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Abstract
Frédéric Cossutta : « Pour une analyse du discours philosophique »
Strangely enough, philosophy -as opposed to other disciplines- has never been studied by discourse analysts. We may account
for that if we consider that -as a self-instituting discourse- philosophy sets down its own functioning conditions and that relations
between philosophy and language sciences are intricated and often ambiguous. This paper tries however to present the
foundations on which an
Analysis of philosophical discourse as such can be built, firstly in marking clear the epistemological conditions that would make it
valid. In the second place, a close examination of the relationship between linguistic operations and discourse building activities
(for instance with respect to textual analphors) makes it possible to replace this approach in a theoretical viewpoint that neglects
neither the linguistic status of
speech activities nor their connections with their institutional context. Lastly, a study of internal references in the text (examples
here are taken from Spinoza's Ethics) brings to light-beneath the obvious density of the text -many reading possibilities which
combine didactic necessities, expression and demonstration requirements into a doctrinal systematization.
Cossutta Frédéric. Pour une analyse du discours philosophique. In: Langages, 29ᵉ année, n°119, 1995. L'analyse du discours
philosophique. pp. 12-39;
doi : https://doi.org/10.3406/lgge.1995.1721
https://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1995_num_29_119_1721
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conditions de validation de tout énoncé. Lors même qu'elle renonce à cette position
en surplomb, ou qu'elle cherche son enracinement hors du logos, elle ne s'en érige
pas moins, ne serait-ce que par défaut, sur les ruines des sytèmes qu'elle a mis à bas.
Que l'on songe à la position de Kierkegaard par rapport au système hégélien. Mais,
alors qvie les philosophies fondatrices étaient menacées d'exploser sous l'effet d'une
série de paradoxes structurels que leurs adversaires se faisaient un malin plaisir de
mettre en évidence, les philosophies anti-fondatrices sont vouées à l'implosion, ou à
s'en tenir à l'intenable. En effet, elles étaient et sont toujours confrontées à la
nécessité de devoir faire de leur propre impossibilité leur raison d'être, exposées au
double risque de devoir soit retarder indéfiniment leur propre annulation pourtant
exigée par l'appel qui les suscite (la vie, Dieu, etc.) et de s'installer comme n'importe
quelle autre dans le paysage déjà très peuplé de la philosophie, soit de se renverser
en leur contraire, sous la forme d'une rigidification dogmatique, ou en rendant les
armes à leurs adversaires. Il faut alors se résoudre, si l'on ne consent pas à cette
double abdication, à faire œuvre de philosophe, que ce soit au prix d'un déplacement
métaphilosophique ou d'un procédé d'écriture permettant de contourner
l'impossible rapport tautologique du logos avec lui-même. La crise des fondements avait déjà
indiqué deux voies permettant de surmonter les paradoxes inhérents à toute
tentative de clôture logique : Г exploitation hiérarchisée de niveaux méta-logiques
(solution de Hilbert-Russell-Carnap-Tarski), ou si l'on rejette cette structure de renvois,
comme le fait le Wittgenstein du Tractatus, l'exhibition de ce qui, ne pouvant se dire
ni se démontrer, ne peut que se montrer et s'expliciter.
On constate d'ailleurs que les tentatives contemporaines par lesquelles des
philosophes ont essayé d'aller jusqu'au bout de cette déprogrammation du projet
philosophique, n'ont guère eu d'autre effet que de « démoder » une façon de
philosopher sans pouvoir éradiquer ce que Kant avait reconnu comme
indéracinable : il ne suffit pas d'expliciter la nature des illusions transcendantales pour s'en
débarrasser. Il est frappant de constater que la philosophie analytique, qui constitue
déjà une atténuation considérable du projet éradicateur logiciste tel qu'il fut
soutenu par le cercle de Vienne, par Carnap, ou par l'atomisme logique, est assez
rapidement passée d'une démythification à usage thérapeutique de la philosophie
traditionnelle considérée comme abus de langage, à l'élaboration d'un nouveau style
philosophique qui, abordant les questions par leur biais langagier, a prouvé sa
fécondité dans tous les secteurs conventionnels : ontologie, philosophie de l'esprit,
éthique, esthétique etc. Au point qu'actuellement un philosophe comme Rorty
plaide pour une réconciliation entre philosophie anglo-saxonne et philosophie
continentale (Engel 1992). D'un autre côté, il n'apparaîtra peut-être pas si inconvenant
qu'il y paraît au premier regard de comparer les solutions apportées à cette question
par les sceptiques, le Wittgenstein du Tractatus, et J. Derrida. Ce dernier montre
par exemple à propos de la métaphore qu'il faut cesser de rêver à quelque métapho-
rologie possible, car « une métaphorologie serait dérivée au regard du discours
qu'elle prétendrait dominer » (Derrida 1971, p. 18). La proposition d'une gramma-
tologie prend donc acte des limites d'une science ou d'une philosophie de l'écriture
philosophique, mais n'en propose pas moins une pratique d'écriture qui, tentant de
déjouer les pièges de la métaphysique à l'œuvre dans tout discours, redonne en fin de
compte ses chances à la philosophie : « la constitution d'une science ou d'une
philosophie de l'écriture est une tâche nécessaire et difficile. Mais parvenue à ses
limites et les répétant sans relâche, une pensée de la trace, de la différence, de la
réserve, doit aussi pointer au-delà de l'épistémè » (Derrida 1967, p. 142). Encore
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récemment, dans un article où il se posait la question « Y a-t-il une langue des
philosophes ? », J. Derrida répondant à ceux qui l'accusent de réduire la
philosophie à la littérature, caractérisait ainsi son travail d'écriture : « Dans mes textes la
forme d'écriture qui, pour n'être pas ni purement littéraire ni purement
philosophique, tente de ne sacrifier ni l'attention à la démonstration ou aux thèses, ni la
fïctionnalité ou la poétique de la langue » (Derrida 1988, p. 31-32).
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Mais la condition qui permet à un savoir de prétendre à la validité est la
reconnaissance de ses limites, et une analyse du discours philosophique devra
soigneusement les définir.
En effet, toute tentative pour constituer un savoir non philosophique qui
voudrait épuiser l'essence de la philosophie se heurterait à sa propre impossibilité, et au
risque de l'imposture s'il prétendait faire ce que la philosophie n'a pas pu faire sur
elle-même. Cela condamne tout positivisme épistémologique ou naïf à l'échec, car la
philosophie pourra toujours l'interroger sur ses fondements et expliciter la
dépendance des sciences du langage à l'égard de postulats qui indirectement renvoient à
des choix philosophiques. Une théorie du discours philosophique (ou toute approche
utilisant des outils non philosophiques, en l'occasion linguistiques ou d'analyse
textuelle), ne saurait donc analyser la philosophie comme discours constitué qu'à la
condition de renoncer à son auto-constitution, c'est-à-dire à la possibilité d'une
explicitation totale de ses conditions de possibilité. Faute de quoi elle se constituerait
elle-même comme philosophie. C'est le cas pour des tentatives comme celle de Katz,
qui, en construisant une sémantique, pensait se donner les moyens de résoudre
linguistiquement les questions philosophiques, et débouche, après s'être inscrite
dans une philosophie de la linguistique, comme l'indique le titre de son livre sur une
« philosophie du langage » (Katz 1971). Une théorie du langage, en croyant penser le
langage de la philosophie, devient ainsi une philosophie à part entière. Il y a donc un
hen de dépendance plus complexe qu'il n'y paraissait entre l'analyse du discours et
son objet philosophique, puisqu'il joue à la fois en aval et en amont. En amont, par
le risque d'une dépendance présuppositionnelle d'une théorie du discours par
rapport à des conceptions philosophiques déterminées, en aval par la possibilité
d'interventions des linguistes dans les questions traditionnellement traitées par les
philosophes.
