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L'idée de la phénoménologie :
vers une sortie de l'attitude naturelle
Mémoire présenté
à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval
dans le cadre du programme de maîtrise en philosophie
pour l'obtention du grade de maître es arts (M.A.)
FACULTÉ DE PHILOSOPHIE
UNIVERSITÉ LAVAL
QUÉBEC
2011
Dans L'idée de la phénoménologie, Husserl introduit pour la première fois de manière sys-
tématique les notions d'épochè et de réduction, deux temps méthodiques qu'il met en
œuvre dans son entreprise de fondation d'une nouvelle science philosophique : la phéno-
ménologie transcendantale. Or, s'ils apparaissent de façon distincte dans L'idée de la phé-
noménologie, ils apparaîtront à certains moments par la suite de façon quasi conjointe au
point d'y voir là deux concepts interchangeables. La thèse soutenue dans ce mémoire est
que poser une telle équivalence encourt le risque d'un retour inaperçu des préjugés de
l'attitude naturelle et que, à cet égard, une distinction conceptuelle mérite d'être maintenue
entre la pratique de l'épochè et celle de la réduction phénoménologique, et ce, afin de favo-
riser la sortie de l'attitude naturelle essentielle à la compréhension de la phénoménologie
transcendantale.
IV
Remerciements
Mes remerciements à Madame Marie-Andrée Ricard et Monsieur Luc Langlois qui ont eu
l'amabilité d'être les membres de mon jury.
Et comment ne pas remercier chaleureusement tout le personnel de la Faculté qui est tou-
jours là pour conseiller et guider au mieux l'étudiant dans les méandres de la bureaucratie à
laquelle l'Université Laval n'échappe pas.
Résumé iii
Remerciements iv
Table des matières vii
Introduction 1
Chapitre 1 8
Deux attitudes pour deux sciences , 11
Un conflit stérile 17
Le rôle d'une théorie de la connaissance 22
Le rôle d'une épochè et de la réduction 26
Chapitre 2 31
La critique de la connaissance et l'épochè 33
Transcendance et immanence 40
La réduction gnoséologique 46
La radicalisation de Lowit et l'épochè de Husserl 52
Chapitre 3 56
Le phénomène pur 58
La connaissance du général 65
La possibilité de la connaissance phénoménologique 68
L'apparaître et ce qui apparaît 74
Conclusion ..79
Bibliographie 83
Introduction
1
« Selon les indications de Rudolf Boehm, près de 4500 pages manuscrites sont consacrées, dans les inédits
du groupe B, aux "chemins de la réduction". » (Arion L. Kelkel, « Avant-propos du traducteur », dans Ed-
mund Husserl, Philosophie première II, trad. .Arion L. Kelkel, Paris, Puf, 1972, note 1, p. XXXVIII.)
2
« Dorion Caims note le 20 novembre 1931, après une conversation avec Husserl : "...il est convaincu que la
chose la plus importante pour toute sa philosophie, c'est la réduction transcendantale" [...] Husserl était
d'ailleurs convaincu qu'aucune partie constitutive de sa phénoménologie n'était aussi lourde de malentendus
que la réduction. C'est pourquoi de nombreux textes tardifs ont le caractère d'expositions et
d'éclaircissements renouvelés du sens de la réduction, que, comme on sait, de nombreux élèves et compa-
gnons de route de Husserl récuseront. » (Sebastian Luft, « Introduction de l'éditeur », dans Edmund Husserl,
De la réduction phénoménologique, trad. Jean-François Pestureau, Paris, Jérôme Millon, 2007, p. 11.)
mènent à l'intérieur d'une étude qui n'offre pas l'espace de déploiement suffisant. Un tel
travail n'aboutirait à terme qu'à une présentation sommaire et linéaire, tout en laissant de
côté la compréhension du sens et du rôle de premier plan que la réduction remplit dans
l'élaboration de la phénoménologie.
L'épochè de son côté est une mise en suspension de mon jugement, de ma manière
d'interagir avec le monde. Par l'épochè, je m'accorde un espace de liberté essentiel pour
entrevoir la possibilité d'envisager le monde sous un regard différent de celui que j'ai
l'habitude d'adopter naturellement, un espace pour permette l'acquisition d'un autre rap-
port au monde. Autrement dit, l'épochè me dispose à un changement d'attitude, celui opéré
par la réduction phénoménologique.
La question est maintenant la suivante : y a-t-il lieu de maintenir une distinction ferme entre
ces deux concepts? D'une part, les commentateurs n'effectuent pas toujours une distinction
claire et tranchée entre épochè et réduction, ni d'ailleurs Husserl qui les emploie même, à
l'occasion, de manière presque synonymique . D'autre part, dans la mesure où les deux
termes se côtoient et sont le plus souvent minimalement différenciés, soit l'épochè est re-
conduite à n'être qu'une certaine forme de réduction4, soit, à l'inverse, c'est l'épochè qui se
réalise à travers la réduction5. Ces différentes possibilités témoignent, chacune à leur ma-
nière, du lien intime qui unit épochè et réduction, l'une et l'autre ne trouvant leur justifica-
tion dans le cadre de la phénoménologie husserlienne que par l'accomplissement de l'autre.
En outre, il ne s'agit pas de nier l'équivalence de sens qu'il est possible de voir entre les
deux concepts. Toutefois, nous soutenons la thèse qu'une distinction peut être maintenue -
bien que rien ne semble indiquer chez Husserl qu'elle doive être maintenue - et que celle-ci
3
« En dépit de cette distinction terminologique, il faut remarquer que l'uépoché", en tant qu'abstention de
toutes validités d'être quant à l'existence mondaine, est utilisée chez le Husserl tardif presque comme syno-
nyme de "réduction", même si, à la vérité, elle n'est qu'un aspect, ou une partie, de la réduction. », (Sebastian
Luft, « Introduction de l'éditeur », dans Edmund Husserl, De la réduction phénoménologique. Textes pos-
thumes (1926-1935), trad. Jean-François Pestureau, Paris, Jérôme Millon, 2007, note 5, p. 10.)
4
« Vépochè phénoménologique doit, c'est son incontournable définition majeure, devenir la réduction à la
subjectivité transcendantale, une réduction en laquelle moi, cette subjectivité, je dois devenir thème
d'expérience et de pensée. » (Edmund Husserl, De la réduction, op. cit., p. 264.)
5
« La possibilité de l'épochè phénoménologique étant acquise dans son principe, il faut maintenant en définir
la méthode. Pour la mettre en œuvre, une série de réductions successives sera nécessaire, portant tour à tour
sur différents types de transcendances. » Laurent Joumier, Lire Husserl, Paris, Ellipses, 2007, p. 23.
permet, selon nous, de diminuer le risque d'un retour, non souhaité et non souhaitable, à
l'attitude naturelle une fois la réduction phénoménologique effectuée, un risque bien réel
comme en témoigne Husserl dans la Krisis :
Je remarque ici en passant que le chemin beaucoup plus court vers l'épochè
transcendantale que je nomme, dans mes Idées pour une phénoménologie pure
et une philosophie phénoménologique, le chemin "cartésien" [...] a ce gros dé-
savantage que, même s'il conduit, comme par un saut, tout de suite à l'ego
transcendantal, ne fait voir ce dernier cependant, du fait du manque nécessaire
de toute explication préalable, que dans un vide-de-contenu apparent, devant
lequel on se demande avec embarras ce que l'on a bien pu gagner par-là, et
comment on doit gagner à partir de là une science fondamentale d'un geme en-
tièrement nouveau, décisive pour une philosophie. C'est pourquoi aussi on en-
court le risque, comme l'a montré la façon dont mes "Ideen" ont été reçues, de
retomber trop facilement, et presque dès les premiers commencements, par une
tentation immédiate et fort grande, dans l'attitude naïve-naturelle6.
Notre conviction est que le fait d'insister sur la spécificité et la raison d'être du geste de
l'épochè dans le cadre de la démarche menant à la phénoménologie transcendantale pennet
de pallier, à tout le moins partiellement, à ce « manque nécessaire de toute explication préa-
lable » en inscrivant l'épochè dans un contexte qui la justifie. En ce sens, il s'agira pour
nous de démontrer quelles conditions sont susceptibles d'entraîner la nécessité d'une sus-
pension de toutes les formes de jugement et en quoi cette suspension dispose et entraîne
comme sa suite logique le geste de la réduction. Selon cette compréhension des deux con-
cepts, les rôles respectifs de l'épochè et de la réduction se situeraient avant l'établissement
de la science phénoménologique comme telle, comme faisant partie de ses prérequis. Leur
tâche commune est de créer un espace de liberté s'ouvrant sur un changement d'attitude
permettant d'atteindre un point névralgique capital à la compréhension de la phénoménolo-
gie transcendantale : la libération des préjugés de l'attitude naturelle. Mais il y a plus, car
en maintenant la spécificité de l'épochè à l'égard de la réduction au-delà de cette dernière,
l'épochè se voit attribuer une nouvelle portée, plus restreinte cette fois-ci puisqu'il ne s'agit
plus de suspendre indifféremment tous les jugements, mais de se méfier de certains juge-
6
Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. Gérard
Granel, Paris, Gallimard, 1976, p. 176.
ments qui iraient se réinscrire encore, par la force de l'habitude, dans une disposition propre
à l'attitude naturelle.
C'est dans cet esprit que l'intention de notre recherche se définit. Il s'agit avant tout de cer-
ner au mieux de notre capacité le sens et le rôle des concepts d'épochè et de réduction au
sein de la phénoménologie husserlienne. Si « la réduction est le moyen d'accès de Husserl à
la phénoménologie comme philosophie transcendantale7 », c'est dire que concrètement,
pour Husserl, il existe une voie de compréhension, issue d'un changement radical
d'attitude, qui mène de l'attitude naturelle jusqu'à la phénoménologie transcendantale et
que la réduction y joue un rôle central.
Notre approche de la question du rapport entre l'épochè et la réduction doit tenir compte de
plusieurs facteurs. D'un côté, il faut prendre en considération la diversité des textes qui en
traitent8, d'où il résulte une multitude de manières d'en parler et, d'un autre côté, garder à
l'esprit une difficulté propre à la phénoménologie qui consiste en ce que son problème fon-
damental, celui qui motive et justifie la tenue d'une pratique phénoménologique, n'est ac-
cessible qu'une fois la réduction effectuée , entraînant ainsi la nécessité pour Husserl de
tenir un discours qui porte sur et introduit à la phénoménologie - au lieu d'un discours qui
tout simplement mettrait en œuvre cette phénoménologie -, c'est-à-dire un discours qui
présupposerait dès lors la réduction déjà effectuée et son sens saisi. Ce qui revient à dire
que plus les analyses de recherches effectuées par Husserl dans le cadre de la phénoméno-
logie s'additionnent, plus sa compréhension de la phénoménologie s'affine et plus il de-
vient malaisé pour lui de tenir un discours sur la phénoménologie qui soit encore accessible
7
Sebastian Luft, « Introduction de l'éditeur », op. cit., p. 9-10. (C'est nous qui soulignons.)
8
On peut la suivre [la réduction] à travers toute l'œuvre à partir des années 1906/1907 environ : mais alors
que l'histoire précoce du développement et de la mise au point de la réduction phénoménologique jusqu'aux
Ideen I de 1913, ainsi que la phase intermédiaire du début des années vingt sont attestées par des textes appro-
fondis des Husserliana, ce n'est pas le cas de la phase tardive, exception faite des textes édités dans les vo-
lumes XTV et XV consacrés à la problématique de Fintersubjectivité où la réduction phénoménologique est à
nouveau thématisée. » (Sebastian Luft, « Introduction de l'éditeur », op. cit., p. 9-10.)
9
« Si le problème phénoménologique fondamental n'existe pas avant l'accomplissement de la réduction,
puisqu'il se forme dans et par la réduction, alors le problème fondamental qui anime la phénoménologie peut
être anticipé et indiqué - ne serait-ce que sous une forme vague et provisoire - par un discours sur la phéno-
ménologie, puisque tout discours sur la phénoménologie présuppose l'accomplissement de ce passage. »
à la compréhension d'un lecteur débutant. Cette dernière contrainte a orienté notre choix
vers L'idée de la phénoménologie, dans la mesure où ce texte est la première occasion pour
Husserl de nous présenter pour elle-même la réduction phénoménologique10. Si ce texte
offre l'avantage d'un discours moins étoffé en ce qui a trait aux recherches phénoménolo-
gique il présente aussi l'inconvénient corollaire de ne pas inclure les nuances et les ajuste-
ments que Husserl développera aux fils des ans. Pour pallier ce défaut, nous ferons appel,
lorsque nous le jugerons nécessaire pour la tenue de notre démonstration, à d'autres textes
de Husserl, tels que Philosophie première II : Théorie de la réduction phénoménologique,
les Méditations cartésiennes, La crise des sciences européennes et la phénoménologie
transcendantale, sans oublier De la réduction phénoménologique. Textes posthumes (1926-
1935), une sélection de manuscrits en lien avec les principaux thèmes touchant la problé-
matique de la réduction11.
(Eugen Fink, « La philosophie phénoménologique d'Edmund Husserl face à la critique contemporaine », dans
De la phénoménologie, trad. Didier Frank, Paris, Minuit, 1974, p. 127-128.)
10
« Et cette première formulation [de la réduction phénoménologique] est radicalisée d'abord en 1905, dans
l'Introduction aux Leçons sur le temps (LOT, p. 6-13), puis en 1906, dans les Leçons sur la logique et la
théorie de la connaissance (ILTC, § 35, p. 245-259), et enfin en 1907, dans les Cinq Leçons sur L'idée de la
phénoménologie, où elle prend enfin toute son ampleur, pour faire l'objet d'une présentation systématique
séparée, en dehors de ses applications à tel ou tel secteur d'analyse local. », (Jacques English, « Réduction
(Reduktion) », dans Le vocabulaire de Husserl, nouvelle éd. revue et corrigée, Paris, Ellipses, p. 116.)
11
« En dépit de la taille de ce volume [plus de 400 pages], il faut insister sur le fait que la sélection ici propo-
sée n'est qu'une très petite partie des textes tardifs de Husserl sur la réduction, et de l'ensemble de son œuvre
tardive. Le lecteur peut cependant être assuré que tous les thèmes de l'œuvre tardive de Husserl qui ont à faire
avec la "réduction" et, au sens large, avec des questions de méthode, trouvent en ce volume leur matériau. »
(Sebastian Luft, « Introduction de l'éditeur », op. cit., p. 9.)
12
« En outre, en rédigeant les Idées, Husserl est animé d'une intention particulière : il souligne, certes, qu'il
s'agit d'une science fondamentalement nouvelle, mais accorde la plus grande importance à une abondance
d'analyse intentionnelles concrètes; son intérêt premier est de mettre à jour une nouvelle thématique de re-
cherche, de montrer qu'en fait des connaissances et des aperçus d'un type radicalement nouveau peuvent être
conquis. Il pouvait s'en tenir à cette première présentation provisoire de la réduction, croyant que la ré-
exécution effective des analyses présentées (et non leur pure et simple lecture) conduirait à l'accomplissement
authentique de la réduction phénoménologique. » (Eugen Fink, « La philosophie phénoménologique
d'Edmund Husserl face à la critique contemporaine », op. cit., p. 131-132.)
présentation de ce qui peut motiver le renouvellement de la réflexion philosophique sous la
forme de la phénoménologie13. L'apparent échec d'une telle approche, si l'on en juge par la
réception difficile qu'ont connu les Idées, soulève une problématique essentielle de la phé-
noménologie, à savoir comment rendre accessible, pour un lecteur qui n'a pas encore effec-
tué le changement d'attitude que requiert la phénoménologie, le problème fondamental qui
l'anime ou, pour le dire autrement :
Il s'agira pour nous moins de réfléchir sur le texte de L'idée de la phénoménologie qu'à
partir de lui. Nous en usons donc en toute liberté, puisant dans le corps du texte les con-
cepts jugés essentiels à une compréhension de la dynamique particulière qui anime la rela-
tion épochè-réduction. Notre préoccupation première est l'établissement d'un certain
13
« Les Idées directrices sont une introduction méthodologique à la phénoménologie. Leur objet est de mon-
trer que la phénoménologie est possible et d'examiner quelle méthode la rend possible. Elles font en revanche
pratiquement silence sur la question de la motivation et de lafinalitédu projet phénoménologique. » (Laurent
Joumier, Lire Husserl, op. cit., p. 11.)
14
Edmund Husserl, La crise, op. cit., p. 173.
15
« L'affirmation selon laquelle la réduction phénoménologique aurait été acceptée et reprise par tous les
phénoménologies, paraîtra pour le moins exorbitante, sinonridiculementinexacte. Il est bien connu, au con-
traire, qu'aucun des représentants majeurs de l'école phénoménologique n'a fait de la pratique de la réduction
transcendantale husserlienne, définie conformément à l'enseignement du maître de Fribourg comme épochè
de toute transcendance et levée de {'"attitude naturelle", un préalable méthodique indispensable et explicite de
son propre mode d'accès aux phénomènes. » (Jean-François Lavigne, Husserl et la naissance de la phénomé-
nologie (1900-1913), Paris, Puf, 2005, p. 29.)
nombres de notions (et de leurs interdépendances) indispensables à la mise en place d'un
contexte qui justifiera le recours à une épochè et une réduction (chapitre 1), ces dernières
seront déployées à partir du changement d'attitude que requiert la science phénoménolo-
gique (chapitre 2) afin d'ouvrir un champ d'étude propre à la phénoménologie (chapitre 3).
Les premiers pas à l'intérieur de la nouvelle philosophie phénoménologique seront
l'occasion d'illustrer que la pratique d'une réduction ne nous met pas pour autant à l'abri
d'une rechute dans les préjugés de l'attitude naturelle.
