Sunteți pe pagina 1din 13

L'abstraction comme condition de l'universel

Jean-Paul DEREMBLE
Université de Lille 3

Le rapport entre l'esthétique et la spiritualité est sans doute


l'une des marques de l'humanité dès qu'elle se pense comme
humanité. Il est admis aujourd'hui que les premières expressions
artistiques sur les parois des cavernes étaient déjà une expression du
sacré par la représentation de formes sublimantes du réel1. Plus
récemment encore les artistes contemporains ont reconnu dans ces
premières expressions l'essence même de l'art 2. Or l'une des marques
de cet art premier est précisément son abstraction 3, sa distance par
rapport au réel en tant que réel et sa tension vers une vision de l'au-
delà de la vie et du mouvement.
Ainsi des plus anciennes expressions artistiques jusqu'aux
plus récentes, un même fil conducteur définit l'art dans son essence
même : l'abstraction. Par delà les époques, les mutations, il y a une
constante qui sous-tend les variations et s'impose comme la clé du
processus de la représentation : donner à voir autre chose que ce
qu'on voit déjà, doubler la présence par une autre présence différente
1
Même si le débat entre Henri Breuil et André Leroi-Gourhan a semblé les
opposer, la structuration religieuse des premières peintures est admis comme une
base solide d'interprétation (cf. BREUIL Henri, Quatre cents siècles d’art
pariétal, Centre d'Études et de Documentation préhistoriques, 1952. LEROI-
GOURHAN André, Les religions de la préhistoire, Paris PUF 1964).
2
BATAILLE Georges, La Peinture préhistorique, Lascaux ou la naissance de
l'art, Paris, 1955 (réed. Skira 1994).
3
Certes le mot abstraction n'apparaît que tardivement dans l'histoire de l'art, sans
doute dans un essai de WORRINGER Wilhelm en 1907, Abstraktion und
Einfühlung, récemment traduit par Emmanuel Martineau et édité par Dora
Vallier, Abstraction et “Einfühlung”, contribution à la psychologie du style,
Klincksieck en 1978, rééd. 2003. Kandinsky connait Worringer et lui emprunte
le mot ; il donnera à ce mot la fortune qu'on lui connait dans une aquarelle de
1910. Worringer précisément a eu le mérite de circonscrire la prétention de l'art
classique à se définir comme la norme de l'art et a finalement montré que la
figuration elle-même, à partir du moment où elle n'existait que par la
représentation, relevait aussi d'un travail d'abstraction, c'est à dire de
différenciation par rapport au réel.

