Mons, Anvers,
Lierre, et puis toute la Hollande et la Zélande' Avec les forces que
l'on avait, un essai pour s'emparer de toutes ces positions n'était
même pas à tenter. Le manque de victuailles forcerait d'ailleurs tou-
jours les chefs de l'armée royale à licencier celle-ci, si la guerre
durait, alors que l'ennemi ne pourrait être jamais affamé.
Aussi, le prince de Parme était d'avis que si le Roi ne rêussissait
(1) « Oonfidato più nel!' aluto del Signor Iddio et nelJa diligentia che bisognava usare,
che negli appareccht che aO navevo et in vero pel' gratia di Sua Divina Maestà ho superato
con essa molte cose. » Lettre citée.
(2) ,CeIa ressort de la lettre entièrement chiffrée que Farnèse adressa à sa mère le
5 mars 1578 (A. F. N., Carte tarnesfœne, Fiandra, fasoio i624).
239
pas à conclure le plus vite possible un accord avec ses sujets, il y
perdrait ea souveraineté. TIlui semblait que, dans ce but, Philippe II,
pour pouvoir négocier avec le prestige et l'autorité qui étaient néces-
saires, devait paraître personnellement en Italie à la tête de forces
imposantes et donner au baron de Selles l'ordre de conclure l'accord
qu'on pourrait trouver, le maintien de la religion catholique restant
sauf. Ce point acquis, il ne resterait plus qu'à rappeler Don Juan
des Pays-Bas : en effet, les Flamands ne voulaient en aucune façon
entendre prononcer son nom ou encore moins traiter avec lui (1).
Ces considérations intéressantes du prince de Parme nous
rappellent que, précisément en ce. moment, se place la mission du
baron de Selles aux Pays-Bas.
***
Jean de Noirearmes, baron de Selles, lieutenant des archers du
Roi, avait été chargé par Philippe II, dès le mois de janvier 1578, de
travailler à la réconciliation des Pays-Bas et avait été envoyé dans ce
but vers les États. Don Juan était averti en même temps des véri-
tables intentions du Roi : celui-ci désirait en revenir au rétablisse-
ment de la situation « telle qu'eUe existait au temps de son père
Charles-Quint s , C'était évidemment une illusion de la part de
Philippe II. Depuis la Pacification de Gand, il ne pouvait plus être
question de rétablir l'autorité du Roi sans conditions {:2). Aussi,
plusieues membres des États et les agents anglais aux Pays-Bas
étaient-ils convaincus que la mission de Jean de Noircarmes tendait
uniquement à ébranler le crédit du prince d'Orange et à le brouiller
avec ses amis au sujet de la question religieuse (3).
.s'apercevant que les États ne prêtaient guère l'oreille à ses
suggestions, le baron de Selles leur écrivit une lettre, le 18 février,
pour leur exposer s'Onavis au sujet de la procédure qu'on pourrait
suivre. D'après lui, tout pouvait se résumer en trois points: l'obser-
vation de la Pacification de Gand, le départ des troupes étrangères,
la confirmation de l'archiduc Mathias comme gouverneur 'Oule choix
(i) Lettre chiffrée citée.
(2) « Ick bedachte datde antwoorde upde Majesteits brieven zeer maghere wesen sai,
ende sonder vrucnten, overmtts het verzouck geheel ex tliametro contrarierende es de:'
Paclûcatie van Gend. » Lettre d'Enguerran de Cherf, échevin d'Ypres, député d'Anvers,
24 avril i578, dans DE SCHREVEL,O. C., t. ï, p. 342; GOSSART, La. domma.tion espagnole
dans les Pays-Bas à ba fin du règne de PhUippe Il, pp. 77-79.
(3) Davison aux secrétaires d'État d'Élisabeth, Anvers, 2, mars 1578 (Foreign Calendar,
Elisabeth, 1577-1.'>78, na 644).
240
d'une autre personnalité pour le remplacer. Pour faciliter ces négo-
oiations, l'envoyé de Philippe proposait qu' Alexandra Farnèse se mît
entre les mains des États Généraux, pour examiner avec eux s'il
était possible de rétablir la situation comme au temps de l'Empe-
reur (1). Pour garantir la sécurité de la personne de Farnèse, le prince
d'Orange, de son côté, se mettrait, comme otage, entre les mains de
Don Juan (2). A cette proposition, les États répondirent sarcastique-
ment qu'ils ne devaient certes pas espérer une disposition pacifique
ou le désir du bien commun chez celui qui était venu d'Italie en
Flandre pour se battre et qui se trouvait encore, les armes à la main,
dressé contre le pays qu'il pouvait, en un certain sens, considérer
comme sa patrie (3).
Il semble bien que, sans doute avec l'approbation du Roi, de
Selles était allé plus loin encore et qu'il avait fait savoir que
Philippe II, si on voulait accepter d'en revenir à la situation de
l'époque de Charles-Quint, aurait consenti à retirer Don Juan des
Pays-Bas et à établir en sa place Alexandre Farnèse. L'envoyé de
Philippe II découvrit même au prince de Parme le dessein de son
maître et le pria d'user de son influence auprès de son oncle, afin
que celui-ci secondât les intentions pacifiques du souverain.
Oes renseignements, donnés par Strada (4), doivent être exacts,
car nous possédons une lettre adressée par Alexandre à son père
Ottavio (5), où il dit qu'il n'accepterait pas volontiers le gouverne-
ment des Pays-Bas, dans les conditions où on l'offrirait en ce
moment : « Ce serait me mettre en la puissance et comme dans les
liens d'autrui; ce serait me prescrire une vie de dépendance et sand
gloire et tout à fait contraire à mon humeur, car je me sens porté par
la force de mon génie à créer l'immortalité de mon nom par la voie
des armes et j'espère, avec l'aide de Dieu, aller plus loin que les
autres dans un si glorieuxexercice, Je le dis d'autant plus libre-
ment, que j'estime qu'il est de l'intérêt du Roi de donner à ses servi-
teurs des emplois qui conviennent à leur humeur et à leur inclination ».
(1) Philippe II avait, en effet, autorisé le baron de Selles, si les États refusaient, par
défiance, de traiter avec lui, d'employer l'intermédiaire du prince de Parme. GOSSAR'l',
o. C., p. 77, note 2.
(2) Ces détaüs sont fournis par C. CAMPANA,O. C., fo 203 m.
(3) Libro de las cosas de Flandes, fe 162vo; C. CAMPANA, O. G., loc. cit.: E. VANMETEREN,
O. G., fe 142; Davison aux secrétaires d'État ct:Élisabeth, Anvers, 2 mars 1578, loc. dt.;
STRADA,o. G., t. II, p. 378.
(4) O. c., t. II, p. 378.
(5) Le texte en est communiqué par STRADA,o. c., loc. clt, Voir, sur la mission de Selles
et ses résultats, J. C. H. DE PATER, De Raad van State nevens Mathias (1578-1581), pp. 80-82.
241
Cette lettre est du 25 mars 1578. Sa teneur et son ton, où
l'absence de modestie s'explique paree que le prince écrivait à son
père d'une façon différente de celle qu'il employait pour se confier
à sa mère, contrastent avec le scepticisme et les dispositions paci-
fiques de la lettre chiffrée envoyée à Marguerite de Parme vingt
jours auparavant.
,C'est que, entretemps, la mission du baron de Selles avait
échoué (1.), et que seule la voie des armes s'offrait pour sortir de la
situation. De plus, Don Juan He montrait obstinément partisan de la
guerre et nentendait prêter l'oreille à aucune suggestion de trève ou
d'armistice (2).
Il y a encore une explication psychologique que nous croyons
devoir ajouter. Dans ses lettres à sa mère, le prince de Parme aimait
àflaHer eelle-ei et, cornrno il ,savait qu'~n~ ~stimait que la guerre était
en ce moment de mauvaise politique, il lui signalait régulièrement
toutes les perspectives d'accord qui semblaient s'offrir. En écrivant
à son père, avec lequel il n'était pas en termes les meilleurs depuis
son départ de Parme, il parlait plus franchement de son désir de se
couvrir de gloire en combattant, sacJhant que cet aspect des choses
était mieux compris par le duc.
En tous cas, la mission du baron de Selles était terminée et une
intervention subséquente de l'Empereur n'eut pa" plus de succès (3).
>;:
',," *
(1) Le Roi au baron de Selles, Madrid, 15 mars 1578 (Foreign Calendar, Elisabeth,
1577-1578, n° 697). « Sed quia Rex in eo persistebat ut Ordines eam sibi obedientiam exhi-
herent, quam Garolo V. Imp. patri suo praestiterant;et ut, praeter cathollcam Romanam,
alla nulla in Belgio religio coleretur ; Ordines vero oum neutrum reipsa eïücerent, nihil
eülcl potuit, atque totus ille laber frustra a Sellio susceptus fuit. » DEL RIO, O. C., t. III,
pp. 97-98. Sur l'ensemble de la mission de Selles, voir JAPIKSE, o. c., t. II, pp. 39-43.
(2) « Don Giovanni vorrla la guerra e perô cieroa disturbar la pace et a traversarJa
più ohe puo. » Farnès!e à sa mère, Binche, 24 mars 1578 (A. F. N., Carte Farnesume,
Ftandra, fascio 1624.)
(3) DEL RIO, O. c., t. III, p. 100; STRADA, O. c., t. II, p. 380; C. CAMPANA, O. c.,
fOI 204ro et 204vo•
242
raient à. payer 3.400 reîtres, 300 lanciers .et 500 arquebusiers à
cheval. L'armée des États atteindrait ainsi le chiffre de 25.400
hommes, auxquels s'ajouteraient les secours promis par la reine
d 'Angleterre à la suite de la mission du marquis de Havré à Londres.
Estimant que ces forces n'étaient pas encore suffisantes, on avait
chargé l 'Électeur palatin Casimir d'enrôler 3.000 reîtres et 3.000 fan-
tassins en Allemagne. Toutefois, la reine Élisabeth n'expédia pas le
contingent promis : elle crut plus prudent de borner son appui à
l'envoi de sommee d'argent et à l'ouverture d'un crédit {1). Le prince
d'Orange fit alors compléter les levées par le recrutement de
2.000 reîtres et de 3.000 fantassins suisses (2).
Après les opérations de Farnèse dans la région du Brabant
oriental, Don Juan quitta Jodoigne et se dirigea sur Nivelles,en
passant par Walhain (3). Alexandre l'accompagna.
Charles de Mansfelt avait levé en France 4.000 soldats pour ren-
forcer l'armée catholique et était arrivé avec ces nouvelles troupes
aux confins de la Picardie. Don Juan et le prince de Parme, à cette
nouvelle, s 'étaient rendus à Binche, où ils attendirent l'arrivée des
renforts français. Lorsque ceux-ci eurent atteint Maubeuge, Charles
de Mansfelt pria Don Juan de les employer au plus vite: c'étaient des
gens qu'on ne pouvait laisser inactifs, sinon ils se mettraient à piller
et à commettre toutes sortes d'excès (4). C'est alors que Don Juan
décida d'entreprendre le siège de Nivelles. Celui-ci commença le
8 mars et faillit mal se terminer par suite de l'outrecuidance, du
manque de discipline et de la légèreté des soldats amenés par Mans-
feIt. Mais des renforts d'artillerie venus de Namur et une meilleure
préparation de Passaut forcèrent les assiégeants à capituler, à de
bonnes conditions (5). Le fait que la ville ne fut pas livrée au soldat
et ne fut pas punie d'un sac et de pillage, indisposa fortement les
soldats français de MansfeIt, qui demandèrent et obtinrent d'être
licenciés et de pouvoir s 'en retourner chez eux. De même, une partie
(1) Walsingham explique cette attitude à Davison dans une lettre datée de Londres,
fi mai 1578, où il dit: « YI Hel' Majestie had sent one man to them, the French KIng ln
ail likelyhood would have sent tenne against them, whlch would have been teir [c'est-
à-dire des États) utter ruyne. l> (KERVIJNDE LETI'ENIIOVE,Relati.ons politiques, ~. X. p. 449.)
(2) BOR. o. C•• t. I. ro. 94S-949.
(3) DEL RIo, O. c., t. III, p. H2.
(4) VASQUEZ,Los sucesos, 10e. clt., pp. 104-106.
(5) Farnèse à sa mère, Binche, 16 mars 1578 (A. F. N., Carte tamesiane, Fuuutra,
tlUlcioi624); A. VASQUEZ, Los suces os, loc. clt., pp. i06-i8., Voir l'intéressant rapport
sur le siège fait par le S, de Viii ers aux État.s Généraux, dans JAPIKSE, Q. c., t. II, pp.29-30.
243
des Allemands du régiment du colonel Fugger, qui n'avaient plus
touché de solde depuis quelques jours, prétendirent qu'on aurait dû
leur permettre le sac de Nivelles, pour se dédommager, et se révol-
tèrent. Don Juan prit tout de suite des mesures énergiques : il les fit
encercler par d'autres troupes, notamment le régiment allemand du
comte de Meghem, obligea les mutins à 'se rendre et fit pendre immé-
diatement un dès chefs de la révolte. L'ordre fut ainsi promptement
rétabli (1).
Le 14 mars, Don Juan et Farnèse, retournèrent à Binche. En ce
moment, un secours appréciable arriva à l'armée royale et permit
d'entreprendre avec plus de vigueur quelques opérations dans le
Hainaut. Par la Bourgogne et la Lorraine venaient de passer, se
dirigeant sur les Pays-Bas, 22 enseignes d'infanterie espagnole,
400 « aventuriers » ou volontaires de qualitiê - 5.000 fantassins au
total - et 1.400 cavaliers, sous les ordres de Don Martines de Leyva,
qui les avait levés à ses frais dans le royaume de Naples. Ils mar-
chaient derrière un étendard tout noir, où figurait en rouge la croix
de Bourgogne, le Christ crucifié et la Vierge Marie. Au cours de
leur passage en Bourgogne, ils avaient consommé 10.000 livres de
pain, :2 milliers de carpes, 4 à 5 tonnes de harengs, 3.000 livres de
beurre et de fromage, des centaines d'œufs (2). Bien nounries et bien
en forme, ces troupes furent reçues avec joie et on décida de les
employer de suite: il y avait parmi elles de fameux capitaines, comme
Don Pedro de Tolède, duc de Fernandina, Don Diego Hurtado de
Mendoza, Don Sanche de Leyva et d'autres encore (3).
Beaumont, Le Rœulx, Soignies, Braine-le-Comte, Maubeuge et le
château de Havré furent assiégés, et en partie pris d'assaut, en
partie rendus à merci par les habitants (4).
En ce moment - milieu de mars - il s'était mis à pleuvoir et
à neiger au point qu'il était difficile de conduire les trains de bagages
et d'établir des campements. Tous les membres du conseil de guerre
furent d'opinion qu'il fallait en profiter pour accorder quelque repos
à l'armée, tout en tenant 'sous bonne garde les conquêtes que l'on
avait faites jusque-là. Cet intermède pouvait aussi fournir l'occasion
(1) Farnèse à sa mère, lettre citée; STRADA, o. C., t. II, pp. 359-360.
