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Olivier Remaud
* Ce texte a été publié dans Diogène n. 189, printemps 2000, p. 14–32. Il est issu
d’une conférence donnée à l’Institut des Hautes Études sur la Justice (Paris, avril
1999). Je remercie A. Garapon et T. Pech de leur invitation.
1 « Éthique et esprit », Lévinas (1988), p. 18.
2 La formule est de Spinoza, voir Éthique, III, préface.
I. Puissance et survivance
leur jargon éloigne des réalités psychiques6. Ce qu’il met sous le terme de
« survie » désigne pourtant un rapport de la vie à la mort qui s’avère tout
aussi « ambivalent » et marqué par une dénégation identique. Le « survi-
vant » continue en effet de dénier la mort parce qu’il ne croit pas à sa mort
personnelle. De même, le « héros » s’apparente au « survivant » car il a be-
soin de se confronter à la mort pour se sentir véritablement vivre. Plus les
morts s’entassent et plus la perception de son existence individuelle est jus-
tifiée7. La clé du délire paranoïaque réside dans la systématisation de cette
impression de survivance. Lorsqu’il est poussé à son extrême, le délire pa-
ranoïaque correspond exactement à une représentation de la vie qui ne peut
plus être vécue autrement que sur le mode d’une immortalité arrachée à la
boue des circonstances et conquise sur la quantité des morts que l’on n’est
pas soi-même.
Le cas de Schreber fascine Canetti parce qu’il lui fournit simultanément
une analogie d’expérience avec le pouvoir souverain. À l’égal du para-
noïaque, le pouvoir souverain se caractérise par le « besoin d’invulnérabi-
lité » et la « passion de survivre8 ». Il se soustrait aux fictions contractualis-
tes en éliminant le pacte qui consacre traditionnellement la sortie définitive
de l’état de violence naturelle. Le nouveau contexte des « sombres temps »,
selon l’expression de Hannah Arendt, l’événement de la bombe atomique et
les diverses flambées de nationalisme ont révélé à Canetti que la violence
et la mort sont consubstantielles à la souveraineté. Conduit par les faits
eux-mêmes au bord de la falaise, il n’hésite pas à avancer que le cas Schre-
ber est une « réplique exacte » de tous les souverains, Hitler y compris.
Comme Schreber, Hitler a en effet l’impression d’être un survivant. Pour
lui, « le sentiment de la masse des morts est décisif9 ». Les morts de la
morts. Le deuil des camarades peut le recouvrir; mais ceux-ci sont peu nombreux,
tandis que le nombre des morts ne fait qu’augmenter. Le sentiment de force qui
vient d’être en vie contrairement à eux est plus fort que toute affliction, c’est un
sentiment d’élection, tandis que le destin de tous les autres est manifestement iden-
tique. Du simple fait que l’on est encore là, on se sent de quelque façon le meilleur.
On a fait ses preuves, puisqu’on vit. On s’est affirmé entre beaucoup, puisque tous
ces gisants ne vivent point. Qui réussit à survivre souvent est un héros. Il est plus
fort. Il possède davantage de vie », dans Canetti (1986), p. 242 (c’est l’auteur qui
souligne).
8 Ibid., p. 490.
9 « Hitler d’après Speer », Canetti (1989), p. 219.
guerre de 1914 sont ses morts: « c’est sa masse proprement dite » et cette
« masse des victimes assassinées réclame son accroissement10 ». En tant que
survivant, Hitler doit lui rester fidèle. Soumis à l’« illusion de croissance
continue » qui gouverne la masse dont il est le réchappé, il choisit par
conséquent de poursuivre la gloire et la grandeur dans l’approfondissement
du désastre de la Première Guerre mondiale. Avec l’extension de la guerre,
les morts du temps présent ne cessent de s’ajouter aux morts du temps
passé. Très rapidement, ils forment de nouveau une seule masse à l’unique
dimension et en vertu d’un cercle infernal, le sentiment de survie d’Hitler
se renforce.
la langue fondamentale et collective qui est la sienne. Tel est bien ce que
pressent Arendt lorsqu’elle affirme que, même durant les temps les plus
amers, sa langue maternelle n’est pas devenue folle11.
