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La justice platonicienne

Author(s): Hans Kelsen


Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 114 (JUILLET A DÉCEMBRE 1932),
pp. 364-396
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41086457
Accessed: 26-01-2016 10:08 UTC

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La justice platonicienne

i
La philosophiede Platon est marquée par un dualisme radical.
Le monde platonicien n'est pas un : sous quelque aspect qu'il se
manifeste,il présenteune scission profondequi reparaîttoujours
sous les formesles plus diverses. Platon ne voit pas un monde, il
en voit deux : d'une part il croit contempleravec les yeux de
l'âme le domaine transcendantdes idées situé hors de l'espace
et du temps,la chose en soi, la réalité véritable,absolue, de l'être
immobileet d'autrepart il oppose à ce domainetranscendantcelui
des choses purementphénoménales, situées dans l'espace et le
tempsqu'il voit avec les yeux du corps; c'est pour lui le domaine
des apparences trompeuses,du deveniren mouvement- en réa-
lité un non-être.Tandis que l'un de ces mondes est l'objet -
objet unique - de la véritable connaissance rationnelle,de la
pensée pure et du savoir véritable,de Y « épistèmè», l'autre n'est
que l'objet extrêmementdiscutable de la perceptionsensible, de
la croyance,de la « doxa ». La même antithèsese présentedans
la doctrineplatoniciennedu « peras » et de 1' « apeiron ». D'un
côté, dans la sphèredu déterminé,de la forme,règne le principede
la liberté,soumiseà la loi de finalitéou de normativité.De l'autre,
dans la sphèrede l'indéterminé,de la matière,règne la contrainte,
le rapportde cause à effet,la loi de causalité. Ce serait pour un
moderne l'antithèseentreesprit et nature,valeur et réalité. C'est
« »
l'opposition entre « technè » et « empeiria », entre noesis et
« aisthesis », entrel'activitécréatriceet la réceptivitépassive, entre
« poiesis » et « mimesis », entreunitéet multiplicité,entretotalité
et somme et - sous sa forme la plus générale - l'antithèse
entrele <«même» et 1' « autre ». Du point de vue de l'hommec'est
-
l'opposition - essentielle pour la doctrine platonicienne
entre l'âme immortelle,qui tendvers le divin et la raison - et le
corps mortel,prisonnierdes sens. Enfinc'est l'opposition qui est

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H. KELSEN. - LA JUSTICEPLATONICIENNE 365

fondamentaledans la métaphysique platonicienne,de l'au-delà


supra-terrestreet divin - et de l'ici-bas terrestreet humain1.
Ce dualisme qui s'exprime sous des formessi multiples et si
variées, à l'aide d'une symboliqueà la foisspatiale et temporelle:
le dessus et le dessous, la droite et la gauche, le devant et le der-
rière,jadis et aujourd'hui, n'est au fond,dans son sens primitif,
que l'oppositiondu Bien et du Mal. Ce sens éthique n'est pas le
sens unique du dualisme platonicienmais son sens primaire,c'est
la source la plus profondede la pensée platonicienne.Le dualisme
éthique du Bien et du Mal est le noyau, autour duquel le dualisme
ontologique et celui de la connaissance se développentconcentri-
quement.
Le sens véritable de toutes les antithèses qui formentla sub-
stance de la pensée platonicienneainsi que du « Chorismos » de
Platon réside dans la distinction fondamentale du Bien et du
Mal. Cela ne provientpas seulementdu faitque Platon oppose ces
deux mondes - partoutoù le cas se présente- du point de vue
de la valeur et distingue un monde supérieuret un monde infé-
rieur,un domaine de la valeur et un domaine de non-valeur;mais
de ce que le problème éthique occupe - de façon évidente- la
premièreplace dans la philosophie platonicienne. La notion de
pensée pure, isolée de l'expérience sensible, n'est possible que
dans le domaine moral en tant qu'idée du Bien.
Dans la multiplicitédes spéculations portantsur les sujets les
plus divers, qui constituentl'objet des dialogues platoniciens et
au traversdes digressionsnombreusesqui les caractérisent,l'idée
morale reste le pôle immuable grâce auquel la pensée de Platon
atteintson but malgré les détours fréquentsdu chemin.Et ce but,
c'est celui de toute la philosophie de Platon, c'est le but vers
lequel il a tendude toutesses énergies,qu'il s'est efforcéd'atteindre
dans les directionsles plus différentes, depuis la premièrejusqu'à
la dernière de ses œuvres : le Bien absolu. Mais le Bien ne peut
être pensé sans le Mal et si le Bien doit être un objet de connais-
sance, c'est nécessairementen rapportavec le Mal. C'est le cas
dans la philosophiede Platon qui n'est pas du tout- comme on a
l'habitude de la représenter- une doctrine du Bien, mais une
1. Cf. E. Hoffmann,Plalonismus und Mittelalter (Vorträge der Bibliothek
Warburg,1926), p. i 7-82.

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366 REVUE PHILOSOPHIQUE

spéculationsur le Bien et sur le Mal. Certainementl'idée du Bien se


détache dans la philosophie de Platon avec beaucoup plus de
relief et de netteté que l'idée du Mal ; les pensées qui ont pour
objet le Bien sont plus riches et plus vigoureuses que ceHes qui
ont le Mal pour objet, car ce n'est pas tantla pensée que la volonté
du moraliste qui se dirige vers le Bien. Le Mal ne devraitmême
pas ótrepensé, s'il n'était le pôle contraire du Bien et en cette
qualité pensé en mêmetempsque celui-ci; mais c'est toutet il n'est
associé que simultanémentà l'apothéose glorieuse du Bien. De
même qu'il n'est que l'ombrede la lumièreprojetée par le Bien, il
resteà l'arrière-planau cours des exposés consacrés au Bien. Ce
n'est que dans les derniersécrits de Platon que le Mal revêt lui
aussi des contoursplus précis, qu'il est à l'égal du Bien substan-
tialisé et devientun être particulier.Car c'est à la finde son œuvre
seulementque Platon pense le Mal comme quelque chose de réel,
comme une substance, après avoir été forcé de reconnaîtredéjà
auparavant la nature substantielledu devenir,le non-être,repré-
sentantdu Mal dans le dualisme ontologique. C'est en dernière
analyse la raison pour laquelle, dans la conception primitive
du dualisme platonicien,seul le mondede l'idée, qui est le monde
du Bien - le Bien étant l'idée centrale, l'idée par excellence -
participe à l'être de la réalité,tandis que le monde des choses qui
lui est opposé, le devenir, est nécessairementle non-être.Pour-
quoi? Parce que ce monde du devenir, ce monde de l'expé-
rience, de la réalité perçue par les sens, le monde des hommes
et des faitsest, dans la mesure où il s'oppose à l'idée en tant que
monde du Bien, le monde du Mal - ce ne peut en être autre-
ment,quoique Platon ne le dise pas en propres termes. D'après
lui, seul le Bien doit être : le Mal ne doit pas être. C'est pour
cela justement que le Mal est le non-êtreet le Bien l'être unique,
parce que le moralisteidentifiel'être à ce qui doit être. Le mora-
liste décide que le Mal ne doit pas être et il le considère comme le
non-être;la connaissance satisfaitainsi chez lui les exigences de
la volonté, et ce primat de la volonté sur la connaissance -
décisif pour un tempéramentde moraliste - se traduitobjecti-
vement par le primat de ce qui doit être sur ce qui est, par le
primatde la valeur sur la réalité. Dans un systèmeparfaitdu Bien,
il n'y a pas de place pour le Mal.

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H. KELSEN. - LA JUSTICEPLATONICIENNE 367

Ce fait se traduit chez Platon - non seulementchez lui, mais


aussi dans de nombreusesautres spéculations sur le Bien et sur
le Mal - par la négation de Tètrevis-à-visdu Mal ou de son repré-
sentant ontologique. Ce qui doit être est, possède F « être » véri-
table, quoique - ou par cette raison - ce qui paraît être, n'est
pas ce qui doit être. C'est ce qui rend nécessaire la distinction
entreTètre véritable, réel et Tètre apparent, c'est la raison pour
laquelle il faut rabaisser ce qui, d'après Topinion courante,
constitueTètre,au rang d'une simple apparence d'êtreet établirla
supérioritéd'une pensée, dont l'objet est l'être véritable, sur la
perceptionsensible, dont l'objet est cette apparence d'être(il faut
placer l'Éthique au-dessus des sciences de la nature).Tout cela pour
pouvoir affirmerque le Bien, ce qui doit être, est ce qui est vrai-
mentet que ce qui est d'après Topinionvulgaire - et qui ne doit
pas être,parce que ce n'est pas bon mais mauvais - n'estpas, donc
pour pouvoiraffirmer que le Mal lui-mêmen'estpas. Toute spécu-
lation sur le Bien et sur le Mal, tout essai d'interpréterle monde
du pointde vue moral,viole ainsi la conceptionnaturelledu monde.
Le mondetel qu'il apparaît à la connaissance, qui se dirige sur la
réalitéde l'expériencesensible,c'est-à-diresur la natureet qui tend
à expliquer les choses, cette conceptiondu mondeest renverséeau
profitd'une attitudeintellectuelle,dont l'objet est la valeur (l'es-
prit)et qui tend à justifierles choses, c'est-à-direqui est éthique.
Le Mal étant la négation pure et simple du Bien, le dualisme
éthique est originairementabsolu, et Ton peut considérerla ten-
dance à donner aux idées une allure antithétiqueabsolue comme
le symptômed'une attitudeéthique et normative,dont l'objet est
en dernierlieu la valeuret nonla réalité,Tètretranscendant(ce qui
doit être) et non l'être empirique.L'autre attitudeconsistera- - à
l'inversede celle-ci - à ne pas envisager autant que possible des
antithèsesabsolues ; elle s'efforceraau contrairede relativiserles
antithèses qui se présenteronttout d'abord, c'est-à-direde pro-
céder par degrés intermédiaires,par passages progressifsde l'un
à l'autre, afin de réduire la multiplicitédes apparences en une
série de formes,dont le passage de Tune à l'autre s'effectuegrâce
à des différencesquantitatives. C'est donc avant tout vers le
concept d'évolution que tendraeette attitude.
L'histoirede la pensée grecque montreprécisémentque la con-