(2) L. FEBVRE,. Philippe II et la Prtmetie Comté. pp. 748-749.
(3) A. VASQUEZ, Los suces os, loc. cit., p. 108; A. CARNERO, Historia de las gue1"I'oS
mmles, p. 139; STRADA, o. c. t. II, p. 380.
(4) Farnèse à sa mère, lettre chiffrée du 25 mars 1578 (A. F. N., carte fœrnes'Iane,
Fwndra, rasclo 1624); LilYro de las cosas de Plasuies, r- 163' °-164; Liber rela,tWrium,
to 39'°; DEL RIO, O. C., t. III, p. 122; VASQUEZ, Los sucesos, loc. cit., pp. 108~i09.
244
de pourvoir l'armée de beaucoup de choses nécessaires, dont elle était
totalement dépourvue en ce moment (1).
Les troupes, qui comptaient d'ailleurs beaucoup de malades,
furent cantonnées autour de Binche (2).
2-1:5
savait point 'quelles étaient les péripéties des tractations entamées en
ce moment par ceux que le souverain en avait chargés (1). De son
côté, Don Juan se montrait rebelle à toute négociation de paix et
donnait des réponses sèches et évasives à ceux qui voulaient en
discuter avec lui. Alexandre Farnèse, qui craignait que cette attitude
ne fût dénoncée au Roi, ne cessait, avec la réserve et la prudence qui
simposaâent, de démontrer à son oncle qu'il devait avant tout
exécuter la volonté de Philippe II. Mais, désireux de ne pas se com-
promettre lui-même, Farnèse ne procédait en cette matière qu'avec de
grandes précautions (2).
En ce moment d'ailleurs, Don Juan avait renouvelé sa tentative
de faire accepter par le prince de Parme le traitement de 1.000 écus
par mois, plus un supplément pour l'entretien des volontaires
qu' Alexandre avait emmenés avec lui d'Italie et qui restaient auprès
de sa personne. Ne voulant pas avoir l'air de mépriser l'offre que
le Roi lui faisait faire pour la deuxième fois, Farnèse finit par
l'agréer (3). Philippe II lui avait d'ailleurs adressé deux lettres,
où il lui exprimait son contentement ,et sa reconnaissance pour les
bons services qu'il rendait à Don Juan et pour la vigilance et la
diligence qu'il avait montrées en toutes circonstances (4).
Z47
Le 26 avril, Don Juan eut une seconde entrevue avec vVilkes. Il
lui confia en toute liberté qu'il ne tenait pas à rester gouverneur,
et qu 'il ne désirait rien tant que de partir, si cela plaisait au Roi. Le
caractère des Flamands les pousse à n'admettre. aucun gouverneur
parmi eux : ils supporteraient bien la présence d'une femme, ou
d'un enfant, comme l'est Parohiduc Mathias . .si la guerre se termi-
nait, Don Juan, pour rien 'au monde, ne voudrait rester parmi eux,
même si Philippe II Iui donnait la possession du pays tout rentier.
Pour le reste, Don Juan déclara à Wilkes qu'il ne pouvait
accorder l'armistice que la Reine d'Angleterre demandait; il n'e.n
avait pas le pouvoir. Cependant, si les États Généraux désiraâent
réellement la paix et, si alors la Reine voulait offrir sa médiation, il
en serait fort heureux et favoriserait la négociation de toutes ses
forces. « Cependant, ajouta-t-il immédiatement, entretemps, pendant
qu'on traiterait de la paix, nous nous romprions la tête, car je ne
vois pas de possibilité d'accord aussi longtemps que le prince
d'Orange dirige les affaires et aussi longtemps qu'il ne se retire, en
harmonie avec la proposition faite par le prince de Parme. » (1)
Cette proposition du prince de Parme à laquelle il est fait allu-
sion ici, c'était la suggestion faite par le baron de Selles dont nous
avons parlé plus haut, et d'après laquelle, pour rendre possible les
négociations, Farnèse se mettrait au pouvoir des États et le Taciturne
entre les mains de Don Juan.
La réponse donnée par Don Juan était bonne. Il était parfaite-
ment vrai que, aussi longtemps que le prince d'Orange dirigeait la
politique des États, tout accord sur les bases offertes par Philippe II
était impossible. Aussi, la mission de Wilkes se termina par un
échec (2).
Mais elle permit à Ia Reine d'Angleterre -et par conséquent
aux États, qu'elle soutenait - de re-cueillir quelques renseignements
précis sur la situation exacte, au point de vue militaire, Don J uan
était en ce moment en possession de Namur, Gembloux, Tirlemon.t,
Bouvignes, Sichem, Aerschot, Diest, Léau, Nivelles, Binche, Beau-
mont, Soignies, Louvain, Mariembourg, Clermont. L 'armée royale
comptait 18.000 combattants, y compris 3.000 cavaliers. On devait
tenir compte de 6.000 vétérans espagnols, dont la valeur était 'bien
supérieure au reste des troupes, composées celles-ci de toutes nations
(i) Foreign Caienaar, Elisabeth, 1577-1578, 10e. cit.
(2) DEL RIO, O. c., t. III, p. 128.
248
et comptant des mercenaires de courage et de valeur douteux. Cette
armée n'était pas établie en un eeul endroit. Elle était éparpillée
en bonne partie dans les villes conquises, pour y tenir garnison, de
sorte que l'armée de campagne avec laquelle Don Juan pouvait
manœuvrer était trop petite pour lui permettre d'entreprendre
quelque chose d'important. Ce qui lui manquait d'ailleurs, c'était
de l'artillerie, des pièces de campagne surtout, et des munitions. Il
était en pourparlers avec le duc Eric de Brunswick pour la levée
de 4.000 reîtres et de 3.000 lansquenets allemands. Dès que ceux-ci
seraient arrivés, il avait l'intention de prendre l'offensive, après
avoir rappelé à l'armée de manœuvre les compagnies qui en ce
moment gardaient les villes.
C'est ainsi que les agents anglais aux Pays-Bas voyaient la
situation (L). Ils ne se trompaient pas de beau-coup; la situation allait
légèrement s'améliorer pour l'armée royale.
(1)1 Observations. touching Don John, the state of his camp aout his proceeding in
thls wœl', 29 avril 15781, dans Foreign caienaar, Elisabeth, 1577-1578, n° 827.
(2) A. VASQUEZ, Los sucesos, 100. oit., p. 109.
249
défenseurs n'étaient pas là. Alors, brandissaatson épée, le prince de
Parme se tourna vers les tranchées et cria: « CierraEspana! (1)
Santiago! il n'y a personne à la défense, » Aussitôt J'infanterie espa-
gnole s'élança en avant et pénétra en ville. A L'entrée des prinei-
pales rues, elle se vit cependant arrêtée par des retranchements. et
des groupes de défenseurs. Ces obstacles furent emportés par une
attaque bien menée et tout ce qui put échapper reflua vers la citadelle,
où se tenait le gouverneur, M. d'Ennetières.
Les soldats, enfermés dans le château, malgré la décision qu'avait
prise le gouverneur de se défendre, demandèrent à capituler.
Don Juan le leur accorda et les fit conduire, sous l'escorte de. la
cavalerie de Don Pedro de 'I'assis, à I'endroit qu'ils choisirent. Une
compagnie de vétérans désira prendre service dans l'armée de Don
Juan et fut acceptée par celui-ci.
On peut se demander pourquoi Chimay ne fut point punie comme
Sichem, puisqu'elle avait attendu l'assaut. Peut-être doit-on l'expli-
quer par le souei de Don Juan de ne pas indisposer le duc d'Aerschot,
propriétaire de Chimay. En effet, le gouverneur d'Ennetières fut
renvoyé à son maître, pourvu d'une bonne somme d'argent, pour le
dédommager de ce que les soldats de son escorte espagnole l'avaient
traîtreusement dépouillé. TI fut invité à dire au duc d'Aerschot que
rien ne serait plus agréable à Don Juan que de le voir rentrer dans
le devoir et qu'on était prêt à le recevoir, lui et son fils, avec amitié
et affection (2).
(1) Ancien cri de guerre de l'armée espagnole, qui signifie: Serrez les rasiçs, ES'{XL(Jne!
(2) A. VASQUEZ, Los sucesos, lac. ctt., pp. 109-112; DEL RIO, O. c., t. III, pp. 122-124.
(3) B. PORRENO. o. c.. p. 253.
(4) A. VASQUEZ, Los sucesos, lac. eit., p. 113.
250
pourparlers avec la garnison, mais sans succès. Il résolut dès lors de
s'en rendre maître par la force, ne voulant pas laisser sur ses
derrières une place si bien fortifiée, dont la garnison, par de fré-
quentes sorties, causait beaucoup de dommage aux régions voisines
et inquiétait les navires descendant la Meuse (1).
Le 7 mai, Don Juan partit de Namur, où il était allé soigner sa
santé compromise, et arriva le Sau matin devant Philippeville.
Entretemps, Alexandre Farnèse était allé reconnaître les endroits
où on devait loger les troupes. Il trouva un soldat de la garnison de
Philippeville, qui s'était enfui de la place et qui s'était rendu au
camp espagnol. Ce transfuge fit connaître que les munitions man-
quaient, que la discorde divisait les bourgeois et la garnison et que
cette dernière avait emprisonné le gouverneur, M. de Florennes,
parce qu'on le soupçonnait de vouloir rendre la ville. La place était
aussi mal pourvue de provisions de bouche (2). Ces renseignements
étaient encourageants.
Mais Don Juan avait avec lui si peu d'infanterie que l'investis-
sement complet de La 'ville était impossible et qu'on n'aurait pu
empêcher l'entrée de troupes d_esecours (3).
Ceci était d'autant plus inquiétant que des troupes françaises,
se portant au secours des États, étaient entrées aux Pays-Bas et ne
se trouvaient pas loin de Philippeville. Près de Binche et près
d'Avesnes, les Espagnols étaient déjà tombés dans des embuscades
et avaient enregistré des pertes (4). Aussi, Don Juan envoya Ottavio
Gonzaga, chef de la cavalerie, avec 1.000 cavaliers espagnols, vers
Maubeuge, lui fit retirer encore 2.000 fantassins des garnisons voi-
sines, et lui donna l'ordre de s'opposer à la marche des Français. A
Berlaymont, un engagement eut lieu et le village fut entièrement
brûlé, à la grande peine des membres de la famille de Berlaymont
quise trouvaient dans l'armée (5).
Entretemps, déjà le 9 mai au soir, Don Juan avait fait envoyer
un trompette au gouverneur de Philippeville pour le sommer de se
251
rendre et l'avertir que, si on devait employer l'artillerie, les consé-
quences pour la ville en serai-ent terribles (1).
On savait que M. de Florennes n'avait pas montré de mauvaises
dispositions au cours des tractations secrètes qui avaient eu lieu, et
on attendait une réponse favorable. M'ais le commandant de la ville
répondit qu'il était là pour la déf-endre pour Dieu et pour le Roi et
qu'il y avait tant de gouverneurs en Flandre - Don Juan, Mathias,
Orange - qu'on ne savait auquel on devait obéir. Les assiégés
demandèrent de pouvoir réfléchir (2).
Fort irrité par cette réponse, Don Juan fit immédiatement plan-
ter l'artillerie et ouvrir la tranchée. Le travail Ise fit avec une hâte
fébrile et, comme il n'avançait pas assez vite, le gouverneur général
et le prince de Parme participèrent eux-mêmes à la manœuvre (2).
Les soldats, entraînés par cet exemple, se mirent résolument à la
besogne et bientôt on approcha assez près des murs de la place, Les
opérations furent Dependant troublées par le feu assez nourri des
assiégeants et les soldats de Farnèse durent 'se couvrir avec précau-
tion dans la tranchée. Le 16 mai au matin, une sortie des assiégeants
vint les y surprendre et leur infligea quelques pertes. Finalement,
l'artillerie put être mise en batterie pendant la nuit. Ce fut une tâche
difficile, car l'assiégeant manquait de chevaux de trait, et il fallut
rouler les canons à la main. Le prince de Parme nhésita pas à
prendre sa part de ce travail fatigant et à aider les soldats à pousser
les pièces. Le 17, le bombardement commença, Hans grand effet: Don
Juan ne disposait que de 4 canons. Le 18, on continua le travail de
sape, fréquemment interrompu par le feu de la garnison et par une
nouvelle sortie : les assiégés réussirent même à mettre le feu aux
fascines qui protégeaient la tranchée. Bientôt, cependant, les Espa-
gnols arrivèrent tout près des murailles.
La garnison, voyant que l'assaut était proche et que la poudre
et les vivres étaient presque épuisées, s'apprêta à capituler. Un
capitaine espagnol, qui parlait de loin en badinant avec une senti-
nelle de la ville postée sur la muraille, comme cela se pratiquait plus
(1) uu» de las casas de Flandes. fo 169; A. VASQUEZ, Los sucesos, loc. clt., p. H6.
(2) Libra de las casas de Eumâes, fo 169-170.
(3) « Per far animo a' soldati che traviagliassero, se ben n' havevono pooa In mano,
il che feci an ch' io... » Lettre citée de Farnèse. Une lettre du comte Bernardino Mandello
à Marguerite de Parme, de Châtelet, 23 mai 1578, fait connaître que le prince se porte
bien, malgré les fatigues qu'il a subies et les veilles qu'il a rattes dans les tranchées devant
Philippeville; l'attitude d'Alexandre a étonné et réjoui toute l'armée (A. F. N., Carte
farnesiane, Ftand1'a, fascio 1629).
252
· _-------_ .._----------_ , -. -._,_ .. '-- ---_._-_._-'--- .----_._----
(I) Ce récit est extrait de la lettre écrite par Farnèse à sa mère, Châtelet, 23 mai 1578
(IDe. eit.). Comparez avec le récit de VAN METEREN, O. C., fD H5, et avec celui de C. CAMPANA,
O. r... fO 205.
253
capitaine, tirant son épée, le frappa, L'homme y répondit par deux
coups qui faillirent tuer son chef. Ce dernier s'en ana sur le champ
trouver Don Juan d'Autriche et le pria de châtier le soldat, pour
maintenir son prestige dans sa compagnie.
Don Juan ordonna au prévôt général de l'armée de s'emparer
de la personne de l'insoumis, de le laisser se confesser, puis de le
décapiter, sans souffrir au préalable la moindre demande d'explica-
tion.