1
de la première dans ses dimensions, sa nature, ses proportions.
Il revient à Kandinsky de raviver ce lien intime entre l'art et
le spirituel et d'inaugurer par son livre fondateur Du spirituel dans
l'art et dans la peinture en particulier4 l'art abstrait contemporain.
Kandinsky n'invente rien, puisque sa pensée est fondamentalement
néoplatonicienne5, mais à la suite d'une tradition d'artistes depuis
l'époque byzantine, en passant par l'art médiéval, la Renaissance en
particulier, il réactualise, en fonction d'une expérience profondément
personnelle et universelle, les définitions de l'art telles que Plotin les
avaient brillamment formulées dès le 3ème siècle6.
Sans prendre la précaution de préciser ici la complexité du
vocabulaire de la sphère du sacré (religieux, spirituel, chrétien,
ecclésial, etc.) ni celle de l'abstraction (non-figuratif, formel,
incorporel, conceptuel...), je voudrais montrer en quoi l'abstraction
est un gage de l'universel7, non pas comme un fusion syncrétique
facile de tout ce qui existe, mais comme l'exigence d'un dépassement
des formes positives de la réalité vers ce fameux niveau du
“spirituel“, autrement dit montrer comment une démarche esthétique
aboutie par et dans l'abstraction est un moyen d'atteindre une
spiritualité véritable qui soit l'expression du divin. Et réciproquement
comment une spiritualité authentique, désireuse d’universalité 8,
4
KANDINSKY Vassili, Du Spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier,
terminé en 1910, Über das Geistige in der Kunst, Munich 1911 (daté 1912),
version française en 1949, nouvelle édition de Philippe Sers, traduit de
l'allemand par N. Debrand, traduit du russe par B. du Crest, Paris Denoël, 1989.
5
Kandinsky a connu indirectement les philosophies néoplatoniciennes par le bais
des mouvements spiritualistes et ésotériques allemands de la fin du 19ème siècle,
cf. Les traces du sacré, catalogue de l’exposition de Beaubourg (commissaire
Jean de Loisy), 7 mai-11 août 2008, Paris, 2008 ; cf. Alain Besançon, L'image
interdite, Paris 1994.
6
DEREMBLE Jean-Paul, «Penser l'articulation des contraires avec Plotin, une clé
de l'église médiévale entre terre et ciel », à paraître in Actes du colloque
Matérialité et immatérialité de l'église au Moyen Âge, Bucarest, Octobre 2010.
7
Les travaux de IONITA Codrina-Laura sont précieux de ce point de vue,
en particulier : « L’au-delà du visible ou l’abstraction dans l’art », Studia
Universitatis Babes-Bolyai, Philosophia, 1/2010, p. 107-124 (Université de Cluj,
Roumanie), et aussi : « Spontanéité et hasard. J. Pollock ou l’intégration dans
l’harmonie universelle », Agathos, An International Review of the Humanities
and Social Sciences, 2/2011 (Université G. Enescu, Iasi, Roumanie.
8
Dans un écrit inédit de 1904, Définition de la couleur, Kandinsky écrivait : « Si

2
trouve son expression la plus parfaite dans le travail d'abstraction 9.

Cheminement.
A la lecture de Kandinsky il est possible de préciser les
conditions d'un travail d'abstraction, même si la formalisation du
peintre russe demeure parfois elliptique10, et d'établir les fondements
plotiniens cachés de la pensée de l'abstraction.

a. Il ne s'agit pas tant de l'œuvre que de l'acte de créer.


L'œuvre d'art n'est plus considérée comme le chef d'œuvre
sacro-saint, intouchable, sanctuarisé, mais l'œuvre est approchée
dans son acte même de production. C'est déjà un premier
renversement qui met tout le monde sur un pied d'égalité, il n'y a plus
des artistes d’un côté et les autres incapables de créer par ailleurs.
L'art est saisi dans son moment de production et non plus comme un
produit achevé, généralement muséifié, résultat d'une sélection
distinguant les œuvres les unes des autres selon des critères étrangers
à ceux de l'artiste dans son atelier. Il n'est plus question de noter un
apprenti artiste en fonction d'une excellence établie de façon
extérieure à ce qu'il est et ressent. « C’est à ce point de vue intérieur
qu’il faut se placer, et exclusivement à ce point de vue, pour
répondre à la question de savoir si l’œuvre est bonne ou mauvaise. Si
elle est “mauvaise” dans la forme ou trop faible, c’est que cette
forme est mauvaise ou trop faible pour provoquer dans l’âme des
vibrations d’une résonance pure. De même une image n’est pas “bien
peinte”, si les valeurs (les inévitables valeurs des Français) sont
convenablement choisies ou si elle est répartie d’une manière quasi

la destinée m'accorde assez de temps, je découvrirai un nouveau langage


international qui existera pour l'éternité et qui s'enrichira continuellement. Et l'on
ne l'appellera pas espéranto. Son nom sera peinture. Un mot ancien qui a été
utilisé à tort. »
9
SAINT-MARTIN Isabelle, « Du spirituel dans l’art du XXe siècle », Archives de
sciences sociales des religions [En ligne], 144 | octobre-décembre 2008.
10
HENRY Michel, Voir l’invisible, sur Kandinsky, Bourin-Julliard, 1988, PUF,
collection "Quadrige", 2005, 2010. Voir aussi HERMANN Brigitte, Kandinsky,
sa vie, Paris, Hazan, 2009. SEMMER Laure-Caroline, Kandinsky au Centre
Pompidou, Paris 2009, (catalogue de l'exposition au Centre Pompidou du 8 avril
au 10 août 2009).