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368 REVUE PHILOSOPHIQUE

naissance de la réalité de la nature a commencé à se détacher


des spéculations religieuses et morales par la relativisationdes
antithèsesabsolues - seule façondontl'attitudereligieuseetmorale
est en mesurede se représenterle monde,en rapportanttoutesles
antithèsesà l'antithèsefondamentaledu Bien et du Mal. C'est la
relativisationde l'antagonisme du Bien et du Mal qui permet-
entre autres - de passer de l'éthique à la science de la nature.
Le tournantdécisifconsistealors en ce que le Mal est lui aussi -
et non seulementle Bien - connu comme étantréellementet que
la réalité empirique n'apparaît pas seulement comme mauvaise,
mais aussi comme bonne,comme un mélange de Bien et de Mal.
Cette relativisationde l'antithèse du Bien et du Mal constituela
premièreétape; dans la suite la spéculation sur le Bien et sur le
Mal prendra find'elle-même et en même temps sera refouléeau
profitd'une connaissance de la réalrtéempirique.
La conceptionplatoniciennedu monde montreà ses débuts une
tendance marquée à considérercomme absolu le dualisme fonda-
mental. Platon établit entre les deux mondes, qui séparentl'en-
semble de l'univers en deux, entre le domaine de la « doxa » et
celui de Y « épistèmè », un antagonisme irréductible.Il faut se
détacher absolumentdu monde de l'expériencesensible, marcher
en sens radicalementinverse, si l'on veut dépasser le monde des
apparences pour atteindrela connaissance de l'êtrevéritable.Mais
on ne pourraitcomprendrequ'il faille ainsi tournerle dos à l'expé-
riencesensible et se dirigertoutentiervers l'idée si cela ne signi-
fiait pas qu'il faille se détournerdu Mal pour se diriger vers le
Bien. Voici ce que signifiele célèbre mythede la caverne chez
Platon : « de même que l'œil ne peut se tournerde l'obscuritévers
la clarté qu'en entraînantavec lui tout le corps, il faut de môme
que la faculté du savoir, qui se trouve dans l'âme de chacun et
l'organe qui permetà chacun d'atteindrela connaissance véritable,
cessent de se dirigerversle devenirpour se tournertout entierde
l'autre côté en même temps que l'âme, jusqu'à ce qu'elle soit
capable de soutenir la contemplationde l'être et de sa clarté la
plus vive. C'est ce que nous affirmonsêtrele Bien ». Mais on peut
lire justement dans ce passage que l'âme, quoique douée d'une
grandefacultévisuelle,ne parvientpas à opérercette « volte-face»
et se trouve enchaînéeau Mal de sorte que mieux elle voit, plus

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H. KELSEN. - LA JUSTICEPLATONICIENNE 369

elle fait le Mal ; à elle sont attachés « les élémentsapparentés au


devenir» - c'est-à-direles désirset les concupiscences- « comme
des boules de plomb, qui forcentl'âme à regardervers le bas ».
(République, p. 517-518.) Dans le cas où la sphère de la perception
sensible représentele Mal et la sphère de la pensée le Bien, dans
ce cas seulement on comprendalors qu'on renonce à établir une
liaison entre la perceptionet la pensée. La doctrinedu renverse-
mentcompletne s'explique pas du point de vue psychologique ni
de celui de la connaissance. C'est seulement l'expérience morale
du pécheurdevenu un saint qui fournitle cas typiquepourun chan-
gementdece genre, d'un « renversement» radical. C'est la spécu-
lation sur le Bien et sur le Mal qui relie l'antithèsede la perception
sensible et de la pensée à celle du particulier et de l'idée et la
pousse à l'absolu.
Mais la doctrine platonicienne révèle, outre cette tendance, la
tendance opposée qui consiste à relativiser les contraires. La
pensée de Platon présentela môme scission que le monde qu'elle
reflète.Sans doute on constate dans ses œuvres un dualisme
radical qui ne tolère pas qu'on puisse passer d'un monde à l'autre
et que la connaissance puisse ainsi progresserde l'un à l'autre;
Platon faitpreuve d'un pessimismeprofond,qui nie le monded'ici-
bas et affirmequ'on ne peut le connaître, tandis qu'il soutient
l'existence de l'au-delà et affirmequ'on peut le connaître.Platon
professeun dualisme pessimiste,qu'il pousse à l'extrêmejusqu'au
renversementle plus violent qu'un génie moral ait osé, dans son
méprispour la Nature et la Science, en proclamant que les don-
nées de l'expériencene sont pas connaissables et que l'objet de la
connaissance véritableest ce qui est situé au-delà de toute expé-
rience. Mais d'un autre côté Platon s'efforce- et cela de façon
trèsclaire - de combler,d'une manière quelconque, l'abîme qui
sépare ces deux mondes, d'intercaler,entre les contrairesirrécon-
ciliables, produitsd'une spéculationdualiste, un moyenterme qui
joue le rôle d'intermédiaire.Sous les formesles plus diverses se
manifesteégalementcette doctrinedu « metaxy » qui caractérise
de façon symptomatiquele passage du dualisme pessimisteà une
attitudequi reconnaîtaussi le monde de la réalité empirique.

24 Vol. 114

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370 REVUE PHILOSOPHIQUE

II
L'activitéspirituelledes grands moralistes est plus que toute
autre intimementmêlée à leur vie personnelle; toute spéculation
sur le Bien et sut le Mal a sa source dans l'expériencemorale qui
ébranle l'hommetout entier. Le pathétique puissant qui est à la
base de l'œuvre de Platon, son dualisme tragique et ses efforts
héroïquespour le surmonteront leur fondementdans le caractère
particulierde cette individualitéphilosophique et dans l'origina-
lité de son destin,qui déterminentson attitudetoutà fait person-
nelle devant la vie.
Or le cours de la vie de Platon est déterminéessentiellement
par la passion amoureuse, par l'Eros platonicien.D'après les docu-
ments laissés par Platon qui nous donnentune image de l'homme
qu'il a été, Platon n'apparaîtpas comme une naturecontemplative
et froidede savant, que la connaissance satisfaitpleinement; ce
n'est pas un philosophe qui de toutson être ne tend qu'à pénétrer
le devenirchez l'hommeet en dehors de l'homme; ce n'est pas un
penseur qui s'efforceuniquementde résoudre la confusionet la
multiplicitédes données. C'est une âme ébranlée par les passions
les plus violentes et dans laquelle vit intimementapparentée à
son Eros - de sorte qu'on ne peut l'en séparer- une volonté de
puissance, dontl'objet est l'hommeet qui ne se laisse pas refouler.
Aimerles hommestout en songeantà formerleur espritet à faire
de leur communauté une communauté d'amour, c'est ce à quoi
Platon a aspiré toute sa vie, le but de ses effortsétant de former
Fhommeet de réformerla communauté humaine. C'est pourquoi
l'objet favoride la pensée platonicienneest l'éducation et l'État;
le problème essentiel devient alors la recherche du Bien, de la
justice, seule justification de la domination de l'homme sur
l'homme,seule légitimationde la « paideia » commede la « poli-
teia ». Mais la passion de Platon pour la pédagogie et la politique
a sa source dans son Eros. D'autre part si l'on reconnaîtdans cet
Eros le principe dynamique'de la philosophie platonicienne, on
n'a pas le droitde fermerles yeux devant le caractère spécial de
cet Eros. C'est en effetce qui déterminel'attitudepersonnellede
Platon vis-à-visde la société en général et de la société démocra-

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H. KEL.SEN. - LA JUSTICEPLATONICIENNE 371

tique d'Athènesen particulier; c'est ce qui détermineaussi son


besoin de fuirce monde et son désir de le domineren le modelant
à son gré.
L'Eros qui porte Platon à l'amour des adolescents menace de
l'opposer à la société et par là au monde en général. Cet Eros en
effetne se présentepas chez Platon sous la formeque Ton rencon-
trait fréquemmentdans les milieux distingués d'Athènes (mais
seulementdans ceux-ci, à l'exclusion des classes populaires) où
cet Eros venaitélargir et enrichirla vie sexuelle normale : chez
Platon il l'exclut. Ceux qui aimaient les beaux adolescents avaient
à l'ordinaire femme et enfants. Socrate aussi tout particulière-
ment.Mais la femmen'a joué aucun rôle dans la vie de Platon.
Le mariage, que la religion grecque entourait d'une auréole
sacrée, et la famille,cet élémentessentielde l'État grec, lui sont
restés profondémentétrangers,à lui qui a passé toute sa vie dans
un milieu masculin. Il se sentait hors d'état de remplirson devoir
patriotiquele plus importantet d'engendrerune descendance qui
donnât à l'État de nouveaux citoyens.Le. sentimentde cetteinca-
pacité a dû lui être d'autant plus pénible que, de par toute son
attitudeintellectuelle,il était contrela décadence morale de son
époque et pour le retour aux mœurs ancestrales. Le fait que
Platon différaitdes autres menaçait de le faire entreren conflit
avec la réalité sociale et les lois qui régissentson développement,
celles-ci étant tout à fait étrangères au tempéramentdu philo-
sophe.
En dehors du milieu culturel dorien, la pédérastie passait à
Athènesspécialement(peut-êtrejustement en raison de ce qu'elle
était répandue dans certains cercles) pour un vice contre nature.
On n'en trouve aucune trace chez Homère. Malgré leurs sympa-
thiespersonnelles,les grands tragiques, Eschyle et Sophocle, ne
semblentpas avoir osé prendreposition pour la pédérastie. Euri-
pide la réprouvaet la comédie - surtoutavec Aristophane- l'a
fustigéeavec une ironieet un mépriscinglants.Les sophistes l'ont
combattue délibérément. Enfin la législation criminelle athé-
nienne est franchementhostile à la pédérastie.
Les dialogues platoniciens le Banquet et le Phèdre où Platon
prend, contre l'opinion officielle,la défense de cet Eros et s'en
déclare partisan - quoique sous sa forme spiritualisée seule-