Aussitôt que le prince de, Parme fut informé de cette décision,
il ordonna à Don Ambrosio Landriano de sauter à cheval et de
courir bride abattue jusque chez le prévôt général pour faire surseoir
à l'exécution. Alexandre Farnèse, de son côté, alla se jeter aux pieds
de son oncle et le supplia de lui accorder la vie du soldat. Don Juan,
étant donné la gravité de l'insubordination, refusa. Comme le prince
de Parme ne cessait d'insister, Don Juan, hors de lui, lui répliqua:
« Faites ce qui vous plaît, mais je vous préviens que, si mon ordre
n'est pas exécuté, il arrivera un jour où l'on tirera l'épée contre moi
et contre vous-même! »
Sans répondre, Alexandre Farnèse sortit. Il appela un soldat
à cheval et l'envoya dire 'au prévôt de ne pas procéder à l'exécution.
L'émissaire arriva encore à temps: l,ebourreau tenait dBjà son glaive
levé et le soldat avait déjà le bonnet rabattu sur les yeux, prêt à
recevoir le coup fatal. Il fut mis en liberté. Cette intervention
d'Alexandre Farnèse fit sur l'armée une impression énorme, mais
Don Juan fut très peiné de ce qu'on n'eûï pas exécuté ses ordres:
il parvint cependant à cacher sa colère (1).
(1) Cet épisode nous est raconté par Alonso Vasquez (Los suces os, loc. ctt., pp. 117-118),
témoin oculaire des faits.
(2) Ce fait d'armes p·roduisit une grande impression dans les provinces wallonnes:
« La reddition de la dernière ville adonné grand estonnement et au peuple un dégous-
tement de ceulx qui commandent. » Jean Sarrazin a·u Secrétaire Le Vassew',. [Arras],
30 mai 1578 (CH. HIRSCHAUER, Correspondance secrète de Jean Sarrazin, grand-prieur
de Saint-Vaast, avec la Cour dp. Namur, p. 66).
254
Ses rapports .avec le prince de Parme n'avaient pas diminué
daffectionni de sincérité,car il ne se retint point de montrer en ce
moment son neveu des lettres que venait de lui adresser Philippe II.
à
Il exprima
-
aussi le désir qu'Alexandre s'occupât des négociations de
.
paix désirées par le Roi, affirmant que lui-même n'était pas l'homme
pour ie .faire, à cause de la méfiance que les États lui montraient en
toute occasion.
Alexandre Farnèse, confiant à sa mère le secret de cet incident(l),
lui fit connaître qu'il avait répondu à Don Juan qu'il ne se jugeait
pas non plus l 'homme indiqué, pour les mêmes motifs. Il ajouta qu'il
avait agi ainsi vis-à-vis de Don Juan, d'abord pour ne pas lui déplaire
et ensuite parce que le Roi ne s'en était pas ouvert directement il lui,
Farnèse. Marguerite de Parme, qui connaissait l'opinion de son fils
au sujet de la voie qui semblait préférable, avait engagé celui-ci à
faire connaître ouvertement son avis au Roi. Pourquoi ne pas lui
écrire que la guerre n'était pas le moyen de sortir de la situation,
pOUTdes causes multiples et justifiées ~
Le prince lui répondit que le seul motif qui le retenait d'écrire
dans ce sens était le respect de Don Juan : il ne pouvait, pas donner
au Roi un avis contraire à celui que son oncle devait avoir commu-
niquéau souverain, d'autant plus que Philippe II ne demandait
jamais l'avis d'Alexandre au sujet des affaires des Pays-Bas, « Si
le Roi me demandait cet avis, ajoutait le prince, alors je le donnerais
librement, Hans égard pour pers.onne. » Toutefois, si Marguerite de
Parme trouvait le moyen de faire connaître prudemment l'opinion
personnelle de son fils, sans nuire à Don Juan, peut-être pour mettre
un terme aux médisances de ceux qui prétendaient que le prince pré-
férait suivre les caprices de son oncle plutôt que le désir du Roi,
Alexandre lui en serait fort reconnaissant (2).
Pour le reste, il ne eaehait pas à sa mère qu'il gardait l'opinion
que la guerre n'apporterait point la fin des difficultés. Celles-ci crois-
saient de jour en jour. Les effectifs de l'armée n'étaient pas suffisants
et l'argent manquait, avec le danger de mutinerie de la part des
soldats. D'autre part, le Palatin Casimir et Sehwarzemberg conti-
nuaient en Allemagne les levées pour le compte des États. On avait
découvert aussi que l'infanterie et la cavalerie qui se recrutait en
France l'était pour le compte du duc d'Anjou; que celui-ci se pré-
(L) Passage chiffré de la lettre datée de Châtelet, 23 mai 1578 (loe. cU.).
(2) Passage chiffré cité.
255
parait à assaillir la Bourgogne, pendant que l~ prince de Condé
essaierait de pénétrer en Flandre par la Picardie. On craignait aussi
que le comte de Lalaing et le vicomte de Gand, dont on disait qu'ils
traitaient avec les Français, ne finissent par introduire ceux-ci à.
Cambrai et dans les places-frontières. Au milieu de tous ces dangers,
Don Juan, sans effectifs suffisants, sans artillerie et munitions en
quantité normale, sans argent, ne pouvait guère entreprendre
quelque chose d'important (1).
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256
PL. XXVII
(i) « Non vaglio in modo alouno ohe se mi attribuisohe propongo io le dlftcultà per
mancamento d'anima. » Châtelet, 23 mai 1578, passage chiffré (loc. cit.).
257
Don Juan d'une somme de 200.000 écus par mois, afin de lui permettre
de continuer les opérations militaires et d'entretenir une armée de
30.000 fantassins et de 6.000 cavaliers, avec la quantité de munitions
et le nombre de pièces d'artillerie nécessaires. Le souverain faisait
connaître qu'il pourrait maintenir cet effort financier pendant long-
temps, mais qu'il devait être entendu qu'il ne pouvait en aucune
façon l'augmenter.
Le prince de Parme,en entendant cette dernière restriction, en
conclut que le Roi désirait plutôt la paix que la guerre et qu'il
espérait qu'on profiterait de toute occasion possible pour essayer
de l'établir, sur la base du maintien de la religion catholique et de
l'obédience qui lui était due (1).
Billy avait aussi communiqué à Farnèse le désir qu'avait le Roi
de voir Marguerite de Parme se rendre aux Pays-Bas. Visiblement,
cette nouvelle devait contrarier le prince, car il en saisit immédiate-
ment sa mère, pour exprimer 'Son opinion à ce sujet (2).
Il lui disait qu'il ne croyait pas à cette nouvelle, parce qu'elle
ne lui semblait pas concorder avec la promesse du Roi de faire un
effort financier en vue de la continuation des opérations militaires.
Il est vrai que, d'après Billy, Marguerite de Parme aurait dû
s 'occuper uniquement de la politique, du gonvernement et de l'admi-
nistration, pour lesquels, à ::-Iadrid, on Estimait que Don Juan ne
convenait en aucune manière. De la sorte, la politique et la guerre
auraient été confiées respectivement à des mains différentes.
Alexandre 'estimait cependant que la venue de sa mère ne porterait
pas les fruits qu'on en avait attendus au premier moment où ce
projet fut conçu, car les événements avaient pris, depuis lors, une
tournure moins favorable.
D'autre part, le prince de Parme hésitait à prendre très au
sérieux la promesse du Roi de financer la guerre, car le souverain
n'ordonnait pas les provisions de vivres ni la levée de soldats en
Allemagne, précautions indispensables avant d'entreprendre quelque
chose d'important (3).
Le baron de Billy avait aussi apporté de la part du Roi la con-
firmation dOttavio Gonzaga dans la charge de gouverneur de la
(1) Passage chiffré d'une lettre de Farnèse à Ra mère, Namur, 2 juin 1578 CA. F. N.,.-
Carte farnesiane, Fiandra, fascia i624).
(3) Ibidem.
(2) Ibidem.
258
cavalerie, avec un traitement de 500 écus par mois, ainsi que quelques
mercèdes données aux principaux collaborateurs. de Don Juan:
Pierre-Ernest de Mansfelt, Mondragon, Verdugo, Olivera, ce dernier
commissaire général de la cavalerie légère.
259
6 compagnies de cavalerie et 2.500 à 3.000 reîtres. Il Ie pourvut aussi
de 10 pièces d'artillerie de siège et lui promit d'en envoyer plus, si
le besoin s'en faisait sentir. Gilles de Berlaymont, <sired'Hierges, le
colonel de Mondragon et M. d'Andelot accompagnaient Alexandre
Farnèse.
Le 5 juin, Alexandre Farnèse se mit en route vers le Limbourg. Il
fit prendre Ies devants au maître de camp Gabriel Niüo avec 7 com-
pagnies de mousquetaires et ordonna à Camillo del Monte de suivre
avec la cavalerie pour le soutenir, lorsqu'il attaquerait les faubourgs
de 111 place. A minuit, le prince de Parme partit avec l'infanterie
espagnole et wallonne, laissant le régiment allemand de Fronsberg
pour accompagner les 10 pièces d'artillerie, qui ne pouvaient suivre
que lentement (1). En route, on rencontra le château de Herve, tout
entouré d'eau et facile à défendre. Il s 'y trouvait une petite garnison
des États et deux chefs: l'un de ceux-ci, catholique du pays de Liége,
réussit, grâce à un stratagème, à éloigner une partie de ses hommes
et se rendit avec le reste des soldats au prince de Parme (2).
En arrivant devant Limbourg, Farnèse constata que les troupes
qn 'il avait envoyées en avant avaient fait du bon travail: elles
avaient occupé les faubourgs sis aux alentours de la forteresse et fait
déjà nombre de prisonniers. Le prince de Parme a1la reconnaître la
place avec Alonso de Leyva et Gabriel Xifio et se rendit immédiate-
ment compte que Pentreprise serait des plus difficiles. Limbourg se
trouve sur une colline, composée en grande partie de roc, qui
s'élève très haut du côté dAix-la-Chapelle pour descendre ensuite à
pic dans une vallée, Sur le sommet de cet éperon, le château de
Limbourg, bien visible, était défendu par la présence de vallons
profonds, de bois, et par le cours de la Vesdre, qui serpente à travers
la ville. '
En prévision d'un siège prolongé, le prince de Parme prit ses
précautions. Il alla se Ioger avec sa cour dans une maison de fau-
bourg du côté de Verviers, et organisa avec soin le service de ravitail-
lement de l 'armée. Comme on n'était pas loin des régions de Liège et
de Clèves, il fit assurer la libre circulation des routes qui y condui-
saient, afin qu'on pût en faire venir des vivres en abondance. Il attira
les ruraux et les vivandiers par sa bienveillance, au point que le
camp regorgea ,bientôt de gens qui désiraient y vendre leurs mar-
260
ehandises et qui pourvoyaient les soldats de ce dont ils avaient
besoin (1).
Au début, le prince de Parme dut faire face à de grandes diffi-
cultés : les munitions d'artillerie et les sapeurs, qui devaient venir
le rejoindre du Luxembourg, se firent attendre. Les provisions de
poudre et de balles qu'il attendait de Namur n'étaient pas encore
arrivées; elles ne parurent qu'au bout de cinq jours d'anxieuse
attente. Le prince y remédia par son esprit ingénieux et anima les
soldats parsa présence et par son intervention de tous les instants.
Lorsque les pionniers et les munitions complémentaires arrivèrent
enfin, tout était prêt pour la mise en batterie des canons (2).
Sur une colline, qui n'était séparée de la ville que par un vallon,
il fit hisser seize pièces de plein et de demi calibre et les installa
en deux endroits, les unes face à la porte vers Aix-la-Chapelle, les
autres de flanc, un peu plus à gauche. Il ne pouvait être question
de creuser des tranchées,car partout la pelle et le pic rencontrèrent
le roc vif. Il fut nécessaire de défendre les pionniers contre le feu
des assiégés, en construisant des remparts avec des fascines et des
branches d'arbres (3). Au bout de trois jours, on avait conduit le
travail d'approche par la mine jusqu'au bord du fossé de la ville,
très profond et escarpé (4). Le dimanche 14 juin au matin, l'artillerie
entra en action. Après qu'on eût tiré 18 charges de canon, la muraille
s'effondra sur une longueur de trente bras dans le fossé (5). D'autre
part, grâce à l 'habileté de l'ingénieur Nicola Cesis, qui avait été avec
Farnèse à Lépante, une tranchée fut faite à la mine dans la descente
de la colline rocailleuse, par où les soldats pourraient monter à cou-
vert à l'assaut de la porte de la place (6).
Les assiégés, qui avaient refusé de se rendre au parlementaire
que le prince de Parme leur avait envoyé au début des opérations,
troublés à la vue de la brêche pratiquée par le bombardement et de
la tranchée d'approche conduisant aux portes, bien qu'ils fussent
en nombre de plus de 1.500, firent signe qu'ils désiraient engager des
pourparlers. Le prince de Parme fit aussitôt arrêter le tir des
canons et le feu des arquebusiers; on vit alors subitement apparaître
(1) Liber relationum, r- 3S'o.
(2) Farnèse à sa mère, Limbourg, 22 juin 1578 (A. F. N., Carte îurnesuine, Fuuutru.,
fascio 1624).
(3) Ibidem; STRADA, o. c., t. II, pp. 367-368.
(4) VASQUEZ, Los sucesos, loc. clt., p. 121.
(5) Liber relationum, r- 40.
(6) STRADA s o. c., t. II, p. 369.
261
à l'ouverture de la brêehe une foule de bourgeois, hommes et femmes,
qui serraient leurs enfants dans les bras, ou qui, mains jointes,
imploraient le pardon (1).
Alexandre Farnèse, s 'étant mis en communication avec eux, leur
accorda de bonnes conditions de reddition: ils eurent la vie sauve et
furent exemptés de sac et de pillage, Les soldats qui désirèrent entrer
au service du roi d'Espagne furent immédiatement acceptés dans les
rangs des troupes de Farnèse (2). Parmi ceux qui se rendirent, se
trouvait un très bon ingénieur, nommé Hanse, qui servit ensuite le
prince de Parme pe-ndant 15.ans (3).
Une compagnie d'infanterie entra dans la vine et se rendit au
château, où le gouverneur et sa femme, ainsi que 40 soldats, s'étaient
enfermés. Alexandre envoya Hanse pour les engager à capituler. Se
rappelant 1'histoin'e de 'Sichem, les asaiègês se rendirent à merci : ils
eurent la vie sauve. Farnèse les laissa s'en aller: ils s'empressèrent
d'aller rejoindre les rebelles à Maastricht (4).
C'est ainsi que, le 15 juin 1578, Limbourg fut occupé par
Alexandre Farnèse (5). Lorsque celui-ci fut entré dans la ville; qu'il
y eut vu les défenses, les retraites, les cavaliers qu'on y avait
construits et toutes les devises imaginées par l'ingénieur Hanse;
qu'il Y' trouva 15 pièces de canon de grand calibre et quantité de
petits, ainsi qu'une abondance de vivres, il se rendit compte de
l'importance de sa victoire (6).
