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2/15/2017 Sexualités au Maghreb

L’Année du Maghreb
VI | 2010 :
Dossier : Sexe et sexualités au Maghreb. Essais d'ethnographies contemporaines
Dossier de recherche : Sexe et sexualités au Maghreb : essais d'ethnographies contemporaines

Sexualités au Maghreb
Sexualities in North Africa

VALÉRIE BEAUMONT, CORINNE CAUVIN VERNER ET FRANÇOIS POUILLON


p. 5-17

Résumés
Français English ‫ا‬
Ce recueil assemble une dizaine d’enquêtes conduites dans les différents pays du Maghreb (Libye, Tunisie,
Algérie, Maroc, Mauritanie), qui cherchent à élucider les conditions dans lesquelles se crée une économie
sociale des sexualités, plus diverse que ne le laisse supposer le paradigme d’une «  personnalité arabo-
musulmane ». Refusant les perspectives « orientalistes » (une sexualité arabo-islamique expliquée à partir des
textes sacrés), culturalistes (une configuration spécifiquement maghrébine de la sexualité), moralistes (des
sociétés agressées par l’islamisme ou corrompues par l’Occident) ou militantes (défense des libertés
individuelles, féminisme, prédication islamique), ces ethnographies contemporaines restituent les tensions
entre individualisme et ethos communautaire, entre prescriptions nationales et locales, entre éthique
occidentale et Islam, les unes et les autres intensément médiatisées. Sans prétendre à une exhaustivité ni même
à une représentativité de la gamme des situations réelles, ces enquêtes convergent néanmoins sur un point : si
toutes sortes de pratiques s’observent au Maghreb en matière de sexualité, les intéressés entendent bien ne pas
se laisser enfermer dans des catégories. Quelle que soit leur orientation du moment, ils ne cherchent pas à en
déduire des constructions identitaires. En ce sens, la dynamique des pratiques, ni plus ni moins moderne ou
plurale que ce que l’on trouve ailleurs, échapperait à l’obsession de la norme trop couramment assignée aux
sociétés musulmanes.

This collection assembles ten fieldwork surveys conducted in different countries of the Maghreb (Libya,
Tunisia, Algeria, Morocco, Mauritania), which seek to shed light on the conditions under which social
economies of sexuality may develop, these being more diverse than might be supposed based on the “Arab-
Muslim personality”. While refusing to adopt the “Orientalist” perspective (Arab-Islamic sexuality explained
by the sacred texts) the “culturalist” perspective (a specifically North African way of configuring sexuality),
the “moralist” perspective (societies being menaced by political islam or the “corrupted West”) and the
“activist” perspective (as a defence of individual freedom, notably sexual, feminism, or political Islam), these
contemporary ethnographies recreate the tensions between individualism and community ethos, between
national and local dictates, between western ethics and religious proscription, all of these attracting
considerable media coverage. Without pretense to exhaustivity or even to being representative of a range of
real situations, these investigations nonetheless converge on one point  : if all sorts of practices may be
observed in the Maghreb insofar as sexuality is concerned, the parties have no intention of limiting themselves

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by category. Whatever the sexual preference, individuals do not necessarily use sexuality to construct an
identity. In this sense, practices that are no more or less modern and pluralistic than what may be observed
elsewhere, defy the normative obsession that is too often attributed to contemporary Muslim societies.

،( ‫ر‬ ،‫ب‬ ‫ا‬، ‫ا ا‬، ، ) ‫با‬ ‫ان ا‬ ‫إ ا‬ ‫ت‬ ‫ة‬ ‫ا‬ ‫اا‬
ً ‫أ‬، ‫ةا‬ ‫دة‬ ‫لا‬ ‫ا‬ ‫دا‬ ‫ا‬ ‫ح ا وط ا‬ ‫تإ‬ ‫و ول ه ا‬
‫ا " ) ة‬ ‫ر "ا‬ ‫ا‬ ‫ل ر‬ ‫ وذ‬." ‫ا‬- ‫ا‬ ‫ذج "ا‬ ‫ا ا‬
‫ب‬ ‫ت‬ )  ‫ي‬ ‫ا‬ ‫ر‬ ‫ أو ا‬،( ‫ص ا‬ ‫ا‬ ً ‫ا‬ ُ ‫ا‬- ‫ا‬
‫لا‬ ‫را‬ ‫ا ب( أو‬ ‫د‬ ‫د أو إ‬ ‫ما‬ ‫ا‬ ‫ت‬ ) ‫را‬ ‫ أو ا‬،( ‫ا‬
‫ا دا‬ ‫ت‬ ‫ا‬ ‫ة‬ ‫ا ّ ا‬ ‫ه ا را ت ا‬ ،( ‫ ا ر د ا‬،‫ق ا أة‬ ، ‫تا‬ ‫ا‬ ‫)ا ع‬
،‫أ ى‬ ‫م‬ ‫وا‬ ‫أ قا ب‬ ، ‫ا‬ ‫وا‬ ‫ا‬ ‫ا‬ ،‫أ ى‬ ‫وأ ق ا‬
‫ت أو‬ ‫ها‬ ‫ون ا د ء‬ ‫و‬. ‫مٍ إ‬ ‫ا ل‬ ‫ا‬ ‫ها ا‬ ‫و‬
‫ةا‬ ‫ّ أ لا ر تا‬ ‫ن ا‬ ‫ إذا ن‬: ‫ا‬ ‫تا ا‬
‫ا‬ ‫ا‬ ً ‫ وأ‬.‫ت‬ ‫ا ء رج ا‬ ‫ن‬ ‫اا‬ ‫ا‬ ‫ نا‬، ‫ا با‬
‫ه‬ ّ ‫ا ً أو‬ ‫أو‬ ‫ ا‬،‫ه ا ر ت‬ ‫ن‬ ‫ و ا ا‬.‫ت‬ ‫ا‬ ‫ص‬ ‫و نا‬
. ‫تا‬ ً ‫ا ذج ا َ َ ا ي ُ ى‬ ،‫أ ى‬ ‫أ‬

