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Mpodol

Ruben Um Nyobè

Salomon époux de Jeanette petite Pierre


bonne de
Mbondo Njee Mbondo Njee Le Gall


nit

re
eu
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sœur de

amis d’enfance
d
père de

Alexandre

mère de
de

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Nyemb père o ux
Thérèse Christine AMOS amis d’enfance ESTA demi-sœur de GÉRARD
époux et amants Ngo Mbondo Njee
Nyemb Manguele Manguele Le Gall
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Père Apolline MUULÉ LIKAK André
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Bayemi Bayemi Alexandre Lipem Lipem
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Bayemi
de

Hiini Nweka Alèkè


Nyemb Nyemb
Les Maquisards
Hemley Boum

Les Maquisards
Roman

Seconde édition

La Cheminante, 2016
La Poterie
1, rue Arnaud Massy 
64500 Ciboure
www.lacheminante.fr
sylviedarreau@metaphorediffusion.fr
ISBN : 9782371270220 La Cheminante
Je ne puis devenir un homme à force de désirs,
je resterai donc femme pour mourir de chagrin.

William Shakespeare
Beaucoup de bruit pour rien
Prologue

L a nuit était tombée comme un couperet tandis que


Kundè fuyait. Il courait dans la forêt en gémissant. Surtout ne
pas se retourner. La terre était meuble par endroits, puis sou-
dain, il glissait sur une frondaison et se rattrapait de justesse
aux branches basses des arbustes environnants. Il reprenait sa
course folle sans s’apercevoir que maintenant ses pieds foulaient
des ronces. « Sauve-toi, lui avait dit son père, notre peuple est
prompt à la colère et lent au pardon. Va aussi loin que tu le
peux et ne reviens pas. » Il fit un brusque mouvement de la tête
comme pour chasser ce souvenir. Sa plainte s’intensifia mais il
ne ralentit pas son allure pour autant. Les arbres paraissaient
s’élancer à sa rencontre. Il pouvait sentir la gifle des branches
qui laissaient sur son visage de fines zébrures d’où s’écoulaient
de minuscules gouttes de sang. Elles se mêlaient à ses larmes, à
sa sueur et lui piquaient les yeux. Il revit sa mère, accroupie près
de son feu. Elle soufflait sur les braises afin que les émanations

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acres du bois laissent place à la flamme. Il était entré dans cette Il fit un pas vers elle comme pour la frapper, et dans un
cuisine ivre de colère. Une révélation malveillante avait suffi à même mouvement, elle avança vers lui. Mais son bras levé resta
ébranler sa vie, elle lui devait des réponses : suspendu. Ils s’affrontèrent du regard, il fut le premier à lâcher
— Qui est mon père ? gronda Kundè. prise. Cette fois, les larmes de sa mère lui étaient bien destinées,
Elle leva sur lui des yeux rendus larmoyants par la fumée aveuglé par son chagrin, Kundè ne les vit pas.
noire qui envahissait l’espace clos de la petite pièce. Contre toute — Cela ne se passera pas comme ça, murmura-t-il, cette
logique, il crut qu’elle pleurait pour lui et en conçut une joie journée sera la dernière que je vivrai dans le mensonge.
mauvaise. Il tourna les talons et s’en alla comme il était venu, auréolé
— Tu m’as menti, cria-t-il, depuis toujours. Toute ma vie est de haine.
un mensonge. Rien n’est réel, je ne suis personne. Le jeune homme repoussa ces souvenirs, ils le ralentissaient
Il hurlait, pleurait, les mots coulaient comme de la bile. dans sa fuite éperdue. Penser à sa mère ouvrait en lui un abîme
— Ton père ? demanda-t-elle en se redressant. Je ne com- de colère et d’incompréhension. L’amour tortueux, douloureux,
prends pas ta question fils. Tu as eu à tes côtés un homme qui nourri à ses pleurs d’enfant jamais consolés, à ses silences à
t’a aimé, choyé. Il t’a tenu la main lorsque tu en avais besoin. Il elle, agissait comme un acide sur les plaies de sa solitude et lui
t’a appris à chasser, à pêcher et à bâtir une maison. Il a payé ta obscurcissait l’esprit. Il avait alors l’impression de courir dans
scolarité, offert une éducation, expliqué le bien-fondé de la lutte, de la glaise, et qu’une multitude de petits fils comme autant de
la différence entre le bien et le mal. Tu poses la question et tu toiles d’araignée, le ramenait en arrière. « Va aussi loin que tu le
connais la réponse. Crois-tu qu’un autre t’en aurait plus offert peux, et ne reviens pas. » Tels avaient été les derniers mots de son
simplement parce qu’il aurait été ton géniteur ? père. Alors Kundè filait dans la forêt désertée par les hommes,
— Mensonges ! Tu essaies encore de m’embrouiller l’esprit. les animaux, les dieux, les ancêtres. Si des hiboux hululaient au
Réponds-moi, exigea-t-il. Pour une fois dans ta vie, donne-moi sommet des arbres, si des lièvres, des antilopes ou des serpents
une réponse. Une seule. s’enfuyaient à son approche, si des essaims de guêpes ou de
— Tu crois qu’il n’y a qu’une réponse, une unique vérité ? moustiques battaient en retraite, bouleversés par cet humain en
Tu t’imagines que les choses sont noires ou blanches, tranchées ? perdition, il ne le remarqua pas. Kundè ne voyait rien, ne sentait
Mais ce ne sont pas les enfants qui décident de l’identité de leur que le martèlement désespéré de son cœur qui demandait grâce,
père, ce sont les mères. À ta question mon fils, pour tout homme l’odeur pestilentielle de sa propre sueur, de sa peur. Il n’entendait
sur cette terre, il n’y a qu’une réponse : Tu es le fils de ta mère. que son propre souffle rauque et l’écho de ses souvenirs. Avait-il
C’est la seule certitude qui compte. Tu n’es pas rien, tu es réel, tué le garçon ? Il pensait que oui, comment pouvait-il en être
tu es mon enfant. autrement. Il courait déjà depuis plusieurs heures et ne s’était

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acres du bois laissent place à la flamme. Il était entré dans cette Il fit un pas vers elle comme pour la frapper, et dans un
cuisine ivre de colère. Une révélation malveillante avait suffi à même mouvement, elle avança vers lui. Mais son bras levé resta
ébranler sa vie, elle lui devait des réponses : suspendu. Ils s’affrontèrent du regard, il fut le premier à lâcher
— Qui est mon père ? gronda Kundè. prise. Cette fois, les larmes de sa mère lui étaient bien destinées,
Elle leva sur lui des yeux rendus larmoyants par la fumée aveuglé par son chagrin, Kundè ne les vit pas.
noire qui envahissait l’espace clos de la petite pièce. Contre toute — Cela ne se passera pas comme ça, murmura-t-il, cette
logique, il crut qu’elle pleurait pour lui et en conçut une joie journée sera la dernière que je vivrai dans le mensonge.
mauvaise. Il tourna les talons et s’en alla comme il était venu, auréolé
— Tu m’as menti, cria-t-il, depuis toujours. Toute ma vie est de haine.
un mensonge. Rien n’est réel, je ne suis personne. Le jeune homme repoussa ces souvenirs, ils le ralentissaient
Il hurlait, pleurait, les mots coulaient comme de la bile. dans sa fuite éperdue. Penser à sa mère ouvrait en lui un abîme
— Ton père ? demanda-t-elle en se redressant. Je ne com- de colère et d’incompréhension. L’amour tortueux, douloureux,
prends pas ta question fils. Tu as eu à tes côtés un homme qui nourri à ses pleurs d’enfant jamais consolés, à ses silences à
t’a aimé, choyé. Il t’a tenu la main lorsque tu en avais besoin. Il elle, agissait comme un acide sur les plaies de sa solitude et lui
t’a appris à chasser, à pêcher et à bâtir une maison. Il a payé ta obscurcissait l’esprit. Il avait alors l’impression de courir dans
scolarité, offert une éducation, expliqué le bien-fondé de la lutte, de la glaise, et qu’une multitude de petits fils comme autant de
la différence entre le bien et le mal. Tu poses la question et tu toiles d’araignée, le ramenait en arrière. « Va aussi loin que tu le
connais la réponse. Crois-tu qu’un autre t’en aurait plus offert peux, et ne reviens pas. » Tels avaient été les derniers mots de son
simplement parce qu’il aurait été ton géniteur ? père. Alors Kundè filait dans la forêt désertée par les hommes,
— Mensonges ! Tu essaies encore de m’embrouiller l’esprit. les animaux, les dieux, les ancêtres. Si des hiboux hululaient au
Réponds-moi, exigea-t-il. Pour une fois dans ta vie, donne-moi sommet des arbres, si des lièvres, des antilopes ou des serpents
une réponse. Une seule. s’enfuyaient à son approche, si des essaims de guêpes ou de
— Tu crois qu’il n’y a qu’une réponse, une unique vérité ? moustiques battaient en retraite, bouleversés par cet humain en
Tu t’imagines que les choses sont noires ou blanches, tranchées ? perdition, il ne le remarqua pas. Kundè ne voyait rien, ne sentait
Mais ce ne sont pas les enfants qui décident de l’identité de leur que le martèlement désespéré de son cœur qui demandait grâce,
père, ce sont les mères. À ta question mon fils, pour tout homme l’odeur pestilentielle de sa propre sueur, de sa peur. Il n’entendait
sur cette terre, il n’y a qu’une réponse : Tu es le fils de ta mère. que son propre souffle rauque et l’écho de ses souvenirs. Avait-il
C’est la seule certitude qui compte. Tu n’es pas rien, tu es réel, tué le garçon ? Il pensait que oui, comment pouvait-il en être
tu es mon enfant. autrement. Il courait déjà depuis plusieurs heures et ne s’était

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pas rendu compte qu’il était poursuivi. Soudain, il s’était senti avait pris pour un bout de bois était en réalité la machette avec
tiré en arrière. laquelle l’autre l’avait menacé. Le corps déchiqueté, méconnais-
— Où crois-tu aller comme ça ? hurla une voix dans son dos. sable de son assaillant gisait par terre, les arbres alentour étaient
Kundè se retourna d’un bloc pour faire face au jeune homme éclaboussés de sang. Il poussa un hurlement de détresse et les
qui le menaçait, machette au poing. oiseaux de nuit s’égayèrent avec effroi. «  Qu’ai-je fait ? Quel
— Nous savons ce que vous avez fait ton père et toi, vous monstre suis-je devenu ? » Ah, revenir en arrière, redevenir un
avez vendu Mpodol, vous l’avez livré aux Blancs, sale bâtard, enfant qu’une main aimante caresse, parler à sa grand-mère,
fils de pute et de traître, je ne te laisserai pas t’en tirer à si bon marcher fièrement dans le sillage d’Amos, en tâchant d’imiter sa
compte. démarche décidée, son maintien droit, son rire sonore. Revenir
Il reconnut Joseph Manguele, le petit-fils d’Amos, son ami en arrière, effacer, tout effacer.
d’enfance. Pouvait-il encore prétendre à cette amitié ? D’ailleurs, — Pitié, murmura-t-il, ayez pitié.
quelle foi pouvait-il désormais accorder aux liens qui consti- Il n’y a pas d’écho dans la forêt, l’air se heurte à la touffeur
tuaient sa vie, alors que tout n’avait été que mensonge ? végétale et s’éteint sans rebondir. Il était aussi seul qu’un homme
— Manyan – mon frère –, tenta-t-il. peut l’être dans ce milieu indifférent aux peines et aux pas-
— Tu n’es pas mon frère, salaud. Ta grand-mère était une sions humaines. Son cri mourut de lui-même, ses supplications
putain et une sorcière, ta mère a tué son propre mari, et main- aussi. Et ses questions restèrent sans réponse. Kundè se relevaet,
tenant vous avez trahi Mpodol. Il est temps de payer pour tout comme un zombie, continua en titubant sa course folle.
le sang que vous avez versé, pour toute la turpitude que vous
portez en vous. Je te tuerai, puis je tuerai ta mère, je vous exter-
minerai tous.
Ensuite, Kundè ne savait plus. Des heures de doute et de
colère, de bouleversements, cette course sans espoir dans la forêt.
Une folie furieuse s’empara de lui, décuplant ses forces. Il se jeta
sur le jeune homme, insouciant de la machette levée et le roua
de coups. Frappant dans le ventre, sur le visage. Lorsque ses
poings devinrent trop douloureux, il se saisit d’un morceau de
branche et continua de frapper comme un sourd. Jusqu’à l’épui-
sement, jusqu’à ce que ses dernières forces l’abandonnent et qu’il
s’écroule près de sa victime inerte. Il s’aperçut alors que ce qu’il

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pas rendu compte qu’il était poursuivi. Soudain, il s’était senti avait pris pour un bout de bois était en réalité la machette avec
tiré en arrière. laquelle l’autre l’avait menacé. Le corps déchiqueté, méconnais-
— Où crois-tu aller comme ça ? hurla une voix dans son dos. sable de son assaillant gisait par terre, les arbres alentour étaient
Kundè se retourna d’un bloc pour faire face au jeune homme éclaboussés de sang. Il poussa un hurlement de détresse et les
qui le menaçait, machette au poing. oiseaux de nuit s’égayèrent avec effroi. «  Qu’ai-je fait ? Quel
— Nous savons ce que vous avez fait ton père et toi, vous monstre suis-je devenu ? » Ah, revenir en arrière, redevenir un
avez vendu Mpodol, vous l’avez livré aux Blancs, sale bâtard, enfant qu’une main aimante caresse, parler à sa grand-mère,
fils de pute et de traître, je ne te laisserai pas t’en tirer à si bon marcher fièrement dans le sillage d’Amos, en tâchant d’imiter sa
compte. démarche décidée, son maintien droit, son rire sonore. Revenir
Il reconnut Joseph Manguele, le petit-fils d’Amos, son ami en arrière, effacer, tout effacer.
d’enfance. Pouvait-il encore prétendre à cette amitié ? D’ailleurs, — Pitié, murmura-t-il, ayez pitié.
quelle foi pouvait-il désormais accorder aux liens qui consti- Il n’y a pas d’écho dans la forêt, l’air se heurte à la touffeur
tuaient sa vie, alors que tout n’avait été que mensonge ? végétale et s’éteint sans rebondir. Il était aussi seul qu’un homme
— Manyan – mon frère –, tenta-t-il. peut l’être dans ce milieu indifférent aux peines et aux pas-
— Tu n’es pas mon frère, salaud. Ta grand-mère était une sions humaines. Son cri mourut de lui-même, ses supplications
putain et une sorcière, ta mère a tué son propre mari, et main- aussi. Et ses questions restèrent sans réponse. Kundè se relevaet,
tenant vous avez trahi Mpodol. Il est temps de payer pour tout comme un zombie, continua en titubant sa course folle.
le sang que vous avez versé, pour toute la turpitude que vous
portez en vous. Je te tuerai, puis je tuerai ta mère, je vous exter-
minerai tous.
Ensuite, Kundè ne savait plus. Des heures de doute et de
colère, de bouleversements, cette course sans espoir dans la forêt.
Une folie furieuse s’empara de lui, décuplant ses forces. Il se jeta
sur le jeune homme, insouciant de la machette levée et le roua
de coups. Frappant dans le ventre, sur le visage. Lorsque ses
poings devinrent trop douloureux, il se saisit d’un morceau de
branche et continua de frapper comme un sourd. Jusqu’à l’épui-
sement, jusqu’à ce que ses dernières forces l’abandonnent et qu’il
s’écroule près de sa victime inerte. Il s’aperçut alors que ce qu’il

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Fin septembre 1958
Les dernières heures
1 M podol remonta la rivière, s’enfonça dans la forêt.
Là-haut dans le ciel, la lune était ronde mais ses faibles rayons ne
pénétraient pas la toiture des grands arbres. Cela lui était égal.
Il connaissait chaque pousse, chaque arpent de cette terre. Il n’y
avait pas au monde, un lieu où il se sentait plus en sécurité. Il s’y
était réfugié de nombreuses fois au cours des dernières années, y
revenait à chaque fois que les menaces habituelles devenaient plus
précises. Lorsqu’un nouvel espion était détecté par ses propres
infiltrés, un nouveau mercenaire en provenance de Guinée, du
Congo, ou d’un autre front où se livraient des luttes sanglantes
et secrètes contre l’occupant, lancé à ses trousses, il gagnait alors
la forêt afin de continuer son combat sous la canopée protectrice.
Ici, la nuit était d’un noir sans nuance. Cependant, la vie était là,
presque envahissante, grouillante. De temps à autre, la lumière
fugitive d’un essaim de lucioles éclairait un bout de feuille ? De
tronc d’arbres ? D’animal ? Difficile de distinguer quoi que ce soit

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dans ce halo spectral. Le jour, la forêt était si possible encore plus à établir un rapprochement entre Muulé et le parti que Mpodol
irréelle. Le soleil perçait par endroits la végétation serrée, don- et les siens avaient créé dans le dessein de combattre l’occupant.
nant l’impression que des projecteurs avaient été disposés à des Il était leur homme dans la place, au cœur même d’un système
points stratégiques afin d’offrir cet éclairage singulier à une scène qui avait juré leur perte. Mpodol en ignorait les détails mais une
d’origine du monde. La forêt oppressait, l’air y était surchargé, arrestation dans ce cercle restreint était le signe d’une trahison
différent, la terre glissante, boueuse près des marécages. Une flore par quelqu’un de très proche. Son statut de hors-la-loi l’acculait
dense faite d’herbes, d’humus et de lianes s’enlaçait d’arbre en à une méfiance qu’il avait en horreur. Il avait un besoin impératif
arbre. La forêt procurait à ceux qui s’y aventuraient, la sensation de s’appuyer sur des compagnons à la loyauté sans faille ;Muulé
troublante de se mouvoir dans un organisme vivant. Une entité en faisait partie. Ce dernier avait établi des relations de com-
autonome sans empathie aucune. Il l’aimait pour cela, avec la plicité voire d’amitié avec des administrateurs coloniaux, et des
ferveur du dévot pour un dieu qu’aucun mot ne peut traduire. courants plus modérés de la lutte contre l’occupation française.
« Prends au moins une lampe » l’avait supplié Marie. Il n’en Au fil des ans, Muulé avait mis en place un réseau d’informations
avait rien fait. Il venait de passer quelques jours dans une de ses aussi secret qu’efficace qui, plus d’une fois, avait sauvé la vie à
planques pas loin d’Eseka et devait rejoindre ses compagnons, Mpodol et la mise au mouvement. Courants modérés pensa-
Amos et Likak à leur refuge de Lipan, une vingtaine de kilo- t-il, se retenant de cracher par terre avec mépris. Pouvait-on
mètres plus au nord. Ses pieds connaissaient le chemin, sauraient être modérément libre ? Pouvait-on accepter la liberté dans le
le guider dans la forêt, répondit-il à sa compagne, une lampe cadre précis qui nous serait imposé et s’engager à ne jamais en
ne servirait qu’à le désigner de loin à ceux qui le traquaient. Il sortir ?  «L’indépendance doit être totale et immédiate. » Cette
avait besoin de réfléchir. Marcher dans ce milieu l’avait tou- phrase, il l’avait pensée ici même, dans cette forêt, par une nuit
jours aidé à mettre les choses en perspective, à leur donner semblable à celle-ci. Il l’avait prononcée dès 1948, et senti qu’il
une résonance qu’elles n’auraient pas eue autrement. Avant de n’y aurait pas de salut hors de ce parti pris. « Si Muulé parlait… »
s’opposer à l’occupant, il avait commencé par livrer plusieurs ne put s’empêcher de penser Mpodol. Mais Muulé ne parlerait
combats ici, seul. Imaginant les répliques de l’adversaire, rodant pas. Il mourrait plutôt que de trahir la cause. Pour être passé
ses propres arguments. La situation se dégradait chaque jour un dans leur geôle, Mpodol savait les tortures, les humiliations.
peu plus, les choses allaient beaucoup trop loin. Les nouvelles Son ami résisterait-il ? Il marcha plusieurs heures dans la forêt
qui le contraignaient à ce voyage nocturne étaient alarmantes. opaque, toujours plus au nord. Uniquement guidé par son ins-
Amos Manguele, son ami et compagnon de la première heure, tinct. Il traversa la bourgade de Boumnyebel puis se dirigea vers
lui avait appris l’incarcération de Muulé. Cette information était son refuge de Lipan. La petite cabane aux murs de terre battue et
inquiétante en soi. En dix ans de combat, personne n’avait réussi au toit fait de branchages tressés, était située dans une palmeraie

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dans ce halo spectral. Le jour, la forêt était si possible encore plus à établir un rapprochement entre Muulé et le parti que Mpodol
irréelle. Le soleil perçait par endroits la végétation serrée, don- et les siens avaient créé dans le dessein de combattre l’occupant.
nant l’impression que des projecteurs avaient été disposés à des Il était leur homme dans la place, au cœur même d’un système
points stratégiques afin d’offrir cet éclairage singulier à une scène qui avait juré leur perte. Mpodol en ignorait les détails mais une
d’origine du monde. La forêt oppressait, l’air y était surchargé, arrestation dans ce cercle restreint était le signe d’une trahison
différent, la terre glissante, boueuse près des marécages. Une flore par quelqu’un de très proche. Son statut de hors-la-loi l’acculait
dense faite d’herbes, d’humus et de lianes s’enlaçait d’arbre en à une méfiance qu’il avait en horreur. Il avait un besoin impératif
arbre. La forêt procurait à ceux qui s’y aventuraient, la sensation de s’appuyer sur des compagnons à la loyauté sans faille ;Muulé
troublante de se mouvoir dans un organisme vivant. Une entité en faisait partie. Ce dernier avait établi des relations de com-
autonome sans empathie aucune. Il l’aimait pour cela, avec la plicité voire d’amitié avec des administrateurs coloniaux, et des
ferveur du dévot pour un dieu qu’aucun mot ne peut traduire. courants plus modérés de la lutte contre l’occupation française.
« Prends au moins une lampe » l’avait supplié Marie. Il n’en Au fil des ans, Muulé avait mis en place un réseau d’informations
avait rien fait. Il venait de passer quelques jours dans une de ses aussi secret qu’efficace qui, plus d’une fois, avait sauvé la vie à
planques pas loin d’Eseka et devait rejoindre ses compagnons, Mpodol et la mise au mouvement. Courants modérés pensa-
Amos et Likak à leur refuge de Lipan, une vingtaine de kilo- t-il, se retenant de cracher par terre avec mépris. Pouvait-on
mètres plus au nord. Ses pieds connaissaient le chemin, sauraient être modérément libre ? Pouvait-on accepter la liberté dans le
le guider dans la forêt, répondit-il à sa compagne, une lampe cadre précis qui nous serait imposé et s’engager à ne jamais en
ne servirait qu’à le désigner de loin à ceux qui le traquaient. Il sortir ?  «L’indépendance doit être totale et immédiate. » Cette
avait besoin de réfléchir. Marcher dans ce milieu l’avait tou- phrase, il l’avait pensée ici même, dans cette forêt, par une nuit
jours aidé à mettre les choses en perspective, à leur donner semblable à celle-ci. Il l’avait prononcée dès 1948, et senti qu’il
une résonance qu’elles n’auraient pas eue autrement. Avant de n’y aurait pas de salut hors de ce parti pris. « Si Muulé parlait… »
s’opposer à l’occupant, il avait commencé par livrer plusieurs ne put s’empêcher de penser Mpodol. Mais Muulé ne parlerait
combats ici, seul. Imaginant les répliques de l’adversaire, rodant pas. Il mourrait plutôt que de trahir la cause. Pour être passé
ses propres arguments. La situation se dégradait chaque jour un dans leur geôle, Mpodol savait les tortures, les humiliations.
peu plus, les choses allaient beaucoup trop loin. Les nouvelles Son ami résisterait-il ? Il marcha plusieurs heures dans la forêt
qui le contraignaient à ce voyage nocturne étaient alarmantes. opaque, toujours plus au nord. Uniquement guidé par son ins-
Amos Manguele, son ami et compagnon de la première heure, tinct. Il traversa la bourgade de Boumnyebel puis se dirigea vers
lui avait appris l’incarcération de Muulé. Cette information était son refuge de Lipan. La petite cabane aux murs de terre battue et
inquiétante en soi. En dix ans de combat, personne n’avait réussi au toit fait de branchages tressés, était située dans une palmeraie

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depuis longtemps abandonnée. Amos Manguele la lui avait fait lumière, olive trouble de celles qui poussent dans l’ombre,
découvrir : « Seules les personnes en qui j’ai une totale confiance rouge orgueilleux des immortelles amarantes, arc-en-ciel écrasé
connaissent cet endroit. Tu y seras en sécurité, nul ne viendra te des orchidées épiphytes. La rosée matinale achevait de laver la
chercher ici. » Bien qu’Amos soit de quelques années plus jeune végétation des miasmes de la nuit. Le cri des animaux avait
que Mpodol, leur amitié datait de l’époque de leurs études à sensiblement changé. Le règne des bêtes nocturnes s’achevait
l’École normale de Foulassi. Amos possédant aujourd’hui plu- tandis que les autres s’éveillaient avec le soleil. Au loin un coq
sieurs plantations de palmiers à huile dans la région d’Eseka, chanta, l’aboiement d’un chien lui répondit en écho. Il poussa
était l’un des planteurs les plus prospères, les plus respectés de la la porte de l’abri  ; ses compagnons l’y attendaient comme
région. Il avait fait des études, au moins jusqu’au baccalauréat, convenu. Likak avait allumé le feu dans un coin de la cabane
utilisait un français châtié, mais ne s’exprimait dans cette langue puis cuisiné des feuilles de manioc et du macabo rouge. Après
que lorsqu’il ne pouvait pas faire autrement, dans ses relations les salutations d’usage, Mpodol posa le grand sac en bandou-
avec l’administration notamment. Le reste du temps, il parlait, lière qui ne le quittait plus, dans lequel il conservait ses lettres,
écrivait en bassa. Leurs échanges ainsi que leur nombreuse cor- ses carnets. Il prit de l’eau dans une calebasse, ressortit pour
respondance s’effectuaient en leur dialecte. « Cela nous offre une se laver le visage et les mains. Il avait marché sans trêve la nuit
longueur d’avance arguait Amos, le temps pour eux de trouver durant. S’il n’avait pas senti la fatigue alors, si sa randonnée
un traducteur, qui sache lire notre langue. » Mpodol l’écoutait, dans la forêt l’avait plutôt revigoré, à présent, des douleurs
respectait ses avis. Amos lui avait présenté Esta et sa fille Likak, lui vrillaient les cuisses, le dos. « Je me fais vieux » pensa-t-il
son autre famille comme il disait, et plus tard, lorsque ce dernier sombrement. Les cris d’une famille de singes sur l’avocatier
était revenu de guerre, Muulé. « J’ai une idée de la manière dont en face lui semblèrent particulièrement moqueurs. Il se vit
il pourra nous être utile. Muulé est un jeune homme intelligent, leur jetant une poignée de cailloux bien ajustés, crut même
digne de confiance, c’est un fils pour moi. Nous n’aurons pas de entendre leurs protestations criardes, indignées. Il n’en fit rien.
meilleure recrue dans ce rôle. » Mpodol l’avait cru, et n’avait eu Il penserait souvent à ce geste manqué lors des prochaines
qu’à s’en féliciter au cours des années. heures. Il regretterait d’avoir résisté à l’appel de l’innocence.
L’aube parut sans crier gare. L’instant précédent, la forêt Un moment de grâce que l’enfant qu’il était, avait généreuse-
était obscure, avant même qu’il n’en prenne conscience, les ment offert à l’homme qu’il était devenu et que l’adulte avait
couleurs lui sautaient au visage. Kaki sombre des feuilles pour- dédaigné. Ses ablutions terminées, Mpodol rejoignit ses com-
rissantes couvrant le sol, châtain mordoré de celles à peine pagnons. Il s’assit sur le lit de bambou au côté d’Amos. Likak
vieillies, brun noir des troncs d’arbres centenaires, vert d’eau réchauffa la nourriture, les servit généreusement, s’installa sur
des jeunes pousses, absinthe des plantes en contact avec la un petit tabouret qu’elle avait rapproché du feu : « Mangeons

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depuis longtemps abandonnée. Amos Manguele la lui avait fait lumière, olive trouble de celles qui poussent dans l’ombre,
découvrir : « Seules les personnes en qui j’ai une totale confiance rouge orgueilleux des immortelles amarantes, arc-en-ciel écrasé
connaissent cet endroit. Tu y seras en sécurité, nul ne viendra te des orchidées épiphytes. La rosée matinale achevait de laver la
chercher ici. » Bien qu’Amos soit de quelques années plus jeune végétation des miasmes de la nuit. Le cri des animaux avait
que Mpodol, leur amitié datait de l’époque de leurs études à sensiblement changé. Le règne des bêtes nocturnes s’achevait
l’École normale de Foulassi. Amos possédant aujourd’hui plu- tandis que les autres s’éveillaient avec le soleil. Au loin un coq
sieurs plantations de palmiers à huile dans la région d’Eseka, chanta, l’aboiement d’un chien lui répondit en écho. Il poussa
était l’un des planteurs les plus prospères, les plus respectés de la la porte de l’abri  ; ses compagnons l’y attendaient comme
région. Il avait fait des études, au moins jusqu’au baccalauréat, convenu. Likak avait allumé le feu dans un coin de la cabane
utilisait un français châtié, mais ne s’exprimait dans cette langue puis cuisiné des feuilles de manioc et du macabo rouge. Après
que lorsqu’il ne pouvait pas faire autrement, dans ses relations les salutations d’usage, Mpodol posa le grand sac en bandou-
avec l’administration notamment. Le reste du temps, il parlait, lière qui ne le quittait plus, dans lequel il conservait ses lettres,
écrivait en bassa. Leurs échanges ainsi que leur nombreuse cor- ses carnets. Il prit de l’eau dans une calebasse, ressortit pour
respondance s’effectuaient en leur dialecte. « Cela nous offre une se laver le visage et les mains. Il avait marché sans trêve la nuit
longueur d’avance arguait Amos, le temps pour eux de trouver durant. S’il n’avait pas senti la fatigue alors, si sa randonnée
un traducteur, qui sache lire notre langue. » Mpodol l’écoutait, dans la forêt l’avait plutôt revigoré, à présent, des douleurs
respectait ses avis. Amos lui avait présenté Esta et sa fille Likak, lui vrillaient les cuisses, le dos. « Je me fais vieux » pensa-t-il
son autre famille comme il disait, et plus tard, lorsque ce dernier sombrement. Les cris d’une famille de singes sur l’avocatier
était revenu de guerre, Muulé. « J’ai une idée de la manière dont en face lui semblèrent particulièrement moqueurs. Il se vit
il pourra nous être utile. Muulé est un jeune homme intelligent, leur jetant une poignée de cailloux bien ajustés, crut même
digne de confiance, c’est un fils pour moi. Nous n’aurons pas de entendre leurs protestations criardes, indignées. Il n’en fit rien.
meilleure recrue dans ce rôle. » Mpodol l’avait cru, et n’avait eu Il penserait souvent à ce geste manqué lors des prochaines
qu’à s’en féliciter au cours des années. heures. Il regretterait d’avoir résisté à l’appel de l’innocence.
L’aube parut sans crier gare. L’instant précédent, la forêt Un moment de grâce que l’enfant qu’il était, avait généreuse-
était obscure, avant même qu’il n’en prenne conscience, les ment offert à l’homme qu’il était devenu et que l’adulte avait
couleurs lui sautaient au visage. Kaki sombre des feuilles pour- dédaigné. Ses ablutions terminées, Mpodol rejoignit ses com-
rissantes couvrant le sol, châtain mordoré de celles à peine pagnons. Il s’assit sur le lit de bambou au côté d’Amos. Likak
vieillies, brun noir des troncs d’arbres centenaires, vert d’eau réchauffa la nourriture, les servit généreusement, s’installa sur
des jeunes pousses, absinthe des plantes en contact avec la un petit tabouret qu’elle avait rapproché du feu : « Mangeons

20 21
maintenant » dit-elle sans plus de façon. Des années de maquis ainsi l’endroit. « Comme ça nous retrouverons sans peine nos
leur avaient appris la valeur d’un repas. Quelle que soit l’heure, affaires et notre chemin » lui dit-elle. Amos se souvient d’avoir
ils ne pouvaient que rarement prévoir le prochain. Ils mangèrent pensé de façon un peu fugace que tee-shirt ou pas, ils auraient
en silence, aucune question importante ne saurait être abordée du mal à retrouver quoi que ce soit dans cette forêt à la nuit
avant la fin du repas. Le premier, Amos rompit le silence : tombée, il n’exprima pas cette pensée. Des moments spécifiques
— Tu le sais ils ont pris Muulé, et Likak m’apprend à l’ins- de jeux n’existaient pas vraiment pour les enfants du village. Il
tant que le jeune Kundè a été arrêté également. y avait sans arrêt des tâches à accomplir, des travaux dans les
Mpodol ne dissimula pas sa surprise : champs, à la maison, des corvées d’eau, de bois à aller chercher
— Comment ? Kundè ? Mais ce n’est qu’un enfant. Étaient- pour la cuisson des repas. Pourtant il avait l’impression d’avoir
ils ensemble ? Qu’est-ce que cela signifie ? passé son enfance à s’amuser : courir dans tous les sens, grimper
— Muulé est le père de Kundè, dit simplement Amos. aux arbres, nager dans le marigot non loin du village, tyranniser
Likak ne fit aucun commentaire : sa douleur ainsi que son les oiseaux, les écureuils fouisseurs avec son lance-pierre, jouer
inquiétude transparaissaient sur son visage. Tous prenaient la au football des après-midi entiers sous le soleil torride. Dans
mesure de la gravité de cette annonce et en demeuraient sans ces souvenirs d’enfance, Esta revenait comme une évidence. Ils
voix. Chacun s’enferma dans ses pensées. Amos laissa les siennes n’allaient pas rater une expédition dans la forêt à la recherche de
voguer vers Esta, vers leur jeunesse. Ils s’étaient connus enfants. miel sauvage, friandise adorée, si difficile à se procurer. Deux ans
Ensemble, ils avaient découvert cette cabane. Amos s’en souvenait plus tôt, Amos faisait son entrée à l’école presbytérienne d’Eseka.
avec précision. C’était le mois d’avril, au début de la petite saison Le premier jour, Esta et lui y allèrent ensemble, accompagnés par
des pluies. Les abeilles revinrent, comme tous les ans, troubler leurs mères respectives ; ils effectuèrent à pied les six kilomètres
l’air de leur incessant bourdonnement. Esta en déduisit qu’il qui séparaient leur village de l’école, s’y livrèrent docilement
devait y avoir pas loin une ruche, donc du miel sauvage. Elle au test de la main droite sur l’épaule gauche. Les missionnaires
lui offrit de l’aider à chercher le nid d’abeilles dans la forêt et protestants, incapables de déterminer si l’âge qu’on leur
n’eut aucun mal à l’entraîner dans sa quête. Esta était un garçon annonçait pour leurs élèves était réel ou pas, avaient mis en place
manqué. Elle avait toujours des idées folles qui toutes menaient un système qu’ils jugeaient infaillible. Chaque enfant se tenait
à une expédition dans la forêt. Ce jour-là, après les travaux bien droit devant le directeur blanc de l’école et devait toucher
des champs, ils traînèrent ostensiblement derrière la troupe de son épaule gauche de sa main droite en la passant au-dessus
mères, frères, cousins qui rentraient au village pour finir par de sa tête. S’il y arrivait, ils en déduisaient que le petit avait
bifurquer dans un sentier. Ils posèrent leurs charges. Esta ôta son au moins huit ans, l’acceptaient à la Section d’Initiation à la
tee-shirt d’un blanc terreux, l’accrocha à un piquet, marquant Lecture, première classe de primaire. Ceux qui n’y arrivaient

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maintenant » dit-elle sans plus de façon. Des années de maquis ainsi l’endroit. « Comme ça nous retrouverons sans peine nos
leur avaient appris la valeur d’un repas. Quelle que soit l’heure, affaires et notre chemin » lui dit-elle. Amos se souvient d’avoir
ils ne pouvaient que rarement prévoir le prochain. Ils mangèrent pensé de façon un peu fugace que tee-shirt ou pas, ils auraient
en silence, aucune question importante ne saurait être abordée du mal à retrouver quoi que ce soit dans cette forêt à la nuit
avant la fin du repas. Le premier, Amos rompit le silence : tombée, il n’exprima pas cette pensée. Des moments spécifiques
— Tu le sais ils ont pris Muulé, et Likak m’apprend à l’ins- de jeux n’existaient pas vraiment pour les enfants du village. Il
tant que le jeune Kundè a été arrêté également. y avait sans arrêt des tâches à accomplir, des travaux dans les
Mpodol ne dissimula pas sa surprise : champs, à la maison, des corvées d’eau, de bois à aller chercher
— Comment ? Kundè ? Mais ce n’est qu’un enfant. Étaient- pour la cuisson des repas. Pourtant il avait l’impression d’avoir
ils ensemble ? Qu’est-ce que cela signifie ? passé son enfance à s’amuser : courir dans tous les sens, grimper
— Muulé est le père de Kundè, dit simplement Amos. aux arbres, nager dans le marigot non loin du village, tyranniser
Likak ne fit aucun commentaire : sa douleur ainsi que son les oiseaux, les écureuils fouisseurs avec son lance-pierre, jouer
inquiétude transparaissaient sur son visage. Tous prenaient la au football des après-midi entiers sous le soleil torride. Dans
mesure de la gravité de cette annonce et en demeuraient sans ces souvenirs d’enfance, Esta revenait comme une évidence. Ils
voix. Chacun s’enferma dans ses pensées. Amos laissa les siennes n’allaient pas rater une expédition dans la forêt à la recherche de
voguer vers Esta, vers leur jeunesse. Ils s’étaient connus enfants. miel sauvage, friandise adorée, si difficile à se procurer. Deux ans
Ensemble, ils avaient découvert cette cabane. Amos s’en souvenait plus tôt, Amos faisait son entrée à l’école presbytérienne d’Eseka.
avec précision. C’était le mois d’avril, au début de la petite saison Le premier jour, Esta et lui y allèrent ensemble, accompagnés par
des pluies. Les abeilles revinrent, comme tous les ans, troubler leurs mères respectives ; ils effectuèrent à pied les six kilomètres
l’air de leur incessant bourdonnement. Esta en déduisit qu’il qui séparaient leur village de l’école, s’y livrèrent docilement
devait y avoir pas loin une ruche, donc du miel sauvage. Elle au test de la main droite sur l’épaule gauche. Les missionnaires
lui offrit de l’aider à chercher le nid d’abeilles dans la forêt et protestants, incapables de déterminer si l’âge qu’on leur
n’eut aucun mal à l’entraîner dans sa quête. Esta était un garçon annonçait pour leurs élèves était réel ou pas, avaient mis en place
manqué. Elle avait toujours des idées folles qui toutes menaient un système qu’ils jugeaient infaillible. Chaque enfant se tenait
à une expédition dans la forêt. Ce jour-là, après les travaux bien droit devant le directeur blanc de l’école et devait toucher
des champs, ils traînèrent ostensiblement derrière la troupe de son épaule gauche de sa main droite en la passant au-dessus
mères, frères, cousins qui rentraient au village pour finir par de sa tête. S’il y arrivait, ils en déduisaient que le petit avait
bifurquer dans un sentier. Ils posèrent leurs charges. Esta ôta son au moins huit ans, l’acceptaient à la Section d’Initiation à la
tee-shirt d’un blanc terreux, l’accrocha à un piquet, marquant Lecture, première classe de primaire. Ceux qui n’y arrivaient

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pas devaient rentrer chez eux, revenir l’année suivante, ou en accueillait tous les enfants des villages environnants. Amos était
tout cas, lorsqu’ils pourraient se livrer sans peine à l’exercice. curieux des autres, allait spontanément vers eux, n’avait aucun
Esta échoua la première année et s’en retourna vexée au village. mal à s’intégrer. Le pasteur, qui faisait office de directeur d’école,
Ils avaient le même âge. Elle se vantait de le battre à n’importe ainsi que son instituteur, le trouvaient bavard, frondeur, mais
quelle compétition, qu’il s’agisse de grimper plus haut ou de sans animosité. Les gens l’aimaient bien, l’écoutaient. Le garçon
courir plus vite. Elle n’avait pas tort. Seulement, elle était bien constata qu’il avait une influence sur eux. Tout cela se mit en
plus petite qu’Amos, et ne passa pas le test. Ce détail suffit à la place au fil des ans. En cette première année d’école, Esta sentit
faire recaler par le système scolaire. La jeune fille en conçut une que son ami s’éloignait d’elle, de leurs jeux d’enfants. Elle mit
méfiance, une aversion a priori pour ce qu’elle appellerait plus cela sur le compte de l’école et ne lui en tint pas rigueur. Elle
tard « la logique du Blanc ». « Qu’est-ce que ma taille a à voir pensait que les choses redeviendraient comme avant lorsqu’elle-
avec mon intelligence ? » pesta-t-elle. En semaine, Amos allait même y serait admise. En cela elle se trompait. Les garçons et les
à l’école aux aurores, ne revenait que tard le soir puis devait filles ne jouaient pas ensemble dans la cour de récréation. Pas plus
encore aider aux tâches domestiques. Esta l’attendait à l’entrée qu’au village d’ailleurs. Passé l’âge de la petite enfance, la société
du village. «  J’ai fini mes travaux ensuite je suis allée voir ta n’avait pour les uns et les autres ni les mêmes attentes, ni les
mère pour effectuer les tiens lui disait-elle, j’ai déjà puisé l’eau, mêmes exigences. Si leur amitié était tolérée, gentiment moquée
balayé la cour, rangé la maison ; viens, on va jouer ». Il ne lui lorsqu’ils étaient enfants, en grandissant il leur fut signifié qu’une
restait plus qu’à poser son ardoise, à saluer sa mère avant de la fille et un garçon prépubères, ne pouvaient pas entretenir une
rejoindre en courant. Bientôt, il y eut les devoirs. Esta ne le telle proximité. Cela fut fait sans qu’aucun mot ne soit échangé.
comprenait pas. « Tu y as passé la journée, tu n’as pas réussi à Au moment où ils décidèrent de se mettre en quête de miel
faire tout ce qu’on te demandait ? Il faut aussi que tu y passes tes sauvage, la fin de leur complicité d’enfant était actée, tout au
soirées ? Serais-tu particulièrement bête ? » Amos se plut tout de moins officiellement. Esta se servit d’une petite machette et d’un
suite l’école. Il découvrit qu’il aimait étudier. Les deux premières bout de bois pour ouvrir le chemin dans les branchages. De quoi
années d’études dans les écoles protestantes américaines étaient parlèrent-ils ? tenta de se remémorer Amos. Esta ne « papotait »
consacrées à l’apprentissage de la lecture, de l’écriture en bassa, la pas. Elle était très attentive à l’environnement, se concentrait
Bible traduite étant l’ouvrage de référence. Amos redécouvrit sa sur les pièges à éviter ; ils n’échangeaient que sur l’essentiel. « Il
langue maternelle en la voyant transcrite sur du papier. Il apprit à y a une colonie de fourmis rouges juste là, fais bien attention
lire avec enthousiasme toutes les lectures auxquelles il avait accès. où tu mets le pied » lui disait-elle sans ralentir. « J’ai cru voir un
Dans le même temps, il se fit de nouveaux camarades. Au village nid d’abeilles là-haut, tu m’attends ici. » Sans lui laisser le temps
aussi, il avait des amis, ils étaient également parents. L’école de réagir, elle grimpait sur l’arbre. Mais il n’y avait pas de miel

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pas devaient rentrer chez eux, revenir l’année suivante, ou en accueillait tous les enfants des villages environnants. Amos était
tout cas, lorsqu’ils pourraient se livrer sans peine à l’exercice. curieux des autres, allait spontanément vers eux, n’avait aucun
Esta échoua la première année et s’en retourna vexée au village. mal à s’intégrer. Le pasteur, qui faisait office de directeur d’école,
Ils avaient le même âge. Elle se vantait de le battre à n’importe ainsi que son instituteur, le trouvaient bavard, frondeur, mais
quelle compétition, qu’il s’agisse de grimper plus haut ou de sans animosité. Les gens l’aimaient bien, l’écoutaient. Le garçon
courir plus vite. Elle n’avait pas tort. Seulement, elle était bien constata qu’il avait une influence sur eux. Tout cela se mit en
plus petite qu’Amos, et ne passa pas le test. Ce détail suffit à la place au fil des ans. En cette première année d’école, Esta sentit
faire recaler par le système scolaire. La jeune fille en conçut une que son ami s’éloignait d’elle, de leurs jeux d’enfants. Elle mit
méfiance, une aversion a priori pour ce qu’elle appellerait plus cela sur le compte de l’école et ne lui en tint pas rigueur. Elle
tard « la logique du Blanc ». « Qu’est-ce que ma taille a à voir pensait que les choses redeviendraient comme avant lorsqu’elle-
avec mon intelligence ? » pesta-t-elle. En semaine, Amos allait même y serait admise. En cela elle se trompait. Les garçons et les
à l’école aux aurores, ne revenait que tard le soir puis devait filles ne jouaient pas ensemble dans la cour de récréation. Pas plus
encore aider aux tâches domestiques. Esta l’attendait à l’entrée qu’au village d’ailleurs. Passé l’âge de la petite enfance, la société
du village. «  J’ai fini mes travaux ensuite je suis allée voir ta n’avait pour les uns et les autres ni les mêmes attentes, ni les
mère pour effectuer les tiens lui disait-elle, j’ai déjà puisé l’eau, mêmes exigences. Si leur amitié était tolérée, gentiment moquée
balayé la cour, rangé la maison ; viens, on va jouer ». Il ne lui lorsqu’ils étaient enfants, en grandissant il leur fut signifié qu’une
restait plus qu’à poser son ardoise, à saluer sa mère avant de la fille et un garçon prépubères, ne pouvaient pas entretenir une
rejoindre en courant. Bientôt, il y eut les devoirs. Esta ne le telle proximité. Cela fut fait sans qu’aucun mot ne soit échangé.
comprenait pas. « Tu y as passé la journée, tu n’as pas réussi à Au moment où ils décidèrent de se mettre en quête de miel
faire tout ce qu’on te demandait ? Il faut aussi que tu y passes tes sauvage, la fin de leur complicité d’enfant était actée, tout au
soirées ? Serais-tu particulièrement bête ? » Amos se plut tout de moins officiellement. Esta se servit d’une petite machette et d’un
suite l’école. Il découvrit qu’il aimait étudier. Les deux premières bout de bois pour ouvrir le chemin dans les branchages. De quoi
années d’études dans les écoles protestantes américaines étaient parlèrent-ils ? tenta de se remémorer Amos. Esta ne « papotait »
consacrées à l’apprentissage de la lecture, de l’écriture en bassa, la pas. Elle était très attentive à l’environnement, se concentrait
Bible traduite étant l’ouvrage de référence. Amos redécouvrit sa sur les pièges à éviter ; ils n’échangeaient que sur l’essentiel. « Il
langue maternelle en la voyant transcrite sur du papier. Il apprit à y a une colonie de fourmis rouges juste là, fais bien attention
lire avec enthousiasme toutes les lectures auxquelles il avait accès. où tu mets le pied » lui disait-elle sans ralentir. « J’ai cru voir un
Dans le même temps, il se fit de nouveaux camarades. Au village nid d’abeilles là-haut, tu m’attends ici. » Sans lui laisser le temps
aussi, il avait des amis, ils étaient également parents. L’école de réagir, elle grimpait sur l’arbre. Mais il n’y avait pas de miel