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372 REVUE PHILOSOPHIQUE

ment- contiennentun certain nombre de témoignages - indi-


rects sans doute - de la réprobationmarquée de la société athé-
nienne envers la pédérastie. Mais ce môme Eros a été qualifié de
dangereux pour l'État, « source de malheurs incalculables pour
l'État et le particulier » par le vieux Platon, dans sa dernière
œuvre, dans les « Nomoi », à une époque de sa vie sans doute, où
il était déjà délivréde sa tyrannie.Le conflitn'a pu êtreévité que
grâce à l'énergie sans exemple et à la forcemorale considérable
avec laquelle le jeune homme et l'homme, chez Platon, se sont
efforcésdès le début d'intellectualiserleur Eros. Platon le metau
service de sa philosophie et faitde la vision de cet enfantchéri la
premièreétape sur la voie qui mène à la connaissance du Bien :
ce faisant il dépouille son Eros de sa nature la plus intime et
l'affranchitde toute sexualité; sous la pressiondes idées en cours
dans la société et de sa propre convictionmorale il le sublimise
complètementet atteintpar là le but de ses efforts: la justification
de son Eros. C'est dans le Banquet, ce « Cantique des Can-
tiques » de l'amour platonicien, que le philosophe justifie son
Eros - dont il peut avoir plus souffertque ne le trahissentles
dialogues - devant lui-même et devant le monde, lequel reçoit
ainsi sa justificationmorale aux yeux de Platon. La réponse que
celui-ci met dans la bouche de Diotimela voyante,interrogéepar
Socrate sur la natured'Eros, est la suivante : « Oh ! Socra te, c'est
un granddémon et, comme tout ce qui est démoniaque, il occupe
une place intermédiaireentre Dieu et l'homme... il est au centre
de tous les deux, de sorteque le tout est lié en lui-môme.» Ce qui
a scindé le monde platonicienl'unit ainsi de nouveau. C'est Eros
qui a produitle « Chorismos» et c'est Eros qui le supprime.
Par là s'effectueun tournant optimiste dans le dualisme de
Platon. Sa philosophie tend à fairede l'antithèse du Bien et du
Mal une antithèserelativeet, en mômetemps,se dirigede nouveau
vers l'ici-bas et vers une conception unifiéedu monde qui com-
prend aussi la nature, car celle-ci n'est plus vue seulement du
point de vue éthique, mais aussi conçue comice étant, parce
qu'elle n'estplus pour Platon le Mal pur et simple. Cette nouvelle
orientationde sa philosophiele ramène avant tout à l'État et à la
société. Il est extrêmementsignificatifque Platon, dans le dis-
cours de Diotime- comme d'ailleurs dans les discours de tous les

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H. KELSEN. - LA JUSTICEPLATONICIENNE 373

convivesdu banquet - souligne le caractère social de son Eros,


pour le défendrecontre le reproche qui lui est fait d'ordinaire,
d'être dangereux pour la société et pour l'État. Platon assure
- et là-dessus il revientà plusieurs reprises- que l'amour des
adolescents, spiritualise,- il est d'ailleurs le seul qui puisse être
spiritualise - est capable lui aussi d'engendreret d'avoir une
descendance. Par le truchementde la voyante Platon annonce
que les plus beaux enfantsde cet Eros spirituel,engendrés dans
Pâme, ne sont pas seulement les poésies et les produits des arts
plastiques, mais aussi l'ordre social, les constitutions,les lois, les
produitsde la justice. Parmi les « enfants immortels», qui con-
stituentune descendance plus glorieuse que les enfantscharnels,
Platon range les lois de Solon et les enfantsque « Lycurguelaissa
à Lacedèmone pour sauver l'Hellade ». C'est une confidence
extrêmementpersonnellede Platon, car ce sont là les enfantsque
son Eros voulait avoir : les lois les meilleures,l'ordresocial fondé
surla justic.e,l'éducation qui convientle mieux à la jeunesse. Ce
passage dévoile de la façon la plus claire le rapportintime qu'il y
a entre l'Eros de Platon et sa volonté de puissance, son désir de
dominerles hommes,entre sa passion erotique et sa passion pour
la pédagogie et la politique4.

III

Le résultatdes dernièresrecherchessur Platon a été d'ébranler


fortementl'opinion suivant laquelle Platon serait un philosophe
tournétoutentiervers la théorieet préoccupéavant toutde science
exacte. On sait aujourd'hui que le tempéramentde Platon était
celui d'un politicienet non d'un théoricien.Maintenanton le con-
sidère comme un de ces hommes qui sont faits pour commander
(« Herrenmensch»), un « caractèreimpératif» et l'on voit surtout
en lui l'éducateur et le fondateur.Qu'il l'ait vraimentété, qu'il ait
eu réellementune forcede volonté extraordinaireet les aptitudes
d'un homme d'action génial, il est permis d'en douter. La seule
chose que l'on est en mesured'affirmer est que cela était son idéal
personnel,qu'il ne lui a pas été donné de réaliser extérieurement,
1. Cf. Gaslmahl, Uebersetzt
and eingeltitel
vonKurt WIdeirandt, 6 avril 1922,p. 57.

24a Vol. 114

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374 REVUE PHILOSOPHIQUE

pour des raisons diverses. En tout cas, son attitudeintellectuelle


tout entière n'est pas celle d'un hommequi a en vue l'être,mais
bien plutôt ce qui doit être - ce qui faitentrerenjeu la volonté
et non la connaissance. Sa volonté étant celle d'un moraliste et
d'un politicien,est fondéesur la métaphysiqueet se manifesteen
conséquence sous la formed'une idéologie ouvertementreligieuse;
aussi donne-t-ill'impressiondans ses écritsbeaucoup moins d'un
moralisteéruditet systématiqueque d'un prophètede l'État idéal;
il se révèle beaucoup moins comme un psychologueou un socio-
logue attaché à la réalité sociale que comme un homme dontle
souci essentiel est de prêcherla justice.
C'est avant tout dans l'autobiographie de Platon que nous
trouvonsdes témoignagesde cetteattitude,dans la lettreVII où
le philosophe devenu vieux, au cours d'une de ses heures les plus
graves, rend compte de sa vie à lui-mêmeet au monde. Platon
confesse que son désir le plus ardent a été, dès sa jeunesse, la
politique et qu'il a attendutoute sa vie le momentfavorablepour
agir. Même si nous n'avions pas cet aveu de Platon, il n'en est
pas moins vrai que la primauté de la volonté politique sur la
connaissance se dégage clairementà la lecture de ses dialogues.
Le fait déjà que le problèmeessentiel de toute sa philosophie est
le problèmede la justice, auquel tout est subordonné,trahit sa
préoccupationprincipale: trouverune base morale à l'action. Une
foulede détailsdans l'œuvrede Platon permettent de déceler quelle
estsa passion .dominante: la politiqueet son souhait le plus ardent:
le pouvoirabsolu dans l'État. En supposant que ce désir ne se soit
pas expriméde façonsymptomatiquedirectementet indirectement,
il suffirait pour s'en rendrecompte de considérer la thèse princi-
pale de Platon : la tâche du philosophe est de gouverner - et
l'exigence qu'il ne se lasse pas de formuler: tout le pouvoir à la
-
philosophie il ne s'agit pas d'une philosophiequelconque, mais
bien de la seule philosophie vraie, la seule qui permettede con-
naîtrela justice et ainsi de légitimer les prétentionsà la domina-
tion : la philosophie platonicienne.
D'ailleurs il n'y a pas que dans l'œuvre de Platon que se mani-
festesa passion pour la politique; on la retrouvedans sa vie aussi.
Elle est marquée par une entreprisepolitique, qui a préoccupé
Platon de puis sonpremiervoyageen Sicile - à Tage de quaranteans

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H. KELSEN. - LA JUSTICEPLATONICIENNE 375

environ- presque jusqu'à sa mort,et qui a obscurci ses derniers


jours. Il s'agit de l'essai entreprispar Platon de gagner à ses idées
Denys, le jeune tyrande Syracuse. C'est le « démon » erotiquede
Platon qui lui a inspirécettedémarche fatale. Il aimait passionné-
mentle jeune Dion, parentdu tyran,et Dion, peut-êtreanimé des
meilleuresintentions,peut-êtreseulementpourréaliserl'idéal poli-
tique de Platon, a essayé de s'emparer du pouvoir à Syracuse.
Mais cetteentreprisea mêlé l'Académie platonicienne- ou en tout
cas plusieursde ses principauxmembres- à une sanglanteguerre
civile, au cours de laquelle le grand empire sicilien fondé par
Denys l'ancien - un des États les plus puissants de l'antiquité
grecque et peut-êtrele dernierrempartde la culturehellénique -
a été détruitet la réputationde l'Académie compromise.Le rôle
joué par l'Académie avec la tolérancetacitede Platon au cours de
l'entreprisesanglante de Dion n'est pas la seule raison qui nous
autorise à ne pas voir dans l'Académie cette paisible école de la
sagesse, ce sanctuaire de la science, étranger à toute agitation
mondaine, qu'on a voulu si longtemps voir en elle. L'Académie,
fondéepar Platon au retourde son premiervoyageen Sicile et qui
futtrèsen vogue dans les milieuxaristocratiquesparticulièrement,
n'est pas - et les dernièresrecherchesle démontrent- une école
de savants, mais bien plutôt un conventiculeformésur le modèle
des communautés pythagoriciennes,une communautébasée sur
la religionplatonicienneet l'Eros platonicien'. On aperçoitaujour-
d'hui, plus nettementqu'auparavant,toutparticulièrement la fonc-
tion politique de l'Académie, son caractèred'institutionprépara-
toire à la professiond'homme d'État. Ce sont ses tendancesréso-
lumentantidémocratiquesqui en ont faitun centreréactionnaire.
Elle n'était pas seulement une pépinière de politiciensconserva-
teurs, mais encore un foyerd'opérations politiques (comme le
montre l'aventure syracusaine). Cela correspond absolument à
l'attitudefondamentalede Platon, dans l'espritduquel l'école rem-
place la politique et est en même temps la cellule virtuelle de
l'État véritableselon Platon 2. L'activité littérairede l'Académie
n'était pas tellementtournée vers la science exacte que vers des

1. Cf. E. Hovvald, Die platonischeAcadémie und die moderneuniversi


tas litte-
rarum,1019.
2. Cf. P. Friedlacnder, Platon, I, 1928, p. 31.