Entrées d'index
Mots-clés : Maghreb, sexualité, prostitution, genre, orientalisme
Keywords : Maghreb, sexuality, prostitution, gender, Orientalism
Géographie : Afrique du Nord
‫ ا ع‬,‫اق‬ ‫ ا‬,‫ ء‬, ‫ا ةا‬, ‫با‬ ‫ ا‬:  ‫تا‬ ‫سا‬

Texte intégral
1 La sexualité est à l’évidence une question sérieuse, un domaine d’histoire sociale tout à fait
légitime, qui s’inscrit dans le registre très riche de l’étude de la vie privée. Le plus surprenant est
sans doute qu’elle ne se soit pas imposée plus tôt comme thème d’un dossier de recherche dans
L’Année du Maghreb et auparavant dans l’Annuaire de l’Afrique du Nord, alors que ces
publications se sont souciées depuis plus d’un demi-siècle de saisir les mouvements sociaux
contemporains au Maghreb.
2 Si l’on envisage l’Islam dans son ensemble, on ne peut pas dire que rien n’ait été écrit sur la
sexualité. Ce serait plutôt le contraire : le thème a même occupé une place centrale dans les travaux
concernant les sociétés du Maghreb et du monde arabe. Il y eût, dès l’origine, les débats sur les
harems et la polygamie, ainsi que les travaux sur quelques grands textes et leurs traductions : celles
des Mille et une nuits par Galland, dont une version plus pimentée allait être malencontreusement
proposée par Mardrus (Larzul, 1996)  ; celles aussi des innombrables éditions des textes d’Abû-
Nuwas ou du Cheikh Nefzawi. L’érotologie arabe fut même un registre classique de l’orientalisme,
des enquêtes érudites de Richard Burton, le voyageur de La Mecque (Gournay, 1991), à celles, plus
livresques, d’un spécialiste de droit musulman, George-Henri Bousquet (1966).
3 Pour en venir cependant au contemporain, les questions ayant un rapport plus ou moins serré aux
sexualités ont été au centre des débats de société où se confrontaient modèles occidentaux et
musulmans, français et maghrébins : à propos de la mixité, du voile, de la circulation des femmes
dans l’espace social, de la modernisation des mœurs, de l’égalité homme-femme, des unions
intercommunautaires, du poids d’une spécificité méditerranéenne, islamique.
4 Mais il est clair que, sur cette question de la sexualité, on ne saurait se limiter aux seules
obsessions de curiosité du Nord, ou même de la relation de confrontation entre Islam et Occident
(Hopwood, 1999). Celle-ci ne rebondit-elle pas avec la question éminemment symbolique du
voile  ? On avait là une pratique fortement inscrite dans un rapport social et politique avec un
Occident prompt à lui donner une légitimité islamique, c’est-à-dire puritaine, xénophobe, discutable
mais commode, en ce qu’elle permettait d’assigner les populations du Maghreb à une identité
musulmane et de continuer de croire qu’en cette région plus qu’en d’autres, l’honneur des femmes
serait le lieu de l’honneur de la nation. On notera pourtant qu’aucune des contributions de ce recueil
ne porte sur ce sujet sensible de l’actualité qu’est le port du voile islamique.