On trouve une analyse remarquable de ce jeu pervers de la violence avec
la langue dans l’ouvrage que Victor Klemperer consacre à la « LTI », une
abréviation latine qui désigne la « Langue du Troisième Reich » (Lingua
Tertii Imperii). En mêlant les deux plans de l’expérience vécue et de l’ob-
servation scientifique, Klemperer décrit l’évolution de l’esprit d’une nation
– en l’occurrence, l’Allemagne des années 1930 et suivantes – à partir des
modifications que subit son vocabulaire. Il analyse avec minutie les
comportements linguistiques d’une époque qui est très exactement confron-
tée à ce que Canetti nomme la « situation de puissance ». Son expérience de
professeur de philologie l’autorise à être particulièrement attentif aux nom-
breux phénomènes de mémoire involontaire qui lui révèlent, mieux qu’au-
cun autre signe, le travail destructeur d’une langue manipulée. Dans la mé-
moire involontaire, c’est en effet une sorte de langue inconnue qui parle à
la place de la parole. On se doute que cette langue inconnue est encore la
langue allemande. Mais l’atmosphère d’« inquiétante étrangeté » qui entoure
chacun des termes qui est prononcé conduit le philologue à penser que la
parole quotidienne se trouve trop régulièrement dessaisie d’elle-même et
traversée par d’incontrôlables résurgences sémantiques:
on cite toujours cette phrase de Talleyrand, selon laquelle la langue serait là pour
dissimuler les pensées du diplomate (ou de tout homme rusé et douteux en géné-
ral). Mais c’est exactement le contraire qui est vrai. Ce que quelqu’un veut déli-
bérément dissimuler, aux autres ou à soi-même, et aussi ce qu’il porte en lui in-
consciemment, la langue le met au jour12.
Tout se passe comme si une autre langue s’exprimait dans la parole.
Cette autre langue n’est pas la langue qui conditionne l’exercice de la pa-
role et enrichit le sens commun mais la « langue du vainqueur » que tout le
monde, y compris les « vaincus », adoptent sans y penser. L’épicier du quar-
tier invoque ainsi une « radieuse Weltanschauung » pour ponctuer ses fins
de phrase sans savoir naturellement que cette expression était particulière-
ment en vogue dans les cénacles néo-romantiques du début du siècle et que
la décision politique et gouvernementale d’en renouveler l’usage revendique
explicitement cette longue tradition d’opposition à la pensée logique et ra-
tionnelle13. Un tel exemple montre bien que la LTI mise sur le « potentiel
énergétique dont dispose tout syntagme ». Ce type de potentiel continue
11« Ce n’est tout de même pas la langue allemande qui est devenue folle! », voir
Arendt (1997), p. 240.
12 Klemperer (1998), p. 35.
13 Ibid., p. 191–198 (ch. 22).
pousse à déclarer à propos d’Hitler: « Je vous accorde tout cela. Ce sont les
autres qui l’ont mal compris, qui l’ont trahi. Mais en lui, en LUI, je crois
encore16 ». Telle est la force de ce que Klemperer nomme la « langue de
croyance ». Cette langue ne modifie pas seulement l’organisation séman-
tique du souvenir et l’histoire des usages linguistiques, elle crée une sorte
de dette incessible qui ne résulte d’aucune promesse préalable. Paradoxe
maximal de l’identité: comment, sans avoir passé aucun contrat, peut-on
s’enchaîner par la langue à une croyance?
Dans Masse et puissance, Canetti avance une hypothèse sur la nature de
l’ordre qui nous autorise peut-être à comprendre comment – et non pour-
quoi – un individu peut continuer, une fois la guerre terminée et les crimes
connus, à croire en un dictateur avéré. Que se passe-t-il en effet dans une
expérience de masse? Lorsqu’un individu « entre » dans une masse (qu’il
s’agisse de rites religieux de grande échelle ou d’une manifestation popu-
laire), il perd conscience de son identité. Il se « décharge » de toutes les
« charges de distance » qui pèsent sur lui dans la vie quotidienne. L’expé-
rience de masse est d’abord vécue sous la forme d’une sortie de soi qui
procure le « soulagement » spécifique de devenir enfin semblable à l’autre17.
Pour Canetti, le schizophrène fait également une expérience de masse (on
retrouve l’importance paradigmatique du cas de Schreber). Mais il trans-
porte la masse en lui. Au sens propre, il l’intériorise. Dans la mesure où
une masse vit en lui, le schizophrène se sent continuellement persécuté par
un certain nombre d’« aiguillons ». Ces aiguillons proviennent d’ordres qui
lui sont envoyés par une multitude incalculable d’âmes logées fantasmati-
quement à l’intérieur de son corps. Le monde subjectif du schizophrène est
un monde harcelé dont il tente parfois lui aussi de sortir afin de se « déchar-
ger » de la douleur causée par ces innombrables aiguillons.