Il en exprima sa joie dans une lettre à Marguerite de Parme :
avec une dépense de 1.000 écus ,écrivait-il, on pouvait rendre la ville
de Limbourg inexpugnable. Sa situation était telle 'que, de- là, on
menaçait Maestricht et qu'on fermait la porte aux secours que les
États pouvaient recevoir d'Allemagne. D'ailleurs, une fois les autres
places du duché de Limbourg en possession des Espagnols, la sécurité
du Luxembourg en serait Iargement accrue (7).
C'est d 'ailleurs le jour même de la prise de Limbourg que le
prince de Parme envoya plusieurs capitaines se rendre maître des
2G2
autres localités de la région, qui toutes se rendirent immédiatement,
à l'exception de Dalhem.
Alexandre Farnèse y envoya le colonel Cristobal de Mondragon
avec une partie considérable de l'armée et trois canons de siège, et
lui donna l'ordre d'emporter la place par un coup de main. Si cet
essai de surprise ne se faisait pas en trois ou quatre jours, le colonel
devait rejoindre Farnèse, pour ne pas être attaqué en route par les
reîtres et les fantassins du Palatin Casimir, dont l'arrivée à Carpon
avait été signalée par les espions.
Dalhem refusa de se rendre. Mondragon ouvrit la tranchée et
commença le bombardement. Celui-ci n'eut aucun effet, les boulets
faisant ricochet sur la forte muraille de la place, sans l'entamer. Un
incident imprévu vint aider J'assiég.eant. Comme dans le camp des
fantassins espagnols, une dispute avait éclaté, qui se transforma en
échauffourée, les assiégés, s'imaginant que ce bruit présageait une
attaque, se massèrent tous de ce côté de la muraille. Le baron de
Chevraux, qui se trouvait de l'autre côté de la place avec ses Bour-
guignons, en profita pour f.aire dresser les échelles d'assaut et péné-
tra facilement dans la ville. Ce fut une tuerie effroyable: hommes,
femmes, enfants furent passés au fil de l'épée (1).
Mondragon, qui se distingua toujours par S'onhumanité, fut pro-
fondément peiné de ce que la prise de la place eût coûté tant de sang
innocent: il lui avait .été impossible de prévenir le massacre (2).
Le 22 juin, Farnèse alla s'installer à Dalhem conquise. Là, il se
mit en devoir de préparer l'assaut d'Argenteau, château bien fortifié,
situé sur la Meuse entre Liège et Maëstricht.
Le prince de Parme tenait beaucoup à l'occupation de cette place,
dont la possession 'Couvrirait mieux Limbourg et lui permettrait,
d'autre part, d'inquiéter Maëstricht. L'idée du siège de cette dernière
ville ne le quittait pas un instant.
Mais le commandant du château d'Argenteau vint spontanément
trouver Farnèse ,à Dalhem, pour déclarer qu'il avait toujours été
vassal fidèle du Roi, qu'il était prêt à rendre la place et à se
soumettre immédiatement. Le prince s'informa de la sincérité de ces
sentiments et apprit que le gouverneur ne s'était,en effet, jamais
(1) « Le 20 du mesme mois fut prinse par force la ville de Dolhein et y furent tuéz
hommes, femmes et rnesmement les petits enffans par les Espagnols, et après mirent le
feu dedens. » Chronique du règne de Gémrd de ûroesbeeck, dans S. BALAU et E. FAIRON,
Chl'oniques liégeoises. t. II, p. 587.
(2) A. SALCEDO RUIZ, Et coronet Crtstobal de lIfondragon, p. 147.
263
compromis avec les États. Dès lors, il l'accueillit avec la plus grande
bienveillance, heureux de ne pas devoir gaspiller [es dernières muni-
tions qui lui restaient, et estimant qu'en ce moment il était de bonne
politique de bien traiter la noblesse du pays (1).
Après s 'être assuré que Don Juan approuverait sa manière
,.
d'agir, Alexandre pria le gouverneur de garder le commandement du
château, mais lui envoya une garnison pour la sécurité de la place et
y fit introduire de la poudre et lesautres approvisionnements néces-
saires (2).
***
Après la conquête du duché de Limbourg, le prince de Parme
songeait toujours au plan d'action qu'il avait développé au conseil
de guerre de Don Juan: attaquer Maestrieht pendant qu'il en était
temps encore et que l'ennemi n'avait pu grouper toutes ses forces, ou
bien rechercher I'adversaire et disperser ses troupes avant qu'elles
n'aient eu le temps de se joindre (3).
Commeil semblait bien que le moment n'était plus favorable pour
l'entreprise de Maestricht - on s'attendait à chaque moment à voir
l'armée du Palatin Casimir apparaître - Alexandre Farnèse cher-
cha l'occasion de réaliser le second plan: attaquer l'ennemi là où il
campait en force et anéantir ses régiments (4).
Or, il apprit par une lettre de Gianbattista del Monte, qui se
trouvait à Diest avec ses cavaliers, que, à une distance de huit à dix
lieues de cette ville, s'étaient logés dans les villages quelque 500 cava-
liers ennemis, du genre que les Italiens appelaient ferraioli et les
Espagnols herreruelos (noirs harnais); que del Monte avait été à leur
rencontre avec sept compagnies de cavalerie, pensant les surprendre;
mais qu'il se trouva subitement devant une force d'environ 3.000
adversaires, qui faillirent l'encercler et l'anéantir. Le prince de
Parme y vit une occasion de porter un coup redoutable à l'ennemi et
(1) Farnèse à sa mère, abbaye d'Oplinter, 16 juillet 1578 (A. F. N., Carte (a17lesiane,
Eunuira, raselo 1624).
(2) Ibidem.
(3) Farnèse à sa mère, lettre citée.
(4) Les succès militaires d'Alexandre Farnèse avaient fait grande impression dans
les provinces wallonnes: « Les affaires ont fort changié par la venue du nouveau prlnche
et s'acomply le proverbe par lequel il est dict que tous adore le soleil levant; l'on se
promect de grandes choses ... » Jean SaT'l'azin [au seigneur de Valhuon]?, l.o\nas],
20 juillet 1578 (CH. HIRSCHAUER, O. C., p. 78).
254
s'informa de l'endroit exact où ce rassemblement de reîtres avait
été signalé. Il partit de Dalhem avec 2.000 [erraioli, toute la cavalerie
légère, 1.000 Espagnols, 1.000 Bourguignons et 400 piquiers alle-
mands, tous équipés à la légère pour la facilité des mouvements. Le
reste de ses troupes fut laissé en arrière dans une position suffisam-
ment forte pour n'avoir rien à craindre.
Mais en route, Farnèse reçut avis de divers côtés que l'adver-
saire qu'il cherchait s'était retiré à Langstraet, entre Grave et Bois-
le-Due, dans une région bien défendue, 'Où se trouvaient au moins
40 enseignes d'infanterie protégées par des maisons fortifiées et des
défenses. De plus, Don Juan fit avertir, de Namur, le prince de
Parme qu'il devait arrêter sa marche, car il désirait le rejoindre.
Farnèse en conçut un grand chagrin: il voyait fi 'échapper une
occasion unique de frapper un grand coup, sans ,beaucoup de risques
pour lui-même (1).
Apprenant que le Palatin Casimir venait cle passer avec une
troupe nombreuse d'infanterie et de cavalerie clans la direction de
Nimègue et qu'une .grande concentration des forces ennemies était sur
le point de se faire (2), Alexandre supplia de nouveau Don Juan
d'unir toutes les troupes dont il pouvait disposer et d'attaquer avant
que le prince d'Orange n'ait eu le temps de mener toute son armée en
campagne. Faute de cette tactique, le prince de Parme estimait que le
gouverneur général, en présence d'un ennemi devenu si nombreux,
n'aurait plus qu'à rester ignominieusement sur la défensive (3).
En attendant la décision de Don Juan, Farnèse prit les dernières
mesures pour assurer la sécurité du duché de Limbourg. Pour ne pas
laisser au-delà de la Meuse tant de soldats espagnols et bourguignons
de valeur - que l'on préférait aux autres pour le service de garnison
- dont onaurait besoin pour l'armée de campagne, il décida d'instal-
ler dans les places du Limbourg des soldats d'autres nations, au
risque de voir ces villes se perdre. D'accord avec Don Juan, il
démantela Dalhem et rasa les fortifications de Wattin et de Fan-
quemont.
(:1) Farnèse à sa mère, lettre citée .- « il che me ha levato una bellissima occasione,
dove ne consigutva il maggior servltio elle si potesse fare à S. Maestà in questi tempi et
la fatt.ione era sicurissima et senza arrtstcar mente. »
(2) DEL RIO, o. c., t, III, p. 244.
(3) Alexandre à sa mère, iettre citée.
2G5
De la sorte, la place de Limbourg commandait seule toute la
région et pouvait s'appuyer sur Argenteau, qui dominait la Meuse
vers Maestricht.
* ;;.
Le 7 juillet, sur l'ordre de Don Juan, le prince, venant de
Dalhem avec toute son armée, traversa la Meuse - passage qu'il
réussit à faire en moins de cinq heures -; la cavalerie, les chariots
du train, l'artillerie et les munitions passèrent aux gués du fleuve,
l'infanterie et les bagages sur des barques. Après une halte à
Haccourt, on se remit en marche le matin du 8 juillet, en ordre de
bataille, à {lause de Ia menace que constituait la proximité de Maes-
tricht et la présence de partis ennemis dans la région. A Waremme,
le prince de Parme devait se rencontrer avec Don Juan, qui venait de
Namur. Arrivé le 10 près de cette localité, Alexandre y apprit que
son onde l'attendait à J'abbaye d'Oplinter, près de Tirlemont. Le
11 juillet, vers 3 heures de l'après-midi, Don Juan, qui s'était mis
au bord de la route pour attendre Farnèse et ses hommes, les vit
apparaître : il donna toute son attention aux reîtres enrôlés par le
prince et qu'il n'avait pas encore vus (1).
Aussitôt que les deux chefs eurent échangé les premiers saluts
et après que Don Juan eut félicité Alexandre des succès rapides qu'il
avait obtenus dans le Limbourg (2), un conseil de guerre fut réuni.
On constata d'abord que l'on n'avait pu empêcher la jonction des
forces du prince d'Orange, qui campaient maintenant entre Malines et
Lierre, et que l'on estimait à 20.000 fantassins et '7.000 cavaliers (3).
Ces troupes s 'y trouvaient dans une situation excellente, défendue
par d'es redoutes et des retranchements. De plus, le secours amené
par le Palatin Casimir s 'augmentait continuellement : on savait que
de fo-rts contingents se dirigeaient vers Nimègue, où se rassemblait
cette nouvelle armée. Enfin,J ean Casimir, frère de l'Électeur pala-
tin, amenait d'autres troupes par la Gueldre vers le même endroit (4).
(1) Farnèse à sa mère, Oplinter, 16 juillet 1578 (lac. cU.).
(2) Liber relationum, r- 39oo_41'ro•
(3) Farnèse à sa mère, lettre citée, passage ohiffré. Des ~vvisi envoyés des Pays-Bas
en Angleterre en juin 1578 estimaient les troupes des Etats à 14.600 cavaliers et
30.000 fantassins. Cette estlmaüon comprenait sans doute les troupes amenées pal'
Casimir (KERVYN DE LETl'ENHOVE, Relations poUtiques, t, X, p. 505). D'autre part, une
lettre de Davison à Burgleigh affirme, le 20 .juillet, que l'armée des États campée entre
12s deux Nèthes compte 10.000 fantassins' et 8.000 cavaliers (KERVYN DE LETrENHOYE,
o. C., t. X. p. 621).
(4) STRADA, O. C., t. II, p. 376.
2(i(i
Don Juan estimait lui-même son armée, en ce moment, à 11.000 ou
12.000 fantassins et 5.000 cavaliers (L). Les discussions des conseillers
militaires aboutirent à la conclusion que la seule entreprise à faire,
c'était de se retirer avec toute l'armée jusque près de Namur, à
Bouges, position forte où autrefois Charles-Quint s'était établi
lorsque Henri II, roi de France, vint l'assaillir avec des forces supé-
rieures. Il restait cependant bien entendu que cette solution ne serait
adoptée qu'à la dernièreextrémit.é, s'il apparaissait qu'il n'y avait
pas autre chose à tenter. Avant de s'y résoudre, on avait. l'intention
de « courir la campagne» et de la tenir aussi longtemps qu'on pour-
rait (2). On fournirait de soldats et de munitions les places que Don
Juan déciderait de tenir. Le gouverneur général comptait parmi ces
places Louvain et Léau, malgré l'avis de Farnèse. qui estimait que
le périmètre très étendu de la première de ces villes ne lui permet-
trait pas de résister à des forces nombreuses. Toutes les autres
places réputées fortes, comme Philippeville et Mariembourg, seraient
solidement tenues. Pour exécuter ce plan, l'accumulation de vivres
était nécessaire.
Malheureusement, le Roi n'avait pas encore exécuté la promesse,
rapportée par [e baron de Billy, denvoyer 200.000 écus par mois;
il avait même défendu à Don Juan de se prévaloir des revenus du
domaine ou de conclure des emprunts avec les marchands. Aussi, la
situation du gouverneur était-elle loin d'être rassurante (3).
Cette disette financière avait aussi sa répercussion chez le prince
de Parme, qui souffrait continuellement du manque el'argent. Un de
ses parents qui l 'avait rejoint en Flandre, Fabio Farnès-e, faisait
connaître à cette époque au duc Ottavioà Parme les besoins dont
s-ouffrait son fils. Le duc, Marguerite de Parme et le cardinal Farnèse,
écrivait ce ,gentilhomme, de Namur, fin mai 1578, devraient essayer
d'envoyer mensuellement à Alexandre quelque 400 écus. Le prince
n'entretenait cependant auprès de sa personne que 4 à 6 gentils-
hommes, en dehors de ceux de sa maison, et à table, on ne servait que
trois plats. Malgré la sobriété dont on faisait preuve, on consommait
'de grandes sommes à acheter du vin, qui coûtait très cher et dont le
(1) Lettre à Don Rodrigo de Mendoza, Tirlemont, 20 juillet 1578, dans A. MORE:L"
FATIO, L'Espagne au XVI' et au XVII' siècie, p. 135. Davison l'estimait à 5.000 cavaliers
et 25.000 fantassins, «si on compte les compagnies complètes, ce qui n'est pas le CDS. »
(Lettre à Hatton, 22 juillet 1578, dans KERVYN DE LETTENHOVE, O. C., t. X, p. 625).
(2) Lettre de Farnèse à sa mère, citée, passage chiffré.
(2) Ibidem.
267
prix se payait selon la fantaisie des vendeurs, Un petit pain s 'ache-
tait 6 sons de Parme et un palefrenier ne parvenait pas à se procurer
sa quantité de bière quotidienne avec 5 écus par mois. La disette de
foin faisait monter le prix d'entretien d'un cheval à 8 écus par
mois (1).
Aussi, Alexandre avait-il envoyé son camérier Haller au duc
Ottavio pour lui réclamer de l'aide. Peu de temps après, le duc, tout
en déclarant - ~omme toujours - qu'il se trouvait lui-même dans
le besoin, annonça l'envoi de quelque somme d'argent (2).