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5 Dans l’espace scientifique qui est le nôtre, en tout cas, les chercheurs occidentaux sont restés
étrangement réservés. Contrairement à ce qu’on pouvait escompter, ils laissaient place à des
chercheurs – ou des intellectuels essayistes – musulmans. Même s’ils étaient parfois contraints de
faire usage d’euphémismes – preuve qu’ils ne s’avançaient pas ici sur un terrain facile – pour voiler
des formulations trop crues1, ce sont des historiens maghrébins (Ennaji, 1994 ; Larguèche, 1992 ;
Ferhati, 2002) qui ont largement ouvert le champ sur la question de la prostitution. Et il y a eu, dans
ce registre, le travail précurseur d’Abdewahab Bouhdiba (1975), comme les produits de Malek
Chebel. Côté femmes, nous avons eu les textes militants dénonçant la situation qui leur était faite au
Maghreb (et plus largement dans l’Islam), en regard des mutations prétendues de l’Occident sur
cette question. La science politique même ne manquait pas d’observer que, tout puritains qu’ils
fussent, les prédicateurs islamistes comptaient la sexualité comme un thème de prédilection, comme
il fut, au temps des patronages, celui des curés investis d’éducation religieuse – mais ceux-là ne
disposaient pas d’Internet. Positions ou oppositions, le problème était moins de rendre compte que
de trouver sa place.
6 Nous nous trouvions donc là en nombreuse compagnie, sauf qu’à étudier ces productions, nous
étions confrontés à un problème récurrent  : le fait de rapporter des pratiques à des ensembles
(nationaux, culturels et géographiques) qui ne manquent pas d’essentialiser des rapports sociaux,
des normes et des codes de conduite infiniment divers et pourtant envisagés dans la seule
concurrence entre hédonisme moderne occidental ou éthique conforme à des traditions et valeurs
islamiques.
7 Nous ne trouvions alors pas vraiment notre pitance dans l’ouvrage fondateur d’Abdewahab
Bouhdiba, universitaire de double culture qui se laissait malencontreusement enfermer dans le
paradigme psycho-culturel d’une «  personnalité arabo-musulmane  ». Inscrit dans le réformisme
musulman sur quoi s’arqueboutait la modernisation impulsée par Bourguiba, il en appelait à un
islam des origines, où la sexualité était sublimée. La formule allait faire florès, mais le meilleur de
l’ouvrage restait ce témoignage du garçonnet fort peu innocent brutalement chassé du hammam des
femmes où il persiste à voir un paradis perdu. Dans des publications à répétition sur le harem,
Fatema Mernissi en reprenait l’antienne, réaffirmant, sans être vraiment entendue ni de ses
contemporains ni des autorités légitimes, une essence fondamentalement féministe de l’islam2. Les
ouvrages d’Abdessamad Dialmy (1988) et de Soumaya Naamane-Guessous (1997), dont il faudrait
mesurer l’impact au Maroc3, étaient moins critiquables pour leur engagement militant contre le
sexisme et l’oppression patriarcale, que par la légèreté des enquêtes par questionnaires sur
lesquelles ils s’appuyaient et qui les rendaient peu à même de réfléchir l’état de la société réelle.
8 Venant de l’extérieur de l’aire maghrébine, essentiellement francophone, se faisaient sentir les
échos de courants fortement idéologiques construits sur le segmentarisme communautaire
caractéristique des États-Unis d’aujourd’hui, avec les mouvements académiques des gender studies,
des gays and lesbians studies et des queer studies4. Au-dessus de cette mêlée, se situait l’excellente
monographie de Lila Abu-Lughod qui, tout en reprenant les chemins anthropologiques bien balisés
de l’honneur, de la pudeur et de l’ordre social, construisait à partir d’une vraie relation d’enquête,
l’anthropologie des émotions d’une société bédouine. Mais nous n’étions pas au Maghreb.
9 De la nouvelle vague fortement implantée dans la sphère des postcolonial studies, nous ne
parvenions pas davantage à dégager des matériaux ethnographiques susceptibles d’éclairer notre
recherche : des travaux trop sommaires, tels ceux de Stephen O. Murray et Will Roscoe (1997), trop
militants, comme cette thèse du très saïdien Joseph A. Massad, accusant les effets corrupteurs d’un
générique « Gay International » sur les mœurs des sociétés musulmanes (2007), ou faisant référence
à des périodes historiques trop lointaines, comme ceux de Khaled El Rouayheb (2005) qui, prenant
appui sur une documentation tout à la fois juridique, théologique, littéraire et historique, use d’une
approche constructiviste pour questionner l’homosexualité du monde islamique pré-moderne.
10 Cette approche constructiviste a été également celle de Frédéric Lagrange qui oppose à un islam
de jouissance un islam d’interdits fortement imprégné, par voie de colonisation, du puritanisme
européen du XIXe siècle (2008). Bien qu’il s’interroge sur la pertinence de la notion transhistorique
d’une «  sexualité en islam  » et cherche à rendre compte de la réislamisation contemporaine des
pratiques, son ouvrage semble vouloir encore tenter de réhabiliter un islam des origines à l’érotisme
souverain, par opposition aux sévères prescriptions du monde chrétien. Son travail constitue

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néanmoins une contribution importante  : il nuance et redéfinit normes, catégories et pratiques, et
fait bien apparaître à quel point la sexualité est le lieu d’intenses débats politiques contribuant à
définir économie sociale et sentiments d’identités, autour notamment de cette idée que le rapport
homosexuel serait exploité comme métaphore d’une relation à l’Occident dominant vécue sur le
mode d’une corruption morale.
11 Ces dimensions transhistoriques, à la fois parce qu’elles reflétaient des problématiques trop
actuelles, avec la tentation de l’anachronisme, et parce que la pêche aux données à cette échelle ne
pouvait conduire à une expérimentation probante, nous ramenaient vers l’actuel et le circonstancié.
Malgré ses mérites, la thèse de Christelle Taraud sur la prostitution coloniale (2005) s’enfermait
délibérément dans une posture peu à même de conclure au-delà de ses préconceptions. A-t-elle tiré
la mesure du fait qu’il existe une prostitution pré-coloniale et même post-coloniale, et que
l’esclavage sexuel que l’on trouvait dans la société indigène n’était pas totalement un produit
d’importation ?
12 Face à ces écarts de langage, nous préférions remonter à un document dont elle fait un usage
intensif  : une enquête confidentielle produite au Maroc à la fin des années 1950 par les docteurs
Jean Mathieu et P.-H. Maury sur le « Bousbir », quartier réservé de Casablanca. Travail de première
main, unique à ce jour, sur la prostitution au Maroc, ce rapport aborde en détail et dans le quotidien
d’environ six cents prostituées musulmanes ou juives, un fait social que les États indépendants
préfèreront passer sous silence. Évacuées les questions de licéité d’un côté, d’imagerie orientale de
l’autre, il procède plutôt par empathie. L’observation du fonctionnement du quartier réservé est
ordonnée de manière monographique dans toutes ses dimensions, sociales, économiques,
institutionnelles. Bel exemple de science coloniale désidéologisée, il ne cède à aucun essentialisme
ni pudibonderie.