3
scientifique entre le chaud et le froid mais, au contraire, est bien
peinte l’image qui intérieurement vit totalement. Et de même n’est
un “bon dessin” que celui auquel rien ne peut être changé sans que
cette vie intérieure soit détruite, sans qu’il y ait lieu de considérer le
dessin en contradiction avec l’anatomie, la botanique ou toute autre
science »11.
La perte des normes artificieuses peut troubler un système
régi par l'obsession du classement et donc d'un ensemble de valeurs
académiques le plus souvent pour la conservation d'un ordre établi.
Ainsi l'art est d'abord une aventure 12, une exposition à l'inconnu, une
ouverture à des possibles que l'artiste lui-même ne connait pas avant
de commencer à créer. « Toute œuvre d'art devrait toujours nous
apprendre que nous n'avions pas vu ce que nous voyons »13 . « Quant
à l'histoire des œuvres en tout cas, si elles sont grandes, le sens qu'on
leur donne après coup est issu d'elles. C'est l'œuvre elle-même qui a
ouvert le champ d'où elle apparaît dans un autre jour, c'est elle qui se
métamorphose et devient la suite... »14. L'art ne se réduit pas à une
œuvre “finie”, mais se définit par “l'infini”15 d'un mouvement intuitif
et créatif16. « C'est l'intuition seule qui permet de reconnaître ceux
qui seront les guides spirituels dans le royaume de l'avenir. Le talent
de l'artiste a frayé ce chemin »17.

b. Le primat de l'expérience intérieure sur les réalités extérieures.


C'est évidemment la conséquence de la première proposition.
11
Du spirituel dans l'art.
12
SARTRE Jean-Paul, L'imaginaire, Paris PUF 1971, p. 162 : « l'image est un acte
et non une chose ».
13
Paul Valéry, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci , 1895, in La
nouvelle revue, n° 95, p. 742-770 ; Oeuvres, tome 1, Pléiade, Paris 1957.
14
Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l'esprit, Paris Gallimard 1960, in folio Essai, p.
62.
15
Du Spirituel dans l'art, 1ère partie. Kandinsky parle de la structure finie de
l'harmonie classique qu'il oppose au langage dissonant de Schönberg.
16
Il y aurait bien des parallèles à établir avec la pensée de Bergson qui à la même
époque développe des thèses identiques devant un public d'artistes émerveillés
par une pensée qui les autorise à créer et non plus à reproduire, cf. Dominique
Combe, La Gloire de Bergson, Université de la Sorbonne nouvelle, Études, tome
401, p. 343-354.
17
Du spirituel dans l'art.