De fait, Ottavio ne devait pas être si dépourvu de moyens en
ce moment : voulant tirer avantage des services que son fils rendait
en Flandre et dont les échos lui parvenaient régulièrement, il avait,
une fois de plus, envoyé:un de ses familiers à Madrid pour insister
auprès du Roi afin qu'on lui rendit la citadelle de Plaisance. Pour
cette restitution, il s'était déclaré prêt à verser une somme consi-
dérable (3).
268
détestaient, d'autre 'par t, le Palatin Casimir, qu'on voulait imposer
comme allié et dont les troupes, nous l'avons vu,entraient en ce
moment aux Pays-Bas.
Le comte de Lalaing et ses amis avaient décidé de reconnaître le
duc d'Anjou comme protecteur et d'accepter les troupes qu'il offrait,
dans l'espoir que les autres provinces suivraient cet exemple (1). Oet
acte préparait de loin la scission d'avec les États Généraux et la
future réconciliation des provinces wallonnes.
Aussitôt, ':Élisabeth d'Angleterre avait envoyé Lord Stafford
auprès du duc d'Anjou pour le dissuader de se rendre en Flandre :
cette mission, qui se place en juin 1578,n'eut aucun succès (2).
Le duc d'Anjou arriva quelque temps après à Mons, vers la mi-
juillet (3). Mondoucet, son agent, qui avait conduit les négociations
avec les États de Hainaut, donna à s'on maître le conseil de se créer
de la réputation par quelque exploit, ne fût-ce que la conquête de
Maubeuge «ou d'une autre bicoque» {4).
A l'annonce de la présence de ce nouvel ennemi et de ses
troupes, Don Juan avait envoyé vers les frontières du Hainaut le
comte de Berlaymont, pour « f'aire une pointe » aux Français qui
s'avançaient de ce côté. Comme, en ce moment, le gouverneur général
avait appris l'approche de renforts qui lui venaient d'Italie, notam-
ment du terçio de Sicile avec Gabrio de Serbelloni, qui s'était couvert
de gloire à la Goulette ·en 1573-1574, d'une partie de l'infanterie
espagnole du Milanais et de la cavalerie légère (5), il leur ordonna de
poursuivre leur route jusque Bouvignes, pour y recevoir les instruc-
tions que Berlaymont leur réservait (6).
Le chef français Bussy, à la tête de 2.000 hommes de l'armée
d'Anjou, avait commencé le siège de Maubeuge (7). Le comte de Ber-
laymont y envoya immédiatement le commissaire général Olivera avec
Lûûûcavaliers, dont l'approche suffit pour faire déguerpir les assié-
269
geants. Cependant le comte de Rœulx, constatant que Maubeuge était
mal fortifiée et pouvait difficilement tenir, la fit évacuer et donna
l'ordre à la garnison de se retirer à Binche.
Les Français attaquèrent aussi le château d 'Havrê, où il y avait
une petite garnison de 25 soldats espagnols. Ceux-ci se rendirent et
sortirent avec les honneurs de la guerre. Olivera manqua là une
belle occasion d'infliger aux Français une 'bonne leçon : mais il atten-
dait avec sa cavalerie, à Binche, l'apparition des renforts d'Italie
qui devaient venir par la route de Bouvignes (1). Entretemps, le
comte de Rochepot s'était présent<éen vain devant Cambrai, dont les
portes restèrent obstinément fermées.
L'intervention d' A1ençon ne fut donc guère menaçante: « la furie
française, écrivait le comte de Rœulx, n'est que pour une pointe. » (2)
270
de tous 1 Je ne sais ce que je puis faire. Que sera-ce, sinon me jeter
au-devant de l'épée des ennemis et mourir avec honneur 1 » (1).
272
Celles-ci étaient commandées par le chef expérimenté et sage
qu'était Maximilien de Hennin, comte de Boussu, qui avait passé dans
les rangs des partisans du prince d'Orange. Dans l'armée espagnole,
on n'avait qu'une estimation approximative de la force de l'adversaire.
Les uns parlaient de 12.000 fantassins, 4.000 reîtres et 4.000 Anglais
et Écossais (1); d'autres donnaient le chiffre de 20.000 fantassins et
5.000 cavaliers (2).
A en croire les agents anglais aux Pays-Bas, Don Juan pouvait
y opposer de 10 à 12.000 fantassins et 2.000 cavaliers (3) : ses forces
étaient, en tous cas, inférieures à celles du comte de Boussu (4), mais
mieux disciplinées 'et entraînées.
Le 31 mai 1578, au matin, Don Juan commanda au baron de
Chevraux de quitter Louvain avec les 5.000 fantassins qui s'y trou-
vaient en garnison, et à Gianbattista del Monte d'amener de Léau
ses 2.000 cavaliers et de gagner Aerschot, pour y passer le pont sur
le Démer. Le prince de Parme, estimant que c'était le moment de se
distinguer, demanda comme une grâce à Don Juan de pouvoir se
mettre à la tête de la première compagnie d'infanterie espagnole,
dont il savait qu'elle serait la première à faire l'attaque. Cela lui fut
concédé (5). Le prince décida de rester à cheval auprès de la personne
de Don Juan jusqu'au moment de l'assaut : il comptait mettre alors
pied à terre pour conduire lui-même ses soldats et les entraîner.
273
Lorsque Don Juan fut arrivé dans la plaine large et étendue que
lui avaient signalée les éclaireurs, il aperçut de loin les fortes posi-
tions de l'adversaire. Comme celles-ci n'avaient pu être examinées de
près par les capitaines de cavalerie qui avaient été envoyés en recon-
naissance, Don Juan ordonna à Alonso de Leyva, commandant des
arquebusiers de l'escadron volant, de s'avancer jusque près des bois
d'une part et des retranchements du village de Rijmenam de l'autre.
Gianbattista del Monte.vcommandant l'avant-garde de la cavalerie,
devait J'appuyer avec une compgnie d'arquebusiers à cheval et deux
compagnies de lanciers.
Dès que les Espagnols s'approchèrent du passage qui séparait
le bois du retranchement de Rijmenam, des soldats anglais, iSOUS le
commandement de J ohn N orris, s'avancèrent pour les repousser: une
première escarmouche s'engagea (I). De la part des soldats du comte
de Boussu, ce n'était qu'une feinte,comme le prince de Parme devait
bientôt le constater.
Philippe d'Egmont se porta au secours des Anglais avec quelques
compagnies de cavalerie :à cette vue,le maître de camp Don Fer~
nando de Tolède se précipita avec J'escadron volant. Les Anglais et
les cavaliers d'Egmont, tout en se battant, se replièrent bientôt, en
bon ordre, et abandonnèrent les tranchées devant Rijmenam et le
village lui-même. Au cours de ce mouvement de repli, ils mirent le feu
aux maisons qu'ils évacuaient.
Dans l'armée de Don Juan, beaucoup, - et parmi eux des soldats
expérimentés, dont on avait l'habitude d'écouter l'opinion - s'ima-
ginèrent que Rijmenam était la vraie position ennemie et que Boussu
l'abandonnait: on affirmait même que ses soldats passaient déjà la
Dyle, qui coulait toute prochevet qu'ils s'enfuyaient vers Malines.
On en concluait qu'il fallait pousser vigoureusement en avant. Fer-
nando de Tolède et Gianbattista del Monte, avec leurs cavaliers,
reçurent l'ordre d'avancer. L'infanterie, que Don Juan avait laissée
dans la plaine en face de Rijmenam, s'apprêta il, suivre : le prince de
Parme mit pied à terre pour se mettre à la tête de la première com-
pagnie, comme il avait été décidé.
TI lui vint cependant un doute concernant la retraite de l'ennemi :
le village de Rijmenam que les soldats de Boussu évacuaient si
rapidement n'était probablement pas la vraie position et, derrière,
(i) Farnèse à sa mère, Lettre citée; STRADA, o. c., t. II, pp. 388-389.
271
en un endroit non connu, devait se trouver le véritable centre de la
défense- de J'adversaire, avec de puissants retranchements. Aussi
conseilla-t-il à Don Juan de ne pas laisser son infanterie se mettre
en marche, avant qu'une reconnaissance sérieuse n'eût été faite. Il
offrit d'aller y voir lui-même (1).
Don Juan comprit toute l'importance de cette remarque et ne
céda pas pour le moment aux sollicitations pressantes de Don Fer-
nando de Tolède et de del Monte, qui, voyant l'ennemi se retirer,
demandaient du renfort et l'assuraient de la victoire.
Ils s 'illuslonnaient dangereusement. En effet, les arquebusiers
pénétrèrent rapidement à travers le boisqui s'étendait à gauche entre
la Dyle et le chemin menant vers le village, tandis que la cavalerie
légère ou ginétaires poussait vigoureusement le long de ce chemin :
subitement, ils se trouvèrent en face d'une très puissante organisa-
tion de tranchées, qui constituait la seconde ligne du comte de Boussu,
et qui était bien pourvue de canons de bronze. Ce camp était placé SUl'
une éminence entre la rivière et le bois, derrière Rijmenam, et était
entouré de défenses bien construites et nombreuses.
Les Espagnols se trouvèrent pris au piège : derrière eux s'éten-
daient les bois qu'ils venaient de traverser, le village et le seul
chemin qui conduisait entre les groupes d'arbres et l'agglomération:
une retraite par ce chemin allait devenir une très périlleuse entre-
prise. L'artillerie ennemie les cribla bientôt de coups, et dn camp
retranché de Boussu, de l'infanterie et de la cavalerie sortirent pour
les attaquer, Si l'ennemi était décidé à pousser son attaque à fond,
les Espagnols étaient perdus (2).
Ils soutinrent le poids du combat, tout en faisant demander du
secours à Don Juan.
Aussitôt le prince de Parme s'en alla reconnaître la situation:
il découvrit que, par des jardins plantés darbres et par des haies,
on pouvait essayer de dégager les troupes qui s'étaient si imprudem-
ment engagées. Il imagina de garnir ces haies et ces jardins de mous-
(1) « Nè lassai di rloordare à S. A. che faces si star fermi gli squadroni nè gli movessl
più, sin che fusse ben nconoscïuto come stavano i nemioi. Il qual oflleio m'otïeret di far
io, perchè credevo che quello che havevono abbandonato non fusse il vero alloggiamento,
et che fussero tuttavia nelle 101'0 trinchere ». Farnèse à sa mère, lettre citée.
(2) « [1] nostri ch' erano andato cosi sotto le trincere et entrati in quella campagniola,
di dove havevono cosl stretta la ritn-ata, che mal agevolmente la potevono fare allo lmpro-
viso, et soi potevono tener pel' persi se i nemici fossero slati homini resoluli... » Farnèse
à sa mère, lettre citée r
2.5
quetaires qu'on aurait fait pénétrer jusque-là, et qui côtoyeraient le
terrain DÙ se livrait le combat en pleine campagne devant le camp
de Boussu.
Au moment où les Ecossais de Stuart et les Anglais du colonel
Norris chargeaient les Espagnols, les mousquetaires embusqués dans
les arbres leur tirèrent une pleine décharge et arrêtèrent leur élan.
Les fantassins espagnols, au nombre de '5.000, en profitêrent pour se
retirer par l'étroit chemin entre les bois et le village afin de regagner
la grande plaine. Cette retraite fut protégée par la cavalerie, environ
600 hommes, Italiens, Espagnols et Flamands, armés d 'arquebuses,
de pistolets et de lances (1). Les deux frères del Monte, Camillo et
Gianbattista, cavaliers expérimentés, y firent des prodiges: ils sou-
tinrent avec leurs hommes les charges des troupes que Boussu lançait
à leur poursuite hors de son grand camp retranché et permirent ainsi
à l'infanterie déchapper.
Comme le prince de Parme avait fait rapidement élargir le
chemin de retraite par les troupes qui le tenaient, la cavalerie put, à
son tour, se retirer par là sans trop grande difficulté (2).
Gianbattista del Monte fit observer à Farnèse que, si on avait fait
appuyer tout de suite les troupes qui s'étaient engagées par L'étroit
chemin jusque devant le camp retranché des ennemis, on aurait pu
facilement se rendre maître de celui-ci. Le prince de Parme estima au
contraire que les troupes quon aurait envoyées comme appui dans
cette espèce de trappe ou de piège, y auraient péri avec les autres.
Boussu, en effet, avait magnifiquement choisi et organisé ses
positions. La colline qui en formait le centre était pourvue de
tranchées bien conditionnées et de défenses de flanc : à la droite, elle
s'appuyait à la Dyle; à la gauche, vers Malines, elle était couverte par
des Ibois épais et faciles à défendre. Au centre de la tranchée de
front, il avait planté son artil1erie, qui balayait de son feu tout le
'terrain qui s'étendait jusqu'au village de Rijmenam. Une autre place
d'armes, garnie de tranchées et de fossés, se trouvait derrière cette
position centrale. Enfin, il y avait là quelque 12.000 fantassins et
7.000 cavaliers, dont les escadrons s'échelonnaient jusqu'à Malines.
Il était clair que la bataille était perdue pour les E,spagnols. Le
gros de l'infanterie, qui était restée dans la plaine devant Rijmenam,
ne put entrer en action et Don Juan la fit avertir de ne point bouger
276
PL. XXVIII
:,"':;
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::.~
271
espagnoles, son orgueil s'exalta. Elle envoya en toute hâte un courrier
à Walsingham pour lui faire annoncer aux 'États qu'elle leur prê-
terait 100.000 livres et qu'elle leur enverrait 12.000 hommes sous les
ordres de Leicester (1).
TI est incontestable que, ici comme à Gembloux, Alexandre Far-
nèse avait sauvé la situation grâce à la rapidité de son coup d 'œil, à
sa prudence et à son savoir-faire. Il avait évité le désastre que l'obsti-
nation et la politique de désespoir de Don Juan avait failli provoquer.
Aussi, à cette occasion, il se départit de sa réserve habituelle et,
dans une lettre à sa mère, se glorifia sans fausse modestie de ce qu'il
avait fait.
« Je ne veux point laisser de dire à Votre A!ltesse, écrivait-il,
qu'on a couru un terrible risque de commettre une grande erreur, à
cause du peu d'ordre qu'on a tenu. Les plus vieux soldats avaient
perdu la tête, au point qu'ils ne savaient plus quel parti prendre.