Cette description de l’expérience de masse, dans son double aspect col-
lectif et individuel, amène Canetti à réfléchir plus profondément sur la na-
ture de l’ordre. Selon lui, tout ordre se décompose en un « aiguillon » et
une « impulsion »:
L’impulsion contraint qui le reçoit à l’exécuter, et ce conformément au contenu de
l’ordre. L’aiguillon reste au fond de celui qui exécute l’ordre. Quand les ordres
fonctionnent normalement, comme on l’attend d’eux, l’aiguillon reste invisible. Il
est secret, insoupçonné; ou alors, il se manifestera presque imperceptiblement par
une légère résistance précédant l’exécution de l’ordre. Mais l’aiguillon s’enfonce
profondément dans la personne qui a exécuté un ordre, et y demeure sans change-
ment. Il n’est pas de réalité psychique plus immuable. Le contenu de l’ordre persiste
dans l’aiguillon; sa force, sa portée, ses limites, tout a été préfiguré à jamais à l’ins-
tant même où l’ordre a été donné. Des années entières peuvent passer, voire des di-
zaines d’années, avant que cette partie engloutie et emmagasinée de l’ordre, son
image exacte en petit, fasse sa réapparition. Mais il faut savoir que jamais un ordre
ne s’efface; jamais son exécution ne l’épuise, il est mis en réserve pour toujours18.
L’aiguillon désigne une certaine mémoire de l’ordre. Il lui permet de ne
pas limiter ses effets au seul instant de l’exécution et d’agir sur la longue
durée. Le simple fait d’exécuter un ordre détermine la vie future de l’exé-
cutant. On n’oublie jamais un ordre. Son contenu prend la forme d’un des-
tin qui peut demeurer inconnu pendant des années mais qui resurgit à un
moment ou un autre, le plus souvent de manière involontaire. Plus ce
contenu se manifeste tardivement et plus il finit par apparaître à l’ancien
exécutant comme une cause naturelle qui devait arriver, contre laquelle per-
sonne ne pouvait s’élever. Significativement, cette assimilation de l’ordre
n’interdit pas sa mise à distance. L’aiguillon ne se borne pas à prolonger
l’ordre. Son autre fonction est de légitimer, en dernier recours, une psycho-
logie du déni de responsabilité. L’aiguillon devient alors « un intrus » dont
se sert l’exécutant pour ne pas s’accuser lui-même. C’est bien plutôt l’ai-
guillon qu’il accuse, cette
instance étrangère, le vrai fautif pour ainsi dire, qu’il transporte partout avec lui.
Plus l’ordre était étranger, moins on se sent en faute à cause de lui, plus il conti-
nue à vivre nettement détaché en aiguillon. Il est le témoin perpétuel que l’on n’a
pas été soi-même l’auteur de tel ou tel acte. On se sent sa victime, et il ne reste
alors pas le moindre sentiment pour la vraie victime19.
En suivant cette analyse de Canetti, on se dit que l’« aiguillon » est peut-
être le ressort le plus profond, et le plus commun, des « langues de
croyance ». Certes, l’ancien élève de Klemperer n’a pas connu d’expérien-
ces de masse, s’il est vrai qu’il n’a jamais été militant. Mais l’on sait que
le conditionnement linguistique des sociétés totalitaires est chaque fois si
efficace qu’il n’est jamais besoin d’aller assister à des meetings pour y suc-
comber. Truffée de slogans et d’« effets barnum », la langue change de vi-
sage. Elle devient littéralement « hystérique » (Klemperer). Chacun de ses
mots figure un ordre insidieux qui « aiguillonne » à son insu la mémoire
collective. Lévinas définissait la violence, on s’en souvient, par le fait de
« recevoir l’action » sans y collaborer « en tous points ». Avec Klemperer et
Canetti, on comprend maintenant que recevoir une action dans la langue ce
n’est pas seulement utiliser malgré soi les expressions d’une langue stéréo-
typée. C’est aussi être gouverné par les mots eux-mêmes. À tel point que
l’on néglige tragiquement, lorsque le moment se présente, l’impératif de la
vigilance personnelle ou la nécessité du monde commun20.