Le discours philosophique, comme discours constituant, n'est pas sans avoir
joué un certain rôle, au cours de son histoire, par rapport à la langue dont il a, dans
certains cas, contribué à modifier les usages, et surtout par rapport à l'archive qu'il
contribue périodiquement à remanier lorsque ses schemes doctrinaux ou
méthodiques valent comme principes de structuration pour d'autres discours ou ont des
effets pratiques et institutionnels. Il peut donc intervenir dans la constitution des
disciplines du langage, ce qu'atteste leur développement récent. En effet,
l'abaissement des frontières entre philosophie et sciences du langage dans les vingt dernières
années, s'il est extrêmement fécond, n'en représente pas moins, du point de vue
d'une analyse du discours philosophique, un risque. Le philosophe peut être tenté
d'investir les conceptions linguistiques du sens des énoncés philosophiques, pour
mieux régénérer le geste d'instauration philosophique. C'est manifeste pour des
tentatives herméneutiques qui, soucieuses d'intégrer comme le fait par exemple
P. Ricœur, l'étude de structures narratives ou métaphoriques, laissent toujours à la
dimension spéculative le dernier mot. D'un autre côté l'analyse du discours, tentée
d'utiliser l'apport des philosophies, aurait bien du mal à conduire une investigation
sur l'une d'entre elles, tout en devant directement ou indirectement lui emprunter
ses catégories, ou au contraire des catégories issues de philosophies adverses (ainsi,
imaginons ce que pourrait comprendre du platonisme ou de Descartes, une approche
rhétorique utilisant des classifications aristotéliciennes).
Nous avons vu que c'est la limitation des prétentions hégémoniques de la
philosophie à l'égard du discours qui rendait légitime le projet d'une approche extérieure,
mais nous découvrons également que c'est l'irréductibilité d'un tel discours (il n'est
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pas réductible à ce que l'analyse en fait, ou du moins elle n'en invalide pas pour
autant la possibilité) qui invite l'analyse à contraindre sa constitution.
2. (Test ce (|ue nous commençons à iaire, à litre encore programmatique, avec D. Maiiijiiieneau à
propos des discours constituants (Maiiifíueiieau-Í.ossutta. 1W.V).
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discursive en proposant un univers de sens, et plus généralement offre des catégories
sensibles pour un monde possible. La philosophie, elle, n'explicite pas sous forme
figurative et fictionnelle, mais sous forme conceptuelle et catégorielle, les conditions
qui rendent le sens possible. L'analyse du discours pour sa part, a une vocation
comparable, mais elle s'inscrit dans un autre registre. Si elle peut élaborer une
conception générale, lorsqu'elle fait retour sur elle-même, comme c'est le cas ici, elle
ne peut jamais se dispenser d'une articulation de ses modèles et catégories à des
domaines d'objets diversifiés. Bien entendu, le cas particulier où elle se prendrait
elle-même comme objet fait problème, car à vouloir expliciter ses propres conditions
discursives elle transgresserait la règle de non-totalisation et serait reconduite au
régime paradoxal qui régit le discours philosophique. Dans ce cas, une fois de plus,
on oscillerait dans une boucle sans fin. Nous sommes face à un choix qui, de l'analyse
du discours, peut nous reconduire à la philosophie (l'objet analysé deviendrait sujet
analysant), ou au contraire, nous conduire à l'inscrire dans un champ disciplinaire
autonome, dont l'analyse du discours philosophique ne serait qu'un secteur.
Si l'on opte pour cette direction, il faut maintenir, mais maintenir faiblement, le
caractère faible de la dépendance à l'égard d'un fondement philosophique, et
s'appuyer au contraire fortement sur la dépendance forte qui pose la nécessité d'une
réflexion épistémologique, afin de définir le rapport de l'analyse du discours
philosophique à son objet et à ses méthodes.
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ne dépendrait pas d'une habileté stylistique ou d'une aptitude au maniement de la
langue, mais du travail philosophique lui-même qui constitue en tant que tel la
source de toute stylisation et le lieu d'un rapport que la langue entretient avec
elle-même.
Nous pensons au contraire que ces éléments discursifs ou expressifs, loin d'être
adventices ou occasionnels, sont doublement liés aux contenus : d'une part ils
déterminent leur possibilité d'émergence, en leur offrant plus qu'un support, mais
l'étoffe même de leur inscription dans l'ordre du dicible. D'autre part ils sont
rétroactivement déterminés par les contenus, pour autant que chaque doctrine doit
trouver le mode de présentation adéquat à ses schemes. Certes, une doctrine ne
semble pas totalement réductible à ses lieux d'inscription, dans la mesure où le
philosophe s'y réfère comme à une entité faite d'idéalités qui ne devrait rien aux
conditions contingentes de son élaboration, parmi lesquelles il faudrait compter la
variété de ses reconfigurations dans la diversité des textes. Mais ces reformulations
voient leur nombre restreint par des règles de limitation ou d'emploi (tous les modes
d'expression génériquement possibles ne sont pas nécessairement acceptables pour
telle ou telle philosophie) qui ne sont pas sans rapport avec les contraintes
doctrinales 3. On rencontre donc, certes, une variation sur les reformulations possibles, mais
aussi des formes d'expression que l'on appellera canoniques, à travers lesquelles une
philosophie s'accomplit. Ainsi les rapports entre forme d'expression et structures du
contenu oscillent entre contingence et nécessité. La nature des transactions opérées
consciemment ou non par le philosophe sur ce rapport détermine la forme générale
de l'œuvre.
Comme nous l'avons vu, les grandes philosophies explicitent leur propre mode de
constitution, et par conséquent thématisent nécessairement la question de leur choix
de langue, de leur mode d'expression et d'exposition. La forme d'expression d'une
doctrine et ses thèses ne sont pas dissociables, dans la mesure où le procès d'analyse
et de démonstration qui permet de leur donner une légitimité est lui-même dépendant
des thèses qu'il est censé permettre d'expliciter. Donc le choix d'un genre, celui
d'une forme d'exposition ne dépendent pas du hasard mais doivent être appropriés
à la forme procédurale qui développe la conceptualité propre à une philosophie.
Ainsi la métaphysique cartésienne trouve son mode d'expression approprié dans un
exposé narratif empruntant ses caractéristiques génériques à l'exercice spirituel de
type méditatif. Il ne s'agit en rien d'un emprunt mécanique, puisque le temps
méditatif constitue la dimension expresssive de l'ordre analytique qu'elle explicite et
qu'elle rend en même temps possible, et accessible au lecteur. Descartes emprunte les
traits caractéristiques d'un genre en les adaptant à la façon dont s'accomplit le
procès de pensée (méthode). Nous avons montré également comment, au sein des
dialogues platoniciens, les personnages explicitaient constamment les conditions de
leur entretien au point qu'en faisant une étude systématique des propriétés méta-
dialogiques de l'activité interlocutive, on pouvait esquisser les éléments d'une
pragmatique transcendantale platonicienne. Cela pourrait donc laisser penser que
la philosophie maîtriserait totalement ses propres conditions d'expression, dans la
mesure où on y observerait une adéquation la plus grande possible entre les schemes
■i. Nous avons étudié ces phénomènes entre autre pour les dialogues de Platon (Cossutta 1994b) et pour
l'œuvre cartésienne (Cossutta 1996).
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doctrinaux et les schemes expressifs. Cela correspond effectivement à la vocation des
grandes philosophies systématiques. Mais s'il est normal que la philosophie efface
après coup les traces de son élaboration ou qu'elle en donne une version publique
édulcorée ou reconstruite, pour permettre au lecteur de reparcourir son
cheminement, cela ne justifie pas de la réduire à sa dimension purement conceptuelle ou
démonstrative. Au contraire l'analyse du discours philosophique doit desserrer
cette compacité expressive et observer comment sont effectués les montages, les mises
en scène par lesquels la doctrine se joue ou se mime elle-même dans un espace de
représentation qui utilise toutes les ressources de l'écriture. Elle a vocation à mettre
en évidence le travail grâce auquel cette tentative d'adéquation se réalise, à évaluer
les degrés de cohérence ou d'hétérogénéité que cela suppose, moins pour disqualifier
la prétention du philosophe, que pour signifier que c'est aussi ce travail patient
d'élaboration du sens, avec ses fourvoiements et ses réussites, qui caractérise
l'activité conceptuelle. Ainsi, la maîtrise expressive est plus un idéal, que réalisent
parfois avec bonheur certaines grandes œuvres, qu'un fait. L'activité philosophique
est faite d'une pensée qui se cherche et qui s'apprivoise elle-même dans le jeu du
discours, entre la pure liberté créatrice qui découpe idéalement son objet, et les
compromis formels qu'exige sa destination. Pour répondre à cette double nécessité,
le philosophe doit maîtriser nombre d'exigences qui génèrent des tensions au sein de
son texte. Entre la forme qui accomplirait l'expression la plus rigoureuse et la plus
pure de la structure des idéalités philosophiques, et ce qu'il faudrait prendre en
compte pour réfuter les adversaires, initier un disciple, expliquer ce que l'on veut
dire, il faut transiger. Tantôt on tente d'intégrer le plus économiquement le
maximum de contraintes discursives, et l'on tend alors vers une œuvre-monde unique,
tantôt on accepte une prolixité textuelle en redéployant ou réélaborant la doctrine au
gré de formes d'expression, qui, à travers le choix d'un genre ou d'un mode
d'exposition, satisfont de façon privilégiée l'une ou l'autre de ces contraintes.