Chapitre 1
Le titre est éloquent : L'idée de la phénoménologie. Cinq leçons. Nous pourrions même
ajouter qu'il est anodin, laissant entendre qu'il s'agit là tout simplement de quelques leçons
pour qui cherche à se doter d'une idée de ce qu'est la phénoménologie. Apparemment, rien
de bien compliqué... et pourtant, la première de ces cinq leçons peut au premier abord dé-
router un lecteur non averti. En effet, celui-ci se trouve d'entrée de jeu catapulté au centre
d'un conflit qui ne trouvera son lien avec la phénoménologie qu'aux trois-quarts de la le-
çon, et encore, seulement par de brèves allusions.
L'un des protagonistes de ce conflit est nommé attitude d'esprit naturelle, qui, rappelons-
le, est une attitude qui ne peut nous être plus familière, puisque nous y sommes immergés
au quotidien. C'est avec cette attitude d'esprit naturelle que nous entrons en contact avec le
monde, sans même y réfléchir et, d'autant plus, sans sentir le besoin de la problématiser
pour elle-même. Husserl s'y attarde longuement, puisqu'elle forme en quelque sorte le
socle sur lequel se bâtit le chemin devant mener à la phénoménologie. Lui fait face une
attitude d'esprit dite philosophique qui, pour l'essentiel, se définit par une réflexion cri-
tique qu'elle adopte, entre autre chose, à l'égard de l'attitude naturelle.
Cette première leçon n'est pas sans problème pour la poursuite des recherches sur la phé-
noménologie husserlienne, puisque les quelques allusions faites à la phénoménologie lais-
sent l'impression qu'il y aurait une équivalence de principe entre attitude philosophique et
science phénoménologique. Or, selon nous, il s'avère d'une importance cruciale de bien
prendre la mesure de la distance qui sépare l'attitude philosophique, entendue comme
l'attitude qui anime la tradition historique de la philosophie et qui opère à partir de
l'attitude d'esprit naturelle, et la science philosophique phénoménologique, qui, pour sa
part, doit préalablement se dégager de toute mondanité (à l'inclusion des apports et postu-
lats de la tradition philosophique) pour établir sa problématique :
1
Ibid, p. 126.
2
Nous retrouvons ici la difficulté qu'a présenté la réception des Idées dans la mesure où Husserl y a priorise
une démonstration « pratique », recourant à de nombreuses analyses intentionnelles avec l'espoir que ces
analyses se révéleraient suffisamment concluantes pour mener le lecteur à la réduction, donc à un changement
d'attitude. Or, cet exemple illustre bien, à notre avis, que la réduction phénoménologique est préalable à une
juste compréhension du sens des analyses phénoménologiques. (Cf. Eugen Fink, « La philosophie phénomé-
nologique d'Edmund Husserl face à la critique contemporaine », op. cit., p. 131-132.)
10
celui-là, c'est-à-dire un motif qui s'inscrit dans une préoccupation propre à l'attitude natu-
relle et qui est susceptible de préoccuper le lecteur qui n'a pas encore effectué le renverse-
ment de l'attitude naturelle.
Au premier abord, il ne semble pas y avoir là de difficulté notable. Après tout, le phénomé-
nologue a l'embarras du choix parmi les divers problèmes « mondains » qui se présentent à
lui à travers les activités théorétiques et pratiques de l'homme - Husserl a d'ailleurs eu re-
cours à plusieurs d'entre elles dans ses différents ouvrages « introductifs »3. Les difficultés
surviennent dans un deuxième temps, car il s'agit non seulement de conscientiser le lecteur
à une problématique spécifique qui le rejoigne, mais encore faut-il aussi s'assurer que ce
dernier ne demeure pas prisonnier de cette problématique provisoire et qu'ainsi il
n'entrevoie pas la nature spécifique du problème fondamental de la phénoménologie . Au-
trement dit, la tâche du phénoménologue est de conduire son lecteur à la conclusion que le
motif de départ - le problème mondain retenu par la nécessité de rejoindre ce lecteur sur le
terrain de l'attitude naturelle - nécessite et s'ouvre à la possibilité d'un renouvellement
dans la manière de l'appréhender et de le solutionner. Mais, et c'est là que survient une
seconde difficulté, cette nécessité de renouveler l'approche du problème par l'établissement
d'une nouvelle science, en l'occurrence la science phénoménologique, n'apparaît que dans
et par la réduction phénoménologique, ce qui reviendrait à établir un cercle qu'on pourrait
croire vicieux, si tant est que la problématique justifiant la tenue d'une réduction exige pour
être en mesure de remplir adéquatement son rôle que soit pratiquée préalablement une ré-
duction. Pourtant il serait plus juste de considérer ici qu'on a affaire à une circularité her-
méneutique « productive » dans la mesure où la phénoménologie, par le biais de la réduc-
tion, transforme radicalement le problème mondain5 de telle sorte que la phénoménologie
3
« [L]a phénoménologie a développé une série d'"introductions" méthodiques au contenu essentiel de sa
philosophie en partant de divers problèmes traditionnels (théorie de la connaissance, doctrine universelle de la
science, prise de conscience de soi radicale, fondation de la logique, etc.) [...] » (Ibid, p. 118.)
4
« Ce n'est qu'en transcendant le monde qu'on peut esquisser le problème "transcendantal" du monde. La
philosophie phénoménologique ne peut donc être coordonnée à un problème mondain qui en serait le motif.
C'est pourquoi on risque, d'entrée de jeu, de la réduire à une problématique mondaine, et cela pour en saisir la
motivation, au heu de s'abandonner au mouvement de connaissance de la réduction, serait-il à première vue
immotivé. », (Ibid, p. 126.)
5
« Elle [la phénoménologie] peut se rattacher aux problèmes mondains de multiples façons : que ce soit
comme théorie de la connaissance, doctrine de la science, ontologie, comme prise de conscience de soi uni-
11
est non seulement en mesure de le traiter, mais que c'est par cette transformation du pro-
blème mondain qu'elle trouve à se justifier.
Dans les cours antérieurs, j'ai distingué entre la science naturelle et la science
philosophique; la première a sa source dans l'attitude d'esprit naturelle, la se-
conde dans l'attitude d'esprit philosophique6.
Il faut reprendre cette distinction entre ces deux sciences que Husserl indique avoir exposée
précédemment. Qu'est-ce qui caractérise la science naturelle et en quoi difïère-t-elle de la
science philosophique? Nous remarquons aussitôt qu'une partie de la réponse réside dans le
fait que chacune puise sa source dans une attitude d'esprit différente. Jusqu'à maintenant,
nous n'avons pas traité l'attitude pour elle-même, tel un concept autonome, mais toujours
en fonction d'une attribution qui lui procurait un sens spécifique, par exemple l'attitude
naturelle ou philosophique. Mais qu'en est-il de l'attitude prise dans sa généralité, com-
ment s'appréhende-t-elle dans le cadre de la phénoménologie? Voyons d'abord ce que Hus-
serl en dit :
verselle, etc. pour finalement transformer fondamentalement tous ces problèmes mondains en les faisant
déboucher sur la réduction phénoménologique. » (Ibid, p. 126-127.)
6
Edmund Husserl, L'idée de la phénoménologie. Cinq leçons, trad. Alexandre Lowit, Paris, Puf, 1970, p. 37.
12
relies, dont le style d'ensemble se trouve donc prescrit du même coup. C'est
dans la permanence de ce style, en tant que forme normative, que se déroule la
vie comme vie chaque fois déterminée. Les contenus culturels concrets se re-
nouvellent dans une historicité relativement close .
Nous remarquons que le concept d'attitude est étroitement lié à celui de volonté, mais ce
n'est pas pour mettre l'accent sur sa dimension volontaire, bien au contraire, puisque
l'attitude semble bien plutôt imposer un « style fermement établi par l'habitude » qui pres-
crit à la volonté un cadre normatif. Autrement dit, l'attitude, prise dans sa généralité, est en
quelque sorte une manière de faire, une manière inscrite par habitude et qui oriente la vie
volontaire vers certaines fins.
Lorsque l'attitude est qualifiée de « naturelle », elle se voit attribuer le caractère de la spon-
tanéité, de l'absence de réflexion. L'attitude naturelle est non réfléchie, non conscientisée
pour elle-même, elle présente une certaine naïveté. Mon habitus, qui est là toujours déjà
présent au moment d'agir, qui guide mon geste, ma manière de pensée, est là présent à mon
insu, sans que j'en saisisse l'influence.
Maintenant, lorsque l'attitude est qualifiée de « philosophique », nous l'avons dans un pre-
mier temps caractérisée par la réflexion. Je prends un recul réflexif qui se veut critique à
l'égard de moi-même et de la totalité de mon savoir. Dès lors, il nous faut revenir à ce qui
motive la réflexion propre à l'attitude philosophique, pour retrouver ce qui anime ce « style
fermement établi par l'habitude » :
7
Edmund Husserl, « Annexe III : La crise de l'humanité européenne et la philosophie », dans La crise, op.
cit., p. 360.
13
Ce sont ces motifs que nous devons maintenant opposer à l'attitude naturelle9
Le chemin de l'attitude philosophique est celui qui mène à « l'absolu dénuement cognitif»,
il apporte avec lui un regard libre sur le monde et parce qu'il en est ainsi, l'attitude d'esprit
philosophique est celle qui ouvre l'espace d'un renouveau11.
Une fois les attitudes naturelle et philosophique distinguées, nous pouvons revenir à la dis-
tinction initiale, celle des sciences naturelle et philosophique afin de voir ce qui les rap-
proche et ce qui les distingue essentiellement. La première, la science naturelle, réfère à une
science effective, la science objective, celle issue de la mathématisation de la nature et dont
l'influence s'est répandue à toutes les sphères théorétiques. Quand à la seconde, la science
philosophique, nous aurions tort de croire qu'il faille la confondre avec la philosophie en-
tendue comme courant historique . Il faut plutôt - dans l'esprit de l'attitude d'esprit philo-
sophique dans laquelle elle prend sa source - la voir comme une science qui exige un nou-
veau départ, un nouveau fondement.
Mais lorsque nous parlons d'une science naturelle ou même d'une science philosophique, il
s'agit avant tout d'une particularisation de l'idée de science en général. Dans la mesure où
Husserl se réclame d'une méthodologie présentant une rigueur scientifique, il serait utile,
voire nécessaire, de préciser ce que Husserl entend par science. À cette fin, nous pouvons, à
l'exemple de l'approche que nous avons adoptée avec la distinction des deux attitudes, in-
terroger la science dans sa généralité :
En procédant ainsi, nous faisons apparaître tout de suite des éléments fonda-
mentaux de l'idée téléologique qui commande toute activité scientifique. Par
exemple : le savant ne veut pas simplement porter des jugements, mais les fon-
der. Plus précisément, il n'entend pas accorder à un jugement, à ses propres
yeux comme aux yeux des autres, la valeur d'une connaissance scientifique, s'il
ne l'a pas entièrement fondé et s'il ne peut, par la suite, en opérant un retour
sans entrave à la fondation qu'il faut reconduire, le justifier à tout moment et
jusqu'en ses éléments ultimes. Cela peut, en fait, rester une pure et simple pré-
tention, mais il y a là de toute façon un but idéal13.
Nous pouvons déjà effectuer un rapprochement entre le concept de science pris dans sa
généralité et l'attitude d'esprit philosophique14 en ce que le savant et le philosophe
n'entendent pas accepter un savoir qu'ils n'ont pas préalablement fait leur. Tous les deux
cherchent à se libérer des préjugés, de la tradition, de ce qui est convenu d'accepter comme
allant de soi, parce qu'ils recherchent un savoir constituant le résultat d'un examen qui re-
conduit la connaissance à son fondement et qui la présentera dès lors dans la clarté de ce
qui peut être reconnu comme authentiquement vrai.
Mais qu'en est-il de la science naturelle? Si le concept de science pris dans sa généralité se
rapproche dans son intention de l'attitude d'esprit philosophique, pourquoi devons-nous la
13
Edmund Husserl, Méditations, op. cit., p. 53.
14
« Du point de vue de leur intention, l'idée de la science et de la philosophie implique un ordre de connais-
sance qui part de connaissances en soi antérieures pour aller jusqu 'à des connaissances en soi postérieurs; et
15
distinguer d'une science philosophique? Il semble que, tout comme l'attitude d'esprit natu-
relle, la science naturelle manque d'un certain recul critique1 , qu'elle procède à partir
d'une certaine « naïveté ». Il ne faudrait pas croire ici que Husserl critique la science objec-
tive quant à sa méthodologie16. Par le biais de sa méthode, elle obtient des résultats qui sont
sans contredit d'une rigueur et d'une exactitude qui ne sont pas à remettre en doute. Mais,
d'un autre côté, si nous la questionnons par la voie d'une réflexion, telle que l'exige
l'attitude d'esprit philosophique, elle n'est pas à l'abri des contradictions17.
Cela ne signifie pas pour autant que la pensée naturelle - et sa science naturelle (la science
objective) - soit dénuée d'une certaine réflexion critique, ou qu'elle soit totalement igno-
rante des difficultés et des limites qu'elle rencontre dans sa pratique scientifique. La pensée
naturelle n'a pas de raison de remettre en question la connaissance en elle-même - les ré-
sultats magistraux de la science incarnent la démonstration qu'une véritable connaissance
est possible18 -, mais « [a]vec l'éveil de la réflexion sur le rapport entre la connaissance et
l'objet, s'ouvrent des abîmes de difficultés19 ». Les difficultés que rencontre la pensée natu-
donc, finalement, un commencement et une progression qu'on ne peut choisir arbitrairement, mais qui sont
fondés dans la nature des choses mêmes. » (Ibid, p. 55.)
15
«L'attitude d'esprit naturelle n'a encore aucun souci d'une critique de la connaissance. » (Edmund Hus-
serl, L'idée, op. cit., p. 37.)
16
« Mais peut-être, si nous changeons la direction de notre méditation, si nous partons de ces plaintes que
suscite généralement la crise de notre culture et du rôle qu'on impute à la science dans cette crise, verrons-
nous alors apparaître des motifs suffisants pour soumettre la scientificité de toutes les sciences à une critique
sérieuse et tout à fait nécessaire, sans avoir pour autant à faire bon marché de ce qui constitue leur scientifici-
té au premier sens, c'est-à-dire au sens - inattaquable - de la rectitude de leurs prestations méthodiques. »
(Edmund Husserl, La crise, op. cit., p. 9.)
17
« Lorsque nous entrons dans les sciences naturelles pour vivre en elles, nous trouvons tout, dans la mesure
où elles ont atteint le stade de l'exactitude, clair et compréhensible. Nous avons la certitude d'être en posses-
sion d'une vérité objective, démontrée par des méthodes sûres, méthodes qui atteignent réellement
l'objectivité. Mais aussitôt que nous passons à la réflexion, nous nous trouvons déroutés et confondus. Nous
nous embrouillons dans de manifestes incompatibilités et même dans des contradictions. » (Edmund Husserl,
L'idée, op. cit., p. 43.)
18
« Ce qui va de soi, pour la pensée naturelle, c'est la possibilité de la connaissance. En poursuivant son acti-
vité avec une fécondité sans fin, en avançant, dans des sciences toujours nouvelles, d'une découverte vers une
autre découverte, la pensée naturelle ne trouve aucun motif de soulever la question de la possibilité de la con-
naissance en général. » (Ibid, p. 39.)
19
Loc. cit.
16
relie se situent « sur le rapport entre la connaissance et l'objet ». Le terrain des apories de la
science naturelle serait celui de l'explication de la connaissance20.
Dès lors, quelle est la réaction de la science naturelle? Comment la pensée naturelle appré-
hende-t-elle ces difficultés liées à la connaissance? Elle tend à inscrire le problème de la
connaissance dans l'horizon qui lui est propre, à savoir celui des faits naturels et plus préci-
sément ici, des faits psychiques. Autrement dit, elle tend à considérer la question de la con-
naissance comme un problème empirique que la psychologie empirique devra résoudre.
Il est vrai que, comme tout ce qui se rencontre dans le monde, la connaissance
elle aussi devient pour elle, d'une certaine façon, un problème, elle devient ob-
jet d'une recherche naturelle. La connaissance est un fait qui fait partie de la na-
ture, elle est un vécu de certains êtres organiques doués de connaissance, elle
est un fait psychologique .
20
« La connaissance, qui, dans la pensée naturelle, est quelque chose qui va on ne peut plus de soi, apparaît
tout d'un coup comme un mystère. » (Loc. cit.)
21
Ibid, p. 39-40.
22
« Mais bien avant cela, ce qu'il y a d'inquiétant dans la mathématisation du monde et dans la rationalisation
qui se modèle obscurément sur elle - celle d'une philosophie ordine geometrico - se fit sentir dans lu psycho-
logie naturaliste nouvelle. [...] Cela fit de telles difficultés que déjà avec Berkeley et Hume naquit une skepsis
paradoxale, ressentie certes comme une absurdité, mais non encore correctement perçue, laquelle se dirigea
d'abord précisément contre le modèle même de la rationalité - contre la mathématique et la physique - et
tenta de déprécier leurs concepts fondamentaux, et même le sens de leur domaine (l'espace mathématique, la
nature matérielle), comme autant de fictions psychologiques. Cette skepsis allait déjà chez Hume jusqu'à son
terme, jusqu'au déracinement de tout l'idéal de la philosophie et de toute cette sorte de scientificité qui était
celle des nouvelles sciences. Se trouvait atteint ainsi, et cela est d'une extrême importance, non seulement
l'idéal philosophique moderne, mais même l'ensemble de la philosophie du passé, toute l'instauration d'une
tâche pour la philosophie conçue comme science universelle objective. Quelle situation paradoxale. Voici des
performances pleines d'avenir, et tous les jours plus nombreuses, au moins pour toute une série de sciences
nouvelles; celui qui y travaille, comme celui qui en a une exacte compréhension, en ont une évidence vécue à
17
compléter notre compréhension de la science naturelle et, par la suite, lui opposer une théo-
rie de la connaissance qui nous permettra de mieux saisir le sens d'une science philoso-
phique.