4
Est beau ce qui procède d'une nécessité intérieure de l'âme, “est beau
ce qui est beau intérieurement” 18. La tyrannie du modèle extérieur est
dénoncée comme la cause d'un travail factice et stérile. Enfin la
source de l'art est révélée, comme Plotin l'avait montré, par une réelle
disposition de l'être intérieur à la vérité d'une inspiration venue, elle,
d'ailleurs. Pour peindre, pour créer, l'artiste doit se concentrer, se
convertir en profondeur pour capter en lui-même les traces d'un
Esprit supérieur. Ainsi l'art, qui procède intérieurement et la nature,
qui s'impose extérieurement sont “deux domaines entièrement
indépendants”19. Voilà l'occasion pour Kandinsky d'en finir
officiellement avec la funeste théorie de l'imitation. Le modèle n'est
ni la nature, ni dans la nature. Si c'était le cas, il n'y aurait plus d'art,
mais seulement des copies mensongères d'un réel qui en lui-même ne
montre rien d'autre que ce qu'il montre déjà. De même que
Kandinsky établit une distinction féconde entre l'œuvre et le
processus de sa création, il faut aussi marquer la différence entre
l'artiste et l'art. C'est l'art qui fait l'artiste et pas le contraire.
En donnant une forme à la matière, l'artiste se fait
l'interprète d'une force supérieure et intérieure qui le traverse :
« C'était dans la pensée de l'artiste que cette forme existait avant de
passer dans le marbre, et elle existait en lui, non parce qu'il avait des
yeux et des mains, mais parce qu'il participait à l'art. C'est donc dans
l'Art qu'existait cette beauté supérieure »20. Plotin résume
magistralement l'axiome qui définit l'art et l'activité de l'artiste dans
le paradoxe de Phidias, « Phidias semble avoir représenté Jupiter
sans jeter nul regard sur les choses sensibles, en le concevant tel qu'il
nous apparaîtrait s'il se révélait jamais à nos yeux »21.
On retrouve une disposition identique de l'artiste à
l'inspiration divine chez le peintre d'icône, qui prie avant de peindre
pour devenir l'instrument de la pure vision spirituelle. Les
accointances entre les écrits de Kandinsky et ceux de Jean
Damascène sont nombreux et s'expliquent par la référence à la même
tradition orientale et russe des icônes très prégante dans le milieu où
18
Du spirituel dans l'art.
19
Regards en arrière, 1913, ici cité dans la traduction de Jean-Paul Bouillon,
Paris, Hermann, 1974.
20
PLOTIN, Ennéades 5, livre 8, “De la beauté intelligible“.
21
Idem.

5
évolue les Avant-gardes russes, explicite chez Malévitch qui est
d'abord professeur d'icônes.
«Comment faire une image de l'Invisible ? Comment représenter les
traits de ce qui n'est à nul autre pareil ? Comment représenter ce qui
n'a ni quantité, ni grandeur, ni limites ? Si tu as compris que
l'Incorporel s'est fait homme pour toi, alors c'est évident, tu peux
exécuter son image humaine. Puisque l'Invisible est devenu visible
en prenant chair, tu peux exécuter l'image de celui qu'on a vu.
Puisqu'il s'est réduit à la quantité et à la qualité et s'est revêtu des
traits humains, grave donc sur le bois et présente à la contemplation
celui qui a voulu devenir visible »22.
A vrai dire, même dans l'art classique l'imitation de la nature
n'a jamais fonctionné comme telle, toujours l'art est supérieur à ce
qu'on voit à l'extérieur de soi, toujours l'art procède de cette nécessité
intérieure à laisser s'exprimer l'Esprit d'inspiration qui transcende
l'ordre de la nature. « Rares sont aujourd'hui les artistes qui peuvent
se contenter de formes purement abstraites. Elles sont trop vagues
pour le peintre qui refuse de s'en tenir à l'imprécis. Il redoute par
ailleurs de se priver de quelques possibilités, d'exclure ce qu'il y a de
purement humain en lui et d'appauvrir par là ses moyens
d'expression. Mais en même temps, la forme abstraite est ressentie
comme une forme nette, précise, bien définie, employée à l'exclusion
de toute autre. L'apparente pauvreté se change en enrichissement
intérieur »23. Déjà la musique explore spontanément cette voie non
figurative, mais ce que l'on admet pour l'oreille l'est plus
difficilement pour l'oeil davantage dépendant d'une représentation du
monde extérieur, sans doute par peur de ne pas retrouver une réalité
déjà connue, par besoin narcissique de se voir soi-même : “Miroir, oh
mon beau miroir, dis-moi que je suis le plus beau “. Kandinsky,
professeur au Bauhaus, invitera ses élèves « à observer précisément
et à représenter non pas les apparences extérieures d'un objet, mais
ses éléments constructifs, ses lois de tensions internes »24. « Il faut
que l'on comprenne enfin que la forme n'est pour moi qu'un moyen
d'atteindre le but et que si je m'occupe, en théorie aussi, avec tant de

22
Saint Jean Damascène, Traité sur les images, Migne PG 94, col 1239.
23
Du spirituel dans l'art.
24
Point, ligne, surface (Punkt und Linie zu Fläche), publié en 1926.