Un angle d’attaque
13 Est-ce donc par devoir de réserve postcoloniale que les sciences sociales européennes ont
pratiqué sur ces questions une sorte de loi du silence «  sur ce qui était la plus bruyante de nos
préoccupations » (Foucault, 1976, p. 209) ? Réfléchissant à l’élaboration de ce numéro, nous avons
assez vite choisi de rechercher des contributeurs susceptibles de produire des enquêtes de terrain,
c’est-à-dire de rendre compte des situations concrètes plus que des positions de doctrines en débat
sur ce thème. Certains des contributeurs jusqu’alors n’avaient jamais travaillé sur la sexualité. Mais
à la marge de leurs enquêtes, au gré de leurs interactions avec les populations qu’ils étudiaient, ils
avaient toutefois recueilli des matériaux, qu’ils n’avaient jamais eu pour projet ni d’ordonner ni de
publier.
14 Avant même de contacter ce nombre finalement assez restreint de chercheurs, nous formulions
une ligne éditoriale : nous voulions nous démarquer de certains lieux communs et notamment d’une
tradition orientaliste qui consiste à partir des textes sacrés pour, au choix, configurer une essence de
la sexualité islamique – on admet mieux aujourd’hui l’écart qui existe entre la théorie et les
pratiques, et les détournements dont le Coran a régulièrement été l’objet – ou réinterpréter ces
textes sous le prétexte qu’ils heurtent des sensibilités fortement encadrées par des idéologies
féministes ou «  droit-de l’Hommiste  », c’est-à-dire, généralement «  occidentales  ». Nous
cherchions à constituer un corpus de descriptions de pratiques sexuelles effectives, directement
racontées ou observées sur le terrain, susceptibles de montrer la porosité des frontières entre normes
et transgressions, raison et passion, privé et public, musulman et non musulman, Orient et Occident.
Nous voulions décrire des sexualités au pluriel, investies d’enjeux politiques, économiques et
civilisateurs et, pour se faire, nous placer au lieu précis de ses rapports sociaux ou antisociaux  :
échanges, circulations, socialisations, représentations, réappropriations, commercialisations, voire
même patrimonialisations, avec leurs articulations de niveaux, du local au global.
15 Algérie, Maroc, Tunisie, Libye, Mauritanie… Tant pour le fond culturel et l’histoire que par
l’ordre moral qu’exerçaient les États contemporains, les contextes nationaux étaient très divers et, à
vrai dire, peut-être peu comparables. Au Maroc, «  Ça bouge  », nous promulgue ce mouvement
culturel dit Nayda, ainsi que nombre de publications en français dont les titres, contenus et styles
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littéraires jouent dans un registre situé entre le témoignage et le scandale. Qu’il s’agisse de
magazines, étonnamment peu censurés, ou de romans à petit ou grand tirage qui sont le fait
d’éditeurs locaux ou français, un discours social est produit jusque dans les salles de cinéma, sur
des sujets aussi brûlants que l’alcool, la drogue, l’homosexualité, la prostitution, le viol, la sexualité
pré-maritale, les enfants des rues, les femmes battues ou la masturbation. L’image qu’il donne de la
société marocaine contemporaine reste pourtant étonnamment indécise, tiraillée entre archaïsmes
sur les repères fondamentaux et pulsions de modernités concurremment occidentales, islamiques ou
coutumières.
16 Nous entendions bien, répétons-le, ne faire ni orientalisme, ni féminisme, ni prédication
militante. Orientalisme  ? C’est ce qui aurait consisté à déduire de la sunna l’existence d’une
sexualité islamique, comme on a pu croire à celle d’une sexualité chrétienne dont Michel Foucault,
dans ses derniers travaux, a eu le temps de dire qu’elle n’avait guère de consistance. Féminisme ?
C’est ce qui aurait consisté à produire au contraire une sorte de contre-orientalisme avec la
conviction (dénoncée) d’une construction idéologique, politique, historique du masculin et du
féminin. Notre projet était d’étudier la sexualité, plus que le genre. Prédication  ? Qu’on nous
autorise cette formulation réductionniste face à des interventions qui, au nom d’idéaux
universalistes étrangement métaphysiques, balancent entre la dénégation de faits récurrents et les
injonctions normatives faisant fi des inerties et de la dynamique réelle des sociétés pour réaffirmer
ingénument une hiérarchie des civilisations mise à mal avec la fin de l’ère coloniale. Même si l’on
pouvait trouver des choses courageuses et remarquablement nuancées dans chacun de ces groupes,
nous souhaitions nous placer sur un autre terrain.
17 Lequel  ? Le seul qui fut jamais, celui que l’on atteint par l’enquête, l’information et
l’observation, auprès d’acteurs sociaux vis-à-vis desquels on s’efforce de maintenir, quels que
soient nos sentiments ou nos convictions, une position de neutralité axiologique. Laissant de côté
les registres des discours normatifs issus du Coran ou la métaphysique culturelle associée à la
femme, au voile, à la norme et à ses transgressions repérées, nous étions dans un certain embarras.
Dans des sociétés où il arrive que l’on s’indigne à entendre prononcer les noms des filles ou des
femmes de la famille hors du cercle du harem, où l’on n’accepte pas même, face au paterfamilias,
d’écouter des chansons d’amour ou de regarder des publicités montrant des corps de femmes un peu
dénudés, il est évident qu’il ne saurait y avoir d’enquêtes extensives comme celle qui a débouché
sur le légendaire rapport Kinsey (Borillo et Colas, 2005). Ce n’est pourtant pas que l’on n’y parle
pas de sexe – et l’on sait que les jeunes gens entre eux, les femmes entre elles, fussent-elles d’un
certain âge, peuvent en parler de façon très crue. Cette parole ne sort jamais d’un cercle restreint.
18 Étant entendu, donc, que ce registre ne pouvait faire l’objet d’une investigation directe ni même
parfois explicite, il n’en restait pas moins que nous ne souhaitions pas nous limiter, comme tant
d’autres sur ce sujet, à des discours. Pour le moins il fallait les contextualiser, rendre compte des
situations d’énonciations respectives de l’informateur et du chercheur, celui-ci étant, selon les cas,
pris à témoin, sollicité, engagé dans un rapport social avec ses enquêtés. Il fallait également
concevoir que nous puissions nous dégager de l’obsession de la norme, figeant des catégories qu’il
s’agissait précisément de redéfinir, notamment celles de la marginalité et de la transgression, de
l’honneur ou de la honte – des termes standard peu clairs et dont nous souhaitions qu’ils
n’apparaissent dans aucun des titres de nos contributions. Notre projet était de nous en tenir à des
plongées ethnographiques très circonstanciées, qui tenteraient de comprendre par quels processus
complexes de socialisation un comportement sexuel est alternativement valorisé ou perçu comme
condamnable. Il fallait pour cela identifier très précisément des lieux, des interactions, des acteurs,
des institutions, des temporalités, des rituels, des normes implicites, des codes, des voies de
circulation. De cela, chacun des contributeurs a tenté de relever le défi.