Un conflit stérile
laquelle ni eux ni personne ne peuvent se dérober. Et pourtant voici que toutes ces performances et cette évi-
dence elle-même, si seulement on les regarde autrement, c'est-à-dire à partir de la psychologie, dans le do-
maine de laquelle se déploie l'activité performatrice, sont devenues totalement incompréhensibles. » (Edmund
Husserl, La crise, op. cit., p. 78-79.)
23
Edmund Husserl, « Elucidation de l'origine de l'opposition moderne entre l'objectivisme physiciste et le
subjectivisme transcendantal », dans La crise, op. cit., p. 25-116.
24
Ce thème est la reprise remaniée d'une problématique qui traverse le cheminement de Husserl, c'est-à-dire
sa mise en garde contre toutes les formes de psychologisme. Cf. Eddmund, Husserl, Recherches logiques,
tome 1 : Prolégomènes à la logique pure, trad. H. Elie, A. L. Kelkel et R. Schérer, Paris, Puf, 1994.
23
« Un trait fondamental de la nouvelle théorisation de la nature doit encore ici être mis en relief. Galilée,
dans le regard qu'il dirige sur le monde à partir de la géométrie et à partir de ce qui apparaît comme sensible
et est mathématisable,/a/7 abstraction des sujets en tant que personnes, porteuses d'une vie personnelle, abs-
traction de tout ce qui appartient à l'esprit en quelque sens que ce soit, abstraction de toutes les propriétés
culturelles qui échoient aux choses dans la praxis humaine. De cette abstraction résultent les choses purement
corporelles, mais prises cependant comme des réalités concrètes et thématisées dans leur totalité comme for-
mant un monde. » (Edmund Husserl, La crise, op. cit., p. 69.)
18
monde des corps et le monde de l'esprit . Dorénavant, une scission complète est établie
entre la nature mathématisable des choses et le monde qui relève de la subjectivité et du
psychologique.
Dans un deuxième temps, il résulte de cette scission, commandée par les besoins d'une na-
ture rationnelle27, des difficultés notables qui prirent une ampleur et une importance telles
qu'elles engagèrent des recherches sur la question de l'entendement humain. Toutefois,
dans la mesure où le cadre réflexif de ces recherches demeure sous l'emprise d'une concep-
tion rationaliste du monde et lorsque les difficultés ne peuvent être surmontées à partir des
présupposés rationalistes, on y voit une étape transitoire, un constat d'échec temporaire
mais non définitif, qui ne saurait résister à l'avancement des progrès28.
Sous toutes ses formes, la connaissance est un vécu psychique : une connais-
sance du sujet connaissant. Opposés à elle, il y a les objets connus. Or, com-
ment maintenant la connaissance peut-elle s'assurer de son accord avec les ob-
jets connus, comment peut-elle sortir au-delà d'elle-même et atteindre avec sû-
26
« D'une façon générale nous devons maintenant prendre une claire conscience du fait que la conception
d'une nouvelle idée de la "nature", en tant que monde-de-corps séparé, réellement et théoriquement clos sur
lui-même, entraîne bientôt avec elle une mutation complète de l'idée de monde absolument parlant. Le monde
se dissocie pour ainsi dire en deux mondes : nature et monde-du-psychologique dont le second à vrai dire ne
s'élève pas à la consistance d'un être-monde, à cause de la façon dont il est relié à la nature. » (Ibid., p. 70.)
27
« Du reste, dès lors que la nature rationnelle, au sens de la science de la nature, est un monde-de-corps étant
en-soi, comme c'est tenu pour "évident" (du moins dans la situation historique donnée), dès ce moment il
fallait que le monde en-soi, d'une façon très particulière et en un sens jusqu'ici inconnu, soit un monde scin-
dé, scindé en une nature en-soi et un mode d'être différent de celui-ci : l'étant qui a pour mode d'être la psu-
chè.» (Ibid, p. 71.)
28
« La séparation du "psychique" produisit d'une façon générale, partout où des problèmes de la raison appa-
raissaient, des difficultés qui ne cessèrent de croître. À vrai dire ce n'est que plus tard qu'elles devinrent si
pressantes, qu'il fallut en faire, dans de vastes recherches sur l'entendement humain, dans des "critiques de la
raison", le thème central de la philosophie. Mais la force du motif rationaliste était encore intacte, et l'on
s'engageait partout avec pleine confiance dans l'élaboration multiforme d'une philosophie rationaliste. Ce qui
n'allait pas sans succès pour certaines connaissances indubitablement précieuses, lesquelles, même si elles ne
répondaient "pas encore" à l'idéal, pouvaient justement s'interpréter comme des degrés préparatoires. Désor-
mais tout établissement d'une science particulière était guidé eo ipso par l'idée d'une théorie rationnelle cor-
respondante, sur un territoire rationnel en-soi correspondant. » (Ibid, p. 72.)
19
Or, ici, le sujet connaissant qui adopte un réel recul critique - le sujet réfléchissant serait-il
plus juste de dire - doit convenir qu'il est devant une énigme. Lui aussi reconnaît à la con-
naissance son caractère psychologique; la connaissance est un vécu psychique, c'est un
processus interne, « une connaissance du sujet connaissant ». Là n'est pas pour lui la diffi-
culté. Face au sujet connaissant se trouve l'objet de sa connaissance, « les objets connus ».
Le sujet réfléchissant pour sa part y voit une difficulté de taille. Comment, par un processus
interne à sa conscience, un sujet connaissant obtient-il un savoir concernant un objet ex-
terne à sa conscience? Par les progrès de disciplines telles que la biologie et la psychologie,
la science naturelle est en mesure d'expliquer, du moins partiellement et selon un point de
vue mécanique, le comment du processus. Mais peut-elle s'assurer que la connaissance
puisse « sortir au-delà d'elle-même et atteindre avec sûreté ses objets »? En d'autres mots,
peut-elle répondre au comment de l'objectivité20 et ainsi s'assurer de la véracité de la con-
naissance? La prétention de la science à être porteuse d'une vérité inconditionnelle n'y est-
29
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 41.
30
« Valeur objective : cela ne signifie rien d'autre que des résultats passés au crible de la critique réciproque,
et capables de résister alors à toute critique. » (Edmund Husserl, Méditations, op. cit., p. 47.)
20
Si le scepticisme se maintient33, c'est parce que la recherche menée sur la théorie de la con-
naissance par la science du psychologique demeure à l'intérieur du cadre de la science ob-
jective . Le psychologisme calque son mode opérationnel et ses postulats de départ sur le
modèle de la science de la nature, puisque les sciences positives obtiennent des résultats qui
sont concluants. Malgré tout, chaque avancée soulève son lot de difficultés et de contradic-
tions qui renforcent la position du scepticisme. Les attaques du scepticisme ne peuvent pas
être tout simplement ignorées. Elles touchent juste et la science, malgré toute sa rigueur et
son appareillage, est incapable d'y mettre un terme. Acculée à ses propres apories, la pen-
sée scientifique clame son innocence et exige du temps, le temps du progrès qui apportera
31
« Dans la science, l'idéalité des produits singuliers du travail, celle des vérités, ne signifie pas la simple
répétabilité sous l'identification du sens et de la mise en sécurité : l'idée de la vérité au sens de la science se
détache (et de ce détachement nous aurons encore à parler) de la vérité de la vie pré-scientifique. Elle veut
être vérité inconditionnelle. » (« j\nnexe III : La crise de l'humanité européenne et la philosophie », dans La
crise, op. cit., p. 357.)
32
« [...] Galilée s'est dit : Partout où une telle méthode a été élaborée nous avons également vaincu grâce à
elle la relativité des appréhensions subjectives, qui est essentielle au monde de l'intuition empirique. Car de
cette manière nous obtenons une vérité identique, non-relative, dont peut se convaincre quiconque est capable
de comprendre cette méthode et d'en user. Ici par conséquent nous connaissons en lui-même un étant véri-
table, bien que ce soit seulement sous la forme d'une approximation qui, partant de la donnée empirique, va
toujours croissant en direction de la forme géométrique idéale qui fonctionne comme pôle conducteur. » (Ed-
mund Husserl, La crise, op. cit., p. 34.)
33
Pour un approfondissement de la question du psychologisme et de l'absurdité de soutenir une. position scep-
tique en réponse à celui-ci, on consultera avec profit le premier tome des Recherches logiques de Husserl :
Edmund Husserl, Recherches logiques, tome 1 : Prolégomènes à la logique pure, trad. H. Elie, A. L. Kelkel et
R. Schérer, Paris, Puf, 1994. Hua XVIII
34
La dissociation et la mutation-de-sens du monde fut la conséquence, parfaitement saisissable, d'un fait en
réalité inévitable au commencement de l'époque moderne : le rôle de modèle tenu par la méthode de la
science de la nature, ou, en d'autres termes, par la rationalité physique. [...] Le monde doit être en soi un
monde rationnel, dans le nouveau sens de la rationalité, emprunté à la mathématique et à la nature mathémati-
sée, et corrélativement la philosophie, la science universelle du monde, doit être édifiée, en tant que théorie
rationnelle unifiée, more geometrico. » (Edmund Husserl, La crise, op. cit., p. 70-71.)
21
D'un autre côté, le scepticisme ne parvient pas à freiner l'a va ncée scientifique. Inva lidetil
ses fondements, il ne peut démentir le fait que la science développe tout de même une con
naissance. Sèmetil le doute quant à la validité des résultats scientifiques, il ne peut ignorer
le fait qu'il profite quotidiennement du bénéfice des découvertes scientifiques. Husserl a f
firme que la marque du scepticisme est l'a bsurdité. Da ns les Recherches logiques, il con
sacre de nombreuses pa ges à la question du nonsens de se ma intenir da ns une position
■je
sceptique . Le scepticisme est une position intena ble, en contradiction a vec ellemême, et
doit être dépassée. C'est une lutte où chaque camp doit se garder de crier victoire trop rapi
dement, où se ma intient un ma tch nul depuis le premier rega rd critique de la pensée re
flexive.
Pour Husserl, la nouvelle science philosophique doit fa ire preuve de rigueur scientifique
et, dans ce but, elle doit être en mesure de valider la possibilité de la connaissance issue de
35
Cf. Edmund Husserl, « Le psychologisme en tant que relativisme sceptique », Recherches logiques, tome 1,
op. cit., p. 122170.
36
« Comment une critique de la conna issa nce, telle est la question ma intena nt, peutelle s'éta blir? En ta nt
que l'effort de la connaissance de se comprendre soimême scientifiquement, elle veut, en procédant par une
connaissance scientifique et par là en objectivant, éta blir ce que la connaissance est selon son essence, ce que
renferme le sens de la relation à un objet qui lui est attribuée, et le sens de la validité objective ou de la pro
22
la pensée naturelle. Mais qui dit scientificité ne dit pas science objective37. Les apories dé-
noncées par le scepticisme ne sont pas pour autant ignorées. En effet, Husserl, dans sa
compréhension d'une théorie de la connaissance, n'adopte pas le modèle de la science natu-
relle et de sa dichotomie du monde. Pour lui, la solution se trouve dans l'essence de la con-
naissance et le modèle de la réflexion critique doit être repensé à partir de la connaissance
elle-même et non plus sur la base de préjugés trop souvent non reconnus.
Nous sommes partis d'une distinction entre science naturelle et science philosophique. De
la seconde, nous avons affirmé qu'il ne fallait pas la confondre avec la pratique établie dans
la tradition philosophique - en bonne partie parce que la philosophie, telle qu'elle se pra-
tique, reste prise dans le modèle naturaliste de la science naturelle . Cette science philoso-
phique exige un nouveau départ et pour l'atteindre, elle doit adopter une position critique.
.
Dans L'idée de la phénoménologie, cette critique s'organise à partir d'une problématique
précise : celle de la théorie de la connaissance. Axe directeur, la théorie de la connaissance
nous servira de fil d'Ariane dans ce prélude en trois temps menant à une meilleure compré-
hension de ce que Husserl entend par cette nouvelle science philosophique qu'il nommera
phénoménologie transcendantale.
priété d'atteindre l'objet, qui doit être la sienne lorsqu'elle doit être connaissance au sens authentique. » (Ed-
mund Husserl, L'idée, op. cit., p. 51.)
37
« Le transcendantalisme parvenu à maturité proteste contre l'idéalisme psychologique et prétend, tout en
combattant la science objective comme philosophie, mettre en chemin une scientificité d'une nature entière-
ment nouvelle, transcendantale. » (Edmund Husserl, La crise, op. cit., p. 80.)
38
« Dans la philosophie contemporaine, dans la mesure où elle prétend à être sérieusement une science, c'est
devenu presque un lieu commun qu'il ne peut y avoir qu'une méthode de connaissance, commune à toutes les
sciences, et donc aussi à la philosophie. Cette conviction répond parfaitement aux grandes traditions de la
philosophie du XVIIe siècle, qui en effet croyait également que tout salut de la philosophie tient à ce qu'elle
prenne pour modèle méthodologique les sciences exactes, c'est-à-dire avant tout les mathématiques et la
science mathématique de la nature. » (Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 45.)
23
Dans un deuxième temps, réagissant à ce constat d'une lutte stérile, une théorie critique de
la connaissance se voit mandater de deux tâches fondamentales. Une première tâche sera de
« stigmatiser les absurdités dans lesquelles tombe, presque inévitablement, la réflexion na-
turelle » :
39
« Le théâtre de ces obscures et contradictoires théories, ainsi que des interminables disputes qui s'y ratta-
chent, est la théorie de la connaissance, ainsi que la métaphysique, qui est, historiquement comme de par la
nature des choses, intimement liée avec elle. » (Ibid, 43.)
24
A cette première tâche critique à l'égard du scepticisme s'ajoute, positivement cette fois,
celle « d'apporter la solution » à la confusion régnante « par l'étude de l'essence de la con-
naissance » :
40
Nous développerons sous peu ce qu'il faut entendre avec Husserl sous le vocable « critique ».
41
Ibid, p. 44.
42
Ibid, p. 43.
43
« Toujours davantage l'histoire de la philosophie, regardée de l'intérieur, prend le caractère d'un combat
pour son existence, à savoir le combat entre une philosophie dont la vie se passe à accomplir directement sa
tâche - la philosophie dans la foi naïve à la raison - et une skepsis qui en est la négation ou la dévaluation
empiriste. Inlassablement, cette skepsis remet en vigueur le monde vécu-en-fait, celui de l'expérience réelle,
comme ce dans quoi il n'y a nulle raison, ni aucune idée rationnelle à trouver. Toujours davantage la raison
elle-même et son "étant" deviennent énigmatiques, ou encore : la raison, comme ce qui donne sens par soi-
même au monde, et le monde, comme ce qui est par la raison; tant qu'à la fin le problème du monde, devenu
problème conscient, celui de la plus profonde haison essentielle de la raison et de l'étant en général, l'énigme
des énigmes, devait devenir proprement le thème de la philosophie. » (Edmund Husserl, La crise, op. cit.,
p. 19.)
25
rai : le sens qui lui est prescrit a priori (c'est-à-dire conformément à l'essence)
en vertu de la corrélation entre la connaissance et l'objet de connaissance44.
En d'autres mots, si une théorie critique de la connaissance veut redresser les errances con-
flictuelles issues de la réflexion naturelle, elle y parviendra par le biais d'une étude de
l'essence de la connaissance et de l'objet connaissable. Une telle étude de l'essence, nous le
verrons, exige une nouvelle perspective sur notre manière de comprendre le monde,
puisque l'appréhension naturaliste d'un monde scindé est à l'origine de l'obscurité entou-
rant la connaissance, et, corrélativement, elle réclame aussi une nouvelle méthodologie, la
méthode propre aux sciences objectives ayant engendré notre vision d'un monde dualiste.
D'où la nécessité pour une critique de la connaissance d'engager une critique des sciences
naturelles45.
C'est dans un troisième et dernier temps que cette théorie critique de la connaissance per-
met de jeter un pont avec la phénoménologie.
44
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 43.
45
« Cette science, que nous nommons métaphysique, naît d'une « critique » de la connaissance naturelle dans
les sciences particulières, critique qui repose sur l'intelligence, acquise dans la critique générale de la connais-
sance, de l'essence de la connaissance et de l'objet de connaissance, selon leurs diverses figures fondamen-
tales - sur l'intelligence du sens des diverses corrélations fondamentales entre la connaissance et l'objet de
connaissance » (Ibid, p. 44-45.)
46
Ibid, p. 45.
26
dans une assimilation de sa méthodologie sur le modèle des sciences de la nature47 - pour
les raisons que nous avons déjà évoquées.
Husserl part du constat que la réflexion naturelle se perd en querelles absurdes qui ne ser-
vent qu'à renforcer la position du scepticisme. Comment, sur de telles bases, pouvons-nous
espérer parvenir à une réelle compréhension de l'essence de la connaissance et de son ob-
jet? La philosophie se fourvoie si elle croit remplir son rôle critique en empruntant aux
sciences de la nature un modèle. En fait, elle reste prise dans de « funestes préjugés » :
Des préjugés que seule la pratique d'une épochè radicale peut suspendre49. Nous retrouvons
une fois de plus, et avant même qu'elle ne soit présentée et explicitée, la nécessité de prati-
quer une épochè.