Vous pourrez apprendre par d'autres mieux que par moi-même
comment je, me suis 'comporté en cette affaire: comment j'ai parlé et
dit en toute liberté ce que je pensais de la décision prise; puis, au
cours des événements mêmes, la résolution que j'ai prise et le
service que je crois avoir rendu à Sa Majesté et à Don Juan. Encore
ceci: lorsquil s'agissait de retirer les. soldats. de leur dangereuse
siruarion. il r:.': eut persouue q~l:'\'Ol:;'U: se charger de le faire. Don
J nan était si hébété par le danger où il se trouvait et le manque de
remède qu'il y voyait,que je crois qu'il ne trouva ni assistance ni
résolution sur ce point en dehors de moi, car je fus obligé de lui
dicter tout ce qui me parut devoir être exécuté. J'allai aussi retirer
les nôtres de la situation où ils se trouvaient, pour ainsi dire incrustés
dans les tranchées mêmes de l'ennemi, et je remportai le succès de
les sauver tous. » (2)
Après avoir rappelé ses troupes, Don Juan, sans être beaucoup
inquiété par l'ennemi, les logea dans les villages situés à une demie
lieue de Rijmenam et le lendemain matin, il donna l'ordre de s'ache-
miner vers Aerschot, pour y traverser le Démer. Les fe'rraioli par-
(1) KERVYN DE LE'ITENHOVE, Les Huquenois et les Gueux, t. V, p. 156. Gomme beau-
coup d'autres, cette promesse ne fut pas tenue.
(2) Alexandre à sa mère, lettre du 7 août 1578 (2" lettre de' cette date) (A. F. N.,
Carte fa,7nesiane, Fiandm, faséio 1624). Sur le combat de Rijmenam et le Tôle de Farnèse,
voir E. Guru y MARTIN, El aTto miliJ;ar eS]Janol, t. Il, pp. 602-603.
273
tirent d'abord, en avant-garde; le reste de l'armée suivit, par
échelons; la cavalerie légère servit d'arrière-garde. On redoutait
quelque peu de voir les soldats de Boussu se lancer à la poursuite et
venir troubler la retraite au moment du passage du pont dAerechot,
qui était peu praticable, et où les troupes ne pouvaient que traverser
lentement le cours d'eau. Le baron deChevraux ramena ses hommes
à Louvain et Gianbattista del Monte s'en retourna avec ses cavaliers
à Léau.
Le soir du 2 août, toute l'armée campa dans les villages à une
lieue au-delà d'Aerschot et au matin du 3, elle s'arrêta à Tirlemont,
où Don Juan établit de nouveau son quartier général (L).
A peine les soldats espagnols eurent-ils quitté Aersehot, qu'un
parti ennemi vint surprendre cette ville: la compagnie d'arquebusiers
à cheval qui s 'y trouvait, ainsi que la compagnie d'infanterie alle-
mande, parvinrent à se retirer sans encombre (2). Aussitôt maîtres de
la place, les soldats des 'États profanèrent l'église et dévastèrent le
béguinage, dont les occupantes ne furent pas respectées. Ils pillèrent
ensuite la ville et rentrèrent à Rijmenam chargés de butin (3).
Les Espagnols reprirent peu après Aersehot, pour l'abandonner
de nouveau, comme trop exposée aux entreprises de l'adversaire (4).
Cependant, à croire les rapports des agents anglais aux Pays-
Bas, la situation réelle de l'armée des 'États n'était pas aussi
brillante qu'on aurait pu se l'imaginer. Ainsi, Thomas Digges signa-
lait à Lord Burleigh que les Ecossais ne savaient attaquer l'ennemi
parce qu'ils manquaient de piques; que les Anglais, dont on disait
qu'ils étaient plus de 3.400, ne dépassaient guère le nombre de 1.500;
que les lansquenets enrôlés par Casimir n'étaient que 2.000 au lieu
de 3.000. Le camp des États, resserré entre deux bras de la Dyle, sur
un terrain entrecoupé de bosquets, de haies, de terres marécageuses,
n'offrait aucune possibilité de manœuvre aux 14.000 cavaliers qui s'y
entassaient. Les reîtres ne faisaient que piller le pays et jusqu'à
une lieue d'Anvers, les habitants avaient évacué les villages. Les
Anglais et les Écossais, dont la solde n'était pas payée, se livraient
à toutes sortes dexcès : des maladies pestilentielles en avaient fait
279
périr un certain nombre; d'autres avaient succombé dans les dis-
putes qui suivaient ordinairement les parties de pillage. (1)
280
---- - ----..,.
281
Le 18 août, Schwarzemberg se rendit de nouveau chez Don Juan
et eut avec lui un long entretien. Il fit d'abord connaître que les États
ne voulaient pas entendre parler darmistiee - ce qui se comprend,
après l'affaire de Rijmenam -; ils voulaient traiter de la paix dans
son ensemble. L'envoyé impérial communiqua les conditions auxquelles
les Etats se déclaraient prêts à négocier. L'archiduc Mathias devrait
rester gouverneur des Pays-Bas et on devrait comprendre dans la
conclusion de la paix le palatin Casimir et le duc d'Anjou. Don Juan
aurait à restituer toutes les places fortes dont il s'était emparé des
deux côtés de la Meuse. A ces conditions, les États consentiraient à
rester sous l'obédience du Roi d'Espagne et à maintenir la religion
catholique. Cependant, le gouverneur général ne pouvait introduire
aucun changement dans la situation existante sans l'assentiment des
État,s Généraux. Schwarzemberg avait .ajouté qu'à Malines se trou-
vaient des députés des 'États, munis de pleins pouvoirs, et exprima
le désir que Don Juan les reçût pour traiter avec eux (1).
Don Juan se montra disposé à entendre ces délégués. Ceux-ci
avaient été choisis le 14 août, et étaient le seigneur d'Ognies, le
professeur de Louvain Elbertus Leoninus et Adolphe, de Meetkerke.
Don Juan était, en réalité, fort peu disposé à conclure un accord,
mais il :::eprêtait aux négociations parce que - ainsi le dit Alexandre
Farnèse - « il se trouvait dans l'eau jusqu 'au con, » (2) Don Juan
s'en était d'ailleurs ouvert au prince de Parme et lui avait demandé
son avis : Alexandre, avec infiniment de prudence, lui avait répondu
que, avant tout, il fallait connaître la pensée réelle du Roi en cette
matière, et qu'il lui semblait que le souverain tendait en ce moment
vers la pacification et l'accord avec ses sujets. D'ailleurs, le prince
estimait que la situation était tragique, surtout depuis qu'il était
question d'un accord entre le duc d'Anjou et les 'États Généraux. Le
Roi de France n'allait-il pas enlever le masque et aider lui aussi les
ennemis du Roi, qui étaient d'ailleurs prêts, semblait-il, à se jeter
c1ansses bras ~ (3).
(1) Farnèse à sa mère, Tirlemont, 19 août 1578, lettre chiffrée (A. F. N., Carte (arne-
si.ane, Funuira; fascio 1624). Voir les décisions des États Généraux à ce sujet dans JAPIKSE,
o. c., t. II, pp. 46-47, surtout Ie n° 118 et ;P. 122, les nOS 354 et 355 ..
(2) « Se pur hora ci da oreochla è per trovarsi neüa; necessita che si ritrova e con
l'acqua flno allo gola. » Lettre citée. « Lettres dudict conte [Schwarzemberg] du XVIIIe
avertissant que don Joan est tant Incliné à la patx .., et que à icelle fin il a accordé pasport
a noz députéz ... » (J'APIKSE,o. C., t. II, p. 47, n° 119).
(3) Farnèse à sa mère, lettre citée,
282
Farnèse estimait aussi qu'en ce moment, il n'était plus possible
d'en revenir à la situation telle qu'elle existait à l 'époque de Charles-
Quint: ce serait déjà bien travaillé, si on pouvait maintenir, en
grande partie, l'obédience due au Roi et la religion catholique. C'est
pour ce motif que le prince avait conseillé à son oncle de recevoir les
délégués des Etats et d'essayer de leur faire admettre ces points :
on ne pouvait rien y perdre, mais y gagner beaucoup. En agissant
ainsi, même si J'accord n'a:boutissait pas, Don Juan aurait du moins
réduit au silence ceux qui l'accusaient de ne songer qu'à la guerre
et d'être trop passionné.
Le prince de Parme avait, en outre, appelé l'attention de son
oncle sur la nécessité de se mettre en sûreté pendant ces tractations,
puisqu'on apprenait que l'armée de Casimir et celle des 'États avaient
fait leur jonction. A Bouges, près de Namur, on trouverait cette
sécurité, Ce départ à Bougess 'imposait de suite, opinait Farnèse, si
on ne voulait être forcé de l'entreprendre plus tard dans des con-
ditions beaucoup plus difficiles et plus périlleuses (1).
Don Juan avait frémi de colère en apprenant quelles étaient les
propositions des Etats Généraux. Combien ne regrettait-il pas,
disait-il dans une de ses lettres, le temps où il chassait les bêtes
fauves dans les forêts de Saint-Sébastien et de Santander! (2)
Il suivit toutefois le conseil que lui avait donné le prince de
Parme lorsque Bellièvre, l'envoyé de Henri III, demanda à être
reçu par lui. Il envoya au devant de l'agent français une escorte de
500 chevaux et, trois jours après, lui accorda une audience à l'abbaye
d'Oplinter, près de Tirlemont. Bellièvre était accompagné du sieur
de la Fontaine-Dubois, et Don Juan n'avait avec lui que le prince de
Parme.
Aux protestations « de naturelle amitié et de bonne intelligence»
de la part de Henri III, Don Juan répondit avec véhémence, en met-
tant eu doute la sincérité du Roi de France. Comme Bellièvre affirmait
que son maître avait un réel désir de voir la paix rétablie, Don Juan
lui répliqua qu'il savait quelles étaient les conditions que les Etats y
mettaient. « Il ne sera point dit,s 'écria-t-il, que de telles gens me
donnent la loi! S'ils veulent une bonne, et raisonnable paix, je suis
prêt à la leur accorder. » Pour le reste, si la religion catholique était
intégralement maintenue et si l'obéissance due au Roi restait sauve,
283
il était prêt à abandonner les Pays-Bas et à accorder aux États des
conditions acceptables.
Bellièvre comprit que sa mission avait échoué (1).
Après lui, ce fut le tour de Cobham et de Walsingham pour pré-
senter la médiation de la reine 'Élisabeth. Eux aussi furent bien reçus:
Schwarzemberg avait d'ailleurs insisté pour qu'il en fût ainsi;
L'entrevue eut lieu sous un grand chêne, à une lieue du camp espagnol.
Don Juan, s'inspirant des conseils d 'Alexandre Farnèse, prit ses pré-
cautions: il arriva avec une escorte de 2.000 chevaux. Cobham et
Walsingham ne réussirent pas mieux que Bellièvre : comment le
gouverneur aurait-il accepté les dures conditions des États 7 Walsin-
gham fut très impressionné par la figure 'Chevaleresque de Don Juan
et ne put s'empêcher de le noter dans sa correspondance. « Je pus
facilement découvrir en lui, écrit-il, un grand conflit intérieur entre
l 'honneur et la nécessité. Jamais je n'ai rencontré un gentilhomme
qui, par sa dignité, son langage, sa courtoisie, puisse lui être com-
paré. » (2)
Entretemps, des pourparlers directs avaient lieu à Louvain entre
les délégués des Etais Généraux et les représentants de Don Juan.
Ces derniers étaient Jean-Baptiste de Tassis et le conseiller Fonck,
auxquels se joignirent par après ~. de Vaux et le baron de Selles.
Ceux des États étaient les mêmes que ceux nommés plus haut, plus
l'abbé de Maroilles (3).
Le prince de Parme croyait que, si les États voulaient sincère-
ment la paix, on retirerait des négociations un avantage immense
pour le Roi. « Je ne puis que répéter, écrivait-il à sa mère, que si
l'on n'en vient pas là, je tiens ces pays pour perdus et, avec eux, la
religion. » (4) Il voyait en ce moment la situation d'une façon très
pessimiste. A l'époque de Charles-Quint, ce prince si puissant, les
Français avaient été, à eux seuls, assez puissants pour lui faire la
guerre en même temps aux Pays-Bas et en Italie. Aujourd'hui, aux
Français s'ajoutaient l'armée des États et celle du palatin Casimir.
Les Espagnols se trouvaient coupés de tout : les Français pouvaient
2·84
intercepter l'envoi de vivres et d'argent, en coupant les communica-
tions ordinaires par la Bourgogne ou en se contentant de tenir de
bonnes garnisons à Metz, Verdun et Mézières. Puis, l'ennemi ferait
venir le Turc pour attaquer les États de Naples et de Sicile. La
prudence ne consistait-elle pas, dès lors, à savoir trouver des accom-
modements? (1)
Après avoir écouté Bellièvre et les agents' d "Élisabeth d' Angle-
terre, Don Juan avait réuni son conseil (2) : Alexandre Farnèse y
parla s-ans nul doute dans le sens de la modération. Le gouverneur
général,en effet, sans se prononcer au sujet des conditions insolentes
proposées par les États Généraux, se remit en communication avec
ceux-ci par l'intermédiaire de Schwarzemberg. Après bien des
demandes et des réponses, on en était arrivé à tempérer quelque peu
la rigueur des conditions posées par les adversaires de Don Juan,
sans que pour cela celui-ci pût les juger acceptables (3).
Juan, le Roi avait compris que celui-ci n'était plus à maintenir aux
Pays-Bas, si on voulait sortir de l'impasse où l'on était engagé.
Abandonnant l'idée de faire retourner Marguerite de Parme aux
Pays-Bas, il avait fait solliciter l'archiduc Ferdinand d'Autriche, en
lui proposant le poste de gouverneur général. Mais la réponse fut
peu encourageante.
Il fallait cependant continuer à négocier avec les États, si l'on
voulait aboutir. Dès le mois de juin, on avait examiné à Madrid, au
cours de conseils multiples, s'il ne serait pas opportun d'accepter
l'offre de médiation impériale. Rodolphe II avait fortement conseillé
285
au Roi de faire la paix, en appelant son attention sur le danger que
présentait l'intervention du duc d 'Anjou.
Petit à petit, la conviction s 'était faite au Conseil d'État espagnol
que les dépenses qu'entraînerait la continuation de la guerre étaient
trop élevées pour pouvoir la soutenir et que, dès lors, il ne restait plus
qu'à accepter la tentative médiatrice de l'Empereur. Finalement, le
Roi se rangea à cet avis, mais à condition que deux électeurs ecclé-
siastiques de l'Empire fussent délégués comme médiateurs, que l'on
ne cédât rien sur la question de la religion et de l'obédience; en
aucun cas, Mathias nepouvait être confirmé dans sa charge (1).
On a dit que la nouvelle que Philippe II avait confié les tracta-
tions de paix à' l'Empereur vint mettre un terme aux hésitations de
Don Juan et que, dès le L" septembre, il mit fin aux pourparlers de
Louvain (2).
Cette façon de représenter les choses n'est pas exacte : la réalité
est beaucoup plus complexe, et il importe de le montrer ici en détail.