Ce qui nous a manqué…


19 Entre nos pieuses intentions et le produit de nos travaux, des manques persistent cependant,
concernant notamment la restitution des situations d’enquête et de la subjectivité du chercheur. Il
nous apparaissait que, sur un sujet pareil, les conditions de l’enquête constituaient un objet même
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d’enquête. Les contributeurs ont joué inégalement cette réflexivité concernant le rapport social
construit entre l’enquêteur et les enquêtés, comme ils ont pu hésiter à restituer les discours les plus
crus, les zones d’ombres les plus sombres, les paroles les plus grossières, à ce moment de l’histoire
occidentale où la sexualité des musulmans est régulièrement l’objet d’opprobres. Ces matériaux
auraient cependant pu aider à déconstruire un certain nombre de stéréotypes, occidentaux tout
autant que maghrébins, sur l’ambivalente dualité entre une obsession sexuelle puisant sa source
dans les écrits religieux et littéraires, et une rigidité sclérosante émanant d’un contrôle politique et
social des corps et des pulsions érotiques. Certains chercheurs ont également eu des difficultés à
vaincre leur propre pudeur pour provoquer la parole de leurs enquêtés, et à s’aventurer plus loin sur
le terrain de la sexualité. Car que peut-il en être ici de la consigne malinowskienne d’une
« observation participante » ? Peu d’entre eux ont procédé par questionnement. Ils ont collecté leurs
informations au détour de conversations informelles où se trouvaient colportées des rumeurs,
exprimés des points de vues, livrées des confidences.
20 Certains articles ne sont pas aussi ethnographiques que nous l’aurions souhaité. Restituant plutôt
des discours que des observations directes, ils achoppaient sur le fait évident que, en matière de
sexualité particulièrement, il y a un monde entre dire et faire. Plusieurs d’entre nous ont pourtant
tenté de rendre pertinents ces discours artificiels aussi bien que réels, en les confrontant à des
pratiques attestées, en les mettant en concurrence les uns vis-à-vis des autres, en restituant leurs
contextes d’énonciation, alors que le chercheur est autorisé à les recueillir, voire sollicité pour
devenir le porte-parole d’un groupe minorisé ou marginalisé.
21 Une fois encore, l’opposition entre une ethnographie du dedans et du dehors se révélait peu
pertinente. Il y eut des pudeurs, certes, lorsqu’il s’est agi pour certains d’évoquer leur propre
groupe, tribal, régional ou national  ; des difficultés, parfois, à comprendre les subtilités d’un
dialecte volontairement ésotérique ; des résistances, à se laisser porter par les situations lorsqu’elles
présentaient le risque d’une implication estimée excessive ou peu appropriée. Mais de ce que le
chercheur ait été un homme ou une femme, nul obstacle particulier relevé dans une majorité de cas.
La position même de travailleur lettré permettait au chercheur féminin de se viriliser. Le statut
d’étranger, y compris « de l’intérieur », autorisait le chercheur masculin à prendre place parmi les
femmes et la chercheuse à partager des espaces traditionnellement masculins. L’ethnologue se
construisait là encore une identité décidément complexe.
22 Même ceux qui avaient un rapport organique à cette société n’ont pas su évoquer le rapport
sexuel proprement dit, les pratiques réelles de l’acte, son environnement, ses procédures, ses
variantes plus ou moins tolérées, sa fréquence. Rien sur ces épouses qui vont chez le qadi exiger le
divorce parce que leur mari n’est pas parvenu à se défaire de la mauvaise habitude de la sodomie
contractée dans la jeunesse – le fameux code de la babouche retournée. Rien sur le viol conjugal ou
la répulsion durable exprimée à propos de la sexualité orale – les traités d’érotologie n’en évoquent
même pas la formule – bien qu’elle soit popularisée par des films pornographiques. Le lexique de la
sexualité était certes mobilisé par les jeunes mais souvent pour parler de bien autre chose que de
sexualité. Rassurons donc nos collègues inquiets de tels déballages  : pas de voyeurisme dans ce
dossier. Devant toutes ces choses, nous restons dans l’état de frustration des spectateurs de films des
années cinquante : dès que l’on arrive sur le vif du sujet, la séquence est close sur un fondu au noir.
23 «  Fondu au noir  »  : c’est bien le cas avec ce que nous débusquons ici. Contrairement aux
invocations de la bienveillance coranique vis-à-vis du sexe, de la sexualité virile en tout cas, ce qui
apparaît dans notre dossier ne s’inscrit pas sous le signe du bonheur mais plutôt sous celui des
interminables frustrations de la longue vie pré-maritale – et les démographes mesurent que cette
période se fait de plus en plus longue – où les rapports, occasionnels et hygiéniques, de rapports
homosexuels de substitution (même si cela cache des choix plus fondamentaux) paraissent
davantage gouvernés par la nécessité (ou par la violence) que par un érotisme triomphant. Rares
sont les enquêtés qui ont produit des discours appréciatifs de leur sexualité.
24 Nous souhaitions nous tenir à distance des préjugés sociologiques relatifs au vaste champ des
transgressions mais, de la somme de nos contributions, il ressort que nous n’avons pas pu travailler
sur ce qui pourrait relever d’une «  sexualité ordinaire  »  : celle des jeunes mariés ou des vieux
couples alors même qu’en cette région on dit les hommes « très verts » même à un âge avancé. Si
l’héroïsation est commune à tout processus de récit de soi, elle était ici consubstantielle à la