En suivant le chemin de la science philosophique, nous avons établi un premier lien avec la
phénoménologie. Pourquoi l'avoir distinguée de la science naturelle? Pourquoi ne pas avoir
47
« À cette assimilation de la philosophie aux autres sciences quant à la méthode, est liée aussi l'assimilation
quant à l'objet, et il faut considérer encore aujourd'hui comme opinion prédominante que la philosophie, et
plus précisément la doctrine dernière de l'être et de la science, peut non seulement se rapporter à toutes les
autres sciences, mais aussi peut être fondée sur leurs résultats : de la même manière que les autres sciences
sont fondées les unes sur les autres, et que les résultats des unes peuvent servir de prémisses aux autres. »
(Ibid, p. 45-46.)
4
* Ibid, p. 46.
49
« Au cours de cette dernière réflexion, il s'est révélé clairement aussi que nous devions l'accès à la subjec-
tivité transcendantale non seulement en fait à la méthode décrite, mais encore que celle-ci ou une méthode
analogue s'avère indispensable pour la découvrir. La réflexion pure et simple, aussirigoureuse,attentive et
analytique qu'elle soit, aussi directement orientée qu'elle soit sur mon être purement psychique, sur mon
immanence purement psychique, si elle ne recourt pas à une telle méthode restera réflexion psychologique
naturelle et restera ce qu'elle fut d'ores et déjà - sous une forme aussi imparfaite qu'on voudra - expérience
mondaine. » (Philosophie première, p. 109-110.)
27
exposé dès le départ le sens de la science philosophique, ses buts, ses motivations et sa mé-
thode et ainsi, comme par un raccourci, nous mener directement à la phénoménologie?
Spontanément, nous répondrons : la force de l'habitude. Non pas celle du philosophe et qui
renverrait à une manière de faire les choses, mais plutôt celle de l'être humain - de tout être
humain - pris qu'il est dans l'attitude naturelle. Car avant de distinguer la science philoso-
phique de la science naturelle, nous avons établi une distinction entre deux attitudes qui se
situent en amont de leur science respective, les alimentant en motif à travers une tradition
sédimentée par la force de l'habitude. Un habitus qui, dans le cas de la science philoso-
phique, remonte à si loin que sa pulsion initiale, celle qui anima l'éveil de la pensée philo-
sophique dans la cité grecque de l'Antiquité, s'est doucement effacée dans l'oubli. Comme
tout geste pratiqué par habitude, il vient un temps où la mécanique du geste vient à se déta-
cher de ce qui la motivait au départ et qu'ainsi la pratique perde en partie l'essence de ce
qui lui donne sa raison d'être50. Ce sont ces motifs originels, ceux d'une vie « tirée de la
pure raison » libérant l'homme de tout ce qui entrave sa pensée : le mythe, la tradition, les
préjugés, qui permirent l'émergence d'une nouvelle attitude dans la Grèce antique, celle de
la philosophie. La pratique philosophique étant toujours vivante, nous ne ressentons pas la
nécessité d'une question en retour sur ce qui la motivait aux origines, croyant bien à tort
être animé par la même pulsion originaire. C'est à celle-ci qu'il faut mener en premier lieu
le philosophe51 : nul chemin ne peut conduire vers la phénoménologie si l'attitude de pen-
sée philosophique originaire n'a pas préalablement été réactivée52. Une attitude philoso-
phique commande une vie réglée sur la raison et exige du philosophe qu'il reconduise toute
50
Nous pouvons saisir ici la nécessité pour Husserl de pratiquer une question en retour permettant de re-
prendre contact avec la pulsion initiale qui anime toute pratique théorique, que celle-ci soit philosophique ou
scientifique : « Au lieu de cela, notre préoccupation doit aller plutôt vers une question en retour sur le sens le
plus originaire selon lequel la géométrie est née un jour et, dès lors, est restée présente comme tradition millé-
naire, le reste encore pour nous et se tient dans le vif d'une élaboration incessante; nous questionnons sur ce
sens selon lequel, pour la première fois, elle est entrée dans l'histoire - doit y être entrée, bien que nous ne
sachions rien des premiers créateurs et qu'aussi bien nous ne questionnions pas à leur sujet. » (Edmund Hus-
serl, « Appendice III : L'origine de la géométrie », trad. J. Derrida, dans La crise, op. cit., p. 404.)
51
« Le philosophe a de toute nécessité besoin d'une résolution personnelle qui seule est capable de faire de lui
un philosophe, originairement; il a besoin pour ainsi dire d'une instauration originaire qui est une autocréation
originaire. Nul ne peut par hasard se fourvoyer dans la philosophie. » (Edmund Husserl, Philosophie pre-
mière, op. cit., p. 26.)
52
« Que le retour authentique à la naïveté de la vie, mais dans une réflexion qui s'élève au-dessus de ce sol,
soit l'unique chemin possible pour surmonter la naïveté philosophique latente dans la "scientificité" de la
philosophie objectiviste traditionnelle, c'est-là un point qui s'éclairera peu à peu, etfinalementcomplètement,
et qui ouvrira la porte à la nouvelle dimension à laquelle nous avons déjà plusieurs fois fait par avance allu-
sion. » (Edmund Husserl, La crise, op. cit., p. 68-69.)
28
connaissance à un fondement ultime, absolu. Il s'agit donc d'une attitude qui contraint celui
qui l'habite à reconnaître la naïveté de sa propre pensée et crée l'urgence de remédier à
cette situation53.
C'est dans ce contexte que la phénoménologie peut être atteinte, dans le dépassement de la
naïveté de l'attitude de pensée naturelle. Et c'est la raison pour laquelle la science philoso-
phique doit opposer ses motifs à ceux de la science naturelle-objective. Mais avant d'être
en mesure d'opposer ces motifs, encore faut-il dégager ce à quoi nous l'opposons, ce qui
est présupposé par l'attitude et la science naturelles. Elles aussi sont prises, enchaînées54
dans un habitus, mais à la différence de la pratique philosophique (non encore phénoméno-
logique), elle n'a pas la prétention d'avoir réfléchi sa condition existentielle. La science
objective a le regard tourné vers le monde objectif, vers la compréhension de l'étant qui
exclut d'emblée le sujet réfléchissant, le sujet existentiellement impliqué dans notre rapport
au monde. Même la psychologie, à qui est dévolue l'étude du sujet - pris toutefois comme
53
« La raison en est qu'une certaine naïveté propre à l'amour de la connaissance et à l'activité de connaître
est un élément nécessairement premier et qu'elle recèle en elle une imperfection, qui lui est cachée à elle-
même, qu'en mettant les choses au mieux elle ressent obscurément mais sans la comprendre. Le premier à
dévoiler cette imperfection, c'est le scepticisme, ce qui explique qu'elle n'est mise au jour en tant que telle
que lorsque le sujet de la connaissance commence à porter son attention aussi sur le rapport des objets de
connaissance et des vérités connues avec le sujet connaissant et que dès lors il se fourvoie dans les difficultés
bien connues sous le nom de théorie de la connaissance. Finalement, il lui faut s'en convaincre, toute connais-
sance de quelque ordre qu'elle soit est atteinte par ces difficultés, aucune valeur de connaissance ne peut être
posée naïvement en absolu, ni être défendu comme valeur absolue dans l'attitude naïve, dans la mesure préci-
sément où chaque valeur comporte indissociablement, une référence au sujet connaissant et à son activité de
connaissance; il faut que celui qui aspire à la connaissance reconnaisse que, pour autant qu'il y ait ici possibi-
lité de réaliser et de défendre une valeur de connaissance pure, elle ne saurait être saisie et connue que dans
cette corrélation avec l'activité de connaître. [...] C'est ainsi seulement que s'impose la nécessité d'un radica-
lisme nouveau, d'un radicalisme universel et absolu qui par principe vise à détruire toute naïveté et en triom-
phant veut atteindre à la vérité dernière, c'est-à-dire la seule vraie et authentique vérité, et qui de surcroît veut
y atteindre dans une esprit d'universalité. » (Philosophie première, op. cit, p. 26-27.)
54
« La situation paradoxale propre à la philosophie phénoménologique de Husserl peut être symbolisée par
l'allégorie platonicienne de la caverne, non parce qu'elle serait une sorte de platonisme modernisé, mais
parce que Platon trouvait dans la force de l'intuition mythique le grand symbole (Sinnbild) visionnaire de tout
philosopher [...] Cette caverne symbolise pour une interprétation phénoménologique, la situation mondaine
permanente de l'homme. Nous sommes toujours prisonniers d'une tradition trop puissante de "préjugés" qui
nous détourne de l'étant réel au profit du monde des "ombres", les nôtres et celles des choses. » (Eugen Fink,
« Que veut la phénoménologie d'Edmund Husserl. L'idée phénoménologique de fondation », dans De la
phénoménologie, op. cit., p. 178-179.)
29
sujet qui réfléchit et non comme sujet se réfléchissant - n'est pas en mesure de se libérer de
la force de pensée de l'attitude naturelle55.
Rendre possible cette libération, c'est le projet même de l'épochè et de la réduction phéno-
ménologique. Sans cette libération nous passons à côté de ce qui fait la spécificité de la
phénoménologie husserlienne, nous en manquons l'intention, l'objet et la prétention. Or,
nous croyons que toute philosophie a droit à un minimum de considération, engageant cha-
cun de ceux qui lui portent un intérêt de s'imposer la tâche de la suivre dans ses pré-
misses56.
L'épochè - la mise entre parenthèses de nos pré-jugés, de ce qui s'offre comme pré-formé,
de ce qui se présente comme pré-donné - est cette première prémisse. Déjà, nous sommes
en mesure d'entrevoir le rôle significatif qu'elle peut remplir face à cet habitus de la pensée
naturelle. La phénoménologie ne saurait être comprise sur le terrain de la pensée naturelle
et le concept même de pensée naturelle ne fait sens qu'en regard d'une nouvelle science
philosophique qui s'est déjà elle-même libérée57 de l'entrave de ce qui est />ré-réfléchi afin
d'initier une véritable et authentique réflexion.
Il est vrai que Husserl lui-même n'a pas toujours clairement distingué l'épochè de la réduc-
tion, au sens où la réduction, comprise comme l'accomplissement de ce dépassement de
l'attitude naturelle, inclut ou absorbe en quelque sorte la nécessité de l'épochè, qui est la
55
« Au cours de cette tâche nous ne tarderons pas à nous apercevoir que le caractère douteux de la psycholo-
gie, cette sorte de maladie dont elle souffre non seulement de nos jours, mais déjà depuis des sciences - bref
la "crise" qui lui est propre - possède une signification centrale pour la mise au jour d'un certain nombre
d'obscurités énigmatiques et sans solution dans les sciences modernes, y compris les sciences mathématiques,
et corrélativement qu'elle est importante aussi pour faire apparaître une sorte d'énigme du Monde inconnue
aux époques antérieures. » (Edmund Husserl, La crise, op. cit., p. 9-10.) Voir aussi l'intitulé de III B : « Le
chemin qui mène à la philosophie transcendantale phénoménologique en partant de la psychologie ».
56
« Si on ne peut refuser à une philosophie factuelle le droit de critiquer des philosophèmes adverses en pre-
nant appui sur la seule idée de philosophie qui la conduit, toute critique effective présuppose néanmoins que
la philosophie critiquée soit préalablement comprise en elle-même et par elle-même. » (Eugen Fink, « La
philosophie phénoménologique d'Edmund Husserl face à la critique contemporaine », op. cit., p. 96.)
57
« Nous sommes engagée et empêtrés dans l'attitude naturelle, de sorte que nous ne pouvons nous en déli-
vrer sans la rompre. La réduction phénoménologique est cette rupture. Par conséquent, une interprétation
effective de l'engagement constitutif de l'être-le-là humain dans l'attitude naturelle présuppose le désenga-
gement réductif. » (Eugen Fink, « La philosophie phénoménologique d'Edmund Husserl face à la critique
contemporaine », op. cit., p. 132.)
30
mise entre parenthèses des préjugés de l'attitude naturelle. Autrement dit, une fois la réduc-
tion accomplie, le dépassement de l'attitude naturelle et de ses préjugés est, en principe,
effectué. Nous ne prétendons pas qu'une telle lecture soit erronée, mais nous soutenons que
la mainmise de l'attitude naturelle, par le biais de nos habitudes de pensée, est telle que
seule une revalorisation de l'épochè peut s'avérer profitable. Devant les difficultés que pré-
sentent la réflexion et la recherche phénoménologiques transcendantales, agir en accord
avec l'épochè signifie rechercher, dans un premier temps, si notre manière de réfléchir le
problème est « contaminée » par un réflexe de l'attitude de pensée naturelle, d'où résulte-
rait une rechute dans la naïveté. Nos deux prochains chapitres seront consacrés à défendre
cette revalorisation.
Chapitre 2
Une fois le lecteur sensibilisé à la possibilité d'une science philosophique d'un geme tota-
lement nouveau, la seconde leçon de L'idée de la phénoménologie a pour mandat de nous
introduire à cette nouvelle science - qui s'avère être la seule manière d'être en accord à la
fois avec la scientificité et la philosophie telles qu'elles sont apparues originellement1.
Cette nouvelle science philosophique n'est nulle autre que la phénoménologie transcendan-
tale elle-même. Comment caractériser de manière concise le transcendantalisme de la phé-
noménologie husserlienne? En disant que le propre de la phénoménologie transcendantale
est de ramener l'ensemble de notre rapport au monde à la subjectivité2. Pour le dire autre-
« La caractéristique de Y objectivisme est qu'il se meut sur le terrain du monde donné d'avance avec évi-
dence par l'expérience et que ses questions visent la "vérité objective" de ce monde, ce qui est valable incon-
ditionnellement pour ce monde aux yeux de tout être raisonnable, bref : ce qui est en soi. S'acquitter univer-
sellement de cette tâche, c'est l'affaire de l'épistèmè, de la ratio, en d'autres termes : de la Philosophie. Ainsi
se trouvera atteint ce qui est en dernière analyse, au-delà de quoi il n'y aurait plus ni sens ni raison à vouloir
encore questionner. » (Edmund Husserl, La crise, op. cit., p. 79-80.)
2
« Le transcendantalisme [...] dit : Le sens d'être du monde donné d'avance dans la vie est une formation
subjective, c'est l'œuvre de la vie dans son expérience, de la vie pré-scientifique. C'est dans cette vie que se
bâtit le sens et la validité d'être du monde, c'est-à-dire chaque fois de ce monde qui vaut effectivement chaque
fois pour le sujet d'expérience. Quant à ce qui concerne le monde "objectivement vrai", celui de la science, il
est une formation de degré supérieur, qui a pour fondement l'expérience et la pensée pré-scientifique avec
leurs opérations-de-validité. Ce n'est donc pas l'être du monde dans son évidence sans question qui est en soi
ce qu'il y a de premier, et il ne suffit pas de poser simplement la question de ce qui lui appartient objective-
ment; ce qui est premier en soi est au contraire la subjectivité et ce en tant qu'elle pré-donne naïvement l'être
du monde, puis qu'elle le rationalise, ou, ce qui revient au même, qu'elle l'objective. » (Ibid, p. 80.)
32
Pour une théorie de la connaissance guidée par l'attitude critique de la pensée philoso-
phique et qui réclame un fondement ultime et absolu de la connaissance, il s'agit d'une
énigme qui ne peut trouver sa solution dans ce rapport à un monde objectif. Elle doit, au
contraire, envisager une nouvelle voie, une nouvelle manière d'appréhender l'énigme de la
connaissance si elle veut atteindre la rigueur et l'objectivité qu'elle s'impose par sa re-
cherche de scientificité. C'est par le geste de l'épochè, par sa mise en suspens du jugement
mondain, que s'ouvre cette nouvelle voie, car il ne peut y avoir renouvellement de notre
rapport au monde si nous demeurons enfermé dans un habitus qui nous est tellement fami-
lier qu'il ne se manifeste même pas consciemment. Seul un geste d'une radicalité volontaire
a une chance de briser cette habitude naturelle de nous rapporter au monde, comme à un
3
« Ici cependant l'absurdité nous menace déjà. Car il semble d'abord évident que cette subjectivité est
l'homme, qu'elle est donc une subjectivité psychologique. Le transcendantalisme parvenu à maturité proteste
contre l'idéalisme psychologique et prétend, tout en combattant la science objective comme philosophie,
mettre en chemin une scientificité d'une nature entièrement nouvelle, transcendantale. » (Loc. cit.)
33
monde valant en soi. Seule la mise en suspension de toutes les formes de jugement est en
mesure d'opérer, dans le dénuement qui sera dorénavant le nôtre, la question de ce qui est
encore en droit de valoir comme connaissance possible, c'est-à-dire comme connaissance
qui échapperait à la radicalité de l'épochè.
Une fois admis que seule une connaissance issue de la subjectivité est apte à échapper à la
censure de l'épochè, le philosophe, qui désire être conséquent avec son exigence de rigueur,
doit, dans un premier temps, admettre cette connaissance subjective et tenter de bâtir à par-
tir de ce champ réduit. Mais le travail qui s'accomplit à partir de cette réduction, loin de
s'avérer restreignant et stérile, déploie des potentialités encore inexploitées et surtout une
connaissance qui ne peut faire autrement que s'imposer d'elle-même comme la seule va-
lide4. C'est à ce moment que de nouvelles difficultés surgissent, liées, par exemple, à la
méthode à adopter ou à la nouvelle forme de validation opérante, de nouvelles difficultés
propres à une nouvelle attitude, phénoménologique. C'est uniquement à partir de cette atti-
tude phénoménologique que l'attitude naturelle, comme attitude opposée, pourra trouver
son véritable déploiement et sa véritable compréhension5.