Toute philosophie, quelle que soit la façon philosophique dont elle résout le
problème de sa propre expressivité, doit satisfaire aux exigences inhérentes à la
communication, négocier un rapport avec son public et les institutions sociales qui
règlent la répartition de la parole. Un philosophe doit développer des stratégies pour
être reconnu, il doit passer des alliances, s'adresser aux spécialistes, être accepté par
ses pairs, chercher à officialiser sa doctrine. On peut dès lors parler avec D. Main-
gueneau de « renonciation philosophique comme institution discursive ». Les
phénomènes qu'il étudie ici-même, eux non plus, ne sont pas des éléments extrinsèques
à la philosophie et doivent être pris en considération au même titre que ceux que nous
venons de décrire. Pour échapper à un sociologisme réducteur qui traiterait
mécaniquement le rapport du texte au contexte, on doit, là aussi, privilégier la richesse
des composantes discursives de la philosophie, ne pas négliger les préfaces, étudier
les notes qui renvoient à des systèmes d'affiliation, ou par leurs oublis à des dénis,
étudier tout ce qui au sein du texte contribue à légitimer ses propres conditions
d'élaboration.
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5- Contraintes épistémologiques portant sur les méthodes. Règles de la méthode
de l'analyse du discours philosophique
II reste à présent à déterminer par quel biais aborder la philosophie comme
discours. Les présupposés épistémologiques définis tout au long de cette réflexion
contraignent autant la définition des méthodes que le choix des objets.
Nous pouvons écarter rapidement toute approche reposant sur une série de
postulats qui, isolés ou groupés, représentent des impasses plus que des
encouragements pour une analyse du discours philosophique : le postulat de réduction
réduirait unilatéralement la complexité textuelle à l'une de ses composantes ; le postulat
de traduction exigerait que l'on transpose dans un métalangage adéquat les contenus
philosophiques, puis qu'on opère mécaniquement (voire automatiquement) des
calculs sur le modèle pour obtenir une représentation du langage objet. Le postulat
de normativité, solidaire des précédents, voudrait qu'à partir d'une référence ou
d'un critère (langage idéal, langage ordinaire, modèles de genre, normes de
raisonnement, règles de cohérence) on puisse procéder à des jugements de valeur revenant
à disqualifier l'objet étudié. Le postulat prescriptif, conséquence du précédent,
donnerait à celui qui le manie la possibilité de rectifier ou d'intervenir sur la question
traitée en prétendant disposer des moyens de la résoudre ou de la dissoudre et par
exemple de guérir ceux qui sont atteints par cette maladie philosophique. Nous ne
nous attarderons pas à analyser ces postulats, solidaires d'une position en surplomb
que nous avons déjà critiquée.
Nous nous attarderons un instant sur trois postulats dont la critique déterminera
directement le choix d'une position méthodique : postulat éclectique, postulat ins-
trumentaliste et postulat de « lecture en aveugle ».
Nous avons indiqué qu'il fallait envisager l'étude de la philosophie comme
activité langagière, mais comment choisir entre les différentes approches offertes par
les linguistes et les analyses du discours ? Il faut renoncer à une thèse excessive qui
d'un point de vue extérieur poserait la réductibilité de la philosophie à sa dimension
expressive, puis la réductibilité de celle-ci à l'un de ses constituants. On étudierait
alors le texte en le réduisant à une de ses composantes, logique, rhétorique,
sémantique , stylistique , lexicologique par exemple . Il est intéressant de constater d'ailleurs
que la seule tentative vraiment cohérente, suivie de la mise en œuvre de moyens
importants, d'application des progrès de la linguistique à la philosophie, s'est
développée dans le domaine lexicologique. Ce programme de recherche (soutenu par
le CNRS) s'est développé dans le domaine de l'histoire de la philosophie et des
doctrines et non dans une perspective d'analyse du discours 4. Il s'agissait, au début
des années 70, de coupler l'utilisation d'outils informatiques avec les méthodes de la
lexicologie statistique (les travaux du laboratoire de lexicologie politique de l'ENS de
St-Cloud jouant un rôle pionnier). André Robinet en fondant le CIRPHO (Centre
International de Recherches Philosophiques par Ordinateur) fut l'initiateur d'un
tel projet en France, puisqu'il a mené à bien avec ses équipes des projets sur
Malebranche, Descartes, Leibniz, Rousseau, et fonda une coopération européenne
fructueuse dans ce domaine. La lexicologie assistée par l'informatique a pu procurer
4. Le programme développé par J. Gauvin se montre plus soucieux de penser, comme préalable à son
approche du corpus hégélien, les caractéristiques langagières de la philosophie, comme le montre l'article
remarquable qu'il avait consacré à cette question (Gauvin 1971). On pourrait en dire autant des travaux en
Analyse Automatique du Discours de M. Pêcheux, en remarquant toutefois que le privilège accordé au
discours politique n'a pas vraiment permis d'en mesurer la fécondité en philosophie.
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des index d'occurrences et de cooccurrences, associés à des tables de répartition de
fréquence pour le lexique des grandes œuvres philosophiques. On ne peut nier
l'intérêt de telles tentatives pour l'historien de la philosophie qui, disposant ainsi de
possibilités de recoupements, et pouvant examiner objectivement la répartition
statistique des fréquences selon la chronologie, ou les passages d'une œuvre
considérée, trouve ainsi des moyens supplémentaires pour résoudre certaines questions
cruciales pour la compréhension de la doctrine : « les procédures de statistique
lexicale informatisée suggèrent de multiples applications pour l'étude approfondie
des textes... : diagrammes de genèse, relevés structuraux, apparition et disparition
de formes lexicales, rythmique interne aux œuvres, souplesse des constellations
verbales ou durcissement des syntagmes systématiques, constitution de lexiques
d'auteurs ou d'époques etc. L'attention portée artificiellement sur des reliefs
lexicaux inaperçus à la lecture, même pointilleuses, renforce et développe notre
connaissance de la trame sémiotique sur laquelle s'énonce tout discours » (Robinet, 1978,
p. 39). Ces diagrammes joueront un rôle pour les interprétations philosophiques qui
« trouvent là des points de départ assurés, des clignotants qu'il ne faut pas perdre de
vue durant le travail interprétatif, des éléments de jireuve et de confirmation, mais
aussi des initiatives heuristiques qui renouvellent l'approche des œuvres les plus
classiques » (ibid. p. 40). Mais J. L. Marion soulignait dès l'origine les limites de
cette entreprise en affirmant que « le matériau des réponses, muettes autant que
disponibles, muettes puisque disponibles, ne livre rien qu'à la mesure de la
pertinence des questions ; il reste toujours indispensable de comprendre le penseur
étudié, de le laisser parler, et donc de ne pas trop vite le considérer comme un objet
que l'on suppose au discours de l'interprète » (Marion, 1973, p. 48).
On est alors confronté à un dilemme car, soit on fait un usage purement
instrumental de ces méthodes dans un cadre interprétatif, et c'est en définitive les
méthodes de l'historien ou de l'herméneute qui sont déterminantes, soit on accorde plus de
confiance à la discipline qui met cette méthodologie en œuvre, mais alors on risque de
n'obtenir aucun gain pour la compréhension du texte philosophique. Ainsi, on peut
se référer aux travaux de Lyons sur la sémantique platonicienne. Son ouvrage
traduit en France (Lyons 1968) comporte deux chapitres consacrés à une exposition
de la sémantique structurale. On sait moins qu'il en a élaboré les fondements à partir
de l'étude du corpus platonicien (Lyons 1963). Les spécialistes de Platon auraient pu
trouver là un instrument d'investigation. Effectivement M. Dixsaut, dans Le naturel
philosophe, s'y réfère en admettant qu'un recours à la sémantique est utile, d'autant
que Lyons étudie précisément les champs lexicaux de « technè, epistemè, sophia ».