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production d’un discours sur la sexualité. Au lieu des questions banales de transmission d’un
savoir-faire ou d’un savoir-taire, s’est préférentiellement imposé à l’enquête l’héroïsme
sociologique des prostituées, des homosexuels, des libertins à la sexualité conquérante, guerrière.
Des sujets ne se sont pas présentés  : l’homosexualité féminine, la masturbation, la pornographie,
pourtant largement accessible via Internet, les paraboles et les téléphones portables. Rien non plus
sur les apprentissages techniques de l’acte sexuel, ni sur le rapport au plaisir dans les relations de
domination physique et sociale.
25 L’ensemble de notre dossier reste donc très sociologique  : aucun de nous n’est parvenu à
enquêter sur le corps ou les émotions, qu’elles fussent de désir, de plaisir ou de dégoût. L’affectif a
été largement laissé de côté. Serait-ce que le chercheur y a été sourd ? Pas seulement. Sans doute
l’économique semblait encore une fois ici souverain  : sans argent, sans voiture, sans téléphone
portable, sans vêtements neufs au dernier cri de la mode, nulle séduction, ni rencontre, ni rendez-
vous envisageables. Mais ce n’était pas pour autant qu’il n’y eût pas de sentiments, ni que toute
initiative de séduction fût stratégique. Comme Mauss le souligne sur un tout autre point, le don a
beau créer une dette susceptible d’être remboursée, il est vécu comme un acte désintéressé dont la
finalité n’est pas l’utilité. Probablement les acteurs étaient-ils guidés par des émotions, des passions
même, mais dont ils prenaient grand soin de ne pas parler. Il était manifeste alors que si l’on
pouvait à la rigueur parler de sexualité, le plus scandaleux restait d’évoquer des sentiments. On peut
même aller jusqu’à dire que pour parler de ses émotions, le lexique de la sexualité était un passage
obligé.

