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02/12/2020 Etienne Balibar. Sur la « lutte idéologique » et le travail théorique [1] | Cairn.

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Etienne Balibar. Sur la « lutte idéologique » et le travail théorique [1]


Dans Ouverture d'une discussion ? (1979), pages 97 à 111

Chapitre

M on intervention portera sur deux questions étroitement liées, qui sont au centre de l’« information » de Georges Marchais et de la discussion qui se
déroule entre nous depuis hier : la question de l’idéologie et de la lutte de classe idéologique ; celle du travail théorique du parti. Elle aura surtout un
caractère critique, et pourra ainsi paraître unilatérale : c’est inévitable dans le peu de temps dont nous disposons. Je ne m’en excuse pas, car parmi les
1

camarades qui sont déjà intervenus, beaucoup — je ne dis pas tous, loin de là — ont donné l’impression qu’à leurs yeux nos analyses actuelles et notre
pratique ne font pas problème sur le fond, en sorte qu’il s’agit, soit d’en ajuster simplement l’application dans le détail, en surmontant des « insu fisances »
et des « di ficultés », soit même de nous mobiliser comme des canonniers à leurs pièces et d’aller de l’avant dans la voie tracée sans plus nous poser de
questions. Or tel n’est pas et ne peut pas être le cas. Une réunion comme la nôtre n’a de sens que si elle met à jour toutes les di ficultés, si elle nous oblige à
discuter sur le fond les contradictions de nos positions. L’occasion ne doit pas être perdue de développer cette ré lexion critique.

Les notions de « lutte idéologique », de « bataille idéologique » et finalement de « guerre idéologique » dans laquelle nous serions engagés aujourd’hui sont 2
partout présentes dans l’information introductive de Georges Marchais. Le diagnostic qu’il a porté, l’analyse qu’il en propose ont été largement repris ici.
Or, cette analyse me paraît fausse parce que exagérément simplificatrice et mécanique. Il ne s’agit pas de contester, bien au contraire, l’existence de la lutte
de classes dans le champ idéologique, sous des formes qui interviennent directement dans les luttes politiques et peuvent y jouer un rôle décisif. Mais notre
parti a toujours eu, et conserve plus que jamais, une conception superficielle de la lutte de classes idéologique, qui lui interdit toute compréhension réelle
des tendances de cette lutte et le condamne malheureusement à l’ine ficacité sur ce terrain. Il me semble même que, sous la pression d’une conjoncture
particulièrement di ficile où nous avons actuellement tendance à faire lèche de tout bois, nous nous trouvons en pleine régression sur ce point, dans la
dernière période, par rapport à des tentatives de ré lexion esquissées antérieurement dans le parti.

Je m’explique. D’abord, nous ignorons pratiquement l’étendue du champ des luttes de classes idéologiques, la profondeur des comportements sociaux dans 3
lesquels elles s’enracinent et la nature des mécanismes qu’elles mettent en œuvre. J’en donnerai deux indices concrets — qui ne sont que des indices — liés à
notre réunion d’aujourd’hui.

Premier indice : parmi les camarades invités à cette rencontre, en tout cas parmi ceux qui sont intervenus dans la discussion, ne figure aucun instituteur. 4
Est-ce que les instituteurs ne sont pas des « intellectuels » en un sens singulièrement fort du terme, tout à fait déterminant pour la vie de notre société ?
Est-ce qu’ils n’occupent pas une place stratégique dans le développement des contradictions qui la meuvent ? Est-ce qu’ils ne sont pas, beaucoup plus que la
plupart d’entre nous, placés par leur pratique au cœur même du processus de reproduction de l’idéologie dominante, là où elle s’incorpore à la fonction
sociale de chaque individu ? Notre assemblée comporte une majorité écrasante d’experts de di férentes disciplines (et d’experts de la politique) ayant une
formation universitaire : nous avons tendance à ne voir dans l’idéologie qu’une « production d’idées » venant de nos semblables, idées qui seraient après
coup di fusées dans la société, et auxquelles il su firait d’opposer d’autres idées, un point c’est tout (par exemple : idées « rationalistes » contre idées
« irrationalistes »). Je soupçonne que des instituteurs qui soient en même temps des militants, et que les di ficultés mêmes de leur pratique obligent à la
ré lexion critique, auraient un autre point de vue, beaucoup plus complexe. En tout cas, il aurait été capital d’en discuter.

