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Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis-je dire qu’il
s’est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime
quelqu’un pour sa beauté, l’aime-t-il ? Non ; car la petite vérole (1), qui tuera la beauté sans
tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus.
Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on, moi ? Non ; car je puis
perdre ces qualités, sans me perdre moi-même. Où donc est ce moi, s’il n’est ni dans le corps,
ni dans l’âme ? Et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont
point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? Car aimerait-on la substance de l’âme
d’une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait
injuste. On n’aime donc jamais personne mais seulement des qualités.
Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices,
car on n’aime personne que pour des qualités empruntées. »
PASCAL (Pensées,306,Pléiade, p.1165)
(1) la variole.
<Partie explicative :>
<Structure d'ensemble et repérage de la difficulté centrale du passage :>
Cet extrait des Pensées est troublant à première lecture :
1°) il pose d'abord une question (qu'est-ce que le moi ?) qui semble promettre ou annoncer
une définition ;
2°) il s'achève sur une sorte de maxime morale (« Qu'on ne se moque donc pas... ») sans
rapport apparent avec l'interrogation initiale. Par quel chemin passe-t-on de 1°) à 2°) ?
<Conclusion>
Tantôt le moi s'entendra comme le moi-sujet conscient qui fait la synthèse de différents
moments du temps sans se confondre avec aucun d'eux, tantôt il s'entendra comme le moi
psychologique contingent, càd qui présente diverses particularités qui apparaissent ou
disparaissent au gré des circonstances d'une histoire individuelle. La difficulté de la notion de
moi est alors clairement repérable: elle intègre à la fois la permanence et le changement, ce qui
exclut qu’elle relève de la notion de « substance », au sens où l’entend la tradition
philosophique. En effet, on peut dire que le moi est une réalité en devenir dont l'unité est
problématique, mais en même temps qu'il dispose du pouvoir de s'observer lui-même, de se
mettre à distance de lui-même, et c'est ce qui, en lui, constitue la propriété la moins instable,
quand bien même elle ne serait pas infaillible ou invulnérable. Paul Ricœur souligne ainsi cette
dualité: « C'est à l'échelle d'une vie entière que le soi cherche son identité ». Dualité
complexe, car le « chercheur » et le « cherché » sont un seul et même être. Mais pour que l’un
observe et prenne la mesure des changements de l’autre, il ne doit pas leur être soumis, sans
quoi cette observation et cette mesure s’anéantiraient elles-mêmes.