Le mandat d'une théorie critique de la connaissance est bien défini : il s'agit de solutionner
le mystère de la connaissance, son énigme, à partir d'une étude de l'essence de la connais-
4
« L'attitude transcendantale est libre en ceci qu'on peut certes vivre naïvement aussi longtemps qu'on veut.
Mais dès qu'elle a été une fois accomplie, soigneusement examinée et discutée théoriquement, elle se révèle
la seule légitimée et celle qui englobe tout ce qui est concevable et connaissable, et il s'avère qu'elle seule
rend possible la connaissance pleinement concrète en laquelle seule le caractère unilatéral de l'aspect naturel
du monde est dépassé. Celui-ci même resterait aussi vrai qu'il était, il n'était pas précisément faux; il était une
appréhension naïve qui ne se rend jamais compte que le monde n'est rien d'absolu mais seulement du pur et
simple posé, confirmé et confirmable (en essence) dans une subjectivité transcendantale, et comme tel subjec-
tif de part en part. » (Edmund Husserl, De la réduction, op. cit., p. 48-49.)
5
« [L]e concept d'"attitude naturelle" ne saurait être intégralement développé et déployé dès le départ,
puisque ce concept n'est justement pas un concept mondain pré-donné, mais un concept "transcendantal".
Nous sommes engagée et empêtrés dans l'attitude naturelle, de sorte que nous ne pouvons nous en délivrer
sans la rompre. La réduction phénoménologique est cette rupture. Par conséquent, une interprétation effective
de l'engagement constitutif de l'être-le-là humain dans l'attitude naturelle présuppose le désengagement ré-
ductif. » (Eugen Fink, « La philosophie phénoménologique d'Edmund Husserl face à la critique contempo-
raine », op. cit., p. 132.)
34
sance selon une méthode totalement nouvelle apte à fonder la connaissance d'une manière
absolue. Une première résistance à vaincre dans le cadre d'une théorie critique de la con-
naissance est de légitimer sa nécessité. Autrement dit, elle doit faire reconnaître la nature
problématique de toutes les instances concourant à la connaissance :
C'est là que réside la première difficulté : comment justifier le fait que tous les éléments
mentionnés soient « à marquer de l'indice du problématique »? La théorie de la connais-
sance est l'occasion d'affrontement d'hypothèses contradictoires. Malgré un consensus sur
la difficulté à expliciter la corrélation de la connaissance et de son objet, la compréhension
du problème et la manière de le résoudre ne font pas l'unanimité. Nous pouvons, en faisant
fi des nuances qui les distinguent, reconnaître deux approches du problème de la connais-
sance : celle de la science objective et celle du scepticisme. De son côté, et à toute fin pra-
tique, le savant n'a nul besoin de se préoccuper de cette énigme de la connaissance qui sape
les fondations de son savoir scientifique; muni de tout son appareillage et dé sa méthodolo-
gie, il poursuit avec patience et acharnement son travail, repoussant toujours plus loin les
limites de la compréhension du monde. Les résultats de la science objective sont garantes
de sa capacité. Ce technicien du savoir ne ressent nulle nécessité de résoudre dans
l'immédiat cette énigme, puisqu'elle n'entrave pas son travail et que l'avancée de la science
en viendra bien à bout.
savoir. Si chacune des approches ne prétendent pas résoudre l'énigme comme telle, elles
fournissent toutes des raisons de la contourner, voire de la rendre caduque.
Nous voici aux prises avec une énigme servant de justification à une nouvelle attitude phi-
losophique, mais qui doit d'abord être reconnue comme une énigme à part entière exigeant
un renouvellement de sa solution. C'est une chose que d'accorder que la théorie de la con-
naissance est le théâtre de l'affrontement d'hypothèses contradictoires où aucune ne par-
vient à l'emporter, et une autre, de prétendre que les protagonistes de ce conflit, le savant,
le sceptique et le philosophe - tant qu'il ne s'est pas libéré de l'attitude naturelle -, recon-
naissent la nature « problématique » de leurs arguments. S'ils n'admettent pas préalable-
ment que le cadre de réflexion qu'ils partagent s'avère somme toute problématique, com-
ment légitimer que leurs théories doivent être frappées d'une mise en suspension, autrement
dit, comment justifier qu'une suspicion soit maintenue à l'égard de leur jugement?
D'ailleurs, que penser de cette suspension qui touche « toutes les sciences qui se rapportent
à ces objectivités »? N'y a-t-il pas là, par ce geste de l'épochè, un simple retour au scepti-
cisme? Cette mise en suspension ressemble étrangement à l'expression d'une forme de
scepticisme assoupli qui n'en serait pas moins efficace : il s'agit non plus d'affirmer
l'impossibilité de la connaissance, tel qu'un scepticisme fort pourrait l'affirmer, mais de
suspendre la possibilité de se doter d'une connaissance. Or, Husserl s'en défend bien :
7
Loc. cit.
36
La scientificité sert à caractériser un savoir. Elle distingue un savoir reconnu comme scien-
tifique d'un autre jugé pré- ou même non scientifique en lui accordant une validité univer-
selle. Ce qui fait la valeur d'une connaissance, c'est sa validité, c'est-à-dire que la représen-
tation qu'elle donne de son objet de connaissance est conforme à ce dernier. Le cadre de la
science vise à mettre en place les mesures de régulations nécessaires afin de s'assurer que
la connaissance est valide en tout temps et pour tous. En d'autres mots, la validité d'une
connaissance scientifique doit pouvoir être attestée par celui ou celle qui possède les con-
naissances et les ressources requises et ainsi, théoriquement, quiconque en présente l'intérêt
peut s'approprier pour lui-même cette connaissance.
Loc. cit.
37
C'est ce que prétendent atteindre les sciences objectives. Le problème, l'énigme de la con-
naissance, est d'expliquer comment cela est possible, dans la mesure où la connaissance est
un processus qui se déroule au sein de la conscience alors que son objet est, pour sa part,
extérieur à elle. Autrement dit, comment une conscience peut-elle s'assurer que la connais-
sance qu'elle acquiert et possède intérieurement corresponde bel et bien à l'objet qui lui est
extérieur? Si les sciences objectives sont parvenues à faire reconnaître la validité de leurs
connaissances, entre autres par leur capacité à obtenir et à anticiper des résultats précis,
elles demeurent impuissantes à vraiment expliquer comment elles y parviennent. C'est
pourquoi les sciences objectives ont été mises en suspens. La prétention qu'elles soutien-
nent de fournir une connaissance présentant une validité universelle est remise en doute par
l'énigme de la connaissance. Pour l'instant, il ne s'agit pas de nier, mais de suspendre leur
être et leur validité, dans l'attente d'une solution à même de résoudre l'énigme.
Toutefois, la question demeure de savoir s'il ne s'agit pas au fond d'un scepticisme modéré
ou d'une solution aporétique. D'un côté, la critique de la connaissance suspend tout le sa-
voir scientifique et semble par là soutenir la thèse du scepticisme; d'un autre côté, elle règle
le cas du scepticisme en s'accordant le droit, après examen, de se doter elle-même d'un
savoir scientifique qu'elle vient pourtant de suspendre. Décidément, Husserl semble inca-
pable de se dépêtrer d'un cercle dans lequel il s'est lui-même placé. Y a-t-il là des fins con-
tradictoires? La question est légitime si nous ne considérons que la sphère réduite des
sciences objectives.
Nous croyons plutôt qu'il faut y voir une méprise sur le sens qu'il faut accorder à la scienti-
ficité. On aurait tort de confondre la connaissance scientifique avec la connaissance objec-
tive alors que la première englobe et dépasse largement la seconde9. Lorsque Husserl parle
de « l'effort de la connaissance de se comprendre soi-même scientifiquement », il ne pré-
tend pas procéder à partir d'un processus d'objectivation tel qu'il se pratique au sein de la
science naturelle. Cette dernière possède une méthode adaptée à son objet de connaissance,
9
« Il n'a pas toujours été vrai que la science comprenne son exigence de véritérigoureusementfondée au sens
de cette objectivité qui domine méthodiquement nos sciences positives et qui, déployant son action largement
au-delà d'elles, procure à un positivisme philosophique, un positivisme en tant que vision du monde, sa res-
source et les moyens de s'étendre partout. » (Edmund Husserl, La crise, op. cit., p. 11.)
38
à savoir le monde environnant. Son objet de connaissance est l'étant appréhendé comme un
objet en soi. L'engagement pris par la critique de la connaissance est d'atteindre une con-
naissance scientifique - non une connaissance objective - qui explique en retour comment
et dans quelle mesure la connaissance peut être dite scientifique.
L'épochè est le premier pas que doit pratiquer la critique de la connaissance pour atteindre
cette scientificité. S'il s'agissait pour l'épochè de nier toute connaissance, elle se retrouve-
rait sans possibilité de poursuivre sa tâche. C'est le sens de la formulation négative faite par
Husserl : l'épochè « ne peut pas signifier [...] ne laisser valoir aucune donnée, donc non
plus celle qu'elle établit elle-même ». Positivement, l'épochè a pour tâche de ne « rien pré-
supposer comme déjà donné », c'est-à-dire que toute connaissance peut être réhabilitée
après examen, mais que, pour l'instant, celle des sciences naturelles est suspendue. Et dans
la mesure où une première connaissance scientifique est reconnue par la critique de la con-
naissance, celle-ci échappe à toute accusation de scepticisme.
Or, une théorie critique de la connaissance doit procéder en posant une première connais-
sance qui n'est pas affectée par l'épochè, une connaissance qui échappe au doute et qui
présente une teneur scientifique :
Tout vécu intellectuel échappe au doute, « c'est un non-sens de mettre en doute [son] exis-
tence ». Il est effectivement important que son existence ne puisse être mise en doute parce
que, jusque là, toute connaissance est marquée « de l'indice du problématique » et que, par
l'échappatoire de la « vue et saisie pure » où « il est une donnée absolue », le vécu intellec-
tuel n'est plus affecté de cet indice. La conscience n'a pas à sortir d'elle-même pour saisir
l'être de son vécu, pour en poser l'existence, puisque cet être lui est immanent. Il lui suffit
10
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 54.
39
de porter son attention vers l'intérieur, sur son propre vécu. Elle en fait immédiatement un
objet de connaissance accessible de manière absolue. Puisque l'existence de tout vécu intel-
lectuel ne peut être mise en doute, toute connaissance portant sur un tel vécu s'assure de sa
validité sans s'exposer à l'énigme de la connaissance. Le comment de sa validité est la pré-
sence immanente de l'être au sein même de la conscience. L'immanence devient la pre-
mière et, pour l'instant, la seule forme de connaissance admise par la critique de la connais-
sance, une connaissance qui échappe tant à l'énigme de la connaissance qu'à l'épochè11.
11
« Il s'agirait maintenant de montrer de plus près que Y immanence de cette connaissance la rend propre à
servir comme premier point de départ de la théorie de la connaissance; que, en outre, grâce à cette imma-
nence, cette connaissance est libre du caractère énigmatique qui est la source de tous les embarras sceptiques
[...]» (/M* p. 57.)
40
Transcendance et immanence
Pour Husserl ce changement d'attitude est, en quelque sorte, une nouvelle voie face à
l'incapacité à résoudre l'énigme de la connaissance dans laquelle se retrouvent la science
objective et le scepticisme . Le fait de s'engager dans cette voie présuppose deux convic-
tions : 1) les sciences naturelles sont marquées d'une réelle incapacité qui ne peut être dé-
passée; 2) il y a une réelle possibilité de résoudre cette énigme et, ainsi, de démontrer la
possibilité de la connaissance. Réaliser le changement d'attitude requis pour comprendre la
phénoménologie husserlienne sollicite les deux. La seconde maintient ouvert le champ de la
recherche alors que la première oriente cette recherche vers son véritable lieu de prédilec-
tion : l'immanence comme concept corollaire de la transcendance.
Ici, le concept de transcendance ne doit pas être saisi comme un principe supérieur, trans-
cendant et régulant l'ordre de la nature; au contraire, la transcendance réfère à la nature
entendue comme monde des étants s'opposant à l'immanence de la conscience. Chez Hus-
serl, la transcendance se conçoit en opposition à la sphère immanente de la conscience. La
transcendance est l'ob-jet, ce qui est jeté-là devant moi et qui me fait face. Or, le change-
ment d'attitude mène à l'immanence, à l'encontre de l'attitude naturelle qui, par l'entremise
12
II y a bien sûr d'autres chemins qui mènent à la réduction transcendantale - donc au changement d'attitude
souhaité. Toutefois, notre avis est que le problème de la connaissance, son énigme, est fondamental, dans la
mesure où toutes autres voies présupposent l'acquisition de connaissances et dès lors relèvent de la théorie
critique de la connaissance.
41
En fait, la situation est plus nuancée, voire plus confuse. Une première analyse de la théorie
critique de la connaissance dans L'idée de la phénoménologie révèle que la transcendance
peut être entendue selon non pas un, mais bien deux sens . Il y a d'abord un premier sens
de la transcendance : « on peut entendre par là le fait, pour l'objet de connaissance, de ne-
pas-être-contenu-effectivement dans l'acte de connaître14 ». De ce point de vue, est trans-
cendant un objet de connaissance qui n'est pas partie intégrante du vécu de conscience qui
se le représente. J'ai une connaissance de cette table, elle est de forme rectangulaire, de
couleurs noire et violette, a quatre pattes carrées, etc. Cette table est là, devant moi, elle ne
fait pas partie, n'est pas une composante de mon vécu intellectuel qui la connaît, au même
titre que l'idée de la forme rectangulaire ou celle de couleur qui peuvent être dits contenus
dans l'acte de connaître. La table est extérieure à ma conscience, elle est un objet en soi,
elle est transcendante. Par contre, s\je m'imagine cette même table, elle m'est donnée dans
l'immanence de mes vécus sans que ne soit essentiellement impliquée une réalité autonome
extérieure à ma conscience. La table imaginée pourrait ou non exister, l'objet imaginé lui
serait tout autant donné comme un vécu purement immanent. Pour sa part, la science peut
bien prétendre être en mesure, un jour, de comprendre le comment de la conscience, c'est-à-
dire décomposer son mécanisme tant psychologique que biologique et expliquer la « fabri-
cation » de l'objet immanent. Mais comme l'objet transcendant n'est pas contenu dans la
conscience, il lui échappe. Cette première conception de la transcendance décrit bien le
rapport traditionnel à partir duquel les théories de la connaissance amorcent leur réflexion.
Dès lors, la question se formule ainsi : « comment le vécu peut-il pour ainsi dire sortir au-
delà de lui-même15 »? Comment la conscience peut-elle sortir au-delà d'elle-même pour
valider sa connaissance de l'objet? Comment peut-elle sortir d'elle-même pour s'assurer
que la représentation qu'elle a de cet objet correspond bel et bien à une transcendance exis-
13
Cette distinction concernant les deux sens de la transcendance et, conséquemment, de l'immanence, n'est
pas reprise explicitement par Husserl dans les ouvrages subséquents. Toutefois, puisqu'elle s'avère essentielle
pour bien saisir la nature du regard qu'adopte l'attitude naturelle dans son rapport au monde, cette distinction
sera maintenue implicitement dans la critique opérée par Husserl à l'égard des sciences objectives.
14
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 59.
42
tante, mais aussi que sa représentation est conforme à cet objet? Si la science naturelle est
incapable d'expliquer comment elle est assurée - sans qu'elle ne s'embourbe dans des con-
flits aporétiques - que sa connaissance coïncide avec la transcendance, elle ne peut garantir
hors de tout doute raisonnable la valeur d'exactitude de sa connaissance, c'est-à-dire
qu'elle ne peut être certaine de l'existence du monde. C'est du moins la conviction soute-
nue par le scepticisme qui ne fait que tirer conséquence d'un tel résultat.
15
Ibid, p. 60.
16
Loc. cit.
43
ment peut, selon ce second sens, se formuler de la sorte : « comment la connaissance peut-
elle poser comme existant quelque chose qui n'est pas directement et véritablement donné
en elle17 »? Comment la connaissance, à partir de vécus qui lui sont immanents et donc
saisis dans une pure présence-en-personne, peut-elle poser qu'il existe autre chose qui n'est
plus en elle?
La première signification saisit l'immanence comme ce qui est contenu dans la conscience
et ainsi pose qu'est transcendant ce qui n'est pas constitutif du vécu de conscience. Mais
une seconde signification est envisageable qui entend l'immanence comme ce qui est une
absolue présence-en-personne, c'est-à-dire ce qui s'offre à ma conscience sans médiation et,
par conséquent, dans une absolue clarté, et donnent lieu, par le fait même, à une évidence
absolue. Selon ce second sens, est transcendant ce qui ne se présente pas sous la forme de la
présence-en-personne. L'énigme de la connaissance naît de la confusion entre les deux si-
gnifications qu'accomplit à son insu l'attitude naturelle en considérant l'évidence absolue,
propre à la présence-en-personne, comme un contenu de la conscience - c'est ici que resur-
git la conception de la connaissance comme fait psychologique qui donnera lieu au psycho-
logisme. La difficulté est la suivante : prenons une connaissance absolument évidente, par
exemple l'opération mathématique 2 + 2 = 4. La démarche de l'attitude naturelle consiste à
considérer cette opération mathématique comme le résultat d'un processus psychologique,
17
Loc. cit.
18
Loc. cit.