Mais elle ajoute très vite une limite à ce recours, qui s'il a pu jouer un rôle dans
l'élaboration de son travail, n'apparaît plus comme tel dans le reste de l'ouvrage : on
ne saurait conduire une analyse sémantique qui supposerait des réseaux de sens
suffisamment stabilisés pour qu'on puisse y repérer des sous-systèmes et des
hiérarchies de niveaux, parce que « dans les dialogues, le Logos est intérieurement
fracturé, à double sens, à double entrée : ironique » (Dixsaut, 1985, p. 36).
D'ailleurs il faudrait, pour que l'étude de la dimension sémantique ait un intérêt,
analyser la façon dont elle joue dans la forme dialoguée, puisque le niveau
dialectique où on se situe, comme l'a indiqué V. Goldshmidt, est déterminant pour le sens
qu'y prennent les énoncés. Mais le platonisme n'était pas du tout la préoccupation de
Lyons, dont l'objectif était purement linguistique, le corpus platonicien n'étant
qu'un champ d'élaboration et d'application : « le texte de Platon a été traité comme
un corpus linguistique, dont l'analyse permet au linguiste de porter des jugements
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concernant la relation entre les éléments qui y sont présents, et de dire ce qu'il peut
s'attendre à trouver dans d'autres exemples de langage soumis au même type
d'analyse » (ibid., préface, non paginée). Il ne suffit pas d'isoler un seul niveau de
stratification textuelle, ni de lui appliquer un outil linguistique r> pour obtenir une
analyse de discours. Ici le texte ne sert que de corpus pour l'élaboration ou la
vérification d'un modèle élaboré en dehors de lui. Il est vrai que l'étude de Platon
inviterait plutôt à l'étude des propriétés dialogiques du procès dialectique, et on peut
espérer des développements récents de la pragmatique et de la linguistique du
dialogue qu'elles développent une étude fine de la structure dialogale des dialogues
platoniciens (\ Toujours est-il qu'aux postulats précédents nous opposerons la
nécessité d'une analyse qui ne renoncera pas à obtenir un gain heuristique ou
interprétatif du texte, qui prendra en compte tous ses niveaux constitutifs,
concourant ainsi à l'enrichissement des hypothèses de l'historien de la philosophie.
On constate que des correspondances s'établissent tout naturellement entre des
courants Linguistiques ou de disciplines d'analyse du discours, et le choix d'un
phénomène particulier du texte philosophique. Ainsi l'étude du champ conceptuel
bénéficierait des apports privilégiés de la sémantique structurale, l'étude des
structures narratives celle de l'analyse du récit ou de la sémiotique de type greimassienne,
la forme dialoguée celle d'une linguistique du dialogue, l'argumentation des apports
d'une nouvelle rhétorique, les philosophies de la conscience, d'une linguistique de
renonciation, l'étude des rapports entre œuvre et contexte d'une sociolinguistique
ou d'une analyse du discours élargissant son horizon à la prise en considération de
l'institution discursive.
Mais ces couplages, auxquels on ne saurait refuser une part de pertinence,
illustrent le risque d'une dépendance forte à l'égard d'une philosophie évoquée plus
haut, et tendent à fragiliser la vocation scientifique de ces approches : ou l'on
privilégie un seul aspect du texte alors qu'il faudrait prendre en considération sa
complexité, ou l'on risque un éclectisme méthodologique à vouloir superposer
artificiellement ces études pour pouvoir analyser les dimensions correspondantes du
texte. Il est certes légitime d'isoler aux fins de l'analyse certains phénomènes : par
exemple si l'on veut faire une étude des aspects métaphoriques, comparatifs ou
imagés chez Bergson, ou Kant, il peut être utile de disposer d'une critériologie fine,
permettant de déterminer ce qui est métaphore ou image, etc. Cependant, les textes
présentent les traces d'une activité discursive qui intègre les usages métaphoriques
dans des constructions qui mobilisent des effets de style ou d'argumentation, des
catégorisations conceptuelles, des structures d'adresse faisant intervenir un
destinataire supposé ou réel, et enfin doit-on prendre en considération les contraintes
doctrinales qui en règlent l'usage. On ne saurait par ailleurs faire dépendre l'étude
du discours philosophique de l'évolution des rapports de force intervenant entre ces
disciplines, écoles ou courants relevant des « sciences » du langage qui, à un moment
donné, cherchent à occuper une position dominante dans les institutions et le champ
disciplinaire.
5. Dans un autre, registre, D. Parroehia a tenté de modéliser le système des dichotomies platoniciennes
en appliquant au procès de division un modèle mathématique emprunté à la théorie des filtres issue «le la
topologie générale de Bourbaki (D. Parrochia, La raison systématique, Vrin, 1993, Livre II, ch. 1 et 2).
6. Cf. sur ce point Auchlin A. « Une approche discursive «lu Ménon : sur le «lialogisme explicite et la
participation. » L'écriture des philosophes 1. Colloque organisé par le Collège International de
Philosophie, Paris, 1995. Il existe en Allemagne et en Angleterre une bibliographie «léjà importante sur ce point.
22
Ces considérations plaident en faveur d'une méthodologie qui permettrait de
rendre compte de la philosophie comme système d'actes, ensemble de gestes de
pensée agis à travers le discours, et dont les traces demeurent à travers les marques
linguistiques stratifiées qui se déposent en écriture. La philosophie n'est pas le dépôt
immobile d'une pensée rigidifiée dans la monumentalitě d'une doctrine achevée,
mais propose bien davantage le partage du geste par lequel elle constitue comme
objet de sens ses objets et ses thèses. Certes la pensée dépose des thèses, offre des
résultats, mais il est beaucoup plus important de comprendre le mouvement par
lequel les significations ont été posées que de se référer à un catéchisme dogmatique.
On ne séparera donc plus le corps, la biographie, l'existence et la pensée quand on
aura pris en compte là encore de façon non mécanique leur intrication 7. Une
philosophie traduit moins une existence, une vie qu'elle ne médiatise à travers ses
gestes une forme de vie, une forme d'existence. On pourrait ainsi étendre la
conception développée par P. Hadot à propos des philosophes antiques, jusqu'aux systèmes
qui paraissent les plus refermés sur leur abstraction (Hadot, 1992, p. 9). On les
interpréterait comme « exercices spirituels », puisqu'ils nous invitent à nous
approprier leur gestuelle, ou ce qu'on pourrait appeler aussi leur style.
Une linguistique des opérations associée à une approche pragmatique du
discours est indispensable, si on veut restituer cette dimension expressive de la
philosophie, et garder à son texte la caractéristique d'une œuvre vive. On peut en effet les
associer, dans la mesure où toutes deux tendent à privilégier l'étude des composantes
énonciatives du discursif, ce qui les rend virtuellement compatibles, et on doit le
faire si l'on veut penser simultanément le rapport de la philosophie considérée
comme genre de discours à son « ailleurs » extradiscursif, et à son intériorité
doctrinale.
Il convient donc à présent de définir une hiérarchisation de niveaux opératoires
permettant d'intégrer les composantes linguistiques et discursives du philosophique
dans un modèle général.
7. Sur ce point, nous souscrivons aux analyses proposées ici-même par D. Maingueneau sur le statut de
la biographie et de l'éthos, avec les aménagements requis par le déni dont ils font en apparence l'objet chez
nombre de philosophes.