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sur celui-là, ni sur les suivants. Ils marchèrent plusieurs heures rigueur, les parents avaient la gifle et les fessées faciles. Esta et
avant, enfin, de dénicher l’objet de leur convoitise. Une ruche Amos avaient reçu leur dose de coups pour des bêtises d’en-
au creux d’un arbre. Ils n’avaient pas prévu de récipient pour fants. Sa mère battait Esta aussi longtemps qu’elle le pouvait
recueillir le miel. Esta improvisa une écuelle de feuilles de joncs sans que cette dernière ne se laisse aller à pleurer. « Crie, la sup-
tressées et avec des mouvements très lents, l’emplit du précieux pliait Amos, demande pardon, pleure un peu, fais au moins
nectar. Seulement alors, ils s’aperçurent qu’insensiblement, ils semblant, elle s’arrêtera de te frapper ». Esta se contentait de se
s’étaient éloignés du village et faits surprendre par la nuit. « On crisper, posant sur sa mère un regard de défi buté qui agissait
va par là » dit Esta autoproclamée chef d’expédition. Étrange, comme de l’huile sur le feu de sa colère. Amos était si fier d’elle
pensait Amos ; aujourd’hui, il était le garçon, par conséquent, le en ces moments-là ! Il s’imaginait en héros de légende délivrant
plus fort, le plus malin, le plus instruit assurément, mais il ne lui sa princesse maltraitée. Ses rêves de bravoure se nourrissaient à la
était même pas venu à l’idée de contredire son amie. Pas même littérature occidentale fournie par la bibliothèque du presbytère,
lorsqu’ils repassèrent pour la cinquième fois devant le même dont il se délectait. Dans les contes que lui racontait sa grand-
arbre et durent se rendre à l’évidence : ils tournaient en rond. mère au coin du feu, les adultes, symbolisant la sagesse, avaient
« J’entends une rivière », dit soudain Esta. Les deux enfants invariablement raison. Les jeunes qui rêvaient pour eux-mêmes,
entreprirent de remonter le cours d’eau dans le sens qui leur finissaient toujours par payer cher leur témérité.
semblait être celui de leur village. Ils tombèrent par hasard sur « Je déteste être un enfant. Nous sommes tout en bas de
une palmeraie abandonnée. Les plantations de palmiers étaient l’échelle dans ce village, juste avant les animaux, lui répétait
situées à l’écart, au cœur de la forêt. Bien souvent, les agriculteurs Esta, je n’ai qu’une hâte, grandir au plus vite. » Tout le monde
y construisaient une habitation dans laquelle ils s’installaient avait son mot à dire dans l’éducation de l’enfant, n’importe quel
pour plusieurs semaines lors des grands travaux d’entretien ou adulte estimait qu’il en savait plus que lui, et pouvait décider à sa
des saisons de récolte. Ils trouvèrent la petite cabane qui allait place. Son avis n’était jamais sollicité, s’il s’avisait de le donner,
devenir leur refuge secret, et au plus fort des combats, le quar- il était immédiatement ramené à sa condition, et sanctionné
tier général de la garde rapprochée de Mpodol. Devenu adulte, pour son audace. Cette impuissance horripilait Esta. Elle acquit
Amos acheta l’endroit dans l’intention d’y planter une palme- dans le village une réputation de petite fille insolente, n’accor-
raie, puis y renonça, décidé à le préserver tel quel, en souvenir dant pas aux aînés le respect qui leur était dû. Jeannette sa mère,
de cette première nuit avec Esta, si chère à son cœur. Il amé- rendue responsable de l’attitude de sa fille, se consumait de dépit.
nagea sommairement la petite cabane, pas trop, afin de ne pas L’indiscutable suprématie des aînés sous le seul prétexte de leur
la rendre ostentatoire, juste assez pour la rendre confortable a grand âge ne se justifiait pas aux yeux d’Esta, elle accordait son
minima. Leur retour au village donna lieu à la bastonnade de respect et sa confiance avec parcimonie. Amos trouvait qu’elle

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sur celui-là, ni sur les suivants. Ils marchèrent plusieurs heures rigueur, les parents avaient la gifle et les fessées faciles. Esta et
avant, enfin, de dénicher l’objet de leur convoitise. Une ruche Amos avaient reçu leur dose de coups pour des bêtises d’en-
au creux d’un arbre. Ils n’avaient pas prévu de récipient pour fants. Sa mère battait Esta aussi longtemps qu’elle le pouvait
recueillir le miel. Esta improvisa une écuelle de feuilles de joncs sans que cette dernière ne se laisse aller à pleurer. « Crie, la sup-
tressées et avec des mouvements très lents, l’emplit du précieux pliait Amos, demande pardon, pleure un peu, fais au moins
nectar. Seulement alors, ils s’aperçurent qu’insensiblement, ils semblant, elle s’arrêtera de te frapper ». Esta se contentait de se
s’étaient éloignés du village et faits surprendre par la nuit. « On crisper, posant sur sa mère un regard de défi buté qui agissait
va par là » dit Esta autoproclamée chef d’expédition. Étrange, comme de l’huile sur le feu de sa colère. Amos était si fier d’elle
pensait Amos ; aujourd’hui, il était le garçon, par conséquent, le en ces moments-là ! Il s’imaginait en héros de légende délivrant
plus fort, le plus malin, le plus instruit assurément, mais il ne lui sa princesse maltraitée. Ses rêves de bravoure se nourrissaient à la
était même pas venu à l’idée de contredire son amie. Pas même littérature occidentale fournie par la bibliothèque du presbytère,
lorsqu’ils repassèrent pour la cinquième fois devant le même dont il se délectait. Dans les contes que lui racontait sa grand-
arbre et durent se rendre à l’évidence : ils tournaient en rond. mère au coin du feu, les adultes, symbolisant la sagesse, avaient
« J’entends une rivière », dit soudain Esta. Les deux enfants invariablement raison. Les jeunes qui rêvaient pour eux-mêmes,
entreprirent de remonter le cours d’eau dans le sens qui leur finissaient toujours par payer cher leur témérité.
semblait être celui de leur village. Ils tombèrent par hasard sur « Je déteste être un enfant. Nous sommes tout en bas de
une palmeraie abandonnée. Les plantations de palmiers étaient l’échelle dans ce village, juste avant les animaux, lui répétait
situées à l’écart, au cœur de la forêt. Bien souvent, les agriculteurs Esta, je n’ai qu’une hâte, grandir au plus vite. » Tout le monde
y construisaient une habitation dans laquelle ils s’installaient avait son mot à dire dans l’éducation de l’enfant, n’importe quel
pour plusieurs semaines lors des grands travaux d’entretien ou adulte estimait qu’il en savait plus que lui, et pouvait décider à sa
des saisons de récolte. Ils trouvèrent la petite cabane qui allait place. Son avis n’était jamais sollicité, s’il s’avisait de le donner,
devenir leur refuge secret, et au plus fort des combats, le quar- il était immédiatement ramené à sa condition, et sanctionné
tier général de la garde rapprochée de Mpodol. Devenu adulte, pour son audace. Cette impuissance horripilait Esta. Elle acquit
Amos acheta l’endroit dans l’intention d’y planter une palme- dans le village une réputation de petite fille insolente, n’accor-
raie, puis y renonça, décidé à le préserver tel quel, en souvenir dant pas aux aînés le respect qui leur était dû. Jeannette sa mère,
de cette première nuit avec Esta, si chère à son cœur. Il amé- rendue responsable de l’attitude de sa fille, se consumait de dépit.
nagea sommairement la petite cabane, pas trop, afin de ne pas L’indiscutable suprématie des aînés sous le seul prétexte de leur
la rendre ostentatoire, juste assez pour la rendre confortable a grand âge ne se justifiait pas aux yeux d’Esta, elle accordait son
minima. Leur retour au village donna lieu à la bastonnade de respect et sa confiance avec parcimonie. Amos trouvait qu’elle

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dramatisait quelque peu. Cela ne lui déplaisait pas tant que cela pas l’affaire. « Le roseau n’est pas plus petit que le baobab, argu-
de s’en remettre à des personnes bienveillantes qui avaient la menta-t-elle, ils sont différents. Ils n’ont pas de leçon à recevoir
compétence requise pour assurer sa protection, sa sécurité, son l’un de l’autre, ils vivent dans la même forêt, sur la même terre,
bien-être. Malgré tout, il débordait d’admiration pour sa com- chacun avec ses spécificités, voilà tout. Ce de La Fontaine a-t-il
pagne de jeux sans peur. Il apprit à calquer son attitude sur la déjà observé les plantes dans une forêt ? »
sienne, même s’il lui arrivait, après une correction particulière- Il l’ignorait. Hormis quelques-unes de ses fables, il ne savait
ment virulente, de pleurer en cachette. Il se demandait alors si rien de « ce de La Fontaine » comme disait Esta. « Je ne le connais
Esta en faisait autant, cela lui semblait bien peu probable. Plus pas. Mais si un jour je le rencontre, je tâcherai de lui poser la
tard à l’école, Esta apprit la fable de La Fontaine, Le chêne et le question. » Elle rit. « Moque-toi ! », se tut un moment et ajouta :
roseau. Elle demanda à Amos ce qu’était un chêne, il l’ignorait, « Tout de même, quelle fable stupide. »
n’en ayant jamais vu, mais il lui expliqua que c’était une sorte de Amos revisitait sa jeunesse avec une infinie nostalgie main-
baobab. La petite fille éclata de rire. « Ils sont en train de nous tenant qu’Esta n’était plus là. Le choc suscité par l’arrestation
expliquer qu’un roseau donne des leçons à un baobab pour résis- de Kundè et de Muulé lui donnait l’impression que le baobab
ter à la tempête ? Où as-tu déjà vu un roseau vivre plus longtemps pliait, ses racines une à une arrachées de la terre par une terrible
que cet arbre ? D’ailleurs es-tu bien sûr qu’il s’agisse d’une espèce tempête. Ils avaient déjà tellement perdu ! Amos se dit qu’ils ne
de baobab ? » Il n’avait pas vu les choses comme ça. « Entends-le pourraient supporter une seule mort de plus. La chute de Muulé
comme un conte si tu veux, tenta Amos, il nous signifie qu’il serait dévastatrice pour le mouvement ainsi que pour toutes les
vaut mieux être un peu flexible parfois, se laisser porter par le personnes présentes dans cette pièce, une terrible épreuve. Que
courant, plutôt que de résister au point de se briser ». Elle trouva dire du petit Kundè ?
son explication encore plus incongrue : — Ils ont pris mon garçon, hoquetait Likak, tirant Amos
« Les baobabs ont des racines profondément ancrées dans la de ses pensées pour le ramener aux événements dramatiques qui
terre, des feuilles qui dansent avec le soleil. Certains d’entre eux les réunissaient dans la petite cabane.
sont centenaires. Tous vivent bien plus longtemps que le plus La dernière fois qu’il avait vu la jeune femme pleurer, Esta
malin et le plus flexible des roseaux. Ne trouves-tu pas comique sauvagement torturée venait de succomber à ses blessures. Amos
qu’un roseau donne des leçons de survie à un baobab ? » Amos se souvint d’un autre jour de grande tristesse  : le mariage de
s’amusa de sa véhémence. « Ce qu’il veut dire, c’est qu’on peut Likak. Il lui avait annoncé que Muulé s’était engagé aux côtés de
toujours apprendre d’un plus petit que soi, certaines situations la France et avait rallié Marseille pour y rejoindre son unité. La
nécessitent plus de souplesse que de force. » Esta ne voulut rien jeune fille n’avait pas versé une larme, mais s’était figée telle une
entendre, il la connaissait assez pour savoir qu’elle ne lâcherait goutte d’eau dans le froid glacial, recroquevillée sur elle-même.

28 29
dramatisait quelque peu. Cela ne lui déplaisait pas tant que cela pas l’affaire. « Le roseau n’est pas plus petit que le baobab, argu-
de s’en remettre à des personnes bienveillantes qui avaient la menta-t-elle, ils sont différents. Ils n’ont pas de leçon à recevoir
compétence requise pour assurer sa protection, sa sécurité, son l’un de l’autre, ils vivent dans la même forêt, sur la même terre,
bien-être. Malgré tout, il débordait d’admiration pour sa com- chacun avec ses spécificités, voilà tout. Ce de La Fontaine a-t-il
pagne de jeux sans peur. Il apprit à calquer son attitude sur la déjà observé les plantes dans une forêt ? »
sienne, même s’il lui arrivait, après une correction particulière- Il l’ignorait. Hormis quelques-unes de ses fables, il ne savait
ment virulente, de pleurer en cachette. Il se demandait alors si rien de « ce de La Fontaine » comme disait Esta. « Je ne le connais
Esta en faisait autant, cela lui semblait bien peu probable. Plus pas. Mais si un jour je le rencontre, je tâcherai de lui poser la
tard à l’école, Esta apprit la fable de La Fontaine, Le chêne et le question. » Elle rit. « Moque-toi ! », se tut un moment et ajouta :
roseau. Elle demanda à Amos ce qu’était un chêne, il l’ignorait, « Tout de même, quelle fable stupide. »
n’en ayant jamais vu, mais il lui expliqua que c’était une sorte de Amos revisitait sa jeunesse avec une infinie nostalgie main-
baobab. La petite fille éclata de rire. « Ils sont en train de nous tenant qu’Esta n’était plus là. Le choc suscité par l’arrestation
expliquer qu’un roseau donne des leçons à un baobab pour résis- de Kundè et de Muulé lui donnait l’impression que le baobab
ter à la tempête ? Où as-tu déjà vu un roseau vivre plus longtemps pliait, ses racines une à une arrachées de la terre par une terrible
que cet arbre ? D’ailleurs es-tu bien sûr qu’il s’agisse d’une espèce tempête. Ils avaient déjà tellement perdu ! Amos se dit qu’ils ne
de baobab ? » Il n’avait pas vu les choses comme ça. « Entends-le pourraient supporter une seule mort de plus. La chute de Muulé
comme un conte si tu veux, tenta Amos, il nous signifie qu’il serait dévastatrice pour le mouvement ainsi que pour toutes les
vaut mieux être un peu flexible parfois, se laisser porter par le personnes présentes dans cette pièce, une terrible épreuve. Que
courant, plutôt que de résister au point de se briser ». Elle trouva dire du petit Kundè ?
son explication encore plus incongrue : — Ils ont pris mon garçon, hoquetait Likak, tirant Amos
« Les baobabs ont des racines profondément ancrées dans la de ses pensées pour le ramener aux événements dramatiques qui
terre, des feuilles qui dansent avec le soleil. Certains d’entre eux les réunissaient dans la petite cabane.
sont centenaires. Tous vivent bien plus longtemps que le plus La dernière fois qu’il avait vu la jeune femme pleurer, Esta
malin et le plus flexible des roseaux. Ne trouves-tu pas comique sauvagement torturée venait de succomber à ses blessures. Amos
qu’un roseau donne des leçons de survie à un baobab ? » Amos se souvint d’un autre jour de grande tristesse  : le mariage de
s’amusa de sa véhémence. « Ce qu’il veut dire, c’est qu’on peut Likak. Il lui avait annoncé que Muulé s’était engagé aux côtés de
toujours apprendre d’un plus petit que soi, certaines situations la France et avait rallié Marseille pour y rejoindre son unité. La
nécessitent plus de souplesse que de force. » Esta ne voulut rien jeune fille n’avait pas versé une larme, mais s’était figée telle une
entendre, il la connaissait assez pour savoir qu’elle ne lâcherait goutte d’eau dans le froid glacial, recroquevillée sur elle-même.

28 29
À l’époque, il avait souhaité qu’elle laisse éclater ses pleurs et lui
permette de la consoler. Aujourd’hui non plus, il ne trouvait
ni les mots ni les gestes adéquats. Amos regrettait amèrement
le temps où il pouvait de son affection balayer les ombres qui
obscurcissaient sa vie de petite fille. Ses peines d’adulte la mal-
menaient comme un typhon. Elle résistait de toutes ses forces,
sa petite si courageuse. Il était incapable de lui venir en aide
malgré le désir qu’il en avait. « Je t’en prie, je t’en prie Esta, ne
nous abandonne pas.  » Il priait les mannes de son amie, son
amante, l’amour de sa vie, sa divinité flétrie, dans son cœur à
jamais immortelle, son seul espoir désormais.
2 A lexandre Nyemb, Muulé pour les siens, enfermé
au centre de détention d’Eseka, attendait que ses geôliers
découvrent l’étendue de sa supercherie et statuent sur son sort.
Il revisitait sa vie.
Par pure bravade vis-à-vis de son époux, sa mère, Thérèse
Nyemb, le surnomma Muulé à sa naissance. Le mot était un
diminutif de muulema mwam, qui signifie «  mon cœur  » en
langue douala. Tout commença lorsqu'Alexandre Nyemb père,
alors agent de l’administration coloniale, fut envoyé pour raisons
de service à Nkongsamba, dans la région du Mungo. Il fit le choix
de laisser sa femme et ses deux filles dans son village à lui, sous la
surveillance de ses parents. La séparation ne devait durer que six
mois, le temps de s’installer, puis il ferait venir sa famille. Cela ne
se fit jamais. La ville de Nkongsamba était le fief de bandits de
grands chemins pourchassés par les forces de l’ordre, prétexta-t-il.
Il ne pouvait pas assurer à sa femme et à ses enfants la même sécurité

33
qu’à Pouma. De plus, sa femme devait demeurer au village pour Elle eut un petit sourire, sa réponse resta dans les annales
s’occuper de ses champs de courges, de sa plantation de bananes. de Pouma :
Thérèse Nyemb subit sans broncher les volte-face de son mari. — Vous ne pouvez pas me donner ce qu’un homme donne
Lui, se fiant à cette soumission affichée, renonça définitivement à à une femme, ai-je besoin de vous fournir plus d’explications ?
la faire venir. Il s’installa avec une femme du cru. Chez les Bassas, La situation était tout à fait inhabituelle. Sa belle-mère la
lorsqu’un homme n’avait ni épouse, ni compagne connue, le prit à part :
terme pour le designer était synonyme d’esclave. Pouvait-on être — Je t’ai comprise Nkia wem – ma belle-fille –, mais pourquoi
plus explicite ? Le mot célibataire n’existant même pas dans le rompre l’harmonie de la famille ? Crois-tu être la seule femme de
vocabulaire courant, la notion de célibat, fut-elle géographique, ce village à éprouver des sentiments pour un autre que son époux ?
devenait pure aberration. Un jour, la sœur de Muulé se cassa Permets-moi de vous protéger, les enfants et toi. Fais les choses
le bras en tombant d’un arbre. Elle fut conduite par sa mère avec tact, discernement, nous autres femmes nous épanouissons
à l’hôpital de Sackbayemi, à quelques kilomètres de Pouma. mieux dans l’ombre lorsque nous sortons des sentiers battus.
L’infirmier qui s’occupait d’elle s’appelait Joseph Ndoumbè, — Lui, lorsqu’il est parti et s’est installé avec cette femme,
originaire de la ville de Douala. Muulé suppose que l’histoire quelqu’un lui a-t-il fait la leçon sur la discrétion ? Lui a-t-on parlé
de sa mère avec ce monsieur commença à cette occasion, car un de tact, de discernement ? ironisa Thérèse Nyemb.
peu après cette rencontre, elle prit ses enfants ainsi que quelques — Je comprends, ma fille, redit la belle-mère, d’une voix
affaires et s’installa chez lui, à la consternation générale. À sa belle accommodante, mais as-tu songé à tes enfants ? Que penseront
famille effarée, elle s’expliqua en ces termes : tes filles d’une mère qui se conduit avec tant de légèreté ? Tu dois
—  Je connais nos coutumes, j’accepte les contraintes du réfléchir aux conséquences de tes actes sur tes enfants. Ta propre
mariage. Si mon époux était mort, je serais restée auprès de mère ne te dirait pas autre chose.
vous, en tant que veuve d’un des vôtres, s’il m’avait répudiée, je C’était précisément la chose à ne pas dire.
serais retournée vivre chez mes parents. Il n’a rien fait de tout — Ma mère, répondit l’autre, a été malheureuse dans la
cela, il s’est contenté de décréter une pause dans notre union. maison d’un homme qui n’avait aucune estime pour elle. Il se
Aucune règle précise ne régissant cette situation singulière, je reproduisait allègrement avec toutes les femmes du voisinage, ne
me déclare libre à mon tour de profiter de ce sursis comme il le revenait vers elle que lorsqu’il en avait envie. Je l’ai vue se faner
fait lui-même. bien avant l’âge, mourir à petit feu, minée par des humiliations
—  Mais tu es notre femme, lui répliquèrent-ils, ne nous quotidiennes. Je me suis juré que si j’avais des filles, jamais je
occupons-nous pas assez bien de toi ici, tes enfants et toi man- ne leur donnerais cette image de moi. Je suis mère et femme. Si
quez-vous de quoi que ce soit ? ton fils ne veut plus de la femme en moi, un autre homme en

34 35
qu’à Pouma. De plus, sa femme devait demeurer au village pour Elle eut un petit sourire, sa réponse resta dans les annales
s’occuper de ses champs de courges, de sa plantation de bananes. de Pouma :
Thérèse Nyemb subit sans broncher les volte-face de son mari. — Vous ne pouvez pas me donner ce qu’un homme donne
Lui, se fiant à cette soumission affichée, renonça définitivement à à une femme, ai-je besoin de vous fournir plus d’explications ?
la faire venir. Il s’installa avec une femme du cru. Chez les Bassas, La situation était tout à fait inhabituelle. Sa belle-mère la
lorsqu’un homme n’avait ni épouse, ni compagne connue, le prit à part :
terme pour le designer était synonyme d’esclave. Pouvait-on être — Je t’ai comprise Nkia wem – ma belle-fille –, mais pourquoi
plus explicite ? Le mot célibataire n’existant même pas dans le rompre l’harmonie de la famille ? Crois-tu être la seule femme de
vocabulaire courant, la notion de célibat, fut-elle géographique, ce village à éprouver des sentiments pour un autre que son époux ?
devenait pure aberration. Un jour, la sœur de Muulé se cassa Permets-moi de vous protéger, les enfants et toi. Fais les choses
le bras en tombant d’un arbre. Elle fut conduite par sa mère avec tact, discernement, nous autres femmes nous épanouissons
à l’hôpital de Sackbayemi, à quelques kilomètres de Pouma. mieux dans l’ombre lorsque nous sortons des sentiers battus.
L’infirmier qui s’occupait d’elle s’appelait Joseph Ndoumbè, — Lui, lorsqu’il est parti et s’est installé avec cette femme,
originaire de la ville de Douala. Muulé suppose que l’histoire quelqu’un lui a-t-il fait la leçon sur la discrétion ? Lui a-t-on parlé
de sa mère avec ce monsieur commença à cette occasion, car un de tact, de discernement ? ironisa Thérèse Nyemb.
peu après cette rencontre, elle prit ses enfants ainsi que quelques — Je comprends, ma fille, redit la belle-mère, d’une voix
affaires et s’installa chez lui, à la consternation générale. À sa belle accommodante, mais as-tu songé à tes enfants ? Que penseront
famille effarée, elle s’expliqua en ces termes : tes filles d’une mère qui se conduit avec tant de légèreté ? Tu dois
—  Je connais nos coutumes, j’accepte les contraintes du réfléchir aux conséquences de tes actes sur tes enfants. Ta propre
mariage. Si mon époux était mort, je serais restée auprès de mère ne te dirait pas autre chose.
vous, en tant que veuve d’un des vôtres, s’il m’avait répudiée, je C’était précisément la chose à ne pas dire.
serais retournée vivre chez mes parents. Il n’a rien fait de tout — Ma mère, répondit l’autre, a été malheureuse dans la
cela, il s’est contenté de décréter une pause dans notre union. maison d’un homme qui n’avait aucune estime pour elle. Il se
Aucune règle précise ne régissant cette situation singulière, je reproduisait allègrement avec toutes les femmes du voisinage, ne
me déclare libre à mon tour de profiter de ce sursis comme il le revenait vers elle que lorsqu’il en avait envie. Je l’ai vue se faner
fait lui-même. bien avant l’âge, mourir à petit feu, minée par des humiliations
—  Mais tu es notre femme, lui répliquèrent-ils, ne nous quotidiennes. Je me suis juré que si j’avais des filles, jamais je
occupons-nous pas assez bien de toi ici, tes enfants et toi man- ne leur donnerais cette image de moi. Je suis mère et femme. Si
quez-vous de quoi que ce soit ? ton fils ne veut plus de la femme en moi, un autre homme en

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profitera. Vois-tu mère, je ne me conduis pas avec légèreté, loin Thérèse Nyemb vécut deux ans avec l’infirmier douala sans
de là, j’ai longuement réfléchi. Je ne suis pas une paresseuse, tu le que la famille ne s’en mêle plus que nécessaire. Les filles allaient
sais. Même sans époux, le travail de la terre me permettra de vivre régulièrement chez leur grands-parents ; un semblant d’harmo-
correctement. Je veux que mes filles sachent qu’aucun homme nie s’était institué.
ne peut traiter une femme avec mépris sans conséquence. J’ai Un jour, Alexandre Nyemb, accompagné de son propre père
aimé ton fils, je lui ai donné des enfants, je l’ai traité avec respect, et des aînés de sa famille, alla trouver les parents de son épouse.
considération, je me suis soumise. Comment m’a-t-il remerciée ? — Je suis venu vous dire que mon travail à Nkongsamba
Ma déchéance est un sujet de moquerie sans fin pour les gens de est terminé. Je rentre au village et je vais aller chercher ma
ce village, j’ai bu ma honte jusqu’à plus soif. Je veux que mon femme.
mari expérimente à son tour la morsure de l’humiliation et des Les parents, trop heureux que le scandale qui entachait la
quolibets. Qu’est-ce que je risque ? Que ce nouvel homme ne réputation de la famille prenne fin, l’assurèrent de leur total
veuille plus de moi ? Eh bien, je ne suis pas laide, j’en trouverai soutien. Ils étaient disposés à lui prêter main-forte si leur fille
un autre, ou je vivrai seule, peu m’importe, mais dans la dignité, faisait des difficultés !
mère, car personne ne rira plus de moi, je ne le tolérerai pas. Le lendemain il se rendit au domicile de l’infirmier. Le
Une femme n’est pas un vêtement que vous abandonnez dans couple le reçut dans la cour. Joseph Ndoumbè en homme du
un coin pour le reprendre quand bon vous semble. Moi je ne monde l’invita à entrer, il déclina.
suis pas ce type de femme. De cela, mes filles se souviendront. — Ce ne sera pas long, leur dit-il. Puis il s’adressa à sa
De guerre lasse, la belle-mère tenta de sauver le peu qu’il restait. femme : Ndock wem – ma rebelle –, je suis venu te dire que je
— Laisse au moins les enfants. Ces enfants sont les nôtres, viendrai te chercher samedi prochain, prépare tes affaires.
tu ne peux pas les emmener avec toi. — Tu crois que tu peux débarquer comme ça, et me soulever
— Maman, répondit la mère de Muulé, je ne quitte pas comme un vieux fagot de bois que tu aurais oublié là ?
mon mari, je m’absente puisqu’il est absent. Ces enfants sont — Laisse, Ndock, laisse ça, nous en parlerons quand nous
les vôtres, Sackbayemi n’est pas loin de Pouma, les enfants vien- serons chez nous !
dront vous voir aussi souvent que vous le souhaitez. Dis-lui que — Si je ne voulais plus de toi ? As-tu envisagé cette hypothèse ?
s’il ne veut plus de moi, qu’il vienne me le dire en face, nous — J’ai dit samedi, vers midi, nous viendrons.
parlerons alors de la garde des enfants. Joseph Ndoumbè sentait la situation lui échapper. Le ton
La nouvelle fut transmise à Nyemb Alexandre, le père de de Nyemb était calme, conciliant, presque tendre. Il trouvait par
Muulé qui fit ce commentaire laconique : « Laissez-la tranquille, ailleurs que la voix de sa compagne manquait de fermeté. Il ne
j’irai la chercher quand j’irai la chercher. » savait plus quoi penser.

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profitera. Vois-tu mère, je ne me conduis pas avec légèreté, loin Thérèse Nyemb vécut deux ans avec l’infirmier douala sans
de là, j’ai longuement réfléchi. Je ne suis pas une paresseuse, tu le que la famille ne s’en mêle plus que nécessaire. Les filles allaient
sais. Même sans époux, le travail de la terre me permettra de vivre régulièrement chez leur grands-parents ; un semblant d’harmo-
correctement. Je veux que mes filles sachent qu’aucun homme nie s’était institué.
ne peut traiter une femme avec mépris sans conséquence. J’ai Un jour, Alexandre Nyemb, accompagné de son propre père
aimé ton fils, je lui ai donné des enfants, je l’ai traité avec respect, et des aînés de sa famille, alla trouver les parents de son épouse.
considération, je me suis soumise. Comment m’a-t-il remerciée ? — Je suis venu vous dire que mon travail à Nkongsamba
Ma déchéance est un sujet de moquerie sans fin pour les gens de est terminé. Je rentre au village et je vais aller chercher ma
ce village, j’ai bu ma honte jusqu’à plus soif. Je veux que mon femme.
mari expérimente à son tour la morsure de l’humiliation et des Les parents, trop heureux que le scandale qui entachait la
quolibets. Qu’est-ce que je risque ? Que ce nouvel homme ne réputation de la famille prenne fin, l’assurèrent de leur total
veuille plus de moi ? Eh bien, je ne suis pas laide, j’en trouverai soutien. Ils étaient disposés à lui prêter main-forte si leur fille
un autre, ou je vivrai seule, peu m’importe, mais dans la dignité, faisait des difficultés !
mère, car personne ne rira plus de moi, je ne le tolérerai pas. Le lendemain il se rendit au domicile de l’infirmier. Le
Une femme n’est pas un vêtement que vous abandonnez dans couple le reçut dans la cour. Joseph Ndoumbè en homme du
un coin pour le reprendre quand bon vous semble. Moi je ne monde l’invita à entrer, il déclina.
suis pas ce type de femme. De cela, mes filles se souviendront. — Ce ne sera pas long, leur dit-il. Puis il s’adressa à sa
De guerre lasse, la belle-mère tenta de sauver le peu qu’il restait. femme : Ndock wem – ma rebelle –, je suis venu te dire que je
— Laisse au moins les enfants. Ces enfants sont les nôtres, viendrai te chercher samedi prochain, prépare tes affaires.
tu ne peux pas les emmener avec toi. — Tu crois que tu peux débarquer comme ça, et me soulever
— Maman, répondit la mère de Muulé, je ne quitte pas comme un vieux fagot de bois que tu aurais oublié là ?
mon mari, je m’absente puisqu’il est absent. Ces enfants sont — Laisse, Ndock, laisse ça, nous en parlerons quand nous
les vôtres, Sackbayemi n’est pas loin de Pouma, les enfants vien- serons chez nous !
dront vous voir aussi souvent que vous le souhaitez. Dis-lui que — Si je ne voulais plus de toi ? As-tu envisagé cette hypothèse ?
s’il ne veut plus de moi, qu’il vienne me le dire en face, nous — J’ai dit samedi, vers midi, nous viendrons.
parlerons alors de la garde des enfants. Joseph Ndoumbè sentait la situation lui échapper. Le ton
La nouvelle fut transmise à Nyemb Alexandre, le père de de Nyemb était calme, conciliant, presque tendre. Il trouvait par
Muulé qui fit ce commentaire laconique : « Laissez-la tranquille, ailleurs que la voix de sa compagne manquait de fermeté. Il ne
j’irai la chercher quand j’irai la chercher. » savait plus quoi penser.

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— Mon frère, commença-t-il, la femme a choisi, tu devrais la tienne… » Il ne voulait rien entendre. Il se conduisait comme
en prendre ton parti. s’il ne faisait aucun doute dans son esprit que sa femme lui
— Tu n’es pas mon frère, Monsieur le grand docteur, fit reviendrait. Le jour dit, une délégation composée de la belle
Alexandre Nyemb d’un ton soudain moins amène. Un frère ne famille, de la parentèle de Nyemb et d’un groupe de danseurs,
va pas, à peine débarqué dans un village, choisir sa femme dans arriva chez Joseph Ndoumbè. Le village résonnait de chants,
la maison d’un autre. de cris, les gens dansaient dans la rue comme pour un mariage.
Joseph Ndoumbè se sentit plus à l’aise, il s’attendait à de Thérèse Nyemb attendait son époux devant la porte, ses filles
l’agressivité, était prêt à la bagarre. à ses côtés. Alexandre Nyemb prit par la main ses enfants, tout
— Quel est le fou qui laisse un fruit mûr sans surveillance ce beau monde retourna à Pouma où une grande fête avait
sous prétexte que l’arbre pousse dans sa cour ? Tu as laissé la été préparée. Joseph Ndoumbè n’était pas chez lui quand on
femme, je m’en suis mieux occupé que toi. Tu as le culot de venir vint lui prendre sa compagne. Il avait parfaitement compris la
dans ma maison pour me parler sur ce ton ? menace implicite contenue dans les mots de Nyemb. Il était en
— Ta maison ? répondit l’autre en riant. Ici tu es en pays pays bassa, personne ne prendrait son parti dans cette histoire.
bassa, Monsieur le grand docteur, tout ce village c’est chez moi. Bien au contraire. Ils avaient vécu comme une humiliation son
Souviens-t’en avant d’élever la voix. Le propriétaire du fruit mûr installation avec une femme mariée à l’un des leurs et ne seraient
est revenu, le voleur doit lui rendre son dû. que trop heureux de lui faire payer son audace. Quelques mois
La mère de Muulé interrompit la lutte des ego. plus tard, il demanda à être muté dans une autre région. Cette
— Vous parlez de moi comme si je n’étais pas là ? Quel est histoire insolite aurait pu s’achever là si la mère de Muulé n’avait
votre problème ? Toi qui me traites de fruit, dit-elle s’adressant pas mis au monde un enfant, dans un délai trop court pour que
à Joseph Ndoumbè. Quand tu m’as trouvée, je n’étais pas dans le doute soit balayé. Alexandre Nyemb déclara à tous qu’il était
la rue que je sache, tu ne m’as pas ramassée par terre si ? Et toi... le plus fier des pères de Pouma, le ciel lui avait enfin accordé
Mais Alexandre Nyemb ne la laissa pas finir. le garçon qu’il appelait de ses vœux. Il décida d’appeler son
— À samedi prochain Ndock wem. fils Nyemb Alexandre, il hésita un peu entre II et Fils et opta
Il s’en alla sans plus de façon. Dans les deux villages, Pouma pour Fils. Nyemb Alexandre Fils, il trouvait que ce patronyme
et Sackbayemi, l’excitation était à son comble. Alexandre Nyemb correspondait parfaitement à la noblesse des Nyemb de Pouma.
organisa une grande fête pour accueillir son épouse, au grand La mère de Muulé, dès ses premières heures, le surnomma
dam de sa famille. «  Attends au moins qu’elle soit là. Si elle muulema mwam. Puis Muulé, son petit nom devenu courant,
refuse de revenir, tu imagines la honte ? Et puis nous n’allons que tous, y compris ses grands-parents utilisaient. Tous, hormis
tout de même pas fêter une femme qui s’est comportée comme son père, qui ne l’appela jamais que Fils. Muulema mwam,

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— Mon frère, commença-t-il, la femme a choisi, tu devrais la tienne… » Il ne voulait rien entendre. Il se conduisait comme
en prendre ton parti. s’il ne faisait aucun doute dans son esprit que sa femme lui
— Tu n’es pas mon frère, Monsieur le grand docteur, fit reviendrait. Le jour dit, une délégation composée de la belle
Alexandre Nyemb d’un ton soudain moins amène. Un frère ne famille, de la parentèle de Nyemb et d’un groupe de danseurs,
va pas, à peine débarqué dans un village, choisir sa femme dans arriva chez Joseph Ndoumbè. Le village résonnait de chants,
la maison d’un autre. de cris, les gens dansaient dans la rue comme pour un mariage.
Joseph Ndoumbè se sentit plus à l’aise, il s’attendait à de Thérèse Nyemb attendait son époux devant la porte, ses filles
l’agressivité, était prêt à la bagarre. à ses côtés. Alexandre Nyemb prit par la main ses enfants, tout
— Quel est le fou qui laisse un fruit mûr sans surveillance ce beau monde retourna à Pouma où une grande fête avait
sous prétexte que l’arbre pousse dans sa cour ? Tu as laissé la été préparée. Joseph Ndoumbè n’était pas chez lui quand on
femme, je m’en suis mieux occupé que toi. Tu as le culot de venir vint lui prendre sa compagne. Il avait parfaitement compris la
dans ma maison pour me parler sur ce ton ? menace implicite contenue dans les mots de Nyemb. Il était en
— Ta maison ? répondit l’autre en riant. Ici tu es en pays pays bassa, personne ne prendrait son parti dans cette histoire.
bassa, Monsieur le grand docteur, tout ce village c’est chez moi. Bien au contraire. Ils avaient vécu comme une humiliation son
Souviens-t’en avant d’élever la voix. Le propriétaire du fruit mûr installation avec une femme mariée à l’un des leurs et ne seraient
est revenu, le voleur doit lui rendre son dû. que trop heureux de lui faire payer son audace. Quelques mois
La mère de Muulé interrompit la lutte des ego. plus tard, il demanda à être muté dans une autre région. Cette
— Vous parlez de moi comme si je n’étais pas là ? Quel est histoire insolite aurait pu s’achever là si la mère de Muulé n’avait
votre problème ? Toi qui me traites de fruit, dit-elle s’adressant pas mis au monde un enfant, dans un délai trop court pour que
à Joseph Ndoumbè. Quand tu m’as trouvée, je n’étais pas dans le doute soit balayé. Alexandre Nyemb déclara à tous qu’il était
la rue que je sache, tu ne m’as pas ramassée par terre si ? Et toi... le plus fier des pères de Pouma, le ciel lui avait enfin accordé
Mais Alexandre Nyemb ne la laissa pas finir. le garçon qu’il appelait de ses vœux. Il décida d’appeler son
— À samedi prochain Ndock wem. fils Nyemb Alexandre, il hésita un peu entre II et Fils et opta
Il s’en alla sans plus de façon. Dans les deux villages, Pouma pour Fils. Nyemb Alexandre Fils, il trouvait que ce patronyme
et Sackbayemi, l’excitation était à son comble. Alexandre Nyemb correspondait parfaitement à la noblesse des Nyemb de Pouma.
organisa une grande fête pour accueillir son épouse, au grand La mère de Muulé, dès ses premières heures, le surnomma
dam de sa famille. «  Attends au moins qu’elle soit là. Si elle muulema mwam. Puis Muulé, son petit nom devenu courant,
refuse de revenir, tu imagines la honte ? Et puis nous n’allons que tous, y compris ses grands-parents utilisaient. Tous, hormis
tout de même pas fêter une femme qui s’est comportée comme son père, qui ne l’appela jamais que Fils. Muulema mwam,

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signifie « mon cœur » en langue douala. L’allusion et la bravade la ville de Douala aux Allemands en 1914. L’homme s’établit
étaient formelles, pourtant personne dans le village n’en fit à Eseka avec la charge d’organiser les déplacements de popu-
jamais mention. Exception faite de ce détail, le couple Nyemb lation, de surveiller les camps de travaux forcés créés pour la
semblait s’entendre à merveille et eut encore quatre filles après construction de la route Eseka-Lolodorf et du chemin de fer.
Muulé. Ses camarades à l’école, puis plus tard ses amis de la ville Il annexa, avec la bénédiction de l’autorité coloniale, les terres
et ses collègues l’appelleraient Alexandre, mais pour ses proches environnantes, y construisit une maison comme les indigènes
à l’exception de son père, ceux de son village, sa famille, ses amis n’en avaient jamais vu. Il créa également des plantations de pal-
d’enfance, il resta Muulé. miers à huile, de bananes, devint en peu de temps le « seigneur »
Pour l’heure, il promenait son regard autour de lui. Du d’Eseka et des villages alentour. Une dizaine d’années plus tard, il
sol au plafond, la cellule de Muulé était recouverte d’une sorte fit venir de sa Bretagne natale, une femme aussi petite et menue
de mousse verdâtre, légèrement gluante due à l’humidité et au qu’il était grand et costaud. Elle mourut de malaria, laissant
manque d’entretien. Même les barreaux pourtant solides étaient un fils de deux ans qui hérita, au grand dam de son père, de la
dévorés par la rouille. La pièce empestait l’urine ; le plancher en complexion fragile de sa mère. Pierre Le Gall était plutôt gras.
était maculé. Muulé tenta de se soustraire au dégoût qu’il sentait Le soleil était une malédiction pour sa peau de blond contre
monter en se réfugiant à nouveau dans ses souvenirs. laquelle des années d’Afrique ne l’avaient pas immunisé. Il trans-
Il avait été conduit dans cette prison manu militari, direc- pirait abondamment en visitant ses plantations ou les chantiers
tement de la demeure de son ami Gérard Le Gall dans laquelle qu’il dirigeait. Les villageois le surnommèrent très vite Koo i ngoï
le scandale avait eu lieu. La famille de Gérard s’était installée à – peau de cochon – compte tenu des plaques qui couvraient sa
Eseka entre les deux guerres, lorsque les Français et les Anglais peau rosâtre. Surnom qui au fil du temps devint simplement
avaient remplacé les Allemands en terre camerounaise. Le père Ngoï –  porc. Il n’en sut jamais rien. Il vécut toute sa vie en
Le Gall, après avoir voyagé plusieurs mois à l’intérieur des terres, pays bassa, demanda à y être enterré, mais refusa obstinément
décida de s’installer à Eseka. Le village était accessible grâce à la d’en apprendre le moindre mot. Les indigènes devaient s’élever
ligne de chemin de fer le reliant à Douala. La nouvelle adminis- en parlant la langue française, déclarait-il, et pas les Français
tration coloniale prévoyait d’étendre la voie de chemin de fer s’abaisser à leurs borborygmes de sauvages ! Il se montrait d’une
d’Eseka à Yaoundé et de construire une route vers Douala. Ils grossièreté et d’une brutalité inouïes. Les villageois prirent l’ha-
avaient besoin de colons sur place pour superviser les travaux. bitude de l’agonir d’injures en leur langue chaque fois qu’ils le
Pierre Le Gall était le cadet d’une famille de marins bretons. rencontraient, toujours avec le sourire, en gardant la tête baissée
Engagé dans l’armée à dix-huit ans, il arriva au Cameroun dans et la mine assujettie qu’il exigeait d’eux. Pierre le Gall se vantait
le contingent des troupes françaises et britanniques qui prirent régulièrement de n’avoir aucun problème avec ses indigènes : « Il

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signifie « mon cœur » en langue douala. L’allusion et la bravade la ville de Douala aux Allemands en 1914. L’homme s’établit
étaient formelles, pourtant personne dans le village n’en fit à Eseka avec la charge d’organiser les déplacements de popu-
jamais mention. Exception faite de ce détail, le couple Nyemb lation, de surveiller les camps de travaux forcés créés pour la
semblait s’entendre à merveille et eut encore quatre filles après construction de la route Eseka-Lolodorf et du chemin de fer.
Muulé. Ses camarades à l’école, puis plus tard ses amis de la ville Il annexa, avec la bénédiction de l’autorité coloniale, les terres
et ses collègues l’appelleraient Alexandre, mais pour ses proches environnantes, y construisit une maison comme les indigènes
à l’exception de son père, ceux de son village, sa famille, ses amis n’en avaient jamais vu. Il créa également des plantations de pal-
d’enfance, il resta Muulé. miers à huile, de bananes, devint en peu de temps le « seigneur »
Pour l’heure, il promenait son regard autour de lui. Du d’Eseka et des villages alentour. Une dizaine d’années plus tard, il
sol au plafond, la cellule de Muulé était recouverte d’une sorte fit venir de sa Bretagne natale, une femme aussi petite et menue
de mousse verdâtre, légèrement gluante due à l’humidité et au qu’il était grand et costaud. Elle mourut de malaria, laissant
manque d’entretien. Même les barreaux pourtant solides étaient un fils de deux ans qui hérita, au grand dam de son père, de la
dévorés par la rouille. La pièce empestait l’urine ; le plancher en complexion fragile de sa mère. Pierre Le Gall était plutôt gras.
était maculé. Muulé tenta de se soustraire au dégoût qu’il sentait Le soleil était une malédiction pour sa peau de blond contre
monter en se réfugiant à nouveau dans ses souvenirs. laquelle des années d’Afrique ne l’avaient pas immunisé. Il trans-
Il avait été conduit dans cette prison manu militari, direc- pirait abondamment en visitant ses plantations ou les chantiers
tement de la demeure de son ami Gérard Le Gall dans laquelle qu’il dirigeait. Les villageois le surnommèrent très vite Koo i ngoï
le scandale avait eu lieu. La famille de Gérard s’était installée à – peau de cochon – compte tenu des plaques qui couvraient sa
Eseka entre les deux guerres, lorsque les Français et les Anglais peau rosâtre. Surnom qui au fil du temps devint simplement
avaient remplacé les Allemands en terre camerounaise. Le père Ngoï –  porc. Il n’en sut jamais rien. Il vécut toute sa vie en
Le Gall, après avoir voyagé plusieurs mois à l’intérieur des terres, pays bassa, demanda à y être enterré, mais refusa obstinément
décida de s’installer à Eseka. Le village était accessible grâce à la d’en apprendre le moindre mot. Les indigènes devaient s’élever
ligne de chemin de fer le reliant à Douala. La nouvelle adminis- en parlant la langue française, déclarait-il, et pas les Français
tration coloniale prévoyait d’étendre la voie de chemin de fer s’abaisser à leurs borborygmes de sauvages ! Il se montrait d’une
d’Eseka à Yaoundé et de construire une route vers Douala. Ils grossièreté et d’une brutalité inouïes. Les villageois prirent l’ha-
avaient besoin de colons sur place pour superviser les travaux. bitude de l’agonir d’injures en leur langue chaque fois qu’ils le
Pierre Le Gall était le cadet d’une famille de marins bretons. rencontraient, toujours avec le sourire, en gardant la tête baissée
Engagé dans l’armée à dix-huit ans, il arriva au Cameroun dans et la mine assujettie qu’il exigeait d’eux. Pierre le Gall se vantait
le contingent des troupes françaises et britanniques qui prirent régulièrement de n’avoir aucun problème avec ses indigènes : « Il

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n’y a pas quinze manières de procéder, ces gens-là, ça marche politique malvenue, dangereuse, susceptible d’être mise à profit
à coup de bottes et de trique » aimait-il à répéter. Il vouait une par des puissances belliqueuses. Ils entreprirent un voyage en
haine personnelle, tenace à Mpodol. « Nous planterons sa tête Afrique du Sud et revinrent tout à fait convaincus par le sys-
sur un piquet et toute cette vermine rentrera dans les trous d’où tème d’apartheid mis en place par les Afrikaners. Pierre Le Gall
nous n’aurions jamais dû la sortir. » Il soupirait alors : « L’Afrique avait fait partie du voyage, il était l’un des plus grands partisans
serait tellement plus simple sans les Africains. Nous aurions dû de la méthode sud-africaine. « Lorsque je suis arrivé à Eseka, il
procéder comme les Anglais avec les Indiens, c’était la meilleure n’y avait rien, expliqua-t-il à Muulé ce soir-là, installé dans son
méthode. » Cet entretien avait eu lieu deux ans plus tôt. salon un verre de whisky à la main. J’ai construit des routes,
Le parti de Mpodol, l’Union des Populations du Cameroun œuvré au chemin de fer, j’ai abattu des arbres et mis de grandes
venait d’être interdit par l’administration coloniale. Les parti- plantations à la place, repoussant un peu plus la forêt, ce cloaque
sans, déclarés hors-la-loi, se réfugièrent dans la forêt pour y infâme où se complaisent les indigènes et qui est, somme toute,
continuer leur combat dans la clandestinité et fuir la répres- leur habitat naturel. J’ai construit une école, je leur ai amené le
sion violente dont ils étaient l’objet. Muulé fut convoqué à une progrès et ils voudraient purement et simplement me jeter à la
réunion au sommet à laquelle assistait également Gérard, le fils mer ? J’ai plus de droits sur cette terre que n’importe qui. J’ai fait
de Pierre Le Gall, ainsi que le lieutenant-colonel Lambert en évoluer ce pays moi, Monsieur, je suis un Camerounais. Même
charge de combattre la guérilla et responsable des zones de paci- si je suis Blanc à l’extérieur, je suis plus camerounais que n’im-
fication en pays bassa. Le Gall père n’avait jamais fait mystère porte lequel de ces Nègres là-dehors. » Et de citer Kant : « Les
de ses positions ; son discours ne surprit pas Muulé. Après la Nègres d’Afrique n’ont reçu de la nature aucun sentiment qui
Seconde Guerre mondiale, les peuples africains commencèrent s’élève au-dessus de la niaiserie… » Puis Voltaire : « La plupart
à réclamer leur indépendance. Au Cameroun comme ailleurs, la des Nègres, tous des cafres, sont plongés dans la même stupidité
rébellion en était à ses prémices. La France nouvellement libérée et y croupiront longtemps… » Et d’autres encore pour étayer ses
avait octroyé plus de droits politiques aux peuples colonisés en positions. Se congratulant de la proximité que leurs convictions
abrogeant notamment les lois sur l’indigénat lors du controversé communes établissaient entre ces grands hommes et lui-même.
congrès de Brazzaville en 1944. Les colons vivant au Cameroun, Une vérité si unanimement reconnue, si prestigieusement défen-
qui avaient assuré l’administration du pays sans l’ingérence de due. Qui étaient donc ces rebelles pour la remettre en cause ? Il
la métropole engluée dans la guerre, s’opposaient de tout leur ne décolérait pas. Muulé ne jugea pas utile de lui objecter que
pouvoir à ce qu’ils considéraient comme une grave atteinte à toutes les réalisations dont il s’enorgueillissait étaient l’œuvre des
leurs droits. Encourager les populations indigènes à intervenir indigènes qu’il accablait de son mépris. Il se contenta de l’obser-
dans la vie politique créerait de leur point de vue une conscience ver tandis qu’il vociférait sa haine, postillonnant son whisky, et