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376 REVUE PHILOSOPHIQUE

spéculations éthiques et mystiques, aussi l'a-t-on traitée à bon


droitde « secte métaphysique»*.Sans aucun doute on peut en tirer
des conclusions sur l'attitude de Platon à la lin de sa vie. Cette
attitude se caractérise par un abandon complet du rationalisme
socratique et par le faitque Platon se rendde plus en plus compte
de la transcendancede l'objet de toute connaissance morale,dont
le résultat- il en est convaincu - ne peut être exposé de façon
rationnelle. Puisque l'irrationnelne se prête pas à un exposé
rationnel,Platon se sert avec de plus en plus de prédilectiondu
mythepour exprimerses idées essentielles.Ce n'est pas un homme
de science. Celui qui ne parle qu'en termesprophétiqueset obscurs
comme un voyant et qui parle plus de l'au-delà que de l'ici-bas,
ne peut avoir en vue une théorieexacte, peut-êtrequelque chose
de plus haut et de plus important.
Il a plongé ses lecteursdans un-grand embarras,en déclarant à
plusieurs reprises et de façon non équivoque, que les œuvresde
lui qui ont été publiées sont loin de contenirsa pensée véritableet
qu'au fond elles ne sont nullementses propres œuvres. Si l'on
tientla deuxième lettrepour authentique,Platon aurait dit ne pas
avoir écrit encore le moindremot sur le véritablesujet de sa phi-
losophie, et ce qui en constituele problèmeessentiel. Dans ce pas-
sage, il est dit en proprestermes: « il n'y a pas .d'écritsde Platon
et il n'y en aura pas. En ce qui concerne les écrits que l'on
m'attribue,ce ne sont pas autre chose que les œuvres de Socrate,
d'un Socrate plus affinéet plus jeune. » Ce n'est pas l'attitude
d'un savant ayanten vue la connaissance scientifique,ce n'est pas
l'attituded'un hommeprêtà prendrefaitet cause pour sa théorie
que de considérercomme nuls et non avenus des travauxpubliés
pendant des années et de rejeter toute responsabilité.C'est bien
plutôt l'attituded'un politicien,pour qui la « théorie» n'est pas
une finen soi, mais un moyenlui permettantd'atteindreun autre
but; et ce but se trouveêtre,non pas apaiser la soifde savoir qu'ont
les hommes, mais déterminerleur volonté,formerleur caractère,
éduquer les hommes,en un mot les dominer. Nous devons donc
admettrequ'il n'y a pas de théorieplatoniciennespécifique,c'est-
à-dire de théoriequi soit liée indissolublementau nom de Platon ;

1. P. Landsberg, Weseno. Bedeutungder plat. Academic,1928, p. 31.

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H. KELSEN. - LA JUSTICEPLATONICIENNE 377

en tout cas nous n'en connaissons aucune. C'est Platon lui-môme


qui le veut.
C'est là égalementla significationprofondede ce fait singulier,
que Platon, dans les œuvres qui portentson nom, ne se met
jamais en scène et ne prend jamais à son compte les opinions
qu'if expose : il se couvre généralement de la personnalité de
Socrate, plus tard c'est un autre, l'Étranger, l'Athénien.C'est la
véritableraison pour laquelle il a choisi la formedu dialogue :
Sans doute en raison de sa naturedouble, du conflittragique qui
la déchirait,Platon se sentait-ilplus attirépar une formelittéraire
qui lui permettaitde procéderautrementque dans le traitéscien-
tifique,conçu sous la formede monologue,où Ton ne peut exposer
qu'une opinion et par là ne mettreen lumière qu'un côté du pro-
blème. Personne ne pouvait avoir plus que Platon le besoin de
laisser la parole à l'adversaire, cet adversaire qu'il sentait lui-
même dans son propre cœur et dont il ne pouvait s'affranchir
autrement.-Maisplus encore que ce besoin de se délivrer,ce qui
explique que Platon se soit trouvé attiré par le dialogue, c'est la
possibilitéque lui offrecelui-ci,de ne pa« s'identifierpurementet
simplement,et sans réserve, avec une théorie quelconque, si
fondéequ'elle soit.
Dans un drame, aucune des opinions émises par les person-
nages ne peut passer pour exprimer l'opinion de l'auteur sans
plus ; ce n'est pas davantage le cas lorsque le dramaturge met
dans la bouche d'un de ses personnages une opinion qu'il lui fait
développer avec une rhétoriquepersuasive et prouver par ses
actions. De môme Platon ne veut pas finalementprendreà son
compteles opinions émises, qu'il met dans la bouche de Socrate
et qui dans l'espritde Platon ne contiennentpas en dernièreana-
lyse l'essentielde sa pensée : c'est irrationnelet pour cette raison
inexprimable.De mômece qu'exprime son héros n'estpas son der-
nier mot. On a dit et reditmaintesfoisque Platon n'est pas seu-
lement philosophe, mais aussi et môme davantage poète; dans
mainte de ses œuvres on a vu davantage de beaux drames que le
résultatde recherchesscientifiques.Et effectivement Platon est un
dramaturge,dans le sens où l'importantpour lui n'est pas ce que
ses personnagesdisent; que cela soit plus ou moinsexact, cela lui
est indifférent. Mais ce à quoi il attache surtoutde l'importance

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378 REVUE PHILOSOPHIQUE

c'est à l'effetobtenu par ces propos et le rythmeselon lequel ils


alternent,par la façondontle dialogue suit une courbeascendante,
qui laisse au sommet le lecteur hors d'haleine, pour redescendre
ensuite,tandis qu'un rythmeplus apaisé rachète l'oppression du
début; mais cela ne doit nullementaboutir à une solution scienti-
fique. Platon est dramaturge,avec cetteseule différenceque l'effet
qu'il chercheà obtenirn'est nullementesthétique,mais de nature
à la foismorale et religieuse. Aussi le savoir de Platon n'est-ilpas
une finen soi, et la science n'est-elle pour lui - exactement
commepour les Pythagoriciens- qu'un moyenen vue d'une fin.
Le savoir est nécessaire à l'homme pour agir comme il faut et
c'est pour cela que la connaissance ne doit être que la connais-
sance du Bien, de la divinité.
Tout un monde sépare cette conception platonicienne de la
conceptionmodernede la science, qui présuppose essentiellement
que la recherchedu savoir n'a pour but que la connaissance, et
que celle-ci ne doit pas se dirigervers un but extérieur; elle pré-
suppose enfinque les besoins de la volonté et de l'action, c'est-
à-dire le besoin de domineret d'être dominé,que la politique ne
doit pas avoir d'influencedéterminantesur les résultatsde la con-
naissance. C'est pourquoi la science est avant tout science de la
nature. La science de l'hommevoulant et agissant et des relations
des hommesentreeux, la science modernede l'État, du droitet de
la société est basée, elle aussi, sur le postulatde son indépendance
complète vis-à-visde la politique comme de la religion, et là-
dessus elle se montre intransigeante.Connaître le monde, la
nature ou la société, est un but du même ordre qu'agir par la
volontésur le monde,pour le formerou le réformer,pour l'édu-
quer ou le dominer.La loi vitale de toute connaissance pure est
la connaissance pour elle-même. Cela s'applique tout particuliè-
rementaussi à la science sociale, du faitqu'elle ne peut plus, une
fois mise au service de la politique, servir l'idéal de la vérité
objective,et qu'elle devientalors nécessairementune idéologie du
pouvoir. Or la philosophiede Platon s'engage délibérémentdans
cettedirection,commele montrebien la conceptionplatonicienne
de la vérité. Cette conception est extraordinairement typique et
caractérise,au même titreque l'amour platonicien,l'espritdu phi-
losophe.

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H. KEL.SEN. - LA JUSTICEPLATONICIENNE 379

IV
La conception platoniciennede la vérité s'exprime principale-
mentdans la doctrine- exposée dans la République - de la jus-
tificationet même de la nécessité du mensonge en tant qu'elle
permetde gouvernerpour le mieux; dans la distinctionentre le
mensongequi est mauvais et celui qui est « vrai », parce que salu-
taireet qui est une véritéd'État : la raison d'État. Dans l'État idéal
- c'est-à-diredans celui où domine la philosophie de Platon -
déclare celui-ci, le gouvernementdevra user de « tromperies» et
répandre« toutes sortes d'illusions » « pour le bien des sujets ».
La nécessité pour le gouvernementde mentirde la sorte appa-
raît - pour ne prendrequ'un exemple - dans la façon dont l'État
doit réglerla générationdes enfants.Les couples particulièrement
aptes à la reproductionet qui sont sélectionnés par le gouverne-
mentdoiventavoir l'illusion qu'ils ne sont pas seulementdes ins-
trumentsdans les mains de ce dernier.Les individus ainsi accou-
plés doiventcroireque c'est le sortqui les a destinés l'un à l'autre
et dans ce but Platon propose d'introduireun systèmetrès adroi-
tement imaginé; cela pour cette raison, entre autres, que les
couples, dont les enfants, à cause de leur infériorité,ne sont
pas élevés, en rejettentla faute sur le hasard et non sur le gou-
vernement(Bép., V, p. 459). Platon exclut la peinture(ainsi que
la poésie imitative) de son État idéal en tant que « génératrice
d'illusions »; parce qu'elle fait accroire aux hommes quelque
chose qui n'est pas. Mais le môme Platon n'éprouvepas le moindre
scrupule à violer le domaine le plus intimede l'hommeen le trom-
pant de façon aussi scandaleuse. Or l'État a dans cette sphère un
intérêtvital et l'intérêtde l'État - qui dans l'État idéal coïncide
avec la justice, l'emportesur tout,même sur la vérité. Il y a dans
la théoriepolitique de Platon un principequi se détache avec par-
ticulièrementde relief,et peut êtreconsidérécomme une maxime:
la finjustifie les moyens - • et qui n'est qu'une conséquence du
primat de la volonté sur la connaissance, de la justice sur la
vérité.Du point de vue politique, qui s'élève au-dessus de tous
les autres, l'importantn'est pas de savoir si ce que croient les
sujets est conformeà la vérité,mais bien de savoir si cela est utile