Alexandre Farnèse fut mis au courant des intentions du Roi par
son oncle, qui lui montra toute la correspondance échangée à ce
sujet (2). Il apprit ainsi que l'Empereur désirait envoyer aux Pays-
Bas I 'Impératrice, l'archiduc Ferdinand ou deux électeurs ecclésias-
tiques de l'Empire IEI'1l' traiter en 5(011 nom et que, de 50n côté,
Philippe II proposait à lEmpereur de s 'en tenir à trois articles :
:JIathias ne pouvait pas demeurer gouverneur , le maintien de la
religion catholique et de l'obédience due au Roi devait rester sauf,
et les six clauses de la Pacification de Gand ne pourraient être invo-
quées pour escamoter 'ce point. Pour le reste, le Roi consentait à faire
partir les Espagnols, à restituer les villes conquises et à nommer
un nouveau gouverneur, de sang royal.
Le prince de Parme, avec la finesse d'observation qui le caracté-
risait, confiait à sa mère qu'il était convaincu qu'en secret, l'Empe-
renravait le pouvoir de laisser tempérer ces conditions ·et de les
changer quelque peu si le besoin s'en faisait sentir, ou que du moins
le duc de Terranova porterait avec lui cette autorisation. Il Bn avait
(1) Au mois d'aout, le nonce Frangipani, accrédité à la cour de Paris, s'était rendu
à Mons pour essayer d'empêcher le duc d'Anjou de se lancer dans l'aventure de Flandre,
mais il n'avait obtenu aucun succès. Rapport de Frangipani à lIlgr. Sega, nonce en Espagne,
25 août 1578, dans G. BROM 'et A. H. L. HENSEN, Romeinsche bronnen voor aen Kerketïik-
Staatkund~gen toestosut der Neâertasuiet; tn de XVIe eeuw, pp. 548-550, n- 670.
(2) C. H. TH. HUSSEMAKER, a. c., t. l, pp. 374-376.
(3) « Et pel' quanto io ho visto pel' copie d,i lettere scrittedal Irnperalore ;)) R·' ,ji
Spagna et pel' le risposte ... » Farnèse à sa mère, lettre citée.
286
-- --------------- -------
287
jusqu'à prétendre que les États éprouvaient du plaisir et du conten-
tement à traiter avec Don Juan (1).
On avait donc continué à négocier et Don Juan avait préparé le
texte des nouveaux articles que l'on voulait proposer aux États,
lorsqu'un courrier de l'Empereur apporta la nouvelle que celui-ci
avait choisi pour le représenter les archevêques de Cologne, de
Mayence et de Trèves.
A cette nouvelle, Don Juan résolut de ne pas transgresser les
ordres du Roi et de ne pas envoyer les articles qu'il avait préparés.
Tout son conseil, y compris le prince de Parme, fut d'un autre avis:
on lui suggérait de continuer, malgré le Roi, parce qu'en agissant
ainsi on gagnait du temps, soit pour retarder la mise à exécution
du traité conclu avec le duc d'Anjou, soit pour permettre aux soldats
levés en Allemagne de venir renforcer l'armée royale. Don Juan
refusa de transgresser les ordres de Philippe II, mais ne rompit
cependant pas entièremet les rapports avec les délégués des États.
Il se. contenta de faire connaître à ceux-ci que, si de la part de
l'Empereur on lui signalait un acte opportun pour favoriser les
négociations, il ne laisserait point de le poser et que, au moment
voulu, il était prêt à faire partir des Pays-Bas les Espagnols et à
remettre les places fortes dont il s'était emparé (2).
Cette fois, on était en pleine 'équivoque. Le 2 septembre au soir,
J.-B. de Tassiset M. de Vaux allèrent porter cette communication
à Louvain (3). Le 4 septembre, on finit cependant par se séparer, pour
attendre la médiation de l'Emper,eur : les délégués des États et
Schwarzemberg retournèrent à Anvers,après avoir déclaré qu'ils
conservaient un bon souvenir de la condescendance de Don Juan! (4)
* '.,
ij,:
288
-~--- --~--------------------
(1) Farnèse à sa mère, Camp près de Graesen, 5 septembre 1578 (A. F. N., Carte far,
nesiane, Fiandm;, rasclo 1624).
(2) Farnèse, dans la lettre citée.
(3) Le 4 août 1578, don Sébastien, roi de Portugal, était mort glorieusement au Maroc,
en combattant contre les Mores à la bataille d'Alkassar-Kebir. Gomme il n'avait pas
d'enfant, lui succéda son grand oncle, le cardinal Henri. La succession de Portugal était
donc virtuellement ouverte. Comme prétendants se présentèrent le prieur de Grato, don
Antonio, petit-fils bâtard de Manoël le.; Philippe II, roi d'Espagne, petit-fil SI légitime
du même Manoël; le duc Emmanuel-Philibert de Savofe; Catherine, duchesse de Bra-
gance, et Banuoeio Farnèse, qui, par sa mère Marie-ede Portugal, était neveu du défunt
roi. FEA, o. C., pp. 501-502; M. PHILIPPSON, Ein lIfinisterium unter Ph~lipp Il. xar-
dind Granvella am Spanischen Rote (1579-1586), pp. 85-87. La correspondance des Far-
nèse au sujet de leurs prétentions à la couronne de Portugal se trouve à A. F. N., Cartel
farnesiane, Portogallo, fascio 175 et 177.
289
désagréable et une ID1SSlOll dangereuse. Il s'imaginait déjà toutes
les insolences que les soldats commettraient au cours de leur passage
à travers le pays : il ne pourrait les mettre à la raison, car en ce
moment déjà la discipline laissait beaucoup à désirer.
Alexandre était bien décidé à échapper à cette corvée, si le Roi
ne lui en donnait pas l'ordre exprès. il avait même songé un instant
à se rendre à Madrid, sous prétexte d'y défendre les droits de son
fils Ranuccio, et à s'en aller de ce milieu plein de désagréments (1).
290
en un endroit où l'eau ne manquait pas, et où la proximité de la
Meuse offrait toutes sortes de facilités. Ce camp fut terrassé à
l'instar d'une forteresse et muni largement de toutes les choses
nécessaires (1).
Après de pénibles hésitations, Don Juan avait donné l'ordre
d'évacuer Tirlemont, que les soldats des États vinrent aussitôt
saccager et piller (2). Les troupes du comte de Boussu se mirent en
marche pour Wavre, après s'être arrêtées quelque temps entre
Hoeylaert et Isque ', Dans une escarmouche livrée le soir, elles per-
dirent assez bien de fantassins écossais et de reîtres allemands.
Furieuses, elles s'étaient ensuite jetées sur Florival, où elles dévas-
tèrent l'abbaye cistercienne qui y existait. Les autels furent renversés,
le Saint Sacrement profané,et les bâtiments claustraux livrés aux
flammes.
De là, les soldats des États marchèrent sur Nivelles, qu'ils atta-
quèrent: ils furent repoussés (3). Don Juan avait d'abord eu l'inten-
tion de se porter an secours de la ville, mais il y renonça bientôt, ne
voulant pas exposer son armée pour une place si faiblement fortifiée.
Il donna aux assiégés l'ordre de se rendre.
Entretemps, les troupes du duc d 'Alençon s'étaient, de leur côté,
avancés sur Binche. Au moment où le siège de cette ville commença,
une maladie contagieuse se déclara dans le camp des ennemis de Don
Juan, qui fut atteint par la dysenterie. Mais, en même temps, à
Bouges, un autre fléau fit son apparition: la fièvre typhoïde (4).
Déjà vers la mi-août, Gabrio de Serbelloni avait averti le prince
de Parme que la peste - c'est ainsi qu'on appelait la maladie qui
allait ravager le camp - avait éclaté, mais qu'il n'y avait pas beau-
coup de décès (5). Quelques jours après, les nouvelles étaient déjà
plus alarmantes et Serbellonisignalait que la contagion allait en
empirant. Elle avait atteint Namur: hors de la porte de Bouges, on
avait déjà dû construire 40 huttes en bois pour y loger et isoler les
malades. On prenait des mesures pour empêcher les chiens de rôder
dans les rues et on se proposait de munir les patients d'une baguette
291
blanche, pour signaler leur approche, Les médecins et les barbiers
faisaient défaut, et on devait sie contenter d'expulser du camp les
hommes malades pour empêcher le fléau de se répandre trop vite (1).
Au début de septembre, Cosimo Masi, le secrétaire du prince de
Parme, signalait que le mal avait fait son apparition à Namur et dans
tous les villages des environs et que la mère et la fille du comte de
Rœulx, ainsi que la comtesse de Fauquemberg en étaient victimes. Des
personnages italiens de qualité avaient payé aussi leur tribut: le
capitaine Alessandro Ceretoli, le sieur Pirro Corto et le marquis
Giannetino Malaspina (2).
La maladie attaqua aussi Don Juan: on sait qu'il en mourut au
début d'octobre 1578.
(1) Serbelloni à Farnèse, Namur, 24 aout 1578 (A. F. N., Carte tarnesfane, Fiandra,
fascio 75).
(2) Masi à Nuocio Sirigatti, Camp près de Graesen, 4 septembre 1578 (A. F. P., Car-
teggio farneslxIno, Paesi Bassi, carteggio 1578-1580); Benedetto Glandemarla à Spilimberg,
Namur, 14 septembre 1578 (Ibidem).
292
CHAPITRE XIV
C'est le 16 septembre que Don Juan fut pris de fièvre (1). C'est
probablement en visitant les soldats malades de la fièvre typhoïde
que le gouverneur général avait contracté le mal. Dans le village de
Bouges, il n'y avait, lorsque l'armée s'installa aux alentours, que
neuf maisons de paysans, occupées par des gens en majorité déjà
atteints par le fléau. Les soldats espagnols en furent immédiatement
infectés. Certains jours, on compta plus de 300 décès (2).
Don Juan s'était toujours beaucoup occupé des soldats de son
armée qui étaient victimes de maladie; il les visitait dans leurs
baraquements, il accompagnait le Saint Sacrement quand on le leur
portait; il leur faisait l'aumône de sa main; il allait jusqu'à chercher
lui-même les chariots nécessaires à leur transport à l'infirmerie. Ayant
fait construire à Bouges un hôpital à part pour les victimes les plus
atteintes, il s'y était rendu lui-même à plus d'une reprise (3).
Il n'est pas étonnant qu'il fut infecté à son tour. Sa constitution
était minée par la vie extrêmement fatigante qu'il avait menée depuis
son arrivée aux Pays-Bas et peut-être plus encore par les souffrances
morales qu'il eut à endurer. Il était assoiffé de gloire militaire et le
Roi l'avait forcé à discuter politique avec des gens qu'il haïssait
profondément; il avait dû faire la guerre avec des moyens insuffi-
(1) Le 24 septembre, Alexandre Farnèse écrit à sa mère, du fort de Bouges, que Don
Juan est malade depuis huit jours (A. F. N., Carte [œmesuuie, Fianâro, rascïo 1624). Vasquez
donne la date du 15 septembre. <~ A los 15 de Setiembre, permiti6 Dios dar el sr Don Juan
unas calenturas pestilentiaIes. » (Los sucesos, IDe. ott., p. 140).
(2) VASQUEZ, Los sucesos, loc clt., p. 140.
(3) Lettre du P. Dorante, confesseur de Don Juan, à Philippe II, Namur, 30 octobre
1578. dans GACHARD, Les Biblio,thèques de Madrid et de l'Escuri<Ù, pp. 449 svv.
293
sants; il avait réclamé en vain l'argent nécessaire pour la maintenir
et la continuer. TI avait fini par sentir, devant le silence obstiné que
Philippe II opposait à ses appels au secours, qu'il avait perdu la
confiance et l'estime de son frère et qu'à Madrid, des ennemis le
calomniaient et entravaient son action. Le coup le plus sensible avait
été l'assassinat commis en Espagne sur la personne de son fidèle
secrétaire Escovedo, crime dans lequel il soupçonnait de Roi d'avoir
trempé (L), Ses dernières lettres à son frère sont de véritables cris
de désespoir : « Je puis assurer Votre Majesté, écrivait-il, que la
besogne qui m'accable ici suffit pour miner n'importe quelle constitu-
tion, n'importe quelle vie », et, dans une autre lettre: « Je reste
perplexe et embarrassé, souhaitant plus que la vie une décision quel-
conque que j'ai implorée à tant de reprises différentes de Votre
Majesté. » (2)
A son ami Giovanni Andrea Doria, à Gênes, il confiait ses
angoisses et ses souffrances dans les termes suivants: « J'ai supplié
Sa Majesté, sans cesse et sans cesse, de m'envoyer ses ordres; s'ils
arrivent, ils seront exécutés, à moins qu'ils n'arrivent trop tard. On
nous a 'coupé les bras et, maintenant, il ne nous reste plus qu'à courber
la tête sous la hache. Je regrette de vous importuner de mes lamen-
tations, mais j'ai confiance dans votre sympathie, comme homme et
comme ami. J'espère que vous vous souviendrez de moi dans vos
prières. » (3)
29",
C'est là aussi que le Père Dorante, son confesseur, allait cueillir
de ses lèvres cette plainte émouvante: « Pendant toute ma vie, je
n'ai pas eu un pouce de terre à moi! »et entendre le moribond répéter
ce verset du livre de Job: Nudus egressus sum de uiero matris meae
et nudu« reuertar illuc (1).
Après trois jours, le malade était extrêmement faible: il n'y eut
plus moyen de l'alimenter, plus rien ne passait par la gorge. Le Père
Dorantset Alexandre Farnèse se tenaient près du patient, essayant
de lui faire prendre de la nourriture. Ce fut en vain. Le médecin de
Don Juan, le docteur Ramirez, se déclara désespéré (2). On fit alors
appel au médecin du prince de Parme, le docteur Pennone. Celui-ci
avait soupçonné dès le début la gravité du cas de Don Juan. Comme
Gabrio de SerbeUoni avait vaussi été atteint par le mal, Pennone,
contrairement à l'avis des autres médecins présents, avait anoncé que,
malgré son âge - il avait 74 ans -, le vieux capitaine serait sauvé,
étant donné sa robuste ccnsitution, mais avait laissé entendre que
Don Juan succomberait (3).
Lorsque cette éventualité ne fit plus de doute pour personne, le
docteur Ramirez fit venir le prince de Parme et l'avertit qu'il était
temps, pour le malade, de se confesser. Profondément ému, Alexandre
Farnèse entra dans la chambre de son oncle, où se trouvaient les
membres du Conseil de guerre; il leur communiqua l'avertissement du
médecin et les pria de faire comprendre à Don Juan la gravité de son
état pour qu'il pût, en connaissance de cause, désigner la personne
qui lui succéderait dans le gouvernement au cas où Dieu l'appellerait
à Lui (4).
C'est Ottavio Gonzaga qui se chargea de cette triste mission.
Don Juan, mis au courant de ce qu'on n'avait aucun espoir de le
sauver, fit appeler son confesseur. Après avoir congédié le Père
Dorante, il retint auprès de lui ses conseillers et leur déclara, en
son nom et en celui du Roi, qu'on devait, à partir de ce moment,
obéir au prince de Parme, comme son successeur dans le gouverne-
ment des Pays-Bas et dans le commandement suprême de l'armée,
jusqu'à ce que Philippe II aurait fait connaître sa décision en la
295
matière. Le lendemain, il fit aeter cette résolution par le secrétaire
Le Vasseur (1).