Au positif
26 Ce que fait apparaître la somme de nos contributions, c’est qu’il n’y a pas de tradition de la
sexualité spécifique au Maghreb, ni de systèmes de domination définitivement institués. On voit des
catégories de genre constamment redéfinies dans la pratique sociale, et des sociabilités qui ne
respectent que très imparfaitement l’idéal d’une ségrégation entre les sexes, concurrencée par des
frontières d’âge, de maturité, de statut. On voit du local tout aussi désordonné avec toutes sortes
d’étrangers – du touriste au transhumant – et des sociétés aussi démultipliées que le sont les
mobilités contemporaines. Il existe ici des espaces d’expression divers, des pratiques singulières
fortement individualisées ou inscrites dans le local, qui disqualifient toute pensée évolutionniste
vers une seule modernité de modèle occidental. La problématique d’une confrontation absolue avec
un colonisateur, vécue en son temps comme un viol, ne se révèle pas plus opératoire : le touriste
sexuel peut venir de la péninsule arabique, les prostituées « traditionnelles » se sont retrouvées plus
tard dans les bordels militaires, et jusque sur le front d’Indochine, aussi bien que dans les maquis de
la guerre d’indépendance. Certes, l’administration coloniale s’est attachée à réglementer cette
prostitution, non sans dissensions avec les abolitionnistes comme le montre le rapport Mathieu et
Maury cité plus haut. Mais partout où l’on se bat, n’y a-t-il pas des filles missionnées pour remonter
le moral des troupes, qui savent jouer de la domination masculine et coloniale ? Aucune modernité
singulière ne se fait jour là-dedans, si ce n’est celle qui consiste à exhumer, réinterpréter et ajuster
une tradition devenue utile pour concurrencer une norme, tout en restant conforme à l’ethos d’un
groupe. Aujourd’hui comme hier, au gré des petites ou des grandes migrations de travail, de
tourisme, de pèlerinage, la sexualité serait tout autant locale que globale. Le mouvement serait le
même, n’auraient changé que les échelles.
27 On note des innovations linguistiques (grammaticalisation de termes obscènes), technologiques
(téléphones portables, Internet) susceptibles de démultiplier les échanges tout en respectant
l’anonymat des individus. Les conduites sociales varient selon que l’on est en milieu urbain ou
rural, sans pour autant que les stratégies pour se garantir une « sexualité malgré tout » soient, elles,
fondamentalement, différentes. L’opposition entre ville – lieu de débauche bourgeoise – et
campagne – lieu de droiture morale paysanne – est enchâssée de tant de micro oppositions qu’il ne
se crée pas d’effet de rupture sociale. À un paysage de terroirs sociaux se substituerait un paysage
stratigraphique. Bien sûr, on compte de plus en plus de citadins et la question se pose de savoir
comment déculpabiliser les situations de proximité en milieu urbain, pas seulement à vrai dire pour
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enfreindre les règles tout en ménageant les formes – c’est-à-dire surtout la tranquillité et la sécurité
des voisins et témoins, qui pourront toujours dire qu’ils n’ont rien vu – mais aussi pour que se
développe une économie sociale de la sexualité. Autant qu’il faut se dissimuler, il faut se montrer et
la frontière s’amenuise, entre privé et public. Les espaces de rendez-vous se diversifient : salles de
cinéma, cafés, salons privés, toilettes publiques, coins touffus des parcs, appartements à louer ou
voitures individuelles… Le temps n’est plus où les espaces de la sexualité transgressive étaient
nécessairement relégués à la périphérie. Ils gagnent du terrain vers le centre et les mondes ne sont
pas imperméables. Comme hier la maison close pouvait servir de cache d’armes, un même trottoir
voit défiler les mêmes acteurs selon les circonstances habillés en hommes ou en femmes. Espaces
d’anomie ? Des identités s’y construisent, grâce à des médiations et des patronages qui permettent
de structurer des réseaux et des nouvelles hiérarchies.
28 Économie sociale, disions-nous. Économie tout court, aussi sûrement. Dans la plupart de nos
contributions, l’argent est omniprésent. D’une manière ou d’une autre, que l’on s’offre ou que l’on
se vende, que l’on dépense ou que l’on empoche, la sexualité se monnaye et le plus infamant serait
de se donner pour rien. Les conquêtes sont comptabilisées. Elles permettent de défier ses rivaux, de
s’imposer sur la scène sociale comme un gagnant. Au même titre que d’autres biens, voitures,
propriétés, elles constituent un capital, et un capital ostentatoire.
29 Si la pièce jouée est souvent la même, la performance, elle, l’est rarement  : les acteurs, les
costumes et les décors changent, tout comme l’intensité dans le plaisir ou le déplaisir de jouer son
rôle. Consentie ou contrainte – ce point n’est pas toujours évident à établir – la sexualité ménage
des possibilités d’agir au sein de systèmes de domination : « Si l’homme est un idiot, la femme le
chevauche comme un âne » (Abu-Lughod, 2008, p. 143). Nos articles font apparaître des conduites
sociales qui, bien que reconnaissant le référent musulman, superposent différentes échelles ou
univers de normes que, selon leurs contraintes et désirs du moment, les acteurs négocient,
manipulent, contournent sans jamais cesser d’être « quelqu’un de bien ». Qu’ils soient prostitués,
homosexuels, libertins, adultères ou travestis, nos enquêtés ne doutent pas d’être de bons
musulmans. La honte a ses différents registres et ne se trouve pas du seul apanage des femmes, en
certains cas meneuses des passions. Aux uns comme aux autres, il est possible de cheminer en toute
transgression sexuelle sans voir son honneur entaché, et même de créer des sortes de communautés
morales, au sein desquelles on peut agir tout autant par altruisme que par utilitarisme ou
contractualisme. C’est que l’ordre communautaire a ses propres frontières du licite et de l’illicite,
de l’altérité et de l’honorabilité. Fut-elle du trottoir ou de la maison close, dans cette écologie
sociale les désapprobations l’emportent souvent sur les sanctions. Une entente même se fait jour,
autour d’évidentes questions de bon sens économique et sociologique redessinant une morale : celle
des situations particulières.
30 Y a-t-il une leçon à tirer de ces percées monographiques dans ces sexualités vécues ? Percées qui
ne se veulent pas représentatives, encore moins exhaustives dans leur variété, mais qui disent toutes
comment se glisser à travers des frontières trop bien établies pour être constamment efficaces. Deux
observations récurrentes, malgré le disparate des situations et des statuts : la création d’un espace de
mixité souterraine, de jeux amoureux, voire de liberté sexuelle malgré quelque sacro-saint principe
qui chercherait à les encadrer ainsi qu’une tenace obstination à refuser de se laisser enfermer dans
des catégories, fussent-elles celles, même, de l’orientation sexuelle. Malgré une internationalisation
de la question de l’homosexualité et l’émergence de communautés gaies, les homosexuels ne sont
pas forcément seulement homosexuels et on les verra devenir de respectables parents. Douées de
savoirs-faires musicaux et poétiques, les prostituées sont aussi des agents de renseignements, des
moudjahidates, des musulmanes et de bonnes citoyennes comme les autres. Les dragueurs de
touristes ne sont pas tous de ces trop célèbres bezness et il n’est pas plus femmes galantes que les
notables. Les jeunes filles ont appris à être coquettes et à séduire autant qu’à laisser croire à leur
virginité, à jouer licence autant que vertu. Les uns et les autres ne sont pas désaffiliés et n’oublient
jamais de développer des stratégies matrimoniales, au demeurant plus diverses qu’on pourrait le
croire. Désignations, processus d’identification, qualifications des rôles sexuels et manières d’en
tirer profit : le brouillage des acteurs est constant.
31 Ce monde de la sexualité semblait pourtant appelé à être pensé sur le mode de la classification :
la psychiatrie, l’érotologie, la justice pénale et même la consultation religieuse cherchent à