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380 REVUE PHILOSOPHIQUE

à l'État, est de natureà maintenirun certainordresocial considéré


commejuste; aussi Platon revendique-t-ilpour le gouvernement
le droit de déterminerl'opinion des citoyens par tous moyens
jugés appropriés. Dans le dialogue des Lois (II, 7-9, p. 662-666)
il fait,en cet ordre d'idées, un certain nombre de propositions
étonnantes.Pour ne prendreici qu'un exemple,rappelonsque Pla-
ton veut,pourinspireraux citoyenscertainssentiments,les diviser
en trois chœurs : les petits garçons, les jeunes gens et les vieil-
lards. Ces chœurs doiventchanterles chants prescritspar le gou-
vernementet proclamer ce qui est dans l'intérêtde l'État et
répandreainsi parmiles citoyensla croyanceà de telles doctrines,
avant tout celle d'après laquelle le juste est heureux et l'injuste
malheureux.
Sur ce point Platon déclare : « à supposer qu'il n'en soit pas
ainsi, un législateur qui est bon à quelque chose se permettrait
dans ce cas d'agir contrela vérité; il n'ya pas en effetde mensonge
plus utile et plus propreà agir en sorte sur les individus,qu'ils
se conformentd'eux-mêmesà la justice, au lieu de ne le faireque
par contrainte» (II, 8, p. 663). Comme l'on se heurteranaturelle-
mentchez les hommesles plus vieux à une certaine résistance-
car chacun en vieillissantéprouvera une répulsion croissante à
chanteret à danseren public- l'État feraen sorteque les membres
du troisièmechœur, du chœur dionysiaque, soient enivrés sous
la directionde fonctionnairesdu gouvernement.Une fois mis en
état d'ivresse, ils se laisseront mener aussi facilement que des
enfants.C'est d'autant plus curieux que Platon se fait une idée
trèsnettedes dangersde l'alcoolisme et veut en conséquence voir
limiterénergiquementla consommationdu vin. Dans ce passage
il compare l'hommeà une marionnetteentre les mains de la divi-
nité, du divin joueur de marionnettes(I, 13, p. 643). De même
que celui-ci, le gouvernementreprésentantla divinitéa le droit
de manœuvrerl'homme - autant que possible par des fils invi-
sibles - si c'est seulementpour son bien et pour la réalisation
de la justice. Dans le même ordre d'idées, Platon fait d'autres
propositionsqui tendenttoutes à mettreexclusivementau service
de l'État la religion,la science et la poésie, dans la mesure où elles
sont productricesd'idéologies. Il propose même d'abolir toute
libertéintellectuelleet d'établirle monopolede la productiondes

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H. KELSEN. - LA JUSTICEPLATONICIENNE 381

idéologies, une sorte de dictaturequi ne se soumet pas seulement


la volonté et l'action, mais aussi l'opinionet la croyancehumaines.
Ce n'est peut-êtrepas si étonnantde voir Platon en tant que
politicienou théoriciende la politique se placer à un pointde vue
pragmatique,duquel ce qui est utile à l'État, et par là juste, est
en môme tempsvrai. Mais en tant que théoriciende la connais-
sance et psychologue,il éveille parfoisl'impressioninsurmontable
de faire- quoiqu'il ne le dise pas expressément- des réserves,
comme si la vérité était double. Comments'expliquer que d'un
côté il développe une doctrinedes idées à tendance monothéiste
très marquée, et que de l'autre il maintienne expressémentla
religiondu peuple officielleavec sa multiplicitéde dieux anthrapo-
morphes, ce qui est absolument inconciliable avec le mono-
théisme? - II est également bien difficilede s'expliquer le fait
que, d'après sa doctrinedes idées, le généralseul est éternellement,
le particuliern'existantpas et que, d'autre part, la doctrineplato-
niciennede l'immortalitéde l'âme attribueune existenceéternelleà
la personnalitéindividuellesous sa formulaplus particulière.Nous
ne comprenonspas bien non plus que justementdans une œuvre
où il fait des déclarationsextrêmementpersonnelles,le Banquet,
il ne parle pas du tout de l'immortalitéde l'âme dans le sens d'une
âme-substanceindividuellecontinuantà vivreaprès la mort,mais
dans un sens figuré: le nom et la gloire surviventaprès la mort.
En présence d'un cerveau aussi puissant que Platon on hésite à
ne voir là-dedans que des contradictions.On tend plutôt à sup-
poser que Platon était tout à fait conscientdes aspects différents
sous lesquels se présentait sa doctrine et que sa conception de
l'Eros comportaitdifférents degrés - de mêmeque sa conception
de la vérité. Platon devait penser en particulierqu'il y avait une
véritéscientifiqueet rationnelle,une vérité pédagogique et poli-
tique, une vérité religieuse; celle-ci devait lui apparaître plus
importanteque celle-là et occuper à ses yeux une place plus
élevée. Platon décrit la façon dont l'âme après la mort parvient
dans l'au-delà et il dit dans le Phédon : « A propos de telles
questionsil ne conviendraitpas à un hommeraisonnablede vouloir
démontrerla véritéabsolue de ce que j'ai exposé. Du momentque
l'immortalitéde l'âme est absolument hors de doute, on serait
bien justifiéà croire que, en ce qui concerne nos âmes et leurs

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382 REVUE PHILOSOPHIQUE

séjours,il en est ainsiou à peu prèsainsi,et cettecroyancevaut


bienque l'ons'yabandonne.C'esten effet un beau risqueà courir
et l'esprita besoin,pourêtretranquillisé, de tellesreprésentations
qui agissentcommedesparolesmagiques.Aussimesuis-jeattardé
si longtemps à vousfairecettedescription fictive.» (LXIII, p. 114.)
Et comme,suivantla doctrinedéveloppéepar Platon,la connais-
sance est basée sur le faitque l'âmese souvientde ce qu'elle a
contemplédans l'au-delà avant sa naissance, le philosophe
déclare: « je ne voudraispas prendrefaitet cause » pour cette
théoriede la connaissanceconsidéréecommeréminiscencede
l'âme.L'argument essentielqu'il apportepoursa théoriecontrela
doctrine sophistique de l'impossibilitéde touteconnaissancecon-
sisteen ceci : il fautpréférersa doctrine,parce que celle des
sophistesrend paresseuxet ne séduitque les hommesfaibles.
« La mienneau contraire inciteau travailet à la recherche. Jela
considèredonccommevraie.» Platonétablitla véritéde sa doc-
trineen montrant son utilitéet sa valeurvitale.C'est une vérité
d'ordrepédagogiqueet politiqueet il est toutà faitsignificatif
que précisément dans ce développement Platons'appuie sur des
doctrinessacrées qui, depuis des tempsimmémoriaux, ont été
transmises les
par prêtres - et non sur l'expériencescientifique.
Voilàce qu'il estindispensable de savoirau préalablepourcom-
prendrela doctrineplatonicienne de la justice.

V
Lès dialoguesque Platona écritsétantjeune, encoresous l'in-
fluencede Socrate,et qui touchent directement ou indirectement
au problème dansdesanalysesde concepts
de la justice,se perdent
infécondes, dans des tautologiessans contenu: ils se terminent
sansamenerguèrede résultat.Une œuvreparticulièrement carac-
téristiquede cettepériodedu débutencoretouterationaliste estle
Thrasymaque, commencé par Platon avant son premiervoyage
à Syracuse,maisnoncomplètement terminéet qui n'a pas en tout
cas été publiéà part,mais a été incorporéplustardau premier
livrede la République.
Aprèsune discussionassez pénibleet aprèsque Socrate s'est

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H. KELSEN. - LA JUSTICEPLATONICIENNE 383

efforcé partousles moyenspossiblesde déterminer le conceptde la


justice,le dialogueprendfinsurcettedéclaration de Socrate : pour
lui le résultatdu dialogueconsisteen ce qu'il ne saitrien.La ques-
tionessentielle- en effet- et c'est ce qui décide : quelle est
la nature- de la justice?n'a pas été discutée;tantqu'on ne saura
pas ce qu'estle juste, il sera difficile de savoirquelque chosesur
ce sujet-ci: est-ceune vertuou non?celuien qui résidela justice
est-il heureuxou non? - A supposerque l'hypothèseémise
surl'originedu premier livrede la Républiquesoitexacte,les der-
niersmotsconstituent une transition au moyende laquelle Platon
incorporeles idées appartenantà une périodedepuislongtemps
révoluedans sa vie, à l'œuvrede son âge mûr.Ces derniers mots
nous révèlentla raisonpour laquelle le Thrasymaqueest resté
inachevé: Socrateavec toutson rationalisme et ses analysesde
conceptsn'avaitpas pu fairedécouvrirà Platon l'essencede la
justice. Lorsque celui-ci abandonna son Thrasymaquesans
l'avoirpublié,il étaità un tournant décisifde sa vie, à la veillede
ce voyagequi devait le meneren Italie méridionalechez les
Pythagoriciens et l'initierà leur métaphysique politiqueet reli-
gieuse,qui devintpour lui un nouveauguide. Platon crutavoir
trouvédans le pythagoricisme la réponseà la plus délicatede
toutesles questionset découvertla clé de ce mystère : qu'est-ce
la
que justice?
Le centrede la doctrinepythagoricienne, qui sur ce points'ac-
cordeavec la sagesse des mystèresorphiques,est la croyance
d'aprèslaquellel'âme humaineest châtiéeou récompensée après
la mortsuivantqu'on a commisle Mal ou faitle Bien- que cela
soitdans l'au-delàou dans une nouvelleincarnation surterre.Le
sens de cetteconceptionéthiqueet religieuseest - ici, comme
partoutoù elle se trouve- • que le monde,tel qu'il est donné,et
en particulierle développement social se trouvent justifiéspar la
croyance à la victoire finaledu Bien sur le Mal.Considérée du point
de vue politique,cettemétaphysique d'un au-delà des âmes ou
d'unemétempsychose est unedoctrinede la justice,dontl'essence
estla rétribution proportionnelle des actes (le talion)qui, dans la
mesureoù elle ne se réalisepas elle-même ici-basdans la vie de
l'hommebon ou méchant,est transférée dans l'au-delàou dans
une secondevie surterre.C'estla doctrineque Platona exposée

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384 REVUE PHILOSOPHIQUE

dans son dialogue Gorgias, écrit pendant son premier grand


voyage ou immédiatementaprès. Les thèses moralesprincipalesde
cette œuvre sont : il est mieux de supporterl'injustice que de la
commettre, il est mieux de se soumettreà une peine fixée par
la loi que de s'y dérober. Ces thèses s'appuient en dernierlieu,
non pas sur la démonstrationbien peu convaincante de Socrate
- qui est aussi la figureprincipalede ce dialogue - , mais sur le
mythegrandiose que Platon fait raconterà la finet qui montre
commentles bons sont récompensésdans l'au-delà et les méchants
punis. C'est dans le Gorgias que l'on trouve pour la première
fois,exposée à la manièred'une prophétie,cettevéritébasée sur la
croyanceet selon laquelle la justice est une rétributionproportion-
nelle des actes et - ce qui est essentiel- dans l'au-delà : c'est
l'idée qui à partirde ce momentdomine toute l'œuvre de Platon
jusqu'à sa mort. Elle constituesurtoutle leitmotivdu deuxième
grand dialogue consacré au problème de la justice, la Répu-
blique, l'ouvrage principal de Platon et qui se trouve au centre
de touteson œuvre.
Cet ouvragecommenceet se terminesur le mythede la rétribu-
tion des actes dans l'au-delà et cette idée sert de cadre général à
toutce qui estditici sur la justice. On pourraitcroireà vrai direque
précisémentdans la République, Platon tendraità séparer l'idée
de la justice de celle de la rétributiondes actes. L'un des interlo-
cuteurs, Adunante,soutienten effetl'opinion suivantlaquelle on
ne célèbre pas la justice comme il faut en renvoyanttoujours à
la récompensedes bons et au châtimentdes méchants;il faudrait
au .contraire- d'après le môme Adimante- exposer l'essence de
la justice telle qu'elle est sans avoir égard à une rétributionquel-
conque des actes. Socrate ne s'oppose pas à cetteconception,mais à
la fin du dialogue il revient expressémentsur cette concession
tacite. Platon lui fait prononcerla conclusion, et la République
se terminepar le récit,qu'un individumystérieuxaurait faitaprès
sa résurrection,des choses que son âme aurait vues dans l'au-delà.
C'est avec certaines variantes la même vision que celle qui est
contenue dans le mythe final du Gorgias : la rétributionpro-
portionnelle des actes dans l'au-delà réalise la justice divine.
Platon est resté fidèleà cette idée jusqu'à son dernierdialogue,
les Lois.