44
donc comme faisant partie d'un « moment qui est contenu effectivement dans l'acte de
connaître ». Or, et c'est ici que nous retrouvons le combat mené par Husserl contre le psy-
chologisme et le scepticisme - deux positions s'inscrivant dans l'attitude naturelle -, si
l'opération mathématique est contenue effectivement dans l'acte de connaître, elle devient
le résultat d'un acte contingent, en l'occurrence un moi donné qui se situe dans un temps
donné. Or, l'opération mathématique admet une exactitude universelle, exactitude qui ne
peut résulter d'un acte contingent. Tant que la science naturelle procède à partir d'un plan
formel, menant une mathématisation de la nature, elle peut sans problème concevoir
comme un fait psychologique ce qui, en fait, demeure au sein de cette présence-en-
personne propre à l'immanence de la conscience. Mais, du moment que la science objective
recourt à la transcendance, c'est-à-dire au monde, pour valider l'exactitude de ses connais-
sances, elle n'est plus en mesure d'expliquer la précision de ses résultats. En distinguant les
deux sens de la transcendance, Husserl soutient que, du moment que l'attitude naturelle
conçoit l'absolue évidence de la présence-en-personne comme le résultat d'un moment et
d'un fait psychologiques, elle s'avère être à la source de l'énigme de la connaissance.
Mais que l'on entende la transcendance dans l'un ou dans l'autre sens, ou
d'abord dans l'équivoque du double sens, elle est le problème initial et le pro-
blème directeur de la critique de la connaissance, elle est l'énigme qui arrête la
marche de la connaissance naturelle et constitue le motif des recherches nou-
velles. On pourrait, au commencement, désigner la solution de ce problème
comme la tâche de la critique de la connaissance, et ainsi donner par là provi-
soirement à la nouvelle discipline sa première délimitation, au lieu de désigner
comme son thème, d'une façon plus générale, le problème de l'essence de la
connaissance en général19.
Pour notre part, cet enlisement de l'attitude naturelle dans des difficultés auxquelles elle ne
peut se soustraire, nous l'attribuons au point de vue à partir duquel elle développe sa com-
19
Au£,p.60-61.
45
Même une fois résolu le problème de la confusion des sens, Husserl affirme que la trans-
cendance demeure problématique au sein de l'attitude naturelle. Une recherche qui se place
du point de vue de la transcendance génère la problématique de l'énigme et « constitue le
motif des recherches nouvelles », c'est-à-dire celles d'une théorie critique de la connais-
20
Ibid, p. 59.
46
sance. La science objective, par exemple, prétend à une connaissance universelle et, pour-
tant, elle demeure dépendante de l'observation et de sa confirmation auprès de la transcen-
dance pour valider ou infirmer son savoir. L'antinomie se situe dans le recours à la trans-
cendance. Seules les sciences formelles telle la mathématique peuvent prétendre à une ré-
elle universalité parce qu'elles sont une connaissance purement immanente. Que cette situa-
tion soit reconnue ou non, que les sens de la transcendance soient confondus ou non ne
change rien à la situation qui veut qu'une transcendance ne peut prétendre à l'universalité.
L'énigme doit être comprise dans le contexte de la transcendance et naît de la nécessité
dans laquelle se retrouve la conscience de devoir d'abord confirmer l'existence de la trans-
cendance pour que celle-ci puisse, en retour, confirmer l'exactitude de la connaissance. Le
renversement de l'attitude naturelle, dans l'épochè, implique le renversement de la perspec-
tive qui passe d'une perspective axée sur la transcendance à une seconde axée sur
l'immanence.
À partir de l'idée de l'épochè, Husserl nous a donc mené à l'analyse du sens de la transcen-
dance - et de son miroir, l'immanence - révélant deux compréhensions possibles. Celle
dont fait usage l'attitude de pensée naturelle relève d'une confusion entre les deux sens et
cantonne l'attitude naturelle à opérer à partir d'une perspective qui adopte le point de vue
de la transcendance. Une perspective qui, si elle n'infère pas sur les résultats de la science
objective, l'handicape au moment d'expliquer le processus de la connaissance. Cet handi-
cap provoque l'énigme de la connaissance, une énigme qui vient justifier tant le scepticisme
que la tenue d'une épochè. À ce stade, Husserl va maintenant faire un pas supplémentaire
qu'il nomme la « réduction gnoséologique ». Il va démontrer à l'aide de cette dernière
qu'au fond, la transcendance, qu'elle soit problématique ou non, est indifférente à une mé-
thode qui opte pour le point de vue de l'immanence.
La réduction gnoséologique
Certaines réticences peuvent encore être maintenues quant à l'idée de reconnaître le statut
problématique de la transcendance, mais que pourrait-on rétorquer si la démonstration était
faite que la transcendance n'a au fond nul besoin d'être problématique? C'est en effet lé
résultat que procure le principe gnoséologique de la réduction en affirmant la nullité de la
transcendance.
Afin de parvenir à ce résultat, il faut revenir au doute de Descartes et à la grande leçon qui
en ressort : je ne peux douter que je doute au moment où je doute. Par contre, je ne peux
éliminer totalement la possibilité de douter de l'existence du monde. L'explication en est
simple : j'ai un accès immédiat à mon vécu de conscience - Husserl emploie l'expression
présence-en-personne - alors que le monde, l'existence du monde, est médiatisée par ma
perception. Dans la mesure où la connaissance est première, elle est immanente à ma cons-
cience, et dans la mesure où l'existence du monde et de ce qui le compose est seconde, elle
est transcendante à ma conscience. Le monde - la transcendance - s'avère inutile pour sai-
sir le comment de la connaissance et devient même problématique si l'on persiste à le faire
intervenir. Ce sont d'ailleurs le scepticisme et la science objective, deux pratiques qui se
maintiennent dans l'attitude naturelle par leur validation auprès de la transcendance, qui
démontreront l'indifférence de la transcendance dans le cadre qui est le nôtre. Désormais,
peu nous importe que la transcendance soit à l'origine de l'énigme de la connaissance, peu
nous importe que la transcendance existe ou non, puisque la recherche gnoséologique n'est
désormais plus affectée par la transcendance. Voici le pas supplémentaire que franchit la
réduction. Il permettra d'établir le véritable champ de connaissance propre à la phénoméno-
logie, celui du phénomène pur.
Pour le moment, il n'est pas encore question d'une science phénoménologique, mais d'une
théorie critique de la connaissance qui se situe au niveau d'une attitude naturelle que nous
48
tentons toujours de dépasser. Et le premier geste posé par cette critique est celui d'une épo-
chè. Cependant, cette mise en suspension ne nous met pas face à un pur néant. La critique
de la connaissance, après examen, est autorisée à se doter d'une connaissance première,
celle qui répond à la présence absolue des vécus de conscience. Pourquoi? Parce que
l'épochè suspend toute forme de jugement afin de s'accorder le privilège d'une connais-
sance non problématique, c'est-à-dire une connaissance dont elle ne peut plus douter.
Puisque la connaissance immanente se donne dans l'évidence absolue de la présence-en-
personne et que cette connaissance se situe hors épochè, il est possible de maintenir celle-ci
tout en poursuivant la recherche afin de montrer que « d'une façon générale, l'immanence
est le caractère nécessaire de toute connaissance gnoséologique, et que c'est un non-sens
d'emprunter, non seulement au commencement mais d'une façon générale, quoi que ce soit
à la sphère de la transcendance21 ».
21
Ibid, p. 57.
22
Ibid,p. 61.
23
« La manière scientifique de fonder une existence transcendante ne m'est plus maintenant d'aucun se-
cours. » (Loc. cit.)
49
qualifie d'absurde - le scepticisme se disqualifie du moment qu'il s'affirme, car dès lors il
prétend détenir une connaissance exacte -, il parvient tout de même à se justifier suffisam-
ment, au sein de l'attitude naturelle, par les apories de la science, pour se perpétuer.
Ironiquement, ce sont les deux réactions qui refusent de reconnaître à l'énigme de la con-
naissance sa pleine légitimité - la science objective et le scepticisme - qui, au final, en dé-
nouent l'impasse et permettent de sortir de l'attitude naturelle. Pour en arriver là, il faut,
une fois de plus, revenir à Descartes et saisir toute la perspicacité de son doute : bien qu'il
me soit possible de douter de l'existence du monde, je ne peux mettre en doute mon doute
lui-même, puisque je doute. Voilà une certitude acquise! Et voici la réaction de celui qui se
maintient dans l'attitude naturelle :
24
Loc. cit.
50
Dès lors que l'énigme de la connaissance concerne le comment est possible cette connais-
sance qui pose l'existence de la transcendance, elle présuppose cette connaissance et n'a
nul besoin de recourir à l'existence de la transcendance pour se valider comme connais-
sance. Advenant la possibilité où l'existence de la transcendance soit effectivement un
leurre, une illusion, cela ne démentirait pas le fait que j'ai une connaissance qui m'informe
de ce leurre, de cette illusion. Et seule la compréhension du comment cette connaissance est
possible à partir de la seule immanence sera en mesure d'éclairer, dans un deuxième temps,
le statut de l'existence de la transcendance. En attendant, l'existence de la transcendance
n'est d'aucune utilité et la meilleure attitude est celle de l'indifférence, d'où la formulation
du principe gnoséologique :
25
Ibid, p. 64-65. (Nous modifions le soulignement.)
51
s'opère un changement d'attitude qui nous libère de l'attitude naturelle parce qu'elle nous
libère de la transcendance qui nous est dorénavant indifférente. Les enjeux de la nouvelle
attitude ne sont dorénavant plus ceux de l'attitude naturelle. Dans la mesure où la phéno-
ménologie parvient à s'installer dans cette nouvelle attitude, cela lui permet de prendre
l'attitude naturelle comme objet d'étude et de chercher à comprendre le comment de celle-
ci, d'où l'élargissement du champ d'étude phénoménologique qui n'est plus restreint à
l'énigme de la connaissance.
Nous sommes maintenant à même de mieux saisir le sens et la limite des définitions de
l'épochè et de la réduction que nous propose Dan Zahavi :
Alors que Vépochè est une suspension du jugement ontique naïf et donc peut
être caractérisée comme la porte d'entrée (Eingangstor) (Hua 6/260), la réduc-
tion est changement d'attitude qui thématise la corrélation entre le monde et la
conscience, découvrant ultimement le fondement transcendantal (Hua 1/61)26.
26
Dan Zahavi, « Réduction et constitution dans la phénoménologie du dernier Husserl », Philosophiques,
vol. 20, n° 2,1993, en note, p. 370.
52
qu'elles sont effectivement telles que les idées qui sont en moi me les représentent »?
Pour Descartes, comme pour tous ceux qui se maintiennent dans l'attitude de pensée natu-
relle, il s'agit avant tout de s'assurer de l'existence de la transcendance. L'erreur de Des-
27
Alexandre Lôwit, « L'"épochè" de Husserl et le doute de Descartes », Revue de métaphysique et de Morale,
1957, p. 399-415.
28
Ibid, p. 401. (C'est nous qui soulignons.)
29
Loc. cit.
53
cartes n'est pas d'avoir identifié la mauvaise problématique, mais de ne pas s'être rendu
compte que c'était le problème en lui-même qui était à la source du problème, à savoir
l'existence de la transcendance comme telle.
Conséquemment, bien que sa présentation soit correcte, Lowit omet de prendre en compte
que la phénoménologie doit avant toute chose s'établir au sein de l'attitude naturelle. En
plaçant en opposition l'épochè de Husserl et le doute de Descartes, il présente la reformula-
tion du problème comme une double problématique qui correspond simplement à deux
points de vue philosophiques différents. Or, l'objet premier de l'épochè et de la réduction -
l'un ne saurait opérer sans l'autre d'ailleurs - est de permettre un changement radical
d'attitude au sein même de l'attitude naturelle. On ne saurait prendre à la légère ce chan-
gement d'attitude, puisqu'il est, selon nous, à l'origine de l'incompréhension dont est
l'objet la phénoménologie husserlienne.
Tout le défi du philosophe qui débute avec la phénoménologie husserlienne est justement
de parvenir à ce changement d'attitude. Voilà pourquoi la distinction des deux sens de la
transcendance est si importante dans L'idée de la phénoménologie : elle permet de mieux
(reconnaître l'énigme dont il est question. Car l'énigme telle que la formule l'attitude na-
turelle n'est pas celle de la connaissance de la transcendance, mais bel et bien celle de son
existence. Dès lors, ce que Husserl propose, c'est une hypothèse de travail à vérifier : il
s'agit de démontrer que, à partir de l'immanence, il est possible de statuer sur la transcen-
dance et de solutionner comment est possible la connaissance. C'est le rôle de la phénomé-
nologie que de valider cette hypothèse. Dans l'accomplissement de sa tâche, la phénoméno-
logie n'a recours qu'à la sphère restreinte de l'immanence. Autrement dit, elle n'a aucune-
54
Par ce bref commentaire, il ne s'agit pas de prendre Lowit en faute, son analyse demeurant
pertinente et appropriée. L'objectif est plutôt de rappeler que l'attitude naturelle est une
attitude que, tous, nous présentons spontanément au moment de s'initier à la phénoménolo-
gie husserlienne et que si l'attitude naturelle s'oppose à celle requise par la phénoménolo-
gie, c'est à cette dernière de jeter un pont entre les deux.
30
« Personne, selon Husserl, n'a été aussi près que Descartes de posséder, avec son principe de la suspension
du jugement, la méthode capable de mener enfin la philosophie à ses fondements derniers. [...] pour mener
effectivement à la "terre promise" de la philosophie, la démarche cartésienne doit être "radicalisée". » (Lowit,
p. 399.)
55
Au terme d'un changement d'attitude par rapport à une attitude qui était là, naturellement,
sans qu'aucun effort ne soit demandé pour la maintenir, nous voici parvenu « sur larivede
la phénoménologie1 ». L'attitude naturelle peut être qualifiée de naïve parce que son dépas-
sement exige un effort de réflexion et de détermination. C'est la raison pour laquelle le phi-
losophe doit mettre en pratique d'abord une épochè, puis une réduction. Mais attention, la
nouvelle attitude n'est pas acquise pour autant. Elle ne le sera d'ailleurs jamais; l'attitude
naturelle est première et seule une vigilance et la force d'un nouvel habitus permet de s'en
libérer plus facilement et d'atteindre une meilleure compréhension de cette nouvelle
science ainsi qu'un aperçu du piège que réserve l'attitude naturelle lorsque la vigilance fai-
bli.
1
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 70.
2
Elle est en fait seconde par rapport à l'ego transcendantal, mais comme la conscience doit acquérir une nou-
velle attitude pour découvrir l'ego transcendantal, l'attitude naturelle est d'une certaine manière première.
57
Nous pourrions d'abord définir la phénoménologie comme la science des phénomènes. S'il
est une définition vague et peu avenante, c'est celle-là. La phénoménologie a bien la préten-
tion d'être une science, selon le sens de la scientificité déjà évoqué3, mais qu'en est-il de sa
méthode? Elle n'opère plus à partir de la transcendance, elle s'est libérée de l'énigme de la
connaissance qui grève les recherches naturelle et philosophique - tant que celle-ci de-
meure prisonnière d'une perspective qui relève de la transcendance. Il lui faut une méthode
conséquente, qui ne récuse pas les gains du changement d'attitude et qui s'inscrit dans une
perspective se situant à partir du point de vue de l'immanence. C'est cette perspective qu'il
faut maintenant approfondir, car, rappelons-le, l'immanence est accessible à tous et de ma-
nière immédiate. Et ce, bien que ce soit par le biais de la réduction que le philosophe ob-
tient une donnée absolue - libérée de l'attitude naturelle - lui servant de matériau de base,
le phénomène pur. Or, la méthode propre à la phénoménologie husserlienne ne trouve pas
sa spécificité uniquement dans le dégagement d'un phénomène pur, mais, plus spécifique-
ment, dans le fait qu'il y a préalablement un changement d'attitude qui mène le philosophe
à s'installer au cœur du phénomène pur afin d'y poursuivre sa recherche.
-
L'attitude naturelle se positionne dans une perspective qui adopte le point de vue de la
transcendance. Ce n'est pas réellement un choix, mais plutôt un état de fait, un constat que
les choses sont ainsi. Cependant, il peut en être autrement. C'est le dévoilement d'un
double sens du concept de transcendance qui a mis au jour une perspective consistant es-
sentiellement à donner une préséance à la transcendance sur l'immanence. Cette préséance
donne lieu à une énigme, celle de la connaissance, qui sert de motif à la recherche critique à
l'origine de la réflexion gnoséologique. Une énigme rendue caduque par le renversement
donnant la préséance à l'immanence sur la transcendance. Pourquoi en est-il ainsi? Parce
que la connaissance de l'immanence est première - elle ne peut être mise en doute - par
rapport à l'existence de la transcendance - une existence qui ne peut éviter d'éveiller des
soupçons. Mais qu'advient-il une fois ce renversement effectué? Quelles possibilités ouvre
un tel renversement de perspective? C'est l'aperçu que donnera ce chapitre.
Le phénomène pur
Il va de soi qu'une science des phénomènes a pour objet d'étude les phénomènes. Ce qui va
moins de soi, c'est ce que nous devons entendre par le concept de phénomène. La princi-
pale difficulté avec la phénoménologie husserlienne, quand vient le moment de parler de
son phénomène, c'est que la signification de ce phénomène s'inscrit préalablement dans le
changement d'attitude dont nous avons parlé. C'est la raison pour laquelle nous ne pou-
vions en discuter avant d'avoir saisi en quoi consistait l'épochè, avant d'avoir tenté de la
justifier afin qu'elle ouvre la voie vers la réduction qui doit fournir le matériau nécessaire à
l'élaboration d'un phénomène pur, c'est-à-dire d'un phénomène satisfaisant aux exigences
de ce changement d'attitude.