23
discursif à du linguistique, mais de comprendre que ce qui opère à un niveau
transphrastique trouve son ancrage dans des micro-opérations associant les repères
énonciatifs, le lexique et la syntaxe. Nous partageons le point de vue de Sophie
Moirand pour qui « Les indices verbaux d'ordre linguistique sont constitués par
l'organisation du lexique dans l'ordre du discours, les récurrences ou les raretés
d'apparition de constructions syntaxiques sous-jacentes ou de celles qui
apparaissent en surface, la présence effective de marques énonciatives (traces d'opérations
énonciatives privilégiées : positionnement de la personne, positionnement par
rapport au temps ou à l'espace, détermination, quantification, thématisation,
modalités, hétérogénéités exhibées ou suggérées) » (Moirand, 1990 : 6-7). C'est là une
conviction forte, pour reprendre son expression, puisqu'elle pose « la nécessité
d'une "prise" linguistique du pragmatique et de l'argumentatif dans la matérialité
du texte » (ibid. P. 7). On pourra alors déterminer la portée et les limites de leur
valeur opératoire au niveau transphrastique, déceler les mécanismes des transferts
de propriétés, relever des marqueurs communs. Cela ne nous dispensera pas de
devoir différencier des niveaux de structuration fonctionnant comme des paliers
d'intégration des différents types d'opérations, ni de devoir élaborer un modèle
général articulant la façon dont ces opérations générales de mise en langue et de mise
en discours concourent à la spécification du discours philosophique. On pourra ainsi
élaborer les catégories permettant de représenter rigoureusement sinon
formellement les contraintes de mise en discours. Notre hypothèse théorique consiste à
utiliser la linguistique d'A. Culioli pour en transposer l'esprit (sens d'une analyse
détaillée des mécanismes de langue, réflexion épistémologique sur la construction
des représentations métalinguistiques, prise en considération comparative de la
diversité des langues, phénomènes de langue représentés comme opérations), et les
méta-catégories (systèmes de repères, décrochage, frontière, arbre à came, curseur)
au niveau d'une linguistique du discours. Il nous semble en effet qu'il est possible de
transposer au plan du discours ce constat à valeur programmatique : « Lentement,
nous passons d'une linguistique des états à une linguistique des opérations. Peu à
peu, nous entrevoyons que la langue est une incessante mise en relation (prédication,
énonciation), grâce à quoi des énonciateurs, en tissant un jeu structuré de
références, produisent un surplus d'énoncés et repèrent une pluralité de signification »
(Culioli, 1973, p. 87). Nous ne prétendons pas à nous seul développer une telle
analyse des opérations discursives mais en avoir indiqué la nécessité. S'il y a sous la
diversité des formes d'expression philosophiques des contraintes générales
inhérentes à toute mise en discours, qui pèsent sur l'effort pour penser lorsque celui-ci
s'effectue à travers la langue, on peut définir l'analyse du discours philosophique,
pour paraphraser encore une formule fondatrice de la conception culiolienne,
comme la discipline dont la finalité est d'appréhender l'activité discursive à travers
la diversité des textes.
24
personne dans le dispositif énonciatif (rôle du présent d'énonciation), il constitue en
effet un élément situationnel qui va jouer un rôle considérable dans les opérations de
repérage interne au discours, permettant de situer les paquets d'énoncés les uns par
rapport aux autres. On voit sur cet exemple que les opérateurs linguistiques jouent
un rôle intermédiaire favorisant la construction d'opérations discursives complexes.
Dans l'exemple choisi, le système des espaces typographiques, les découpages divers,
la numérotation des pages, paragraphes ou chapitres, sont mis en relation par le
moyen d'un système de renvois effectués par des marqueurs aspectuels, déictiques,
anaphoriques divers, avec des éléments du contenu philosophique qui peuvent être
désignés par une catégorie doctrinale ou par d'autres formes thématisantes. Ces
opérateurs de renvoi ancrés dans des formes syntaxiques (anaphoriques) ou
lexicales (répétition d'un syntagme nominal, reprise substantivée d'un procès),
constituent un niveau d'organisation élémentaire souvent structuré par des prises en
charge énonciatives (« comme nous l'avons amplement montré au
paragraphe 2... »), qui permettent à l'énonciateur de gloser ou nommer les opérations
discursives qu'il effectue, comme l'atteste la référence de « amplement montré » à la
sphère argumentative. On distinguera des marqueurs linguistiques constituant le
support ou jouant un rôle dans la construction d'opérations discursives (ex. : rôle
des relais anaphoriques dans la densification d'un discours à visée didactique ou
argumentative), des marqueurs non directement linguistiques entrant dans la
composition ou constituant le support d'opérations discursives (rôle d'opérateurs
rhétoriques, argumentatifs, relais métadiscursifs, ordre d'exposition, jeux sur les
niveaux référentiels). De même qu'on peut regrouper des faisceaux de marqueurs
pour définir des opérations en langue que l'on représente par des catégories méta-
linguistique (ASSERTION, MODALITÉ, GÉNÉRICITÉ, ANAPHORE, PASSIVATION,NOMINALI-
SATION...), on pourra définir, par composition d'opérations linguistiques et de
marqueurs proprement discursifs, des opérations discursives définies en termes de
contraintes ou représentées par des métacatégories discursives (ARGUMENTATION,
DIDACTICITÉ, DIALOGICITÉ, RENVOI. . .).
L'appréhension du niveau discursif pose des problèmes spécifiques en
philosophie. Nous voudrions en évoquer quelques-uns. Les sujets parlants, même s'ils ont
une activité de commentaire sur leur propre activité langagière (reformulations,
méta-énoncés relevant d'une activité qualifiée par A. Culioli d'épilinguistique), ne
passent pas leur temps, sauf s'ils sont linguistes ou professeurs de langue, à
introduire explicitement les catégories grammaticales ou les règles sémantiques qui
gouvernent leur production verbale. De la même façon, mais c'est déjà moins vrai
pour les discours de transmission de connaissance ou de vulgarisation (Beacco-
Moirand, 1995), l'utilisation du discours ne suppose pas en permanence une expli-
citation de ses conditions de fonctionnement, même s'il est vrai que la recherche
d'une entente par exemple, oblige au cours d'un échange à rechercher des
ajustement en explicitant certains postulats conversationnels. En philosophie, ce travail
est constant, celui qui définit dit qu'il définit, celui qui démontre non seulement le dit
et en disant le donne à croire, mais souvent explicite ce qu'il entend par
démonstration. Cela introduit une difficulté particulière parce qu'il sera difficile de bien
distinguer la représentation métadiscursive de ces opérations de leur dénomination
et définition en contexte par le philosophe. Pourtant, il faut integer cette activité
métadiscursive du philosophe à l'analyse, en mettant en évidence la part des
procédés qui sont généraux, et en délimitant exactement leur part et leur degré
d'implication dans les contenus doctrinaux : tous les philosophes utilisant le support
25
du livre recourent au système du blanc typographique, et souvent numérotent des
régions de texte ou les associent à des titres. Pourtant, ce système peut prendre une
valeur signifiante ou non, en vertu des contenus. Ainsi l'utilisation de structures de
numérotation ternaires chez Hegel (par exemple dans l'Encyclopédie des sciences
philosophiques) est liée au rythme du procès dialectique dont il rigidifie ici
l'exposition pour des raisons didactiques. De la même façon, comme le montre ici K. Ehlich,
le fonctionnement du régime anaphorique chez le même auteur répond aux mêmes
contraintes que d'autres niveaux macro-contextuels de l'expressivité hégélienne.
Une seconde remarque a trait à la distinction et à la portée des opérations
discursives. On peut, lorsqu'on élabore un modèle, distinguer abstraitement des
opérations, examiner leurs règles de compatibilité, mais l'étude suivie et détaillée des
textes montre qu'elles sont toujours liées, que les mêmes opérateurs linguistiques
concourent simultanément à leur mise en œuvre. Ainsi un renvoi peut fort bien
simultanément permettre une économie en évitant la répétition, consolider une
thèse, et renforcer la systématisation doctrinale. Nous avons montré à propos de
Platon, Descartes, Spinoza ou Hume, que les tâches d'argumentation,
d'explication, d'initiation s'opéraient simultanément, selon des modalités toujours
différentes chez chaque auteur, en fonction d'une visée privilégiée selon les thèses
philosophiques soutenues. Enfin, la portée de ses opérations pose des problèmes d'échelle et
de découpage. En effet, le discours construit son propre espace-temps à mesure qu'il
se développe linéairement, ce qui oblige à travailler aussi bien en micro-contexte
qu'en macro-contexte. On peut isoler une séquence définitionnelle ou consacrée à la
description d'un cas particulier, mais nombre de processus se déploient
transversalement sur un texte entier. Ainsi, limiter par exemple l'étude d'une métaphore dans
une œuvre de Kierkegaard à un passage donné, empêchera de remarquer la pré-
gnance significative de certains thèmes métaphoriques que seule l'analyse du texte
entier permet de comprendre.
Il s'agit ici de cerner des opérations syntaxiques et sémantiques qui ne sont pas
spécifiquement transphrastiques, mais entrent dans la composition des opérations
de niveau discursif : propriétés lexicales, nominalisations, passivations,
phénomènes de focalisation et de repérage, valeurs aspectuelles, déictiques, anaphores. Ces
catégories renvoient à la langue pour autant qu'elle structure tout discours : elles
prennent en considération des mécanismes de repérage fondamentaux, dans la
mesure où l'articulation entre la prédication et renonciation est effectuée à leur
niveau. La linguistique culiolienne est un cadre satisfaisant pour leur traitement
(Culioli, 1990). A la limite, ce niveau ne concerne que l'analyse interne des énoncés,
mais on voit bien que les relations transphrastiques le supposent nécessairement,
puisque la répétition d'un syntagme nominal, l'intervention d'un relatif ou de tout
autre anaphorique par exemple, permet d'engendrer une trame énonciative
complexe, homogène dans la mesure où elle construit sa propre cohérence (suivi isoto-
26
pique, coherence sémantique, harmonisations des marques morpho-syntaxiques),
ou la modifie par variations, ruptures, changement d'embrayage ou de régimes
sémantiques.
