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Résumé: La psychanalyse a des implications sociétales. Autrement dit, elle a une certaine responsabilité historique dans
l’évolution des sociétés dans lesquelles elle s’est développée. Elle est elle-même influencée par les sociétés et les cadres
politiques dans lesquels elle se déploie. La théorie psychanalytique peut s’emparer de cette influence réciproque, d’une part
pour la penser, d’autre part pour en tirer des enseignements pour sa propre politique, mais cela ne saurait se faire
aujourd’hui dans un isolement théorique ou pratique, notamment vis-à-vis des sciences sociales ou des innovations
sociales.
Mots-clés: psychanalyse, inconscient, société, politique, Histoire, sciences sociales, Sigmund Freud.
Contact : redaction@sens-public.org
Éléments de débat sur la politique de la
psychanalyse.
Lise Demailly
L
a psychanalyse est politique, non pas dans son intention, certes, mais dans ses impacts
sociétaux, car elle développe une certaine norme du rapport à soi. Elle a une responsabilité
historique dans l’évolution des sociétés dans lesquelles elle s’est développée. Ces impacts
sociétaux sont pour l’essentiel involontaires, imprévisibles1 et repérables uniquement dans l’après-coup. Il
peut s’agir aussi d’interventions délibérées. On peut alors entendre par « politique de la psychanalyse » la
façon dont les pratiques et les écrits des psychanalystes constituent une intervention volontaire dans le
champ social pour influencer les formes du vivre ensemble, les normes et usages privés ou publics.
Je présente ici quelques remarques sur les rapports qu’entretiennent la psychanalyse et le politique, les
difficultés, embarras, résistances qui s’y manifestent et auxquels font échos nombre de colloques et
publications2. Ce texte s’ancre dans plusieurs pratiques, celle de chercheure en sociologie, engagée dans
plusieurs recherches sur le champ de la santé mentale, celle de citoyenne et celle de sujet concerné par la
psychanalyse. Cette posture est inconfortable, risquée, tout à fait illégitime par rapport aux normes de
l’institution universitaire (qui réprouve le mélange des « disciplines ») et d’une grande partie de la réflexion
analytique (qui récuse le positionnement épistémologique des sciences sociales). Je serai amenée en cours
de texte à préciser la manière dont, à mon avis, la pluridisciplinarité peut nourrir la pensée.
1
Ils passent aussi bien par des influences directes sur la culture, les législations, les mœurs, que par des
refoulements et des fantasmes et, enfin, des manipulations.
2
Cf. Jean-Marie Sauret, Psychanalyse et politique, Toulouse, PUM, 2000, 205 p. ; Jacques-Alain Miller, Lacan
et la politique, Cités, Paris, Presses universitaires de France, 2003, 192 p. ; Claude Lévesque et René Major,
« Politique et psychanalyse », Spirale, n° 226, 2009, p. 18-24 ; Franck Chaumon, « Sujet de l'inconscient,
subjectivité politique », Essaim 1/2009 n° 22, p. 7-22 ; Sophie Aouillé, Pierre Bruno, Franck Chaumont, Guy
Lerès, Michel Plon et Erik Porge, Manifeste pour la psychanalyse, Paris, Éditions La Fabrique, 2010, 158 p.
3
Dyslexie, dyscalculie, etc.
des évaluations standardisées aux consultations psychanalytiques et pour que l’accès au métier relève d’un
processus de qualification classique. Face à ces mises en cause de l’autonomie ou de l’autorité4 des
psychanalystes, telles qu’elles s’étaient jusque-là construites, la communauté psychanalytique a été amenée
à se défendre et à préciser une politique interne et externe en redéfinissant sa spécificité.
Agir politiquement, pour la communauté psychanalytique française, que ce soit dans le cadre de la
politique de la psychanalyse, de celle de la psychiatrie ou de la politique en général, ne va pas sans malaise,
ni divisions. On peut constater que les psychanalystes ou leurs soutiens et amis engagent, dans leurs lieux de
travail ou dans l’espace public, des stratégies dispersées, inégalement efficaces, parfois sectaires et
maladroites.