Second indice, de nature di férente. Dans la conclusion de son information, Georges Marchais a prononcé une phrase à laquelle nous avons tous été 5
extrêmement attentifs, car elle faisait directement allusion à un point névralgique du débat qui se déroule dans le parti depuis mars, et qui est, nous le
savons bien, l’une des raisons de l’organisation de cette rencontre. Il a dit : « Nous ne pouvons discuter sous la pression des grands médias : nous ne
pouvons laisser la radio ou la télévision choisir les thèmes de nos travaux et nous les imposer ; nous ne les laisserons pas manipuler le Parti. [...] En toutes
circonstances, c’est le Parti qui doit conserver la maîtrise du débat en son sein. » Etonnante formulation, pour qui se souvient d’aspects récents de la
pratique politique du parti ! Je laisse de côté pour l’instant la question sous-jacente : le débat entre communistes sur les grandes questions de leur politique
doit-il ou non être un débat public ? Ce qui est en e fet indiscutable, c’est que « nous » (c’est-à-dire le parti en tant que tel, pris dans son ensemble) devons
e fectivement conserver cette « maîtrise », c’est-à-dire notre autonomie politique par rapport à la pression bourgeoise. Mais précisément, lorsque G.
Marchais utilise la télévision pour orienter les débats du XXIIe Congrès, que devient cette autonomie ? Et surtout (d’autres que moi, qui ne sont pas tous
communistes et qui cependant ont vu clair dans cette situation, l’ont déjà dit avant moi et bien mieux) : ne convient-il pas de ré léchir sérieusement à la
façon dont, au moment de la rupture de septembre 77 et pendant la campagne électorale, s’est organisé le rapport entre le parti, la presse et la télévision ? La
télévision a exploité, pour le retourner contre lui et contre nous, le talent indiscutable de notre secrétaire général, lui o frant « sur un plateau », c’est le cas de
le dire, toutes les occasions de s’exprimer, et créant de toutes pièces au moment opportun un « personnage politique » fort di férent de ce qu’est la pratique
militante du parti, isolé de cette pratique et se substituant à elle. Il y a là un mécanisme objectif, le mécanisme d’un puissant appareil idéologique d’Etat, que
nous imaginons sans doute utiliser à notre profit, ou du moins neutraliser, sous prétexte que nous avons eu — par exception, mais non par hasard — la
possibilité de présenter largement « nos idées », « nos positions ». Mais ce mécanisme en réalité nous utilise et nous contrôle pour une bonne part, à notre
[2]
insu . Il a pesé très lourd avant la campagne électorale, imposant aux masses une certaine image de la direction du parti et de notre attitude dans le

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« scénario » de la rupture de la gauche, déterminant pour une large part les étapes et les formes mêmes de cette rupture. Nous devons y ré léchir à fond, y
compris en confrontant ces faits avec la crise dramatique actuelle de la presse communiste et de L’Humanité en particulier, et nous ne pouvons nous
contenter pour cela d’une représentation schématique de la lutte idéologique en termes de « bataille » de propagande.