27
celles qui, comme les manuels scolaires, sont régies par cette contrainte. Ainsi on
décrira sous ces catégories les grands principes de structuration du discours, sans
préjuger des types ni des genres qu'ils permettent d'élaborer. On mettra ainsi en
évidence la présence des schemes organisateurs de la présentation des contenus
(structures narratives, schéma de composition).
Ces catégories désignent des opérations qui, tant par la nature du travail
référentiel portant sur la constitution du domaine d'objet que par la nature du
procès de mise en relation des énonciateurs entre eux ou aux énoncés, contribuent à
la constitution de formes expressives dotées de caractéristiques distinctives plus ou
moins stables. Ainsi il est vrai par exemple que la contrainte didactique, l'obligation
de procéder à des renvois internes, ou les procédés de focalisation peuvent jouer un
rôle dans toutes les productions discursives ; mais un discours sera didactique s'il est
structuré par des opérations qui le spécifient comme tel (répétition, emplois
particuliers des tournures personnelles, formes d'adresse, recours à l'exemplification).
Mais s'il est possible de repérer des contraintes spécifiquement didactiques, un
discours n'est pas didactique en soi. Il est construit comme tel à travers d'autres
systèmes de contraintes : la transmission de connaissances dans une communauté de
spécialistes, la vulgarisation scientifique, la relation pédagogique, le manuel de
philosophie, croisent la didacticité avec d'autres contraintes qui les spécifient
comme situation communicative, comme type de discours ou comme genre. On peut
se demander si les différents types de discours ont une façon identique de mettre en
œuvre les mêmes contraintes, ou s'ils construisent à chaque fois des contraintes
spécifiques, comme semblent l'attester pour la philosophie les contributions ici
rassemblées qui portent sur l'emploi du pronom à la première personne.
Nous avons défini des niveaux opératoires et des types d'opérations, et leur avons
associé des catégories qui en permettent une représentation métadiscursive. Nous en
avons évoqué quelques-unes, mais sans faire l'inventaire complet des opérations
constituantes de la discursivité philosophique. Il faut pour cela construire un modèle
théorique qui, respectant les niveaux qui viennent d'être définis, permette de
dénombrer et d'associer les opérations qui en contraignent la mise en discours et en
définissent progressivement la spécificité. La particularité du philosophique étant de
reprendre les opérations qui déterminent sa constitution discursive (instituante et
instauratrice), en les (re)catégorisant conceptuellement, on pourra dès lors leur
associer leur forme transposée. Ainsi en philosophie les repères énonciatifs, effacés
sous le procès de pensée objectivé, ou exhibés, assumés à la première personne, ou
associant les coénonciateurs pour instaurer une relation avec un interlocuteur
supposé, conjugués avec d'autres opérations du niveau précédent contribuent à
spécifier la ligure de l'Auteur, ou du Philosophe tel qu'il est dessiné dans l'espace
scénique ainsi instauré, tout comme celle du Destinataire. Sur chacune des places et
des relations de l'appareil énonciatif sont construites les fonctions majeures qui
concourent, pour la philosophie par exemple, à la mise en œuvre du procès de pensée
qui structure la présentation de la doctrine.
Nous avons présenté ailleurs de façon détaillée un tel modèle auquel nous nous
permettons de renvoyer (Cossutta, 1994c et 1989). Nous privilégierons plutôt
l'examen d'un exemple, qui permettra de voir comment on peut croiser l'analyse de
certaines opérations discursives en procédant à l'examen de leur mise en œuvre dans
un texte philosophique. Observons la façon dont les opérations de renvoi, que nous
avons évoquées plus haut à titre d'exemple, contribuent à la structuration de
l'exposition démonstrative et didactique dans l'Ethique de Spinoza.
29
cheminement. Sans elle nous serions voués à la fragmentation, limités à des atomes
de sens isolés : toute activité discursive suppose la construction d'un espace/temps
homogène à l'intérieur duquel transitivité interne (enchaînement des séquences,
isotopie, homogénéité identifiée des « contenus ») et transversalité (répétitions à
distance de l'identique — noms propres, systèmes de désignations etc. — reprises,
renvois, anticipations, bilan général) se croisent sans cesse grâce aux anaphoriques
textuels.
La question du statut de cette catégorie nécessiterait une investigation beaucoup
plus approfondie. Faut-il désigner comme anaphore des phénomènes discursifs qui
habituellement ne relèvent pas de cette catégorie ? Tous les opérateurs mis en jeu
pour cette constitution n'étant pas des anaphoriques, faut-il élargir à ce point la
catégorie ď anaphore, ou désigner par un autre terme ces phénomènes si l'on pense
qu'ils constituent une classe bien définie ? Faut-il y intégrer des phénomènes qui ne
relèvent pas de l'énonciatif : grilles de numérotation et pages, opérateurs de mise en
relation logique ? Par ailleurs cette question recoupe celle qui occupe la sémantique
(répétitions strictes par synonymie ou élargissement en classes paraphrastiques) ?
Est-il nécessaire de rappeler qu'il ne faut pas confondre anaphore et coréférence,
cette dernière assurant aussi pour une part des effets de continuité sémantique.
Enfin, la continuité/cohérence globale est également liée à des systèmes de contrainte
qui mettent en forme le discours selon des structures préconstruites : structures
prosodiques ou rythmiques, structures de genre : un roman, une pièce de théâtre
obéissent à ou suscitent l'attente de structures narratives ou dialogiques qui
schématisent l'espace-temps du discours et contribuent à la structuration de son univers
interne. Nous ne pouvons entrer ici dans l'analyse de cette question, nous attachant
seulement à indiquer les caractéristiques générales d'une contrainte de mise en
discours qui, pour la philosophie, joue un rôle considérable.
Si toute mise en discours, orale ou textuelle, suppose comme une de ses conditions
fondamentales la possibilité de croiser continuité et renvois, tous les discours n'en
font pas le même usage : coexistent des formes très contraintes, et donc denses, et des
formes lâches et dispersives à côté de formes équilibrées, tant du point de vue
séquentiel que transversal : la prise en considération de la variation qualitative et
quantitative de l'anaphore textuelle permet une description fine de ce qu'on
pourrait nommer métaphoriquement le « grain » du texte. Mais il s'agit moins ici
d'établir des coefficients de densité ou de dispersion, que d'analyser certains phénomènes
structurels pour l'exposition doctrinale d'une philosophie : celle-ci doit pouvoir
assurer son déploiement linéaire selon un ordre séquentiel contraignant, qui
détermine les phases de la lecture, mais doit aussi accomplir sa structuration en un corps
d'énoncés homogènes. L'anaphore textuelle accomplit donc une fonction de
totalisation par laquelle le discours se rapportant à lui-même, ayant des limites, une aire
propre à l'intérieur de laquelle sont définis topologiquement des régions, temporel-
lement des moments, peut opérer la systématisation doctrinale, et rendre possible sa
réactualisation par un lecteur.
30
Didacticilé et Expressivité selon l'ordre rigoureusement démonstratif semblent se
contredire, et c'est la densité des renvois internes du système qui, accentuant son
caractère hermétique, semble en rendre l'accès impossible. Or nous montrerons au
contraire que V Ethique, en superposant des réseaux de renvois, en intriquant ainsi
selon des règles rigoureuses des strates discursives fonctionnant selon des régimes
énonciatifs différents, peut satisfaire simultanément les contraintes didactiques
(expliquer), pédagogiques (convertir par l'intériorisation comprehensive),
démonstratives (enchaînement déductif des propositions).
31
dans l'effort pour vaincre les difficultés de compréhension qui constitue le motif d'un
approfondissement, comme le confirme la fin de la scolie de la même proposition :
« Si la voie que j'ai montré qui y conduit, paraît extrêmement ardue, encore y
peut-on entrer. Et cela certes doit être ardu qui est trouvé si rarement. Comment
serait-il possible, si le salut était sous la main et si l'on y pouvait parvenir sans
grand peine, qu'il fût négligé par presque tous ? Mais tout ce qui est beau est
difficile autant que rare » (ibid. p. 341. C'est nous qui soulignons).