Certaines choses sont beaucoup plus insidieuses que ce que le politique « fait » à la psychanalyse. Il
retourne contre elle certains de ses effets culturels et l’induit à coopérer de fait avec les mutations sociétales
et le gouvernement des subjectivités conformes au mode de production capitaliste actuel : psychologisation
du social, encouragement au narcissisme et à la concurrence de tous contre tous et absence de souci pour le
bien commun, dépolitisation. Cette thèse a explicitement été soutenue par des auteurs comme Foucault5 et
Castel6, qui ont reproché à la psychanalyse son familialisme, le fait que la parole dans la cure se centre sur
l’histoire familiale ou les problèmes affectifs et sexuels individuels, et que la cure contribue à dépolitiser le
regard du sujet sur le monde.
Corrélativement, il est exact que la citoyenneté n’est pas thématisée par Freud. La fin de la cure c’est,
écrit-il, modifier les potentialités du sujet en matière d’amour et de travail7. Le troisième terme du triptyque
de l’école républicaine, le citoyen (« former l’homme, le travailleur, le citoyen ») est absent. Cette absence
est à interroger.
Ces remarques suggèrent que la psychologisation et le retrait sur des préoccupations essentiellement
individuelles ne seraient pas qu’un phénomène extérieur dont la psychanalyse subirait le contrecoup, mais
que celle-ci aurait eu, par rapport à celui-ci, à un moment donné et peut-être à son insu, un certain manque
de vigilance.
publiques, ils interviennent donc dans le champ politique « comme psychanalystes experts ». Certains
estiment que certaines positions politiques peuvent se « déduire » de la pratique analytique (par exemple,
que l’hospitalité envers les étrangers serait impliquée par la position d’analyste, ou le soutien aux
mouvements révolutionnaires démocratiques) et qu’ils peuvent donc prendre la parole, en tant
« qu’analystes » (ou qu’« analysants ») sur les événements du monde (par exemple, Cooren 2015,
Castoriadis 2011), ou encore que certaines positions morales (et donc politiques), peuvent se « déduire » de
la théorie analytique. D’autres, à l’inverse, estiment qu’aucune morale, sagesse ou orientation politique ne
peuvent s’en déduire8.
Le contenu des engagements est lui aussi divers. Dans l’Histoire mondiale de la psychanalyse, on voit
bien qu’il n’y a pas d’accord entre analystes, ni sur les orientations des interventions légitimes au titre de la
psychanalyse dans l’espace public, ni sur leur énonciation et leur forme. La politique fait embarras.
En principe, la psychanalyse n’est pas une vision du monde, mais plusieurs positions possibles se lisent
dans la conception de la dimension politique implicite de la fin de la cure et finalement, dans l’articulation
entre les positions politiques des analystes et leur version de la psychanalyse. On en identifiera trois :
1) Le refus de faire de la psychanalyse une sagesse, de l’éthiciser ou de la politiser et éviter qu’elle ne
soit porteuse de dépolitisation. Faire que les questions citoyennes puissent y être accueillies, ne veut pas dire
que la psychanalyse aurait une conception politique du monde à défendre. Elle ne peut argumenter des
positions politiques, ni prendre part à la question centrale de la philosophie politique : comment une société
peut-elle être bien gouvernée ?
2) L’assomption de dimensions éthiques et/ou morales (au sens de choix de mœurs) de la cure. Celle-ci
peut se faire sous diverses formes, dont certaines dimensions « conservatrices » ont pu donner lieu à
controverses (Zizek9, Perreau10, Dumoulin11).
3) L’affirmation d’un lien logique, « naturel » (Cooren 201512), d’une « solidarité intime », ou d’une
continuité entre le projet et l’expérience de l’émancipation individuelle et l’engagement pour l’émancipation
collective : démocratie, égalité, construction du commun, délibération, réflexivité, créativité institutionnelle
(Castoriadis, Cooren, Zaltzman). Pour le dire en un mot, la cure menée à son terme rendrait le sujet
démocrate.
8
La trajectoire de vie de nombre de psychanalystes démontre une configuration d’engagement politique
antérieure, ou extérieure, à la psychanalyse.
9
Slavoj Zizek, L’inconscient, c’est la politique, Conférence à l’Université de Leeds le 23 mars 2011,
http://www.lacanquotidien.fr/blog/2011/08/zizek-linconscient-cest-la-politique/
10
Bruno Perreau, « Faut-il brûler Legendre ? La fable du péril symbolique et de la police familiale »,
Vacarme 25, 2003.
11
Christian Demoulin, Se passer du père ?, Collection Humus, Toulouse, Éditions Érès, 2009, 224 p.