* 6

J’en viens précisément à ce schéma. Georges Marchais a repris à son compte hier une analyse de la lutte idéologique et de la signification de 7
l’anticommunisme qu’on peut sans exagération résumer ainsi : partout dans le monde, et notamment en France, la domination de la bourgeoisie est
ébranlée jusqu’à la racine par la « crise du C.M.E. » ; fondamentalement, sur le terrain social, sur le terrain du rapport de forces politiques, la bourgeoisie
serait sur la défensive. Elle n’aurait plus d’autre issue que la politique du pire, de la destruction : la « stratégie du déclin ». Ne pouvant recourir à la guerre
tout court, elle se lancerait alors dans la « guerre idéologique », et elle organiserait cette guerre idéologique à l’échelle internationale, en utilisant pour cela
avant tout le réformisme social-démocrate et l’irrationalisme scientifique, avec comme cible unique le marxisme, lui-même identifié au parti communiste.
Plusieurs camarades, intervenant dans notre discussion hier et aujourd’hui, ont déjà abondé dans ce sens, citant (et amalgamant) des documents de la
Trilatérale et du Conseil de l’Europe, des documents du parti socialiste, des prospectus de sectes mystiques ou de colloques para-scientifiques, parlant d’une
stratégie de la bourgeoisie pour « casser la science et la culture » comme les multinationales « cassent les usines ». Dans son information, Georges Marchais
a présenté cette stratégie de « guerre idéologique » comme la fabrication d’une panoplie de thèmes de propagande opposés terme à terme à chacun de nos
points forts : démocratie, projet socialiste original, lutte de classe contre la misère, etc.

Je serai le dernier à contester qu’il existe une bataille idéologique permanente, qui s’adapte à la conjoncture politique et qui met en œuvre des moyens 8
considérables, tout l’arsenal de la propagande. Mais je dis que présenter ainsi les choses (et donc les tâches des intellectuels communistes : contre-
propagande idéologique), c’est méconnaître la complexité des conditions dans lesquelles se développe la lutte de classes idéologique. Et c’est
finalement — qu’on excuse la brutalité du mot, il faut se faire comprendre — tomber dans une représentation véritablement paranoïaque de la lutte
idéologique et de la lutte de classes tout court.

Une telle représentation d’abord ignore totalement les contradictions internes de ce que nous appelons la « bourgeoisie », les « forces du capital ». On se figure 9
la bourgeoisie comme un corps unifié, manœuvrant à la baguette sous le commandement d’un centre unique, tantôt sur le terrain économique, tantôt sur
le terrain militaire, tantôt sur celui des « idées ». Utilisant selon les besoins tantôt l’arme du réformisme, tantôt celle de l’irrationalisme, etc.
Paradoxalement, cela ne nous empêche pas de reproduire une fois de plus l’image mythique de la « crise finale » prochaine du système, que les partis
communistes (dont le nôtre) n’ont cessé d’annoncer périodiquement depuis des dizaines d’années. Paradoxalement, cela ne nous empêche pas de
reproduire sans précautions des thèses hasardeuses comme : « la bourgeoisie ne peut recourir à la guerre ». Comment concilier entre elles ces a firmations
divergentes : unification renforcée de la bourgeoisie impérialiste mondiale, impossibilité de la guerre, imminence de sa crise finale ?

Je crains fort que notre représentation de l’idéologie dominante comme « contre-o fensive anticommuniste » ne soit en fait rien d’autre que l’image inversée 10
de ce qui fait bien souvent toute notre pratique : une manipulation des idées au coup par coup contre les thèmes idéologiques de la propagande de nos
adversaires politiques directs (partis bourgeois et propagande d’Etat).