18 Ibid., p. 324.
19 Ibid., p. 352.
Le prix de cette attitude est d’autant plus lourd à payer que chacun es-
time pouvoir échapper aux effets pernicieux de la « langue de croyance »,
comme s’il suffisait d’y réfléchir une bonne fois. Mais dans un tel contexte,
personne ne le peut vraiment, pas même le philologue professionnel. Ce
qui vaut pour le mal de mer vaut également pour la langue:
À l’extrémité où nous étions, on était encore hors d’atteinte: on regardait, l’air
intéressé, on riait, on prenait un air narquois. Et puis, les vomissements se rappro-
chèrent, les rires se turent et, de notre côté aussi, on courut au bastingage. J’ob-
servais attentivement autour et à l’intérieur de moi. Je me disais qu’il existait
bien quelque chose comme une observation objective et que j’y avais été formé,
qu’il existait une volonté ferme, et je me réjouissais à la perspective du petit dé-
jeuner – cependant, mon tour arriva et je fus contraint de me précipiter au bastin-
gage exactement comme les autres21.
Le philologue est dans la même situation que l’homme ordinaire qui croit
pouvoir éviter le mal de mer et qui se rend compte, au dernier moment, que
cela lui est rigoureusement impossible. Il répète à son tour les expressions
qu’il entend autour de lui sans exercer son esprit critique de savant. Tout en
se reprochant régulièrement de n’être pas assez strict sur ses propres choix
de langage, il constate avec amertume qu’il cède lui aussi, malgré son sa-
voir, aux faux atours de la « langue de croyance » et qu’il lui arrive de per-
dre, comme bon nombre des collègues, la mémoire des vrais usages.
20 Dans son article sur Lessing, Hannah Arendt parle du phénomène d’« émigra-
tion intérieure » qui « implique d’une part qu’il y avait des hommes, à l’intérieur de
l’Allemagne, qui se conduisaient comme s’ils n’appartenaient plus au pays, comme
des exilés, et d’autre part, [qui] indique qu’ils n’étaient pas réellement exilés, mais
s’étaient retirés en un domaine intérieur, dans l’invisibilité du penser et du sentir ».
Et elle poursuit en écrivant que « ce serait une erreur d’imaginer que cette forme
d’émigration, exil hors du monde en un domaine intérieur, n’a existé qu’en Allema-
gne, tout comme ce serait une erreur d’imaginer qu’une telle émigration a pris fin
avec la fin du Troisième Reich » (voir Arendt, 1986). Il est évident que la « langue
de croyance », telle que l’entend Klemperer, rend celui qui l’utilise d’autant plus
étranger au monde commun et à son héritage futur qu’elle interdit tout usage res-
ponsable des mots.
21 Klemperer (1998), p. 69–70.
22 « Le métier du poète », dans Canetti (1989), p. 339 (c’est l’auteur qui souli-
gne).
pas nous faire oublier que toute langue peut être autant folie pure que sa-
gesse accomplie. Là aussi Canetti a bien compris le schéma de puissance
qui habite la langue et qui la rend curieusement ambiguë. La tendance des
mots n’est pas toujours de communiquer, ni de rapprocher les hommes.
Souvent, les mots favorisent un enfermement dans cette langue privée que
chacun a pris soin d’élaborer pour son usage personnel23. Du reste, chaque
individu possède un « masque acoustique », c’est-à-dire une langue secrète
qui lui sert à se défendre d’autrui et à préserver son univers propre. Il arrive
néanmoins que la langue assume le devoir de la « métamorphose ». Par
« métamorphose », Canetti entend notamment la capacité à « sentir ce qu’un
être est derrière ses mots », une attention toute particulière au caractère pro-
téiforme de la vie concrète24. La langue est ainsi déchirée entre deux postu-
lations: l’une qui la tire vers un usage résolument privé et qui plonge l’indi-
vidu dans la contemplation compulsive de son intériorité malade et autoac-
cusatrice, comme on le voit chez presque tous les personnages de roman ou
de théâtre de Canetti; l’autre qui débarrasse la langue de ses mécanismes
de culpabilité, lève les masques de l’identité fragile et libère la possibilité
de se remémorer un monde commun. Le problème est que l’action violente
s’alimente de la première tendance et empêche souvent la langue de se réa-
liser adéquatement dans une parole que l’on partage.
On le sait, ce sont les chocs de l’Histoire qui suscitent la responsabilité.