12
Cornelius Castoriadis, « La psychanalyse, projet et élucidation », dans Les Carrefours du labyrinthe, Le
Seuil, 1978 ; Jean Cooren, Autre pourrait être le monde, Paris, Hermann, 2015, 166 p.
Bref, l’inconscient (des psychanalystes) comme celui de ses analysants, est politique. Sous les éthiques
des psychanalystes réels, on trouve des choix politiques, conscients ou inconscients, et parfois le fantasme
d’un monde où la psychanalyse permettrait au social d’optimiser son fonctionnement.
Quant à l’impact de la cure sur les idées politiques des analysants, soit leur rapport au politique et à la
citoyenneté, les affirmations opposées, de l’existence ou de l’absence d’incidence, ont toutes deux été
argumentées. On ne trouve d’ailleurs pas dans les textes psychanalytiques de théorie articulée de l’incidence
de la cure sur la subjectivation politique, mis à part chez Castoriadis qui, comme dit ci-dessus, lie
explicitement émancipation psychique et émancipation politique, émancipation individuelle dans la cure et
émancipation collective dans le monde.
sujets et en quoi ceux-ci contribuent à le créer. Ce volet de l’œuvre freudienne a été exploré et élargi par
plusieurs auteurs13.
Il reste que la psychanalyse présente une limite intrinsèque par rapport à la pensée du politique. C’est
une pensée de l’individu comme étant social, relationnel et divisé par son inconscient (qui est politique), mais
ce n’est pas, à la différence de l’Histoire, l’anthropologie, la sociologie, la géographie, une pensée des
structures sociales, socioéconomiques, démographiques, ni des rapports sociaux. Ce niveau des structures a
une forme de consistance qui échappe, par définition et par paradigme, au point de vue psychanalytique.
Cette consistance spécifique du politique, qui repose à la fois sur des déterminants non individuels
technologiques, économiques, démographiques et sur des effets de compositions non prévus des actions
individuelles, est à prendre en compte pour comprendre les actions, les événements et les mutations
politiques. Pour comprendre, par exemple, les passages à l’acte djihadiste ou la haine raciale, il faut mobiliser
conjointement les ressources théoriques de la psychanalyse et des sciences sociales. Il se peut que les
psychanalystes sous-estiment cette résistance du réel sociopolitique à être pensé dans la théorie
psychanalytique ou à être travaillé dans la cure, et cela ferait aussi partie de leurs propres résistances au
politique. Il se peut aussi qu’ils aient du mal à penser l‘historicité. Or, il y a une histoire du symbolique et
aussi une histoire de ce qui fait traumatisme.
Une autre limite de la théorie psychanalytique du politique, qui pourrait être dépassée si les analystes y
travaillaient, concerne un certain nombre d’impensés. Par exemple, si Freud analyse les phénomènes
d’autorité, d’influence, de violence, de guerre, on peut remarquer que ses travaux ne traitent pas (ou très à
la marge) de la démocratie ou de l’égalité, de leurs pratiques, de leur imaginaire, des processus historiques
de recul, d’avancées ou d’invention de la démocratie. La psychanalyse ne thématise pas non plus la place de
la nature dans la psyché et dans les rapports humains. Ces dimensions importantes de la vie en société et de
la politique constituent des « trous » dans la théorie psychanalytique.
13
Tout particulièrement Zaltzman. Cf. Nathalie Zaltzman, L’esprit du Mal, Paris, Éditions de l’Olivier, 2007,
112 p.
Le maintien du mot de « guérison » dans le champ psychanalytique est audacieux et précieux, à une
époque où les psychiatres du service public y renoncent, au profit du terme de « rétablissement » ou de
« réhabilitation », abandonnant conjointement même le terme de « maladie » pour y substituer le terme
« handicap », glissant en partie sous l’influence d’approches gestionnaires et sous l’influence des associations
de patients, à des conceptions déficitaires de la pathologie, passant à des options uniquement
compensatrices au niveau de la prise en charge. Il parait utile que les psychanalystes décrivent la
« guérison », l’aller mieux spécifique que peut produire la cure, par opposition aux effets des techniques
comportementales.