Je dis que cette représentation, profondément enracinée chez nous, nous interdit en fait toute analyse approfondie des phénomènes idéologiques. Ainsi 11
dans le cas du réformisme et de l’idéologie social-démocrate. Comment, sur une telle base, allons-nous rendre compte de l’enracinement de masse du
réformisme, non seulement chez les intellectuels, mais dans la classe ouvrière elle-même ? Comment allons-nous expliquer que, dans la plupart des pays
capitalistes et même dans le nôtre, où existe un parti communiste puissant, le réformisme et l’idéologie « social-démocrate » fournissent les formes dans
lesquelles peuvent être vécues et organisées les luttes, des luttes de la classe ouvrière ? Comment allons-nous, en bref, analyser les contradictions du
réformisme ? Quelques travaux menés dans le parti avaient esquissé dernièrement une telle analyse, sans faire beaucoup plus que poser la question. Si nous
n’allons pas plus loin dans cette voie, ce qui suppose de toute évidence une conception moins manipulatoire des idéologies socialement et historiquement
significatives, nous ne pourrons pas échapper aux oscillations qui ont marqué les appréciations du parti au cours des dernières années : tantôt on déclare comme
Georges Marchais en 1974 que « le parti socialiste a abandonné le terrain de la collaboration de classe » qu’il occupait « dans le passé » ; tantôt on explique,
comme aujourd’hui, que la social-démocratie n’est pas autre chose qu’un instrument du grand capital multinational. Ce n’est pas de cette façon, je crois,
que nous arriverons à expliquer et à nous expliquer ce fait historique dont nous avons fait l’expérience (et qui contredit en e fet un schéma trop simple sur
lequel ont vécu les partis marxistes de la IIe et de la IIIe Internationales, sur lequel nous vivons encore) : à savoir le fait qu’il ne su fit pas du développement
du capitalisme, donc de la classe ouvrière et de ses luttes, pour que les travailleurs passent de la « conscience réformiste » à la « conscience
révolutionnaire », telle que les partis communistes veulent l’incarner. Et qu’il ne su fit pas davantage de l’action éducative des communistes fondée sur une
position de classe intransigeante. Car le fait est que l’évolution historique de la classe ouvrière, dans sa masse, n’est ni une a faire de « conscience » ni, par
conséquent, une a faire de propagande ou d’explications, si patientes, habiles et insistantes soient-elles ; encore moins une a faire de « guerre
idéologique ». D’autres facteurs entrent en jeu, à commencer par les divergences d’intérêts objectives qu’entretient à l’échelle nationale et internationale le
développement même du capitalisme, singulièrement sous sa forme impérialiste.

Mais il faut aller plus loin. Si nous simplifions de la sorte les formes de la lutte de classes idéologique, comment allons-nous comprendre et expliquer les 12
formes qu’elle revêt au sein même du parti communiste ? Il ne su fit pas d’invoquer les principes d’organisation qui distinguent « le parti » de « la société » pour
éviter que les tendances idéologiques à l’œuvre dans la société se répercutent au sein du parti. Or, c’est là aussi un fait dont il faut prendre acte pour le
traiter correctement, et c’est aussi, si on y ré léchit bien, une chance pour le parti, parce que seule cette communication entre son idéologie interne et
l’idéologie sociale lui permet d’avoir prise sur la société et les forces qui la composent. Mais lorsqu’on veut ignorer cette interaction au nom d’une illusoire
pureté dans la bataille idéologique, on s’expose tout simplement à être le jouet de la lutte de classes au lieu de l’in léchir et de l’orienter.

Je n’en prendrai que deux exemples dans l’actualité. 13

Dans la période 72-77, les travailleurs, les membres du parti eux-mêmes ont, paraît-il, été victimes d’ « illusions » de caractère réformiste. Endormis sur « le 14
mol oreiller du Programme commun », ils se seraient abusés sur la vraie nature du P.S., sur les moyens du changement et sur son caractère de classe. C’est
pourquoi la direction du parti nous fait la leçon et fait la leçon aux travailleurs (pas seulement les intellectuels), appelant à se ressaisir, à plus de conscience,
[3]
à multiplier les explications pour convaincre et chasser le réformisme des consciences. Mais si illusions il y a eu, ce qui reste à examiner en détail , il faut
bien reconnaître qu’elles se sont enracinées dans la pratique du parti tout entier, celle de la base aussi bien que celle de la direction entre lesquelles il est vain
ici de distinguer. Ne faut-il pas poser la question du réformisme du parti et dans le parti, tel qu’il s’est exprimé dans notre électoralisme (dès 72, il est clair que

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le parti est obsédé par ses propres résultats électoraux, par l’avance électorale du P.S., qui commandent tous les réajustements de sa politique) et dans notre
conception limitative du mouvement de masse, des luttes ouvrières, cantonnées à des objectifs purement revendicatifs d’appoint de la stratégie électorale
(ce qu’a commencé de mettre en évidence le récent congrès de la C.G.T.) ?