6
minutie et si abondamment de la forme, c'est que je veux pénétrer à
l'intérieur de la forme »25.
« Mais jusqu'ici, quand je peins des choses aussi sérieuses, tout en
moi se tend au maximum. J’ai besoin ici d’un très grand élan
intérieur : le caractère, la dimension, et le lieu de chacune de ces
formes austères se définit chaque fois d’après une “dictée intérieure”,
une sorte de “voyance”. Et moi, j’ai l’impression qu’un tel élan n’est
pas seulement nécessaire, mais aussi impossible dans le cas où les
formes sont figées »26.

c. Le renversement du rapport sujet/objet.


Là encore la position de Kandinsky oblige à un renversement
radical de l'ontologie classique qui veut que le sujet commande
l'objet. L'artiste ne commande rien, sa volonté est inopérante, sa
conscience soumise à l'inconscience. Le véritable sujet est l'œuvre
intérieure (“l'art” dirait Plotin), qui parvient par un travail de
formalisation à la surface de la visibilité. « Le peintre n'a-t-il pas le
droit d'aller plus loin et d'abandonner la nature et l'objet »27.
Conformément à l'abandon d'une extériorité dominante, la seule
force qui vient de l'intérieur constitue le sujet dans la mesure où
celui-ci s'abandonne à l'objet même de l'art : la beauté transcendante.
Le sujet est perçu dans une passivité créatrice, il est vu plus qu'il ne
voit, et c'est parce qu'il est vu qu'il devient voyant de la vision.
« C’est d’une manière mystérieuse, énigmatique, mystique, que
l’œuvre d’art véritable naît “de l’artiste”. Détachée de lui, elle prend
une vie autonome, devient une personnalité, un sujet indépendant,
animé d’un souffle spirituel, qui mène également une vie matérielle
réelle – un être »28
Kandinsky renoue ainsi avec la vieille tradition de la
perspective renversée que la Renaissance prétend remettre à
l'endroit. Quand les premières générations de chrétiens héritent de
l'art antique, ils lui imposent un renversement de perspective, ce que
Plotin à la même époque théorise en donnant à l'Art la place
25
Du spirituel dans l'art.
26
Lettre de Kandinsky à Kojève, le 11 octobre 1931. Cf. le tableau d'Alberola dans
l'exposition Les traces du sacré, intitulé : « La sortie est à l'intérieur ».
27
Du spirituel dans l'art.
28
Du spirituel dans l'art.

7
dominante, celle de l’origine de la vision. Alors l'image donne à voir
et constitue le sujet en tant que sujet voyant parce que vu. Mais le
sujet n'est plus à l'origine de la vision comme le spectateur devant un
tableau envisagé comme ce qu'il voit, avec des lignes de fuite qui
mettent l'horizon à distance. Au contraire ce qui est loin se
rapproche, la divinité se donne à voir dans la mesure où l'homme est
touché par la grâce de la vision. Et surtout l'invisible perce les voiles
du visible en se manifestant au premier plan sans arrière-pensée, tout
se donne à voir sans réserve, sans ombre, loin des simulacres en trois
dimensions qui cachent plus qu'ils ne montrent. La mise à plat dans
un univers en deux dimensions, et même en une seule dimension
dans un espace d'apesanteur et d'absences de limites, devient la
marque d'un art nouveau qui s'affranchit des repères traditionnels de
la représentation.
Cette apparente passivité du voyant recèle la clef de la vraie
vision, celle d'une coïncidence entre l'objet à voir et le sujet voyant
au point qu'il soit impossible de séparer l'un et l'autre. Dans un
texte/testament de Michel de Certeau, le dernier avant sa mort 29, on
lit exactement : « la vision correspond avec l'évanouissement des
choses vues […]. Nous supposons, nous, que la vue s'améliore en
conquérant les objets. Pour eux (les vieux auteurs) elle se parfait en
les perdant […]. Voilà ce que serait l'éblouissement de la fin : une
absorption des objets et des sujets dans l'acte de voir […] ».
Ce moment de coïncidence entre la vue, la vision et la chose
vue, qui est la fin ultime de la quête du sens, trouve sa manifestation
dans l'acte de peindre ou de laisser l'Art agir en soi pour révéler un
peu de cette terrible beauté dont le mortel ne soupçonne vraiment
l'existence qu'au moment de sa mort. Car il faut mourir à soi-même
pour créer30, laisser les formes, les lignes et les couleurs advenir
comme les messagères de l'autre monde, invisible tant que le sujet
29
De CERTEAU Michel, “Extase blanche“, in La faiblesse de croire, Paris Seuil,
1987.
30
BLANCHOT Maurice, L'espace littéraire, Paris Gallimard, 1995, p. 31-32 :
« Est-ce que le langage lui-même ne devient pas, dans la littérature, tout entier
image, non pas un langage qui contiendrait des images ou qui mettrait la réalité
en figures, mais qui serait sa propre image, image de langage – et non pas un
langage imagé -, ou encore langage imaginaire, langage que personne ne parle,
c'est-à-dire qui se parle à partir de sa propre absence, comme l'image apparaît
sur l'absence de la chose (...)