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n’y a pas quinze manières de procéder, ces gens-là, ça marche politique malvenue, dangereuse, susceptible d’être mise à profit
à coup de bottes et de trique » aimait-il à répéter. Il vouait une par des puissances belliqueuses. Ils entreprirent un voyage en
haine personnelle, tenace à Mpodol. « Nous planterons sa tête Afrique du Sud et revinrent tout à fait convaincus par le sys-
sur un piquet et toute cette vermine rentrera dans les trous d’où tème d’apartheid mis en place par les Afrikaners. Pierre Le Gall
nous n’aurions jamais dû la sortir. » Il soupirait alors : « L’Afrique avait fait partie du voyage, il était l’un des plus grands partisans
serait tellement plus simple sans les Africains. Nous aurions dû de la méthode sud-africaine. « Lorsque je suis arrivé à Eseka, il
procéder comme les Anglais avec les Indiens, c’était la meilleure n’y avait rien, expliqua-t-il à Muulé ce soir-là, installé dans son
méthode. » Cet entretien avait eu lieu deux ans plus tôt. salon un verre de whisky à la main. J’ai construit des routes,
Le parti de Mpodol, l’Union des Populations du Cameroun œuvré au chemin de fer, j’ai abattu des arbres et mis de grandes
venait d’être interdit par l’administration coloniale. Les parti- plantations à la place, repoussant un peu plus la forêt, ce cloaque
sans, déclarés hors-la-loi, se réfugièrent dans la forêt pour y infâme où se complaisent les indigènes et qui est, somme toute,
continuer leur combat dans la clandestinité et fuir la répres- leur habitat naturel. J’ai construit une école, je leur ai amené le
sion violente dont ils étaient l’objet. Muulé fut convoqué à une progrès et ils voudraient purement et simplement me jeter à la
réunion au sommet à laquelle assistait également Gérard, le fils mer ? J’ai plus de droits sur cette terre que n’importe qui. J’ai fait
de Pierre Le Gall, ainsi que le lieutenant-colonel Lambert en évoluer ce pays moi, Monsieur, je suis un Camerounais. Même
charge de combattre la guérilla et responsable des zones de paci- si je suis Blanc à l’extérieur, je suis plus camerounais que n’im-
fication en pays bassa. Le Gall père n’avait jamais fait mystère porte lequel de ces Nègres là-dehors. » Et de citer Kant : « Les
de ses positions ; son discours ne surprit pas Muulé. Après la Nègres d’Afrique n’ont reçu de la nature aucun sentiment qui
Seconde Guerre mondiale, les peuples africains commencèrent s’élève au-dessus de la niaiserie… » Puis Voltaire : « La plupart
à réclamer leur indépendance. Au Cameroun comme ailleurs, la des Nègres, tous des cafres, sont plongés dans la même stupidité
rébellion en était à ses prémices. La France nouvellement libérée et y croupiront longtemps… » Et d’autres encore pour étayer ses
avait octroyé plus de droits politiques aux peuples colonisés en positions. Se congratulant de la proximité que leurs convictions
abrogeant notamment les lois sur l’indigénat lors du controversé communes établissaient entre ces grands hommes et lui-même.
congrès de Brazzaville en 1944. Les colons vivant au Cameroun, Une vérité si unanimement reconnue, si prestigieusement défen-
qui avaient assuré l’administration du pays sans l’ingérence de due. Qui étaient donc ces rebelles pour la remettre en cause ? Il
la métropole engluée dans la guerre, s’opposaient de tout leur ne décolérait pas. Muulé ne jugea pas utile de lui objecter que
pouvoir à ce qu’ils considéraient comme une grave atteinte à toutes les réalisations dont il s’enorgueillissait étaient l’œuvre des
leurs droits. Encourager les populations indigènes à intervenir indigènes qu’il accablait de son mépris. Il se contenta de l’obser-
dans la vie politique créerait de leur point de vue une conscience ver tandis qu’il vociférait sa haine, postillonnant son whisky, et

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pensa que le porc n’avait jamais si bien mérité son surnom. Il Muulé l’avait écouté en silence, son sang se glaçant au fur
s’impatientait, pressé de voir ses hôtes en venir aux raisons de et à mesure de la discussion. Il venait seulement de comprendre
son invitation. Pierre Le Gall le fit à sa manière. Après avoir qu’ils tueraient Mpodol, sans aucun doute possible. Il ne laisse-
débarrassé le pays des rebelles responsables des troubles actuels, rait jamais faire une chose pareille et lui vivant, les Camerounais
la puissance coloniale offrirait aux Camerounais la liberté pour continueraient de résister. Si Mpodol venait à mourir, la résis-
laquelle ils avaient tant lutté, et sacrifié leur vie pour certains tance se poursuivrait sans doute quelque temps, mais elle
d’entre eux. La leur offrirait, oui, en cadeau, pour preuve de la s’essoufflerait rapidement. L’opinion internationale de même
mansuétude et de la grande générosité de la France bien peu que la majorité des Camerounais ne comprendraient pas pour-
rancunière. Ils mettraient à la tête du pays un homme à leur quoi ils devraient soutenir les rebelles une fois l’indépendance
solde et pourraient ainsi rester aux commandes. Demeurer les obtenue. L’occupant avait affiché ses positions jusqu’ici parce
seuls maîtres à bord d’un Cameroun apaisé par une indépen- qu’il n’avait rencontré aucune résistance réelle. Il avait perdu
dance de façade. La communauté internationale n’aurait plus les unes après les autres toutes les batailles qu’il avait dû livrer
rien à dire, de même que les rebelles camerounais. Il proposa pour maintenir son pouvoir. Ce parti pris n’était plus tenable.
à Muulé d’être cet homme providentiel. Le lieutenant-colonel Le monde changeait, les combats pour la liberté se soldaient
Lambert prit la parole et, moins virulent que Le Gall, tenta de par des massacres de populations désormais indéfendables, les
lui expliquer les choses en y mettant les formes. Dans sa bouche, rebellions locales réduisaient de façon drastique les profits tirés
il s’agissait d’un acte d’humanité prouvant l’attachement de la de l’annexion des territoires lointains. La France n’avait plus les
France à ce territoire. Il fallait mettre en place une transition moyens financiers de préserver son empire colonial, et la justi-
maîtrisée, apaiser les populations en attendant de former des fication morale s’effritait devant la réalité des luttes des peuples
dirigeants compétents. « Pour un comme vous, éduqué, ouvert pour leur indépendance. Ils changeaient de stratégie. Ce qu’ils ne
au monde, combien y en a-t-il qui savent à peine lire et écrire ? pouvaient se permettre au grand jour, ils le feraient dans l’ombre.
Nous avons besoin de personnes de votre trempe aux com- Le responsable militaire continua :
mandes de ce pays. » — Nous avons besoin d’un dirigeant bassa, afin de calmer les
Muulé ne s’y trompa aucunement. Le discours de Le Gall populations de cette région. Vous êtes d’ici, vous jouissez d’une
avait au moins le mérite de la sincérité. Déjà bien éméché, ce bonne réputation. Une fois que Um Nyobè sera hors circuit,
dernier tonna : « Ils veulent l’indépendance, eh bien ils l’auront, vous offrirez à votre peuple l’indépendance, vous reprendrez le
mais à nos conditions. Nous mettrons en place les termes de flambeau d’un Cameroun différent, qu’en dites-vous ?
notre collaboration avec le nouveau gouvernement. Variation Muulé repoussa son whisky et demanda un verre d’eau
sur le même thème… » qu’il but lentement, s’efforçant courageusement d’avaler chaque

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pensa que le porc n’avait jamais si bien mérité son surnom. Il Muulé l’avait écouté en silence, son sang se glaçant au fur
s’impatientait, pressé de voir ses hôtes en venir aux raisons de et à mesure de la discussion. Il venait seulement de comprendre
son invitation. Pierre Le Gall le fit à sa manière. Après avoir qu’ils tueraient Mpodol, sans aucun doute possible. Il ne laisse-
débarrassé le pays des rebelles responsables des troubles actuels, rait jamais faire une chose pareille et lui vivant, les Camerounais
la puissance coloniale offrirait aux Camerounais la liberté pour continueraient de résister. Si Mpodol venait à mourir, la résis-
laquelle ils avaient tant lutté, et sacrifié leur vie pour certains tance se poursuivrait sans doute quelque temps, mais elle
d’entre eux. La leur offrirait, oui, en cadeau, pour preuve de la s’essoufflerait rapidement. L’opinion internationale de même
mansuétude et de la grande générosité de la France bien peu que la majorité des Camerounais ne comprendraient pas pour-
rancunière. Ils mettraient à la tête du pays un homme à leur quoi ils devraient soutenir les rebelles une fois l’indépendance
solde et pourraient ainsi rester aux commandes. Demeurer les obtenue. L’occupant avait affiché ses positions jusqu’ici parce
seuls maîtres à bord d’un Cameroun apaisé par une indépen- qu’il n’avait rencontré aucune résistance réelle. Il avait perdu
dance de façade. La communauté internationale n’aurait plus les unes après les autres toutes les batailles qu’il avait dû livrer
rien à dire, de même que les rebelles camerounais. Il proposa pour maintenir son pouvoir. Ce parti pris n’était plus tenable.
à Muulé d’être cet homme providentiel. Le lieutenant-colonel Le monde changeait, les combats pour la liberté se soldaient
Lambert prit la parole et, moins virulent que Le Gall, tenta de par des massacres de populations désormais indéfendables, les
lui expliquer les choses en y mettant les formes. Dans sa bouche, rebellions locales réduisaient de façon drastique les profits tirés
il s’agissait d’un acte d’humanité prouvant l’attachement de la de l’annexion des territoires lointains. La France n’avait plus les
France à ce territoire. Il fallait mettre en place une transition moyens financiers de préserver son empire colonial, et la justi-
maîtrisée, apaiser les populations en attendant de former des fication morale s’effritait devant la réalité des luttes des peuples
dirigeants compétents. « Pour un comme vous, éduqué, ouvert pour leur indépendance. Ils changeaient de stratégie. Ce qu’ils ne
au monde, combien y en a-t-il qui savent à peine lire et écrire ? pouvaient se permettre au grand jour, ils le feraient dans l’ombre.
Nous avons besoin de personnes de votre trempe aux com- Le responsable militaire continua :
mandes de ce pays. » — Nous avons besoin d’un dirigeant bassa, afin de calmer les
Muulé ne s’y trompa aucunement. Le discours de Le Gall populations de cette région. Vous êtes d’ici, vous jouissez d’une
avait au moins le mérite de la sincérité. Déjà bien éméché, ce bonne réputation. Une fois que Um Nyobè sera hors circuit,
dernier tonna : « Ils veulent l’indépendance, eh bien ils l’auront, vous offrirez à votre peuple l’indépendance, vous reprendrez le
mais à nos conditions. Nous mettrons en place les termes de flambeau d’un Cameroun différent, qu’en dites-vous ?
notre collaboration avec le nouveau gouvernement. Variation Muulé repoussa son whisky et demanda un verre d’eau
sur le même thème… » qu’il but lentement, s’efforçant courageusement d’avaler chaque

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gorgée sans rien laisser paraître de son malaise. Il pensait connaître — Pourquoi ne pas rester pour la nuit, lui proposa Le Gall,
le sens du mot ignominie. Il venait de s’apercevoir qu’il n’en avait ce ne sont pas les chambres qui manquent.
aucune idée avant cette discussion. Le calme était revenu dans — C’est gentil, mais je profite de mon passage ici pour aller
la pièce, chacun guettait sa réponse... « Ou comment je vends rendre une visite à ma mère à Nkoloumba.
mon âme au Diable, pensa-t-il, foutu libre arbitre ! » — J’ai entendu dire que tu lui avais construit une belle petite
— J’ai besoin d’un peu de temps pour réfléchir, dit-il enfin. maison en effet. Tu peux y aller demain, il fera jour. Les routes ne
— De temps ? hurla Le Gall, c’est précisément ce qui nous sont pas sûres en ce moment à cause de ces bandits de rebelles,
manque le plus, le temps. Nous t’offrons d’entrer dans l’His- insista Le Gall.
toire comme l’homme qui a négocié l’indépendance de ton — Ne vous en faites pas pour moi Monsieur, c’est soir de
pays. Nous t’offrons la gloire, la richesse car nous saurons être pleine lune et la route n’est pas bien longue, dit Muulé qui, déjà
généreux, crois-moi, et toi tu demandes un temps de réflexion ? debout, se dirigeait vers la porte.
Peut-être n’as-tu pas de couilles finalement. Pas étonnant que — Je te raccompagne lui dit Gérard se levant à son tour.
tu fricotes avec mon vaurien de fils. Les deux hommes roulèrent silencieusement. Les quatre
Gérard Le Gall qui n’avait pas dit un mot durant l’échange kilomètres qui séparaient Eseka de Nkoloumba, le village natal
se tassa encore plus dans son fauteuil. de Thérèse Nyemb, où elle avait choisi de s’installer à la mort
— Pierre a raison sur ce point Alexandre, nous manquons de son époux, semblèrent une éternité à Muulé. Ici, la forêt
singulièrement de temps, argumenta le lieutenant-colonel d’antan avait été presque totalement détruite par les grandes
Lambert, un peu embarrassé par les sorties de son allié du plantations de palmiers et de bananes plantains. La saison sèche
moment. Nous ne laisserons aucun répit aux rebelles, nous avait brûlé l’herbe aux abords de la route. Les pneus de la jeep
les traquerons sans relâche et les débusquerons jusqu’au der- soulevaient une abondante poussière rouge qui retombait en
nier. Je vais être franc avec vous. Plus cette action dure dans volutes ocre sur les façades des cases alentour et sur le linge mis
le temps, plus nous courons le risque que la fameuse commu- à sécher dehors que les femmes avaient négligé de rentrer à la
nauté internationale, qui ne comprend rien aux affaires locales tombée de la nuit. Le village sous les rayons de la lune prenait
et s’empresse de tirer des conclusions hâtives voire fausses, ne un aspect irréel et inquiétant. Mais ce ne sont pas les esprits
dénature la réalité de ce que nous tâchons d’accomplir. Tout nocturnes qui préoccupaient Muulé. À travers les vitres de la
cela ne doit en aucun cas transparaître, si ce n’est pour diffu- voiture, il regardait défiler les cases en terre battue coiffées de
ser notre version par nos propres canaux. Ne tardez pas trop à leur toit de chaume brûlé par le soleil et sentait monter en lui
nous répondre. une indicible terreur. «  Que vont devenir ces gens, ce pays,
— Entendu, réussit à articuler Muulé avant de prendre congé. qu’allons-nous tous devenir ? »

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gorgée sans rien laisser paraître de son malaise. Il pensait connaître — Pourquoi ne pas rester pour la nuit, lui proposa Le Gall,
le sens du mot ignominie. Il venait de s’apercevoir qu’il n’en avait ce ne sont pas les chambres qui manquent.
aucune idée avant cette discussion. Le calme était revenu dans — C’est gentil, mais je profite de mon passage ici pour aller
la pièce, chacun guettait sa réponse... « Ou comment je vends rendre une visite à ma mère à Nkoloumba.
mon âme au Diable, pensa-t-il, foutu libre arbitre ! » — J’ai entendu dire que tu lui avais construit une belle petite
— J’ai besoin d’un peu de temps pour réfléchir, dit-il enfin. maison en effet. Tu peux y aller demain, il fera jour. Les routes ne
— De temps ? hurla Le Gall, c’est précisément ce qui nous sont pas sûres en ce moment à cause de ces bandits de rebelles,
manque le plus, le temps. Nous t’offrons d’entrer dans l’His- insista Le Gall.
toire comme l’homme qui a négocié l’indépendance de ton — Ne vous en faites pas pour moi Monsieur, c’est soir de
pays. Nous t’offrons la gloire, la richesse car nous saurons être pleine lune et la route n’est pas bien longue, dit Muulé qui, déjà
généreux, crois-moi, et toi tu demandes un temps de réflexion ? debout, se dirigeait vers la porte.
Peut-être n’as-tu pas de couilles finalement. Pas étonnant que — Je te raccompagne lui dit Gérard se levant à son tour.
tu fricotes avec mon vaurien de fils. Les deux hommes roulèrent silencieusement. Les quatre
Gérard Le Gall qui n’avait pas dit un mot durant l’échange kilomètres qui séparaient Eseka de Nkoloumba, le village natal
se tassa encore plus dans son fauteuil. de Thérèse Nyemb, où elle avait choisi de s’installer à la mort
— Pierre a raison sur ce point Alexandre, nous manquons de son époux, semblèrent une éternité à Muulé. Ici, la forêt
singulièrement de temps, argumenta le lieutenant-colonel d’antan avait été presque totalement détruite par les grandes
Lambert, un peu embarrassé par les sorties de son allié du plantations de palmiers et de bananes plantains. La saison sèche
moment. Nous ne laisserons aucun répit aux rebelles, nous avait brûlé l’herbe aux abords de la route. Les pneus de la jeep
les traquerons sans relâche et les débusquerons jusqu’au der- soulevaient une abondante poussière rouge qui retombait en
nier. Je vais être franc avec vous. Plus cette action dure dans volutes ocre sur les façades des cases alentour et sur le linge mis
le temps, plus nous courons le risque que la fameuse commu- à sécher dehors que les femmes avaient négligé de rentrer à la
nauté internationale, qui ne comprend rien aux affaires locales tombée de la nuit. Le village sous les rayons de la lune prenait
et s’empresse de tirer des conclusions hâtives voire fausses, ne un aspect irréel et inquiétant. Mais ce ne sont pas les esprits
dénature la réalité de ce que nous tâchons d’accomplir. Tout nocturnes qui préoccupaient Muulé. À travers les vitres de la
cela ne doit en aucun cas transparaître, si ce n’est pour diffu- voiture, il regardait défiler les cases en terre battue coiffées de
ser notre version par nos propres canaux. Ne tardez pas trop à leur toit de chaume brûlé par le soleil et sentait monter en lui
nous répondre. une indicible terreur. «  Que vont devenir ces gens, ce pays,
— Entendu, réussit à articuler Muulé avant de prendre congé. qu’allons-nous tous devenir ? »

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— Si ce n’est pas toi, ce sera quelqu’un d’autre, lui dit l’extérieur. Tu le sais, plusieurs leaders de l’UPC se sont déjà
Gérard, le tirant de sa sombre rêverie. réfugiés à l’étranger. Corinne a des contacts un peu partout en
— Je te demande pardon ? réagit Muulé. Europe, je peux t’exfiltrer toi. Pour Mpodol, ce sera plus dan-
— Écoute, je n’approuve pas. Tu me connais, tu sais à quel gereux, plus délicat, mais nous pouvons tenter le coup. Tu n’as
point je hais mon père et ceux qui partagent ses idées répu- qu’un mot à dire. Tu sais que je ferai cela pour toi. Mais si tu
gnantes. Mais ils ne renonceront pas. Cela fait des années qu’ils restes, tu devras collaborer avec eux sous peine de mort, et lui, il
essaient de créer un contre-pouvoir dans la région afin de contre- est condamné à plus ou moins brève échéance. Comprends-tu ?
carrer l’ascension de l’UPC en pays bassa. S’ils n’arrivent pas à Muulé garda le regard fixé sur le paysage. Oui, il connais-
t’avoir, ils choisiront quelqu’un de moins scrupuleux, de plus sait Gérard Le Gall. Ils se fréquentaient enfants, lorsque Muulé
malléable, ensuite ils te détruiront. Tu en sais beaucoup trop, tu venait en vacances dans sa famille maternelle. Tous ici connais-
as trop de connexions avec l’étranger. Si tu n’es pas avec eux, ils saient le fils Le Gall, qui jouait dans la poussière et grimpait aux
considéreront que tu représentes un danger pour leurs intérêts arbres avec les enfants du village dès que son père s’absentait et
et te feront disparaître. n’osait pas vous saluer lorsqu’il était en sa compagnie. Lors de ses
— Après Le Gall père alias le porc, dans le rôle du mauvais fugues, Gérard enlevait ses vêtements soigneusement repassés,
flic, j’ai droit au discours plus conciliant de Le Gall fils mais la les confiait à une des mamans qui lui prêtait en échange un short
finalité est la même, n’est-ce pas ? ironisa Muulé. Tu n’approuves troué, un tee-shirt délavé avant de le laisser rejoindre ses cama-
pas, prétends-tu, pourtant je ne t’ai pas entendu dire un mot rades de jeu. À la fin de la journée, après l’avoir dûment baigné
pour réfuter leurs arguments tout à l’heure. et savonné, elles lui remettaient ses vêtements princiers avant
— Tu ne les connais pas aussi bien que moi. Je ne peux rien de le renvoyer propre comme un sou neuf à sa prison dorée. La
dire, rien faire. Les ordres viennent d’en haut. Les colons et le mort prématurée de sa mère ainsi que la cruauté assumée de son
gouvernement ont enfin trouvé leur modus operandi dans ce père avait fait de Gérard le petit protégé des mamans d’ici. Elles
pays. Ils ne se laisseront pas distraire, ne toléreront aucun obs- s’extasiaient sur ses beaux cheveux blonds, sur ses yeux clairs, le
tacle sur leur chemin. Que ce soit toi ou moi, ils nous écraseront gavaient : « Mange, mais mange donc, tu es si maigre » lui répé-
comme des insectes. Alors dis-moi ce que je peux faire. taient-elles. Même lorsque Pierre Le Gall rentrait à l’improviste,
Gérard Le Gall arrêta son véhicule devant la maison de la il y avait toujours un enfant qui déboulait hors d’haleine pour
mère de Muulé. prévenir que son gros 4x4 avait été vu à quelques kilomètres de
— Dis-moi comment vous aider, reprit-il. J’ai des amis à là : « Le porc arrive, le porc arrive ! » Une, deux, trois paires de
Paris, des personnes qui vous écouteront. Là-bas peut-être, vous mains s’empressaient alors de rendre à Gérard son apparence
serez plus en sécurité qu’ici. Vous pourrez mener la lutte de d’enfant modèle et de le ramener chez lui. Il parlait couramment

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— Si ce n’est pas toi, ce sera quelqu’un d’autre, lui dit l’extérieur. Tu le sais, plusieurs leaders de l’UPC se sont déjà
Gérard, le tirant de sa sombre rêverie. réfugiés à l’étranger. Corinne a des contacts un peu partout en
— Je te demande pardon ? réagit Muulé. Europe, je peux t’exfiltrer toi. Pour Mpodol, ce sera plus dan-
— Écoute, je n’approuve pas. Tu me connais, tu sais à quel gereux, plus délicat, mais nous pouvons tenter le coup. Tu n’as
point je hais mon père et ceux qui partagent ses idées répu- qu’un mot à dire. Tu sais que je ferai cela pour toi. Mais si tu
gnantes. Mais ils ne renonceront pas. Cela fait des années qu’ils restes, tu devras collaborer avec eux sous peine de mort, et lui, il
essaient de créer un contre-pouvoir dans la région afin de contre- est condamné à plus ou moins brève échéance. Comprends-tu ?
carrer l’ascension de l’UPC en pays bassa. S’ils n’arrivent pas à Muulé garda le regard fixé sur le paysage. Oui, il connais-
t’avoir, ils choisiront quelqu’un de moins scrupuleux, de plus sait Gérard Le Gall. Ils se fréquentaient enfants, lorsque Muulé
malléable, ensuite ils te détruiront. Tu en sais beaucoup trop, tu venait en vacances dans sa famille maternelle. Tous ici connais-
as trop de connexions avec l’étranger. Si tu n’es pas avec eux, ils saient le fils Le Gall, qui jouait dans la poussière et grimpait aux
considéreront que tu représentes un danger pour leurs intérêts arbres avec les enfants du village dès que son père s’absentait et
et te feront disparaître. n’osait pas vous saluer lorsqu’il était en sa compagnie. Lors de ses
— Après Le Gall père alias le porc, dans le rôle du mauvais fugues, Gérard enlevait ses vêtements soigneusement repassés,
flic, j’ai droit au discours plus conciliant de Le Gall fils mais la les confiait à une des mamans qui lui prêtait en échange un short
finalité est la même, n’est-ce pas ? ironisa Muulé. Tu n’approuves troué, un tee-shirt délavé avant de le laisser rejoindre ses cama-
pas, prétends-tu, pourtant je ne t’ai pas entendu dire un mot rades de jeu. À la fin de la journée, après l’avoir dûment baigné
pour réfuter leurs arguments tout à l’heure. et savonné, elles lui remettaient ses vêtements princiers avant
— Tu ne les connais pas aussi bien que moi. Je ne peux rien de le renvoyer propre comme un sou neuf à sa prison dorée. La
dire, rien faire. Les ordres viennent d’en haut. Les colons et le mort prématurée de sa mère ainsi que la cruauté assumée de son
gouvernement ont enfin trouvé leur modus operandi dans ce père avait fait de Gérard le petit protégé des mamans d’ici. Elles
pays. Ils ne se laisseront pas distraire, ne toléreront aucun obs- s’extasiaient sur ses beaux cheveux blonds, sur ses yeux clairs, le
tacle sur leur chemin. Que ce soit toi ou moi, ils nous écraseront gavaient : « Mange, mais mange donc, tu es si maigre » lui répé-
comme des insectes. Alors dis-moi ce que je peux faire. taient-elles. Même lorsque Pierre Le Gall rentrait à l’improviste,
Gérard Le Gall arrêta son véhicule devant la maison de la il y avait toujours un enfant qui déboulait hors d’haleine pour
mère de Muulé. prévenir que son gros 4x4 avait été vu à quelques kilomètres de
— Dis-moi comment vous aider, reprit-il. J’ai des amis à là : « Le porc arrive, le porc arrive ! » Une, deux, trois paires de
Paris, des personnes qui vous écouteront. Là-bas peut-être, vous mains s’empressaient alors de rendre à Gérard son apparence
serez plus en sécurité qu’ici. Vous pourrez mener la lutte de d’enfant modèle et de le ramener chez lui. Il parlait couramment

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la langue bassa et n’ignorait rien de la haine féroce que les vil- Muulé hésitait à lui accorder totalement sa confiance. Il l’aurait
lageois vouaient à son père. Il semblait en tirer une satisfaction volontiers fait s’il ne s’était agi que de sa propre vie, mais là, trop
toute personnelle. Les liens entre les deux hommes s’étaient res- de personnes dépendaient de sa discrétion, trop d’intérêts dont
serrés pendant les deux années d’études que Muulé avait passées il n’était que le gardien.
à Paris après la guerre. Gérard était apparu une bouteille de gin à — Je dois y aller, se contenta-t-il de répliquer.
la main, l’apostrophant en langue bassa en plein restaurant uni- — Qui que tu doives joindre, fais-le ce soir. Ils s’attendaient
versitaire, alors qu’il peinait sur son assiette de salsifis en rêvant à ce que tu dormes chez mon père, ils ne sont pas organisés. Dès
d’un bon ndomba de poisson d’eau douce : « Comment ça va demain, sache qu’ils t’accoleront un de leurs espions. Vos rangs
vieux frère, je te cherche depuis des semaines. » Muulé avait eu pullulent de traîtres à leur solde. Sois prudent.
l’impression qu’un bout de sa terre natale avait fait le voyage dans Thérèse Nyemb, la mère de Muulé, sortit de la maison atti-
le seul but de le consoler de sa solitude. Les deux jeunes gens rée par le bruit de moteur.
s’étaient jetés dans les bras l’un de l’autre et avaient entamé une — Gérard s’écria-t-elle en le prenant dans ses bras. Comment
convervation en bassa à la stupéfaction générale. vas-tu ? Et comment va ma belle-fille ajouta-t-elle faisant réfé-
« Mon frère, lui avait dit Muulé tout sourire, je n’ai jamais rence à Corinne.
été aussi heureux de revoir quelqu’un. » Gérard lui avait alors — Elle va bien Hiini – petite mère.
présenté sa fiancée d’alors, Corinne. À Paris, ils étaient amis Lorsque son épouse était arrivée, il avait fait le tour des
et même davantage. Ici, dans ce climat propice à la méfiance, cases afin de la présenter à toutes ces femmes qui à ses yeux
au repli sur soi, alors que les coups et les trahisons venaient de avaient sauvé son enfance du désespoir. Elle s’était étonnée qu’il
partout, pouvait-il se permettre de lui accorder une confiance les appelle toutes «  maman  ». «  Ce serait impoli de nommer
totale ? De montrer clairement son jeu au fils du porc ? Muulé autrement une femme de la génération de ta propre mère dans ce
n’avait jamais évoqué avec lui son rôle dans le mouvement. Que village, et vois-tu, je n’ai pas eu d’autres mères qu’elles. » « Alors,
Gérard en ait deviné la teneur et l’importance ne faisait aucun ce sera maman pour moi aussi, avait-elle décidé. »
doute, de même que Muulé ne doutait pas de sa sympathie — Ne restez pas dehors, ajouta la vieille dame, viens donc
étayée par un soutien aussi discret qu’efficace. Il lui faisait des partager notre repas Gérard.
comptes rendus circonstanciés des réunions tenus par les colons, — Il doit y aller, il est attendu.
lui signalant les complots fomentés contre Mpodol, les plans de Le ton de Muulé n’admettait aucune réplique.
l’occupant pour déstabiliser la rébellion. Sans que rien n’ait été — Alors, reviens me voir bientôt, hein Gérard, ne m’aban-
expressément statué entre eux, Gérard était au fil des ans, devenu donne pas trop longtemps. N’attends pas mes funérailles pour
son meilleur informateur et son ami le plus proche. Malgré cela, venir me rendre visite.

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la langue bassa et n’ignorait rien de la haine féroce que les vil- Muulé hésitait à lui accorder totalement sa confiance. Il l’aurait
lageois vouaient à son père. Il semblait en tirer une satisfaction volontiers fait s’il ne s’était agi que de sa propre vie, mais là, trop
toute personnelle. Les liens entre les deux hommes s’étaient res- de personnes dépendaient de sa discrétion, trop d’intérêts dont
serrés pendant les deux années d’études que Muulé avait passées il n’était que le gardien.
à Paris après la guerre. Gérard était apparu une bouteille de gin à — Je dois y aller, se contenta-t-il de répliquer.
la main, l’apostrophant en langue bassa en plein restaurant uni- — Qui que tu doives joindre, fais-le ce soir. Ils s’attendaient
versitaire, alors qu’il peinait sur son assiette de salsifis en rêvant à ce que tu dormes chez mon père, ils ne sont pas organisés. Dès
d’un bon ndomba de poisson d’eau douce : « Comment ça va demain, sache qu’ils t’accoleront un de leurs espions. Vos rangs
vieux frère, je te cherche depuis des semaines. » Muulé avait eu pullulent de traîtres à leur solde. Sois prudent.
l’impression qu’un bout de sa terre natale avait fait le voyage dans Thérèse Nyemb, la mère de Muulé, sortit de la maison atti-
le seul but de le consoler de sa solitude. Les deux jeunes gens rée par le bruit de moteur.
s’étaient jetés dans les bras l’un de l’autre et avaient entamé une — Gérard s’écria-t-elle en le prenant dans ses bras. Comment
convervation en bassa à la stupéfaction générale. vas-tu ? Et comment va ma belle-fille ajouta-t-elle faisant réfé-
« Mon frère, lui avait dit Muulé tout sourire, je n’ai jamais rence à Corinne.
été aussi heureux de revoir quelqu’un. » Gérard lui avait alors — Elle va bien Hiini – petite mère.
présenté sa fiancée d’alors, Corinne. À Paris, ils étaient amis Lorsque son épouse était arrivée, il avait fait le tour des
et même davantage. Ici, dans ce climat propice à la méfiance, cases afin de la présenter à toutes ces femmes qui à ses yeux
au repli sur soi, alors que les coups et les trahisons venaient de avaient sauvé son enfance du désespoir. Elle s’était étonnée qu’il
partout, pouvait-il se permettre de lui accorder une confiance les appelle toutes «  maman  ». «  Ce serait impoli de nommer
totale ? De montrer clairement son jeu au fils du porc ? Muulé autrement une femme de la génération de ta propre mère dans ce
n’avait jamais évoqué avec lui son rôle dans le mouvement. Que village, et vois-tu, je n’ai pas eu d’autres mères qu’elles. » « Alors,
Gérard en ait deviné la teneur et l’importance ne faisait aucun ce sera maman pour moi aussi, avait-elle décidé. »
doute, de même que Muulé ne doutait pas de sa sympathie — Ne restez pas dehors, ajouta la vieille dame, viens donc
étayée par un soutien aussi discret qu’efficace. Il lui faisait des partager notre repas Gérard.
comptes rendus circonstanciés des réunions tenus par les colons, — Il doit y aller, il est attendu.
lui signalant les complots fomentés contre Mpodol, les plans de Le ton de Muulé n’admettait aucune réplique.
l’occupant pour déstabiliser la rébellion. Sans que rien n’ait été — Alors, reviens me voir bientôt, hein Gérard, ne m’aban-
expressément statué entre eux, Gérard était au fil des ans, devenu donne pas trop longtemps. N’attends pas mes funérailles pour
son meilleur informateur et son ami le plus proche. Malgré cela, venir me rendre visite.

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L’expression de Thérèse Nyemb changea dès qu’elle se à la réprobation de l’un ou l’autre camp. L’unique raison pour
retrouva seule avec son fils à l’abri de sa maison. laquelle les partisans ignorants de son statut ne se montraient
— Qui est mort ? le pressa-t-elle en voyant sa mine défaite, pas plus agressifs envers Muulé, était sa proximité avec son oncle
as-tu des nouvelles de Mpodol ? Amos, grand résistant et ami personnel de Mpodol. L’appel de
Muulé ne répondit pas et elle n’insista pas. Elle le voyait Muulé interrompit ses pensées. Il lui confia une petite caisse
s’affairer, la mine soucieuse et comprit qu’il avait besoin de cadenassée, pleine de documents ainsi qu’une sacoche contenant
calme. Elle retourna dans sa cuisine construite à l’extérieur de de l’argent. « Si je suis pris, donne la caisse à Likak, et utilise
la maison et entreprit de préparer le dîner. Tout était tellement l’argent pour toi. Je dois partir. »
confus, nul ne pouvait savoir s’il était épié par les voisins, si Elle tenait entre les mains la totalité de l’héritage de son
l’interlocuteur en face était ami ou ennemi. Il fallait sans cesse fils en ce monde : des documents compromettants et quelques
se surveiller. Elle cria à l’intention de la voisine qui elle aussi billets. Pas de femme, pas d’enfants, pas d’existence à lui. Les
s’occupait du repas du soir. autres au moins, avaient une vie, même Mpodol avait femme et
— C’est le petit Gérard qui est venu déposer Muulé. enfants. Pourquoi son fils devait-il renoncer à tout ? Elle garda
« Petit Gérard » précisa-t-elle à bon escient, afin d’évoquer pour elle ses griefs. Chacun devait faire son sacrifice pour libérer
à la voisine le petit garçon blond sans mère qu’elles avaient vu le pays pensa-t-elle. Qui était-elle pour juger celui de son fils ?
grandir et non le fils du monstre qui tourmentait les leurs. — D’accord, mais tu ne peux pas partir maintenant, la lune
— Je les ai entendus arriver, salue Muulé pour moi. rend la nuit très claire, la voisine est encore dans sa cuisine.
Qu’avait-elle entendu, qu’avait-elle compris ? Le fils de la Prends le temps de manger, de te reposer un peu. Je t’ai préparé
voisine se battait dans le maquis, aux côtés de Mpodol, son mari un mbongo de lièvre avec des ignames.
avait été arrêté par les militaires et torturé à mort pour l’obliger Muulé sourit. À chaque fois qu’il venait la voir, sa mère lui
à livrer les complices de son garçon. Pourtant Thérèse Nyemb cuisinait un plat raffiné, un mets digne d’un jour de fête, elle y
enviait leur sort. Eux au moins étaient clairement du bon côté passait la journée et y mettait beaucoup de soin. Ce soir, il était
de la barrière, il n’y avait aucun doute sur leur loyauté. Son fils trop pressé pour en profiter.
à elle combattait dans une zone plus sombre, à la lisière de la — Garde-le moi bien au chaud, je mangerai demain, lui
vérité et du mensonge, chacun de ses actes pouvait être mal dit-il pour la consoler.
interprété par l’un ou l’autre des camps en faction. Il risquait Le temps, toujours et encore. Pierre Le Gall avait raison sur
doublement sa vie, et devait être d’une vigilance constante. Il ce point. C’était bien ce dont ils manquaient tous le plus cruelle-
ne connaissait aucun répit. L’époque était dangereuse, l’on était ment. Il ôta ses vêtements et revêtit de vieilles hardes sombres, un
sommé de prendre position et tous les choix vous désignaient chapeau usé jusqu’à la trame et s’empara d’un bâton de bois qui

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L’expression de Thérèse Nyemb changea dès qu’elle se à la réprobation de l’un ou l’autre camp. L’unique raison pour
retrouva seule avec son fils à l’abri de sa maison. laquelle les partisans ignorants de son statut ne se montraient
— Qui est mort ? le pressa-t-elle en voyant sa mine défaite, pas plus agressifs envers Muulé, était sa proximité avec son oncle
as-tu des nouvelles de Mpodol ? Amos, grand résistant et ami personnel de Mpodol. L’appel de
Muulé ne répondit pas et elle n’insista pas. Elle le voyait Muulé interrompit ses pensées. Il lui confia une petite caisse
s’affairer, la mine soucieuse et comprit qu’il avait besoin de cadenassée, pleine de documents ainsi qu’une sacoche contenant
calme. Elle retourna dans sa cuisine construite à l’extérieur de de l’argent. « Si je suis pris, donne la caisse à Likak, et utilise
la maison et entreprit de préparer le dîner. Tout était tellement l’argent pour toi. Je dois partir. »
confus, nul ne pouvait savoir s’il était épié par les voisins, si Elle tenait entre les mains la totalité de l’héritage de son
l’interlocuteur en face était ami ou ennemi. Il fallait sans cesse fils en ce monde : des documents compromettants et quelques
se surveiller. Elle cria à l’intention de la voisine qui elle aussi billets. Pas de femme, pas d’enfants, pas d’existence à lui. Les
s’occupait du repas du soir. autres au moins, avaient une vie, même Mpodol avait femme et
— C’est le petit Gérard qui est venu déposer Muulé. enfants. Pourquoi son fils devait-il renoncer à tout ? Elle garda
« Petit Gérard » précisa-t-elle à bon escient, afin d’évoquer pour elle ses griefs. Chacun devait faire son sacrifice pour libérer
à la voisine le petit garçon blond sans mère qu’elles avaient vu le pays pensa-t-elle. Qui était-elle pour juger celui de son fils ?
grandir et non le fils du monstre qui tourmentait les leurs. — D’accord, mais tu ne peux pas partir maintenant, la lune
— Je les ai entendus arriver, salue Muulé pour moi. rend la nuit très claire, la voisine est encore dans sa cuisine.
Qu’avait-elle entendu, qu’avait-elle compris ? Le fils de la Prends le temps de manger, de te reposer un peu. Je t’ai préparé
voisine se battait dans le maquis, aux côtés de Mpodol, son mari un mbongo de lièvre avec des ignames.
avait été arrêté par les militaires et torturé à mort pour l’obliger Muulé sourit. À chaque fois qu’il venait la voir, sa mère lui
à livrer les complices de son garçon. Pourtant Thérèse Nyemb cuisinait un plat raffiné, un mets digne d’un jour de fête, elle y
enviait leur sort. Eux au moins étaient clairement du bon côté passait la journée et y mettait beaucoup de soin. Ce soir, il était
de la barrière, il n’y avait aucun doute sur leur loyauté. Son fils trop pressé pour en profiter.
à elle combattait dans une zone plus sombre, à la lisière de la — Garde-le moi bien au chaud, je mangerai demain, lui
vérité et du mensonge, chacun de ses actes pouvait être mal dit-il pour la consoler.
interprété par l’un ou l’autre des camps en faction. Il risquait Le temps, toujours et encore. Pierre Le Gall avait raison sur
doublement sa vie, et devait être d’une vigilance constante. Il ce point. C’était bien ce dont ils manquaient tous le plus cruelle-
ne connaissait aucun répit. L’époque était dangereuse, l’on était ment. Il ôta ses vêtements et revêtit de vieilles hardes sombres, un
sommé de prendre position et tous les choix vous désignaient chapeau usé jusqu’à la trame et s’empara d’un bâton de bois qui

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lui servait de canne. Ainsi déguisé, il espérait raser silencieuse- — Ah fils c’est toi ? Désolé mais ton frère dort. Il s’est couché
ment les murs des maisons en traversant le village, puis se fondre tôt aujourd’hui, regarde toi-même, il n’a pas mangé grand-chose.
dans la forêt pour atteindre leur point de ralliement habituel à Il avait de la fièvre, des courbatures, rien dont une bonne nuit
une quinzaine de kilomètres de là, où, savait-il, Amos, Likak et de sommeil ne viendrait pas à bout, du moins je l’espère. Mais
Mpodol l’attendaient. Esta ne serait pas des leurs ce soir, elle demain matin je lui dirai que tu es passé fils, il en sera heureux.
s’était rendue dans une autre planque du maquis, où des rebelles Elle s’efforça de sourire tandis que le jeune homme jetait
blessés requéraient ses soins. Son savoir de guérisseuse était d’un un regard soupçonneux dans le petit salon. Elle le connaissait
secours inestimable en cette période, mais Muulé se désolait de bien ce petit. Elle l’avait vu naître, grandir, puis se coller aux
son absence. Elle était dans le groupe celle qui connaissait le basques de Muulé alors adolescent. Elle l’avait vu revenir tout
mieux Pierre Le Gall. Son avis éclairé leur ferait défaut. Il quitta fier, annoncer à ses parents qu’il se battait aux côtés de Mpodol.
subrepticement la maison de sa mère et se glissa dans la nuit : La plupart des gens dans le village avaient pris leur carte, encou-
« Pourvu qu’aucun chien n’aboie. » ragés par la flamme de ce jeune homme courageux. Le jour
Thérèse Nyemb retourna dans la cuisine, servit le repas où Mpodol était venu en personne pour tenir un meeting de
comme si elle dînait avec son fils, alla même chez la voisine l’UPC à Nkoloumba, il se tenait à ses côtés à la grande fierté
pour demander une petite calebasse de vin de palme. Elle avait de ses parents. C’est précisément ce qui pour l’heure effrayait
oublié d’en acheter, prétexta-t-elle, Muulé en réclamait. Puis, Thérèse Nyemb. Le jeune homme ne poussa pas plus loin son
elle rentra chez elle et referma soigneusement sa porte. De investigation.
temps à autre, elle faisait résonner les couverts sur les assiettes — Demain je repars auprès de Mpodol. Il nous a autori-
et faisait mine de rire avec son interlocuteur. Elle devait manger sés à rentrer chez nous parce qu’il avait des rendez-vous secrets
au moins une partie du repas, se morigénait-elle. Rien ne reste cette nuit.
secret dans un village, même pas le fait que des assiettes pleines Thérèse Nyemb soupira doucement en regardant le garçon
ont été retournées intactes en cuisine. Elle finit par s’assoupir. s’éloigner. «  Tu parles trop, petit, pensa-t-elle, je ne suis pas
Des coups discrets frappés à la porte la tirèrent d’un sommeil censée savoir que Mpodol a des rendez-vous secrets, ni à quel
agité. moment tu dois le rejoindre. Et ce sont ces enfants qui sont
— Mama Nyemb, c’est moi, chuchota une voix. présumés nous libérer ? » Elle s’aperçut en se rasseyant qu’elle
Elle reconnut le fils de la voisine et ouvrit la porte le cœur ne se sentait même pas soulagée. Ceci était une fausse alerte,
battant. elle savait qu’un jour, elle s’en sortirait moins bien, alors…
— Bonsoir maman, on m’a dit que le grand frère est là, je Mpodol avait dit que chacun devait apporter sa contribution
suis venu le saluer. à la révolution, de quelque nature qu’elle soit. Les intellectuels

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lui servait de canne. Ainsi déguisé, il espérait raser silencieuse- — Ah fils c’est toi ? Désolé mais ton frère dort. Il s’est couché
ment les murs des maisons en traversant le village, puis se fondre tôt aujourd’hui, regarde toi-même, il n’a pas mangé grand-chose.
dans la forêt pour atteindre leur point de ralliement habituel à Il avait de la fièvre, des courbatures, rien dont une bonne nuit
une quinzaine de kilomètres de là, où, savait-il, Amos, Likak et de sommeil ne viendrait pas à bout, du moins je l’espère. Mais
Mpodol l’attendaient. Esta ne serait pas des leurs ce soir, elle demain matin je lui dirai que tu es passé fils, il en sera heureux.
s’était rendue dans une autre planque du maquis, où des rebelles Elle s’efforça de sourire tandis que le jeune homme jetait
blessés requéraient ses soins. Son savoir de guérisseuse était d’un un regard soupçonneux dans le petit salon. Elle le connaissait
secours inestimable en cette période, mais Muulé se désolait de bien ce petit. Elle l’avait vu naître, grandir, puis se coller aux
son absence. Elle était dans le groupe celle qui connaissait le basques de Muulé alors adolescent. Elle l’avait vu revenir tout
mieux Pierre Le Gall. Son avis éclairé leur ferait défaut. Il quitta fier, annoncer à ses parents qu’il se battait aux côtés de Mpodol.
subrepticement la maison de sa mère et se glissa dans la nuit : La plupart des gens dans le village avaient pris leur carte, encou-
« Pourvu qu’aucun chien n’aboie. » ragés par la flamme de ce jeune homme courageux. Le jour
Thérèse Nyemb retourna dans la cuisine, servit le repas où Mpodol était venu en personne pour tenir un meeting de
comme si elle dînait avec son fils, alla même chez la voisine l’UPC à Nkoloumba, il se tenait à ses côtés à la grande fierté
pour demander une petite calebasse de vin de palme. Elle avait de ses parents. C’est précisément ce qui pour l’heure effrayait
oublié d’en acheter, prétexta-t-elle, Muulé en réclamait. Puis, Thérèse Nyemb. Le jeune homme ne poussa pas plus loin son
elle rentra chez elle et referma soigneusement sa porte. De investigation.
temps à autre, elle faisait résonner les couverts sur les assiettes — Demain je repars auprès de Mpodol. Il nous a autori-
et faisait mine de rire avec son interlocuteur. Elle devait manger sés à rentrer chez nous parce qu’il avait des rendez-vous secrets
au moins une partie du repas, se morigénait-elle. Rien ne reste cette nuit.
secret dans un village, même pas le fait que des assiettes pleines Thérèse Nyemb soupira doucement en regardant le garçon
ont été retournées intactes en cuisine. Elle finit par s’assoupir. s’éloigner. «  Tu parles trop, petit, pensa-t-elle, je ne suis pas
Des coups discrets frappés à la porte la tirèrent d’un sommeil censée savoir que Mpodol a des rendez-vous secrets, ni à quel
agité. moment tu dois le rejoindre. Et ce sont ces enfants qui sont
— Mama Nyemb, c’est moi, chuchota une voix. présumés nous libérer ? » Elle s’aperçut en se rasseyant qu’elle
Elle reconnut le fils de la voisine et ouvrit la porte le cœur ne se sentait même pas soulagée. Ceci était une fausse alerte,
battant. elle savait qu’un jour, elle s’en sortirait moins bien, alors…
— Bonsoir maman, on m’a dit que le grand frère est là, je Mpodol avait dit que chacun devait apporter sa contribution
suis venu le saluer. à la révolution, de quelque nature qu’elle soit. Les intellectuels

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écrivaient, expliquaient, argumentaient, les paysans nourris-
saient les rebelles, les commerçants s’acquittaient des cotisations,
les maçons et les menuisiers, les hommes et les femmes, tous
versaient un tribut, en compétence, jeunesse, hardiesse, idées
nouvelles, ardeur au travail… Tous payaient, alors qui était-elle
pour se plaindre, soupira-t-elle pour la deuxième fois de la soirée.
3 — S i tu refuses, ils trouveront quelqu’un d’autre
puis t’élimineront, lui dit Mpodol en écho aux paroles de
Gérard Le Gall. Ce ne sont pas les candidats au poste de « Père
de la nation » qui manquent dans ce pays, ironisa-t-il.
Les fonctions de Muulé dans la Société de chemin de fer
l’obligeaient à vivre à Edéa où se situait la plus grande gare de la
région. Il revenait régulièrement à Nkoloumba sous prétexte de
voir sa mère. C’était surtout l’occasion de retrouver ses compa-
gnons dans le maquis. La petite cabane de Lipan était devenue leur
lieu de ralliement. Likak l’y avait amené au début de leur liaison,
il y a une quinzaine d’années. « Dans une autre vie… » songea-
t-il avec nostalgie. L’endroit n’était connu que d’eux cinq. Même
les plus proches lieutenants de Mpodol en ignoraient l’existence.
— Il existe une autre possibilité, dit-il en leur expliquant le
plan d’extradition de Gérard.
Likak bondit sur ses jambes à l’évocation de ce nom.