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H. KELSEN. - LA JUSTICEPLATONICIENNE 385

Si Ton croit à la rétributiondes actes dans l'au-delà, il faut


nécessairementcroireà l'existencede Tame. Platon à la recherche
de la justice dans l'au-delà découvre sur terre,à l'intérieurde
l'homme,l'âme qui, après la mortdu corps, doit continuerà vivre
dans une sphère supérieure pour pouvoir être l'objet de la rétri-
butiondes actes. Rien n'est plus facile que de déceler chez Platon
le rapportintime entre sa doctrine de l'immortalitéde l'âme et
sa théoriede la justice. Non seulementil les rattachetoujoursl'une
à l'autre dans ses exposés - et en particulierdans l'ouvrage prin-
cipal consacré à la doctrinede l'immortalitéde l'âme, le Phédon ;
mais encore toutesles modificationsauxquelles cette dernièredoc-
trinea été soumise- commepar exemple le passage de l'âme consi-
dérée comme unité à la division de l'âme en trois régions -
s'accompagnent de modificationsabsolument parallèles dans la
théoriede la justice. Et, de môme que celle-ci mène à la doctrine
de l'immortalitéde l'âme, cette dernièreà son tour,sous la pres-
sion exercée par le problème de la justice, mène à la théoriedes
idées. La croyance à la réalisation de la justice dans l'au-delà
.forceà supposer la vie futurede l'âme ; comme il est nécessairede
connaître cette justice il faut supposer une existence antérieure
de l'âme et cela mène à une théoriede la connaissance considérée
comme réminiscence: l'âme se souvientde ce qu'elle a contemplé
avant sa naissance dans l'au-delà. Cette doctrinese trouve déve-
loppée pour la première fois dans le Ménon qui contientainsi
le premiergerme de la théorie des idées - car ce que l'âme a
contemplédans son existenceantérieure,ce sont les idées et avant
tout l'idée de la justice.
En identifiantla justice avec la rétributionproportionnelledes
actes (le talion), Platon ne reprend pas seulementla doctrinede
l'orphismeet du pythagoricisme,il se range aussi à une opinion
transmisedès la plus haute antiquitéau peuple grec. - On pour-
rait croire, et Platon lui-même l'a peut-êtrecru en écrivant le
Gorgiasyque cette formulede la rétributionproportionnelledes
actes répond à cette question : qu'est-ceau juste que la justice?
Mais ce n'est une réponsequ'en apparence,car elle ne nous dit pas
vraimenten quoi consiste l'essence de la justice. Au fond elle ne
fait que décrire la fonctionréelle du droit positif qui lie l'acte
illicite à un acte de contrainte,éprouvé comme un mal par Pau-

25 Vol. 1U

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38f) REVUE PHILOSOPHIQUE

ieur de l'acte illicite et qui est la sanction. La réponse de Platon


ne fait que reproduirela structureextérieure de Tordre social
donné - qui est un ordre de contrainte- et le justifieen repré-
sentant cette mécanique du crime et du châtiment comme un
cas spécial de cette loi générale,qui est la rétributionproportion-
nelle des actes, considérée comme la volonté divine. Mais la
formulede la rétributiondes actes a aussi peu de contenu que
celle de l'égalité - que Ton tient d'ordinairepour la caractéris-
tique de la justice. Cette formule-làest elle-même une formule
d'égalité dans la mesure où elle dit que le Bien sera le partage
du bon et le Mal le partage du méchant, donc que la même
chose sera accordée au même - ce qui revient à dire - en
donnant à cette proposition son sens primitif: à chacun son
dû. Mais qu'est-ce qui est bon? en quoi consiste au juste le Bien?
- dont le Mal ne doit être que la négation; cette question déci-
sive reste sans réponse. Demander quelle est la nature de la jus-
tice revientainsi à demanderquelle est la naturedu Bien.
C'est justementla tournureque prend le problèmede la justice
dans la théorie des idées, car l'idée centrale, qui éclaire toutes
les autres, et qui se trouveencore au-delà du séjour de toutesles
autres idées, séjour de Tètre véritable,est Tidée du Bien. Elle
apparaît dans l'exposé de la théorie des idées que Platon fait
dans son %randdialogue sur la justice, la République. Le rapport
entre le Bien et le Juste est déterminé ici dans la mesure où
il est dit que le juste n'est << utile », c'est-à-dire praticable,
qu'à partir du Bien (II, p. 505), ce qui revient à dire que
Tidée de la justice ne reçoit son contenu que de Tidée du Bien.
Le Bien se trouve ainsi au centrede la justice et c'est la raison
pour laquelle Platon les identifiefréquemmentl'un avec l'autre.
Si Ton sépare ces deux idées Tune de l'autre, la justice - en tant
- n'est plus qu'une
que rétributionproportionnelledes actes
technique permettantde réaliser le Bien; dans la mesure où il
faut tenir compted'elle sur terre,la justice est alors l'État, dont
Tappareilde contraintefonctionneen tant que rétributionpropor-
tionnelledes actes. C'est l'État qui doit garantirla victoiredu Bien
sur le Mal ici-bas. Du faitque le Bien est une catégoriepurement
sociale, ce n'est que dans l'État que l'homme peut agir confor-
mément au Bien et le Bien n'apparaît à l'homme que comme

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H. KELSEN. - LA JUSTICEPLATONICIENNE 387

l'organe de l'État. Aussi le dialogue intitulé la République


paraît-ilappelé à répondreà cette question : quel est le contenu
de la justice? c'est pour cela que la discussion sur le problèmedu
Bien constitue"le centrede la République et c'est aussi pour cela
que le point culminantde cet ouvrage sur l'État est la théoriedes
idées, dont l'idée du Bien apparaît ici comme la plus élevée.
Mais on n'apprendpas non plus dans ce dialogue-là ce que c'est
que le Bien, et l'auteur se contentede nous assurer qu'il y a un
Bien. Le ciel grandiose des idées qui s'étend au-dessus du monde
terrestren'est dans son ensembleque l'expressionphilosophiqueet
poétique de cetteassurance. C'est pourquoi cetteesquisse de l'État
idéal que Platan trace dans la République, n'apporte pas une
solution au problèmematérielde la justice, et c'est un malentendu
que de vouloir voir dans les développementsde Platon sur l'État
véritablele projetachevé d'un ordreétatique conformeà la justice.
Ce n'est pas d'ailleurs ce que Platon se propose - au moins en
premierlieu. Déterminerun idéal étatique n'est nullementle but
principal de la République, dont une petite partie seulementest
consacrée à ce sujet. La raison pour laquelle Platon nous fait
« assister en esprit à la création d'un État » est l'analogie qu'il
suppose entre l'hommeet l'État et le faitque, grâce à l'augmen-
tationdes proportions,nous voyonsmieux ce que Platon cherche
dans l'homme : la bonne constitution,le rapport adéquat des
différentesparties de l'âme, ce qui - comme la preuve en sera
faite plus tard - n'est pas déjà à vrai dire la justice elle-même,
mais seulement la conditionpréalable, sans laquelle l'hommene
peut agir conformément à la justice. De même,dans sa description
du Macroanthroposil ne montreque l'organisationindispensable
grâce à laquelle la vie du Macroanthroposne pourra manquer
d'être conformeaux principesde la justice. Mais Platon ne nous
montre pas cette façon de vivre conformémentà la justice, pas
plus que les normes elles-mêmesqui règlent la multiplicitédes
rapportshumains et formentle contenu de la justice. Dans son
exposé sur l'État il ne décrit en faitque la constitutionde l'État
et non pas un ordre qui comprenneles rapports humains et les
règlede façonmatérielle.La constitutionde l'État idéal n'estaussi,
considéréedu point de vue de la technique du droit)qu'un frag-
ment- ou guère davantage, qui n'apportepas une solution claire

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388 REVUE PHILOSOPHIQUE

aux questions décisives. En particulierles problèmes sociaux et


politiques ne sont pas le moinsdu monde résolus. La communauté
des biens, des femmeset des enfants,cettemesurequi ne concerne
qu'une couche relativementmince de la population,la classe des
guerriers et des philosophes, n'a aussi qu'une significationdu
point de vue de l'organisation. C'est une mesure qui a pour but
l'éducation et la sélection des chefs,mais qui n'a absolumentrien
de communavec un communismeéconomiqueou politique. Quant
à la vie du peuple, qui formela partie essentiellede l'État et qui
est subordonnéaux deux classes dominantes,on ne trouvepas de
normesqui la déterminent;Platon s'en remetà la décision indivi-
duelle et à l'arbitraire gouvernemental. Le gouvernementest
constituépar les philosophes, qui. grâce à leur culture intellec-
tuelle connaissentle Bien et qui pour cetteraisonaurontla volonté
de le réaliser. Mais en quoi consiste ce Bien qui se réalisera dans
les actes du gouvernementet quel sera le contenude ceux-ci?-
C'est seulement la réponse à cette question qui permettraitde
conclure sur la nature de la justice.
Platon lui-mêmedit qu'il ne faut pas considérerla description
de la divisionde l'organismesocial en trois parties,c'est-à-direla
constitutionde l'État véritable,comme apportantune réponse à la
question de savoir quelle est la nature de la justice. C'est ce qui
montre bien l'originalitéde sa méthode, qui consiste à toujours
différerla solution des problèmes. Dès le début de l'entretien,
Platon metdans la bouche de Socrate - qui est pourtantdestiné
à apporterla solution,une déclarationqui enlève à l'avance à tout
ce qu'il va dire le caractère d'une certitudedéfinitive: « Mais
commentserait-ildonc possible, mon cher ami, que quelqu'un pût
te répondre,qui d'abord est un profaneet n'affirme pas le contraire,
et qui ensuite,dès qu'il a une opinion sur ce sujet, a la défense
formelle- faite par un homme rien moins qu'à mépriser- de
dire ce qu'il croit être la vérité. » (1, 11, 337.) Ce n'est pas là
une phrase dictée par la modestie. Cette allusion mystérieuseà
une obligation qui serait faite à Platon de garder le silence,
signifieque ce qu'il pourradire sur la justice ne pourra pas être
la véritédernièreet qu'il ne parviendrapas à atteindrel'essentiel.
C'est ce que le contenudu dialogue confirmera.
Après avoir exposé la constitutionde l'État idéal et les trois