Autre exemple. La pression des événements nous oblige à faire front, d’urgence, sur la question de l’Europe et de l’intégration impérialiste. On ne peut pas 15
s’y dérober. Mais sur quelle base le faisons-nous, en quels termes formulons-nous notre appel aux travailleurs ? Je ne partage pas la satisfaction et
l’optimisme que vient d’exprimer Francis Crémieux en constatant que les dirigeants du R.P.R. s’expriment de plus en plus sur l’Europe dans les mêmes
termes que nous. Cette appréciation n’est-elle pas totalement réversible ? Les dirigeants du R.P.R. peuvent très bien un jour ou l’autre se féliciter que nous
nous exprimions « de plus en plus » dans les mêmes termes qu’eux. Avant d’y voir un succès de notre action, il faut se demander si celle-ci, telle que nous
l’avons engagée, ne conduit pas à renforcer une tendance idéologique nationaliste latente dans le parti. Quand je vois notre camarade Le Pors conclure son
article sur « L’Emergence de la stratégie du déclin » dans L’Humanité du 14 novembre dernier, par une invocation à Péguy et à Jeanne d’Arc (« Les Français
ne pourront jamais supporter ça des maîtres, ils n’ont pas ça dans le sang, les Français »), j’avoue que je suis très inquiet, et je ne suis certainement pas le
seul. Je demande que nous ré léchissions très sérieusement à ce que veut dire la lutte idéologique de classes hors du parti, mais aussi dans le parti. Elle me
semble tout à fait à l’ordre du jour, non pas pour faire la guerre aux hésitants ou aux mauvais esprits, mais pour éviter qu’à son insu le parti ne soit rejeté
des bras du nationalisme européen (correspondant au nouvel impérialisme européen) dans ceux du vieux nationalisme français (correspondant à l’impérialisme
français, dont nous avons combattu les e fets — guerres coloniales — , mais dont nous n’avons jamais fait qu’une critique partielle et intermittente).

* 16

Je terminerai en évoquant un autre problème, lié au précédent ; celui de la recherche théorique, du statut même de la « théorie » dans le parti. 17

Georges Marchais s’est référé au comité central d’Argenteuil de 1966, qui a établi les bases sur lesquelles nous nous fondons depuis. C’est en e fet de là qu’il 18
faut repartir. Or, je l’avoue, les résolutions d’Argenteuil m’ont toujours paru marquées d’une très profonde ambiguïté sur ce point. D’un côté, Argenteuil a
rompu avec la position stalinienne en ce qui concerne la « création » ; cela veut dire que le parti, ou plutôt le bureau politique du parti, a renoncé à
intervenir et à porter des appréciations sur ce que font les artistes et les écrivains. C’est une heureuse rectification, dont les e fets ont été positifs. Mais c’est
aussi un peu le « point d’honneur » du parti qui contribue à masquer un problème beaucoup plus di ficile, celui de la recherche théorique marxiste, en
philosophie, en histoire et en économie politique. Argenteuil a proclamé la « liberté de la recherche » pour les communistes dans ces domaines, il les a
appelés à faire preuve d’initiative, mais il a voulu marquer en même temps la limite que cette recherche ne doit pas franchir, sous peine d’empiéter sur la
discussion de la ligne du parti, qui est la prérogative de sa direction. Cette limite serait celle qui sépare les questions purement « théoriques » des questions
directement « politiques ».

Je me souviens d’une conversation avec Lucien Sève, au sortir d’une réunion de philosophes communistes au cours de laquelle nous avions cherché à 19
déterminer où passe exactement cette ligne de démarcation. Je lui avais dit que cela me paraissait impossible et en fait absurde, car pour un marxiste, la
[4]
théorie philosophique, économique et historique est inséparable de la politique . Je crois que l’expérience des dernières années a confirmé ce point de vue.
Nous savons tous qu’Argenteuil a pris cette position pour « libérer » la recherche théorique d’une sujétion ruineuse par rapport aux commandes de la
tactique politique du parti et à ses luctuations. Mais il faut juger ici aux résultats qui s’étendent sur une période de plus de dix ans. Parce que, d’un côté,
cette distinction entre théorie et politique est intenable, et que d’autre part il ne su fit pas de bonnes intentions pour modifier un mécanisme qui, là encore,
est un mécanisme objectif, produit par toute une histoire, le résultat obtenu a été diamétralement opposé au but recherché. Non pas libération de la
théorie, mais reproduction d’une philosophie et d’une économie politique o ficielles, dans les faits sinon en droit.