59
— Le fils Le Gall ! cracha-t-elle. Comment peux-tu lui faire Ils n’ont aucune intention de te laisser la vie sauve. Tu n’as pas
confiance après ce que sa famille nous a fait ? d’autre choix que de te mettre à l’abri.
— Il n’est pas comme son père, répliqua Muulé. Il ne m’a — À l’abri en France, dans la gueule du loup ? s’énerva
jamais trahi. Likak. Et qu’expliqueras-tu à toutes les personnes qui croient
— Jamais jusqu’à ce que… insista-t-elle. Nous ne pouvons en lui, risquent leurs vies tous les jours pour le combat qu’il
pas envisager de prendre ce risque. leur a suggéré ?
— Le Gall père veut jouer sa propre carte, expliqua Amos. Elle se tourna vers Mpodol :
Celle des colons installés en pays bassa. Maintenant que la situa- — Tu ne peux pas faire cela. Ce serait trahir la cause !
tion politique évolue au profit des locaux, chaque groupe essaie — Je sais, murmura Mpodol. Pas une minute de ma vie
de présenter un candidat issu de la région dans laquelle il est je n’oublie ma responsabilité dans la mort des hommes et des
installé afin d’asseoir son pouvoir dans la nouvelle configuration femmes qui luttent pour libérer ce pays.
politique qui se construit. Depuis la création de l’UPC, plusieurs — D’autres leaders politiques dans d’autres régions d’Afrique
partis politiques ont été fabriqués de toutes pièces dans le seul but ont fait le choix de l’exil et ont ainsi pu donner un nouveau
de nous déstabiliser, de déprécier notre action auprès des popula- souffle aux mouvements d’indépendance, argumenta Muulé.
tions et de voir émerger un leader qui mettrait à mal le charisme Tous les Français ne partagent pas les idées des colons, tu le sais,
de Mpodol. Heureusement pour nous, les personnes mises à la dans certains courants de pensée de plus en plus importants, ils
tête de ces organisations s’illustrent plus par leur clientélisme et ont même mauvaise presse. Peut-être seras-tu plus en sécurité
la corruption de leurs chefs que par leur combativité politique. dans la gueule du loup qu’ici. Rien ne saurait être pire que ce
Ils ne renonceront pas pour autant. En plus d’user de violence, de qui est en train de se produire.
coercition, ils encouragent sans vergogne le tribalisme, montant — Nous devons examiner toutes les hypothèses, argua
les ethnies les unes contre les autres. Si Le Gall veut conserver Amos. Si, comme ils le prétendent, ils nous offrent en cadeau
son pouvoir, ses biens mal acquis, objets de toutes les convoitises, cette fameuse indépendance, peut-être que notre rôle est de limi-
l’impunité dont il jouit depuis tant d’années à Eseka, il doit pré- ter les dégâts pour les nôtres. De ce point de vue, la proposition
senter un candidat valable originaire de la région. Pour l’instant, de Pierre Le Gall à Muulé mérite toute notre attention.
sa suprématie est mise à mal par notre parti. Auprès des siens, — Ils ne céderont sur rien, le coupa Likak. Nous quitterions
nous le faisons passer pour un incapable. une barbarie assumée pour un esclavage plus larvé, non moins réel.
— La vérité est que les issues se referment une à une. Ils ne Les Le Gall de ce pays ne céderont pas un pouce de leur hégémo-
négocieront pas avec toi, dit Muulé s’adressant à Mpodol. Toute nie. Leurs intérêts sont trop importants. Nous sommes engagés
tentative de rapprochement ou de conciliation cache un piège. pour une indépendance totale, nous ne devons en aucun cas reculer.

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— Le fils Le Gall ! cracha-t-elle. Comment peux-tu lui faire Ils n’ont aucune intention de te laisser la vie sauve. Tu n’as pas
confiance après ce que sa famille nous a fait ? d’autre choix que de te mettre à l’abri.
— Il n’est pas comme son père, répliqua Muulé. Il ne m’a — À l’abri en France, dans la gueule du loup ? s’énerva
jamais trahi. Likak. Et qu’expliqueras-tu à toutes les personnes qui croient
— Jamais jusqu’à ce que… insista-t-elle. Nous ne pouvons en lui, risquent leurs vies tous les jours pour le combat qu’il
pas envisager de prendre ce risque. leur a suggéré ?
— Le Gall père veut jouer sa propre carte, expliqua Amos. Elle se tourna vers Mpodol :
Celle des colons installés en pays bassa. Maintenant que la situa- — Tu ne peux pas faire cela. Ce serait trahir la cause !
tion politique évolue au profit des locaux, chaque groupe essaie — Je sais, murmura Mpodol. Pas une minute de ma vie
de présenter un candidat issu de la région dans laquelle il est je n’oublie ma responsabilité dans la mort des hommes et des
installé afin d’asseoir son pouvoir dans la nouvelle configuration femmes qui luttent pour libérer ce pays.
politique qui se construit. Depuis la création de l’UPC, plusieurs — D’autres leaders politiques dans d’autres régions d’Afrique
partis politiques ont été fabriqués de toutes pièces dans le seul but ont fait le choix de l’exil et ont ainsi pu donner un nouveau
de nous déstabiliser, de déprécier notre action auprès des popula- souffle aux mouvements d’indépendance, argumenta Muulé.
tions et de voir émerger un leader qui mettrait à mal le charisme Tous les Français ne partagent pas les idées des colons, tu le sais,
de Mpodol. Heureusement pour nous, les personnes mises à la dans certains courants de pensée de plus en plus importants, ils
tête de ces organisations s’illustrent plus par leur clientélisme et ont même mauvaise presse. Peut-être seras-tu plus en sécurité
la corruption de leurs chefs que par leur combativité politique. dans la gueule du loup qu’ici. Rien ne saurait être pire que ce
Ils ne renonceront pas pour autant. En plus d’user de violence, de qui est en train de se produire.
coercition, ils encouragent sans vergogne le tribalisme, montant — Nous devons examiner toutes les hypothèses, argua
les ethnies les unes contre les autres. Si Le Gall veut conserver Amos. Si, comme ils le prétendent, ils nous offrent en cadeau
son pouvoir, ses biens mal acquis, objets de toutes les convoitises, cette fameuse indépendance, peut-être que notre rôle est de limi-
l’impunité dont il jouit depuis tant d’années à Eseka, il doit pré- ter les dégâts pour les nôtres. De ce point de vue, la proposition
senter un candidat valable originaire de la région. Pour l’instant, de Pierre Le Gall à Muulé mérite toute notre attention.
sa suprématie est mise à mal par notre parti. Auprès des siens, — Ils ne céderont sur rien, le coupa Likak. Nous quitterions
nous le faisons passer pour un incapable. une barbarie assumée pour un esclavage plus larvé, non moins réel.
— La vérité est que les issues se referment une à une. Ils ne Les Le Gall de ce pays ne céderont pas un pouce de leur hégémo-
négocieront pas avec toi, dit Muulé s’adressant à Mpodol. Toute nie. Leurs intérêts sont trop importants. Nous sommes engagés
tentative de rapprochement ou de conciliation cache un piège. pour une indépendance totale, nous ne devons en aucun cas reculer.

60 61
— Et tous ces morts, toute cette répression, devons-nous des gens ordinaires, pas des guerriers. Quel choix avons-nous ?
laisser faire ? demanda Muulé. Un long silence suivit ses paroles. La situation était claire-
— Oui, il y a eu et il y aura encore des morts. Peut-être y ment résumée, il n’y avait rien à ajouter.
passerons-nous tous d’ailleurs. Au nom de tous les nôtres, nous — Il semble bien que nous soyons dans une impasse, mur-
devons continuer la lutte, faire ce qui est juste. mura Mpodol.
Muulé observait Mpodol qui ne disait rien. Il l’avait vu dans Muulé regarda leur mentor. Était-ce du découragement qu’il
des meetings, combatif, convaincant. L’homme presque frêle décelait dans sa voix ? Cette perspective accrut son angoisse.
prenait alors une voix de stentor ; son charisme et son énergie — Réfléchis bien à leur offre, fils, insista Amos, si nous
galvanisaient littéralement ceux qui l’écoutaient. Aujourd’hui, en arrivons, comme tu dis, à ne pas avoir d’autre choix que de
Amos, toujours direct et pragmatique, envisageait déjà l’avenir limiter les dégâts, je préfère que ce soit toi qui prennes les rênes.
sans lui. C’est bien de cela qu’il était question dans la proposition — Ne dis pas de bêtise, le coupa Likak à nouveau.
de Pierre Le Gall. Or, s’il y avait quelqu’un dans l’organisation Emportée par la colère, elle en oubliait le respect dû à son
dont la probité, la loyauté ne pouvaient en aucun cas être remises aîné. Amos ne s’en formalisait pas. Les salamalecs d’usage étaient
en doute, c’était bien Amos. Mpodol finit par prendre la parole : hors de propos. Ils étaient avant tout des combattants engagés sur
— Peut-être que tu as raison mon ami, peut-être que nous le même front, il la respectait comme telle, son avis valait le sien.
devrions procéder autrement, faire preuve de plus de souplesse. — Compte tenu de la situation, des enjeux, il serait incon-
Malgré tout, je pense que ce qui se passe ici est essentiel. Si nous séquent de ma part de ne pas envisager le pire, expliqua-t-il
réussissons à obtenir une indépendance réelle, l’occupant n’aura calmement. Muulé doit accepter leur proposition. Par contre,
pas d’autre choix que de céder la même chose à ses autres colo- s’il ne le fait pas et qu’il nous arrive quelque chose, à Mpodol et
nies. Si nous échouons, si nous négocions notre liberté au rabais, à moi, si la situation devient trop dangereuse, oui, si… Puisque
en leur laissant les cartes en main, ce sera parti pour des décen- nous en sommes réduits à des conjectures, alors, Muulé, ton
nies encore d’exploitation. Alors, nous n’aurons plus d’excuse, garçon et toi devriez vous enfuir à l’étranger.
nous aurons perdu toute légitimité auprès des nôtres et de la Muulé alluma une cigarette et la regarda se consumer len-
communauté internationale. tement entre ses doigts.
— Que faire ? interrogea Amos. Ils ont réussi à nous museler, — Ma décision est prise. J’hésitais encore, mais cette ren-
nous ne pouvons plus prétendre à une prise de pouvoir démo- contre vient me conforter. Je n’accepterai pas. Je m’y refuse.
cratique, or tout notre mouvement est bâti sur cet objectif. Nous Lorsque nous nous sommes engagés dans ce combat, nous savions
n’avons aucune tribune, aucune perspective. La lutte armée est que nous risquions nos vies. Nos chances étaient réelles, nous
sans espoir, nos partisans sont des commerçants, des paysans, n’avions pas envisagé que les dés soient pipés, nous pensions

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— Et tous ces morts, toute cette répression, devons-nous des gens ordinaires, pas des guerriers. Quel choix avons-nous ?
laisser faire ? demanda Muulé. Un long silence suivit ses paroles. La situation était claire-
— Oui, il y a eu et il y aura encore des morts. Peut-être y ment résumée, il n’y avait rien à ajouter.
passerons-nous tous d’ailleurs. Au nom de tous les nôtres, nous — Il semble bien que nous soyons dans une impasse, mur-
devons continuer la lutte, faire ce qui est juste. mura Mpodol.
Muulé observait Mpodol qui ne disait rien. Il l’avait vu dans Muulé regarda leur mentor. Était-ce du découragement qu’il
des meetings, combatif, convaincant. L’homme presque frêle décelait dans sa voix ? Cette perspective accrut son angoisse.
prenait alors une voix de stentor ; son charisme et son énergie — Réfléchis bien à leur offre, fils, insista Amos, si nous
galvanisaient littéralement ceux qui l’écoutaient. Aujourd’hui, en arrivons, comme tu dis, à ne pas avoir d’autre choix que de
Amos, toujours direct et pragmatique, envisageait déjà l’avenir limiter les dégâts, je préfère que ce soit toi qui prennes les rênes.
sans lui. C’est bien de cela qu’il était question dans la proposition — Ne dis pas de bêtise, le coupa Likak à nouveau.
de Pierre Le Gall. Or, s’il y avait quelqu’un dans l’organisation Emportée par la colère, elle en oubliait le respect dû à son
dont la probité, la loyauté ne pouvaient en aucun cas être remises aîné. Amos ne s’en formalisait pas. Les salamalecs d’usage étaient
en doute, c’était bien Amos. Mpodol finit par prendre la parole : hors de propos. Ils étaient avant tout des combattants engagés sur
— Peut-être que tu as raison mon ami, peut-être que nous le même front, il la respectait comme telle, son avis valait le sien.
devrions procéder autrement, faire preuve de plus de souplesse. — Compte tenu de la situation, des enjeux, il serait incon-
Malgré tout, je pense que ce qui se passe ici est essentiel. Si nous séquent de ma part de ne pas envisager le pire, expliqua-t-il
réussissons à obtenir une indépendance réelle, l’occupant n’aura calmement. Muulé doit accepter leur proposition. Par contre,
pas d’autre choix que de céder la même chose à ses autres colo- s’il ne le fait pas et qu’il nous arrive quelque chose, à Mpodol et
nies. Si nous échouons, si nous négocions notre liberté au rabais, à moi, si la situation devient trop dangereuse, oui, si… Puisque
en leur laissant les cartes en main, ce sera parti pour des décen- nous en sommes réduits à des conjectures, alors, Muulé, ton
nies encore d’exploitation. Alors, nous n’aurons plus d’excuse, garçon et toi devriez vous enfuir à l’étranger.
nous aurons perdu toute légitimité auprès des nôtres et de la Muulé alluma une cigarette et la regarda se consumer len-
communauté internationale. tement entre ses doigts.
— Que faire ? interrogea Amos. Ils ont réussi à nous museler, — Ma décision est prise. J’hésitais encore, mais cette ren-
nous ne pouvons plus prétendre à une prise de pouvoir démo- contre vient me conforter. Je n’accepterai pas. Je m’y refuse.
cratique, or tout notre mouvement est bâti sur cet objectif. Nous Lorsque nous nous sommes engagés dans ce combat, nous savions
n’avons aucune tribune, aucune perspective. La lutte armée est que nous risquions nos vies. Nos chances étaient réelles, nous
sans espoir, nos partisans sont des commerçants, des paysans, n’avions pas envisagé que les dés soient pipés, nous pensions

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gagner à la régulière. Aujourd’hui nous réalisons la fourberie Leur unique choix, lui semblait-il, était de gagner du temps. De
de l’ennemi, mais la cause reste belle et noble, je refuse de la ralentir autant que possible les actions menées par l’occupant,
dévoyer. La gloire de Dieu c’est l’homme debout, affirment les dans l’espoir que la situation évolue à leur avantage. Pour cela,
chrétiens, nous mourrons debout mes amis, nous ne ploierons il fallait que Mpodol reste en vie. « Nous ferons comme ça »
pas. Nous nous battrons jusqu’à l’extrême limite de nos forces répéta Mpodol à la suite de Muulé avant de conclure la réunion.
et nous mourrons, s’il le faut, mais debout. Non pour la gloire Muulé les quitta sur ces derniers échanges, le cœur plus
du dieu chrétien, mais pour le salut des nôtres. lourd qu’à l’arrivée. Il n’avait pas trouvé la paix qu’il était venu
Il finit de tirer sur sa cigarette, puis, d’une pichenette, se chercher auprès de ses amis. Il avait énoncé toutes ces catas-
débarrassa du mégot. « Nous ferons comme ça », conclut-il. trophes imminentes, dans le secret espoir, qu’encore une fois,
Likak sourit, le courage lui revenait à ces mots. La mort Mpodol trouve une solution, leur indique à tous la marche
n’était pas une perspective si redoutable, pensa-t-elle, reculer à suivre. Il était prêt à tout pour lui, l’avait prouvé à maintes
maintenant serait un sort bien plus inconcevable et violent. reprises. Amos lui avait présenté Mpodol des années aupara-
Muulé avait parfaitement traduit son propre état d’esprit. Amos vant. Muulé était alors inscrit à l’internat au collège évangélique
soupira doucement, à défaut de ployer, ils seraient tous brisés par d’Ilanga. Son oncle et son ami Um, qui n’était pas encore devenu
la terrible tempête que l’occupant déchaînait sur leurs têtes. Le Mpodol, y avaient eux-mêmes étudié. Le collège se situait à
chêne et le roseau, une histoire vieille comme le monde, l’histoire quelques kilomètres seulement d’Eseka où Amos était installé.
de sa vie. Ils étaient chêne et pas roseau, ils ne pouvaient pas Il revenait chez son oncle tous les week-ends et dès qu’il en
combattre leur nature profonde. Il se battrait jusqu’au bout, mais avait la possibilité. Il détestait l’internat. Amos était le frère
Amos n’était pas homme à spéculer sur d’hypothétiques vic- de sa mère, entretenait une grande complicité avec Alexandre
toires. Le débat public était la force même de leur mouvement. Nyemb père. Il était ravi de la présence de son neveu chez lui
La violence alliée à la propagande, à la désinformation constante, et l’avait tout de suite traité avec une bienveillance sans com-
l’absence de l’UPC, réduite au silence, laissait une marge de plaisance. À cette époque déjà, Amos et Um pensaient que la
manœuvre sans précédent à l’occupant. Malgré tout, le maquis présence française au Cameroun était un problème auquel il
s’organisait et leurs partisans demeuraient nombreux quoique fallait remédier. Le pays avait souffert sous la colonisation alle-
plus discrets. Déjà, une section du groupe optait pour une lutte mande. Les brimades, le travail forcé et les déplacements de
de libération armée. Cela n’avait jamais été l’objectif poursuivi population avaient continué avec le nouvel occupant. En pays
par Mpodol, mais il pouvait difficilement, alors que sa marge bassa, l’opposition avait toujours existé, larvée quand elle ne
de manœuvre et d’action était réduite a minima, garder la maî- pouvait s’exprimer. Une sorte de résistance passive qui rendait
trise du mouvement dont il était le porte-parole, l’instigateur. les représailles encore plus féroces.

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gagner à la régulière. Aujourd’hui nous réalisons la fourberie Leur unique choix, lui semblait-il, était de gagner du temps. De
de l’ennemi, mais la cause reste belle et noble, je refuse de la ralentir autant que possible les actions menées par l’occupant,
dévoyer. La gloire de Dieu c’est l’homme debout, affirment les dans l’espoir que la situation évolue à leur avantage. Pour cela,
chrétiens, nous mourrons debout mes amis, nous ne ploierons il fallait que Mpodol reste en vie. « Nous ferons comme ça »
pas. Nous nous battrons jusqu’à l’extrême limite de nos forces répéta Mpodol à la suite de Muulé avant de conclure la réunion.
et nous mourrons, s’il le faut, mais debout. Non pour la gloire Muulé les quitta sur ces derniers échanges, le cœur plus
du dieu chrétien, mais pour le salut des nôtres. lourd qu’à l’arrivée. Il n’avait pas trouvé la paix qu’il était venu
Il finit de tirer sur sa cigarette, puis, d’une pichenette, se chercher auprès de ses amis. Il avait énoncé toutes ces catas-
débarrassa du mégot. « Nous ferons comme ça », conclut-il. trophes imminentes, dans le secret espoir, qu’encore une fois,
Likak sourit, le courage lui revenait à ces mots. La mort Mpodol trouve une solution, leur indique à tous la marche
n’était pas une perspective si redoutable, pensa-t-elle, reculer à suivre. Il était prêt à tout pour lui, l’avait prouvé à maintes
maintenant serait un sort bien plus inconcevable et violent. reprises. Amos lui avait présenté Mpodol des années aupara-
Muulé avait parfaitement traduit son propre état d’esprit. Amos vant. Muulé était alors inscrit à l’internat au collège évangélique
soupira doucement, à défaut de ployer, ils seraient tous brisés par d’Ilanga. Son oncle et son ami Um, qui n’était pas encore devenu
la terrible tempête que l’occupant déchaînait sur leurs têtes. Le Mpodol, y avaient eux-mêmes étudié. Le collège se situait à
chêne et le roseau, une histoire vieille comme le monde, l’histoire quelques kilomètres seulement d’Eseka où Amos était installé.
de sa vie. Ils étaient chêne et pas roseau, ils ne pouvaient pas Il revenait chez son oncle tous les week-ends et dès qu’il en
combattre leur nature profonde. Il se battrait jusqu’au bout, mais avait la possibilité. Il détestait l’internat. Amos était le frère
Amos n’était pas homme à spéculer sur d’hypothétiques vic- de sa mère, entretenait une grande complicité avec Alexandre
toires. Le débat public était la force même de leur mouvement. Nyemb père. Il était ravi de la présence de son neveu chez lui
La violence alliée à la propagande, à la désinformation constante, et l’avait tout de suite traité avec une bienveillance sans com-
l’absence de l’UPC, réduite au silence, laissait une marge de plaisance. À cette époque déjà, Amos et Um pensaient que la
manœuvre sans précédent à l’occupant. Malgré tout, le maquis présence française au Cameroun était un problème auquel il
s’organisait et leurs partisans demeuraient nombreux quoique fallait remédier. Le pays avait souffert sous la colonisation alle-
plus discrets. Déjà, une section du groupe optait pour une lutte mande. Les brimades, le travail forcé et les déplacements de
de libération armée. Cela n’avait jamais été l’objectif poursuivi population avaient continué avec le nouvel occupant. En pays
par Mpodol, mais il pouvait difficilement, alors que sa marge bassa, l’opposition avait toujours existé, larvée quand elle ne
de manœuvre et d’action était réduite a minima, garder la maî- pouvait s’exprimer. Une sorte de résistance passive qui rendait
trise du mouvement dont il était le porte-parole, l’instigateur. les représailles encore plus féroces.

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De longues discussions avaient lieu jusque tard le soir chez Quel était l’intérêt d’apprendre par cœur l’histoire et la
Amos. Elles tournaient régulièrement autour du fait que le savoir géographie française alors que leur propre pays leur était étran-
des Blancs, bien qu’incontournable, était irrémédiablement mis ger ? Le Dieu bon et miséricordieux qu’ils étaient tenus d’adorer
à mal par les extrémités auxquelles leur convoitise les poussait. acceptait-il vraiment que certains de ses enfants subissent le joug
« De quoi peuvent-ils bien manquer chez eux pour envahir ainsi des autres ? N’étaient-ils pas tous égaux à ses yeux ?
le monde ? » s’interrogeaient-ils sans arrêt. Leurs intentions affi- Toutes ces questions alimentaient les soirées passées chez Amos
chées étaient toujours humanistes. La nécessité d’évangéliser, et offraient à Muulé un champ de réflexion jusque-là inexploré. Le
d’apporter la bonne nouvelle, disaient les religieux, éduquer, collège d’Ilanga avait pour mission d’instruire des jeunes gens qui
enseigner aux Africains les clés de la modernité, la science, les ensuite intégreraient l’École normale de Foulassi où étaient formés
lettres, faire d’eux des êtres civilisés, expliquaient les professeurs, des enseignants indigènes. Muulé apprit que Um, en son temps,
leur offrir la santé, une meilleure espérance de vie, une qualité avait été renvoyé de Foulassi car il prenait la tête de toutes les
de vie à laquelle ils n’auraient pas eu accès sans nous, renchéris- revendications, de toutes les protestations qui naissaient à l’école,
sait le personnel médical. Tous avaient des arguments altruistes usant la patience de ses professeurs. Les dirigeants de l’école ne
à opposer aux questions, tous décrivaient leur action en Afrique pouvaient pas se permettre de mettre des petits Camerounais entre
comme un sacrifice personnel et pourtant nécessaire. Ils ne s’en des mains si subversives. Le jeune Muulé était loin de se prévaloir
iraient que lorsqu’ils jugeraient que leur mission était accomplie, d’un tel niveau d’implication. Les Blancs étaient là depuis toujours
que l’Afrique avait enfin atteint le niveau requis pour apporter lui semblait-il, bien sûr cela ne lui plaisait pas, mais dans l’absolu, il
sa contribution au monde. Faisaient-ils le lien entre leur mission ne s’en formalisait pas vraiment. Il suffisait de les ignorer. Prendre
civilisatrice, pavée de bonnes intentions, et les populations vio- ce qu’ils offrent et les laisser dans leur délire de toute-puissance.
lentées ? Entre le prêchi-prêcha religieux et les tonnes de biens Le Cameroun serait toujours le Cameroun, ils ne pouvaient pas
qui partaient du port de Douala pour l’Europe dans un inces- mettre le pays tout entier dans un bateau n’est-ce pas ?
sant ballet de paquebots ? Les populations, elles, ne pouvaient « Cela change tout au contraire. D’après les accords interna-
ignorer ce versant sombre de l’occupation. tionaux, ce territoire leur appartient », protestait Amos.
— La religion et l’éducation ne sont pas le problème, expli- Muulé avait du mal à comprendre comment un simple
quait Amos à Muulé. Ils croient ainsi ajouter des chaînes à papier, signé par-delà les mers par des étrangers, pouvait chan-
celles déjà trop lourdes qu’ils nous imposent, mais, sans le ger quoi que ce soit à une réalité géographique. Il n’avait pas
savoir, ils nous offrent les clés de leur imaginaire. Ce sont là d’argument à opposer à son oncle et le connaissant, la discus-
les seules choses valables que nous obtiendrons d’eux, ceci à sion pouvait durer jusqu’au bout de la nuit. Il l’interrompit pour
leur insu. se rendre à son rendez-vous avec une jeune fille du village. Les

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De longues discussions avaient lieu jusque tard le soir chez Quel était l’intérêt d’apprendre par cœur l’histoire et la
Amos. Elles tournaient régulièrement autour du fait que le savoir géographie française alors que leur propre pays leur était étran-
des Blancs, bien qu’incontournable, était irrémédiablement mis ger ? Le Dieu bon et miséricordieux qu’ils étaient tenus d’adorer
à mal par les extrémités auxquelles leur convoitise les poussait. acceptait-il vraiment que certains de ses enfants subissent le joug
« De quoi peuvent-ils bien manquer chez eux pour envahir ainsi des autres ? N’étaient-ils pas tous égaux à ses yeux ?
le monde ? » s’interrogeaient-ils sans arrêt. Leurs intentions affi- Toutes ces questions alimentaient les soirées passées chez Amos
chées étaient toujours humanistes. La nécessité d’évangéliser, et offraient à Muulé un champ de réflexion jusque-là inexploré. Le
d’apporter la bonne nouvelle, disaient les religieux, éduquer, collège d’Ilanga avait pour mission d’instruire des jeunes gens qui
enseigner aux Africains les clés de la modernité, la science, les ensuite intégreraient l’École normale de Foulassi où étaient formés
lettres, faire d’eux des êtres civilisés, expliquaient les professeurs, des enseignants indigènes. Muulé apprit que Um, en son temps,
leur offrir la santé, une meilleure espérance de vie, une qualité avait été renvoyé de Foulassi car il prenait la tête de toutes les
de vie à laquelle ils n’auraient pas eu accès sans nous, renchéris- revendications, de toutes les protestations qui naissaient à l’école,
sait le personnel médical. Tous avaient des arguments altruistes usant la patience de ses professeurs. Les dirigeants de l’école ne
à opposer aux questions, tous décrivaient leur action en Afrique pouvaient pas se permettre de mettre des petits Camerounais entre
comme un sacrifice personnel et pourtant nécessaire. Ils ne s’en des mains si subversives. Le jeune Muulé était loin de se prévaloir
iraient que lorsqu’ils jugeraient que leur mission était accomplie, d’un tel niveau d’implication. Les Blancs étaient là depuis toujours
que l’Afrique avait enfin atteint le niveau requis pour apporter lui semblait-il, bien sûr cela ne lui plaisait pas, mais dans l’absolu, il
sa contribution au monde. Faisaient-ils le lien entre leur mission ne s’en formalisait pas vraiment. Il suffisait de les ignorer. Prendre
civilisatrice, pavée de bonnes intentions, et les populations vio- ce qu’ils offrent et les laisser dans leur délire de toute-puissance.
lentées ? Entre le prêchi-prêcha religieux et les tonnes de biens Le Cameroun serait toujours le Cameroun, ils ne pouvaient pas
qui partaient du port de Douala pour l’Europe dans un inces- mettre le pays tout entier dans un bateau n’est-ce pas ?
sant ballet de paquebots ? Les populations, elles, ne pouvaient « Cela change tout au contraire. D’après les accords interna-
ignorer ce versant sombre de l’occupation. tionaux, ce territoire leur appartient », protestait Amos.
— La religion et l’éducation ne sont pas le problème, expli- Muulé avait du mal à comprendre comment un simple
quait Amos à Muulé. Ils croient ainsi ajouter des chaînes à papier, signé par-delà les mers par des étrangers, pouvait chan-
celles déjà trop lourdes qu’ils nous imposent, mais, sans le ger quoi que ce soit à une réalité géographique. Il n’avait pas
savoir, ils nous offrent les clés de leur imaginaire. Ce sont là d’argument à opposer à son oncle et le connaissant, la discus-
les seules choses valables que nous obtiendrons d’eux, ceci à sion pouvait durer jusqu’au bout de la nuit. Il l’interrompit pour
leur insu. se rendre à son rendez-vous avec une jeune fille du village. Les

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filles, telle était la grande préoccupation de Muulé, plus que la — Si tu ajoutes un mot, je te tue, l’interrompit sa femme
situation du pays ou même les études. Les filles l’obsédaient. Il d’un ton sans appel. Vieux dégoûtant, les hommes sont des
avait connu sa première expérience sexuelle à quinze ans avec chiens, conclut-elle.
une jeune veuve de son village. Elle l’avait émancipé, déniaisé, Alexandre Nyemb partit d’un grand éclat de rire. « Ouaff,
et lui avait offert en cadeau une expérience du corps des femmes ouaff… » fit-il en essayant d’attraper sa femme qui faisait mine
et de leur désir qu’il ne se lassait pas de mettre en pratique. Il de se fâcher, jouant à lui échapper. « Lâche-moi, lâche-moi je
avait entendu son père et sa mère en discuter un soir, alors qu’il te dis… »
s’était fait prendre en tentant de rentrer discrètement chez lui Muulé rejoignit doucement sa chambre et éteignit sa lampe,
après une de ses sorties clandestines. les laissant à leur intimité. Il adorait son père. Il aimait sa mère
— Il va falloir trouver une solution, disait sa mère, cette pute bien sûr, mais vouait une admiration sans borne à cet homme qui
va me pourrir mon enfant. avait choisi d’être un héros du quotidien. Ne négligeant jamais
— Pourquoi insultes-tu cette pauvre fille ? répondit son l’occasion d’un éclat de rire ou d’une fête, mais intransigeant
père. Ce n’est qu’une femme un peu seule qui a besoin de com- lorsqu’il s’agissait de protéger les siens. Il se sentait en sécurité
pagnie. Tant qu’elle est discrète, quel est le problème ? dans cette maison, avec ses sœurs, auprès du couple chicaneur
Muulé entendit au ton légèrement amusé de son père qu’il et amoureux que formaient ses parents. Rien d’ostentatoire,
était loin de trouver la situation aussi dramatique que son épouse. la pudeur restait de mise en toutes circonstances, pourtant ils
— Tu oses me demander quel est le problème ? explosa étaient proches, complices, et leur attachement réciproque sau-
Thérèse Nyemb dont la voix montait dans les aigus, comme à tait aux yeux. Depuis qu’il avait été la chercher chez l’infirmier
chaque fois qu’elle se laissait déborder par la colère. Elle est trop douala, Alexandre Nyemb ne laissait planer aucun doute sur son
vieille pour lui, ce n’est qu’un enfant. Elle me manque de respect affection pour son épouse et pour ses enfants. L’histoire n’avait
en dévergondant mon fils sous mon nez et toi tu me demandes, donné lieu à aucune moquerie dans le village. Les familles accep-
sourire aux lèvres, quel est le problème ? taient la situation, puisque le principal concerné ne semblait pas
— À trente ans, elle n’est pas si vieille. Elle est très belle, elle en souffrir. Il continuait de l’appeler Ndock wem – ma rebelle,
semble expérimentée, il aurait pu tomber plus mal. Sur une fille mon insoumise –, conscient qu’aux yeux de sa femme, cela valait
de son âge par exemple, qui de touche-pipi en jeux de vilains nous tous les mots d’amour qu’il aurait pu inventer. Cette nuit-là,
aurait annoncé au bout d’un moment qu’elle était enceinte. Là au Muulé crut s’en sortir à bon compte, bénéficiant encore une fois
moins, notre fils ne risque pas grand-chose. Et puis, ce n’est pas si de la largesse d’esprit de son père. C’était mal connaître Thérèse
mal pour un jeune homme de prendre ses premières leçons auprès Nyemb. Le lendemain, elle lui annonça que l’année suivante, il
d’une femme plus expérimentée. Moi-même de mon temps… irait à l’internat d’Ilanga, où, lui avait-on assuré, l’enseignement

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filles, telle était la grande préoccupation de Muulé, plus que la — Si tu ajoutes un mot, je te tue, l’interrompit sa femme
situation du pays ou même les études. Les filles l’obsédaient. Il d’un ton sans appel. Vieux dégoûtant, les hommes sont des
avait connu sa première expérience sexuelle à quinze ans avec chiens, conclut-elle.
une jeune veuve de son village. Elle l’avait émancipé, déniaisé, Alexandre Nyemb partit d’un grand éclat de rire. « Ouaff,
et lui avait offert en cadeau une expérience du corps des femmes ouaff… » fit-il en essayant d’attraper sa femme qui faisait mine
et de leur désir qu’il ne se lassait pas de mettre en pratique. Il de se fâcher, jouant à lui échapper. « Lâche-moi, lâche-moi je
avait entendu son père et sa mère en discuter un soir, alors qu’il te dis… »
s’était fait prendre en tentant de rentrer discrètement chez lui Muulé rejoignit doucement sa chambre et éteignit sa lampe,
après une de ses sorties clandestines. les laissant à leur intimité. Il adorait son père. Il aimait sa mère
— Il va falloir trouver une solution, disait sa mère, cette pute bien sûr, mais vouait une admiration sans borne à cet homme qui
va me pourrir mon enfant. avait choisi d’être un héros du quotidien. Ne négligeant jamais
— Pourquoi insultes-tu cette pauvre fille ? répondit son l’occasion d’un éclat de rire ou d’une fête, mais intransigeant
père. Ce n’est qu’une femme un peu seule qui a besoin de com- lorsqu’il s’agissait de protéger les siens. Il se sentait en sécurité
pagnie. Tant qu’elle est discrète, quel est le problème ? dans cette maison, avec ses sœurs, auprès du couple chicaneur
Muulé entendit au ton légèrement amusé de son père qu’il et amoureux que formaient ses parents. Rien d’ostentatoire,
était loin de trouver la situation aussi dramatique que son épouse. la pudeur restait de mise en toutes circonstances, pourtant ils
— Tu oses me demander quel est le problème ? explosa étaient proches, complices, et leur attachement réciproque sau-
Thérèse Nyemb dont la voix montait dans les aigus, comme à tait aux yeux. Depuis qu’il avait été la chercher chez l’infirmier
chaque fois qu’elle se laissait déborder par la colère. Elle est trop douala, Alexandre Nyemb ne laissait planer aucun doute sur son
vieille pour lui, ce n’est qu’un enfant. Elle me manque de respect affection pour son épouse et pour ses enfants. L’histoire n’avait
en dévergondant mon fils sous mon nez et toi tu me demandes, donné lieu à aucune moquerie dans le village. Les familles accep-
sourire aux lèvres, quel est le problème ? taient la situation, puisque le principal concerné ne semblait pas
— À trente ans, elle n’est pas si vieille. Elle est très belle, elle en souffrir. Il continuait de l’appeler Ndock wem – ma rebelle,
semble expérimentée, il aurait pu tomber plus mal. Sur une fille mon insoumise –, conscient qu’aux yeux de sa femme, cela valait
de son âge par exemple, qui de touche-pipi en jeux de vilains nous tous les mots d’amour qu’il aurait pu inventer. Cette nuit-là,
aurait annoncé au bout d’un moment qu’elle était enceinte. Là au Muulé crut s’en sortir à bon compte, bénéficiant encore une fois
moins, notre fils ne risque pas grand-chose. Et puis, ce n’est pas si de la largesse d’esprit de son père. C’était mal connaître Thérèse
mal pour un jeune homme de prendre ses premières leçons auprès Nyemb. Le lendemain, elle lui annonça que l’année suivante, il
d’une femme plus expérimentée. Moi-même de mon temps… irait à l’internat d’Ilanga, où, lui avait-on assuré, l’enseignement

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et la discipline étaient du meilleur niveau. Elle lui suggéra de se Pourquoi son père ne le défendait-il pas ? De quel crime grave
consacrer dès à présent à la préparation du concours d’entrée à ce et impardonnable s’était-il rendu coupable ? Il se sentait comme
prestigieux établissement parce qu’elle ne tolérerait pas un échec. Adam, répudié à tout jamais du paradis terrestre.
Muulé tomba des nues. Si s’éloigner de son amante le rendait — N’en fais donc pas un tel drame, lui dit encore son père
triste, il était plus effrayé encore par la perspective d’être séparé comme s’il lisait en lui et était amusé de ce qu’il y découvrait. Je
des siens, de la protection de son père, de la tendresse sans limite te garantis que dans quelques années, tu regarderas ce village en
dont le gratifiaient ses sœurs et qu’en tant qu’unique garçon il te demandant comment tu as pu songer à vivre ici toute ta vie
avait toujours prise pour due. Que dire du rire de sa mère, de sa sans jamais en sortir. Tu souriras en repensant à ton désespoir
chambre, de son lit, de ses amis… d’aujourd’hui. Tu ne peux plus continuer de traîner dans les
— Mais pourquoi ? bégaya-t-il. jupes de ta mère, maintenant que tu es un homme, ajouta-t-il
— Parce que… répondit sa mère en s’éloignant. sans plus retenir son sourire.
Il ne perdit pas tout espoir. Après tout, son père n’avait C’était bien cela, sa mère manigançait à seule fin de l’éloi-
encore rien dit. Il était le chef de cette famille et sa parole pri- gner de son amante. Mais il n’était pas attaché à cette femme.
merait en dernier ressort. Il ne faisait aucun doute pour Muulé Bien sûr, ce qu’ils faisaient ensemble, ce qu’elle lui faisait, ou
que ce ressort statuerait en sa faveur. qu’elle le laissait lui faire était d’une ineffable saveur. La pre-
— Ta mère est têtue comme une mule, et ça ne s’arrange pas mière fois qu’ils avaient fait l’amour, il s’était demandé pourquoi
en vieillissant, lui dit son père en soupirant, si tu hérites de la on lui avait caché qu’une telle félicité existait. Il trouvait désor-
moitié de mon intelligence et du quart de sa ténacité, je ne me mais pénible de perdre du temps à boire, manger, travailler…
ferai aucun souci pour ton avenir. que sais-je, alors qu’il pouvait se contenter de faire l’amour
Pour la première fois de sa vie, Muulé trouva l’humour de sans arrêt. Face à cette découverte, le reste perdit tout intérêt à
son père lourd, déplacé, de très mauvais goût. ses yeux, ses études en pâtirent, il devint distrait, fuyant. Son
— Ce n’est pas une si mauvaise chose, continua-t-il. Il s’agit changement d’attitude attira l’attention de sa mère qui mena
d’une bonne école, tu dois t’ouvrir au monde, acquérir du savoir. son enquête et découvrit sa liaison. Muulé comprenait bien
Tu es un garçon intelligent Muulé, avec le peu de travail que tu que sa mère soit en colère contre lui, mais de là à être chassé
fournis, en vagabondant de gauche à droite, tu arrives en tête de son paradis, de son royaume personnel ! La sanction lui
de ta classe. Imagine ce dont tu serais capable dans un environ- semblait disproportionnée. Son père l’observait toujours et
nement plus propice à l’étude. Muulé savait que les méandres de ses pensées n’avaient aucun
Muulé, accablé, s’écroula sur le tabouret aux côtés de son secret pour lui. Son sourire était à la fois amusé, compatissant,
père et baissa la tête au bord des larmes. Pourquoi le punissait-on ? presque nostalgique.

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et la discipline étaient du meilleur niveau. Elle lui suggéra de se Pourquoi son père ne le défendait-il pas ? De quel crime grave
consacrer dès à présent à la préparation du concours d’entrée à ce et impardonnable s’était-il rendu coupable ? Il se sentait comme
prestigieux établissement parce qu’elle ne tolérerait pas un échec. Adam, répudié à tout jamais du paradis terrestre.
Muulé tomba des nues. Si s’éloigner de son amante le rendait — N’en fais donc pas un tel drame, lui dit encore son père
triste, il était plus effrayé encore par la perspective d’être séparé comme s’il lisait en lui et était amusé de ce qu’il y découvrait. Je
des siens, de la protection de son père, de la tendresse sans limite te garantis que dans quelques années, tu regarderas ce village en
dont le gratifiaient ses sœurs et qu’en tant qu’unique garçon il te demandant comment tu as pu songer à vivre ici toute ta vie
avait toujours prise pour due. Que dire du rire de sa mère, de sa sans jamais en sortir. Tu souriras en repensant à ton désespoir
chambre, de son lit, de ses amis… d’aujourd’hui. Tu ne peux plus continuer de traîner dans les
— Mais pourquoi ? bégaya-t-il. jupes de ta mère, maintenant que tu es un homme, ajouta-t-il
— Parce que… répondit sa mère en s’éloignant. sans plus retenir son sourire.
Il ne perdit pas tout espoir. Après tout, son père n’avait C’était bien cela, sa mère manigançait à seule fin de l’éloi-
encore rien dit. Il était le chef de cette famille et sa parole pri- gner de son amante. Mais il n’était pas attaché à cette femme.
merait en dernier ressort. Il ne faisait aucun doute pour Muulé Bien sûr, ce qu’ils faisaient ensemble, ce qu’elle lui faisait, ou
que ce ressort statuerait en sa faveur. qu’elle le laissait lui faire était d’une ineffable saveur. La pre-
— Ta mère est têtue comme une mule, et ça ne s’arrange pas mière fois qu’ils avaient fait l’amour, il s’était demandé pourquoi
en vieillissant, lui dit son père en soupirant, si tu hérites de la on lui avait caché qu’une telle félicité existait. Il trouvait désor-
moitié de mon intelligence et du quart de sa ténacité, je ne me mais pénible de perdre du temps à boire, manger, travailler…
ferai aucun souci pour ton avenir. que sais-je, alors qu’il pouvait se contenter de faire l’amour
Pour la première fois de sa vie, Muulé trouva l’humour de sans arrêt. Face à cette découverte, le reste perdit tout intérêt à
son père lourd, déplacé, de très mauvais goût. ses yeux, ses études en pâtirent, il devint distrait, fuyant. Son
— Ce n’est pas une si mauvaise chose, continua-t-il. Il s’agit changement d’attitude attira l’attention de sa mère qui mena
d’une bonne école, tu dois t’ouvrir au monde, acquérir du savoir. son enquête et découvrit sa liaison. Muulé comprenait bien
Tu es un garçon intelligent Muulé, avec le peu de travail que tu que sa mère soit en colère contre lui, mais de là à être chassé
fournis, en vagabondant de gauche à droite, tu arrives en tête de son paradis, de son royaume personnel ! La sanction lui
de ta classe. Imagine ce dont tu serais capable dans un environ- semblait disproportionnée. Son père l’observait toujours et
nement plus propice à l’étude. Muulé savait que les méandres de ses pensées n’avaient aucun
Muulé, accablé, s’écroula sur le tabouret aux côtés de son secret pour lui. Son sourire était à la fois amusé, compatissant,
père et baissa la tête au bord des larmes. Pourquoi le punissait-on ? presque nostalgique.