8
dresse le rempart de ses prérogatives à vivre sans mourir. D'où ces
suites d'improvisations qui n'ont pas d'autres titres, pas d'autres
objets, que des numéros, tant ce qui est montré provient de
l'indicible, bien au-delà des formulations conscientes. Comme dans
une improvisation musicale, le peintre se laisse faire par une force
intérieure qui fait venir en lui les linéaments d'une vision, dans une
ambiance chaotique, comme lors d'un premier jour, quand du tohu-
bohu originel surgit, par la seule parole divine, une création nouvelle.
« Chaque œuvre nait, du point de vue technique, exactement comme
naquit le cosmos... Pas de catastrophes, qui, à partir des grondements
chaotiques des instruments, ne finissent par faire une symphonie
qu'on nomme musique des sphères. La création d'une œuvre, c'est la
création du monde »31.

d. La préférence pour la voie négative.


Dans cet extraordinaire face à face entre le voyant et la
vision, l'artiste, saisi par l'acte même de peindre, découvre alors la
puissance d'une avancée par la négation. A l'opposé des positivismes
triomphants qui affirment ce qu'ils croient démontrer et posséder,
l'artiste s'efface devant ce qu'il découvre comme celui qui pour
inaugurer l'ère d'un nouveau monde, lève les coins du voile. Tout ce
qui est dit jusqu'ici repose sur un postulat qu'il y a plus à voir et à
connaître par la négation que par l'affirmation. C'est la voie des
anciens dont parle de Certeau, celle d'une théologie négative, pétrie
de la force des paradoxes et des antinomies, ces contraires qui
semblent s'annihiler, mais qui produisent en leur point de contact une
lumière inédite, inouïe. Le passage par ce point de mort en particulier
libère les réalités de leurs apparences trompeuses et les donne à voir
enfin dans leur vérité et leur universalité. Les néo-platoniciens de
toutes les générations exploreront ces voies mystérieuses de la nuit,
de l'ombre et des ténèbres pour faire surgir une lumière encore plus
vive que la lumière naturelle, incapable de résister à la négativité de
ce qui n'est pas encore. La défiguration est nécessaire pour
qu'apparaisse enfin une figure vraie, celle qui est transfigurée par le
processus artistique.
Il faut alors se réjouir de voir apparaître des formes qui ne