Il paraît aussi socialement utile que les psychanalystes continuent à défendre la modalité spécifique
d’autonomie professionnelle des psychanalystes français. La psychanalyse française maintient un mode de
professionnalisation basé sur la « performance » (au sens artistique du terme) et la reconnaissance des pairs
et des clients sans régulation administrative spécifique. Un des indices en témoignant est la possibilité, rare
en Europe, de pouvoir exercer en France comme psychanalyste sans être ni médecin, ni psychologue, ni
même « psychothérapeute » et le fait qu’il n’y ait pas d’ordre professionnel à qui l’État aurait délégué la
police interne du groupe. C’est là une possibilité précieuse, symboliquement et politiquement. Cela constitue
une condition organisationnelle favorisante — sans que cela soit une garantie — pour le maintien d’une
psychanalyse laïque, à l’éthique singulariste et non normative, non mise au service de la biopolitique et de la
normalisation des conduites. Il vaudrait politiquement la peine de continuer à la préserver.
Le deuxième principe que je propose aux psychanalystes, s’ils veulent penser le monde contemporain et
poursuivre l’effort théorique freudien, est qu’ils acceptent la double historicité du Symbolique et du Réel
traumatiques, et donc fassent le deuil d’une autonomie absolue de leurs objets de connaissance, autonomie
absolue qui ne saurait être qu’imaginaire.
Un psychanalyste se doit aujourd’hui d’être cultivé en sciences sociales (économie politique, sociologie,
anthropologie, sciences politiques), et pas seulement en arts, en littérature et en mythologie comme le
recommandait Freud. Les ressources de compréhension du monde social actuel se situent aussi du côté des
sciences sociales chez Marx, Foucault, Bourdieu, Castel et du côté de la philosophie chez Derrida, Badiou,
Gauchet, pour ne citer que les plus grands noms. Ces disciplines sont actives et productrices, y compris chez
des auteurs moins connus du grand public, et il paraît plus intéressant de les lire dans le texte que dans les
recyclages qu’en font les commentateurs, avec des approximations d’une part, et un important temps de
décalage temporel d’autre part. Marx évoquait le processus de mondialisation en 1848, Robert Castel
décrivait dès 1970 l’avènement du rapport techniciste et dépolitisé à la psychè. La déferlante des techniques
de l’évaluation, le développement de la formalisation-standardisation des pratiques sociales, du nouveau
management privé et public, de « l’évaluationnite », ont été documentés par les sociologues dès les
années 199514, de même que le remplacement des fonctionnements aristocratiques ou de castes par des
fonctionnements oligarchiques auxquels on donne le nom de démocratie. Tout cela aurait mérité, dès ce
moment-là, des batailles d’idées ou des analyses dont les psychanalystes auraient pu être partie prenante.
Je précise qu’il s’agirait bien pour les psychanalystes d’être cultivés en sciences sociales et non pas
d’importer et d’appliquer des concepts en faisant des raccourcis abusifs ou des transplantations théoriques
sans précaution. Mon propos n’est surtout pas de défendre une sociologisation de la clinique psychanalytique
du politique, ni à l’inverse une coloration psychanalytique de la sociologie, mais une certaine pluridisciplinarité
qui respecte les spécificités épistémologiques et pourrait se penser grâce aux distinctions éclairantes
proposées par Lemieux15, comme démarquationiste et conversioniste.
Aujourd’hui, analyser et comprendre le passage à l’acte djihadiste implique de conjoindre les efforts
d’analyse des sciences sociales et de la psychanalyse16.
Par ailleurs, la fétichisation des concepts est un obstacle majeur aux avancées du travail théorique. Il me
semble préférable que les psychanalystes prennent la plume en respectant les normes du débat scientifique :
non-dogmatisme, égalité des membres (même si certains textes y font référence), pas de vérité établie,
savoirs rectifiables, effort de construction cumulative des savoirs, lutte contre la fragmentation du champ,
obligation de lire les travaux des collègues, obligation de réponse aux objections, interdiction du plagiat et
obligation de citer les sources, effort pour inventer, travail collectif des questions cliniques, interdiction de
parler (en tant qu’analystes, sinon en nom personnel) de ce qui n’est pas le domaine de compétence,
défense des spécificités épistémologiques et méthodologiques du faire science à propos de la psychè,
dialogue avec les autres disciplines, défense de l’autonomie de la profession, en alliance avec les chercheurs
et les artistes. Cela me semble plus pertinent politiquement que le fantasme d’un discours propre pour lequel
14
Pensons aux nombreux travaux de Danièle Linhart.