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— Les petits oiseaux doivent quitter le nid, fils, telle est la de savoir méritait bien un sacrifice familial. Alexandre Nyemb
dure loi du genre. n’était pas fondamentalement en désaccord avec son épouse. Ils
Ni les larmes, ni les menaces ou les supplications de Muulé avaient appris l’un et l’autre, au fil de leur union, à ne pas se
ne firent fléchir sa mère. « Et le seigneur durcit le cœur de pha- combattre s’ils pouvaient faire autrement. Son opposition était
raon… » murmura Alexandre Nyemb devant les vaines tentatives de forme. La décision venait trop vite et sonnait comme une
de Muulé pour amadouer sa mère. Thérèse Nyemb ne lui fit pas sanction. Muulé ne s’y trompait pas. Même si les mots étaient
l’aumône d’un regard. « Mon insoumise… », songea-t-il avec tus, il vivait cela comme une grande injustice. Alexandre Nyemb
tendresse. Il savait, lui, qu’elle dépérissait à l’idée de se séparer de savait aussi qu’un peu de frustration ne ferait pas de mal à son
son fils unique, muulema mwam, son cœur, comme elle l’appe- fils trop gâté et couvé, cela lui ferait le plus grand bien, pensait-il,
lait. Elle passait des nuits à se retourner dans leur lit, ne trouvant de vivre dans un milieu où il ne serait pas le centre de l’univers.
pas le sommeil. Elle avait perdu tout entrain et tout appétit. Il Alors, il ne contredisait pas sa femme, bien que ne résistant pas
la connaissait assez pour savoir que son épouse mourrait plutôt au plaisir, un peu cruel, il était le premier à le reconnaître, de lui
que de reculer maintenant que sa décision était prise. Elle savait envoyer de temps en temps des piques.
ce qui était le mieux pour son fils, pour chacun des membres Muulé intégra l’internat à la rentrée suivante, éperdu de
de cette famille, et ne laisserait rien, ni personne, même pas son frustration et d’appréhension. La famille entière l’accompagna
cœur de mère épouvanté, même pas lui, son mari et principal dans sa nouvelle école. Il n’était pas question de pleurer devant
soutien, se mettre en travers de son chemin. La souffrance qui ses futurs camarades qu’il détesta avant même de les connaître ;
la clouait sur place était encore une preuve du bien-fondé de il avait épuisé son quota de larmes pendant les grandes vacances,
sa position. Quelle mère sacrifierait l’avenir de son petit à son dans ses efforts stériles pour faire changer d’avis sa mère.
propre bien-être ? Il n’était plus question de la « maîtresse de — Tu ne reviendras à Pouma qu’une fois par an, lui annonça
Muulé ». L’événement qui avait motivé la décision de Thérèse Thérèse Nyemb. Le week-end et les vacances, tu les passeras chez
était devenu secondaire avant de disparaître de la discussion. Il ton oncle Amos à Eseka.
ne s’agissait évidemment pas d’éloigner Muulé de cette femme, Muulé en resta coi. Il croisa le regard de sa mère et y lut la
expliqua-t-elle à son mari en butant sur le mot femme, qu’elle ferme volonté de le tenir autant que possible à l’écart du village
rêvait manifestement de remplacer par un qualificatif beaucoup et de sa maîtresse. Son père lui serra la main et partit sans rien
plus proche selon elle de la vérité. Son fils devait étudier à Ilanga, ajouter, ses sœurs pleurnichèrent un peu, lui promirent de lui
car cet établissement scolaire aux mains de religieux était réputé écrire, de lui apporter à manger, de veiller sur les affaires qu’il
pour la rigueur, la qualité de l’enseignement, la discipline… À avait laissées à la maison, puis ce fut au tour de sa mère. Il vit
l’entendre, c’était la meilleure école du monde, un tel monument qu’elle avait le visage baigné de larmes. Elle le serra dans ses bras

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— Les petits oiseaux doivent quitter le nid, fils, telle est la de savoir méritait bien un sacrifice familial. Alexandre Nyemb
dure loi du genre. n’était pas fondamentalement en désaccord avec son épouse. Ils
Ni les larmes, ni les menaces ou les supplications de Muulé avaient appris l’un et l’autre, au fil de leur union, à ne pas se
ne firent fléchir sa mère. « Et le seigneur durcit le cœur de pha- combattre s’ils pouvaient faire autrement. Son opposition était
raon… » murmura Alexandre Nyemb devant les vaines tentatives de forme. La décision venait trop vite et sonnait comme une
de Muulé pour amadouer sa mère. Thérèse Nyemb ne lui fit pas sanction. Muulé ne s’y trompait pas. Même si les mots étaient
l’aumône d’un regard. « Mon insoumise… », songea-t-il avec tus, il vivait cela comme une grande injustice. Alexandre Nyemb
tendresse. Il savait, lui, qu’elle dépérissait à l’idée de se séparer de savait aussi qu’un peu de frustration ne ferait pas de mal à son
son fils unique, muulema mwam, son cœur, comme elle l’appe- fils trop gâté et couvé, cela lui ferait le plus grand bien, pensait-il,
lait. Elle passait des nuits à se retourner dans leur lit, ne trouvant de vivre dans un milieu où il ne serait pas le centre de l’univers.
pas le sommeil. Elle avait perdu tout entrain et tout appétit. Il Alors, il ne contredisait pas sa femme, bien que ne résistant pas
la connaissait assez pour savoir que son épouse mourrait plutôt au plaisir, un peu cruel, il était le premier à le reconnaître, de lui
que de reculer maintenant que sa décision était prise. Elle savait envoyer de temps en temps des piques.
ce qui était le mieux pour son fils, pour chacun des membres Muulé intégra l’internat à la rentrée suivante, éperdu de
de cette famille, et ne laisserait rien, ni personne, même pas son frustration et d’appréhension. La famille entière l’accompagna
cœur de mère épouvanté, même pas lui, son mari et principal dans sa nouvelle école. Il n’était pas question de pleurer devant
soutien, se mettre en travers de son chemin. La souffrance qui ses futurs camarades qu’il détesta avant même de les connaître ;
la clouait sur place était encore une preuve du bien-fondé de il avait épuisé son quota de larmes pendant les grandes vacances,
sa position. Quelle mère sacrifierait l’avenir de son petit à son dans ses efforts stériles pour faire changer d’avis sa mère.
propre bien-être ? Il n’était plus question de la « maîtresse de — Tu ne reviendras à Pouma qu’une fois par an, lui annonça
Muulé ». L’événement qui avait motivé la décision de Thérèse Thérèse Nyemb. Le week-end et les vacances, tu les passeras chez
était devenu secondaire avant de disparaître de la discussion. Il ton oncle Amos à Eseka.
ne s’agissait évidemment pas d’éloigner Muulé de cette femme, Muulé en resta coi. Il croisa le regard de sa mère et y lut la
expliqua-t-elle à son mari en butant sur le mot femme, qu’elle ferme volonté de le tenir autant que possible à l’écart du village
rêvait manifestement de remplacer par un qualificatif beaucoup et de sa maîtresse. Son père lui serra la main et partit sans rien
plus proche selon elle de la vérité. Son fils devait étudier à Ilanga, ajouter, ses sœurs pleurnichèrent un peu, lui promirent de lui
car cet établissement scolaire aux mains de religieux était réputé écrire, de lui apporter à manger, de veiller sur les affaires qu’il
pour la rigueur, la qualité de l’enseignement, la discipline… À avait laissées à la maison, puis ce fut au tour de sa mère. Il vit
l’entendre, c’était la meilleure école du monde, un tel monument qu’elle avait le visage baigné de larmes. Elle le serra dans ses bras

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à lui en faire mal aux côtes. Il résista un peu, plus par orgueil était infamante, pensait Christine. Elle se comportait comme
que par nécessité, puis s’affala de tout son poids contre elle et si le monde entier lui devait une faveur, encouragée en cela
pleura tout son soûl. Elle fut la première à se détacher, rompant par son benêt de mari. Nul doute que tout cela relevait de la
leur étreinte. sorcellerie. Où avait-on déjà vu un homme accepter de son
— Dieu te garde muulema mwam. Tâche de ne pas me déce- plein gré pareille situation ? Elle avait beau se pavaner au culte
voir. Je compte sur toi. tous les dimanches, à ses yeux, Thérèse Nyemb n’était pas une
Puis, elle s’en alla, lui donnant l’impression qu’il ne com- chrétienne. Une femme qui se conduit comme la dernière des
prendrait jamais rien aux femmes. Elles vous aiment, vous filles de rue ne pouvait pas avoir la crainte de Dieu, cela n’était
chassent de leur vie, vous embrassent en pleurant et tournent pas possible. Elle devait retenir son mari par quelque philtre
les talons la minute d’après, sans un regard en arrière. préparé par une nuit noire, lorsque les honnêtes gens remettent
Il détesta immédiatement l’internat, ses voisins de chambres, leur sommeil entre les mains protectrices du Seigneur et que les
bruyants et incultes, la nourriture infecte du réfectoire, la disci- impies hantent les chemins. De même, Christine n’osait songer
pline absconse, l’obligation de faire son lit, de ranger ses affaires, au sortilège dont elle usait pour maintenir son frère Amos dans
lui qui n’avait jamais levé le petit doigt chez sa mère trouva cette un tel aveuglement. Voilà que maintenant, elle leur imposait
consigne particulièrement humiliante. Que dire de la contrainte son bâtard, coureur de jupons et paresseux de surcroît. Son
de faire le ménage dans les parties communes, y compris les toi- mari, loin de s’en indigner, témoignait à ce petit hypocrite,
lettes ? Plus que le reste, il pesta contre la nécessité de se lever orgueilleux comme sa mère, une affection qu’il ne montrait pas
aux aurores pour la prière du matin. « Même le Bon Dieu dort à ses propres enfants. Les hommes ont un faible pour les mau-
encore » murmurait-il les dents serrées. Puis il découvrit l’inter- vaises femmes. La Bible même le reconnaît. Amos ne s’était-il
nat des filles à côté du leur, en même temps qu’il s’apercevait pas entiché de cette autre femme, cette sorcière du Ko’ô qui
que les garçons d’Ilanga avaient beaucoup de succès auprès des vivait seule avec sa fille ? Comment de telles femmes pouvaient
jeunes filles du village. Il trouva dès lors plus d’attrait à sa nou- exister sur terre ? s’indigna Christine, puis elle se reprit, dans la
velle condition. crainte du jugement de Dieu qui n’apprécierait certainement
Les séjours de Muulé chez son oncle auraient été parfaits pas qu’elle remette en cause sa création. « Ah seigneur, je sais
sans la présence de son épouse. Christine Manguele ne souhai- que tu nous offres la souffrance comme un divin remède à nos
tait pas que le neveu de son mari s’installe chez elle. Elle n’avait impuretés, mais il est si difficile pour une honnête chrétienne
que mépris pour Thérèse Nyemb et se demandait comment un comme moi de souffrir un tel voisinage ! Ces femmes ne res-
homme de la stature d’Alexandre Nyemb pouvait supporter une pectent rien ni personne, elles se servent de moyens obscurs
épouse qui l’avait cocufié au vu et au su de tous. Cette femme pour attirer nos hommes, et nous, tes servantes, sommes sans

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à lui en faire mal aux côtes. Il résista un peu, plus par orgueil était infamante, pensait Christine. Elle se comportait comme
que par nécessité, puis s’affala de tout son poids contre elle et si le monde entier lui devait une faveur, encouragée en cela
pleura tout son soûl. Elle fut la première à se détacher, rompant par son benêt de mari. Nul doute que tout cela relevait de la
leur étreinte. sorcellerie. Où avait-on déjà vu un homme accepter de son
— Dieu te garde muulema mwam. Tâche de ne pas me déce- plein gré pareille situation ? Elle avait beau se pavaner au culte
voir. Je compte sur toi. tous les dimanches, à ses yeux, Thérèse Nyemb n’était pas une
Puis, elle s’en alla, lui donnant l’impression qu’il ne com- chrétienne. Une femme qui se conduit comme la dernière des
prendrait jamais rien aux femmes. Elles vous aiment, vous filles de rue ne pouvait pas avoir la crainte de Dieu, cela n’était
chassent de leur vie, vous embrassent en pleurant et tournent pas possible. Elle devait retenir son mari par quelque philtre
les talons la minute d’après, sans un regard en arrière. préparé par une nuit noire, lorsque les honnêtes gens remettent
Il détesta immédiatement l’internat, ses voisins de chambres, leur sommeil entre les mains protectrices du Seigneur et que les
bruyants et incultes, la nourriture infecte du réfectoire, la disci- impies hantent les chemins. De même, Christine n’osait songer
pline absconse, l’obligation de faire son lit, de ranger ses affaires, au sortilège dont elle usait pour maintenir son frère Amos dans
lui qui n’avait jamais levé le petit doigt chez sa mère trouva cette un tel aveuglement. Voilà que maintenant, elle leur imposait
consigne particulièrement humiliante. Que dire de la contrainte son bâtard, coureur de jupons et paresseux de surcroît. Son
de faire le ménage dans les parties communes, y compris les toi- mari, loin de s’en indigner, témoignait à ce petit hypocrite,
lettes ? Plus que le reste, il pesta contre la nécessité de se lever orgueilleux comme sa mère, une affection qu’il ne montrait pas
aux aurores pour la prière du matin. « Même le Bon Dieu dort à ses propres enfants. Les hommes ont un faible pour les mau-
encore » murmurait-il les dents serrées. Puis il découvrit l’inter- vaises femmes. La Bible même le reconnaît. Amos ne s’était-il
nat des filles à côté du leur, en même temps qu’il s’apercevait pas entiché de cette autre femme, cette sorcière du Ko’ô qui
que les garçons d’Ilanga avaient beaucoup de succès auprès des vivait seule avec sa fille ? Comment de telles femmes pouvaient
jeunes filles du village. Il trouva dès lors plus d’attrait à sa nou- exister sur terre ? s’indigna Christine, puis elle se reprit, dans la
velle condition. crainte du jugement de Dieu qui n’apprécierait certainement
Les séjours de Muulé chez son oncle auraient été parfaits pas qu’elle remette en cause sa création. « Ah seigneur, je sais
sans la présence de son épouse. Christine Manguele ne souhai- que tu nous offres la souffrance comme un divin remède à nos
tait pas que le neveu de son mari s’installe chez elle. Elle n’avait impuretés, mais il est si difficile pour une honnête chrétienne
que mépris pour Thérèse Nyemb et se demandait comment un comme moi de souffrir un tel voisinage ! Ces femmes ne res-
homme de la stature d’Alexandre Nyemb pouvait supporter une pectent rien ni personne, elles se servent de moyens obscurs
épouse qui l’avait cocufié au vu et au su de tous. Cette femme pour attirer nos hommes, et nous, tes servantes, sommes sans

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armes devant tant de bassesse. Seigneur, tu lis dans mon cœur, tempêter, de crier à sa guise. Elle exultait à chaque fois qu’elle
tu sais que ma vie n’est pas facile. Mon époux me regarde à parvenait à le prendre en défaut.
peine alors que je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour —  Tu as laissé les seaux d’eau dans la cour afin que ton
lui rendre la vie plus douce. Il s’est acoquiné avec cette sor- esclave vienne les porter à la cuisine, c’est cela ? Tu te moques
cière, suppôt de Satan. Bien qu’il s’en défende, je sais qu’il n’a de moi ?
pas beaucoup d’affection pour ses enfants. Je lui ai fait cinq Un jour, les choses allèrent trop loin. Muulé avait un examen
magnifiques petits, Seigneur, ils sont toute ma fierté. Est-ce pour le lundi et révisait ses leçons à la lueur de la lampe tempête,
ma faute s’ils ne réussissent pas à l’école ? Est-ce ma faute s’ils tard le soir, quand sa tante survint telle une furie.
ne s’intéressent pas plus aux travaux des champs ? Je n’ai pas — Pourquoi tu gaspilles mon pétrole ? hurla-t-elle. Est-ce
élevé mes enfants pour en faire des paysans Seigneur, leur père toi qui paies le pétrole dans cette maison ? Pauvre imbécile, va
a des biens dont ils hériteront un jour. Pour qui travaillons- préparer tes diplômes ailleurs.
nous si ce n’est pour nos descendants ? M’imposer ce garçon, Elle tenta d’empoigner la lampe. Cette dernière lui glissa
discuter avec lui comme s’ils étaient égaux, m’assujettir à une des mains et tomba sur les cahiers de Muulé posés sur la table.
telle humiliation, ici même, dans ma maison… Ah Seigneur, Le combustible s’écoula sur les feuilles de papier  : le feu prit
la vie d’une femme honnête est une vallée de larmes. Seule ma immédiatement. Muulé recula vivement pour se soustraire à la
foi m’aide à m’acquitter de mes devoirs. » flamme et tira sa tante vers lui. Constatant qu’elle était hors de
Muulé avait bien compris la situation. Les tracasseries aux- danger, il courut chercher de l’eau pour éteindre l’incendie avant
quelles le soumettait sa tante ne l’émouvaient pas plus que cela. qu’il ne se propage. Christine hurlait comme si le feu ne consu-
Elle le poursuivait de sa voix aiguë dès l’instant où il arrivait mait pas tous les cahiers et les livres de Muulé mais bel et bien
pour le week-end. son propre corps. Amos, alerté par le bruit, sortit de la chambre
— Où te crois-tu ici, dans ton palais ? Tu es tranquillement et, découvrant la situation, prêta immédiatement main forte à
affalé avec un livre à la main, Monsieur l’intellectuel, alors que son neveu pour combattre l’incendie naissant. L’instant d’après,
la cour n’a pas été balayée ? Les vêtements lavés, la vaisselle faite ? Muulé regardait un peu hébété ses fournitures scolaires réduites
Tu attends que ta bonne exécute le sale boulot à ta place ? en cendres, se demandant comment il pourrait bien rempla-
Au début, il essayait de devancer ses exigences en effectuant cer tout cela. Les livres coûtaient cher. Ses parents n’étaient pas
toutes les tâches de la maison avant qu’elle ne le lui demande. Il bien riches et avaient déjà fait des efforts méritoires pour satis-
constata vite que sa tante était encore plus mauvaise lorsqu’elle faire aux exigences d’une vie à l’internat. Il se voyait mal les
n’avait rien à lui reprocher. Depuis, il la laissait faire. Ne s’occu- contraindre à plus de sacrifices. Les enfants Manguele à moitié
pant que des corvées qu’elle lui indiquait, lui offrant le loisir de endormis étaient venus, réveillés par le bruit. Les voisins aussi

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armes devant tant de bassesse. Seigneur, tu lis dans mon cœur, tempêter, de crier à sa guise. Elle exultait à chaque fois qu’elle
tu sais que ma vie n’est pas facile. Mon époux me regarde à parvenait à le prendre en défaut.
peine alors que je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour —  Tu as laissé les seaux d’eau dans la cour afin que ton
lui rendre la vie plus douce. Il s’est acoquiné avec cette sor- esclave vienne les porter à la cuisine, c’est cela ? Tu te moques
cière, suppôt de Satan. Bien qu’il s’en défende, je sais qu’il n’a de moi ?
pas beaucoup d’affection pour ses enfants. Je lui ai fait cinq Un jour, les choses allèrent trop loin. Muulé avait un examen
magnifiques petits, Seigneur, ils sont toute ma fierté. Est-ce pour le lundi et révisait ses leçons à la lueur de la lampe tempête,
ma faute s’ils ne réussissent pas à l’école ? Est-ce ma faute s’ils tard le soir, quand sa tante survint telle une furie.
ne s’intéressent pas plus aux travaux des champs ? Je n’ai pas — Pourquoi tu gaspilles mon pétrole ? hurla-t-elle. Est-ce
élevé mes enfants pour en faire des paysans Seigneur, leur père toi qui paies le pétrole dans cette maison ? Pauvre imbécile, va
a des biens dont ils hériteront un jour. Pour qui travaillons- préparer tes diplômes ailleurs.
nous si ce n’est pour nos descendants ? M’imposer ce garçon, Elle tenta d’empoigner la lampe. Cette dernière lui glissa
discuter avec lui comme s’ils étaient égaux, m’assujettir à une des mains et tomba sur les cahiers de Muulé posés sur la table.
telle humiliation, ici même, dans ma maison… Ah Seigneur, Le combustible s’écoula sur les feuilles de papier  : le feu prit
la vie d’une femme honnête est une vallée de larmes. Seule ma immédiatement. Muulé recula vivement pour se soustraire à la
foi m’aide à m’acquitter de mes devoirs. » flamme et tira sa tante vers lui. Constatant qu’elle était hors de
Muulé avait bien compris la situation. Les tracasseries aux- danger, il courut chercher de l’eau pour éteindre l’incendie avant
quelles le soumettait sa tante ne l’émouvaient pas plus que cela. qu’il ne se propage. Christine hurlait comme si le feu ne consu-
Elle le poursuivait de sa voix aiguë dès l’instant où il arrivait mait pas tous les cahiers et les livres de Muulé mais bel et bien
pour le week-end. son propre corps. Amos, alerté par le bruit, sortit de la chambre
— Où te crois-tu ici, dans ton palais ? Tu es tranquillement et, découvrant la situation, prêta immédiatement main forte à
affalé avec un livre à la main, Monsieur l’intellectuel, alors que son neveu pour combattre l’incendie naissant. L’instant d’après,
la cour n’a pas été balayée ? Les vêtements lavés, la vaisselle faite ? Muulé regardait un peu hébété ses fournitures scolaires réduites
Tu attends que ta bonne exécute le sale boulot à ta place ? en cendres, se demandant comment il pourrait bien rempla-
Au début, il essayait de devancer ses exigences en effectuant cer tout cela. Les livres coûtaient cher. Ses parents n’étaient pas
toutes les tâches de la maison avant qu’elle ne le lui demande. Il bien riches et avaient déjà fait des efforts méritoires pour satis-
constata vite que sa tante était encore plus mauvaise lorsqu’elle faire aux exigences d’une vie à l’internat. Il se voyait mal les
n’avait rien à lui reprocher. Depuis, il la laissait faire. Ne s’occu- contraindre à plus de sacrifices. Les enfants Manguele à moitié
pant que des corvées qu’elle lui indiquait, lui offrant le loisir de endormis étaient venus, réveillés par le bruit. Les voisins aussi

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étaient accourus, attirés par le spectacle. Tout le village, dévoré de la frapper, à la contredire, pour ce… Elle en suffoquait de peur
curiosité, semblait avoir envahi la maison des Manguele. Amos et d’humiliation. Consciente que ses relations avec son mari
se tourna vers sa femme. avaient atteint là une dimension sans retour, elle ne put cepen-
— Je prélèverai sur l’argent que je te donne pour acheter de dant se retenir d’ajouter :
nouvelles affaires au petit. — Je veillerai à ce que tu vives assez longtemps pour regret-
Christine Manguele, toute frayeur passée, hurla hystérique : ter ce geste.
— Sans même t’enquérir de la situation, tu déduis a priori Amos leur tourna le dos. S’emparant de sa pipe, il alla s’ins-
que je suis dans mon tort ? Moi, je devrais payer pour ce qu’il taller sur la véranda pour se calmer les nerfs. La foule se dispersa,
a fait ? Ce petit hypocrite, cet enfant menteur et irresponsable ? un peu déçue que le spectacle ait été si bref. Christine Manguele
Comment oses-tu ? Je ne donnerai rien, m’entends-tu ? Pas le jeta un dernier regard haineux à Muulé avant de se réfugier dans
moindre sou. Il n’aura rien de moi. sa chambre.
Amos avait visiblement du mal à se contenir. On eut dit à Consterné par ce qui venait de se passer, Muulé entreprit
cet instant qu’il voulait tuer sa femme. Lui serrer le cou jusqu’à de nettoyer l’eau noircie par la cendre avant de rejoindre son
ce que mort s’ensuive. Sa colère provoqua l’indignation de oncle sur la véranda.
Christine, il serait prêt à la frapper ? Tout cela pour ce garçon ? — Demain, nous remplacerons tes effets détruits lui dit
Un constat qui, cristallisant sa peur, attisa sa haine à l’encontre Amos, maintenant, va te coucher.
de Muulé. Tandis qu’il s’éloignait, son oncle le rappela. Puis, comme
— Sors de chez moi, bâtard, retourne chez ta pute de mère, hésitant sur les mots, lui dit : « ce n’est pas la peine de raconter
cria-t-elle. tout cela à tes parents, tu les inquiéterais sans raison, un homme
La gifle fusa comme mue par une vie propre pour s’abattre doit savoir prendre sur lui parfois. Maintenant va, fils, essaie de
sur la joue de Christine. dormir un peu, tu as un examen lundi n’est-ce pas ? »
— Femme, tu rendrais fou n’importe quel saint de ta fameuse Muulé laissa son oncle à ses sombres pensées, il n’avait jamais
Bible. Cet enfant est ici chez lui, entends-le une fois pour toutes, autant regretté sa propre famille. Malgré le caractère explosif de
balbutia Amos, lui-même surpris par son geste. sa mère, il s’apercevait que ses parents avaient réussi à construire
Christine Manguele en perdit la parole. La joue lui cuisait un foyer harmonieux dans lequel nul ne doutait de l’affection et
moins que le désaveu public que venait de lui infliger son époux. de la loyauté des autres membres. Les Manguele vivaient dans
Il n’avait jamais porté la main sur elle, jamais fait état de leurs une certaine aisance matérielle, mais chacune des personnes
désaccords devant témoin, il détestait se donner en spectacle. de cette famille crevait de solitude. Les enfants grandissaient
Là, devant le village avide de sensationnel, il n’avait pas hésité à dans un climat de désolation, pris en otage entre la frustration

78 79
étaient accourus, attirés par le spectacle. Tout le village, dévoré de la frapper, à la contredire, pour ce… Elle en suffoquait de peur
curiosité, semblait avoir envahi la maison des Manguele. Amos et d’humiliation. Consciente que ses relations avec son mari
se tourna vers sa femme. avaient atteint là une dimension sans retour, elle ne put cepen-
— Je prélèverai sur l’argent que je te donne pour acheter de dant se retenir d’ajouter :
nouvelles affaires au petit. — Je veillerai à ce que tu vives assez longtemps pour regret-
Christine Manguele, toute frayeur passée, hurla hystérique : ter ce geste.
— Sans même t’enquérir de la situation, tu déduis a priori Amos leur tourna le dos. S’emparant de sa pipe, il alla s’ins-
que je suis dans mon tort ? Moi, je devrais payer pour ce qu’il taller sur la véranda pour se calmer les nerfs. La foule se dispersa,
a fait ? Ce petit hypocrite, cet enfant menteur et irresponsable ? un peu déçue que le spectacle ait été si bref. Christine Manguele
Comment oses-tu ? Je ne donnerai rien, m’entends-tu ? Pas le jeta un dernier regard haineux à Muulé avant de se réfugier dans
moindre sou. Il n’aura rien de moi. sa chambre.
Amos avait visiblement du mal à se contenir. On eut dit à Consterné par ce qui venait de se passer, Muulé entreprit
cet instant qu’il voulait tuer sa femme. Lui serrer le cou jusqu’à de nettoyer l’eau noircie par la cendre avant de rejoindre son
ce que mort s’ensuive. Sa colère provoqua l’indignation de oncle sur la véranda.
Christine, il serait prêt à la frapper ? Tout cela pour ce garçon ? — Demain, nous remplacerons tes effets détruits lui dit
Un constat qui, cristallisant sa peur, attisa sa haine à l’encontre Amos, maintenant, va te coucher.
de Muulé. Tandis qu’il s’éloignait, son oncle le rappela. Puis, comme
— Sors de chez moi, bâtard, retourne chez ta pute de mère, hésitant sur les mots, lui dit : « ce n’est pas la peine de raconter
cria-t-elle. tout cela à tes parents, tu les inquiéterais sans raison, un homme
La gifle fusa comme mue par une vie propre pour s’abattre doit savoir prendre sur lui parfois. Maintenant va, fils, essaie de
sur la joue de Christine. dormir un peu, tu as un examen lundi n’est-ce pas ? »
— Femme, tu rendrais fou n’importe quel saint de ta fameuse Muulé laissa son oncle à ses sombres pensées, il n’avait jamais
Bible. Cet enfant est ici chez lui, entends-le une fois pour toutes, autant regretté sa propre famille. Malgré le caractère explosif de
balbutia Amos, lui-même surpris par son geste. sa mère, il s’apercevait que ses parents avaient réussi à construire
Christine Manguele en perdit la parole. La joue lui cuisait un foyer harmonieux dans lequel nul ne doutait de l’affection et
moins que le désaveu public que venait de lui infliger son époux. de la loyauté des autres membres. Les Manguele vivaient dans
Il n’avait jamais porté la main sur elle, jamais fait état de leurs une certaine aisance matérielle, mais chacune des personnes
désaccords devant témoin, il détestait se donner en spectacle. de cette famille crevait de solitude. Les enfants grandissaient
Là, devant le village avide de sensationnel, il n’avait pas hésité à dans un climat de désolation, pris en otage entre la frustration

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hargneuse de leur mère et le désistement désolé de leur père. Ils lendemain, il l’attendait à nouveau sur le chemin de la rivière,
étaient paresseux, hypocrites, voire méchants. Son oncle, malgré le jour d’après aussi.
son argent, son éducation, semblait incapable de leur venir en — Fais attention, lui dit son ami Um, qui, ayant intégré
aide, préférant céder du terrain à sa femme, achetant ainsi sa l’École quelques années avant lui, semblait plus au fait des mœurs
propre tranquillité. Une fois n’est pas coutume, Muulé avait hâte du voisinage. Le père Amougou a dix filles. Pas une, ni deux,
de retourner à l’internat. mais dix. Il ne rêve que de les marier aux garçons de l’École. Tu
Amos Manguele, pensif, resta longtemps à fumer sa pipe à ne seras pas le premier à être pris au piège sur le chemin de cette
la lueur des étoiles, repoussant sans cesse le moment où il devrait rivière où elles ont coutume de déambuler à moitié dévêtue.
rejoindre son épouse dans le lit conjugal. Christine… Une seule Celle-là, si tu la regardes, ne serait-ce qu’avec trop d’insistance,
erreur, une seule fois, et il la payait tous les jours de sa vie, sans elle viendra t’annoncer qu’elle est enceinte. Sans même com-
discontinuer. Une seule misérable erreur… Il avait rencontré prendre ce qui t’arrive, tu te retrouveras marié avec elle.
Christine à Foulassi, alors qu’il étudiait à l’École normale. La Amos lui avait ri au nez. Il grinçait des dents en y songeant
première fois qu’il l’avait vue, elle était vêtue d’un simple pagne aujourd’hui. Comme après un accident grave, il se souvenait de
ceint sous les aisselles qui s’arrêtait au-dessus du genou et por- tous les instants qui avaient précédé et enrageait de ne pouvoir
tait une bassine d’eau sur la tête. Amos fut subjugué par ses réécrire l’histoire. Il aurait dû prendre l’avertissement de son ami
seins qui se balançaient librement sous le pagne. Ses cuisses, au sérieux et s’enfuir lorsqu’il en avait l’opportunité. Hélas, il
un peu grasses, apparaissant puis disparaissant à chacun de ses n’était alors qu’un jeune homme salement travaillé par les hor-
pas, provoquèrent une chaleur exquise dans son bas-ventre. Il mones et n’arrivait pas à se projeter au-delà des seins de Christine
s’approcha d’elle et lui proposa son aide : « Une aussi jolie fille dansant sous son pagne. Quelques jours plus tard, il la culbu-
ne devrait pas avoir à porter de si lourdes charges  » lui dit-il tait au bord de la rivière, s’apercevant par la même occasion que
avec un sourire. Elle repoussa timidement son offre pour finir sa belle n’était ni aussi vertueuse, ni aussi effarouchée qu’elle le
par l’accepter sous son insistance. Son air timide et effarouché laissait entendre. Les choses s’enchaînèrent alors sans qu’il n’ait
finit de lui ravir le cœur. Ses tempes pulsaient sourdement, et d’emprise sur elles. Son coup de sang passé, Amos s’aperçut qu’il
il avait trop chaud. La bassine d’eau était d’une légèreté sans avait à peine échangé quelques paroles avec Christine, et qu’elles
pareille, Amos avait l’impression de voler plus que de marcher étaient toutes relativement ineptes. Son désir assouvi, il retrouva
aux côtés de Christine. Ils arrivèrent, bien trop vite à son gré, au assez de lucidité pour s’apercevoir qu’elle avait une voix impro-
domicile de la jeune fille. « Rends-moi la bassine ici, lui dit-elle, bable, à la fois criarde et traînante, qui lui vrillait les tympans,
dans la rue, mon père réagirait mal s’il nous voyait ensemble. » et qu’elle parlait sans arrêt. Son corps ne l’enfiévrait plus assez
Il se sépara d’elle, à regret, le cœur débordant d’allégresse. Le pour lui permettre de le supporter.

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hargneuse de leur mère et le désistement désolé de leur père. Ils lendemain, il l’attendait à nouveau sur le chemin de la rivière,
étaient paresseux, hypocrites, voire méchants. Son oncle, malgré le jour d’après aussi.
son argent, son éducation, semblait incapable de leur venir en — Fais attention, lui dit son ami Um, qui, ayant intégré
aide, préférant céder du terrain à sa femme, achetant ainsi sa l’École quelques années avant lui, semblait plus au fait des mœurs
propre tranquillité. Une fois n’est pas coutume, Muulé avait hâte du voisinage. Le père Amougou a dix filles. Pas une, ni deux,
de retourner à l’internat. mais dix. Il ne rêve que de les marier aux garçons de l’École. Tu
Amos Manguele, pensif, resta longtemps à fumer sa pipe à ne seras pas le premier à être pris au piège sur le chemin de cette
la lueur des étoiles, repoussant sans cesse le moment où il devrait rivière où elles ont coutume de déambuler à moitié dévêtue.
rejoindre son épouse dans le lit conjugal. Christine… Une seule Celle-là, si tu la regardes, ne serait-ce qu’avec trop d’insistance,
erreur, une seule fois, et il la payait tous les jours de sa vie, sans elle viendra t’annoncer qu’elle est enceinte. Sans même com-
discontinuer. Une seule misérable erreur… Il avait rencontré prendre ce qui t’arrive, tu te retrouveras marié avec elle.
Christine à Foulassi, alors qu’il étudiait à l’École normale. La Amos lui avait ri au nez. Il grinçait des dents en y songeant
première fois qu’il l’avait vue, elle était vêtue d’un simple pagne aujourd’hui. Comme après un accident grave, il se souvenait de
ceint sous les aisselles qui s’arrêtait au-dessus du genou et por- tous les instants qui avaient précédé et enrageait de ne pouvoir
tait une bassine d’eau sur la tête. Amos fut subjugué par ses réécrire l’histoire. Il aurait dû prendre l’avertissement de son ami
seins qui se balançaient librement sous le pagne. Ses cuisses, au sérieux et s’enfuir lorsqu’il en avait l’opportunité. Hélas, il
un peu grasses, apparaissant puis disparaissant à chacun de ses n’était alors qu’un jeune homme salement travaillé par les hor-
pas, provoquèrent une chaleur exquise dans son bas-ventre. Il mones et n’arrivait pas à se projeter au-delà des seins de Christine
s’approcha d’elle et lui proposa son aide : « Une aussi jolie fille dansant sous son pagne. Quelques jours plus tard, il la culbu-
ne devrait pas avoir à porter de si lourdes charges  » lui dit-il tait au bord de la rivière, s’apercevant par la même occasion que
avec un sourire. Elle repoussa timidement son offre pour finir sa belle n’était ni aussi vertueuse, ni aussi effarouchée qu’elle le
par l’accepter sous son insistance. Son air timide et effarouché laissait entendre. Les choses s’enchaînèrent alors sans qu’il n’ait
finit de lui ravir le cœur. Ses tempes pulsaient sourdement, et d’emprise sur elles. Son coup de sang passé, Amos s’aperçut qu’il
il avait trop chaud. La bassine d’eau était d’une légèreté sans avait à peine échangé quelques paroles avec Christine, et qu’elles
pareille, Amos avait l’impression de voler plus que de marcher étaient toutes relativement ineptes. Son désir assouvi, il retrouva
aux côtés de Christine. Ils arrivèrent, bien trop vite à son gré, au assez de lucidité pour s’apercevoir qu’elle avait une voix impro-
domicile de la jeune fille. « Rends-moi la bassine ici, lui dit-elle, bable, à la fois criarde et traînante, qui lui vrillait les tympans,
dans la rue, mon père réagirait mal s’il nous voyait ensemble. » et qu’elle parlait sans arrêt. Son corps ne l’enfiévrait plus assez
Il se sépara d’elle, à regret, le cœur débordant d’allégresse. Le pour lui permettre de le supporter.

80 81
Au bout de quelques semaines, il prit ses distances, prétextant s’était refermé sur lui. Il lui avait fait l’amour si peu souvent, et
toutes sortes d’excuses pour ne pas honorer leurs rendez-vous. toujours sur son initiative à elle, qu’il s’était longtemps étonné
Le temps passa, Amos s’estimait quitte de cette histoire, quand qu’elle ait conçu cinq enfants. Il avait fini par comprendre qu’elle
un jour, Um le prévint. « Le père Amougou est chez le direc- comptait soigneusement les jours et ne venait à lui que lorsque
teur avec sa fille. Maintenant tes ennuis commencent… » Il ne son cycle menstruel était favorable à une conception. Il ne la
pensait pas si bien dire. Amos fut convoqué dans le bureau du touchait plus. Il reconnaissait ses torts, bien sûr qu’il n’était pas
directeur où on lui apprit que Christine était enceinte de ses le mari qu’elle aurait souhaité, tout en elle le hérissait depuis le
œuvres. La jeune fille était assise sur le fauteuil aux côtés de son début de leur union mais il n’envisagea jamais de s’en séparer.
père, les bras sagement croisés, les yeux baissés, virginale. Toute Il lui offrait le confort matériel, la respectabilité, incapable de
son attitude disait la pauvre fille abusée par un salaud qui fuyait simuler des sentiments qu’il n’éprouvait pas. Christine en était
ses responsabilités. « Êtes-vous sûrs que l’enfant est de moi ? » douloureusement consciente et en nourrissait son humeur aca-
tenta Amos. Christine éclata en sanglot et son père bondit de riâtre. Heureusement, il avait Esta et Likak. Il ferma un instant
sa chaise, prêt à en découdre avec l’impudent. Le directeur de les yeux, chassant leur souvenir de sa mémoire, répugnant à les
l’école le retint avec peine : « Mon garçon, dit-il à Amos, vous mêler même en pensée au naufrage de sa vie conjugale. « Un
ne pouvez pas vous soustraire à vos responsabilités. » Son ton homme doit savoir prendre sur lui » avait-il dit au garçon, cela
était ferme, mais son regard compatissant, il n’était pas dupe valait également pour lui-même.
de la situation, il avait déjà eu affaire au père Amougou et à L’aube pointait quand Amos s’aperçut que sa pipe s’était
ses satanées filles. Amos essaya sans succès de croiser le regard éteinte et qu’il s’était endormi sans s’en apercevoir. Il se leva
de Christine. Où était passée la jeune fille qui l’émouvait tant ? péniblement, étira ses muscles douloureux ; une longue journée
Il remarqua pour la première fois son visage gras sur lequel les l’attendait.
boutons d’acné luisaient tels des lucioles par une nuit sans lune,
sa peau d’un marron orangé suspect, comme ces femmes qui
utilisent un savon abrasif pour s’éclaircir le teint, ses cheveux
défrisés à la soude, brillants de toute l’huile qu’elle y appliquait
pour les garder artificiellement plaqués sur le crâne. Pourtant,
il avait été follement attiré par elle. Aujourd’hui, son cœur
pompait dans le vide, dans le vain espoir de raviver la flamme.
Comment avait-il pu succomber à tant de superficialité ? Et il
devrait vivre avec cette femme pour le reste de sa vie ? Le piège

82
Au bout de quelques semaines, il prit ses distances, prétextant s’était refermé sur lui. Il lui avait fait l’amour si peu souvent, et
toutes sortes d’excuses pour ne pas honorer leurs rendez-vous. toujours sur son initiative à elle, qu’il s’était longtemps étonné
Le temps passa, Amos s’estimait quitte de cette histoire, quand qu’elle ait conçu cinq enfants. Il avait fini par comprendre qu’elle
un jour, Um le prévint. « Le père Amougou est chez le direc- comptait soigneusement les jours et ne venait à lui que lorsque
teur avec sa fille. Maintenant tes ennuis commencent… » Il ne son cycle menstruel était favorable à une conception. Il ne la
pensait pas si bien dire. Amos fut convoqué dans le bureau du touchait plus. Il reconnaissait ses torts, bien sûr qu’il n’était pas
directeur où on lui apprit que Christine était enceinte de ses le mari qu’elle aurait souhaité, tout en elle le hérissait depuis le
œuvres. La jeune fille était assise sur le fauteuil aux côtés de son début de leur union mais il n’envisagea jamais de s’en séparer.
père, les bras sagement croisés, les yeux baissés, virginale. Toute Il lui offrait le confort matériel, la respectabilité, incapable de
son attitude disait la pauvre fille abusée par un salaud qui fuyait simuler des sentiments qu’il n’éprouvait pas. Christine en était
ses responsabilités. « Êtes-vous sûrs que l’enfant est de moi ? » douloureusement consciente et en nourrissait son humeur aca-
tenta Amos. Christine éclata en sanglot et son père bondit de riâtre. Heureusement, il avait Esta et Likak. Il ferma un instant
sa chaise, prêt à en découdre avec l’impudent. Le directeur de les yeux, chassant leur souvenir de sa mémoire, répugnant à les
l’école le retint avec peine : « Mon garçon, dit-il à Amos, vous mêler même en pensée au naufrage de sa vie conjugale. « Un
ne pouvez pas vous soustraire à vos responsabilités. » Son ton homme doit savoir prendre sur lui » avait-il dit au garçon, cela
était ferme, mais son regard compatissant, il n’était pas dupe valait également pour lui-même.
de la situation, il avait déjà eu affaire au père Amougou et à L’aube pointait quand Amos s’aperçut que sa pipe s’était
ses satanées filles. Amos essaya sans succès de croiser le regard éteinte et qu’il s’était endormi sans s’en apercevoir. Il se leva
de Christine. Où était passée la jeune fille qui l’émouvait tant ? péniblement, étira ses muscles douloureux ; une longue journée
Il remarqua pour la première fois son visage gras sur lequel les l’attendait.
boutons d’acné luisaient tels des lucioles par une nuit sans lune,
sa peau d’un marron orangé suspect, comme ces femmes qui
utilisent un savon abrasif pour s’éclaircir le teint, ses cheveux
défrisés à la soude, brillants de toute l’huile qu’elle y appliquait
pour les garder artificiellement plaqués sur le crâne. Pourtant,
il avait été follement attiré par elle. Aujourd’hui, son cœur
pompait dans le vide, dans le vain espoir de raviver la flamme.
Comment avait-il pu succomber à tant de superficialité ? Et il
devrait vivre avec cette femme pour le reste de sa vie ? Le piège

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1948 – 1958
Les années de combat
4 P ierre Le Gall, installé à sa terrasse, affectait de lire son
journal, tout en observant à la dérobée la jeune fille qui faisait
le ménage chez lui. Elle était très fine, presque fluette, exacte-
ment comme il les aimait. Elle passait la serpillière à genoux,
inconsciente de l’effet qu’elle produisait. Il avait toujours eu un
faible pour les femmes indigènes. Il les aimait jeunes et menues.
Après vingt ans, elles avaient une nette tendance à grossir des
fesses, elles se fanaient, et ne présentaient plus aucun intérêt. La
jeune fille qui en avait fini avec le sol, était maintenant penchée
sur la grande table de la salle à manger qu’elle nettoyait vigou-
reusement. C’était plus qu’il n’en pouvait supporter. Il posa son
journal et entra sans se presser dans le salon. Il ne prit pas la peine
de verrouiller les portes, personne n’entrait chez lui sans y être
invité. Il se contenta de tirer d’un coup sec les lourds rideaux, les
mettant à l’abri de regards inopportuns. La jeune fille toute à sa
tâche ne l’entendit pas approcher. Elle sursauta lorsqu’il posa sa

87
main sur sa hanche et l’attira brusquement contre lui. « Je ne te aller, ne t’en fais pas. Là, voilà… Laisse-toi faire. » Elle émit un
ferai pas de mal, lui murmura-t-il, tu n’as rien à craindre. » Il se petit gémissement, comme un sanglot retenu : toute idée de
pencha sur elle, la maintint dos contre lui. Sa main introduite douceur disparut de l’esprit de Pierre Le Gall.
dans son tee-shirt se posa avec lenteur sur la poitrine menue, Lorsqu’il eut fini, il la laissa sur la table, brisée, sanglotant
rien ne pressait : il aimait prendre le temps de laisser monter la maintenant sans retenue. Il se réajusta, ouvrit la petite armoire
pression. Il pouvait sentir son cœur s’affoler contre sa paume. au-dessus du garde-manger, en sortit une boîte de biscuits en
Dieu qu’il aimait cela… Ce moment entre tous où elles com- fer-blanc sur laquelle était imprimée la photo d’une petite fille
prenaient que rien ni personne ne pouvait leur venir en aide. Il blonde, cheveux au vent, riant aux éclats. Il la posa sur la table
la recouvrit de son corps puissant, porta ses lèvres à son cou et à côté d’elle. « Tiens ceci, lui dit-il le souffle encore court, et
lécha les gouttes de sueur qui coulaient de ses cheveux. De son reviens demain. » La jeune fille se redressa, remonta sa culotte
autre main, il libéra le sein qu’il n’avait pas cessé de pétrir puis sur ses cuisses souillées, ramassa le seau d’eau et les chiffons
défit son pantalon. Tout se passait dans un silence insolite. La dont elle se servait pour nettoyer, puis se dirigea en titubant
jeune fille, s’aperçut-il, retenait son souffle, osant à peine res- vers la porte.
pirer. Il glissa les doigts dans sa culotte : son sexe était presque « Tu oublies ton cadeau », l’apostropha-t-il. Elle revint sur
glabre et sec. Pierre Le Gall n’en fut pas surpris. Ces filles ne ses pas, s’empara de la boîte de biscuits sans lever les yeux et
mouillaient pas, c’était ce qu’il préférait chez elles. Il avait en s’éloigna de nouveau. « On ne dit pas merci ? » cria Pierre le
horreur les sécrétions malodorantes des femmes consentantes. Gall dans son dos en éclatant de rire.
Son épouse n’avait jamais pu comprendre cela. Elle se lovait sans Il se servit un grand verre de whisky en pensant que c’était
arrêt contre lui, exigeait baisers et caresses. Dans ces moments- là une bien belle journée. Il allait reprendre sa place à la terrasse
là, son odeur corporelle le mettait au supplice. Si elle n’avait pas et se replonger dans le journal quand de petits cris en prove-
eu le bon goût de décéder prématurément, Dieu sait combien nance du salon attirèrent son attention. Son fils Gérard alors
de temps il aurait pu tenir. La petite tremblait comme un lièvre âgé de dix ans était là, tapi derrière le canapé, les bras enser-
pris entre les phares d’une auto, pensa-t-il. Une infinie bouffée rant ses genoux remontés sous son menton, il pleurait en se
de tendresse l’envahit soudain. Elle était totalement à sa merci, balançant doucement. Pierre Le Gall sentit la colère monter en
il pouvait d’un mouvement brusque briser la frêle nuque sur lui, cet enfant pleurnicheur et malingre pouvait-il être de lui ?
laquelle il promenait sa langue. Ses doigts remontèrent sur le Comment une telle absurdité était possible ? Le regard horri-
visage maintenant baigné de larmes, caressant la joue. Forçant fié de l’enfant attisa sa fureur. « Encore à m’épier petit con ? »
la barrière de ses dents, il les insinua dans la bouche de la jeune Il ne frappait jamais sur le visage, ils avaient un rang à tenir.
fille et murmura presque affectueusement : « Chuuutt, ça va Aussi dérangeante qu’en était l’idée, cet enfant était le sien, il

88 89
main sur sa hanche et l’attira brusquement contre lui. « Je ne te aller, ne t’en fais pas. Là, voilà… Laisse-toi faire. » Elle émit un
ferai pas de mal, lui murmura-t-il, tu n’as rien à craindre. » Il se petit gémissement, comme un sanglot retenu : toute idée de
pencha sur elle, la maintint dos contre lui. Sa main introduite douceur disparut de l’esprit de Pierre Le Gall.
dans son tee-shirt se posa avec lenteur sur la poitrine menue, Lorsqu’il eut fini, il la laissa sur la table, brisée, sanglotant
rien ne pressait : il aimait prendre le temps de laisser monter la maintenant sans retenue. Il se réajusta, ouvrit la petite armoire
pression. Il pouvait sentir son cœur s’affoler contre sa paume. au-dessus du garde-manger, en sortit une boîte de biscuits en
Dieu qu’il aimait cela… Ce moment entre tous où elles com- fer-blanc sur laquelle était imprimée la photo d’une petite fille
prenaient que rien ni personne ne pouvait leur venir en aide. Il blonde, cheveux au vent, riant aux éclats. Il la posa sur la table
la recouvrit de son corps puissant, porta ses lèvres à son cou et à côté d’elle. « Tiens ceci, lui dit-il le souffle encore court, et
lécha les gouttes de sueur qui coulaient de ses cheveux. De son reviens demain. » La jeune fille se redressa, remonta sa culotte
autre main, il libéra le sein qu’il n’avait pas cessé de pétrir puis sur ses cuisses souillées, ramassa le seau d’eau et les chiffons
défit son pantalon. Tout se passait dans un silence insolite. La dont elle se servait pour nettoyer, puis se dirigea en titubant
jeune fille, s’aperçut-il, retenait son souffle, osant à peine res- vers la porte.
pirer. Il glissa les doigts dans sa culotte : son sexe était presque « Tu oublies ton cadeau », l’apostropha-t-il. Elle revint sur
glabre et sec. Pierre Le Gall n’en fut pas surpris. Ces filles ne ses pas, s’empara de la boîte de biscuits sans lever les yeux et
mouillaient pas, c’était ce qu’il préférait chez elles. Il avait en s’éloigna de nouveau. « On ne dit pas merci ? » cria Pierre le
horreur les sécrétions malodorantes des femmes consentantes. Gall dans son dos en éclatant de rire.
Son épouse n’avait jamais pu comprendre cela. Elle se lovait sans Il se servit un grand verre de whisky en pensant que c’était
arrêt contre lui, exigeait baisers et caresses. Dans ces moments- là une bien belle journée. Il allait reprendre sa place à la terrasse
là, son odeur corporelle le mettait au supplice. Si elle n’avait pas et se replonger dans le journal quand de petits cris en prove-
eu le bon goût de décéder prématurément, Dieu sait combien nance du salon attirèrent son attention. Son fils Gérard alors
de temps il aurait pu tenir. La petite tremblait comme un lièvre âgé de dix ans était là, tapi derrière le canapé, les bras enser-
pris entre les phares d’une auto, pensa-t-il. Une infinie bouffée rant ses genoux remontés sous son menton, il pleurait en se
de tendresse l’envahit soudain. Elle était totalement à sa merci, balançant doucement. Pierre Le Gall sentit la colère monter en
il pouvait d’un mouvement brusque briser la frêle nuque sur lui, cet enfant pleurnicheur et malingre pouvait-il être de lui ?
laquelle il promenait sa langue. Ses doigts remontèrent sur le Comment une telle absurdité était possible ? Le regard horri-
visage maintenant baigné de larmes, caressant la joue. Forçant fié de l’enfant attisa sa fureur. « Encore à m’épier petit con ? »
la barrière de ses dents, il les insinua dans la bouche de la jeune Il ne frappait jamais sur le visage, ils avaient un rang à tenir.
fille et murmura presque affectueusement : « Chuuutt, ça va Aussi dérangeante qu’en était l’idée, cet enfant était le sien, il