31
Regards sur le passé, p. 116.

9
ressemblent à rien de connu, elles sont les prémices de la vision pure.
La dissemblance avec le réel devient l'un des critères de la
manifestation de l'art. Il n'y pas d'art qui n'obéisse à ce principe de la
différence. Si l'artiste ne faisait qu'imiter et reproduire ce qui existe
déjà, il n'y aurait pas d'art. Denys l'Aréopagite avait déjà marqué sa
préférence pour les formes dissemblables plus aptes selon lui à
traduire l'inexprimable, l'indicible, la transcendante beauté divine 32.
Mais que de résistances pour se laisser emporter par ces figures sans
nom, sans ressemblance, sans consistance, désincarnées !!
Ce que les mystiques avaient déjà pratiqué, les artistes
contemporains dans leur grande majorité à la suite de Kandinsky, le
pratiquent en de patientes expériences minimalistes, où la
soustraction prévaut sur l'addition, où le signe du moins devient la
concrétisation d'une ouverture à l'absolu. Des signes, qui dans leur
pauvreté sont plus que des signes, mais bien les traces d'une écriture
sacrée. « La nouvelle esthétique ne peut naître que lorsque les signes
deviennent des symboles »33.
Dans certaines de ses œuvres, si proches de la calligraphie
chinoise34, Kandinsky se limite à la maigre expression de quelques
lignes autour d'un point, comme dans un dialogue absolu du tout et
du rien. « Le point est la forme interne la plus réduite, il est tourné
vers lui-même. Il reste en place, sans aucune tendance à bouger, ni
32
DENYS l'Aréopagite, Les Hiérarchies célestes, chap. 3 : « Les Écritures, par
conséquent, rendent hommage aux dispositions célestes et ne les déshonorent
aucunement lorsque, dans leurs saintes descriptions, ils les représentent sous des
figures sans ressemblance, montrant ainsi qu’elles échappent, de façon supra -
mondaine, à tout ce qui est matériel; que d’ailleurs les images déraisonnables
élèvent mieux notre esprit que celles qu’on forge à la ressemblance de leur objet,
je ne crois pas qu’aucun homme sensé en disconvienne, car il est naturel que les
figurations plus élevées aillent jusqu’à tromper certains, en leur faisant croire
que les essences célestes seraient des figures d’or et des hommes luminescents et
fulgurants, magnifiquement drapés dans un radieux vêtement, rayonnant un feu
qui ne leur cause aucun dommage, et toutes les autres belles images du même
type dont a usé la Parole de Dieu pour représenter les esprits célestes. »
33
Du spirituel dans l'art.
34
« Il faut savoir qu'imprégner le papier d'une seul goutte d'encre n'est pas une
mince affaire : il faut que le cœur se fasse immense et vide, sans contenir un seul
objet » LI RIHUA, Zi Tao Xuan zasang leiban, 1565-1635. Et encore « Le cœur
doit être absolument vide, sans l'ombre d'une poussière, et le paysage surgira du
plus intime » LI RIHUA, Dong Zhuang Lun Hua Congkan.

10
horizontalement, ni verticalement, ni en avant, ni en arrière ». Tandis
que « la ligne est le temps qui se matérialise en espace, elle est le
tracé du point en mouvement »35. Chez Malevitch, un tel corps à
corps entre l'infini et le fini prendra des formes extrêmes de la lutte
du noir et du blanc, avec cette victoire finale du blanc, de l'extase
blanche (le carré blanc sur fond blanc) que seuls les mystiques
peuvent comprendre lors d'un aveuglement/dévoilement final.

e. La prédominance d'un contexte tragique.