32
definitions, axiomes, propositions, démonstrations et corrolaires se succèdent selon
un ordre immuable, chaque proposition se déduisant immédiatement de la
précédente, et supposant toutes les précédentes, ainsi que leur démonstration pour être à
son tour validée, ou convoquant plus spécialement grâce aux systèmes de renvois
celles qui concourent à sa démonstration (nous avons étudié ailleurs le rapport entre
l'ordre déductif et l'ordre d'exposition). Selon le même principe, Spinoza associe,
tout en les hiérarchisant typographiquement, des passages à portée didactique à
chacune des unités fonctionnelles qui structurent le texte : les explications
reprennent les définitions, les scolies suivent l'énoncé des propositions démonstrations et
corollaires, les appendices ou les préfaces encadrent les différents Uvres de
l'ouvrage. Cela permet à la fois des interventions didactiques au fil du texte pour
faciliter la compréhension de telle proposition, tout comme des mises en perspective
cavalières portant sur un problème d'ensemble. L'œuvre semble donc croiser deux
formes d'exposition simultanées : le travail d'explicitation déroule le fil déductif,
explore l'ensemble des dimensions démonstratives jusqu'au niveau du corrolaire, et
le fil explicatif interrompt la trame deductive, et la reprend dans un méta-discours
pour en faciliter l'intelligibilité. Ces fils s'intriquent selon deux règles : explications
et scolies sont intercalées sous les énoncés doctrinaux, préfaces et appendices
encadrent et surplombent les masses compactes de chaque livre.
L'articulation de ces deux dimensions forme le tissu complexe mais homogène à
travers lequel s'organise le texte de V Ethique. Grâce au jeu des découpages évoqués
plus haut, grâce au système des renvois et références internes se dessinent des
principes de composition et des parcours qui vont offrir à la lecture des chemins
multiples et différenciés.
Nous envisageons ici des trajets pensables, tels que la forme de l'exposition les
rend possibles, laissant de côté la question de leur lecture effective par tel ou tel
individu déterminé.
Lecture 1
On pourrait dans un premier temps envisager de dissocier tous les aspects
didactiques (scolies, explications, introductions, appendices), pour ne garder que la
partie dogmatico-démonstrative, puis au sein de cette dernière, ne garder que les
axiomes, définitions et propositions, sans les démonstrations ni les corrolaires. Nous
disposerions alors d'un pur enchaînement de thèses. En fait, ce qui frappe à
pratiquer ce type de lecture, c'est plutôt l'absence d'enchaînements, les propositions
semblant juxtaposées ou reliées par une liaison thématique plus que logique. Elles
fonctionnent plutôt comme des aphorismes qui condenseraient le véritable contenu
de la doctrine. Leur lecture à la suite les unes des autres ne peut donc être première,
elle convient éventuellement à titre récapitulatif pour celui qui, ayant déjà effectué
la totalité des parcours, veut obtenir une vision synoptique ou une progression
synthétique.
Lecture 2
Pour retrouver une certaine profondeur, une consistance philosophique du
texte, il faut donc rétablir l'ancrage des propositions dans le tissu démonstratif.
Celui-ci constitue le véritable texte central de V Ethique. C'est à son niveau que les
relations linéaires entre propositions successives apparaissent le mieux, et c'est
également là que les propositions entrent dans un processus de circulation générale,
puisqu'à chaque fois des propositions antérieures différentes sont convoquées expli-
33
citement pour étayer la démonstration. Lire V Ethique, c'est donc avant tout lire
successivement chaque proposition associée à sa démonstration, et parcourir ainsi
linéairement la totalité de l'œuvre, et circulairement l'arrière-plan démonstratif de
chaque proposition.
Lecture 3
Cette fois nous pouvons réassocier au corps doctrinal les explications et scolies
dans lesquelles l'auteur explicite et explique sa pensée. On peut ajouter à ce qui
précède les introductions et appendices qui développent des considérations portant
sur l'ordre suivi ou la portée générale des conceptions spinozistes (forte dimension
argumentative et polémique).
L'association des trajets 1, 2, 3 contribue, sur un axe de succession linéaire, à
enrichir la lecture par l'introduction de niveaux textuels aux fonctions différenciées
et hiérarchisées (validation, explicitation, explication). Le lecteur doit parcourir
chaque niveau avant de passer à la thèse suivante, mais peut également se dispenser
de la lecture de l'un d'entre eux. Dans un seul sens cependant, puisqu'on ne peut lire
l'explication sans avoir lu démonstration et énoncé, ni la démonstration sans
l'énoncé de la thèse à démontrer. Il peut aussi réduire l'épaisseur du texte et ne lire
que les énoncés minimaux du système.
Cependant, à côté de ce parcours linéaire associé à ses étagements, un autre type
de chemin de lecture est induit par le système des renvois effectués au sein des
démonstrations et d'autres parties du texte. Cela détermine une lecture qu'on
pourrait qualifier de transversale ou oblique, dans la mesure où elle suppose une
circulation généralisée entre toutes les parties du texte. Cette circulation obéit à deux
types de règles.
Lecture 4
Elle suit les chemins de démonstration (règle d'orientation logique). Chaque
démonstration, sauf lorsqu'elle indique que la proposition est évidente par soi, fait
appel à un nombre explicite de propositions antérieurement démontrées, ou au stock
initial des définitions, postulats et axiomes. On peut ainsi tracer (nous l'avons fait
pour le livre I), des réseaux de présuppositions logiques qui induisent le lecteur à
procéder à une rétro-lecture permanente de l'œuvre. En effet, il doit se reporter aux
passages évoqués s'il veut comprendre et le sens du passage qu'il est en train de Иге
et sa démonstration, et rétroprocéder ainsi jusqu'à l'origine. Très souvent l'explici-
tation n'est pas faite, il faut « couper-coller » les passages évoqués, comme le montre
cet exemple pris au hasard : « Je tiens la première partie de ce lemme pour connue
de soi. Quant à ce que les corps ne se distinguent par rapport à la substance, cela est
évident tant que la proposition 5 que par la proposition 8 de la première partie »
(p. 85). Le lecteur avance donc dans VEthique à reculons, puisqu'à mesure qu'il
progresse il lui faut relire une quantité de plus en plus grande de propositions et de
démonstrations antérieures. Le paradoxe d'une lecture zénonienne qui se
dévorerait elle-même, ou s'immobiliserait, est évité dans la mesure où la rétro-lecture,
certes dans un premier temps est difficile et doit être faite exhaustivement au point
d'obliger à devoir reparcourir tous les circuits antérieurs, mais peu à peu se déleste
de tout ce que la mémoire du lecteur peut réactiver. Le texte explicite tous les renvois
nécessaires et met ainsi en co-présence tous ses moments constituants, le mouvement
de la lecture devant produire une simultanéité là où il y a succession. Plus la lecture
progresse, plus en un sens son mouvement s'accélère, au point qu'il ne devient plus
34
nécessaire tle tout reprendre, si bien que finalement on peut s'appuyer sur la série
brute des propositions proposées dogmatiquement dan? l'ordre, et suppléer
mentalement aux démonstrations des propositions et aux définitions des concepts. La
forme minimale (énoncé des propositions) jouant alors le rôle d'un procédé
mnémotechnique, ou d'un résumé dogmatique.
Lecture 5
Reste un dernier système de renvois transversaux, celui des liaisons internes qui
induisent une lecture récurrente en dehors des réseaux déductifs. Dans les parties
non strictement démonstratives, c'est-à-dire dans les scolies, appendices etc., les
renvois ne sont plus posés par une simple référence interne (numéro de proposition
et numéro du livre), mais sont le plus souvent opérés grâce à une prise en charge liée
aux repères énonciatifs. Ces renvois constituent une aide à la lecture et dessinent un
nouveau réseau de circulation en déterminant des parcours dont la principale
caractéristique n'est plus leur lien avec le procès démonstratif, mais avec le procès
didactique ou polémique. Ces renvois sont fréquemment effectués sous forme
d'anticipations (« Mais de cela il sera question plus tard »), alors que le réseau
démonstratif lié par la règle de non réversibilité ne référait qu'à des phases antérieures du
texte.