Ayant ainsi pris ses dernières dispositions, Don Juan renvoya
tout le monde et ne garda auprès de lui qu'Alexandre Farnèse (2).
296
l'aimer tendrement comme ma fille : j-e lui répondrai en garçon. » (1)
Au milieu des misères qu'il endurait aux Pays-Bas, Don Juan avait
fini par s'intéresser à Dona Juana: le 19 juin 1577, il avait écrit à la
duchesse de Parme : « Les peines que j'endure font naître en moi
l'amour paternel! » {2)
il dut être question de la jeune fille dans le dernier entretien
du père moribond.
297
La mort de Don Juan fut pour le prince de Parme une cruelle
épreuve. Le 3 octobre, il l'annonça au cardinal Farnèse dans des
termes qu'il convient de reproduire ici: « Maintenant, à mon infini
déplaisir, il m'appartient de faire savoir à Votre Seigneurie illus-
trissime qu'avant-hier, sur les deux heures de l'après-midi, il plut à
Notre Seigneur de mettre fin aux jours de Don Juan, l'appelant à Lui
et nous laissant tous ici, et moi en particulier,aussi affligés et remplis
de douleur que le malheur le demande et que cette grande perte
l'exige. De fait, cette perte n'est pas seulement grande pour nous,
mais pour toute la chrétienté: nous sommes privés d'un prince pru-
dent, valeureux et grand chrétien. Et pour ces motifs, et puis à cause
du service particulier du Roi, qui y fait une perte très sensible et
pour ce qu'y perd aussi notre maison et moi en particulier, qui
l'aimais et qui désirais le servir -les faits sont là pour le prouver -,
pour tous ces motifs apparaîtra clairement ,à Votre Seigneurie
Illustrissime Paffliction où m'a plongé cet accident. Je ne m'arrêterai
donc pas à Vous la détailler. Je me contenterai de pleurer avec Votre
Seigneurie Illustrissime, du plus profond du cœur, la perte de ce
bon et sincère ami, comme Son Altesse l'était vraiment et comme, à
l'occasion, Elle en aurait donné les preuves, Sa maladie a consisté en
fièvre a.iguë et maligne et sa fin fut celle du prince chrétien et valeu-
reux qu'il était. Il a fait sa fin, en effet, non seulement avec tons les
usages de l'Église, mais encore si dévotement qu'on peut être assuré
qn'il jouit en ce moment de la gloire du Paradis. » (1)
Le 2 octobre, le prince avait annoncé le décès de Don Juan, à peu
près dans les mêmes termes, au pape Grégoire XIII (2). Et encore à
la fin du mois d'octobre, Alexandre Farnèse répétait à sa mère
l'expression de son chagrin : « Que Votre Altesse sache qu'après la
perte du très glorieux seigneur Don Juan - Dieu l'ait dans sa
gloire -, je suis resté sous une impression telle que jamais je ne
pourrais vous en donner une idée. Je ne puis oublier ni chasser de
devant mes yeux l'image de cette âme bénie, de sorte que je vis avec
298
un acèroissement de douleur que Votre Altesse peut bien s'ima-
giner. » (L)
Une grande amitié, un compagnonnage illustre venait de se briser
pour toujours et le prince de Parme aurait pu s'écrier avec le grand
poète Fernando de Herrera:
***
Le 4 octobre, Alexandre Farnèse donna l'ordre de procéder aux
funérailles solennelles de son oncle. A 5 heures de l'après-midi, le
corps fut descendu de la chambre mortuaire jusqu'à la porte de la
ferme où Don Juan était mort. Il y fut reçu par les capitaines
« réformés et entretenus » (3), en deuil, qui le portèrent, sur leurs
épaules, jusqu'au quartier de l'infanterie espagnole. Là, les maîtres
de camp et les capitaines des compagnies prirent le corps et le por-
tèrent de la même manière sur tout le parcours où se trouvaient
alignés les soldats de leur nation. Arrivés au quartier de la cavalerie,
ils le délivrèrent au général et aux capitaines de celle-ci qui, à
leur tour, le portèrent jusqu'au quartier des Allemands, où vinrent le
recevoir les colonels decette nation. Ceux-ci le remirent aux ferraioli
ou noirs harnais, dont les ritmeisiers le portèrent jusqu'aux confins
de Namur (4). Ici attendait le Conseil privé, dont les membres con-
duisirent le corps à la cathédrale de Saint-Aubain, accompagnés du
clergé, de plusieurs abbés et des évêques de Namur, de Middelbourg,
de Bois-le-Duc et d'Arras. Devant les prêtres marchaient cinq com-
pagnies d'infanterie espagnole. Les fifres et les tambours étaient
désaccordés; les piques traînaient les bannières noires et tendues vers
la terre en signe de deuil. Au milieu de pages vêtus de noir en mar-
(1) Farnèse à sa mère, Bouges, le 31 octobre 1578 (A. F. N., corte [arnesume, Fiandra,
rascto 1624).
(2) Clâsicos casteuanos, Fernando de Herrera, p. 206 (sonnet LXIX). Madrid, s. d.
(3) Nous verrons ce qu'il faut entendre par là dans le chapitre décrivant l'organisa-
tion de l'armée espagnole.
(4) Lettres de Gonzalo Vallejo à Antonio Perez, Namur, 7 octobre 1578, et de Jean-
Baptiste de Tassis au Roi, Bouges, 13 'octobre 1578 (B. PORRENO, 0, c., pp, 523 et 527).
299
chait un qui portait l'étendard de Don Juan, de damas cramoisi, sur
lequel était peint, d'un côté, un crucifix, et de l'autre, l'image de la
Vierge Marie, avec cette inscription : ln hoc signo vici Turcos ; ini
hoc signo vincam hereticos.
Puis s'avançaient Alexandre Farnèse, faisant des efforts pour ne
pas laisser éclater sa douleur; le comte Pierre-Ernest de Mansfelt,
maître de camp général; Ottavio Gonzaga, général de la cavalerie;
Pedro de Tolède, premier capitaine des troupes espagnoles ; Jean de
Croy, comte du Rœulx, premier capitaine des troupes wallonnes, tous
vêtus de deuil (1).
Le service funèbre achevé, le corps de Don Juan fut provisoi-
rement inhumé devant le maître-autel de la cathédrale, en attendant
les ordres que Philippe II enverrait pour son transfert.
En témoignage de sa grande affection, Alexandre Farnèse fit
placer sur le maître-autel de la cathédrale l'épitaphe dont voici le
texte:
D. O. :M. S.
IN CASTHIS BOUGHANIS
REGIS POTENTISS.
M. D. LXXVIII (2)
(1) Nous suivons Ici le réclt de J'auteur du Libro de las casas de Flandes, dans la
passage que Gachard a publié et traduit dans La Bibliothèque Natumale à Paris, pp. 131-132.
(2) Cfr les Annales de la Société archéologique âe Namur, t. XI, p. 330.
300
Le prince de Parme était seul désormais aux Pays-Bas, maître
de sa destinée. Gouverneur général au nom du Roi d'Espagne, il allait
donner toute la mesure de son courage, de son intelligence, de sa
valeur militaire et de ses talents politiques.
aOi
ADDITIONS ET CORRECTIONS
303
TABLE DES PLANCHES
Pages
I. - Statue équestre d'Alexandre Farnèse sur la Piazza dei
Cavalli à Plaisance Frontispice
II. -.. Les armes de la famille Farnèse 2
A gauche, les armes primitives, à droite, les armes telles qu'elles
se présentent à la mort d'Alexandre. Farnèse.
III. Julia Farnèse sous l'aspect de la Madone.................. 4
(Fresque du Pinturdochlo aux appartements Borgia, Palais du Vatican)
VI. - Charles-Quint 18
(Por~rait par le Titien.)
VIII. Philippe II 26
(Portrait par le Titien.)
305
Pages
306
Préface .. VII
INTRODUCTION
CHAPITRE 1er
CHAPITRE II
(1) Une table générale des noms de personnes et de lieux sera ajoutée au tome III de cette publication.
307
de Henri II, 20. - Obligations des Farnèse vis-à-vis de l'Espagne, 20. - Alexandre,
otage pour la fidélité de sa famille à la politique espagnole, 20. - Premières années
d'Alexandre Farnèse, 21. - Son éducation à Parme, 21. - Ses maîtres, 21. - Ses pré-
férences, 22. - Son amour des sports et de l'art mllitaire, 22. - Le capitaine Francesco
di Marchi, 23. - Départ d'Alexandre pour la Cour de Philippe II, 24.
CHAPITRE III
.CHAPITRE IV
CHAPITRE V
308
de Valois, 60. - Elisabeth et Don Carlos, 60. - Prestation du serment à Don Carlos, 60.
- Participation de Farnèse aux tournois de Tolède, 61. - Ses succès, 62. - Son
influence à la cour, 61. - La cour de Philippe II en Espagne, 62. - Portrait d'Alexandre
en 1560, 63. - Don Carlos, 64. - Don Juan d'Autriche, 64. - Farnèse et Don Carlos, 64.
- Farnèse et Don Juan, 65. - Maladie de D'on Carlos, 66. - Séjour des trois princes
à Alcala, 66. - Alcala, centre d'études et patrie de Cervantès, 67. - Installation des
trois princes à Alcala, 67. - La maison de Farnèse, 68. - Honorato Juan et les études
des trois princes, 68. - Philippe II leur trace leur ordre du jour, 68. - Les études
d'Alexandre, 69. - Plaintes de ses professeurs, 70. - L'aventure de Don Carlos à
Alcala, 70. - Il est en danger de mort, 71. - Sa guérison, 71. - Départ de Farnèse
d'Alcala, 72. - Il suit Philippe Il dans ses voyages, 73. - Incident avec François
de Médicis au sujet de la préséance, 73. - Sympathies dont Alexandre jouit à la.
Cour, 75. - Sa générosité, 75. - E'ducation sportlve du prince, 76. - Danger qu'il
court à la, chasse, 76. - Prodigalité d'Alexandre, 77. - Ses aventures amoureuses, 78.
- Intervention d'Ottavio Farnèse, 79. - Lettre d'Alexandre à son père au sujet cie
sa conduite, 80. - Nécessité de marier au plus tôt Alexandre, 82.
CHAPITRE VI
CHAPITRE VII
309
cour, 122. - Vie d'Alexandre à la cour, 123. - Arrivée du duc Ottavio à Bruxelles, 124.
- Embarras de Marguerite de Parme, 125. - Incertitude de la situation politique, 125.
- Rumeurs et légendes, 126. - Prépara1ifs pour recevoir la flotte revenant du Por-
tugal, 127 - La flotte assaillie par la tempête, 128. - Attiiude de Marie de Portugal
pendant ce voyage, 128. - Arrivée à Middelbourg, 130 - Au Sas de Gand, 130. -
Première rencontre d'Alexandre et de Marie de Portugal, 131. - Impression produite
par la princesse, 131. - Réception de la princesse ~1 Bruxelles, 132. - Le mariage
se fait au palais du Coudennerg, 133. - Le banquet, 133. - L'archevêque de Cambrai
et les seigneurs, 133. - Réjouissances, 134. - Le festin nuptial, 134. - Bal et
tournoi, 135. - Le cadeau d'Anvers, 135. - Joute sur la Grand'Plâce de Bruxelles, 136.
- Médlsanoes, 136. - Départ du duc Ottavio, 137. - Fin des festivités, 137. -
Pleurs de la, gouvernante, 138. - Les dépêches du Bois de Ségovie, 138. - Émotion
produite par ces dépêches, 138. - Le projet du « Compromis des Nobles », 139.
Farnèse e·t les conjurés, 140. - Un l'apport mystérieux d'Alonso del Canto, 140.
CHAPITRE VIII
CHAPI'fHE LX
310
bilités, 177. - Dissolution de la Ligue, 178. - Don Juan veut prendre Tunis, 178. -
Farnèse arrive trop tard, 179. - Inaction de Don Juan à Naples, 180. - La société
napolitaine, 180. - Naissance de Dona Juana d'Austria, 180. - Don Juan nommé
lieu·tenant général de Philippe II en Italie, 181. - Farnèse va le rejoindre, 181. - Don
'Juan vlsite Plaisance, 182. - Festivités en son honneur, 182. - Don Juan veut
secourir La Goulette, assiégée par les 'Pures, 183. - Il doit y renoncer, 183. - Retour
d'Alexandre Farnèse à Parme, 184.
CHAPITRE X
f:HAPITRE XI
:311
CHAPITRE XII
CHAPITRE XIII
312
- Retraite de Don Juan, 278. - Prise d'Aerschot par les troupes de Boussu, 279. -
Situation de l'armée des États, 279. - Négociations pour un armistice, 280. - Inter-
vention d'Élisabeth, de l'Empereur, du Roi de France, 280. - Farnèse engage Don
Juan à se prêter à ces négociations, 281. - Entr,evue de Don Juan avec Schwarzem-
berg, 281. - Avec les délégués des États, 283. - Avec Bellièvre, 283. - Avec Cobham
et Walsingham, 284. - Opinion de Farnèse, 284. - Le Roi remet les négociations de
paix à l'Empereur, 285. - Les raisons de cette décision, 285. - Opinion du prince
de Parme, 286. - Fin des négociations, 288. - Don Juan s'attend à être rappelé, 288.
- Entretien avec Farnèse à ce sujet, 289. - Retraite de Don Juan sur Bouges, 290.
- Fortifications de Bouges, 290. - Prise de Tirlemont et de Florival pal' les États, 291.
- Anjou commence le siège de Binche, 291. - La fièvre typhoïde fait son apparition
au camp de Bouges, 291. - Ses ravages, 292.
CHAPITRE XIV
Don Juan atteint de la fièvre typhoïde, 293. - Ses souffrances morales, 293. -
Il est transporté sur les hauteurs de Bouges, 294. - Les médecins prévoient son
décès, 295. - Dernier conseil de guerre, 295. - D'on Juan prend ses dernières dispo-
sitions, 295. - Il désigne Farnèse comme son successeur, 295. - Dernière entrevue
de Don Juan et du prince de Parme, 296. - Agonie et mort de Don Juan, 297. -
Douleur d'Alexandre Farnèse, 298. - Sa lettre au cardinal Farnèse, 298.- A sa mère, 298.
- Funérailles solennelles de Don Juan, 299. - Épitaphe que Farnèse lui consacre à
Namur, 300. - Farnèse, gouverneur général des Pays-Bas, 301.
313
..
Achevé d'imprimer
le quinze juin rrvilnettf cent trente-trois
par l' 1mprimet"ie Veuve M onnom
à Bruxelles
pour la Librairie Nationale d'A1"t et d'Histoire
à Bruxelles et Paris.