Je prends l’exemple de la philosophie, et je fais encore appel au témoignage de Lucien Sève puisqu’il est dans cette salle. Lui et les camarades qui travaillent 20
avec lui ont engagé une recherche personnelle, dont je suis sûr qu’ils souhaitaient qu’elle soit prise comme telle. Mais ils n’étaient pas maîtres du
mécanisme dans lequel ils étaient pris. Parce que cette recherche paraissait compatible avec la ligne politique du parti, alors que d’autres paraissaient la
contredire (notamment sur la question de l’ « humanisme marxiste », de la « méthode dialectique », etc.). elle a été o ficialisée de fait. C’est elle qui est
enseignée à l’Ecole centrale du parti : elle a même été progressivement imposée à l’Université nouvelle, qui est contrôlée par le parti, et d’où l’on a à peu près
expulsé toutes les positions philosophiques divergentes... en se privant par là même des services de camarades souvent parmi les plus actifs, les plus
passionnés par leur tâche, mais qui ne renonçaient pas à « penser par eux-mêmes ». Je donne cet exemple parce qu’il est aisé de voir aussi comment Lucien
Sève a été le premier à en payer les conséquences : au lieu que ses thèses philosophiques soient discutées pour elles-mêmes, en tout cas en France, dans le
parti et hors du parti, au lieu qu’elles puissent subir l’épreuve de la contradiction et y faire la preuve de leur valeur, donc se renforcer, elles n’ont jamais pu
être reçues et traitées autrement que comme des « vérités o ficielles », à prendre ou à rejeter. Ce qui en a totalement annulé la portée dans la lutte
idéologique.

Mais l’exemple de l’économie politique est encore bien plus significatif, car, ici, c’est délibérément qu’on a o ficialisé une théorie élaborée par certains de nos 21
camarades : la théorie du « capitalisme monopoliste d’Etat » (C.M.E.). On est allé jusqu’à écrire dans le Traité marxiste d’économie politique et dans
d’innombrables documents du parti que notre politique, notre programme se fondaient sur cette théorie, hors de laquelle il n’y aurait qu’antimarxisme et
anticommunisme. Ce qui non seulement a fait de l’économie politique le véritable bastion du dogmatisme dans le parti, mais y a complètement stérilisé la
recherche. La conséquence, bien entendu, c’est que nous nous trouvons démunis de théorie, réduits au bricolage et au pragmatisme quand la conjoncture
change et se développe contrairement à nos prévisions. On n’a jamais vu les économistes du parti déclarer qu’ils s’étaient trompés. Il n’est question que de
« vérification » et d’« enrichissement » de nos analyses. C’est en soi assez significatif, si l’on observe que, des années soixante aux années soixante-dix, des
thèses fondamentales ont été retournées comme un gant sans que ce renversement mécanique garantisse pour autant que les unes sont plus justes que les
autres. Par exemple, on est passé de l’idée que « la contradiction principale est externe » (entre le développement du camp socialiste et le système
impérialiste) à l’idée que « les causes fondamentales de la crise sont internes à chaque pays capitaliste » (donc la dimension internationale est seconde, ou
secondaire). On est passé de l’appréciation du gaullisme comme une variante du fascisme (en 58 : le « pouvoir personnel ») à la théorie du « C.M.E. », c’est-à-
dire une variante « marxiste » des théories du néo-capitalisme. Est-ce pour cela que, progressivement, la fonction théorique a été entièrement déléguée à
[5]
l’économie et aux économistes, au détriment de toute analyse des classes sociales, et des formes de la lutte de classes  ? Le soupçon vient alors, comme je le
disais en janvier 76 dans La Nouvelle Critique, que la « déduction » des dispositions du Programme commun à partir de la théorie du C.M.E. avait toute
chance de masquer en réalité la démarche inverse : justification a posteriori, ou anticipation fictive, d’une tactique politique (et des compromis qu’elle
admettait) dans une construction théorique. Donc opportunisme, du moins théorique, ce qui n’est jamais sans e fets politiques, puisque cela interdit
l’ajustement, la reconnaissance des contradictions imprévues.