35
sans réactiver nécessairement tous les renvois et en sautant les scolies ou appendices,
ou au contraire, se concentrer sur tel ou tel point en vue de l'exégèse. Le lecteur
accompli enfin pourrait à la limite ne se référer qu'à la lecture suivie des énoncés
propositionnels, et suppléer par sa connaissance intime du système aux
démonstrations.
Dans l' Ethique, Spinoza ordonne deux structures, mais limite le risque de leur
hétérogénéité en les articulant selon une boucle qui fait de l'une l'effet de la
réversibilité de l'autre. En effet la présentation contraignante, qui confère au tout
son organisation, est celle qui part de la définition de Dieu, mais les scolies utilisent
par anticipation des éléments ayant trait à la nature de l'erreur qui ne seront
légitimés théoriquement que plus tard dans l'ordre démonstratif. Cette anticipation
trouve sa justification dans les interventions énonciatives par lesquelles l'auteur se
constitue comme mémoire auxiliaire du lecteur, joue le rôle d'un guide qui anticipe
les difficultés ou prévient les risques de mauvaise interprétation en proposant de
différer l'analyse d'un thème qui sera plus clairement compris lorsque d'autres
éléments auront été démontrés. Il peut aussi introduire des démonstrations
supplémentaires qui sont moins élégantes ou moins directement liées à leur fondement,
dans la mesure où elles sont moins directement impliquées par la logique immanente,
mais offrent l'avantage d'être plus faciles à comprendre parce qu'elles utilisent un
point de vue qui est le point de vue spontané du lecteur. Ainsi, la deuxième
démonstration de la proposition affirmant l'existence nécessaire de Dieu (XI, p. 30),
est conduite a posteriori, « afin que la preuve fût plus aisée à percevoir ». Il serait
nécessaire de mesurer comment l'ordre d'exposition suivant l'esquisse pure et idéale
de la déduction est tout au long de l'œuvre modifié par des aménagements
didactiques. Il faut pour cela se référer à un principe d'équilibre ou d'économie entre forme
du contenu et forme d'expression doctrinale.
Nous ne pouvons manquer de nous demander si le procédé ne comporte pas un
risque proportionné à son ambition. En effet, le Traité de la réforme de
l'entendement ne fut ni achevé ni repris, parce que la méthode et la pédagogie pouvaient en
droit être identifiées à l'exposé formel des contenus doctrinaux (ce qu'accomplit
V Ethique). N'observe-t-on pas une résurgence à l'intérieur même de l'œuvre
canonique de scories extrinsèques qui risquent de parasiter et de contredire ce que
précisément la forme est censée accomplir, la menaçant par conséquent de
distorsions ou d'éclatement ? N'est-ce pas également le risque d'une contradiction entre la
logique atemporelle de l'exposé géométrique (dont la temporalité interne n'est que
l'indice de la temporalité discursive propre à toute entreprise de pensée, quand bien
même celle-ci viserait l'éternité), et la logique temporelle « psychologique », celle du
lecteur engagé dans les progressions, les stagnations, les retours et reprises
multiples ? S'il est vrai comme nous l'avons indiqué précédemment que l'exposition
canonique devrait être strictement géométrique, comment concilier les exigences
purement déductives avec les exigences proprement pédagogique et didactiques
nécessaire pour ménager l'entrée dans le système ? La solution qui consiste à
distinguer puis à articuler diverses instances discursives dans le même texte, comme
s'il incluait son propre commentaire, semble poser autant de problèmes que leur
séparation dans des livres distincts qui prendraient respectivement en compte la
méthode, la progression, et l'« ordre des raisons ».
Pourtant, si l'on considère le mode d'exposition choisi comme compromis entre
éternité de l'essence, temporalité ou a-temporalité intrasystématique et temps de la
lecture du système, on découvre une loi de composition interne qui intègre ces
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dimensions logico-temporelles apparemment hétérogènes. Selon que Dieu est
considéré comme cause, c'est-à-dire nature naturante, ou comme effet, c'est-à-dire
comme nature naturée, nous sommes en présence de l'éternité ou de la temporalité
naturelle, le temps interne de la lecture n'étant qu'un des modes déterminant
l'individualité. La temporalité interne du système, celle de l'immanence des
enchaînements, permet de transformer l'individu assujetti à ses déterminations causales en
un sage qui « ne cesse jamais d'être et possède le vrai contentement », puisqu'il fait
coïncider en lui la conscience de lui-même, de Dieu et de la Nature. Ainsi la
distinction entre Substance, Attribut et Mode, permet de qualifier et de situer le
rapport respectif entre les trois « temporalités » , et entre les trois formes de lecture
possibles de Y Ethique : la lecture du débutant doit rapporter la temporalité
naturelle (apprentissage et relectures), à la temporalité logique (maîtrise parfaite de la
circulation interne du système), la lecture du disciple avancé doit rapporter la
temporalité logique à l'éternité, en apprenant à se passer de la linéarité discursive
qui l'asservit encore au temps (compréhension synoptique totale de la nécessité
interne qui relie les énoncés entre eux). Le procès de lecture est donc en même temps
un élargissement des horizons de la pensée vers l'universalisation du vrai, puisque
« notre Ame, en tant qu'elle connaît est un mode éternel du penser, qui est terminé
par un autre mode éternel du penser, ce dernier à son tour par un autre mode et ainsi
à l'infini, de façon que toutes ensemble constituent l'entendement éternel de Dieu »
(L.V.Prop. XL. scolie, CF., p. 338). Pour que cet « ensemble » ne soit plus une
simple virtualité, mais devienne un fait, il faut franchir une dernière étape : la
lecture achevée est celle qui pourrait abolir la nécessité de la lecture, tellement
l'entendement s'identifierait à l'essence manifestée par la forme du contenu. Lire,
c'est donc devenir en acte ce qu'on est en puissance, c'est-à-dire devenir Dieu. C'est
idéalement le cas de celui qui est parvenu à la béatitude, puisqu'elle est jouissance
d'une joie éternelle par laquelle l'auteur, le lecteur totalement co-auteur de l'œuvre
et Dieu s'identifient. Cependant le Sage ne saurait jouir définitivement de cette
quiétude tant que l'ignorance étend encore son empire, et il doit sans cesse travailler
à « réformer l'entendement humain ». Le système n'est donc jamais achevé, mais il
tourne d'un mouvement perpétuel sur lui-même, en intégrant à chaque tour de
nouveaux disciples qui deviendront à leur tour les « co-auteurs » de leur propre
lecture, c'est-à-dire les membres d'une communauté philosophique qui doit de
nouveau se préoccuper de s'élargir, et préfigure ainsi la communauté éternelle par
laquelle Dieu se rassemble sur soi.
Le texte n'est donc pas un mausolée dressé statiquement, mais une machinerie
complexe qui accomplit des cycles dont les révolutions, réglées de l'intérieur,
accomplissent une série de transformations progressives de l'être du lecteur. Il ne trahit
donc pas une contradiction entre deux logiques opposées qui feraient de l'exposition
l'enjeu d'une tension irrésolue, car il intègre au contraire et articule les effets
divergents d'une logique unique, en posant une logique immanente qui réunifie
forme du contenu et forme d'expression philosophique. Selon que la lecture procède
de la nature naturante vers la nature naturée ou de la nature naturée vers la nature
naturante, on obtient deux modes de composition, l'un qui va de Dieu vers l'homme,
l'autre qui va de l'homme vers Dieu. Le texte est construit du point de vue de Dieu
qui au sens strict est un non-point de vue, mais comporte son double en miroir,
composé cette fois du point de vue de l'homme. La première détermination est
privilégiée, et c'est elle qui constitue le principe régulateur pour l'exposition de
VEthique. Elle commande pourtant à ce titre, comme une de ses nécessités internes
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(principe d'universalisation), la mise en place d'un ordre différent qui tient compte
de l'homme tel qu'il est, c'est-à-dire en proie à l'ignorance. Il faudrait toutefois se
demander quels sont les dosages effectivement réalisés par rapport à l'intrication
idéale des deux exigences respectives, et s'interroger sur d'éventuelles failles ou
hétérogénéités dans le dispositif tel qu'il est réalisé. Le système de V Ethique est par
conséquent à la fois totalement clos sur lui-même, et en même temps ouvert à la
nature qu'il ne se contente pas de rendre intelligible, mais qu'il transforme en la
rapportant comme nature naturée à elle-même comme nature naturante.
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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