Ce phénomène pur, le phénoménologue l'atteint au terme d'un processus qui peut abstrai-
tement être décomposé en trois opérations pour fin de compréhension. La première est bien
entendu la réduction phénoménologique4 qui ramène au premier plan le vécu de conscience
- toute transcendance étant marquée d'un indice de nullité. La seconde opération consiste à
porter sur le vécu en question une vue reflexive faisant de lui l'objet exclusif de l'intérêt de
la conscience. Cette seconde opération est celle qui, paradoxalement, permet un retour de la
transcendance dans le champ phénoménologique. Toutefois, cette transcendance n'est pas
là pour elle-même, comme entité en-soi, mais en tant que phénomène, c'est-à-dire comme
objet vers lequel est tourné une conscience. Une fois obtenu le phénomène, il faut lui porter
un « pure vue », c'est-à-dire porter un regard tel que nous saisissons le phénomène tel qu'il
se présente en lui-même, dans son apparaître et non plus comme objet apparaissant - ou
pour le dire autrement non plus comme un objet déjà constitué - afin d'obtenir un phéno-
mène pur au sens de la phénoménologie. Car, il faut le rappeler, la science critique de la
connaissance laisse place à la science phénoménologique - en un certain sens elle lui a
même libéré une place au sein d'une attitude qui n'en éprouvait guère le besoin. Et c'est par
l'entremise de la réduction phénoménologique qu'est possible l'investissement de ce nou-
veau champ de recherche : « Ce n'est que par une réduction, que nous allons d'ailleurs ap-
4
Étant entendu que si l'épochè est le geste qui ouvre l'espace critique permettant d'envisager
l'accomplissement de la réduction, cette dernière est celle qui ouvre l'espace du phénomène qui sera l'objet
de la phénoménologie transcendantale.
59
peler déjà réduction phénoménologique, que j'obtiens une donnée absolue, qui n'offre plus
rien d'une transcendance5 ».
Il faut bien faire attention de ne pas prendre à la légère cette donnée absolue « qui n'offre
plus rien d'une transcendance ». Il ne suffit pas de faire abstraction du caractère transcen-
dant d'une donnée, au même titre que le scientifique fait abstraction de certaines données
afin d'isoler les composantes sur lesquelles portent son expérience, pour voir toute trace de
transcendance disparaître comme par enchantement. L'avertissement de Husserl à cet égard
est éloquent :
Cependant notre position a besoin d'être assurée ici par la réduction gnoséolo-
gique, dont nous allons, pour la première fois ici, étudier in concreto la nature
méthodologique. Nous avons en effet besoin ici de la réduction, afin que
l'évidence de la cogitatio ne se trouve pas confondue avec l'évidence que ma
cogitatio, la mienne, existe, avec celle du sum cogitans, etc. Il est nécessaire
d'être en garde contre la confusion fondamentale entre le phénomène pur au
sens de la phénoménologie et le phénomène psychologique, objet de la psycho-
logie comme science de la nature .
5
Ibid., p. 68.
6
Ibid, p. 67'-68.
7
II n'entre pas dans le cadre de cette étude d'approfondir le sens de cette distinction, mais bien de la souli-
gner. Il peut toutefois être utile de reprendre l'exemple d'une opération mathématique. L'évidence associée à
60
pas être là effectivement, d'une manière pourrions-nous dire « matérielle », mais de ne pas
être donné soi-même, directement : « Toute connaissance non évidente, connaissance qui,
tout en visant ou posant l'objet, ne le voit pas lui-même, est transcendante au second
sens8 ».
Une fois cet avertissement pris en considération et mis en application par la réduction, nous
avons accès à une méthode permettant d'isoler un phénomène pur :
Dans l'attitude naturelle, mon regard, mon attention, est toute accaparée par mon environ-
nement, car c'est par et avec lui que j'accomplis les multiples tâches qui emplissent mon
quotidien. Je peux vivre, à l'occasion, des moments où je suis « dans ma tête ». Par
l'opération 2 + 2 = 4 ne peut être attribuée à un mécanisme ou un sentiment de nature psychologique, tel que
le soutient le psychologisme, puisque c'est la valeur d'universalité de l'opération mathématique qui en est
invalidée. Nous ne pouvons prétendre à l'universalité à partir de la contingence d'un moi psychologique.
* Ibid, p. 60.
9
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 68-69.
61
De cette vue reflexive « résulte le phénomène de cette aperception ». Mon intérêt n'est plus
dès lors dirigé vers cette table qui me fait face, mais vers mon vécu de perception. Cette
table, j'en ai une représentation10, je peux détourner mon regard tout en conservant cette
représentation de la table noire et violette. Devant moi défilent de nouveau des objets quel-
conques qui ne sont pas pris en considération, formant à leur tour un horizon indistinct.
Mais cette fois, ce n'est pas par manque d'attention de ma part ni par manque d'intérêt;
c'est que mon attention a été canalisée vers mon intériorité. L'objet de mon attention n'est
plus le monde environnant, mais ma représentation intérieure, que j'ai eu au moment de
percevoir cette table noire et violette. Mon vécu de perception porte en lui-même l'être du
phénomène de cette table noire et violette, indépendamment de la transcendance qui en est
à l'origine et, désormais, l'être du phénomène de cette table particulière ne peut plus être
mis en doute.
10
Notons que le terme de « représentation » comporte une connotation psychologique qu'il faudra corriger
par la suite en inscrivant cette « représentation » dans le mode de l'intentionnalité, à savoir une visée de la
conscience et son objet intentionnel.
62
Tout en effectuant cette vue reflexive, je peux volontairement « porter sur la perception le
regard d'une pure vue ». Il ne s'agit plus de ma perception de cette table noire et violette
placée là devant moi, mais de ma perception en tant que perception en général d'un objet
d'expérience/transcendant. La perception est saisie en elle-même et pour elle-même. Je
peux même faire abstraction du contenu propre de mon vécu et saisir là la perception d'un
objet transcendant. L'intérêt ne porte plus dès lors sur la représentation en cours, mais sur
le fait, pour une conscience, de vivre un vécu de perception d'un objet transcendant. En
faisant abstraction de mon moi temporel, situé dans un temps et un espace donnés, j'obtiens
une perception absolue, atemporelle, « donnée comme phénomène pur au sens de la phé-
noménologie ».
Dorénavant, rien ne fait plus obstacle à ce que tous les types de vécus soient tenus de four-
nir un phénomène pur.
La perception d'une table présentement là devant moi, le souvenir d'une table posée là de-
vant moi, l'acte d'imaginer une table qui serait là devant moi et même la perception erronée
d'une forme que je crois être une table installée là devant moi, une fois la réduction phé-
noménologique effectuée, tous ces vécus confondus s'offrent d'une manière équivalente
« comme une donnée absolue » - bien que cela n'implique pas qu'ils puissent être dits
identiques. La réduction n'annule pas leurs différences spécifiques. Il n'est pas question ici
d'une forme de nivellement qui rendrait chaque vécu équivalent aux autres. La réduction
permet plutôt de leur procurer une position d'existence absolue. Je ne peux douter que
j'éprouve la perception, le souvenir, l'image ou même l'illusion d'une table dans la mesure
où je sais que je vis intérieurement ces différents vécus.
11
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 69.
63
Ce sont précisément de telles données absolues dont nous parlons alors; même
si celles-ci se rapportent intentionnellement à un être objectif, ce se rapporter
est une sorte de caractère en elles, pendant que rien n'est préjugé concernant
l'existence ou la non-existence de cet être. [...] l'immanent pur est à caractéri-
ser ici d'abord par la réduction phénoménologique : je vise précisément ceci qui
est là, non ce que ceci vise de façon transcendante, mais ce que c'est en soi-
même et tel que c'est donné12.
12
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 69-70.
13
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 71.
64
La vue reflexive et la pure vue sont deux gestes qui donnent accès à l'immanence dans
toute sa pureté. La vue reflexive redirige l'intérêt de la conscience vers le vécu et la pure
vue le libère de toute temporalité. Tous les vécus de conscience peuvent ainsi faire l'objet
d'une réduction à un phénomène pur. C'est en quelque sorte toute la vie de conscience qui
a potentiellement la possibilité de se libérer de son ancrage dans le monde.
L'intentionnalité jette un pont - immanent, mais tout de même un pont - vers le monde
extérieur. Si la phénoménologie réclame que soit abandonnée l'attitude naturelle, elle n'en
délaisse pas pour autant les préoccupations, seulement la manière de s'en préoccuper.
65
La connaissance du général
Par l'intermédiaire de la réduction phénoménologique, nous avons accès à une donnée ab-
solue et le processus qui mène au phénomène pur constitue un moyen de transformer cette
donnée absolue en une connaissance, celle de l'essence - qui se définit comme ce qui per-
met à un phénomène d'être ce phénomène. Husserl parle plus précisément d'une présence-
en-personne offerte à une saisie directe. Toute forme d'être se présentant dans une authen-
tique présence-en-personne doit être reconnue comme une donnée absolue et disponible
pour une étude de son essence, après avoir été préalablement réduite à un phénomène pur.
En quoi consiste cette donnée absolue? Quelle modification est opérée avec la réduction
pour que soit accessible une donnée absolue? La réponse se situe au cœur de l'immanence :
Nous ne comprenons pas comment la perception peut atteindre ce qui est trans-
cendant; mais nous comprenons comment la perception peut atteindre ce qui est
immanent, sous forme de perception reflexive et purement immanente, sous
forme de perception réduite14.
Nous reconnaissons ici, dans la formule « sous forme de perception réduite », le phéno-
mène pur, tel qu'il a été présenté dans la section précédente. Et, selon Husserl, nous
sommes en mesure de comprendre comment « la perception peut [l']atteindre ». Pourquoi?
Parce que « nous voyons directement et saisissons directement ce que dans cette vue et sai-
sie nous visons15 ». Il n'est pas fait ici usage d'une théorisation sophistiquée qui exigerait
un effort de compréhension. En fait, ce qui est demandé au lecteur se rapproche davantage
du simple bon sens. À mots couverts, il lui est demandé de s'arrêter quelques instants pour
prendre en compte sa propre expérience, pour s'apercevoir que si j'ai accès à mon vécu,
c'est avant toute chose parce qu'il s'offre à moi en une saisie directe. C'est d'ailleurs la
raison pour laquelle est possible l'erreur de perception, c'est-à-dire l'illusion. Je n'ai au-
cune raison de douter du vécu de perception qui m'est donné dans l'immanence. Ce que je
saisis au sein de ma conscience est uniquement la saisie de ce qui s'y trouve. Ce n'est pas
14
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 75.
15
Loc. cit.
66
en rapport à mon vécu que l'illusion apparaît, mais par rapport à la transcendance qui ne
confirme pas ce que ma perception a d'abord saisi. Ce n'est jamais en lui-même qu'un vécu
est en défaut. C'est pourquoi les vécus de connaissance qui n'entretiennent pas de lien es-
sentiel avec la transcendance, telle la mathématique, sont des connaissances certaines a
priori, l'expérience de la transcendance ne pouvant les infirmer.
Husserl enchaîne les évidences. Il ne s'agit pas tant d'un raisonnement déductif, mais plutôt
d'un savoir qui se trouve là, disponible pour une saisie directe. Un savoir qui ne demande
qu'à être porté sous la mire de l'attention de la conscience; que cette dernière lui accorde
son attention et voilà ce savoir reconnu comme exact en toute occasion. Au même titre que
si je prends connaissance de la démonstration, je suis immédiatement en mesure de savoir
que tous les triangles sont composés de trois côtés et que la somme des angles égale 180°.
De la même manière, il me suffit de prendre en considération « la présence d'un [seul] phé-
nomène réduit » pour immédiatement reconnaître que « la présence d'un phénomène réduit
en général est absolue et indubitable ».
16
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 76.
67
Ce qui en tout cas est clair, c'est que la possibilité d'une critique de la connais-
sance dépend de la possibilité de montrer encore d'autres données absolues que
les cogitationes réduites. À y regarder de plus près, nous dépassons celles-ci dé-
jà avec les jugements prédicatifs que nous portons sur elles. [...] Il y a ici un
plus, qui ne saurait consister dans une simple addition de nouvelles cogita-
tiones1 .
Ce qui est plus facile à saisir, du moins pour celui qui est capable de se mettre
dans l'attitude de la pure vue et d'écarter tous les préjugés naturels, c'est la
connaissance que ce ne sont pas les seuls objets singuliers mais aussi les géné-
ralités, les objets généraux et les états-de-choses généraux, qui peuvent parve-
nir à l'absolue présence-en-personne. Cette connaissance est d'une importance
décisive pour la possibilité d'une phénoménologie. Car le caractère propre de la
phénoménologie est d'être une analyse de l'essence et une étude de l'essence
dans le cadre d'une pure vue, dans le cadre de l'absolue présence-en-
- — 11
personne .
Husserl rappelle que reconnaître l'évidence offerte dans une présence-en-personne de-
mande un changement d'attitude. Ceux qui n'ont pas quitté le sol rassurant et le confort de
l'attitude naturelle auront de la difficulté à comprendre correctement le sens de ce qui va
suivre : « ce ne sont pas les seuls objets singuliers mais aussi les généralités, les objets gé-
néraux et les états-de-choses généraux, qui peuvent parvenir à l'absolue présence-en-
personne ». Pourquoi? Parce qu'ils demeurent prisonniers de leur vision d'un monde qui se
donne tel qu'il est en lui-même et que, dans ce monde, nous ne retrouvons pas de générali-
tés comme telles, pas d'objets généraux sur lesquels compter pour nous informer de leur
existence ni d'états-de-choses généraux dont nous pourrions avoir la connaissance. Il ne
peut envisager que ces généralités, objets généraux et états-de-choses généraux puissent
être des données absolues accessibles dans une présence-en-personne et, donc, qu'ils puis-
17
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 76-77.
18
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 77.
68
sent faire l'objet d'un phénomène pur disponible pour une connaissance. Plus grave encore,
celui qui est resté au sein de l'attitude na turelle ne pourra que se méprendre sur le sens de
ces propos et vouloir contester ce qui pourtant se donne dans une absolue évidence.
Si l'être huma in a cquiert na turellement une a ttitude na ïve, c'est qu'il n'est pa s, au dépa rt,
disposé à la réflexion. Et lorsque l'envie lui en prend, son premier réflexe n'est sûrement
pas de réfléchir son attitude générale envers le monde l'histoire de la philosophie et celle,
particulière, de la phénoménologie sont là pour nous l'enseigner. Les premiers pas en phé
noménologie husserlienne sont balisés par des évidences absolues pour celui qui accepte de
les saisir, c'estàdire pour celui qui a su maintenir avec conviction une épochè et effectuer
le changement d'attitude opéré par la réduction phénoménologique.
Nous avons jusqu'à ma intena nt soutenu qu'un cha ngement d'attitude est requis pour sa isir
adéquatement le caractère spécifique de la phénoménologie husserlienne. Celui ou celle qui
demeure dans l'attitude na turelle ne serait pas à même d'interpréter correctement les déve
loppements phénoménologiques proposés pa r Husserl. Voici le moment de présenter un
schéma explicatif qui, en quelque sorte, illustre cette position. Il s'agit d'une démonstra tion
personnelle qui s'inspire toutefois de la distinction amenée par Husserl entre l'apparaître et
ce qui apparaît19.
Notre point de départ est le double sens de la transcendance qu'éla bore Husserl . Afin de
différencier les deux positions possibles fa ce à la transcendance, nous avons proposé deux
perspectives, l'une adoptant le point de vue de la transcendance et l'autre adoptant le point
de vue de l'imma nence, corresponda nt respectivement à l'a ttitude na turelle et à l'a ttitude
philosophique phénoménologique. Selon nous, cha que perspective a ppelle une compré
hension différente. Il est dès lors possible d'exemplifier comment l'a ttitude na turelle et
19
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 112113.
20
Voir Chapitre 2, « Transcendance et immanence ».
69
Autre fait intéressant, les deux sens de la transcendance trouvent une formulation négative.
Il en est ainsi pour le premier sens :
Mais il y a encore une autre transcendance, dont le contraire est une tout autre
immanence, à savoir la présence absolue et claire, la présence-en-personne au
sens absolu. Cette façon d'être donné, qui exclut tout doute qui ait un sens, qui
est une vue et saisie tout à fait immédiate de l'objet visé lui-même et tel qu'il
est, constitue le concept précis d'évidence, entendue comme évidence immé-
diate. Toute connaissance non évidente, connaissance qui, tout en visant ou po-
sant l'objet, ne le voit pas lui-même, est transcendante au second sens. En elle,
21
(Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 59-60. (C'est nous qui soulignons.)
70
nous sortons au-delà de ce qui se trouve donné au vrai sens, au-delà de ce qui
peut être vu et saisi directement22.
Ce qui revient à dire que la transcendance est, dans les deux sens qu'elle peut prendre, la
grande absente. Lorsqu'une critique de la connaissance préconise de juger la transcendance
comme problématique et pousse l'audace jusqu'à affirmer qu'elle lui est indifférente, elle
ne force pas la donne, mais, bien au contraire, elle suit la tendance. Dans les circonstances,
il n'est guère surprenant de voir l'attitude naturelle se retrouver avec une énigme. D'un
côté, il lui est difficile de soutenir que nous n'avons pas une connaissance de la transcen-
dance, puisque tout notre mode de vie est construit en fonction de cette connaissance - d'où
la position du scepticisme qui se voit souvent contraint de nier la possibilité de la connais-
sance et non seulement la connaissance de la transcendance. De l'autre, du moment qu'il
admet avoir une connaissance de la transcendance, le théoricien de la connaissance, tou-
jours dans l'attitude naturelle, se voit dans l'obligation d'apporter une réponse à la question
9^
de savoir « comment le vécu peut-il pour ainsi dire sortir au-delà de lui-même »? Et pour-
quoi le vécu devrait-il « sortir au-delà de lui-même »? Parce que la transcendance est ab-
sente du vécu - elle n'est pas contenue effectivement dans le vécu et ne peut être dite pré-
sente-en-personne au sein du vécu - et que le théoricien de la connaissance ne peut expli-
quer autrement le fait que la conscience est malgré tout une connaissance.