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H. KELSEN. - LA JUSTICEPLATONICIENNE 389

classes dont il se compose, l'auteur ne dit pas : voilà la justice


cherchée, pas plus que le principe général qui découle de cette
constitution: à chacun sa tâche, c'est-à-direle principede la divi-
sion du travail(qui d'ailleurs est à sa place dans toutes les consti-
tutions qui reconnaissent à des compétences différentesdes
organes différents) n'est donné sans réservecommeétantla justice.
Au contraire,on propose d'examinerla question de savoir si ce
principerésisteà la comparaisonentrel'État et l'âme individuelle,
et Fauteur dit : « Si ce n'est pas le cas, nous feronssuivreun autre
chemin à nos réflexions.» (VI, 11, 434.) Comme on voit, Platon
s'attend à l'avance à ce que l'essai d'atteindre la nature de la
justice en comparantl'État et l'individu,ne réussisse pas ou du
moins pas complètement.- Et effectivement, une fois que le
parallèle a été fait et que Ton a trouvé dans l'âme humaine les
trois parties qui correspondentaux trois classes dans l'État; une
fois donc que Ton croit pouvoir répondre (à vrai dire cela ne
signifiepas grand'chose) relativementà l'essence de la justice :
chacune des trois parties de l'âme, qui correspondentrespecti-
vement à la raison, au courage et aux désirs, doit exercer la
fonctionqui lui convientet riend'autre, Socrate déclare : « A mon
avis, avec des procédés tels que ceux que nous employonsen ce
momentpour effectuernos recherches,nous n'arriveronsjamais
à un résultat rigoureux,car il nous faut pour cela prendre un
chemin bien plus long et bien plus difficile.» (VI, 11, 435.) A
vrai dire ce n'est pas le cheminqu'il suit tout d'abord et il com-
mence par se contenterde cette méthode imprécise. Le résultat
auquel elle aboutit est le suivant : agit conformément à la justice
l'homme en qui la partie raisonnable de l'âme, à l'aide du cou-
rage, domine les désirs, de même que, dans l'État véritable,les
philosophes,à l'aide des guerriers,dominentla population labo-
rieuse. Agit donc conformémentà la justice celui qui se laisse
guider par la raison. C'est au contenu de la raison qu'il faut s'en
rapporterpour connaîtrele contenu de la justice. Là-dessus suit
encore une comparaisonde la justice avec la santé de l'âme (cette
dernièreexpression ne signifiantpas autre chose que l'état dans
lequel il convient que l'âme soit) et cela n'en dit pas plus long
que l'analogie entrel'âme et la constitutionde l'État.
Aprèsune digressionassez longue,Socrate revientsurla réflexion
25a Vol. 114

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390 REVUE PHILOSOPHIQUE

qu'il avait déjà faiteet selon laquelle le chemin qui doit menerà
la connaissance de la nature de la justice est plus long et plus
diffìcile.Ainsi, à un stade relativementavancé du dialogue (nous
en sommes déjà au sixième livre), les connaissances acquises sur
l'essence de la justice sont de nouveau considéréescomme nulles
et non avenues. La méthode que Platon emploie pour traiterle
problèmede la justice, se manifesteici dans toute son originalité.
Au momentou l'on croit tenirla réponse, la position acquise est
abandonnée, le résultat obtenu est déclaré nul - parce que
contraireà la véritéou imprécis et le but est repoussé plus loin.
Arrivéà ce pointde la discussion,Platon se sertde sa techniqueen
substituantau concept de la justice le concept du Bien - après
avoir substitué précédemmentà celui-là le concept de la raison.
La question : quelle est la naturede la justice? faitplace mainte-
nant à celle-ci : quelle est la naturedu Bien? Lorsque Socra te'se
voit dans la nécessité de répondreà cette question : « qu'est-ce
qu'est le Bien d'après toi? » il renouvellele jeu qui lui a réussi au
début de l'entretien,lorsqu'on lui a demandé pour la première
foisquelle est la nature de la justice. 11déclare de nouveau qu'il
est un profaneet chercheà se déroberà la question, si bien que
son interlocuteurGlaucon lui dit : « Par Zeus, Socrate, tu ne vas
tout de même pas encore te dérobercomme si tu étais déjà arrivé
au but. Nous ne l'admettonsà aucun prix, car nous nous décla-
reronssatisfaitsmômesi, à propos du Bien, tu développestes idées
d'une façon aussi provisoire que tu Tas fait avec la justice, la
prudence et les autres vertus ». De nouveau le résultat attendu
perd toute sa valeur, du fait qu'on le considère comme non-défi-
nitif.Socrate en effetuse largementdu droitqu'on lui a reconnu
de ne décrirele Bien qu'en termesvagues et il déclare : « Laissons
pour le momentla question de la nature véritabledu Bien là où
elle en est, car nous ne voulons maintenantqu'engager la discus-
sion et ce serait,je crois, trop demanderque de vouloir actuel-
lement,même en arriverseulement à monpoint de vue provisoire
sur le sujet qui nous occupe. » (VI, 18. 506.) Mais Platon a
laissé là où elle en était la question de la nature véritable de la
justice, non seulement « pour le moment », mais aussi pour
toujours, non seulement dans la République, mais aussi dans
tous les autres dialogues. Il n'a jamais répondu à cette question.

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H. KELSEN. - LA JUSTICEPLATONICIENNE 391

A lieu de parler du Bien, Socrate ne veut parler que du « des-


cendant du Bien », du filsqui est le « portraitfrappant» de son
père. Le père fait ainsi place au fils,comme la justice avait fait
place à la raison et plus tard au Bien. Cette méthodedes substi-
tutionsa pour but d'élever la justice - objet initial de l'examen
- au rang des dieux, afin de
couper court à toute question por-
tant sur son contenu. Et, précisémenten cet endroit il apparaît
que le Bien est pour Platon une divinité invisible, la divinité
suprême. C'est elle que nous cherchons en vérité et la question
de savoir quelle est son essence tombed'elle-même.Tout au plus
peut-on parler du fils de Dieu, grâce auquel nous nous ferons
peut-êtreune idée du père. Ce filsdu Bien est le Soleil et, en tant
que tel, est lui-mêmeune divinité. Tout ce que Platon peut en
dire, c'est qu'il est la mêmechose, dans le domaine du visible,que
son père dans le domaine du pensable. Mais de nouveau pas un
mot sur la nature ou le contenudu Bien; nous savons seulement
qu'il occupe la place d'une instance suprême. Le Bien est et il n'y
a rienau-dessus de lui. Mais pas un mot sur ce qu'il est, ce en
quoi il consiste,ce qu'est son critérium;pas un mot non plus sur
la question de savoir comment il se manifestedans les actions
humaines et dans les ordressociaux, questiondécisive du pointde
vue de la théorie et de la pratique sociales. Le Philosophe, qui
sera au pouvoir dans l'État idéal, verra le Bien, et cela suffit.
Platon établit il est vrai un projet de plan d'études pour l'édu-
cation des philosophes qui seront appelés à gouverner l'État.
Parmi les disciplinesproposées, la dialectique occupe la première
place. Platon la caractérisecomme étantun art faisantabstraction
de toute expériencesensible, consistantà séparer les concepts et
à les réunir.Elle doit conduirele philosophejusqu'à la limitedu
connaissable,mais pas plus loin; elle ne lui permetpas d'atteindre
son but propre,qui est l'idée du Bien. Celle-ci est située, en effet,
au-delà de tout être et, par.là, au-delà de tout ce qui est, ration-
nellementou scientifiquement, connaissable. Il n'appartientpas à
la raison scientifiqued'entreren possession de l'idée du Bien :
c'est réservé à d'autres facultés de l'âme. Si l'on considère les
déclarations faites par Platon à ce sujet dans le Banquet, dans
le Phèdre et surtout dans la lettre VII, il faut se représenter
la vision de l'idée suprême du Bien comme une intuition,une

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392 REVUE PHILOSOPHIQUE

illuminationsoudaine qui se manifesteau cours d'un état exta-


tique. Platon décritainsi le phénomène : « Si Ton s'occupe de ce
sujet », c'est-à-diredes spéculations portantsur le Bien, « et si
Ton s'est familiariséavec ce sujet, on a soudain l'impressiond'un
feu allumé dans l'âme par une étincelle et qui à partir de ce
momentcontinuée s'alimenterlui-même.» (341 C D.) Le phéno-
mène que décrit ici Platon appartient à l'expérience religieuse.
Ernst Hoivald1 a montréde façon convaincanteque les spécula-
tions rationnellesde la dialectique ne donnent pas directement
accès dans ce monde de l'expérience religieuse, qu'il faut com-
prendrela dialectique comme un exercice intellectuel,au même
titreque la prière,que l'on ne parvientpas à la connaissance du
Bien absolu en tirantles conclusions logiques du procédé dialec-
tique lui-même,mais qu'il fautpour cela un étatde grâce, accordé
à l'âme purifiée,de laquelle tout élément sensible a été expurgé
par la méditation.
Du faitqu'il repousse purementet simplementtoute expérience
acquise au moyendes sens extérieurs,comme ne permettantpas
de saisir l'idée suprême du Bien divin, et qu'une connaissance
pourvue d'un contenu est impossible sans expérience, Plalon est
bien forcéde s'appuyersur une expérienceautre que l'expérience
sensible, sur l'expérience provenant d'un sens intérieuret qui
explique ce faitrelevanten propre de l'expérience religieuse. Ce
qui distinguecelle-ci de l'expérience extérieure,c'est qu'au con-
traire de cette dernière, tout le monde n'est pas à même de
l'éprouver,qu'elle n'est à la portée que d'un tout petit nombre
d'élus, et que Dieu ne donne peut-êtrequ'à un seul la grâce de
l'éprouver; ceci le place tout près de la divinité et l'élève au-
dessus de tous les autres. Aussi n'est-ilpas possible, comme dans
le cas de l'expérience provenant des sens extérieurs,d'exprimer
l'expériencereligieuse qui provientd'un sens intérieursi rare, à
la façon de la pensée, c'est-à-direrationnellement,par des con-
cepts et, par conséquent,par des mots,pas plus qu'on ne peut la
transférerà d'autres individus.C'est pourquoi il est de toute évi-
dence que Platon ne peut répondre à la question relative à la
nature du Bien absolu, qui constituele sujet de son expérience

1. Piatons Leben,1023, p. 105.

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H. KELSEN. - LA JUSTICEPLATONICIENNE 393

religieuse, et que l'essence de son Dieu demeure inexprimable.