Ce sont eux qui intimisent les événements et transforment subitement ce
qui est de l’ordre du politique en un « destin personnel25 ». Canetti en
convient lui aussi lorsqu’il dit ne plus vouloir « séparer ce qui est public
de ce qui est privé ». Devant l’avancée foudroyante des « ennemis de l’hu-
manité », qui contraint ces deux mondes à s’interpénétrer « d’une manière
jusqu’alors inouïe », il ajoute que le poète mais aussi l’homme en général
ne peuvent rester « au-dessus de leur temps26 ». Si « l’humanité n’est sans
défense que là où elle ne possède pas d’expérience, pas de souvenir27 »,
c’est à la langue de déterminer une position de liberté et de responsabilité
pour un individu qui veut vivre le présent comme présent dans une
23 C’est en écoutant les discours impétueux de Karl Kraus que Canetti a compris
combien « l’individu a une forme linguistique par laquelle il se détache de tous les
autres […], que les mots sont des coups qui rebondissent sur les mots des autres;
qu’il n’y a pas de plus grande illusion que de croire que la langue serait un moyen
de communiquer entre les êtres », voir « Karl Kraus. École de la résistance », Canetti
(1989), p. 57–58. Sur ce point, lire l’article de Schneider (1981), p. 384–402.
24 « Le métier du poète », dans Canetti (1989), p. 340.
25 Ce « destin personnel » est celui de l’exil comme le note Arendt juste après
époque qui ne trouve cependant plus les marques de son histoire cons-
ciente.
Cette tâche n’est pas simple. Elle est même d’autant plus difficile que
l’étonnement, source naïve du regard authentiquement philosophique, a
considérablement changé de nature. À l’époque où il écrit son « Discours à
l’occasion du 50e anniversaire d’Hermann Broch », en novembre 1936, Ca-
netti observe qu’il vit dans un temps
où on peut s’étonner des choses les plus opposées: de l’effet millénaire d’un livre
par exemple et, simultanément, du fait que tous les livres n’agissent pas plus
longtemps. De la croyance en des dieux et, simultanément, du fait que nous ne
nous agenouillions pas à toute heure devant de nouveaux dieux. De la sexualité
dont nous sommes frappés et, simultanément, du fait que ce clivage ne s’étende
pas plus profondément. De la mort que nous ne voulons jamais et, simultanément,
du fait que nous ne mourions pas dans le sein maternel déjà de chagrin sur les
choses qui nous attendent. L’étonnement fut sans doute une fois ce miroir dont il
est volontiers question, qui produisait les phénomènes sur une surface plus plane
et plus calme. Aujourd’hui, ce miroir est brisé; et les éclats de l’étonnement sont
devenus petits. Mais dans l’éclat le plus petit même, nul phénomène ne se reflète
plus seul; impitoyablement, il entraîne son opposé; quoi que tu voies, et si peu
que tu voies, cela s’annule à nouveau, du simple fait que tu le voies28.
L’impossibilité d’une représentation unique, la brisure du reflet simple et
la multiplication conséquente des points de vue, tout cela ressemble fort à
l’expérience babélique des langues qui, loin d’être négative en elle-même
dans l’œuvre de Canetti, peut néanmoins conduire au repliement excessif
de l’individu sur sa langue privée. La métaphore du miroir n’est pas sans
profondeur. Elle signale la perte d’un rapport de désignation naturelle et
univoque entre les mots et les choses (un mot pour une seule chose), pre-
mier pas dans le processus de privatisation de l’existence. La fragmentation
de l’étonnement et la cassure du miroir confirment l’épuisement d’une lan-
gue qui n’est plus capable de fournir une expérience commune, sinon dans
le ressassement aveugle de termes identiques29.
Dans ces conditions, il appartient au poète de redonner vie à la langue.
Le Discours présente ses trois devoirs: d’abord, le poète doit être « voué à
son temps », tel un « chien » qui renifle chacune des odeurs spécifiques de
l’époque; puis, il doit « résumer son temps » et faire preuve d’une « passion
V. L’éthique du narrateur
39 C’est peut-être cette « image », sur laquelle se clôt l’essai sur Le narrateur, qui
conduit Arendt à rappeler, dans son portrait de Benjamin, que « toute époque pour
laquelle son propre passé est devenu problématique à un degré tel que le nôtre, doit
se heurter finalement au phénomène de la langue; car dans la langue ce qui est
passé a son assise indéracinable, et c’est sur la langue que viennent échouer toutes
les tentatives de se débarrasser définitivement du passé », Arendt (1986), p. 304.
Pour l’étymologie de la notion de conseil (Rat) et sa valeur d’orientation, voir les
remarques de Gagnebin (1994), p. 87–112, sur la perte du conseil qui désoriente et
désempare au contraire l’individu (Ratlosigkeit).
40 À propos de l’un de ses textes (« Crise de mots »), Canetti écrit: « Je voulais
écrire là-dedans ce qu’il advient d’une langue qui est résolue à ne pas renoncer à
soi: le thème véritable de ce morceau est la langue, non l’orateur », dans « Re-
marque préliminaire » à Canetti (1989), p. 8.
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