15
Cyril Lemieux, « Philosophie et sociologie : le prix du passage », dans Sociologie 2/2012 (Vol. 3), p. 199-
209. Il y propose trois modes d'articulation. Le premier mode d’articulation entre disciplines, le
démarcationnisme, prône le maintien d’une stricte étanchéité au nom de l’incompatibilité de leurs
épistémologies respectives. Le deuxième, l’intégrationnisme, présuppose qu’il n’existe pas de véritable
solution de continuité et qu’il est justifié, par conséquent, d’unifier en un seul discours leurs apports. Le
troisième, le conversionnisme, consiste à autoriser l’emprunt de concepts et de schèmes de raisonnement à
la condition expresse d’en payer le prix, c’est-à-dire de faire l’effort de les retraduire.
16
Cette démarche est approchée dans les travaux de Fethi Benslama. Cf. Fethi Benslama, L'idéal et la
cruauté, subjectivité et politique de la radicalisation, Fécamp, Éditions Lignes, 2015, 208 p.
le titre d’analyste donnerait le billet d’entrée ou pour lequel l’acte politique et subversif initial de « s’autoriser
de soi-même » donnerait un brevet définitif de position subversive.
Je ne propose pas de sacraliser les normes du débat scientifique ni les normes scientifiques, mais de les
instrumentaliser pragmatiquement. De même que la démocratie semble aujourd’hui à la citoyenne que je suis
le moins mauvais des gouvernements, les normes du débat scientifique me semblent les moins mauvaises
aujourd’hui pour permettre à la communauté analytique de soutenir son inventivité.
Le champ de la « santé mentale » répugne aux psychanalystes, qui voient dans le passage du vocable
« psychiatrie » à celui de « santé mentale17 », le symbole de la montée de l’esprit gestionnaire, de la volonté
d’éviction de la psychanalyse hors du travail psychiatrique, de la fin d’un modèle professionnel où un grand
nombre de psychiatres étaient psychanalystes et vice versa.
Je vais défendre un point de vue hétérodoxe, en m’appuyant ici sur l’activité de recherche sociologique
que je développe depuis une douzaine d’années sur et avec les services psychiatriques, pour que les
psychanalystes ne se désintéressent pas des pratiques de santé mentale.
Les transformations objectives de la psychiatrie publique ont abouti concrètement au déclin de
l’hospitalisation (réduction du nombre de lits, passage à des hospitalisations courtes et éventuellement
répétées), émergence d’un réseau de soins entre le social, le socioculturel, le médicosocial et le sanitaire,
dont la coordination et la coopération sont fort inégales d’un territoire à l’autre, entrée des représentants des
« usagers » à plusieurs niveaux de l’institution. Le paradigme dominant manifeste une contradiction entre
une économie morale de l’« inclusion » et une inflation normative qui aboutit à médicaliser et pathologiser
toute souffrance. Enfin et surtout, depuis la fin des années 70, l’économique et le budgétaire sont au poste
de commande de la politique de santé. Du coup, la question de « soigner l’institution » dont s’était emparée
la psychothérapie institutionnelle18, doit logiquement s’élargir et devenir : comment les psychanalystes
peuvent-ils contribuer à « soigner » l’institution de la santé mentale, ce dont elle a absolument besoin, donc
à « soigner » les services psychiatriques offerts sur un territoire, nommés « soins dans la communauté » ou
« soins dans la ville » (même si soigner l’hôpital est toujours pertinent).
La politique de santé mentale en France se caractérise, outre sa crise permanente et son morcellement,
par une série d’innovations cliniques et institutionnelles : les équipes mobiles de psychiatrie, les Groupes
d’entraide mutuelle, l’expérimentation « Un chez soi d’abord », le programme Émilia de Maison-Blanche sur
les patients formateurs, l’expérimentation des médiateurs pairs en santé mentale, de l’évaluation de laquelle
j’ai été chargée, la création des ateliers Ville et santé mentale, des Conseils locaux de santé ou de santé
mentale, les forums usagers-soignants dans les services. On pourrait y ajouter le cas des centres médico-
17
Mathieu Bellahsen, La santé mentale. Vers un bonheur sous contrôle , Paris, La Fabrique, 2014, 186 p.