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02/12/2020 Etienne Balibar. Sur la « lutte idéologique » et le travail théorique [1] | Cairn.info
La situation en histoire est, on le sait, quelque peu di férente et il faut s’en féliciter, comme l’a fait d’ailleurs Georges Marchais dans son information d’hier 22
en se référant aux travaux de l’Institut Maurice-Thorez sur l’histoire du parti et du mouvement communiste international. Pourtant, là encore, il faut bien
constater que le mécanisme dont j’ai parlé est di ficile à ébranler, puisque le bureau politique n’a pas pu s’empêcher d’accorder un label o ficiel au livre
L’U.R.S.S. et nous. Certes, il s’agissait avant tout de faire pression sur des sections et des fédérations du parti qui, semble-t-il, ne veulent même pas entendre
parler d’une discussion sur les pays socialistes. Mais a-t-on mesuré les conséquences négatives de cette o ficialisation ? François Hincker se plaignait il y a
un instant que le « contenu scientifique » de ce livre soit systématiquement ignoré par les journaux et les comptes rendus universitaires et qu’on ne veuille y
voir qu’une opération politique de circonstance. De quoi nous étonnons-nous ? Pourquoi l’adversaire ne s’emparerait-il pas des armes que nous lui
fournissons nous-mêmes ?

Fondamentalement, tout cela, on l’a déjà dit ici, pose la question du rapport entre le développement de la théorie marxiste et notre pratique du centralisme 23
démocratique. Sous la forme actuelle, il y a manifestement incompatibilité entre les deux. C’est l’une des composantes de la crise du parti et de la crise du
marxisme. Il faut le reconnaître et analyser la question à fond, car les « solutions » n’ont rien d’évident. Argenteuil n’a fourni qu’une pseudo-solution : il a
changé quelque chose, peut-être, au rapport subjectif des théoriciens et de la théorie (ou enregistré un changement qui s’y opérait), mais rien changé
fondamentalement au rapport de la politique du parti et de la théorie marxiste (faut-il dire : à l’absence de rapport organique, productif ?). Ce devrait être, me
semble-t-il, l’un des problèmes dont le XXIIIe Congrès doit discuter. Ré léchir à ce problème, c’est sans doute se donner les moyens non seulement de
corriger la déviation stalinienne, mais surtout d’aller au-delà de cette correction — car l’histoire ne se recommence pas — vers des formes d’organisation du
mouvement ouvrier ou du « parti révolutionnaire » qui n’avaient jamais vraiment existé auparavant.

Notes

Professeur de philosophie.

Un camarade avec qui j’en discutais décrivait un jour ce phénomène comme un processus d’ « américanisation » de notre pratique politique et le mettait en rapport
avec le dépérissement progressif des initiatives de la base, notamment l’élaboration des journaux de cellule. Le terme est peut-être approximatif, mais le phénomène
est fondamental et devrait être examiné dans tous ses aspects.

On fait bon marché, me semble-t-il, du mouvement réel que recouvraient (et que recouvrent peut-être encore) ces fameuses « illusions », et qui s’exprimait avant tout
dans la volonté unitaire. On s’épargne ainsi d’examiner pourquoi ce mouvement n’a pas abouti en temps voulu.

En rédigeant cette intervention, je me souviens que Lucien m’avait répondu : « La preuve que cette ligne de démarcation existe, c’est que, après la publication de
Matérialisme et Empiriocriticisme par Lénine, Bogdanov n’a pas pour autant été exclu du parti ! » On imagine mon soulagement rétrospectif.

Dans son information, G. Marchais a annoncé la constitution d’une commission près le C.C. chargée de faire l’analyse des classes sociales en France, aujourd’hui. On
serait tenté de dire : « Enfin ! », si la méthode suivie (commission o ficielle) ne faisait craindre, une fois de plus, qu’il ne s’agisse d’illustrer, par des « faits » et des
« chi fres », des conclusions déjà données. Nous verrons bien.

Mis en ligne sur Cairn.info le 04/10/2016


https://doi.org/10.3917/dec.buci.1979.01.0097

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