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ne pouvait pas se permettre de lui infliger des corrections trop
visibles. Il lui donna un coup de pied dans les côtes : « Hors de
ma vue sale fouineur. »
Pierre Le Gall trouverait plus tard la boîte de biscuits posée
sur la table de la cuisine et en frémirait de bonheur. Plus elles
étaient rétives, plus il les désirait.
5 E sta Ngo Mbondo Njee attendait la sœur Marie-
Bernard assise dans sa cuisine. Elle avait cuisiné un bouillon de
légumes en espérant que la petite endormie dans la chambre à
côté accepterait d’avaler quelque chose. Elle haïssait Pierre le
Gall, de toutes les fibres de son corps, elle le vomissait. Sa pré-
sence dans cette région était une malédiction. Il planait comme
une ombre sombre et menaçante, une puissance ténébreuse
contre laquelle personne ne pouvait se défendre. Elle voulait le
voir mort, piétiné par ceux qu’il maltraitait depuis si longtemps.
Jeannette, sa mère la rejoignit dans la cuisine.
— Comment va la petite ? lui demanda-t-elle.
— Elle dort, répondit Esta, laconique.
Elle était à bout, la rage et le chagrin coulaient dans ses
veines tel un torrent impétueux. Elle avait envie de sang, rêvait
de meurtre. Elle ne voulait pas parler. Tout ce ressentiment
impuissant à atteindre son destinataire la dévorait. Sa propre

93
naissance avait été un scandale. Jeannette avait alors quinze ans. éteinte. Elle avait toujours été coquette, quand elle attendait son
Son union avec un jeune homme du village d’à côté était prévue fiancé, elle passait des heures à se faire des tresses et à choisir une
de longue date par les parents. Pierre Le Gall ne manquait jamais toilette qui mettrait en valeur son petit corps souple comme du
une célébration religieuse : chaque dimanche, il se rendait indif- bambou. Désormais, la jeune fille rechignait à se laver, à se coif-
féremment au culte protestant ou à la messe catholique, dans un fer. Elle s’asseyait dans un coin et ne répondait que si la parole
souci de neutralité bienveillante, affirmait-il, pour diversifier ses lui était directement adressée. Sa mère s’en alarma.
proies, allaient vite s’apercevoir les villageois. Un dimanche après « Il se passe quelque chose avec ce Blanc. Il faut éloigner l’en-
le culte, il s’approcha des parents de Jeannette et, sans un regard fant » dit-elle à son mari. La famille hâta le mariage, et, du jour
pour la jeune fille, exigea qu’elle lui fût envoyée pour s’occuper au lendemain, Jeannette s’installa dans le village de son époux.
de son ménage. Les parents flattés acceptèrent sans hésitation. Le Pierre Le Gall envoya plusieurs messagers chez les parents
nouveau patron blanc venait de s’installer à Eseka où il avait fait de sa petite bonne dont il n’avait plus aucune nouvelle. Lorsqu’il
construire une bien belle demeure. Travailler pour lui permet- apprit qu’elle avait été mariée et éloignée, son courroux ne
trait à leur fille de gagner un peu d’argent et viendrait compléter connut plus de bornes. Les parents furent déportés dans le camp
ce qu’elle rapportait en les aidant aux travaux des champs. Ils d’Eseka-Lolodorff pour y être soumis aux travaux forcés dans le
ne se méfièrent pas. Personne alors ne se doutait des mœurs cadre de la construction de la nouvelle route.
du porc. L’auraient-ils su, qu’ils n’auraient eu aucun moyen de Installée dans son foyer conjugal, Jeannette écoutait avec
résister. Il était incontestablement le nouveau grand Blanc de effroi les nouvelles en provenance de son village. Ce n’était pas
la région, même ses compatriotes lui faisaient allégeance. Ils la seule chose qui l’affolait. Elle avait accouché d’une petite fille.
laissèrent leur fille travailler pour Le Gall. Elle ne devait y aller L’enfant était clair de peau. Le bébé n’éveilla aucun soupçon. Il
que deux fois par semaine. Très vite il réclama sa présence tous y avait quelques albinos dans la lignée de son mari. Ce n’était
les jours. Les parents protestèrent. La petite avait des obliga- jamais une bonne chose, ces enfants fragiles demandaient beau-
tions familiales, ils avaient besoin d’elle pour effectuer les travaux coup de soin, trop souvent, mouraient prématurément. Mais
champêtres. Pierre Le Gall répondit à leurs revendications par l’enfant grandissait. Elle avait une peau saine, une belle teinte
une de ces colères qui allaient bientôt devenir légendaires dans claire, ne présentant aucune des lésions dont sont sujettes les
le village et les renvoya sans autre forme de procès. Il augmenta peaux d’enfants albinos. Ses grands yeux noirs n’étaient pas
néanmoins le salaire de la petite, en compensation du manque mobiles et légèrement opaques. Tout cela pouvait s’expliquer,
à gagner pour ses parents, lui expliqua-t-il. certaines personnes, sans être albinos, avaient néanmoins une
Depuis qu’elle travaillait chez le nouveau patron, Jeannette peau très claire, c’étaient-là des choses qui arrivaient fréquem-
maigrissait, devenait irritable. Elle, si rieuse et si joyeuse, semblait ment. Oui, cela n’aurait pas été une bien grande affaire si la petite

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naissance avait été un scandale. Jeannette avait alors quinze ans. éteinte. Elle avait toujours été coquette, quand elle attendait son
Son union avec un jeune homme du village d’à côté était prévue fiancé, elle passait des heures à se faire des tresses et à choisir une
de longue date par les parents. Pierre Le Gall ne manquait jamais toilette qui mettrait en valeur son petit corps souple comme du
une célébration religieuse : chaque dimanche, il se rendait indif- bambou. Désormais, la jeune fille rechignait à se laver, à se coif-
féremment au culte protestant ou à la messe catholique, dans un fer. Elle s’asseyait dans un coin et ne répondait que si la parole
souci de neutralité bienveillante, affirmait-il, pour diversifier ses lui était directement adressée. Sa mère s’en alarma.
proies, allaient vite s’apercevoir les villageois. Un dimanche après « Il se passe quelque chose avec ce Blanc. Il faut éloigner l’en-
le culte, il s’approcha des parents de Jeannette et, sans un regard fant » dit-elle à son mari. La famille hâta le mariage, et, du jour
pour la jeune fille, exigea qu’elle lui fût envoyée pour s’occuper au lendemain, Jeannette s’installa dans le village de son époux.
de son ménage. Les parents flattés acceptèrent sans hésitation. Le Pierre Le Gall envoya plusieurs messagers chez les parents
nouveau patron blanc venait de s’installer à Eseka où il avait fait de sa petite bonne dont il n’avait plus aucune nouvelle. Lorsqu’il
construire une bien belle demeure. Travailler pour lui permet- apprit qu’elle avait été mariée et éloignée, son courroux ne
trait à leur fille de gagner un peu d’argent et viendrait compléter connut plus de bornes. Les parents furent déportés dans le camp
ce qu’elle rapportait en les aidant aux travaux des champs. Ils d’Eseka-Lolodorff pour y être soumis aux travaux forcés dans le
ne se méfièrent pas. Personne alors ne se doutait des mœurs cadre de la construction de la nouvelle route.
du porc. L’auraient-ils su, qu’ils n’auraient eu aucun moyen de Installée dans son foyer conjugal, Jeannette écoutait avec
résister. Il était incontestablement le nouveau grand Blanc de effroi les nouvelles en provenance de son village. Ce n’était pas
la région, même ses compatriotes lui faisaient allégeance. Ils la seule chose qui l’affolait. Elle avait accouché d’une petite fille.
laissèrent leur fille travailler pour Le Gall. Elle ne devait y aller L’enfant était clair de peau. Le bébé n’éveilla aucun soupçon. Il
que deux fois par semaine. Très vite il réclama sa présence tous y avait quelques albinos dans la lignée de son mari. Ce n’était
les jours. Les parents protestèrent. La petite avait des obliga- jamais une bonne chose, ces enfants fragiles demandaient beau-
tions familiales, ils avaient besoin d’elle pour effectuer les travaux coup de soin, trop souvent, mouraient prématurément. Mais
champêtres. Pierre Le Gall répondit à leurs revendications par l’enfant grandissait. Elle avait une peau saine, une belle teinte
une de ces colères qui allaient bientôt devenir légendaires dans claire, ne présentant aucune des lésions dont sont sujettes les
le village et les renvoya sans autre forme de procès. Il augmenta peaux d’enfants albinos. Ses grands yeux noirs n’étaient pas
néanmoins le salaire de la petite, en compensation du manque mobiles et légèrement opaques. Tout cela pouvait s’expliquer,
à gagner pour ses parents, lui expliqua-t-il. certaines personnes, sans être albinos, avaient néanmoins une
Depuis qu’elle travaillait chez le nouveau patron, Jeannette peau très claire, c’étaient-là des choses qui arrivaient fréquem-
maigrissait, devenait irritable. Elle, si rieuse et si joyeuse, semblait ment. Oui, cela n’aurait pas été une bien grande affaire si la petite

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n’avait pas eu en plus des cheveux souples et frisés qui tendaient souffrances. Que vaut la vie d’un homme quand un autre peut
à blondir au soleil. Une peau claire, de grands yeux, passe encore, en disposer à sa guise ? Quand il peut entrer dans ta maison,
mais de telles caractéristiques additionnées à des cheveux de cette molester tes enfants, posséder ta femme, et réduire tes parents à
nature dénonçaient sans erreur possible un métissage. une servitude abjecte ? Tu étais l’enfant de l’impuissance, Esta, de
— Cet enfant n’est pas le nôtre, s’exclama un jour la belle- la reddition sans condition des faibles dans un rapport de force
mère, mettant en lumière ce qui n’était encore qu’un soupçon. disproportionné. Mes parents sont décédés quelques mois après
Jeannette n’avait raconté à personne ce qui se passait avec Pierre cette rencontre. Mon père suite à un accident du travail, m’a-
Le Gall. Sa mère avait deviné, mais jamais les mots n’avaient t-on expliqué. Maman m’a dit qu’il portait sur le dos un grand
été prononcés. Elle était attachée à son mari et se savait aimée sac de cailloux quand soudain il était tombé face contre terre.
de lui. Ses parents avaient consenti un sacrifice extraordinaire Trop de fatigue pour un corps si usé, trop de chagrin et d’échecs
pour lui permettre de prendre un nouveau départ. Leur situation avaient eu raison de lui. Il s’était écroulé comme un arbre abattu
avait ému sa belle-famille qui l’avait entourée et soutenue dans par la foudre. Elle ne tarda pas à le suivre. Ton père m’a gardée
l’épreuve. Les décisions du Blanc sont arbitraires, chacun les comme épouse, il t’a donné son nom et traitée correctement si
subit sans pouvoir s’y soustraire. Toutes les familles le savaient. ce n’est avec affection. Il a fait preuve de dignité et de courage
Ils n’avaient pas besoin de connaître les vraies raisons de cette dis- compte tenu des circonstances, mais, jusqu’à sa mort, il ne m’a
grâce. Mais un enfant métis ! L’enfant du Blanc ! Accepteraient-ils plus jamais touchée. »
d’encourir le risque que cela supposait ? Que dire de la honte ? Le père d’Esta, Salomon Mbondo Njee, épousa deux autres
Une réunion de famille fut rapidement organisée. Des années femmes, et plusieurs enfants naquirent de ces unions. Esta
plus tard, Jeannette expliquerait à sa fille dans quelle tristesse grandit dans cette atmosphère singulière. Sans être rejetée, ni
cette rencontre avait eu lieu. La petite avait été abusée, personne vraiment acceptée. Elle avait hérité du corps robuste de son
n’en doutait. géniteur et était plus à l’aise dans les jeux de garçons qu’avec
Pierre Le Gall commençait à être connu dans la région, son les filles à une exception près, la danse. Esta dansait comme elle
goût pour les très jeunes filles n’était plus un secret. La mère de respirait. Son corps semblait réagir à une percussion intérieure
son époux pleura en entendant les parents de Jeannette racon- que nul ne percevait hormis elle. Les autres enfants couraient
ter les difficultés de leur vie au camp, les travaux manuels si ou marchaient, Esta dansait. Le moindre son de tam-tam, le
pénibles pour son père âgé. « Nous avions l’impression que nos moindre balafon entendu au loin la faisait bondir de sa chaise,
vies ne nous appartenaient pas. Une force sombre nous pous- toutes affaires cessantes, ses mains, son torse, ses reins répondant
sait selon son caprice, nous ignorions pourquoi elle nous avait à cet appel irrépressible. « Ta fille entend le Ko’ô » murmura à
choisis pour cible, ce que nous avions fait pour mériter tant de Jeannette une vieille du village. Jeannette tressaillit, le Ko’ô était

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n’avait pas eu en plus des cheveux souples et frisés qui tendaient souffrances. Que vaut la vie d’un homme quand un autre peut
à blondir au soleil. Une peau claire, de grands yeux, passe encore, en disposer à sa guise ? Quand il peut entrer dans ta maison,
mais de telles caractéristiques additionnées à des cheveux de cette molester tes enfants, posséder ta femme, et réduire tes parents à
nature dénonçaient sans erreur possible un métissage. une servitude abjecte ? Tu étais l’enfant de l’impuissance, Esta, de
— Cet enfant n’est pas le nôtre, s’exclama un jour la belle- la reddition sans condition des faibles dans un rapport de force
mère, mettant en lumière ce qui n’était encore qu’un soupçon. disproportionné. Mes parents sont décédés quelques mois après
Jeannette n’avait raconté à personne ce qui se passait avec Pierre cette rencontre. Mon père suite à un accident du travail, m’a-
Le Gall. Sa mère avait deviné, mais jamais les mots n’avaient t-on expliqué. Maman m’a dit qu’il portait sur le dos un grand
été prononcés. Elle était attachée à son mari et se savait aimée sac de cailloux quand soudain il était tombé face contre terre.
de lui. Ses parents avaient consenti un sacrifice extraordinaire Trop de fatigue pour un corps si usé, trop de chagrin et d’échecs
pour lui permettre de prendre un nouveau départ. Leur situation avaient eu raison de lui. Il s’était écroulé comme un arbre abattu
avait ému sa belle-famille qui l’avait entourée et soutenue dans par la foudre. Elle ne tarda pas à le suivre. Ton père m’a gardée
l’épreuve. Les décisions du Blanc sont arbitraires, chacun les comme épouse, il t’a donné son nom et traitée correctement si
subit sans pouvoir s’y soustraire. Toutes les familles le savaient. ce n’est avec affection. Il a fait preuve de dignité et de courage
Ils n’avaient pas besoin de connaître les vraies raisons de cette dis- compte tenu des circonstances, mais, jusqu’à sa mort, il ne m’a
grâce. Mais un enfant métis ! L’enfant du Blanc ! Accepteraient-ils plus jamais touchée. »
d’encourir le risque que cela supposait ? Que dire de la honte ? Le père d’Esta, Salomon Mbondo Njee, épousa deux autres
Une réunion de famille fut rapidement organisée. Des années femmes, et plusieurs enfants naquirent de ces unions. Esta
plus tard, Jeannette expliquerait à sa fille dans quelle tristesse grandit dans cette atmosphère singulière. Sans être rejetée, ni
cette rencontre avait eu lieu. La petite avait été abusée, personne vraiment acceptée. Elle avait hérité du corps robuste de son
n’en doutait. géniteur et était plus à l’aise dans les jeux de garçons qu’avec
Pierre Le Gall commençait à être connu dans la région, son les filles à une exception près, la danse. Esta dansait comme elle
goût pour les très jeunes filles n’était plus un secret. La mère de respirait. Son corps semblait réagir à une percussion intérieure
son époux pleura en entendant les parents de Jeannette racon- que nul ne percevait hormis elle. Les autres enfants couraient
ter les difficultés de leur vie au camp, les travaux manuels si ou marchaient, Esta dansait. Le moindre son de tam-tam, le
pénibles pour son père âgé. « Nous avions l’impression que nos moindre balafon entendu au loin la faisait bondir de sa chaise,
vies ne nous appartenaient pas. Une force sombre nous pous- toutes affaires cessantes, ses mains, son torse, ses reins répondant
sait selon son caprice, nous ignorions pourquoi elle nous avait à cet appel irrépressible. « Ta fille entend le Ko’ô » murmura à
choisis pour cible, ce que nous avions fait pour mériter tant de Jeannette une vieille du village. Jeannette tressaillit, le Ko’ô était

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une société secrète de femmes, la chambre féminine du Mbog’, Les femmes n’avaient pas accès aux secrets des sociétés
les patriarches, les maîtres du clan. Les différentes tribus du pays secrètes masculines, mais possédaient leur propre sphère d’ac-
bassa ne sont pas organisées en monarchies. Elles reconnaissent tion. Chacun dans son rôle contribuait à la cohésion sociale.
une affiliation commune à un même ancêtre, et les tribus écla- « Entendre le Ko’ô » n’était pas neutre pour une fillette, seules
tées sont régies par le Mbog’, un groupe de patriarches, prêtres, les grandes prêtresses sont désignées dans un âge aussi précoce.
soldats, une société d’initiés reconnus pour leur sagesse, leur Jeannette se dit qu’elle n’avait vraiment pas besoin d’ennuis sup-
spiritualité, leur souci du bien commun et du respect des tradi- plémentaires. Elle fut heureuse et soulagée qu’Esta s’attache au
tions. Ils édictent les règles politiques, juridiques et sociales de petit Amos Manguele, au point d’en devenir inséparable, ainsi
la communauté. Les prêtresses du Ko’ô, guérisseuses, garantes sa fille ne songeait plus à courir les fêtes et les tam-tams. Elle
de la paix sociale, de l’ordre moral, des soins esthétiques et oublia pour un temps la danse, lui préférant les jeux de ballons, le
médicaux, étaient aussi craintes que respectées. Leurs orda- maraudage incessant de fruits sauvages, la chasse du petit gibier…
lies ne pouvaient être contrées que par elles-mêmes. La danse passe-temps favoris des jeunes garçons du village. Les deux enfants
et le chant étaient leur mode privilégié d’expression. Le Ko’ô, avaient le même âge, et une même propension aux bêtises et, bien
escargot en langue bassa, était également une métaphore dési- souvent, ils héritaient des mêmes punitions… À sept ans, Amos
gnant le clitoris, le pouvoir des femmes dans sa splendeur et entra à l’école presbytérienne de Makaï, puis alla à Ilanga près
son mystère infini. « La femme est le palmier à vin, disaient d’Eseka où il obtint son certificat d’études. Esta ne put intégrer
les prêtresses du Ko’ô, et l’homme la liane qui la fermente, l’école que deux ans après lui. Leurs vies prirent des chemins dif-
le palmier n’a pas d’ordre à recevoir de la liane.  » Le pou- férents sans altérer leur complicité d’enfants. Elle interrompit ses
voir des femmes en pays bassa s’appuie sur une exclusivité études après le certificat d’études. Son père décédé, la question
fonctionnelle, la maternité. Les hommes leur reconnaissent le de sa filiation revint peser lourdement sur Jeannette et sa fille.
monopole de tout ce qui touche à la fécondité, la leur, celle des « Il vaut mieux que tu rentres chez toi avec ton enfant, expliqua
autres, et aussi dans un sens plus large, lorsque le gibier devient sa belle-famille à Jeannette. Nous ne voulons pas d’histoires. » Il
rare ou les champs peu prolifiques, lorsque l’équilibre du clan aurait fallu que Salomon Mbondo Njee laisse des consignes avant
est rompu, la communauté en appelle au Ko’ô. Seulement, la sa mort. Eut-il clairement signifié au conseil de famille que mère et
fécondité ne réside pas dans le clitoris, les femmes le savent. fille devaient être traitées comme ses autres ayants droit, il n’aurait
L’existence et la puissance du Ko’ô, le respect dont bénéficient pas eu d’autre choix que de prendre ses responsabilités. Mais le
les prêtresses, démontrent que la communauté leur reconnaît mari de Jeannette mourut sans laisser de consignes. Il ne pouvait
un pouvoir plus intime, spécifique, qui échappe à toute incur- ignorer dans quelle difficulté il les laissait. Peut-être jugea-t-il qu’il
sion masculine. avait fait sa part, que sa générosité ne pouvait lui survivre.

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une société secrète de femmes, la chambre féminine du Mbog’, Les femmes n’avaient pas accès aux secrets des sociétés
les patriarches, les maîtres du clan. Les différentes tribus du pays secrètes masculines, mais possédaient leur propre sphère d’ac-
bassa ne sont pas organisées en monarchies. Elles reconnaissent tion. Chacun dans son rôle contribuait à la cohésion sociale.
une affiliation commune à un même ancêtre, et les tribus écla- « Entendre le Ko’ô » n’était pas neutre pour une fillette, seules
tées sont régies par le Mbog’, un groupe de patriarches, prêtres, les grandes prêtresses sont désignées dans un âge aussi précoce.
soldats, une société d’initiés reconnus pour leur sagesse, leur Jeannette se dit qu’elle n’avait vraiment pas besoin d’ennuis sup-
spiritualité, leur souci du bien commun et du respect des tradi- plémentaires. Elle fut heureuse et soulagée qu’Esta s’attache au
tions. Ils édictent les règles politiques, juridiques et sociales de petit Amos Manguele, au point d’en devenir inséparable, ainsi
la communauté. Les prêtresses du Ko’ô, guérisseuses, garantes sa fille ne songeait plus à courir les fêtes et les tam-tams. Elle
de la paix sociale, de l’ordre moral, des soins esthétiques et oublia pour un temps la danse, lui préférant les jeux de ballons, le
médicaux, étaient aussi craintes que respectées. Leurs orda- maraudage incessant de fruits sauvages, la chasse du petit gibier…
lies ne pouvaient être contrées que par elles-mêmes. La danse passe-temps favoris des jeunes garçons du village. Les deux enfants
et le chant étaient leur mode privilégié d’expression. Le Ko’ô, avaient le même âge, et une même propension aux bêtises et, bien
escargot en langue bassa, était également une métaphore dési- souvent, ils héritaient des mêmes punitions… À sept ans, Amos
gnant le clitoris, le pouvoir des femmes dans sa splendeur et entra à l’école presbytérienne de Makaï, puis alla à Ilanga près
son mystère infini. « La femme est le palmier à vin, disaient d’Eseka où il obtint son certificat d’études. Esta ne put intégrer
les prêtresses du Ko’ô, et l’homme la liane qui la fermente, l’école que deux ans après lui. Leurs vies prirent des chemins dif-
le palmier n’a pas d’ordre à recevoir de la liane.  » Le pou- férents sans altérer leur complicité d’enfants. Elle interrompit ses
voir des femmes en pays bassa s’appuie sur une exclusivité études après le certificat d’études. Son père décédé, la question
fonctionnelle, la maternité. Les hommes leur reconnaissent le de sa filiation revint peser lourdement sur Jeannette et sa fille.
monopole de tout ce qui touche à la fécondité, la leur, celle des « Il vaut mieux que tu rentres chez toi avec ton enfant, expliqua
autres, et aussi dans un sens plus large, lorsque le gibier devient sa belle-famille à Jeannette. Nous ne voulons pas d’histoires. » Il
rare ou les champs peu prolifiques, lorsque l’équilibre du clan aurait fallu que Salomon Mbondo Njee laisse des consignes avant
est rompu, la communauté en appelle au Ko’ô. Seulement, la sa mort. Eut-il clairement signifié au conseil de famille que mère et
fécondité ne réside pas dans le clitoris, les femmes le savent. fille devaient être traitées comme ses autres ayants droit, il n’aurait
L’existence et la puissance du Ko’ô, le respect dont bénéficient pas eu d’autre choix que de prendre ses responsabilités. Mais le
les prêtresses, démontrent que la communauté leur reconnaît mari de Jeannette mourut sans laisser de consignes. Il ne pouvait
un pouvoir plus intime, spécifique, qui échappe à toute incur- ignorer dans quelle difficulté il les laissait. Peut-être jugea-t-il qu’il
sion masculine. avait fait sa part, que sa générosité ne pouvait lui survivre.

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Esta et sa mère retournèrent dans le village de Jeannette, sans déplacer l’air autour d’elle, portée par la seule force de sa foi et
qu’aucune discussion n’ait lieu entre les deux familles, comme de ses convictions. Esta l’avait trouvée quelques années plus tôt
c’était la coutume. Cette répudiation posthume ne nécessitait l’attendant devant sa case. C’est ainsi qu’elles avaient fait connais-
aucune explication. La maison paternelle était depuis occupée sance et s’étaient liées d’amitié. « Êtes-vous Esther Ngo Mbondo
par un oncle. La famille leur attribua un terrain et les aida à y Njee, la soignante ? » l’avait-elle apostrophée. Esta travaillait sa
bâtir une case. Une parcelle de terre à cultiver leur fut également parcelle à quelques kilomètres, lorsqu’un enfant du village était
cédée. Esta aimait sa nouvelle vie, à la fois plus laborieuse et plus venu la prévenir que la bonne sœur blanche l’attendait depuis
libre. Elle s’attacha à la guérisseuse du village, apprit tout ce qu’il maintenant plusieurs heures. «  Eh bien qu’elle patiente, avait
y avait à savoir sur les diverses manières d’utiliser les plantes pour pensé Esta sans ralentir son rythme. Si je ne sors pas mon manioc
soulager les maux, accoucher les femmes et soigner les enfants. de terre, ce n’est pas elle qui me nourrira, n’est-ce pas ? » Elle espé-
Elle recommença à danser. Aux aurores, les deux femmes s’en- rait un peu que la femme se lasserait, ce ne fut pas le cas.
fonçaient dans la forêt à la recherche de plantes médicinales, — Qui la demande ? interrogea Esta en essayant de se
on pouvait les entendre chanter. Esta dansait encouragée par la décharger de la lourde cuvette emplie à ras bord du précieux
femme qui riait en tapant des mains. Jeannette n’avait jamais tubercule qu’elle portait sur la tête. Sans répondre, la bonne sœur
vu son enfant si gaie. Elle était en admiration devant sa grande tendit spontanément les mains et s’empara d’un côté du pesant
bringue de fille que rien ne semblait effrayer. Jeannette s’éloi- fardeau. À elles deux, elles le déposèrent sur le sol de la cuisine.
gnait rarement du village, craignant trop de rencontrer Le Gall Esta alla ensuite chercher une bassine d’eau puis s’installa pour
au détour d’un chemin. Il ne la reconnaîtrait probablement pas, laver et éplucher son manioc. La femme s’installa près d’elle et,
pensait-elle, la morphologie nerveuse et souple de sa jeunesse tout naturellement, l’aida dans sa tâche. Esta ne se posa pas de
ayant laissé place à une carcasse osseuse, sèche ; le corps d’une questions. Ces gestes, toute femme de ce village l’ayant trouvée
femme que personne ne désire ni ne touche. Elle était persua- dans la même situation les aurait accomplis avec elle. Elle ne
dée malgré tout qu’il suffirait que son regard se pose à nouveau s’interrogea pas sur les motivations de la Blanche. Esta savait
sur elle pour détruire le fragile équilibre qu’elle était parvenue à qui elle était bien sûr, tous les Blancs installés dans la région
construire pour sa fille et pour elle. Les propos de la vieille sur ou même seulement de passage étaient connus des villageois.
le Ko’ô revenaient la tourmenter. « Comment la protéger contre Celle-ci s’occupait du dispensaire de la congrégation catholique
elle-même ? » s’interrogea-t-elle anxieuse lors de ses trop nom- d’Eseka. Elle était aimable, disponible et compétente, sans être
breuses nuits sans sommeil. trop affectueuse. Elle avait appris à parler bassa et n’exigeait pas
Sœur Marie-Bernard arriva discrètement chez Esta, comme d’eux qu’ils s’adressent à elle en français comme le faisaient les
à son habitude, ce petit bout de femme semblait se mouvoir sans autres Blancs. Les villageois la respectaient pour cela.

100 101
Esta et sa mère retournèrent dans le village de Jeannette, sans déplacer l’air autour d’elle, portée par la seule force de sa foi et
qu’aucune discussion n’ait lieu entre les deux familles, comme de ses convictions. Esta l’avait trouvée quelques années plus tôt
c’était la coutume. Cette répudiation posthume ne nécessitait l’attendant devant sa case. C’est ainsi qu’elles avaient fait connais-
aucune explication. La maison paternelle était depuis occupée sance et s’étaient liées d’amitié. « Êtes-vous Esther Ngo Mbondo
par un oncle. La famille leur attribua un terrain et les aida à y Njee, la soignante ? » l’avait-elle apostrophée. Esta travaillait sa
bâtir une case. Une parcelle de terre à cultiver leur fut également parcelle à quelques kilomètres, lorsqu’un enfant du village était
cédée. Esta aimait sa nouvelle vie, à la fois plus laborieuse et plus venu la prévenir que la bonne sœur blanche l’attendait depuis
libre. Elle s’attacha à la guérisseuse du village, apprit tout ce qu’il maintenant plusieurs heures. «  Eh bien qu’elle patiente, avait
y avait à savoir sur les diverses manières d’utiliser les plantes pour pensé Esta sans ralentir son rythme. Si je ne sors pas mon manioc
soulager les maux, accoucher les femmes et soigner les enfants. de terre, ce n’est pas elle qui me nourrira, n’est-ce pas ? » Elle espé-
Elle recommença à danser. Aux aurores, les deux femmes s’en- rait un peu que la femme se lasserait, ce ne fut pas le cas.
fonçaient dans la forêt à la recherche de plantes médicinales, — Qui la demande ? interrogea Esta en essayant de se
on pouvait les entendre chanter. Esta dansait encouragée par la décharger de la lourde cuvette emplie à ras bord du précieux
femme qui riait en tapant des mains. Jeannette n’avait jamais tubercule qu’elle portait sur la tête. Sans répondre, la bonne sœur
vu son enfant si gaie. Elle était en admiration devant sa grande tendit spontanément les mains et s’empara d’un côté du pesant
bringue de fille que rien ne semblait effrayer. Jeannette s’éloi- fardeau. À elles deux, elles le déposèrent sur le sol de la cuisine.
gnait rarement du village, craignant trop de rencontrer Le Gall Esta alla ensuite chercher une bassine d’eau puis s’installa pour
au détour d’un chemin. Il ne la reconnaîtrait probablement pas, laver et éplucher son manioc. La femme s’installa près d’elle et,
pensait-elle, la morphologie nerveuse et souple de sa jeunesse tout naturellement, l’aida dans sa tâche. Esta ne se posa pas de
ayant laissé place à une carcasse osseuse, sèche ; le corps d’une questions. Ces gestes, toute femme de ce village l’ayant trouvée
femme que personne ne désire ni ne touche. Elle était persua- dans la même situation les aurait accomplis avec elle. Elle ne
dée malgré tout qu’il suffirait que son regard se pose à nouveau s’interrogea pas sur les motivations de la Blanche. Esta savait
sur elle pour détruire le fragile équilibre qu’elle était parvenue à qui elle était bien sûr, tous les Blancs installés dans la région
construire pour sa fille et pour elle. Les propos de la vieille sur ou même seulement de passage étaient connus des villageois.
le Ko’ô revenaient la tourmenter. « Comment la protéger contre Celle-ci s’occupait du dispensaire de la congrégation catholique
elle-même ? » s’interrogea-t-elle anxieuse lors de ses trop nom- d’Eseka. Elle était aimable, disponible et compétente, sans être
breuses nuits sans sommeil. trop affectueuse. Elle avait appris à parler bassa et n’exigeait pas
Sœur Marie-Bernard arriva discrètement chez Esta, comme d’eux qu’ils s’adressent à elle en français comme le faisaient les
à son habitude, ce petit bout de femme semblait se mouvoir sans autres Blancs. Les villageois la respectaient pour cela.

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— J’officie au dispensaire de la Mission. Mes malades me si près. Les mains de la bonne sœur étaient fines et blanches
parlent souvent de vous. J’ai vu des enfants que vous avez guéris comme de la craie, pensa-t-elle. Puis elle rectifia pour elle-
d’un rhume chronique, ou d’une maladie infantile, j’ai pu observer même, plutôt de la bouillie de maïs, striée de petites veines
les femmes que vous avez aidées à accoucher, sans une déchirure, bleues. Était-ce son sang qu’elle voyait circuler ? La peau de son
sans aucun traumatisme, constaté les fractures réduites… Bref, j’ai visage, du moins la partie laissée à découvert par le foulard de
eu l’opportunité de juger votre travail, je voulais vous féliciter et la religieuse, semblait tannée par le soleil. Elle huma une légère
vous faire une proposition. Voilà, si nous travaillions ensemble, odeur de sueur avec en dessous une fragrance un rien douceâtre
si nous mettions ensemble nos connaissances au lieu d’œuvrer à laquelle se mêlait un effluve moins naturel, des fleurs ? Se par-
chacune de notre côté, je pense que nous aurions de meilleurs fumait-elle ? Pour qui se parfume une femme qui a fait vœu de
résultats. Voudriez-vous venir nous assister au dispensaire ? chasteté ? pensa Esta, amusée. L’ensemble n’était pas désagréable
Esta écouta ce discours débité d’une traite et sourit. jugea-t-elle, juste surprenant.
— Vous avez eu l’occasion de juger de mon travail, répéta-t- — Commençons par le commencement, dit la bonne sœur,
elle, tant mieux pour vous, mais moi, je n’ai pas eu celle de juger passant du français au bassa. Elle nettoya sans façon sa main
du vôtre. Qui donc êtes-vous ? mouillée sur sa robe et la tendit à Esta. Je suis la sœur Marie-
Elle planta son regard dans les yeux bleu clair de la Blanche Bernard, je fais partie de l’ordre des religieuses de Notre-Dame
qui rougit instantanément. Alors c’était elle, se dit la sœur du Sacré-Cœur.
Marie-Bernard, Esther Ngo Mbondo Njee, Esther fille de lion, Esta prit la main froide dans la sienne en souriant, elle
traduisit-elle pour elle-même. Guérisseuse, grande prêtresse du appréciait grandement le passage à la langue bassa. Et l’acte, et
Ko’ô. Les femmes parlaient d’elle avec respect et circonspection, l’intention.
les hommes avec une lueur dans le regard, les enfants l’adoraient, — Esta Ngo Mbondo Njee, elle faillit ajouter prêtresse du
tous, sauf sa fille Likak. Il ne devait pas être facile lorsque l’on Ko’ô pour faire bonne mesure mais se ravisa. Laisse tomber le
était une fille de grandir auprès d’une personnalité si charisma- Esther, appelle-moi Esta comme tout le monde. Quant à moi,
tique. Ses cheveux nattés étaient protégés par un foulard. Des je ne te donnerai pas du « ma sœur », alors dis-moi comment
lèvres épaisses et légèrement rosées, de grands yeux un peu trop te nommer.
écartés, des formes opulentes… Elle dégageait une sensualité — Sœur Marie-Bernard, répondit l’autre surprise.
brutale, presque dérangeante, pensa la bonne sœur. Lionne assu- — Pas ce nom-là. Quel est celui que tes parents t’ont donné
rément et métisse oui… aussi. avant que ton dieu ne te débaptise pour t’épouser ? Quel est le
Esta l’observait avec la même attention curieuse. Elle n’avait prénom de la petite fille ? Je veux connaître ton patronyme, celui
jamais touché de Blanc, ni même n’en avait approché un de qui te lie à tes ancêtres.

102 103
— J’officie au dispensaire de la Mission. Mes malades me si près. Les mains de la bonne sœur étaient fines et blanches
parlent souvent de vous. J’ai vu des enfants que vous avez guéris comme de la craie, pensa-t-elle. Puis elle rectifia pour elle-
d’un rhume chronique, ou d’une maladie infantile, j’ai pu observer même, plutôt de la bouillie de maïs, striée de petites veines
les femmes que vous avez aidées à accoucher, sans une déchirure, bleues. Était-ce son sang qu’elle voyait circuler ? La peau de son
sans aucun traumatisme, constaté les fractures réduites… Bref, j’ai visage, du moins la partie laissée à découvert par le foulard de
eu l’opportunité de juger votre travail, je voulais vous féliciter et la religieuse, semblait tannée par le soleil. Elle huma une légère
vous faire une proposition. Voilà, si nous travaillions ensemble, odeur de sueur avec en dessous une fragrance un rien douceâtre
si nous mettions ensemble nos connaissances au lieu d’œuvrer à laquelle se mêlait un effluve moins naturel, des fleurs ? Se par-
chacune de notre côté, je pense que nous aurions de meilleurs fumait-elle ? Pour qui se parfume une femme qui a fait vœu de
résultats. Voudriez-vous venir nous assister au dispensaire ? chasteté ? pensa Esta, amusée. L’ensemble n’était pas désagréable
Esta écouta ce discours débité d’une traite et sourit. jugea-t-elle, juste surprenant.
— Vous avez eu l’occasion de juger de mon travail, répéta-t- — Commençons par le commencement, dit la bonne sœur,
elle, tant mieux pour vous, mais moi, je n’ai pas eu celle de juger passant du français au bassa. Elle nettoya sans façon sa main
du vôtre. Qui donc êtes-vous ? mouillée sur sa robe et la tendit à Esta. Je suis la sœur Marie-
Elle planta son regard dans les yeux bleu clair de la Blanche Bernard, je fais partie de l’ordre des religieuses de Notre-Dame
qui rougit instantanément. Alors c’était elle, se dit la sœur du Sacré-Cœur.
Marie-Bernard, Esther Ngo Mbondo Njee, Esther fille de lion, Esta prit la main froide dans la sienne en souriant, elle
traduisit-elle pour elle-même. Guérisseuse, grande prêtresse du appréciait grandement le passage à la langue bassa. Et l’acte, et
Ko’ô. Les femmes parlaient d’elle avec respect et circonspection, l’intention.
les hommes avec une lueur dans le regard, les enfants l’adoraient, — Esta Ngo Mbondo Njee, elle faillit ajouter prêtresse du
tous, sauf sa fille Likak. Il ne devait pas être facile lorsque l’on Ko’ô pour faire bonne mesure mais se ravisa. Laisse tomber le
était une fille de grandir auprès d’une personnalité si charisma- Esther, appelle-moi Esta comme tout le monde. Quant à moi,
tique. Ses cheveux nattés étaient protégés par un foulard. Des je ne te donnerai pas du « ma sœur », alors dis-moi comment
lèvres épaisses et légèrement rosées, de grands yeux un peu trop te nommer.
écartés, des formes opulentes… Elle dégageait une sensualité — Sœur Marie-Bernard, répondit l’autre surprise.
brutale, presque dérangeante, pensa la bonne sœur. Lionne assu- — Pas ce nom-là. Quel est celui que tes parents t’ont donné
rément et métisse oui… aussi. avant que ton dieu ne te débaptise pour t’épouser ? Quel est le
Esta l’observait avec la même attention curieuse. Elle n’avait prénom de la petite fille ? Je veux connaître ton patronyme, celui
jamais touché de Blanc, ni même n’en avait approché un de qui te lie à tes ancêtres.

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Elle tenait toujours sa main dans la sienne. La Blanche Venait-elle de se faire purement et simplement renvoyer ? Elle
rougit et tarda à répondre. Esta ajouta : décida de ne pas insister.
— Je ne peux pas collaborer avec une personne dont je ne — Dans ce cas, peut-être m’accorderas-tu ton amitié et
connais ni le nom ni l’histoire, je regrette. accepteras-tu de m’instruire de ton savoir, demanda-t-elle.
Elle lui lâcha la main et se concentra sur son manioc comme — Je t’instruirai autant que tu m’instruiras, lui répondit
si l’affaire était close. Esta. Quant à l’amitié, elle ne se décrète pas. Si nous devons être
— Monique, finit par dire la bonne sœur. Monique Dujeux. amies, nous le serons.
— Merci, Monnka, lui répondit Esta dans un grand sourire, La religieuse s’en alla avec l’impression d’être passée dans une
prononçant le Monique en bassa. essoreuse. Cet entretien l’avait troublée. Elle ne s’attendait pas à
La sœur Marie-Bernard comprit le puissant pouvoir de ce que les choses prennent cette tournure. Les Bassas acceptaient
séduction, la force que dégageait cette femme. Elle venait en mal la présence des Occidentaux sur leur territoire, les nouveaux
quelques mots de gagner son respect et son amitié. venus étaient mis en garde. Malgré tout, ils avaient tellement
— Acceptes-tu de travailler avec nous ? demanda-t-elle, reve- souffert du joug colonial que leur fronde était rarement ouverte.
nant à l’objet de sa visite. Ils jouaient le jeu du respect, voire de la soumission, que les
— Mais nous travaillons déjà ensemble depuis longtemps, Blancs leur imposaient. Mais chacun savait à quoi s’en tenir. Les
ne l’as-tu pas remarqué ? Je t’ai menti tout à l’heure, je connais organisations traditionnelles étaient combattues violemment,
ton travail. Je t’envoie depuis longtemps les malades lorsque décriées et vilipendées par l’administration coloniale et l’Église.
j’estime que ta médecine sera plus efficace que la mienne. Nous Chaque homélie, chaque prêche, était pour le prêtre l’occasion de
sommes les servantes de la même divinité, nous soulageons nos mettre les villageois en garde contre ces sorciers, voleurs, ennemis
semblables chacune avec notre propre savoir et notre propre du progrès et du seul vrai Dieu qu’étaient ces systèmes ances-
connaissance. Je n’irai pas à la Mission, si c’est ce que tu veux traux garants de l’harmonie sociale, les encourageant à dénoncer
savoir. Je n’ai aucune inclination pour les prières à genoux et les leurs membres. Malgré cela, ils gardaient, dans la clandestinité,
vierges bénies entre toutes. J’ai même tendance à penser que les un pouvoir considérable sur les gens. Esta fille de lion, sourit la
femmes ne naissent pas pour demeurer vierges. Alors laissons bonne sœur. Ses malades l’appelaient « la Lionne », maintenant
cet aspect veux-tu ? Continuons à œuvrer chacune de notre côté. elle savait pourquoi. Cette femme ne montrait aucun signe de
C’est ainsi que nous sommes les plus performantes. soumission. Elle lui avait parlé d’égale à égale, ni son habit sacer-
Était-ce une fin de non-recevoir ? La sœur Marie-Bernard dotal, ni sa peau blanche n’avait semblé l’impressionner. Et c’est
passa sur la pique concernant la religion. Elle avait entendu parler elle qui en avait été désarçonnée. Aucun des Africains qu’elle
du Ko’ô et connaissait la liberté de ces femmes. Mais le reste ? avait rencontrés n’exprimait explicitement sa méfiance vis-à-vis

104 105
Elle tenait toujours sa main dans la sienne. La Blanche Venait-elle de se faire purement et simplement renvoyer ? Elle
rougit et tarda à répondre. Esta ajouta : décida de ne pas insister.
— Je ne peux pas collaborer avec une personne dont je ne — Dans ce cas, peut-être m’accorderas-tu ton amitié et
connais ni le nom ni l’histoire, je regrette. accepteras-tu de m’instruire de ton savoir, demanda-t-elle.
Elle lui lâcha la main et se concentra sur son manioc comme — Je t’instruirai autant que tu m’instruiras, lui répondit
si l’affaire était close. Esta. Quant à l’amitié, elle ne se décrète pas. Si nous devons être
— Monique, finit par dire la bonne sœur. Monique Dujeux. amies, nous le serons.
— Merci, Monnka, lui répondit Esta dans un grand sourire, La religieuse s’en alla avec l’impression d’être passée dans une
prononçant le Monique en bassa. essoreuse. Cet entretien l’avait troublée. Elle ne s’attendait pas à
La sœur Marie-Bernard comprit le puissant pouvoir de ce que les choses prennent cette tournure. Les Bassas acceptaient
séduction, la force que dégageait cette femme. Elle venait en mal la présence des Occidentaux sur leur territoire, les nouveaux
quelques mots de gagner son respect et son amitié. venus étaient mis en garde. Malgré tout, ils avaient tellement
— Acceptes-tu de travailler avec nous ? demanda-t-elle, reve- souffert du joug colonial que leur fronde était rarement ouverte.
nant à l’objet de sa visite. Ils jouaient le jeu du respect, voire de la soumission, que les
— Mais nous travaillons déjà ensemble depuis longtemps, Blancs leur imposaient. Mais chacun savait à quoi s’en tenir. Les
ne l’as-tu pas remarqué ? Je t’ai menti tout à l’heure, je connais organisations traditionnelles étaient combattues violemment,
ton travail. Je t’envoie depuis longtemps les malades lorsque décriées et vilipendées par l’administration coloniale et l’Église.
j’estime que ta médecine sera plus efficace que la mienne. Nous Chaque homélie, chaque prêche, était pour le prêtre l’occasion de
sommes les servantes de la même divinité, nous soulageons nos mettre les villageois en garde contre ces sorciers, voleurs, ennemis
semblables chacune avec notre propre savoir et notre propre du progrès et du seul vrai Dieu qu’étaient ces systèmes ances-
connaissance. Je n’irai pas à la Mission, si c’est ce que tu veux traux garants de l’harmonie sociale, les encourageant à dénoncer
savoir. Je n’ai aucune inclination pour les prières à genoux et les leurs membres. Malgré cela, ils gardaient, dans la clandestinité,
vierges bénies entre toutes. J’ai même tendance à penser que les un pouvoir considérable sur les gens. Esta fille de lion, sourit la
femmes ne naissent pas pour demeurer vierges. Alors laissons bonne sœur. Ses malades l’appelaient « la Lionne », maintenant
cet aspect veux-tu ? Continuons à œuvrer chacune de notre côté. elle savait pourquoi. Cette femme ne montrait aucun signe de
C’est ainsi que nous sommes les plus performantes. soumission. Elle lui avait parlé d’égale à égale, ni son habit sacer-
Était-ce une fin de non-recevoir ? La sœur Marie-Bernard dotal, ni sa peau blanche n’avait semblé l’impressionner. Et c’est
passa sur la pique concernant la religion. Elle avait entendu parler elle qui en avait été désarçonnée. Aucun des Africains qu’elle
du Ko’ô et connaissait la liberté de ces femmes. Mais le reste ? avait rencontrés n’exprimait explicitement sa méfiance vis-à-vis