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inventorier des types, des spécialités, des exactions aux frontières impeccablement délimitées. Les
acteurs traversent bien ces pratiques, ces perversions, ces dilections, mais ils semblent refuser de
vouloir s’y arrêter. Le langage commun d’ailleurs s’obstine à jouer sur les termes génériques qui au
choix, prennent une connotation obscène ou au contraire se banalisent alors même qu’ils sont
diablement spécifiques. Au terme de cette enquête et malgré un inquiétant encerclement de l’État,
de la science, de la théologie et même de l’Occident, les types limites de la sexualité héroïque que
sont la prostituée et l’homosexuel se dissolvent. La putain des BMC («  bordel militaire de
campagne  ») va se faire hétaïre, mère maquerelle et finalement épouse  ; l’homosexuel stipendié,
prostitué, travesti, se révéler un travailleur émigré comme les autres, acquérir une épicerie et
s’embourgeoiser, ou rentrer au pays fonder une famille. Chacun son parcours, perçu comme celui
d’une réussite idéale. Plutôt qu’en termes d’identité fondamentale, il faut penser cela comme un
chemin négocié, une ontogenèse individuelle et, si possible, ascendante. Car Dieu est
miséricordieux.
32 On ne peut s’empêcher de penser cet entêtement en miroir avec ce qui se voit en Occident  :
barbus ou rappeurs, beurettes provocantes ou en burqa. C’est tout le contraire qui se passe ici. C’est
à se demander si cette façon de constituer son identité en situation d’émigration n’est pas une
réponse aux injonctions communautaires de l’Occident. Qui a inventé l’identité, la nation, le peuple
et la communauté ? Personne sans doute, mais à force de se l’entendre seriner, on doit finir par se le
faire envoyer à la figure. Un demi-siècle et plus d’idéologie marxiste, de démocratie, de libéralisme,
d’égalité des sexes, de libération des femmes et de respect des différences n’auraient rien donné que
leur contraire.
33 Ernest Gellner notait à propos des sociétés nomades qu’elles n’aimaient pas les spécialistes –
forgerons, commerçants, fonctionnaires de pouvoirs et même hommes de religion (1984). Il
rappelait à ce propos un texte célèbre, tiré de L’idéologie allemande, sur l’avènement de la division
du travail : avec des accents étrangement rousseauistes, le jeune Marx y affirmait qu’il devait être
possible «  de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de m’occuper d’élevage le soir et de
m’adonner à la critique après le repas, selon que j’en ai envie, sans jamais devenir chasseur,
pêcheur, berger ou critique » (1845). C’est un peu à cela que nous arrivons avec nos enquêtes sur la
sexualité dans les sociétés maghrébines d’aujourd’hui.

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Notes
1 On parle de « marginales en terre d’Islam », « de la tolérance en Islam ».
2 Le travail critique sur les faux hadiths sur lesquels s’appuieraient les exégètes pour opprimer les femmes lui
permet de ne pas avoir à s’en prendre frontalement au Prophète (SLBS) et de s’épargner ainsi quelque
méchante fatwa.
3 Les ventes du livre auraient dépassé les 50 000 exemplaires.
4 Théorie qui se penche de façon critique sur la construction des cultures, des identités de genre et des
pratiques sexuelles qui n’entrent pas en conformité avec les cadres normatifs hétérosexistes.

Pour citer cet article


Référence papier
Valérie Beaumont, Corinne Cauvin Verner et François Pouillon, « Sexualités au Maghreb », L’Année
du Maghreb, VI | 2010, 5-17.

Référence électronique
Valérie Beaumont, Corinne Cauvin Verner et François Pouillon, « Sexualités au Maghreb », L’Année
du Maghreb [En ligne], VI | 2010, mis en ligne le 01 janvier 2013, consulté le 16 février 2017. URL :
http://anneemaghreb.revues.org/782 ; DOI : 10.4000/anneemaghreb.782

http://anneemaghreb.revues.org/782 10/11
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Auteurs
Valérie Beaumont
Centre d’Histoire Sociale de l’Islam Méditerranéen (CHSIM), EHESS, Paris

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