C'est ainsi qu'il fautcomprendrePlaton, lorsque dans la lettreVII
il déclare qu'il n'y a pas d'écrits de lui sur ces questions et qu'il
n'y en aura certainementjamais, « car on ne peut pas exprimer
cela par des mots comme les autres sciences ». Il n'y a rien de
particulièrementétonnantà ce que le philosophe, dans le cadre
d'une doctrineésotérique, enveloppe de mystèresa connaissance
du Bien absolu en la déclarantinexprimable.Mais ce n'est pas le
cas, lorsque le philosophe est appelé à gouvernerl'État et qu'il
doit légiférer.Là également Platon ne recule devant aucune con-
séquence. Comme il n'est pas possible, qu'il n'est pas admissible
d'écrire quoi que ce soit sur les choses réellementimportantes,
il fautaussi supposer que le législateurn'a pas mis dans ses lois
ce qui est pour lui d'une importancesuprêmeet qu'il l'a gardé au
plus profondde son cœur (344 C). Le mystèrede la justice ne doit
pas être prostitué,même dans les lois du meilleurlégislateur; et
le dernierargumentde la sagesse platonicienne,la réponse à cette
question portantsur la naturede la justice - qui se pose toujours
à nouveau et que l'on trouve au cours de tous les dialogues est
celle-ci : c'est le mystèredivin.
Du moment qu'on ne peut répondre à cette question, il faut
donc en fin de compte se refuserà admettre qu'elle puisse se
poser. Si l'on est en droitde considérerla lettreII comme auten-
thique, Platon écrità cet endroit, à propos d'une réponse faite à
la question : quelle est la nature du Bien ou de la divinité? que
demanderquelle est la nature du Bien suprême, c'est une ques-
tion portantsur la qualité et que la divinitén'a pas de qualités.
D'après Platon, cette question, vu ses conséquences douloureuses
pour l'âme, serait la cause de tout le malheur; il faut donc s'en
débarrasser,si l'on veut vraimentavoir part à la vérité. C'est là
la dernièreconséquence, qui découle de la transcendancedu Bien
et de son élévation au rang de divinité: cela n'a même plus aucun
sens que de demanderquel est son contenu.
Les sophistes avaient douté de l'existence d'une
justice absolue
et, en face de cette attitude sceptique, Socrate avait pris une
position dogmatique en affirmantpassionnémentque la justice
absolue existe : mais il avait dû finalementavouer
qu'il ne savait
pas au juste ce qu'elle était. Platon assure que, grâce à sa philo-

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394 REVUE PHILOSOPHIQUE

sophie, on pourra savoir à quoi s'en tenir sur ce sujet; mais il


déclare que le résultat auquel celle-ci mène est inexprimable,
qu'on ne peut pas répondreà cette question et qu'elle ne se pose
même pas. Le chemin qui devait nous mener du relativisme
rationalisteà l'absolutismemétaphysiqueaboutit ainsi à une mys-
tique religieuse.
C'est une questiondiscutée,que de savoir si Platon est un mys-
tique. On pourrait,en effet,en douter. Car sa philosophie a un
caractère social très marqué et sa théoriedes idées, qui aboutit à
Tidée de la justice, a une orientationpolitique très nette. D'un
autre côté, la mystiquevéritable est asociale, l'expérience mys-
tique isolant l'individu de tous les autres. Du momentque Dieu
et le mondese résorbentdans l'expérienceinterne- subjective -
d'un individu, la condition préalable de toute société, l'antago-
nisme du « moi » et du « toi », disparaît; il ne reste plus que ie
moi, haussé au niveau de la divinitéet embrassanttout. C'est en
cela que réside le salut individuel cherché par le mystique,il ne
veut pas réformerle monde - en particulierle monde social, il
ne veut pas le dominer : il veut s'en affranchir. Toute volontéet
surtout toute volonté de puissance doit s'éteindre en lui, pour
qu'il puisse recevoir en lui la divinité. Ce qu'il cherche, vivre
intensémentle moment où son moi se fond avec la divinité,
c'est pour lui la finsuprême- et non pas le moyend'atteindreun
but social.
A vrai dire la doctrineplatonicienneest, en sa partie décisive,
une véritablemystique,car la vision du Bien suprêmeest inexpri-
mable,c'est-à-direintransmissible, relevantde l'expérienceinterne
etdontil n'est pas possiblede rendrecompterationnellement. L'élu,
celui qui a eu la grâce, celui qui a vu le Bien se trouve isolé, vis-
à-vis du grandnombrede ceux qui ne l'ont pas vu et qui ne pour-
rontjamais le voir. Là précisémentoù l'on altend de Platon une
solution matérielle,il ne nous apporteriend'autre qu'une formule
de salut individuel.
Mais il y a quelque chose qui sort du cadre de ces spéculations
mystiqueset qui dépasse les bornésd'une simple formulede salut
individuel: le but de l'expériencemystique- la véritésur le Bien
et le Mal -, l'objet de la vision qui perce le mystère- la justice -
et cette vision, sans laquelle le sujet ne peut savoir ce qu'est la

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H. KELSEN. - LA JUSTICEPLATONICIENNE 395

philosophie,tout cela lui donne le droitlégitimede dirigerl'État,


à l'exclusion de tous les autres hommes.
Précisémentdans la lettreVII, où Platon souligne le caractère
ésotérique de sa doctrineet la nature mystiquede son secretavec
tant d'insistance qu'il devrait dénier à sa doctrinetoute fonction
sociale, il maintientce qu'il exigeait autrefois: le philosophe,et
celui-ci seulement, est appelé à gouverner. Platon paraît ici se
Contredire complètement.Commentconcilieren un mômesystème
l'aspiration au salut individuel et la prétentionà gouverner en
maître?- Mais du faitque Tune et l'autre ont trouvé place dans
une même poitrine,elles ont donc pu se supportermutuellement
et Ton est arrivé à concilier judicieusement ces deux positions
opposées. Le salut de l'hommeélu qui a la grâce et qui réside dans
la visiondu Bien devientle secretdu chefet par là le salut de tous
les autres aussi qui sont sous sa conduite. Ils ne peuvent pas
suivre leur chef sur le chemin du salut qui mène à la vision du
Bien et. pour cette raison, iîs sont exclus entièrementdu gouver-
nement;ils ne pourrontse sauver qu'en se soumettantabsolument
à l'autoritédu chef,qui est seul à connaîtrele Bien et, en consé-
quence, veut aussi le Bien. Le philosopheau pouvoir étantle seul
à connaîtrela nature du Bien divin et la possession de ce secret
en faisantun êtred'exception,sans riende communavecle^euple,
il ne restepour celui-ci,qui constitueune masse d'individusprivés
de droitspolitiques, que la croyancenon pas en Dieu directement,
qu'il ne lui est pas donné de voir, mais celle qu'il a dans le savoir
du régent,dans son mcharisma ». Cette croyance est la base de
l'obéissance sans conditionsdes sujets, sur laquelle est fondéel'au-
toritéde l'État platonicien.La mystiquede Platon, expressionpar-
faite de rirrationalisme,est la justificationde sa politique anti-
démocratique,l'idéologie de toute autocratie.
Par les problèmes qui s'y posent sous l'empire de lois imma-
nentes, cette philosophie, qui nous mène de la conception de
l'amour selon Platon, en passant par sa conceptionde la vérité,à
sa conception de la justice, nous montre que jamais la science
rationnellene sera en état de répondrepositivementà la question
portantsur l'essence de la justice et que loin de pouvoir donner
une solution à ce problèmeelle ne pourra aboutir qu'à cette con-
clusion : le problème ne se pose pas. La position finale qu'elle

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396 REVUE PHILOSOPHIQUE

adoptera à cet égard sera toujours, sous quelque formequ'elle se


présente,la suivante : il n'y a pas de justice absolue ou quelque
chose d'analogue, car on ne peut la déterminerà l'aide de concepts.
Cet idéal est une illusion. 11 n'y a que des intérêts,des conflits
d'intérêts,qui se résolventau cours de la lutte ou par des com-
promis.A la place de l'idéal de justice, on trouvenécessairement
dans la sphère rationnellel'idée de paix. Mais le besoin, le désir
ardent d'une justice, qui soit plus qu'un compromis,plus que la
paix tout simplement,et surtout la croyance à une valeur supé-
rieure, qui soit même la valeur suprême, absolue, tout cela est
tropfortpour être ébranlé par une considérationrationnellequel-
conque. L'histoire toutentièremontreque cette croyanceest tout
simplementindestructible.Si c'est une illusion, c'est alors une
illusion plus forteque toute réalité. Pour la plupartdes hommes,
en effet,et peut-êtremême pour l'humanité entière, la solution
d'un tel problème ne réside pas nécessairementdans un concept,
dans une réponse à une question posée par la raison. C'est pour-
quoi l'humaniténe se contenteraprobablementjamais de la réponse
des sophistes et qu'elle cherchera toujours, malgré le sang qu'il
lui faudraverseret les larmesqu'il lui faudrarépandre,le chemin
qu'a pris Platon, le chemin de la religion.
Hans Kelsen.
(Traduitpar Robert Gérin.)

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