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des religions chrétiennes. Ces peuples, avait-elle constaté, étaient au sud du pays. Elles prirent le train à Douala et s’arrêtèrent à
religieux dans l’âme, le sacré et la spiritualité imprégnaient tous Eseka dans l’intention de continuer leur voyage le lendemain.
les gestes du quotidien. Les Bassas ne faisaient pas exception La nouvelle Mission catholique manquait de dispensaire. Sœur
à la règle. Seule la prétention hégémonique de cette nouvelle Marie-Bernard décida de s’y installer, séduite par la grande forêt
croyance leur semblait incompréhensible. Pourquoi donc par- vierge cernant les villages, décidée à mettre sa foi à l’épreuve de
lait-on de sorcellerie, de diableries à propos de leurs pratiques l’inhospitalité de cette région réputée difficile.
ancestrales tout en leur imposant un dieu né d’une vierge ? Toute Esta tint parole. Les deux femmes collaborèrent dans le plus
protection de l’au-delà n’était-elle pas bonne à prendre pour se grand secret. Ce soir-là, sœur Marie-Bernard devina le pire en
faciliter la vie sur cette terre ? Malgré tout, conscients du peu rejoignant son amie dans sa cuisine. Elle avait le dos courbé sur sa
de choix qui leur était laissé, ils acceptaient les religions chré- casserole, le visage fermé, habitée semblait-il par toute la misère
tiennes comme ils le faisaient pour tout ce qui leur était imposé de leur sombre monde. Esta ne prit pas de gants, elle lui asséna
par les étrangers. Et chacun, à sa manière, perpétuait en secret la nouvelle comme un coup de poing en plein visage.
les rites de ses croyances traditionnelles. Cela ne la choquait pas, — J’en ai encore un… l’enfant est clair de peau.
mais elle n’en disait rien. Elle aussi avait un rôle à tenir. Issue — Oh Sainte-Vierge, s’exclama la sœur Marie-Bernard en
d’une famille catholique pratiquante de Rouen, la sœur Marie- se signant. Clair de peau comment ? demanda-t-elle alors qu’elle
Bernard prit le voile à dix-huit ans, portée par sa foi et par la connaissait la réponse.
beauté du message du Christ. Si les pratiques de ses coreligion- — Comme moi, répondit simplement Esta. La mère n’a
naires la heurtaient quelquefois, si elle déplorait les collusions que treize ans, un corps d’enfant à peine pubère, elle était petite
incessantes entre le message religieux, le comportement brutal de bonne chez Le Gall, comme les autres.
ses compatriotes et les impératifs économiques prioritaires, elle — L’enfant est-il ?
demeurait persuadée d’avoir trouvé l’unique moyen pour une — Mort, oui. Aucune de ces grossesses n’arrive à terme, leurs
femme seule d’aider ses semblables, sans limites de frontières, et corps d’enfants ne sont pas prêts à porter un bébé, et lorsque c’est
de répandre le merveilleux message du Christ. Après l’obtention le cas, je soupçonne ces jeunes filles de consommer des plantes
de son diplôme d’infirmière, elle s’engagea en Afrique. Entre abortives, sans doute d’ailleurs avec la complicité de leurs mères,
les deux guerres, d’abord au Soudan français, puis à Fort-Lamy, puis-je les en blâmer ? Nous devrons creuser une autre petite
pour finir, lorsque l’archevêque Bonnet, évêque de Douala, auto- tombe à l’orée de la forêt. Trois tombes en moins d’un an. Je
risa les sœurs de Notre-Dame du Sacré-Cœur à s’installer au suis si fatiguée d’enterrer des bébés.
Cameroun, elle posa sa candidature. Les sœurs avaient pour La sœur Marie-Bernard étreignit son chapelet avec toute la
mission de créer un internat pour jeunes filles à Sangmélima, force de son désarroi. Leur tragique complicité avait commencé

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des religions chrétiennes. Ces peuples, avait-elle constaté, étaient au sud du pays. Elles prirent le train à Douala et s’arrêtèrent à
religieux dans l’âme, le sacré et la spiritualité imprégnaient tous Eseka dans l’intention de continuer leur voyage le lendemain.
les gestes du quotidien. Les Bassas ne faisaient pas exception La nouvelle Mission catholique manquait de dispensaire. Sœur
à la règle. Seule la prétention hégémonique de cette nouvelle Marie-Bernard décida de s’y installer, séduite par la grande forêt
croyance leur semblait incompréhensible. Pourquoi donc par- vierge cernant les villages, décidée à mettre sa foi à l’épreuve de
lait-on de sorcellerie, de diableries à propos de leurs pratiques l’inhospitalité de cette région réputée difficile.
ancestrales tout en leur imposant un dieu né d’une vierge ? Toute Esta tint parole. Les deux femmes collaborèrent dans le plus
protection de l’au-delà n’était-elle pas bonne à prendre pour se grand secret. Ce soir-là, sœur Marie-Bernard devina le pire en
faciliter la vie sur cette terre ? Malgré tout, conscients du peu rejoignant son amie dans sa cuisine. Elle avait le dos courbé sur sa
de choix qui leur était laissé, ils acceptaient les religions chré- casserole, le visage fermé, habitée semblait-il par toute la misère
tiennes comme ils le faisaient pour tout ce qui leur était imposé de leur sombre monde. Esta ne prit pas de gants, elle lui asséna
par les étrangers. Et chacun, à sa manière, perpétuait en secret la nouvelle comme un coup de poing en plein visage.
les rites de ses croyances traditionnelles. Cela ne la choquait pas, — J’en ai encore un… l’enfant est clair de peau.
mais elle n’en disait rien. Elle aussi avait un rôle à tenir. Issue — Oh Sainte-Vierge, s’exclama la sœur Marie-Bernard en
d’une famille catholique pratiquante de Rouen, la sœur Marie- se signant. Clair de peau comment ? demanda-t-elle alors qu’elle
Bernard prit le voile à dix-huit ans, portée par sa foi et par la connaissait la réponse.
beauté du message du Christ. Si les pratiques de ses coreligion- — Comme moi, répondit simplement Esta. La mère n’a
naires la heurtaient quelquefois, si elle déplorait les collusions que treize ans, un corps d’enfant à peine pubère, elle était petite
incessantes entre le message religieux, le comportement brutal de bonne chez Le Gall, comme les autres.
ses compatriotes et les impératifs économiques prioritaires, elle — L’enfant est-il ?
demeurait persuadée d’avoir trouvé l’unique moyen pour une — Mort, oui. Aucune de ces grossesses n’arrive à terme, leurs
femme seule d’aider ses semblables, sans limites de frontières, et corps d’enfants ne sont pas prêts à porter un bébé, et lorsque c’est
de répandre le merveilleux message du Christ. Après l’obtention le cas, je soupçonne ces jeunes filles de consommer des plantes
de son diplôme d’infirmière, elle s’engagea en Afrique. Entre abortives, sans doute d’ailleurs avec la complicité de leurs mères,
les deux guerres, d’abord au Soudan français, puis à Fort-Lamy, puis-je les en blâmer ? Nous devrons creuser une autre petite
pour finir, lorsque l’archevêque Bonnet, évêque de Douala, auto- tombe à l’orée de la forêt. Trois tombes en moins d’un an. Je
risa les sœurs de Notre-Dame du Sacré-Cœur à s’installer au suis si fatiguée d’enterrer des bébés.
Cameroun, elle posa sa candidature. Les sœurs avaient pour La sœur Marie-Bernard étreignit son chapelet avec toute la
mission de créer un internat pour jeunes filles à Sangmélima, force de son désarroi. Leur tragique complicité avait commencé

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lorsqu’une jeune fille du village avait accouché prématurément — Confie-moi l’enfant et ne t’inquiète plus, je m’en
d’un enfant mort-né dans le dispensaire. La petite avait une occuperai.
quinzaine d’années, toujours ce corps d’enfant, comme si tout — Que vas-tu en faire ? demanda l’autre alarmée.
son être refusait de grandir, rejetant violemment une féminité À son corps défendant, elle se souvint de la réputation téné-
qui la faisait souffrir. Six mois d’une grossesse cachée par la mère, breuse des prêtresses du Ko’ô, prêchée à longueur de sermon par
qui lui nouait des pagnes serrés afin d’éviter la disgrâce d’un le prêtre dans son église. Des peurs enfantines lui revinrent en
ventre proéminent, avaient débouché sur une fausse couche. mémoire, des images de sorcières de sabbat profanant des fœtus.
Elle avait fait venir Esta au milieu de la nuit. La mère, en voyant Esta ne répondit pas, elle enveloppa le petit corps dans un pagne et
la prêtresse, s’était jetée dans ses bras en pleurant « Il m’a gâté s’éloigna en chantant. « Je viens avec toi » dit sœur Marie-Bernard
l’enfant, sanglotait-elle, il a abîmé ma petite fille… » Esta n’eut en lui emboîtant le pas. Esta ne semblait ni la voir, ni l’entendre.
pas besoin de plus de précision, elle prit la femme dans ses bras, Elle ne ralentit pas son allure. La bonne sœur la suivit dans la forêt
mêlant ses larmes aux siennes. « Il paiera, ma sœur, cet homme jusqu’au pied d’un baobab géant. Avec délicatesse, Esta posa sa
paiera, je te le promets. » Esta et la sœur Marie-Bernard prodi- précieuse charge sur un coussin de mousse au pied de l’arbre et
guèrent les soins à la jeune mère. La bonne sœur fut émue aux sortit une pelle d’un buisson alentour. Elle commença à creuser,
larmes par la tendresse avec laquelle la prêtresse prenait la jeune sa complainte prit un ton plus grave. Essoufflée par l’effort, elle
fille dans ses bras, la berçant tout bas, chantant dans sa gorge une n’en chantait pas moins. Lorsqu’elle estima que le trou était assez
mélopée triste dont elle n’arrivait pas à percevoir les paroles mais profond, elle ôta le pagne et posa le petit corps nu à même la terre.
qui lui donnait la chair de poule. La mère refusa de prendre le — Tu es déjà retourné chez toi, petit être de lumière, quelle
fœtus : « Non, non, ne me le donne pas, ce n’est pas le nôtre, c’est chance ! Tu ne peux plus souffrir de la bêtise et de la cruauté des
celui du Diable en personne, je ne veux pas le voir, je ne veux hommes. Va leur dire là-bas que nous avons besoin d’aide. Nous
pas le toucher. Comment va ma fille ? Pourra-t-elle encore avoir vivons des temps cruels, nous ne savons plus protéger nos filles
des petits ? Pourrons-nous la marier sans crainte… Laisse-moi meurtries, nous enterrons nos enfants avant même qu’ils n’aient
la ramener chez nous, le jour se lève, personne ne doit savoir ce émis leur premier cri. Dis-leur que nos larmes nourrissent la terre
qui vient de se passer. Promets-moi que tu garderas notre secret, et gonflent les rivières. Rappelle aux ancêtres le pacte qui nous
personne ne doit savoir… » Des mots sans suite, des phrases de lie. Nous avons besoin d’un sauveur, qui restaure notre espoir,
désespoir, elle posa son pagne sur les épaules de sa fille, comme nous délivre de notre fardeau. Plaide pour nous auprès de nos
pour la réchauffer, comme pour la protéger, et elles s’éloignèrent pères. N’oublie pas ta mère, reviens pour elle si tu le souhaites,
à la hâte. Esta chantait toujours, elle s’interrompit pour répondre ou envoie-lui un autre enfant à aimer. Va, va maintenant petit
au regard désemparé de la sœur Marie-Bernard. être de lumière…

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lorsqu’une jeune fille du village avait accouché prématurément — Confie-moi l’enfant et ne t’inquiète plus, je m’en
d’un enfant mort-né dans le dispensaire. La petite avait une occuperai.
quinzaine d’années, toujours ce corps d’enfant, comme si tout — Que vas-tu en faire ? demanda l’autre alarmée.
son être refusait de grandir, rejetant violemment une féminité À son corps défendant, elle se souvint de la réputation téné-
qui la faisait souffrir. Six mois d’une grossesse cachée par la mère, breuse des prêtresses du Ko’ô, prêchée à longueur de sermon par
qui lui nouait des pagnes serrés afin d’éviter la disgrâce d’un le prêtre dans son église. Des peurs enfantines lui revinrent en
ventre proéminent, avaient débouché sur une fausse couche. mémoire, des images de sorcières de sabbat profanant des fœtus.
Elle avait fait venir Esta au milieu de la nuit. La mère, en voyant Esta ne répondit pas, elle enveloppa le petit corps dans un pagne et
la prêtresse, s’était jetée dans ses bras en pleurant « Il m’a gâté s’éloigna en chantant. « Je viens avec toi » dit sœur Marie-Bernard
l’enfant, sanglotait-elle, il a abîmé ma petite fille… » Esta n’eut en lui emboîtant le pas. Esta ne semblait ni la voir, ni l’entendre.
pas besoin de plus de précision, elle prit la femme dans ses bras, Elle ne ralentit pas son allure. La bonne sœur la suivit dans la forêt
mêlant ses larmes aux siennes. « Il paiera, ma sœur, cet homme jusqu’au pied d’un baobab géant. Avec délicatesse, Esta posa sa
paiera, je te le promets. » Esta et la sœur Marie-Bernard prodi- précieuse charge sur un coussin de mousse au pied de l’arbre et
guèrent les soins à la jeune mère. La bonne sœur fut émue aux sortit une pelle d’un buisson alentour. Elle commença à creuser,
larmes par la tendresse avec laquelle la prêtresse prenait la jeune sa complainte prit un ton plus grave. Essoufflée par l’effort, elle
fille dans ses bras, la berçant tout bas, chantant dans sa gorge une n’en chantait pas moins. Lorsqu’elle estima que le trou était assez
mélopée triste dont elle n’arrivait pas à percevoir les paroles mais profond, elle ôta le pagne et posa le petit corps nu à même la terre.
qui lui donnait la chair de poule. La mère refusa de prendre le — Tu es déjà retourné chez toi, petit être de lumière, quelle
fœtus : « Non, non, ne me le donne pas, ce n’est pas le nôtre, c’est chance ! Tu ne peux plus souffrir de la bêtise et de la cruauté des
celui du Diable en personne, je ne veux pas le voir, je ne veux hommes. Va leur dire là-bas que nous avons besoin d’aide. Nous
pas le toucher. Comment va ma fille ? Pourra-t-elle encore avoir vivons des temps cruels, nous ne savons plus protéger nos filles
des petits ? Pourrons-nous la marier sans crainte… Laisse-moi meurtries, nous enterrons nos enfants avant même qu’ils n’aient
la ramener chez nous, le jour se lève, personne ne doit savoir ce émis leur premier cri. Dis-leur que nos larmes nourrissent la terre
qui vient de se passer. Promets-moi que tu garderas notre secret, et gonflent les rivières. Rappelle aux ancêtres le pacte qui nous
personne ne doit savoir… » Des mots sans suite, des phrases de lie. Nous avons besoin d’un sauveur, qui restaure notre espoir,
désespoir, elle posa son pagne sur les épaules de sa fille, comme nous délivre de notre fardeau. Plaide pour nous auprès de nos
pour la réchauffer, comme pour la protéger, et elles s’éloignèrent pères. N’oublie pas ta mère, reviens pour elle si tu le souhaites,
à la hâte. Esta chantait toujours, elle s’interrompit pour répondre ou envoie-lui un autre enfant à aimer. Va, va maintenant petit
au regard désemparé de la sœur Marie-Bernard. être de lumière…

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La sœur Marie-Bernard sanglotait bruyamment, débordée
par son chagrin, incapable de faire preuve de retenue. Elle en
avait rencontré des misères sur cette terre d’Afrique, elle croyait
s’être endurcie au contact de ce continent âpre et complexe, mais
l’insoutenable tristesse contenue dans la voix de la prêtresse, le
spectacle de cette profonde injustice faisait chanceler ses convic-
tions. Cinq petites tombes semblables à celle qu’Esta venait de
creuser entouraient le vieil arbre. La religieuse tomba à genoux,
son chapelet à la main et entonna l’Ave Maria. Le chant guttu-
ral et les mots à peine esquissés d’Esta suggéraient un monde
perdu que rien ne ferait revenir. Les pleurs inconsolables d’un
ange déchu à jamais chassé de l’Éden. Le chant profane et la
prière sacrée s’épousèrent, s’enlacèrent et s’entremêlèrent pour
repousser les ténèbres.
Le jour était levé lorsqu’elles partirent chacune de leur côté.
La sœur Marie-Bernard sut qu’elle ne pourrait plus faire machine
arrière. Elle pleura encore sur la petite mère, sur les enfants morts
et sur cette femme fossoyeuse, gardienne des tombes, et des souf-
frances de sa communauté.
6 L
«   e procès de l’incompréhension… »
Esta ne pouvait pas s’empêcher de sourire en se remémorant
la sortie de Mpodol. Cela faisait des mois qu’Amos lui parlait de
Ruben Um Nyobè. Dans son esprit il était resté l’ami d’Amos,
aimable et discret. Il lui expliqua que le jeune Um avait mûri. Il
n’était plus seulement son camarade d’école et le complice de ses
années de jeunesse. Il était devenu « Mpodol ». Le porte-parole de
tout un peuple.
— Si tu l’entendais, tu serais frappée par son intelligence, par
la finesse avec laquelle il dissèque, démolit un par un les arguments
politiques et juridiques dont usent les Français et leurs sbires pour
justifier le maintien de leur présence sur notre terre. Il est brillant,
convaincu. Il ne recule devant aucune confrontation…
Esta l’interrompit en riant.
— Ho, ho… Ça reste un être humain j’espère. À t’entendre,
on dirait un héros directement issu de nos contes.

113
Amos garda son sérieux. Les bruits cessèrent immédiatement, une partie de la famille
— Tu sais, je le connais depuis l’enfance. Il a toujours été maternelle de Um était effectivement originaire de ce village, en
comme un grand frère un peu exalté et rebelle. Mais même moi, mettant en avant ce lien, il voulait s’attirer leur sympathie, cela
je suis transporté par son action. Si nous arrivons à mener ce rendait d’autant plus étrange son agressivité.
pays à l’endroit que Um nous indique, si je peux apporter la plus — Oui, furieux. Je traque mon ennemi aux quatre coins
modeste des contributions à cet immense projet, je considérerai de ce pays, je suis allé en pays bulu, puis je suis revenu chez
que je n’ai pas perdu mon temps sur cette terre. les etons et les ewondo en passant par les bafia. J’ai traversé
Esta ne s’occupait pas de politique. Seul le quotidien des le pays bamileke, la ville de Douala. Mon ennemi continue
personnes dont elle avait la charge lui importait, mais Amos avait de me fuir. À Douala, on m’a dit qu’il s’était réfugié en pays
éveillé sa curiosité. Il l’avait prévenue que Mpodol viendrait voir bassa, alors, je me suis dit : s’il est chez moi, il est coincé, il
le patriarche de Nguibassal pour discuter avec les populations : ne pourra plus m’échapper. Je pourrai enfin le saisir, le traîner
« Viens donc entendre par toi-même ce qu’il a à dire. » devant les tribunaux pour qu’il réponde de tous les torts qu’il
Elle l’avait écouté et dans son âme, une espérance insensée avait a causés à ce pays…
éclos à ses mots. Le chef de Nguibassal était l’oncle maternel d’Esta. L’auditoire le regardait bouche béante. Était-il devenu fou ?
Le vieil homme les avait accueillies lorsque Jeannette avait été répu- De quoi parlait-il ? L’on pouvait entendre les mouches voler.
diée par la famille de son époux et traitait Esta avec bienveillance. Même les jeunes enfants si difficiles à calmer participaient à la
Sa demeure lui était ouverte, leurs liens de sang étaient renforcés stupéfaction générale.
par leur complicité ésotérique, son Ordre étant la branche féminine — J’apprends maintenant qu’il se cache ici même, dans ce
du pouvoir des patriarches. Elle se rendit chez lui tôt le matin afin village, que vous mes oncles, vous protégez mon ennemi, le sous-
d’aider les femmes de la concession à préparer l’accueil des invités. trayant à mon juste courroux…
Um arriva à Nguilbassa en fin de matinée, vêtu comme Le patriarche se leva d’un bond : « Fils, que signifie… »
à son habitude d’un costume à l’européenne. Tout le village, — Non, le stoppa Um, tu dois m’écouter puisque tu m’as
hommes, femmes, enfants, vint l’écouter. Les notables prirent fait un affront. Mon ennemi est dans ta maison, caché dans ta
place autour du patriarche. L’on disposa un siège confortable en propre chambre et tu voudrais m’empêcher de m’exprimer ?
face d’eux pour permettre à Um de s’installer, signe du respect Puis il se tourna vers la foule.
qui lui était accordé. Il pénétra comme une furie dans la cour — Cet ennemi, mes frères et sœurs, s’appelle incompréhen-
bondée et négligea de s’asseoir. sion, et je suis venu faire le procès de l’incompréhension.
— Mes oncles, je suis très fâché, je suis furieux contre vous, Le ton avait changé, Um avait toute l’attention de son
commença-t-il d’une voix forte. auditoire, il se fit pédagogue.

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Amos garda son sérieux. Les bruits cessèrent immédiatement, une partie de la famille
— Tu sais, je le connais depuis l’enfance. Il a toujours été maternelle de Um était effectivement originaire de ce village, en
comme un grand frère un peu exalté et rebelle. Mais même moi, mettant en avant ce lien, il voulait s’attirer leur sympathie, cela
je suis transporté par son action. Si nous arrivons à mener ce rendait d’autant plus étrange son agressivité.
pays à l’endroit que Um nous indique, si je peux apporter la plus — Oui, furieux. Je traque mon ennemi aux quatre coins
modeste des contributions à cet immense projet, je considérerai de ce pays, je suis allé en pays bulu, puis je suis revenu chez
que je n’ai pas perdu mon temps sur cette terre. les etons et les ewondo en passant par les bafia. J’ai traversé
Esta ne s’occupait pas de politique. Seul le quotidien des le pays bamileke, la ville de Douala. Mon ennemi continue
personnes dont elle avait la charge lui importait, mais Amos avait de me fuir. À Douala, on m’a dit qu’il s’était réfugié en pays
éveillé sa curiosité. Il l’avait prévenue que Mpodol viendrait voir bassa, alors, je me suis dit : s’il est chez moi, il est coincé, il
le patriarche de Nguibassal pour discuter avec les populations : ne pourra plus m’échapper. Je pourrai enfin le saisir, le traîner
« Viens donc entendre par toi-même ce qu’il a à dire. » devant les tribunaux pour qu’il réponde de tous les torts qu’il
Elle l’avait écouté et dans son âme, une espérance insensée avait a causés à ce pays…
éclos à ses mots. Le chef de Nguibassal était l’oncle maternel d’Esta. L’auditoire le regardait bouche béante. Était-il devenu fou ?
Le vieil homme les avait accueillies lorsque Jeannette avait été répu- De quoi parlait-il ? L’on pouvait entendre les mouches voler.
diée par la famille de son époux et traitait Esta avec bienveillance. Même les jeunes enfants si difficiles à calmer participaient à la
Sa demeure lui était ouverte, leurs liens de sang étaient renforcés stupéfaction générale.
par leur complicité ésotérique, son Ordre étant la branche féminine — J’apprends maintenant qu’il se cache ici même, dans ce
du pouvoir des patriarches. Elle se rendit chez lui tôt le matin afin village, que vous mes oncles, vous protégez mon ennemi, le sous-
d’aider les femmes de la concession à préparer l’accueil des invités. trayant à mon juste courroux…
Um arriva à Nguilbassa en fin de matinée, vêtu comme Le patriarche se leva d’un bond : « Fils, que signifie… »
à son habitude d’un costume à l’européenne. Tout le village, — Non, le stoppa Um, tu dois m’écouter puisque tu m’as
hommes, femmes, enfants, vint l’écouter. Les notables prirent fait un affront. Mon ennemi est dans ta maison, caché dans ta
place autour du patriarche. L’on disposa un siège confortable en propre chambre et tu voudrais m’empêcher de m’exprimer ?
face d’eux pour permettre à Um de s’installer, signe du respect Puis il se tourna vers la foule.
qui lui était accordé. Il pénétra comme une furie dans la cour — Cet ennemi, mes frères et sœurs, s’appelle incompréhen-
bondée et négligea de s’asseoir. sion, et je suis venu faire le procès de l’incompréhension.
— Mes oncles, je suis très fâché, je suis furieux contre vous, Le ton avait changé, Um avait toute l’attention de son
commença-t-il d’une voix forte. auditoire, il se fit pédagogue.

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— Le Cameroun n’est pas une colonie française, notre — Mais ils ont tort de nous sous-estimer car nous ne les
pays est sous la responsabilité des Nations Unies, la France et laisserons pas faire. Je le sais et au fond de vous, vous le savez
l’Angleterre n’en ont que la tutelle. La Première Guerre mon- aussi, l’heure est venue, mes frères, d’entamer notre marche
diale achevée, le Cameroun, alors colonie allemande, prend sur le monde, d’exiger que nous soient rendues notre terre et
le statut de territoire international placé sous mandat de la notre liberté. Oui, nous allons convaincre les Nations Unies que
Société des Nations, puis sous la tutelle des Nations Unies. La l’heure est venue de réunir les deux parties de notre pays offertes
France a alors reçu la mission d’administrer la partie orientale, à ces puissances coloniales et de nous laisser administrer nous-
soit quatre-vingt-cinq pour cent du territoire et la Grande- mêmes notre terre.
Bretagne les quinze pour cent restant dans la partie occidentale. Des ovations nourries saluèrent ses paroles. Esta se leva avec
Les accords de tutelles ratifiés par les deux pays en 1946 ne les autres pour acclamer Mpodol. Oui, Mpodol n’était plus seu-
souffrent d’aucune équivoque  : les puissances mandatées lement Um, mais leur porte-parole à tous. Elle lui donnait le
doivent amener les Camerounais vers la capacité à s’administrer droit de parler en son nom, elle ne doutait plus. Il les calma
eux-mêmes. Telle est la mission qui leur a été fixée. Vous jugez d’un geste.
cette entrée en matière trop ardue pour votre pauvre intel- — Ce ne sera pas facile mes frères. Nous proposons de
lect de paysans ? Que tout cela est trop technique pour vous, démystifier le fait colonial. Il prétend être de l’Ordre du salut
bien trop en décalage avec les réalités de votre quotidien ? Eh des populations indigènes. Sa philosophie, son action civilisa-
bien je vous félicite, parce que vous entérinez ainsi la convic- trice, son idéologie, constitueraient de facto une justification
tion des Blancs qui se partagent notre terre tels des brigands suffisante. L’action coloniale exige d’être admise sans contro-
un butin tout en nous déniant l’intelligence nécessaire pour verse. Nous leur disons non. Nous ouvrirons la discussion, nous
nous exprimer sur notre propre sort. Voyez-vous mes frères, ramènerons leurs actions sur le terrain du droit. Nous avons une
l’appétit de l’occupant est à la mesure de notre inertie, son avi- tribune, les Nations Unies. La France doit s’expliquer devant
dité s’accroît chaque jour davantage puisque nous lui restons cette instance de la gestion de notre territoire. Nous avons un
soumis. Aujourd’hui, la France manigance auprès des Nations outil, notre parti, l’Union des Populations du Cameroun. Nous
Unies afin que le Cameroun soit intégré dans l’Afrique fran- analyserons, disséquerons, tous les abus, les injustices, les dérè-
çaise équatoriale. Loin, très loin de la liberté promise, elle veut glements sociaux, les châtiments injustes supportés par nos
nous rétrograder au rang de simple colonie française, comme populations et nous leur dirons : «  Voyez… Voyez comme ils
les autres en son pouvoir. gèrent notre terre le Cameroun. Voyez comme ils traitent les
Il se tut, jaugeant l’effet de ses paroles sur l’assemblée, puis populations en leur pouvoir. Voyez comme ils pillent les richesses
reprit : à leur seul profit. Regardez bien tout cela. Oseriez-vous encore

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— Le Cameroun n’est pas une colonie française, notre — Mais ils ont tort de nous sous-estimer car nous ne les
pays est sous la responsabilité des Nations Unies, la France et laisserons pas faire. Je le sais et au fond de vous, vous le savez
l’Angleterre n’en ont que la tutelle. La Première Guerre mon- aussi, l’heure est venue, mes frères, d’entamer notre marche
diale achevée, le Cameroun, alors colonie allemande, prend sur le monde, d’exiger que nous soient rendues notre terre et
le statut de territoire international placé sous mandat de la notre liberté. Oui, nous allons convaincre les Nations Unies que
Société des Nations, puis sous la tutelle des Nations Unies. La l’heure est venue de réunir les deux parties de notre pays offertes
France a alors reçu la mission d’administrer la partie orientale, à ces puissances coloniales et de nous laisser administrer nous-
soit quatre-vingt-cinq pour cent du territoire et la Grande- mêmes notre terre.
Bretagne les quinze pour cent restant dans la partie occidentale. Des ovations nourries saluèrent ses paroles. Esta se leva avec
Les accords de tutelles ratifiés par les deux pays en 1946 ne les autres pour acclamer Mpodol. Oui, Mpodol n’était plus seu-
souffrent d’aucune équivoque  : les puissances mandatées lement Um, mais leur porte-parole à tous. Elle lui donnait le
doivent amener les Camerounais vers la capacité à s’administrer droit de parler en son nom, elle ne doutait plus. Il les calma
eux-mêmes. Telle est la mission qui leur a été fixée. Vous jugez d’un geste.
cette entrée en matière trop ardue pour votre pauvre intel- — Ce ne sera pas facile mes frères. Nous proposons de
lect de paysans ? Que tout cela est trop technique pour vous, démystifier le fait colonial. Il prétend être de l’Ordre du salut
bien trop en décalage avec les réalités de votre quotidien ? Eh des populations indigènes. Sa philosophie, son action civilisa-
bien je vous félicite, parce que vous entérinez ainsi la convic- trice, son idéologie, constitueraient de facto une justification
tion des Blancs qui se partagent notre terre tels des brigands suffisante. L’action coloniale exige d’être admise sans contro-
un butin tout en nous déniant l’intelligence nécessaire pour verse. Nous leur disons non. Nous ouvrirons la discussion, nous
nous exprimer sur notre propre sort. Voyez-vous mes frères, ramènerons leurs actions sur le terrain du droit. Nous avons une
l’appétit de l’occupant est à la mesure de notre inertie, son avi- tribune, les Nations Unies. La France doit s’expliquer devant
dité s’accroît chaque jour davantage puisque nous lui restons cette instance de la gestion de notre territoire. Nous avons un
soumis. Aujourd’hui, la France manigance auprès des Nations outil, notre parti, l’Union des Populations du Cameroun. Nous
Unies afin que le Cameroun soit intégré dans l’Afrique fran- analyserons, disséquerons, tous les abus, les injustices, les dérè-
çaise équatoriale. Loin, très loin de la liberté promise, elle veut glements sociaux, les châtiments injustes supportés par nos
nous rétrograder au rang de simple colonie française, comme populations et nous leur dirons : «  Voyez… Voyez comme ils
les autres en son pouvoir. gèrent notre terre le Cameroun. Voyez comme ils traitent les
Il se tut, jaugeant l’effet de ses paroles sur l’assemblée, puis populations en leur pouvoir. Voyez comme ils pillent les richesses
reprit : à leur seul profit. Regardez bien tout cela. Oseriez-vous encore

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affirmer que la présence française au Cameroun répond à une suffisait au chef de subdivision d’arrêter tous ceux qui lui déplai-
mission civilisatrice ? Oseriez-vous leur donner plus de pou- saient et de les faire emprisonner sans jugement et sans défense
voir sur nous, à eux, qui abusent déjà impunément de leurs possible, on se réjouit de subir tout cela lorsqu’on lutte pour la
prérogatives ? » Nous leur parlerons en leur langue mes frères, liberté de son pays. Le fait pour ces messieurs de vouloir restau-
nous utiliserons leurs propres arguments. Puisqu’ils sont plus rer dans la région tout ce qui se trouve aboli par la constitution
armés, plus puissants, plus aguerris que nous, qu’ils attendent le trahit leur peur de notre émancipation. Je ne vous cache pas que
moindre prétexte pour nous massacrer comme ils l’ont déjà fait le combat sera rude. Nous devrons faire preuve de rigueur et de
en 1947 et comme ils le font ailleurs, puisque seul le droit nous discipline, nous devrons faire la démonstration de notre courage
rend égaux, nous permet de plaider notre cause, puisqu’une ins- et de notre abnégation. Mais la liberté est au bout du chemin.
tance internationale nous permet de développer point par point Joignez-vous à nous dans cette lutte mes frères, affiliez-vous à
nos arguments, de contrer par des témoignages venus du terrain l’UPC, venez apporter votre contribution. Hommes, femmes
leurs affirmations fallacieuses, alors, nos mots, nos analyses, nos de ce village, nous avons besoin de vous tous. Portons ensemble
attitudes, seront nos seules armes. Nous déclarerons au monde, notre parole au monde, tordons le cou à l’incompréhension…
que non seulement nous ne voulons pas rejoindre le groupe des Esta s’éclipsa sans participer aux libations qui suivirent.
colonies françaises, mais que nous voulons une indépendance Elle avait besoin de réfléchir à ce qu’elle venait d’entendre. Um
totale et immédiate ! soulevait un tel espoir, pouvait-elle se permettre de le suivre ?
Um cria les derniers mots  ; la foule se leva et l’acclama Pouvait-il réussir ? Il semblait si sûr de lui. Petit homme aux
avec enthousiasme. Esta sentit son cœur vibrer au diapason de traits doux, tout son être exprimait sa passion, son inébranlable
celui de ses voisins. Il ne leur avait pas fait l’injure de négliger détermination. Il avait trouvé la faille. Il paraissait sûr de son
leur intelligence. Il n’était pas venu leur imposer une ligne de fait. Elle n’y connaissait rien en politique, mais d’autres peuples,
conduite. Il expliquait, prenait le temps, donnait des détails, avait-elle entendu, se battaient partout dans le monde pour leur
traduisait pour eux les textes des Nations Unies, il leur expli- liberté. Elle ne se souciait que de son pays, de son village. Peut-
quait l’organisation du monde des Blancs, cette nébuleuse dont être qu’enfin ses prières avaient été entendues…
ils subissaient le joug sans en comprendre le sens, tout cela en Avant de prendre congé, Esta s’approcha d’Amos, il lui fit
bassa, en leur langue. L’homme s’adressait à leur cœur, et aussi un grand sourire et voulut la serrer dans ses bras. Elle fut prise
à leur raison, faisant confiance à leur intelligence. Et ils l’enten- d’un soudain embarras. Enfants, ils se baignaient nus dans la
daient. Oh oui, ils l’entendaient ! rivière, cela faisait des années qu’ils étaient amants. Aujourd’hui,
— Notre émancipation nous impose d’énormes sacrifices elle voyait en lui le fidèle lieutenant de Mpodol, son ami intime,
mes frères, mais quand on pense qu’au temps de l’indigénat, il son allié dans une lutte sans merci. Il lui parlait de ses activités,

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affirmer que la présence française au Cameroun répond à une suffisait au chef de subdivision d’arrêter tous ceux qui lui déplai-
mission civilisatrice ? Oseriez-vous leur donner plus de pou- saient et de les faire emprisonner sans jugement et sans défense
voir sur nous, à eux, qui abusent déjà impunément de leurs possible, on se réjouit de subir tout cela lorsqu’on lutte pour la
prérogatives ? » Nous leur parlerons en leur langue mes frères, liberté de son pays. Le fait pour ces messieurs de vouloir restau-
nous utiliserons leurs propres arguments. Puisqu’ils sont plus rer dans la région tout ce qui se trouve aboli par la constitution
armés, plus puissants, plus aguerris que nous, qu’ils attendent le trahit leur peur de notre émancipation. Je ne vous cache pas que
moindre prétexte pour nous massacrer comme ils l’ont déjà fait le combat sera rude. Nous devrons faire preuve de rigueur et de
en 1947 et comme ils le font ailleurs, puisque seul le droit nous discipline, nous devrons faire la démonstration de notre courage
rend égaux, nous permet de plaider notre cause, puisqu’une ins- et de notre abnégation. Mais la liberté est au bout du chemin.
tance internationale nous permet de développer point par point Joignez-vous à nous dans cette lutte mes frères, affiliez-vous à
nos arguments, de contrer par des témoignages venus du terrain l’UPC, venez apporter votre contribution. Hommes, femmes
leurs affirmations fallacieuses, alors, nos mots, nos analyses, nos de ce village, nous avons besoin de vous tous. Portons ensemble
attitudes, seront nos seules armes. Nous déclarerons au monde, notre parole au monde, tordons le cou à l’incompréhension…
que non seulement nous ne voulons pas rejoindre le groupe des Esta s’éclipsa sans participer aux libations qui suivirent.
colonies françaises, mais que nous voulons une indépendance Elle avait besoin de réfléchir à ce qu’elle venait d’entendre. Um
totale et immédiate ! soulevait un tel espoir, pouvait-elle se permettre de le suivre ?
Um cria les derniers mots  ; la foule se leva et l’acclama Pouvait-il réussir ? Il semblait si sûr de lui. Petit homme aux
avec enthousiasme. Esta sentit son cœur vibrer au diapason de traits doux, tout son être exprimait sa passion, son inébranlable
celui de ses voisins. Il ne leur avait pas fait l’injure de négliger détermination. Il avait trouvé la faille. Il paraissait sûr de son
leur intelligence. Il n’était pas venu leur imposer une ligne de fait. Elle n’y connaissait rien en politique, mais d’autres peuples,
conduite. Il expliquait, prenait le temps, donnait des détails, avait-elle entendu, se battaient partout dans le monde pour leur
traduisait pour eux les textes des Nations Unies, il leur expli- liberté. Elle ne se souciait que de son pays, de son village. Peut-
quait l’organisation du monde des Blancs, cette nébuleuse dont être qu’enfin ses prières avaient été entendues…
ils subissaient le joug sans en comprendre le sens, tout cela en Avant de prendre congé, Esta s’approcha d’Amos, il lui fit
bassa, en leur langue. L’homme s’adressait à leur cœur, et aussi un grand sourire et voulut la serrer dans ses bras. Elle fut prise
à leur raison, faisant confiance à leur intelligence. Et ils l’enten- d’un soudain embarras. Enfants, ils se baignaient nus dans la
daient. Oh oui, ils l’entendaient ! rivière, cela faisait des années qu’ils étaient amants. Aujourd’hui,
— Notre émancipation nous impose d’énormes sacrifices elle voyait en lui le fidèle lieutenant de Mpodol, son ami intime,
mes frères, mais quand on pense qu’au temps de l’indigénat, il son allié dans une lutte sans merci. Il lui parlait de ses activités,

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elle connaissait son engagement syndical, mais elle le voyait dans susceptible d’apporter des troubles, est donc inacceptable pour
ce rôle pour la première fois. La Lionne en fut intimidée. À son ces gardiennes. L’autre problème était encore plus délicat. Le Ko’ô
affection se mêla une admiration toute neuve. était constitué de femmes venues en mariage dans un village.
— Si tu parviens à te soustraire à la foule de tes adorateurs, Elles étaient coépouses, belles-mères ou belles-filles les unes des
viens donc dîner à la maison ce soir. Il faut que nous parlions. autres, le mariage étant interdit entre membres du même lignage.
Tu m’expliqueras mieux tout cela. Je veux en être ! Aucune femme ne pouvait par conséquent être prêtresse dans
Il rit. Il la connaissait si bien, la perspective d’un défi de cette son village natal.
ampleur faisait briller le regard d’Esta. Elle ne lui avait jamais — Tu dois faire un enfant, lui intima la guérisseuse. J’ai une
semblé si belle. La Lionne était des leurs. idée pour défendre la question de ton appartenance au village,
— Tu nous seras d’un précieux concours. Je viendrai avec mais ta candidature ne sera même pas examinée si tu ne fais pas
un ami. Quelqu’un que tu connais bien, Muulé. la preuve de ta fécondité.
— Le fils Nyemb ? Bien sûr. Nous ne l’avons pas vu depuis Esta venait d’avoir dix-sept ans. Elle fréquentait alors un
plusieurs années. C’est Likak qui va être contente, ils s’enten- jeune homme qui ne demandait qu’à l’épouser. Bien qu’encoura-
daient bien tous les deux. gée par les siens à répondre favorablement à la requête, elle l’avait
— Il était en Europe. Il arrivera peut-être chez toi avant jusqu’ici repoussé. Depuis que sa mère et elle étaient revenues à
moi, montre-toi discrète sur sa présence. Hormis Likak et toi, Nguibassal, elle ne voulait plus vivre ailleurs. Ici, son métissage
personne ne doit savoir qu’il est là. était connu et accepté, la question n’était plus débattue. Esta
— Entendu, dit Esta sans poser plus de questions. s’était prise d’affection pour la vieille guérisseuse. Elle entrete-
Sa case était vide lorsqu’elle y arriva. Elle supposa que sa nait une relation moins simple avec sa mère. Jeannette avait sans
mère, sa fille et son petit-fils avaient eux aussi assisté à la réunion cesse peur pour elle et pour sa fille. Elle ne s’était pas remise du
et s’attela à la préparation du dîner. Le village était silencieux, drame qui avait marqué sa jeunesse et terni sa vie de femme. Sa
Esta avait précisément besoin de ce calme pour mettre de l’ordre mère insistait pour qu’Esta se marie au plus vite, se mette sous la
dans ses idées. protection d’un homme afin que nul ne puisse lui faire de mal.
Sans qu’elle ne puisse se l’expliquer, ses pensées dérivèrent — Tu veux que je te fasse un enfant là, tout de suite ?
vers la vieille guérisseuse dont elle avait hérité de la charge. La demanda-t-elle à la vieille dame en souriant.
tâche ne fut pas aisée. Le pouvoir des femmes du Ko’ô est assis — Quand tu veux mais ne tarde pas trop, lui répondit-elle,
sur la maternité, elles sont garantes de la fécondité de la commu- je ne suis plus toute jeune, et déjà je sens l’appel de la terre dans
nauté dans son sens large. Les prêtresses sont épouses et mères, mes vieux os.
le célibat étant une aberration, une distorsion du tissu social Esta en parla à sa mère.

120 121
elle connaissait son engagement syndical, mais elle le voyait dans susceptible d’apporter des troubles, est donc inacceptable pour
ce rôle pour la première fois. La Lionne en fut intimidée. À son ces gardiennes. L’autre problème était encore plus délicat. Le Ko’ô
affection se mêla une admiration toute neuve. était constitué de femmes venues en mariage dans un village.
— Si tu parviens à te soustraire à la foule de tes adorateurs, Elles étaient coépouses, belles-mères ou belles-filles les unes des
viens donc dîner à la maison ce soir. Il faut que nous parlions. autres, le mariage étant interdit entre membres du même lignage.
Tu m’expliqueras mieux tout cela. Je veux en être ! Aucune femme ne pouvait par conséquent être prêtresse dans
Il rit. Il la connaissait si bien, la perspective d’un défi de cette son village natal.
ampleur faisait briller le regard d’Esta. Elle ne lui avait jamais — Tu dois faire un enfant, lui intima la guérisseuse. J’ai une
semblé si belle. La Lionne était des leurs. idée pour défendre la question de ton appartenance au village,
— Tu nous seras d’un précieux concours. Je viendrai avec mais ta candidature ne sera même pas examinée si tu ne fais pas
un ami. Quelqu’un que tu connais bien, Muulé. la preuve de ta fécondité.
— Le fils Nyemb ? Bien sûr. Nous ne l’avons pas vu depuis Esta venait d’avoir dix-sept ans. Elle fréquentait alors un
plusieurs années. C’est Likak qui va être contente, ils s’enten- jeune homme qui ne demandait qu’à l’épouser. Bien qu’encoura-
daient bien tous les deux. gée par les siens à répondre favorablement à la requête, elle l’avait
— Il était en Europe. Il arrivera peut-être chez toi avant jusqu’ici repoussé. Depuis que sa mère et elle étaient revenues à
moi, montre-toi discrète sur sa présence. Hormis Likak et toi, Nguibassal, elle ne voulait plus vivre ailleurs. Ici, son métissage
personne ne doit savoir qu’il est là. était connu et accepté, la question n’était plus débattue. Esta
— Entendu, dit Esta sans poser plus de questions. s’était prise d’affection pour la vieille guérisseuse. Elle entrete-
Sa case était vide lorsqu’elle y arriva. Elle supposa que sa nait une relation moins simple avec sa mère. Jeannette avait sans
mère, sa fille et son petit-fils avaient eux aussi assisté à la réunion cesse peur pour elle et pour sa fille. Elle ne s’était pas remise du
et s’attela à la préparation du dîner. Le village était silencieux, drame qui avait marqué sa jeunesse et terni sa vie de femme. Sa
Esta avait précisément besoin de ce calme pour mettre de l’ordre mère insistait pour qu’Esta se marie au plus vite, se mette sous la
dans ses idées. protection d’un homme afin que nul ne puisse lui faire de mal.
Sans qu’elle ne puisse se l’expliquer, ses pensées dérivèrent — Tu veux que je te fasse un enfant là, tout de suite ?
vers la vieille guérisseuse dont elle avait hérité de la charge. La demanda-t-elle à la vieille dame en souriant.
tâche ne fut pas aisée. Le pouvoir des femmes du Ko’ô est assis — Quand tu veux mais ne tarde pas trop, lui répondit-elle,
sur la maternité, elles sont garantes de la fécondité de la commu- je ne suis plus toute jeune, et déjà je sens l’appel de la terre dans
nauté dans son sens large. Les prêtresses sont épouses et mères, mes vieux os.
le célibat étant une aberration, une distorsion du tissu social Esta en parla à sa mère.