18
Jean Oury et Patrick Faugeras, Préalables à toute clinique des psychoses, Paris, Éditions Érès, 2013,
256 p.
psychologiques qui éclatent dans la ville dans des lieux ordinaires divers, ou les infirmiers accompagnent les
patients dans les lieux socioculturels ou sportifs d’usage commun, ce qui relève d’une philosophie du soin
bien différente du club thérapeutique. Les GEM et tous les groupes d’auto et d’intersoutien sans soignant, par
pathologie (par exemple, les « groupes d’entendeurs de voix »), qui se développent également, relèvent eux
aussi d’une logique institutionnelle spécifique.
Pour les psychanalystes, s’attacher à « soigner » cette institution morcelée et plurielle, qui postule parfois
que la vie sociale ordinaire peut être plus soignante que l’hospitalisation, n’est certes pas simple et
demandera de l’imagination. Cela implique à priori de laisser de côté un certain hospitalocentrisme
(s’intéresser surtout à l’hôpital), de renoncer au psychiatrocentrisme (accepter le rôle soignant du tissu
socioculturel, accepter l’idée que peut-être ce qui soigne ne se résume pas au travail des psychiatres,
infirmiers psy et psychologues de secteur public), et même de renoncer à un certain CMP-centrisme (dans
lequel les psychologues se réfugient en tentant de continuer à faire vivre, parfois contre une certaine
hostilité, une psychothérapie psychanalytique, à côté des interventions cognitivo-comportementalistes de plus
en plus valorisées).
Bref, il s’agirait de renoncer à un certain sectarisme qui ne verrait dans ces innovations qu’une application
pure et simple du « modèle québécois » et des passions gestionnaires, néolibérales et autoritaires. Non que
les compromissions de la politique de santé mentale actuelle ne soient pas réelles et qu’il ne soit pas
pertinent de les critiquer, mais ces innovations ne s’y réduisent pas. Elles restent ouvertes idéologiquement,
oscillant entre les préoccupations gestionnaires, des souvenirs de l’antipsychiatrie italienne des années 70,
une fidélité à la philosophie du secteur, des pratiques de care, une éthique de l’exploration des ressources, le
refus des violences faites aux malades, un humanisme soucieux du respect des personnes, des composantes
libertaires dans la lutte contre des rapports de domination et un usage spontané d’un « petit »
comportementalisme19.
La philosophie de ces innovations n’est en somme pas fixée, puisqu’elles sont réceptives aux luttes
philosophiques, idéologiques et politiques. Elles ont besoin d’un regard critique et d’une écoute bienveillante,
car les « usagers » de la psychiatrie y ont plus d’occasions d’expression possibles, que ce soit en entretien
privé ou en prise de parole publique, que dans certains autres lieux de la psychiatrie. Les critiques formulées
par les patients sur le système psychiatrique rejoignent celles que peuvent faire les psychanalystes sur les
ravages de la procéduralisation et de la formalisation du travail relationnel. Une alliance est ici possible et
nécessaire.
La lutte idéologique et épistémologique est évidemment à mener dans ce champ contre la fascination du
chiffre, de la « preuve », de la statistique, de la formalisation de l’informalisable, de la pulsion de
19
Lise Demailly, Nadia Garnoussi, « Le savoir-faire des médiateurs de santé pairs en santé mentale, entre
expérience, technique et style », Sciences et actions sociales [en ligne], N° 1, 16 avril 2015,
http://www.sas-revue.org/index.php/12-dossiers-n-1/18-le-savoir-faire-des-mediateurs-de-sante-pairs-en-
sante-mentale-entre-experience-technique-et-style.
cartographie et de généralité, des essais contrôlés randomisés. Contre ce scientisme, il faut rappeler la
singularité des rencontres et des actes qui caractérisent toutes les professions de l’humain, la non pertinence
d’une évaluation qui prétendrait mesurer les effets d’une pratique à court terme et selon les standards
quantitatifs et théoriques de la recherche biomédicale, la valeur de la réflexivité pour les organisations et les
professions, qui passe par la discussion collective travaillant les situations concrètes. L’intervention claire et
critique, mais non sectaire, de la psychanalyse dans le débat public20 ainsi que, surtout, les investissements
pratiques des psychanalystes dans le champ, selon les diverses pratiques et dispositifs qu’ils peuvent
développer ou investir, sont indispensables pour que la politique de santé mentale moderne ne réduise pas sa
politique des subjectivités à une modalité de contrôle social, par la conjonction entre une « psychologisation »
généralisée des rapports sociaux et le privilège donné au dressage comportemental, à la lutte contre la
déviance et au formatage des émotions et des conduites.