La transcendance est, en un certain sens, absente pour avoir voulu être trop présente. En
effet, la « faute » de l'attitude naturelle est de considérer la transcendance comme une
chose qui se donne en elle-même telle qu'elle est. Dans ces conditions, la transcendance
apparaît comme un objet en soi, clos sur lui-même et formant une unité distincte à qui fait
face une conscience et ses vécus. Par le biais de la naturalisation effectuée par la science
objective, la conscience est également « choséifiée », d'où la nécessité de lui fournir une
certaine matérialité psychologique et/ou biologique. Dans un tel contexte, l'immanence est
conçue comme ce qui structure le vécu de conscience, sa matière première.
22
(Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 60. (Nous modifions la mise en valeur.)
23
Loc. cit., p.60.
71
Et la difficulté, pour celui ou celle qui se maintient dans l'attitude naturelle, est de saisir le
second sens, la présence-en-personne, à partir d'une transcendance telle qu'elle vient d'être
décrite. Il ne s'agit pas de nier que l'être de la transcendance est par lui-même et s'offre à la
conscience tel qu'il est. De plus, il est concevable qu'il ne fasse pas partie du vécu de cons-
cience en tant que tel, mais que signifie qu'il ne soit pas vu lui-même? Comment ne pas
penser aussitôt au couple noumène/phénomène de Kant? À moins d'envisager que l'être de
la transcendance, bien qu'il s'offre tel qu'il est, se dérobe malgré tout à la vue, et ce, pour
quelques raisons plus ou moins mystérieuses. Et pour celui ou celle qui parviendrait à
rendre l'être de la transcendance présent-en-personne, il ou elle accéderait à la connais-
sance absolue de l'être des choses.
C'est d'ailleurs tout un défi pour la phénoménologie transcendantale telle que la conçoit
Husserl que de parvenir à dépasser cette difficulté. Les nombreux ouvrages se présentant
comme des introductions à la phénoménologie démontrent la limite et probablement le sen-
timent d'échec qu'il ressentait à faire reconnaître la nécessité de pratiquer une épochè qui
réclame de la part du lecteur, dans un premier temps, l'effort de suspendre toute forme de
transcendance.
Pour l'exprimer corrélativement : [...] il nous est interdit d'admettre aucun être
comme déjà donné, puisque l'obscurité où nous nous trouvons dans la critique
de la connaissance implique que nous ne comprenons pas quel peut être le sens
d'un être qui soit en soi et pourtant connu dans la connaissance .
Dans un deuxième temps, l'attitude philosophique réclame l'effort de rechercher un être qui
offre une entière clarté ou, comme le dira plus loin Husserl, un être qui soit présent-en-
personne.
[A] lors il faut que nous puissions néanmoins montrer un être que nous soyons
obligés de reconnaître comme donné absolument et indubitablement, dans la
mesure où il sera précisément donné d'une façon telle qu'il portera avec lui une
1
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 52.
72
À cette étape, la transcendance n'a pas encore été identifiée comme étant problématique et
pourtant il est déjà clair que, sous le coup de l'épochè, l'objectif n'est plus de sauver, à
n'importe quel prix, l'être en soi de la transcendance. Ce qui est demandé au philosophe,
c'est une souplesse d'esprit, une suspension des préjugés afin d'envisager la possibilité que
soit découvert un être qui soit « donné absolument et indubitablement ».
Cet être, Husserl le découvre dans l'immanence. Le philosophe doit s'accrocher à cette
certitude, la seule qu'il possède dorénavant : pour le moment, à ce qu'il sache pour en avoir
lui-même vécu la certitude, l'être de l'immanence est le seul qui soit « donné absolument et
indubitablement». Dès lors, lorsqu'il découvre une deuxième manière de concevoir
l'immanence, il apprend que cet être est donné ainsi parce qu'il s'offre dans une présence-
en-personne au sein de l'immanence. Le philosophe ne sait pas encore ce que signifie cette
présence-en-personne, mais il sait qu'elle doit être différenciée d'une présence saisie
comme un moment effectif du vécu de conscience en général. Il sait qu'il s'agit là d'une
présence d'un autre ordre, qui n'est plus limitée par la nécessité d'être un contenu effectif.
À cet instant, s'offre à lui une occasion. Il la saisit ou non, puisque, comme dans le cas de
l'épochè, aucune obligation ne pèse sur lui. Depuis toujours, il est habité par le sentiment
que le monde existe, qu'il y a là une transcendance qui existe en soi, indépendamment de
lui, mais il lui est en même temps impossible d'en avoir une certitude absolue. Il cherche à
comprendre, il est en quête d'une réponse qu'il désespère de trouver dans les discours qu'il
rencontre. Il voit dans cette présence-en-personne une occasion. Il apprend que c'est là que
se « constitue le concept précis d'évidence » et, lui, il ressent un sentiment d'évidence.
C'est alors qu'il comprend que c'est là, au cœur de l'immanence, qu'il doit chercher à
comprendre son sentiment que le monde existe. Si l'évidence prend sa source au sein de
l'immanence, c'est à même l'immanence qu'il cherchera dorénavant la source de son sen-
timent et, à défaut d'y découvrir la certitude absolue que le monde existe, il comprendra
25
Loc. cit.
73
pourquoi il ne peut en être ainsi. Voilà où un philosophe doit se situer au moment de dé-
couvrir la présence-en-personne absolue de l'immanence.
À la suite des cinq leçons formant le texte principal de L'idée de la phénoménologie, nous
retrouvons un « Résumé des cinq leçons » écrit par Husserl. Ce qui rend ce résumé parti-
culièrement intéressant, c'est qu'il se divise en trois « stade[s] de la réflexion phénoméno-
logique » au lieu des cinq leçons qui constituent le corps principal de l'ouvrage. La struc-
ture de présentation s'en voit profondément modifiée, ce qui permet à Husserl de poser un
regard neuf sur son propre développement. À cet égard, sa reprise de la distinction des deux
sens de la transcendance trouve un écho au cœur du phénomène pur par une seconde dis-
tinction, cette fois entre / 'apparaître et ce qui apparaît.
Cette distinction que Husserl pose au sein du phénomène entre / 'apparaître et ce qui appa-
raît est corollaire de l'adoption d'un point de vue qui prend comme point de départ
l'immanence. Tant que je demeure pris dans une perspective qui adopte le point de vue de
la transcendance, j'attends de mon vécu de connaissance qu'il s'accorde avec cette trans-
cendance. Ma compréhension de ma conscience est que cette dernière détient des « repré-
sentations » du monde et de ses objets. Demeurer au sein de cette perspective - c'est-à-dire
ne pas avoir effectué le changement d'attitude -, c'est occasionner un premier décalage et
interpréter l'apparaître, une présence effective du vécu que Husserl qualifie de présence
absolue, à partir de l'attitude naturelle et, conséquemment, d'y voir un propos contradic-
toire. Mais un second décalage est aussi possible - cette fois au sein même d'un change-
ment d'attitude effectué - qui consiste à interpréter ce qui apparaît à partir d'un habitus de
pensée propre à l'attitude naturelle. Autrement dit, l'apparaître est saisi à partir d'un préju-
gé et, dès lors, l'opposition ne se fait plus alors entre l'apparaître et ce qui apparaît, mais
entre /'apparaître et... ce qui est donné.
26
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 103-117.
75
Si nous regardons de plus près pour observer comment, dans le vécu d'un son
par exemple, même après la réduction phénoménologique, s'opposent
l'apparaître et ce qui apparaît, et s'opposent au sein de la présence pure, donc
de l'immanence authentique, alors nous sommes saisis d'étonnement .
Qu'y a-t-il d'étonnant à ce que nous retrouvions ici, « au sein de la présence pure », une
opposition entre l'apparaître et ce qui apparaît! C'est que cette opposition est la transposi-
tion de la distinction effectuée précédemment entre les deux sens de l'immanence, c'est-à-
dire la présence effective et la présence-en-personne. L'étonnement provient du fait que, à
la suite de cette première distinction entre les deux sens de l'immanence, le premier, saisi
comme un contenu effectif, découle de la perspective de la transcendance, donc de
l'attitude naturelle. Or, après la réduction phénoménologique, le changement d'attitude est
effectué, impliquant qu'il n'est plus censé subsister de trace de l'attitude naturelle. Et voilà
que nous retrouvons, tel un écho d'outre-tombe, une présence effective, mais cette fois au
sein de la nouvelle attitude phénoménologique.
Il y a plus encore :
Cette indication suffit déjà [...] pour attirer notre attention sur ce qu'il y a ici de
nouveau : le phénomène de la perception du son, et cela de la perception évi-
dente et réduite, appelle, à l'intérieur de l'immanence, une distinction entre
l'apparaître et ce qui apparaît. Ce sont donc deux présences absolues que nous
avons, la présence de l'apparaître et la présence de l'objet, et objet n'est pas, à
l'intérieur de cette immanence, immanent au sens d'immanence effective, il
n'est pas une partie de l'apparaître28 [...]
Maintenant l'étonnement prend toute son amplitude : nous voici avec « deux présences
absolues », c'est-à-dire qu'au sein de l'immanence, nous retrouvons une présence effective,
/ 'apparaître, qui est qualifiée de présence absolue. Pourtant, lors de la distinction des deux
sens de l'immanence, il était clair que la présence effective n 'était pas une présence abso-
lue. Comment faut-il comprendre cet imbroglio? Par le changement d'attitude effectué lors
de la réduction phénoménologique. Au moment de la distinction des deux sens de
27
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 112.
76
Toutefois, il importe de saisir ces deux formes d'immanence dans le cadre de la perspective
de l'immanence et non d'un point de vue qui serait celui de l'attitude naturelle. Husserl
présente ainsi la compréhension des choses obtenue à partir de cette perspective de la trans-
cendance propre à l'attitude naturelle :
28
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 113. (Nous modifions la mise en valeur.)
29
Voir la section précédente, « La possibilité de la connaissance phénoménologique ».
30
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 113. (Nous modifions la mise en valeur.)
77
Ce qui nous mène au second décalage. Le danger qui menace le phénoménologue débutant
est le relâchement de sa vigilance à l'égard des préjugés de l'attitude naturelle. Et l'un de
ceux-ci est justement de concevoir « la présence de l'objet » comme ce qui est donné à la
conscience. À cette étape, le phénoménologue est en mesure d'envisager une donnée abso-
lue qui n'est plus un contenu effectif. L'objet transcendant n'a pas à être conçu comme fai-
sant partie intégrante du vécu pour être admis au sein de l'immanence; il lui suffit mainte-
nant de se donner comme une présence-en-personne. La question est dorénavant de savoir
ce qui est donné à la conscience qui lui procure une présence de l'objet. Or, une telle com-
préhension relève une fois de plus de la perspective de la transcendance qui pose l'objet
transcendant comme une chose en soi qui se donne en elle-même et pour elle-même à la
conscience. Nous sommes tellement ancrés dans l'habitude de pensée de l'attitude naturelle
que nous en libérer exige un effort constant. Un effort que Husserl exige, car ce qu'il de-
mande à son lecteur est plus que la simple reconsidération de la présence au sein de
l'immanence.
Ce qu'il attend de lui, c'est qu'il le suive sur la voie qui mène à la conscience constituante.
Au même titre que l'intentionnalité, la conscience constituante sort du cadre de ce travail.
Toutefois, ce que nous devons en retenir, c'est que l'objet, à son tour, doit se libérer des
chaînes de l'attitude naturelle et pourra alors être envisagé tel qu'il est en lui-même, mais,
cette fois, réellement comme ce qui apparaît au sein de la conscience.
32
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 114.
.
Conclusion
L'attitude naturelle nous est, à tous, acquise. Pourquoi en est-il ainsi? Peut-être parce
qu'elle remplit un rôle dans le maintien de notre survie. Tout être vivant vit dans un rapport
d'échange avec l'extérieur, mais l'être humain s'avère souvent mal adapté à son environ-
nement. Il lui faut modifier son monde, prendre un contrôle sur son milieu afin
d'augmenter ses chances de survie. Ce mode de fonctionnement n'a pas toujours une fin
heureuse malgré la grande capacité de réflexion de l'être humain.
La philosophie, quant à elle, s'est toujours donnée, sous différentes formes, le mandat
d'amener les hommes à réfléchir. Certains de ceux-ci le font occasionnellement, d'autres se
font forcer la main; toutefois, ce qui est certain, c'est que tous ceux qui se prétendent philo-
sophes ont la réflexion à cœur. Est-ce la raison pour laquelle Husserl s'est adressé à eux? Il
est permis de le croire. Était-ce le bon public? Nous aimerions penser que oui, mais trop
souvent nous avons l'impression qu'il est permis d'en douter. Le dicton dit que l'on
n'apprend pas à un vieux singe à faire des grimaces; peut-être Husserl a-t-il commis
l'erreur de croire qu'il apprendrait aux philosophes à réfléchir.
80
Quoi qu'il en soit, ce que nous voulions, ce n'était pas défendre la phénoménologie husser-
lienne envers et contre tous, mais bien défendre son droit à être jugée et évaluée sur la base
d'une pratique bien spécifique qui consiste en l'épochè et la réduction phénoménologique.
Au terme de cette étude, il nous faut faire amende honorable et reconnaître l'ignorance dans
laquelle nous nous trouvions au moment de débuter notre travail; une ignorance issue des
préjugés de l'attitude naturelle à laquelle nous pensions portant bien avoir échappé. Si nous
avons tiré une leçon de ces quelques pages, c'est de se méfier de soi-même. Il ne faut ja-
mais se croire trop rapidement tiré d'affaire avec l'attitude naturelle. Cette dernière possède
plus d'un tour dans son sac pour influer sur le cours d'une réflexion.
Dans le premier chapitre, il s'agissait de montrer qu'on aurait tort de croire qu'il y a une
attitude philosophique - au sens spécifique où Husserl la comprend - déjà toute prête et
disponible pour s'opposer à l'attitude naturelle. Au contraire, tout au long de sa carrière
philosophique Husserl a souligné le caractère innovateur de sa méthode phénoménologique
et insisté sur la nécessité de la distinguer d'une démarche philosophique traditionnelle.
justifier de ne pas participer à aucune des factions en jeu - toujours les mêmes : la science
et le scepticisme.
Cette mise en scène s? avère nécessaire parce que Husserl doit prendre en compte la position
initiale de son lecteur. Ce dernier est confortablement installé dans l'attitude naturelle, et
cela vaut dans tous les cas, qu'il soit un philosophe ou un lecteur néophyte au champ philo-
sophique. Sur quelle base un philosophe de métier serait-il moins ancré dans l'attitude natu-
relle? Pourquoi Husserl devrait-il prétendre que le philosophe est à même de connaître le
chemin qui mène au changement d'attitude? Après tout, ce chemin est de son cru. Nous
pouvons convenir que le philosophe soit plus disposé au changement, mais cette disposition
d'esprit ne trouve pas un très grand avantage en l'absence d'un motif de la mettre en œuvre.
Et c'est justement là où le bât blesse. Il n'y a pas de véritable motif de procéder à une épo-
chè qui est pourtant l'étape initiale de la méthode phénoménologique de Husserl. Chercher
à le nier, c'est maintenir la phénoménologie husserlienne dans un cul-de-sac où elle n'a
d'autre possibilité que de simuler des justifications.
Le troisième et dernier chapitre nous lance de plein fouet dans la phénoménologie. Pour
nous qui étions habitué à un jeu de rideaux où se voilait et se dévoilait furtivement cette
nouvelle venue, nous nous sommes trouvé à la fois soulagé et désemparé. Soulagé de pren-
dre à bras-le corps cette phénoménologie dont nous avions tant discouru à mots couverts;
désemparé de constater jusqu'à quel point nous devions encore nous méfier de l'attitude
naturelle, toujours à l'affût de la moindre occasion de nous tromper.
La plupart des hommes vivent toute leur existence dans une attitude qu'ils ne réfléchissent
pas. Toutefois, certains font de leur existence un exercice de réflexion et espèrent en rap-
porter quelque chose de bon pour l'humanité. Husserl a fait partie de ces hommes qui ont
cru pouvoir faire une différence dans le monde. Sa phénoménologie n'a pas à être défendue
comme telle. S'il est parvenu à faire cette différence, son travail survivra à l'épreuve du
temps. Ce n'est pas à nous de le décider. Néanmoins, il reste que chacun de nous doit déci-
der de sa vie et de ce qu'il souhaite en faire.
•
82
Peut-être qu'au fond, Husserl a-t-il tout simplement tort et qu'il est « tout à fait possible de
pratiquer la phénoménologie sans passer par le "purgatoire" de la réduction transcendan-
tale ». Encore faut-il, pour le décider, savoir ce qui en retourne de la réduction transcen-
dantale. Après, seulement, nous serons à même de prendre connaissance des critiques à son
égard pour prendre une décision éclairée. Pour le moment, nous avons décidé de ce que
nous voulions faire de notre vie et partager ces réflexions sur la phénoménologie de Husserl
en fait partie. Il appartient à notre lecteur, maintenant, de décider de ce qu'il en fera.
1
Tran-Duc-Thao, Phénoménologie et matérialisme dialectique, p. 9, cité par j\rion L. Kelkel, « Avant-propos
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