Comment ne pas relier ce mouvement régénérant de l'art en
ce début du 20ème siècle et le contexte particulièrement troublé des
guerres et des révolutions ? C'est comme s'il était impossible de
continuer à vivre sur l'idée d'un progrès constant et paisible. L'idée
même de l'homme triomphant est devenue inconcevable. La tragédie
humaine atteint des paroxysmes et seule la puissance de l'art peut
faire resurgir des ruines d'un monde englouti par les rêves de
puissances positivistes, une vie nouvelle, non plus calquée sur
l'ancienne, mais affranchie de ses mensonges et de ses apparences.
Les forces négatives à vrai dire sont là, dans le temps de l’histoire, et
elles libèrent les forces de la création vraie qui par leur surgissement
inattendu dévoilent un monde de spiritualité pure. Comment faire
l'économie de la mort pour créer ? C'est toujours la même question,
mais souvent les réponses ne sont pas toujours aussi lumineuses
qu'en ce début de siècle qui verra deux guerres anéantir les cultures
les plus évoluées de la terre.
C'est chaque fois le miracle de l'art. Tandis que les incendies
dévastateurs exposent l'humanité à son apocalypse, l'enfant apparaît,
Enfant rieur36, au terme d'une longue vie enfantée alors que les
premiers tableaux abstraits voyaient le jour. On dit souvent par défi
ironique que les enfants pourraient faire de tels tableaux ; c'est vrai
car il s'agit bien de délivrer l'esprit d'enfantement de l'œuvre par delà
les miasmes de la non-vie. L'enfant est cette œuvre abstraite,
promesse d'une création donnée dans la contemplation du Tout Autre.
« Toute œuvre d’art est l’enfant de son temps et, bien souvent, la
35
Du spirituel dans l'art.
36
BAUCHAU Henry, L'enfant rieur, Paris 201. Quelle étonnante démonstration de
la force de l'art soumise à l'épreuve des guerres et des tragédies de l'histoire,
mais toujours vive !

11
mère de nos sentiments. Ainsi de chaque ère culturelle naît un art qui
lui est propre et qui ne saurait être répété. Tenter de faire revivre des
principes d’art anciens ne peut, tout au plus, conduire qu’à la
production d’œuvres mort-nées » ; et encore « Nous avons dit plus
haut que l’art est enfant de son temps. Un tel art ne saurait rendre que
ce qui, dans l’atmosphère du moment, est clairement accompli. Cet
art, qui ne renferme en soi-même aucun potentiel d’avenir et n’est
ainsi que l’enfant de son époque, n’engendrera jamais le futur : c’est
un art castré. Il est de courte durée et meurt moralement lorsque
l’atmosphère qui l’a créé vient à changer. L’autre art, susceptible
d’autres développement, prend également racine dans son époque
spirituelle, mais n’en est pas seulement le miroir et l’écho ; bien au
contraire, il possède une force d’éveil prophétique qui peut avoir une
profonde influence »37.

Quand dans la dernière période de sa vie, Kandinsky épure


encore son style dans des monochromes hallucinants, il intitule ses
tableaux Compositions. Ce sont de vastes ensembles célestes où la
liberté envahit tout l'espace, comme transcendé par une lumière
venue du seul tableau. Kandinsky les vit comme une prière : « Ce
mot (composition) agissait en moi comme une prière. Il me
remplissait de vénération38 ». Car voilà le fruit de l'abstraction : la
perception de l'unité spirituelle, la conscience d'une unification
universalisante par delà les contingences historiques, les
cloisonnements humains, les limites de tous ordres. Libérée des
contraintes, l'œuvre délivre une liberté d'un type nouveau née de la
contemplation d'une essentialité invisible pour ceux qui n'ont pas fait
tout le chemin, inaccessible pour celui qui ne s'est pas détaché des
entraves du réel.
« Ainsi, ces sensations de couleur sur la palette se convertirent-elles
en expériences spirituelles. Ces expériences servirent ensuite de
point de départ aux idées dont je pris conscience voici dix ou douze
ans. Je transcrivis des expériences isolées qui, comme je le remarquai
37
Du spirituel dans l'art.
38
Regards sur le passé.

12
plus tard, avaient entre elles un rapport organique. J’avais le
sentiment de plus en plus fort, de plus en plus clair, que dans l’art les
choses ne dépendent pas du « formel » mais d’un désir intérieur (=
contenu) qui délimite le domaine du formel. Ce fut un grand pas en
avant -  à ma grande honte il m’a fallu longtemps pour le faire – que
de résoudre entièrement la problème de l’art sur la base de la
nécessité intérieure qui était à même de renverser à chaque instant
l’ensemble des règles et des frontières connues »39.

39
Du spirituel dans l’art avec les ajouts de la version de 1918.

13

S-ar putea să vă placă și