L’efficacité de cette politique de la psychanalyse dans le champ de la santé mentale réclamait un certain
ajustement pragmatique à l’époque. Certaines résistances frontales sont suicidaires. Or, l’époque se
caractérise par le déclin de l’autonomie du politique par rapport à l‘économique. À moins d’escompter
l’avènement proche d’un monde qui ne serait pas sous le règne de l’économisme, la psychanalyse ne peut
esquiver la question de l’argent, des budgets, de ses parts de marché ou de l’évaluation comptable des
politiques publiques. La psychanalyse peut argumenter qu’en matière de soulagement réel des symptômes
douloureux et de mal-être existentiel, elle est finalement, tout bien considéré, « compétitive ». Cette prise en
compte, dans le débat public, des contraintes budgétaires ne l’empêcherait pas par ailleurs de mener la lutte
idéologique nécessaire contre l’économisme, ni de référer sa validité aux critères issus de son expérience
plutôt qu’aux critères technicistes ou gestionnaires.
Conclusion
Le double fait que la psychanalyse n’est pas politique dans son intention, mais l’est dans ses effets
sociétaux, est parfois dénié ou oublié. Or, considérer que la psychanalyse n’est pas une vision politique du
monde, ni une éthique n’empêche pas qu’elle ait des effets éthiques et politiques dans le monde, dans la
civilisation, dans la production des subjectivités, donc une responsabilité historique, dont elle ne peut se
dédouaner. J’ai proposé à la discussion quelques principes qui en tiennent compte, concernant quelques
domaines où elle a, à côté d’autres pratiques cliniques et d’autres disciplines intellectuelles, une
responsabilité dans les affaires de la cité et lui permettraient de contribuer à la théorisation du vivre
ensemble et à l’invention de pratiques qui le soutiennent.
Pour leur mise en œuvre, ces principes impliquent de surmonter quelques difficultés ou quelques
impasses. Positivement, sur le plan pratique, il s’agirait de développer activement l’intervention dans de
20
Par exemple, l’intervention de Patrick Chemla « La guérison au sens de la psychanalyse, un enjeu
paradoxal » dans Lise Demailly et Nadia Garnoussi, Aller mieux, approches sociologiques, Lille, Presses du
septentrion, à paraître en juin 2016.
nombreux lieux du social, comme une des conditions du maintien de ses conditions d’exercice et de son
autorité culturelle, en une participation lucide aux métiers de l’humain (gouverner, éduquer, soigner) et y
nouer les alliances utiles. Il faudrait aussi développer la théorie du politique contemporain, en acceptant les
normes du débat scientifique et la pluridisciplinarité, sur des objets jusqu’ici esquivés (comme le désir de
démocratie et d’égalité ou le désir de nature) et en affrontant le défi de l’historicité.
Cependant, analyser sa propre influence sociopolitique ‒ ce qui est considérable ‒ impliquerait pour la
théorie psychanalytique de repérer ses formes particulières et paradoxales de « résistance » au politique,
dont j’ai mentionné deux risques, la dépolitisation et la politisation inavouée. Il s’agirait donc de déconstruire
la résistance de la psychanalyse à penser son hétéronomie partielle. En effet, l’« idéal » de la psychanalyse
comme théorie est, dans un certain nombre de textes, son autonomie radicale et sa pureté absolue, en
refoulant sa perméabilité au sociétal, au politique. Selon cet idéal, la psychanalyse se représente alors à elle-
même comme une pratique sociale absolument à part, radicalement étrangère, extraterritoriale, d’une autre
essence que d’autres pratiques sociales, ce qu’elle est, certainement. Mais aussi, en même temps, c’est une
pratique sociale comme une autre, influencée par les idéologies politiques ou politico-religieuses anciennes
(le respect des hiérarchies), nouvelles (l’individualisme, la dépolitisation, le repli sur la sphère privée) ou
organisationnelles (le travail artisanal) et, en tant que telle, elle peut et doit se prendre elle-même comme
objet de sa propre théorie. C’est justement « cette part d’hétéronomie », ce « refoulé », qui est en
permanence (périodiquement, à chaque période historique, et pour tout un chacun) à repenser et à
réanalyser pour que la psychanalyse garde son caractère subversif, son étrangeté radicale et son autonomie.