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— Marie-toi d’abord, ainsi tu pourras intégrer le Ko’ô dans le garantie de cohésion. Elles sont un chemin balisé et éprouvé
village de ton époux. Pourquoi faut-il toujours que tu essaies de que nous offrons aux jeunes générations pour leur éviter de réi-
te distinguer ? Nous avons nos traditions, respecte les règles pour térer nos erreurs. Elles représentent la sagesse acquise par les
une fois dans ta vie, elles sont là pour te protéger. Notre société n’a aînés à force de succomber aux pièges de la vie, nous avons
aucune sympathie pour ceux qui se singularisent comme tu le fais. le devoir de la transmettre à nos enfants. Sans nos règles, nos
Esta abandonna la discussion. Sa mère s’était toute sa vie coutumes, nous stagnerions dans une répétition sans fin des
préoccupée des convenances et des traditions, en avait-elle été mêmes travers. En cela, ta mère a raison. Mais nous végétons
protégée pour autant ? Sa vie n’avait jamais été aussi heureuse de même en nous cramponnant à des pratiques, des croyances
que depuis qu’elle était revenue dans son village et s’était mise obsolètes simplement parce qu’elles nous tranquillisent. Si les
sous la protection des siens. Femme répudiée par la famille de êtres humains tenaient par leurs racines, ils seraient des plantes,
son mari décédé. Pouvait-on imaginer statut plus inconfortable ? patientant à l’endroit de leur naissance, attendant sans hâte, ni
Pourtant, les siens l’avaient accueillie et lui avaient fait une place. doute, que la vie leur rende justice. Mais nous sommes dotés de
Ils veillaient sur elle et ne faisaient aucune distinction entre leurs pieds pour avancer, parcourir, aller aux rencontres, transformer
enfants et Esta. Jeannette était une femme nerveuse qu’un rien et être transformés. Nous réinventons sans cesse notre horizon.
déstabilisait. Elle ne prenait aucune décision sans consulter au Le Ko’ô est là pour rappeler aux nôtres que les lignes de la vie sont
préalable ses oncles ou ses frères et leur rendait compte de tous mouvantes et que nous devons nous mouvoir avec elles. Nous
les événements de sa vie. Elle avait un besoin incessant d’être sommes écoute, vigilance, nous sommes la danse du corps qui
guidée et chaperonnée. Au fil des ans, elle s’était appuyée sur sa s’anime à la percussion du cœur battant de notre communauté.
fille et les rôles s’étaient inversés. Lors de nos cérémonies, nos transes nous élèvent au-dessus des
« Qui veillera sur toi maman si je me mariais ? » s’interrogeait étoiles, là, nous épousons la terre, le ciel, les existences passées
Esta consciente que la solitude aurait raison du peu d’attrait que et à venir, nous dénouons les nœuds de peur, d’amertume qui
Jeannette éprouvait pour la vie. Esta percevait bien le caractère sclérosent notre peuple. Nous sommes gardiennes de la fécon-
illusoire des aspirations de sa mère. La vieille guérisseuse était dité. Notre devoir est de laisser mourir ce qui a fait son temps
veuve depuis de longues années. Ses enfants étaient grands, ins- afin que fleurisse l’avenir. La continuité et le changement dans
tallés. Elle fréquentait des hommes, mais n’en dépendait pas. le même cercle de vie…La fécondité.
Son rôle dans la communauté lui assurait un pouvoir qu’elle ne Esta comprenait intimement les mots de la vieille guéris-
devait qu’à elle-même. seuse, elle était avide de son savoir, aspirait à la même liberté, si
— Je comprends ta mère, même si je ne l’approuve pas, lui possible en évitant le mariage qui l’aurait éloignée des siens. Elle
dit la vieille dame. Nos traditions sont une protection et une attendit de concevoir pour expliquer la situation à son oncle, le

122 123
— Marie-toi d’abord, ainsi tu pourras intégrer le Ko’ô dans le garantie de cohésion. Elles sont un chemin balisé et éprouvé
village de ton époux. Pourquoi faut-il toujours que tu essaies de que nous offrons aux jeunes générations pour leur éviter de réi-
te distinguer ? Nous avons nos traditions, respecte les règles pour térer nos erreurs. Elles représentent la sagesse acquise par les
une fois dans ta vie, elles sont là pour te protéger. Notre société n’a aînés à force de succomber aux pièges de la vie, nous avons
aucune sympathie pour ceux qui se singularisent comme tu le fais. le devoir de la transmettre à nos enfants. Sans nos règles, nos
Esta abandonna la discussion. Sa mère s’était toute sa vie coutumes, nous stagnerions dans une répétition sans fin des
préoccupée des convenances et des traditions, en avait-elle été mêmes travers. En cela, ta mère a raison. Mais nous végétons
protégée pour autant ? Sa vie n’avait jamais été aussi heureuse de même en nous cramponnant à des pratiques, des croyances
que depuis qu’elle était revenue dans son village et s’était mise obsolètes simplement parce qu’elles nous tranquillisent. Si les
sous la protection des siens. Femme répudiée par la famille de êtres humains tenaient par leurs racines, ils seraient des plantes,
son mari décédé. Pouvait-on imaginer statut plus inconfortable ? patientant à l’endroit de leur naissance, attendant sans hâte, ni
Pourtant, les siens l’avaient accueillie et lui avaient fait une place. doute, que la vie leur rende justice. Mais nous sommes dotés de
Ils veillaient sur elle et ne faisaient aucune distinction entre leurs pieds pour avancer, parcourir, aller aux rencontres, transformer
enfants et Esta. Jeannette était une femme nerveuse qu’un rien et être transformés. Nous réinventons sans cesse notre horizon.
déstabilisait. Elle ne prenait aucune décision sans consulter au Le Ko’ô est là pour rappeler aux nôtres que les lignes de la vie sont
préalable ses oncles ou ses frères et leur rendait compte de tous mouvantes et que nous devons nous mouvoir avec elles. Nous
les événements de sa vie. Elle avait un besoin incessant d’être sommes écoute, vigilance, nous sommes la danse du corps qui
guidée et chaperonnée. Au fil des ans, elle s’était appuyée sur sa s’anime à la percussion du cœur battant de notre communauté.
fille et les rôles s’étaient inversés. Lors de nos cérémonies, nos transes nous élèvent au-dessus des
« Qui veillera sur toi maman si je me mariais ? » s’interrogeait étoiles, là, nous épousons la terre, le ciel, les existences passées
Esta consciente que la solitude aurait raison du peu d’attrait que et à venir, nous dénouons les nœuds de peur, d’amertume qui
Jeannette éprouvait pour la vie. Esta percevait bien le caractère sclérosent notre peuple. Nous sommes gardiennes de la fécon-
illusoire des aspirations de sa mère. La vieille guérisseuse était dité. Notre devoir est de laisser mourir ce qui a fait son temps
veuve depuis de longues années. Ses enfants étaient grands, ins- afin que fleurisse l’avenir. La continuité et le changement dans
tallés. Elle fréquentait des hommes, mais n’en dépendait pas. le même cercle de vie…La fécondité.
Son rôle dans la communauté lui assurait un pouvoir qu’elle ne Esta comprenait intimement les mots de la vieille guéris-
devait qu’à elle-même. seuse, elle était avide de son savoir, aspirait à la même liberté, si
— Je comprends ta mère, même si je ne l’approuve pas, lui possible en évitant le mariage qui l’aurait éloignée des siens. Elle
dit la vieille dame. Nos traditions sont une protection et une attendit de concevoir pour expliquer la situation à son oncle, le

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patriarche de leur clan, et se fit accompagner de la vieille gué- dit toi-même. Mais certaines règles doivent être respectées. Un
risseuse. L’homme les écouta patiemment. enfant doit grandir dans le clan de son père, c’est ainsi qu’il sera
— Tu portes déjà l’enfant en toi me dis-tu ? Tu me mets protégé. Nous sommes liés à nos pères et par eux à nos ancêtres.
devant le fait accompli. Qu’attends-tu de moi ? Quel nom aura cet enfant ? À qui appartiendra-t-il ?
Esta exposa calmement son point de vue. Contrairement — Tu es mal placé pour tenir cette posture, ironisa la gué-
aux autres membres de la famille, elle n’éprouvait aucune crainte risseuse, toi qui as élevé Esta comme si elle était ta propre fille.
face au vieil homme. Il l’avait toujours traitée avec affection et Qui est son père ? Où sont ses ancêtres ? À qui appartient-elle ?
même avec un certain respect. Il n’hésitait pas à la faire venir Les ancêtres ont une sagesse qui nous fait défaut, à nous autres,
quand il avait un petit souci de santé au lieu de faire appel à pauvres êtres vivants. La naissance d’Esta dans notre clan est un
la guérisseuse. C’était sa manière de lui montrer qu’il savait ce non-sens, une anomalie, qui insulte l’âme même de notre com-
qu’elle faisait et ne la désapprouvait pas. La guérisseuse prit la munauté. Je le dis avec autorité, la vérité ne m’effraie pas, tu le
parole. sais. Esta connaît mon point de vue sur la question, elle et moi
— Les affaires du Ko’ô se règlent dans le Ko’ô. Mais la justice en avons longuement parlé, je n’ai pas peur de la choquer ou
sociale et la paix avec nos voisins sont de ton ressort. Tu dois te de la blesser. Nous avons essayé d’y porter remède en mariant
rapprocher de la famille du père, faire en sorte qu’ils acceptent Jeannette, mais la petite nous a été rendue. Lorsque je l’ai vue, j’ai
la situation. su ce qu’elle était. Je n’ai pas rencontré beaucoup d’êtres humains
— Ce n’est pas une petite affaire, dit le patriarche. Aucun avec un tel charisme, un tel pouvoir sur les autres, et comme toi,
homme n’accepterait que son enfant grandisse loin de son clan. j’ai vécu de nombreuses années. Le hasard n’existe pas. Même si
— Cela s’est déjà vu, argumenta la guérisseuse. le sens de certaines choses m’échappe, j’ai appris à me fier à mon
— Non, pas de cette manière. Si un homme répudie sa instinct. Cette enfant doit rester dans notre village. C’est ici que
femme, ne veut plus de l’enfant, il doit s’en expliquer devant nous aurons le plus besoin d’elle et que s’accomplira sa destinée.
les deux familles, cela s’est déjà vu, pour reprendre tes mots. En Esta, silencieuse, n’osa pas intervenir dans le débat. La gué-
revanche, que la femme décide de ne pas tenir compte du père, risseuse venait d’exprimer ce qu’elle savait depuis longtemps sans
alors qu’il ne demande qu’à assumer son rôle… J’ai vécu de lon- parvenir à l’analyser. Elle était liée à cette terre, à ce village. Le
gues années, je n’ai jamais eu à traiter un tel cas. vieil homme resta pensif un moment.
— Les temps changent, cette petite est mon héritière. Elle — Si tu te fies à ton instinct, finit-il par dire, moi, j’ai
m’a choisie, je l’ai choisie et les ancêtres nous ont approuvées. confiance en toi. Je parlerai à la famille du père de l’enfant.
Le vieil homme l’interrompit d’un ton sec. Mais ne vous réjouissez pas trop vite, femmes, je ne peux pré-
— Les affaires du Ko’ô ne sont pas de mon ressort, tu l’as juger de leur réaction.

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patriarche de leur clan, et se fit accompagner de la vieille gué- dit toi-même. Mais certaines règles doivent être respectées. Un
risseuse. L’homme les écouta patiemment. enfant doit grandir dans le clan de son père, c’est ainsi qu’il sera
— Tu portes déjà l’enfant en toi me dis-tu ? Tu me mets protégé. Nous sommes liés à nos pères et par eux à nos ancêtres.
devant le fait accompli. Qu’attends-tu de moi ? Quel nom aura cet enfant ? À qui appartiendra-t-il ?
Esta exposa calmement son point de vue. Contrairement — Tu es mal placé pour tenir cette posture, ironisa la gué-
aux autres membres de la famille, elle n’éprouvait aucune crainte risseuse, toi qui as élevé Esta comme si elle était ta propre fille.
face au vieil homme. Il l’avait toujours traitée avec affection et Qui est son père ? Où sont ses ancêtres ? À qui appartient-elle ?
même avec un certain respect. Il n’hésitait pas à la faire venir Les ancêtres ont une sagesse qui nous fait défaut, à nous autres,
quand il avait un petit souci de santé au lieu de faire appel à pauvres êtres vivants. La naissance d’Esta dans notre clan est un
la guérisseuse. C’était sa manière de lui montrer qu’il savait ce non-sens, une anomalie, qui insulte l’âme même de notre com-
qu’elle faisait et ne la désapprouvait pas. La guérisseuse prit la munauté. Je le dis avec autorité, la vérité ne m’effraie pas, tu le
parole. sais. Esta connaît mon point de vue sur la question, elle et moi
— Les affaires du Ko’ô se règlent dans le Ko’ô. Mais la justice en avons longuement parlé, je n’ai pas peur de la choquer ou
sociale et la paix avec nos voisins sont de ton ressort. Tu dois te de la blesser. Nous avons essayé d’y porter remède en mariant
rapprocher de la famille du père, faire en sorte qu’ils acceptent Jeannette, mais la petite nous a été rendue. Lorsque je l’ai vue, j’ai
la situation. su ce qu’elle était. Je n’ai pas rencontré beaucoup d’êtres humains
— Ce n’est pas une petite affaire, dit le patriarche. Aucun avec un tel charisme, un tel pouvoir sur les autres, et comme toi,
homme n’accepterait que son enfant grandisse loin de son clan. j’ai vécu de nombreuses années. Le hasard n’existe pas. Même si
— Cela s’est déjà vu, argumenta la guérisseuse. le sens de certaines choses m’échappe, j’ai appris à me fier à mon
— Non, pas de cette manière. Si un homme répudie sa instinct. Cette enfant doit rester dans notre village. C’est ici que
femme, ne veut plus de l’enfant, il doit s’en expliquer devant nous aurons le plus besoin d’elle et que s’accomplira sa destinée.
les deux familles, cela s’est déjà vu, pour reprendre tes mots. En Esta, silencieuse, n’osa pas intervenir dans le débat. La gué-
revanche, que la femme décide de ne pas tenir compte du père, risseuse venait d’exprimer ce qu’elle savait depuis longtemps sans
alors qu’il ne demande qu’à assumer son rôle… J’ai vécu de lon- parvenir à l’analyser. Elle était liée à cette terre, à ce village. Le
gues années, je n’ai jamais eu à traiter un tel cas. vieil homme resta pensif un moment.
— Les temps changent, cette petite est mon héritière. Elle — Si tu te fies à ton instinct, finit-il par dire, moi, j’ai
m’a choisie, je l’ai choisie et les ancêtres nous ont approuvées. confiance en toi. Je parlerai à la famille du père de l’enfant.
Le vieil homme l’interrompit d’un ton sec. Mais ne vous réjouissez pas trop vite, femmes, je ne peux pré-
— Les affaires du Ko’ô ne sont pas de mon ressort, tu l’as juger de leur réaction.

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Les discussions furent houleuses et durèrent des mois. Un accord fut enfin trouvé. La famille du garçon demanda
Les notables des deux clans s’opposèrent farouchement au une autre jeune fille en compensation de celle qui se refusait.
patriarche qui se retrouva isolé. Il ne fallait en aucun cas que la Le patriarche fut heureux de leur donner la sienne. Le jeune
situation crée un précédent. Les hommes et les familles choi- homme était issu d’une famille de notables très respectés dans
sissaient l’épouse, telle était la coutume, on ne pouvait pas la région, il n’aurait pas voulu s’en faire des ennemis. La ques-
simplement la contourner ou l’adapter au cas par cas sans en tion de l’enfant à naître fut plus délicate à trancher. Si c’était un
subir les conséquences. garçon, ils refusaient de le laisser à sa mère, elle pourrait rester
La guérisseuse se rapprocha de ses homologues du village d’à dans son village mais ils prendraient leur enfant afin de l’élever
côté pour obtenir leur appui, sans succès. Si cette jeune fille avait dans leur clan. Et si c’était une fille, elle se marierait, dans leur
autant de pouvoir qu’elle l’affirmait, elle serait bienvenue dans clan, avec un des leurs, non directement apparenté au père, afin
leur propre Ko’ô. Pourquoi insister pour la garder au mépris des que la question de l’inceste ne se pose pas.
lois ? Contre toute attente, la solution vint de Jeannette. Esta fut accouchée par la guérisseuse, en présence de sa mère.
— Parle à l’homme, dit-elle à sa fille, offre-lui le moyen de Le travail fut long et pénible. « Celle-là n’a pas fini de te faire souf-
sauver la face. La situation est très humiliante pour lui. Si tu lui frir » murmura la guérisseuse. « Comment sais-tu que c’est une
trouves une porte de sortie, lui permettant de restaurer auprès fille ? » demanda Jeannette. La guérisseuse sourit sans répondre.
des siens son orgueil malmené, il t’en sera reconnaissant. Esta avait si mal qu’elle n’écoutait même plus les deux femmes.
Alors Esta parla au père de son enfant à naître : Le patriarche avait plusieurs fois envoyé des messagers pour
— Je ne t’ai ni menti, ni manipulé. Ma vie appartient au savoir si l’enfant était né et de quel sexe il était. On lui avait
Ko’ô de ce village, c’est ainsi. Je connais une femme qui t’aimera sèchement fait savoir qu’il le saurait en temps et en heure, il fut
comme tu le mérites. Ma cousine, la fille du patriarche. Elle est prié de ne plus déranger, d’attendre qu’on l’appelle. Les femmes
attirée par toi, je le sais, elle sera heureuse de me remplacer dans étaient nerveuses. Le bébé se présentait mal, le travail durait trop
ta maison. Elle veillera sur ton bien-être, vous aurez une belle longtemps, Esta n’en pouvait plus. La guérisseuse posa la main
vie si tu acceptes de laisser le passé derrière toi. Cet enfant est sur son ventre et entonna une mélopée sourde. Esta chanterait
de toi, c’est ton sang qui coule dans ses veines. Je ne le laisserai souvent cette mélodie, elle en apprendrait les paroles, à son tour,
pas l’oublier. Moi non plus, je ne t’oublierai pas. Fais preuve la fredonnerait pour accompagner la mère et l’enfant dans les
de miséricorde à mon endroit, ne sois pas un obstacle sur ma accouchements difficiles. Pour l’heure, elle l’entendait pour la
route. Aide-moi dans ma mission et tu auras gagné une alliée première fois, elle n’en savait pas les mots. La voix de la guéris-
indéfectible. L’amitié d’une prêtresse du Ko’ô est précieuse, ne seuse semblait couler dans ses veines, apaisant les battements de
l’oublie pas. son cœur, dénouant patiemment les crispations de douleur qui

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Les discussions furent houleuses et durèrent des mois. Un accord fut enfin trouvé. La famille du garçon demanda
Les notables des deux clans s’opposèrent farouchement au une autre jeune fille en compensation de celle qui se refusait.
patriarche qui se retrouva isolé. Il ne fallait en aucun cas que la Le patriarche fut heureux de leur donner la sienne. Le jeune
situation crée un précédent. Les hommes et les familles choi- homme était issu d’une famille de notables très respectés dans
sissaient l’épouse, telle était la coutume, on ne pouvait pas la région, il n’aurait pas voulu s’en faire des ennemis. La ques-
simplement la contourner ou l’adapter au cas par cas sans en tion de l’enfant à naître fut plus délicate à trancher. Si c’était un
subir les conséquences. garçon, ils refusaient de le laisser à sa mère, elle pourrait rester
La guérisseuse se rapprocha de ses homologues du village d’à dans son village mais ils prendraient leur enfant afin de l’élever
côté pour obtenir leur appui, sans succès. Si cette jeune fille avait dans leur clan. Et si c’était une fille, elle se marierait, dans leur
autant de pouvoir qu’elle l’affirmait, elle serait bienvenue dans clan, avec un des leurs, non directement apparenté au père, afin
leur propre Ko’ô. Pourquoi insister pour la garder au mépris des que la question de l’inceste ne se pose pas.
lois ? Contre toute attente, la solution vint de Jeannette. Esta fut accouchée par la guérisseuse, en présence de sa mère.
— Parle à l’homme, dit-elle à sa fille, offre-lui le moyen de Le travail fut long et pénible. « Celle-là n’a pas fini de te faire souf-
sauver la face. La situation est très humiliante pour lui. Si tu lui frir » murmura la guérisseuse. « Comment sais-tu que c’est une
trouves une porte de sortie, lui permettant de restaurer auprès fille ? » demanda Jeannette. La guérisseuse sourit sans répondre.
des siens son orgueil malmené, il t’en sera reconnaissant. Esta avait si mal qu’elle n’écoutait même plus les deux femmes.
Alors Esta parla au père de son enfant à naître : Le patriarche avait plusieurs fois envoyé des messagers pour
— Je ne t’ai ni menti, ni manipulé. Ma vie appartient au savoir si l’enfant était né et de quel sexe il était. On lui avait
Ko’ô de ce village, c’est ainsi. Je connais une femme qui t’aimera sèchement fait savoir qu’il le saurait en temps et en heure, il fut
comme tu le mérites. Ma cousine, la fille du patriarche. Elle est prié de ne plus déranger, d’attendre qu’on l’appelle. Les femmes
attirée par toi, je le sais, elle sera heureuse de me remplacer dans étaient nerveuses. Le bébé se présentait mal, le travail durait trop
ta maison. Elle veillera sur ton bien-être, vous aurez une belle longtemps, Esta n’en pouvait plus. La guérisseuse posa la main
vie si tu acceptes de laisser le passé derrière toi. Cet enfant est sur son ventre et entonna une mélopée sourde. Esta chanterait
de toi, c’est ton sang qui coule dans ses veines. Je ne le laisserai souvent cette mélodie, elle en apprendrait les paroles, à son tour,
pas l’oublier. Moi non plus, je ne t’oublierai pas. Fais preuve la fredonnerait pour accompagner la mère et l’enfant dans les
de miséricorde à mon endroit, ne sois pas un obstacle sur ma accouchements difficiles. Pour l’heure, elle l’entendait pour la
route. Aide-moi dans ma mission et tu auras gagné une alliée première fois, elle n’en savait pas les mots. La voix de la guéris-
indéfectible. L’amitié d’une prêtresse du Ko’ô est précieuse, ne seuse semblait couler dans ses veines, apaisant les battements de
l’oublie pas. son cœur, dénouant patiemment les crispations de douleur qui

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irradiaient son ventre. Elle sentit la voix, comme une onde de — Les femmes doivent se pâmer sur ton passage, plaisanta-
douce chaleur, s’emparer de l’enfant, le retourner dans le bon t-elle, tu ne nous as pas ramené une Blanche au moins ? Es-tu
sens. Plus tard, lorsqu’elle serait elle-même à la place de la gué- marié ?
risseuse, elle connaîtrait les gestes techniques et, comme elle, les Muulé s’amusa de cette avalanche de questions, elle était
accomplirait avec efficacité, elle saurait aussi, pour l’avoir vécu telle que dans son souvenir. Curieuse, volubile et toujours aussi
dans sa chair, la puissance du chant sur la mère et sur l’enfant. exubérante.
La petite poussa un cri vigoureux en sortant de sa mère, les yeux — J’ai laissé mon cœur à Nguibassal tu le sais, répondit-il.
grands ouverts. Elle avait hérité de la peau sombre de son père, Il scrutait la pièce, comme à la recherche d’un signe. Likak est
constata Esta heureuse, une belle touffe de cheveux noirs et chez son mari je présume? 
bouclés ornait sa petite tête. « A é laam… » s’exclama Jeannette, Esta le regardait avec intensité. Il lui rappelait quelqu’un.
émue. « Oui, elle est belle » pensa la guérisseuse, comptant les Cette manière de rire en rejetant la tête en arrière. Et puis
petits doigts, les petits orteils, vérifiant la bouche, les oreilles, soudain, lorsqu’il s’était retourné, ce profil… Il lui rappelait
éprouvant l’élasticité, la tonicité du corps. La petite hurlait tout quelqu’un mais qui ? Elle n’arrivait pas à mettre le doigt dessus.
son soûl, visiblement très contrariée par cet examen. « Lionne — Non, Likak vit ici désormais avec le petit Kundè. Son
fille de Lionne, murmura la guérisseuse en souriant, bienvenue mariage a été très malheureux. Mais cet homme est mort, tout
enfant, bienvenue ». est rentré dans l’ordre.
Le clan du père, apprenant que le nouveau-né était une Muulé n’insista pas. Ils parlèrent de Mpodol. Elle lui raconta
petite fille, décida de l’appeler Likak – promesse – « afin que nul sa prestation de la journée, encore bouleversée par ce qu’elle avait
n’oublie les engagements pris au nom de cet enfant ». vu et entendu.
Les pensées d’Esta furent interrompues par l’arrivée d’un — Je sais, acquiesça Muulé, il a quelque chose de magné-
homme dans sa cuisine. « La maison était fermée » expliqua-t-il tique. Je n’y ai jamais assisté en personne, mais l’on m’a rapporté
d’emblée. Il avait entendu du bruit dans la cuisine et avait fait qu’il faisait le tour du pays, village après village, pour expliquer
le tour. le sens de son combat, se rallier des sympathisants. Il parle plu-
— Quel beau jeune homme tu es devenu ! s’exclama Esta. sieurs langues, l’ewondo, le bulu, le douala et d’autres langues
Muulé rit en l’embrassant. Il avait toujours aimé Esta. Il avait encore. Dans les rares cas où il ne parle pas la langue, ses inter-
passé un mois de vacances chez elle avec Amos juste avant de ventions sont traduites pour les populations des villages où il se
s’envoler pour la France cinq ans plus tôt et s’en souvenait rend. En pays bamiléké, il a un succès que tu ne peux pas imagi-
comme si c’était hier. « Viens, ne restons pas là » lui dit Esta se ner. Ils souffrent depuis des années des exactions des colons sur
remémorant les instructions d’Amos. leur commerce et sur leur vie quotidienne, ils sont avec Mpodol

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irradiaient son ventre. Elle sentit la voix, comme une onde de — Les femmes doivent se pâmer sur ton passage, plaisanta-
douce chaleur, s’emparer de l’enfant, le retourner dans le bon t-elle, tu ne nous as pas ramené une Blanche au moins ? Es-tu
sens. Plus tard, lorsqu’elle serait elle-même à la place de la gué- marié ?
risseuse, elle connaîtrait les gestes techniques et, comme elle, les Muulé s’amusa de cette avalanche de questions, elle était
accomplirait avec efficacité, elle saurait aussi, pour l’avoir vécu telle que dans son souvenir. Curieuse, volubile et toujours aussi
dans sa chair, la puissance du chant sur la mère et sur l’enfant. exubérante.
La petite poussa un cri vigoureux en sortant de sa mère, les yeux — J’ai laissé mon cœur à Nguibassal tu le sais, répondit-il.
grands ouverts. Elle avait hérité de la peau sombre de son père, Il scrutait la pièce, comme à la recherche d’un signe. Likak est
constata Esta heureuse, une belle touffe de cheveux noirs et chez son mari je présume? 
bouclés ornait sa petite tête. « A é laam… » s’exclama Jeannette, Esta le regardait avec intensité. Il lui rappelait quelqu’un.
émue. « Oui, elle est belle » pensa la guérisseuse, comptant les Cette manière de rire en rejetant la tête en arrière. Et puis
petits doigts, les petits orteils, vérifiant la bouche, les oreilles, soudain, lorsqu’il s’était retourné, ce profil… Il lui rappelait
éprouvant l’élasticité, la tonicité du corps. La petite hurlait tout quelqu’un mais qui ? Elle n’arrivait pas à mettre le doigt dessus.
son soûl, visiblement très contrariée par cet examen. « Lionne — Non, Likak vit ici désormais avec le petit Kundè. Son
fille de Lionne, murmura la guérisseuse en souriant, bienvenue mariage a été très malheureux. Mais cet homme est mort, tout
enfant, bienvenue ». est rentré dans l’ordre.
Le clan du père, apprenant que le nouveau-né était une Muulé n’insista pas. Ils parlèrent de Mpodol. Elle lui raconta
petite fille, décida de l’appeler Likak – promesse – « afin que nul sa prestation de la journée, encore bouleversée par ce qu’elle avait
n’oublie les engagements pris au nom de cet enfant ». vu et entendu.
Les pensées d’Esta furent interrompues par l’arrivée d’un — Je sais, acquiesça Muulé, il a quelque chose de magné-
homme dans sa cuisine. « La maison était fermée » expliqua-t-il tique. Je n’y ai jamais assisté en personne, mais l’on m’a rapporté
d’emblée. Il avait entendu du bruit dans la cuisine et avait fait qu’il faisait le tour du pays, village après village, pour expliquer
le tour. le sens de son combat, se rallier des sympathisants. Il parle plu-
— Quel beau jeune homme tu es devenu ! s’exclama Esta. sieurs langues, l’ewondo, le bulu, le douala et d’autres langues
Muulé rit en l’embrassant. Il avait toujours aimé Esta. Il avait encore. Dans les rares cas où il ne parle pas la langue, ses inter-
passé un mois de vacances chez elle avec Amos juste avant de ventions sont traduites pour les populations des villages où il se
s’envoler pour la France cinq ans plus tôt et s’en souvenait rend. En pays bamiléké, il a un succès que tu ne peux pas imagi-
comme si c’était hier. « Viens, ne restons pas là » lui dit Esta se ner. Ils souffrent depuis des années des exactions des colons sur
remémorant les instructions d’Amos. leur commerce et sur leur vie quotidienne, ils sont avec Mpodol

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au cœur de ce combat. Dans le quartier de New Bell à Douala, avait constaté aujourd’hui, ils avaient bien raison de s’en inquiéter,
les populations adhèrent en masse à notre mouvement. De par- car la liberté était en marche, nul ne pourrait désormais la ralentir.
tout, les gens se cotisent pour faire vivre le parti, donnent de leur Ravie, Esta ne se lassait pas d’écouter ce que Muulé lui racontait
temps, de leur énergie. Des revendications, des plaintes, arrivent sur les actions de Mpodol. Son horizon se limitait à son village,
sans cesse. Um tient ses promesses. Avec un petit groupe de per- tel était son choix et elle ne regrettait rien. De savoir que le pays
sonnes, il a réussi à mettre sur pied une véritable organisation tout entier bruissait comme des feuilles sous le vent et qu’Amos
politique, il rend compte de chaque sou employé, de chaque participait de ce mouvement la comblait de contentement.
démarche. La base, hommes et femmes, est impliquée, discipli- — Et toi ? lui demanda-t-elle, quel est ton rôle ? Es-tu un
née. Je n’ai jamais vu cela. Tu sais, si quelqu’un peut y arriver, de ses proches collaborateurs ? Je suis certaine que ta contribu-
c’est bien lui. Ce cauchemar pourrait bien se terminer un jour. tion est grande.
Peut-être même en verrons-nous la fin. Muulé ne répondit pas immédiatement, il eut encore ce
Muulé sortit de sa poche un document confidentiel des ser- sourire qu’elle connaissait bien, qui lui rappelait une personne,
vices secrets français qu’il avait obtenu par le biais de son ami quelqu’un d’intime, de cher à son cœur mais que, sur le coup,
Gérard Le Gall. elle ne remettait pas.
— Le combat sera difficile, les autres sont à l’affût. J’ai apporté — J’ai proposé à Oncle Amos d’apporter ma contribution
ce document pour le donner à Amos, il faut que Mpodol lise d’une façon quelque peu différente. Il t’en parlera lui-même s’il
cela. Les Français ont dressé un portrait de tous les intellectuels le souhaite.
camerounais qu’ils jugent importants, voici ce qu’ils écrivent Il se tut un moment puis ajouta comme pour lui-même.
sur Mpodol. Ils le surveillent de près. Son entourage doit rester — Je suppose que ce n’est pas un hasard si je suis chez toi
vigilant en toutes circonstances. « Intelligent, il cherche à acquérir aujourd’hui.
par lui-même une culture supérieure… Depuis les dix-huit derniers Des bruits dans la cour attirèrent leur attention.
mois, il a consacré toute son activité à créer de nombreux syndicats — Mbombo, Mbombo – grand-mère – cria le petit Kundè en
réunis en une Union régionale dont il est le secrétaire général… déboulant dans la cuisine, papa Amos arrive, papa Amos arrive.
Est l’un des membres les plus actifs du Mouvement Démocratique Muulé se leva d’un bond, juste à temps pour cueillir dans ses
Camerounais. Élément dangereux. Sort très peu, mène une vie reti- bras le petit garçon qui trébuchait, déséquilibré dans son élan.
rée, ayant un noyau d’amis très restreints ». — Hop là… Attention jeune homme, s’exclama-t-il.
Esta sourit. Tout cela ne l’effrayait pas. Il était bon de savoir que Puis, se moquant gentiment de l’enfant :
l’action de Mpodol créait des inquiétudes dans le camp adverse. — Pourquoi cries-tu ainsi, surtout, pourquoi répètes-tu tout
S’il suscitait dans tout le pays la moitié de l’enthousiasme qu’elle en double ? Ta grand-mère n’est pas encore sourde sais-tu ?

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au cœur de ce combat. Dans le quartier de New Bell à Douala, avait constaté aujourd’hui, ils avaient bien raison de s’en inquiéter,
les populations adhèrent en masse à notre mouvement. De par- car la liberté était en marche, nul ne pourrait désormais la ralentir.
tout, les gens se cotisent pour faire vivre le parti, donnent de leur Ravie, Esta ne se lassait pas d’écouter ce que Muulé lui racontait
temps, de leur énergie. Des revendications, des plaintes, arrivent sur les actions de Mpodol. Son horizon se limitait à son village,
sans cesse. Um tient ses promesses. Avec un petit groupe de per- tel était son choix et elle ne regrettait rien. De savoir que le pays
sonnes, il a réussi à mettre sur pied une véritable organisation tout entier bruissait comme des feuilles sous le vent et qu’Amos
politique, il rend compte de chaque sou employé, de chaque participait de ce mouvement la comblait de contentement.
démarche. La base, hommes et femmes, est impliquée, discipli- — Et toi ? lui demanda-t-elle, quel est ton rôle ? Es-tu un
née. Je n’ai jamais vu cela. Tu sais, si quelqu’un peut y arriver, de ses proches collaborateurs ? Je suis certaine que ta contribu-
c’est bien lui. Ce cauchemar pourrait bien se terminer un jour. tion est grande.
Peut-être même en verrons-nous la fin. Muulé ne répondit pas immédiatement, il eut encore ce
Muulé sortit de sa poche un document confidentiel des ser- sourire qu’elle connaissait bien, qui lui rappelait une personne,
vices secrets français qu’il avait obtenu par le biais de son ami quelqu’un d’intime, de cher à son cœur mais que, sur le coup,
Gérard Le Gall. elle ne remettait pas.
— Le combat sera difficile, les autres sont à l’affût. J’ai apporté — J’ai proposé à Oncle Amos d’apporter ma contribution
ce document pour le donner à Amos, il faut que Mpodol lise d’une façon quelque peu différente. Il t’en parlera lui-même s’il
cela. Les Français ont dressé un portrait de tous les intellectuels le souhaite.
camerounais qu’ils jugent importants, voici ce qu’ils écrivent Il se tut un moment puis ajouta comme pour lui-même.
sur Mpodol. Ils le surveillent de près. Son entourage doit rester — Je suppose que ce n’est pas un hasard si je suis chez toi
vigilant en toutes circonstances. « Intelligent, il cherche à acquérir aujourd’hui.
par lui-même une culture supérieure… Depuis les dix-huit derniers Des bruits dans la cour attirèrent leur attention.
mois, il a consacré toute son activité à créer de nombreux syndicats — Mbombo, Mbombo – grand-mère – cria le petit Kundè en
réunis en une Union régionale dont il est le secrétaire général… déboulant dans la cuisine, papa Amos arrive, papa Amos arrive.
Est l’un des membres les plus actifs du Mouvement Démocratique Muulé se leva d’un bond, juste à temps pour cueillir dans ses
Camerounais. Élément dangereux. Sort très peu, mène une vie reti- bras le petit garçon qui trébuchait, déséquilibré dans son élan.
rée, ayant un noyau d’amis très restreints ». — Hop là… Attention jeune homme, s’exclama-t-il.
Esta sourit. Tout cela ne l’effrayait pas. Il était bon de savoir que Puis, se moquant gentiment de l’enfant :
l’action de Mpodol créait des inquiétudes dans le camp adverse. — Pourquoi cries-tu ainsi, surtout, pourquoi répètes-tu tout
S’il suscitait dans tout le pays la moitié de l’enthousiasme qu’elle en double ? Ta grand-mère n’est pas encore sourde sais-tu ?

130 131
Esta qui s’était levée, regarda le petit garçon dans les bras de
l’homme et se rassit doucement, ses jambes tremblaient trop pour
la porter. Likak, Amos et Jeannette entrèrent sur ces entrefaites.
Muulé et Esta entendirent leurs rires bien avant qu’ils ne passent
la porte. Les deux femmes tenant chacune le bras d'Amos, leur
pas rendu plus lent par la démarche de la vieille dame.
Likak avait beaucoup d’affection pour Amos et il le lui ren-
dait bien. Elle disait toujours qu’elle avait eu plus de pères qu’elle
n’en pouvait compter, entre le patriarche et sa famille qui, enfant,
l’avait couvée et son père biologique qui jamais ne l’avait négli-
gée, mais que son oncle Amos était le premier d’entre eux. Esta
et lui ne faisaient aucun mystère des liens qui les unissaient.
Likak l’appelait oncle, à défaut de l’appeler père, mais pour elle,
cela ne faisait aucune différence. Amos prit son neveu dans ses
bras en riant.
— Comment vas-tu jeune homme, tu n’as pas oublié le
chemin qui mène à cette maison hein ?
Esta ne trouvait toujours pas la force de se lever, ni même
d’articuler un mot. Ses yeux passaient de sa fille, soudain pâle
– manifestement cet invité inattendu la troublait –  à Muulé qui,
bien qu’heureux de la revoir, semblait mal à l’aise, ne sachant
quelle attitude adopter face à Likak, puis revenait se poser sur son
petit-fils. « Kundè ? » Mon Dieu, quelle folle elle avait été. Elle se
souvint de Jeannette en colère au mariage de Likak. « Comment
peux-tu être si clairvoyante avec les autres et si aveugle à ce qui
se passe sous ton propre toit. »
Son regard croisa celui de sa mère, qui, seule à comprendre
la cause de son malaise, ne la quittait pas des yeux.
« Kundè ! » Mais oui, tout correspondait…
7 M uulé sourit à Likak. Elle avait changé. Une ten-
sion dans le regard, un pli d’amertume à la commissure des lèvres
qui n’y était pas auparavant. Le petit garçon gesticulait dans ses
bras, visiblement désireux de recouvrer sa liberté. Il le lâcha avec
un petit rire gêné. L’enfant courut se réfugier dans les bras de sa
grand-mère. Pas de sa mère, nota Muulé.
Il se sentit transporté cinq ans en arrière.
Lors de ce mois de vacances à Nguibassal, il était tombé
amoureux fou de Likak. « Celle-là, tu ne peux pas y toucher,
l’avait prévenu Amos, elle est une promesse faite avant sa nais-
sance qui doit à présent être tenue. » Muulé avait fait fi de ses
remarques, elles arrivaient beaucoup trop tard. Likak n’était ni
la plus belle, ni la plus intelligente des filles qu’il avait connues,
quand il y songeait, il devait bien reconnaître cette évidence. La
jeune veuve qui l’avait déniaisé possédait un port de reine, débor-
dait de sensualité. Il avait depuis rencontré, ici ou en France, des

135
femmes d’une beauté bouleversante, bien plus malignes, intel- Ils s’étaient interrompus en entendant Esta qui appelait sa
ligentes que lui. Likak était… Likak, tout simplement, unique. fille.
Sa tignasse de cheveux bouclés qu’elle refusait de tresser, son — Je dois y aller, lui avait-elle dit, le souffle court, mais je
corps de liane long et souple, sa peau sombre qui contrastait connais un endroit où nous serons tranquilles. Rendez-vous ici,
avec ses yeux clairs, inquisiteurs, sa grande bouche si expres- demain, après les travaux des champs.
sive. Son visage disait ses sentiments bien avant qu’elle ne les Aujourd’hui encore, des années plus tard, Muulé était inca-
exprime… Likak  ! Il se souvenait qu’ils parlaient sans cesse, pable de se remémorer ce qu’il avait pu dire ou faire, en attendant
même si les mots avaient disparu de sa mémoire. Ils riaient leur rencontre. Le temps était passé avec une lenteur insuppor-
aussi, sans retenue, pour des riens. C’était le mois d’août, le table, chaque heure indolente écorchant au passage sa sensibilité
plein cœur de la saison des pluies. Les chemins étaient sans à fleur de peau. « Tu m’écoutes ? » l’avait interpellé plus d’une
doute boueux et la forêt devait dégorger des trombes d’eau qui fois Amos. « Tu fais une drôle de tête. Es-tu malade ? » avait-il
la noyaient. Pourtant, lorsqu’il pensait à elle, il avait en tête fini par lui demander. Il mourait d’envie de lui parler de la jeune
des rayons de soleil perçant l’épais feuillage des arbres derrière fille, ce qui était en train de se produire entre eux le ravissait et
lesquels ils se réfugiaient pour dissimuler leurs étreintes. La l’effrayait à la fois. « Tu te conduis comme un puceau, se mori-
première fois qu’il l’avait embrassée, Likak avait gardé les yeux génait-il intérieurement, une fille est une fille ». Reste que le son
ouverts. Elle l’observait, attentive, imitait tous ses gestes. Il avait de la voix de Likak, le moindre de ses éclats de rire, le charmait et
entrouvert sa bouche, elle avait fait de même, sursautant légère- le blessait sans qu’il puisse s’en défendre. La maison d’Esta était
ment lorsqu’il y avait introduit sa langue, son corps s’était collé à la fois trop grande pour qu’il puisse la prendre dans ses bras
au sien, aimanté. comme il en mourait d’envie et trop petite pour lui permettre
— Ferme les yeux, lui avait-il murmuré. d’ignorer son désir. Le souvenir de leurs caresses lui revenait en
— Mais je ne peux pas, sinon, comment ferai-je pour mémoire à des moments où il s’y attendait le moins, allumant
apprendre ? dans son ventre de petits incendies fulgurants qui lui coupaient
Il avait ri. le souffle, la voix, les jambes… Oh Likak.
— Contente-toi de sentir. Tu n’as rien à apprendre, tu sais Muulé courut à leur rendez-vous le cœur battant, la respi-
déjà tout. ration saccadée. D’abord, il ne la vit pas, et le monde tout d’un
Il avait saisi son petit sein dans la paume de sa main, fait coup s’assombrit. Il s’arrêta, la chercha des yeux, désorienté, au
doucement rouler le téton entre son pouce et son index. Sans bord du malaise. Puis il la vit sortir du buisson derrière lequel elle
l’ombre d’une hésitation, elle avait passé sa main sous son tee- se cachait et eut à peine le temps d’ouvrir ses bras avant qu’elle ne
shirt pour effectuer le geste similaire. Oh Likak… s’y jette de tout son élan, manquant de lui faire perdre l’équilibre.

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femmes d’une beauté bouleversante, bien plus malignes, intel- Ils s’étaient interrompus en entendant Esta qui appelait sa
ligentes que lui. Likak était… Likak, tout simplement, unique. fille.
Sa tignasse de cheveux bouclés qu’elle refusait de tresser, son — Je dois y aller, lui avait-elle dit, le souffle court, mais je
corps de liane long et souple, sa peau sombre qui contrastait connais un endroit où nous serons tranquilles. Rendez-vous ici,
avec ses yeux clairs, inquisiteurs, sa grande bouche si expres- demain, après les travaux des champs.
sive. Son visage disait ses sentiments bien avant qu’elle ne les Aujourd’hui encore, des années plus tard, Muulé était inca-
exprime… Likak  ! Il se souvenait qu’ils parlaient sans cesse, pable de se remémorer ce qu’il avait pu dire ou faire, en attendant
même si les mots avaient disparu de sa mémoire. Ils riaient leur rencontre. Le temps était passé avec une lenteur insuppor-
aussi, sans retenue, pour des riens. C’était le mois d’août, le table, chaque heure indolente écorchant au passage sa sensibilité
plein cœur de la saison des pluies. Les chemins étaient sans à fleur de peau. « Tu m’écoutes ? » l’avait interpellé plus d’une
doute boueux et la forêt devait dégorger des trombes d’eau qui fois Amos. « Tu fais une drôle de tête. Es-tu malade ? » avait-il
la noyaient. Pourtant, lorsqu’il pensait à elle, il avait en tête fini par lui demander. Il mourait d’envie de lui parler de la jeune
des rayons de soleil perçant l’épais feuillage des arbres derrière fille, ce qui était en train de se produire entre eux le ravissait et
lesquels ils se réfugiaient pour dissimuler leurs étreintes. La l’effrayait à la fois. « Tu te conduis comme un puceau, se mori-
première fois qu’il l’avait embrassée, Likak avait gardé les yeux génait-il intérieurement, une fille est une fille ». Reste que le son
ouverts. Elle l’observait, attentive, imitait tous ses gestes. Il avait de la voix de Likak, le moindre de ses éclats de rire, le charmait et
entrouvert sa bouche, elle avait fait de même, sursautant légère- le blessait sans qu’il puisse s’en défendre. La maison d’Esta était
ment lorsqu’il y avait introduit sa langue, son corps s’était collé à la fois trop grande pour qu’il puisse la prendre dans ses bras
au sien, aimanté. comme il en mourait d’envie et trop petite pour lui permettre
— Ferme les yeux, lui avait-il murmuré. d’ignorer son désir. Le souvenir de leurs caresses lui revenait en
— Mais je ne peux pas, sinon, comment ferai-je pour mémoire à des moments où il s’y attendait le moins, allumant
apprendre ? dans son ventre de petits incendies fulgurants qui lui coupaient
Il avait ri. le souffle, la voix, les jambes… Oh Likak.
— Contente-toi de sentir. Tu n’as rien à apprendre, tu sais Muulé courut à leur rendez-vous le cœur battant, la respi-
déjà tout. ration saccadée. D’abord, il ne la vit pas, et le monde tout d’un
Il avait saisi son petit sein dans la paume de sa main, fait coup s’assombrit. Il s’arrêta, la chercha des yeux, désorienté, au
doucement rouler le téton entre son pouce et son index. Sans bord du malaise. Puis il la vit sortir du buisson derrière lequel elle
l’ombre d’une hésitation, elle avait passé sa main sous son tee- se cachait et eut à peine le temps d’ouvrir ses bras avant qu’elle ne
shirt pour effectuer le geste similaire. Oh Likak… s’y jette de tout son élan, manquant de lui faire perdre l’équilibre.

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— Mais que faisais-tu, je te guette depuis des heures. Je n’ai Likak parlait sans cesse. Muulé sentait sa nervosité le gagner
pas dormi de la nuit. Toi as-tu pu dormir ? Je ne sais pas ce qui à son tour. Il était mal à l’aise de l’entendre évoquer Esta et Amos.
m’arrive. Je me suis blessée avec ma houe ce matin au champ tant Les villageois sont loin d’être prudes, des jeunes amoureux se
j’étais distraite. Regarde, lui montra-t-elle en relevant son pagne. fréquentaient souvent avant de se marier. Mais dans le cas pré-
J’ai laissé brûler le déjeuner… Ma mère ne peut plus me sup- sent, tel ne devait pas être l’ordre des choses, il le savait. Compte
porter tellement je l’agace. Elle m’a chassée de sa cuisine…« Je tenu des liens de son oncle avec Esta, il aurait dû leur en parler,
ne sais pas ce que tu as aujourd’hui, mais va te calmer avant que en quelque sorte officialiser la relation, quitte à la consommer
je ne t’étrangle de mes propres mains  », m’a-t-elle dit en me avant la cérémonie traditionnelle. Il remit à plus tard son examen
renvoyant. Et ma grand-mère est bizarre aussi. Elle me surveille de conscience et enlaça Likak.
sans arrêt, voudrait m’interdire de sortir. Depuis hier soir, elle La première fois que son ancienne amante l’avait pris dans
ne me quitte pas des yeux, s’alarmant dès que je m’éloigne de sa bouche, Muulé avait eu l’impression de vivre quelque chose
son champ de vision : « Où étais-tu encore passée ? Viens ici, de délicieusement sacrilège. Elle lui avait indiqué alors que les
viens près de moi. » Entre ma mère qui ne voulait pas que je femmes également étaient friandes de cette caresse si intime. Il
traîne dans ses pattes et elle qui me tenait en laisse, j’ai cru que en avait été choqué.
j’allais devenir folle. — Ce sont les Blancs qui font ce genre de truc, pour prendre
Elle babillait sans s’arrêter. Muulé tomba à genoux, posa ses leur intelligence aux filles de chez nous, s’était-il écrié.
lèvres sur l’égratignure qu’elle avait au mollet. Elle s’était doucement moquée de lui. Ils étaient nus sur sa
— Viens, viens, ne restons pas ici, souffla-t-elle. couche. Elle s’était installée au-dessus de lui. « Alors d’après toi,
Elle le conduisit dans la petite cabane qui lui deviendrait comme je suis une femme, mon intelligence n’est pas ici, dans mon
si familière. cerveau », elle monta plus haut sur son torse et ses seins sur son
— Ici, tu es chez moi, c’est ma cachette. Oncle Amos m’y visage, lui embrassa le sommet du crâne, « ni là, dans mon cœur »,
a conduite un jour alors que je m’étais fâchée contre ma mère. s’étendit sur lui de tout son long, lui mordilla doucement le téton
Maman et lui ont découvert cet endroit enfant, il leur a servi de gauche, « ni même ici, dans mon ventre qui porte des enfants »,
refuge à eux aussi lorsqu’ils voulaient fuir la colère des adultes. elle promena sa langue sur son ventre, son nombril. Puis, stoppant
«  Elle est à toi maintenant  » m’a-t-il. J’expliquerai à Esta. Ta net ses caresses langoureuses, elle s’étendit auprès de lui, le laissant
mère sait mieux que quiconque la valeur d’un tel endroit pour pantelant de désir, « mais bien là », elle désigna sa propre intimité.
un enfant. Elle comprendra le message, ne viendra pas te déran- — De deux choses l’une Muulé, soit tu as une bien piètre
ger ici, et elle sera rassurée de te savoir en sécurité ». Bienvenue idée de mon intelligence, soit tu te fais une trop haute opinion
chez moi. de mon sexe, acheva-t-elle en éclatant de rire.

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— Mais que faisais-tu, je te guette depuis des heures. Je n’ai Likak parlait sans cesse. Muulé sentait sa nervosité le gagner
pas dormi de la nuit. Toi as-tu pu dormir ? Je ne sais pas ce qui à son tour. Il était mal à l’aise de l’entendre évoquer Esta et Amos.
m’arrive. Je me suis blessée avec ma houe ce matin au champ tant Les villageois sont loin d’être prudes, des jeunes amoureux se
j’étais distraite. Regarde, lui montra-t-elle en relevant son pagne. fréquentaient souvent avant de se marier. Mais dans le cas pré-
J’ai laissé brûler le déjeuner… Ma mère ne peut plus me sup- sent, tel ne devait pas être l’ordre des choses, il le savait. Compte
porter tellement je l’agace. Elle m’a chassée de sa cuisine…« Je tenu des liens de son oncle avec Esta, il aurait dû leur en parler,
ne sais pas ce que tu as aujourd’hui, mais va te calmer avant que en quelque sorte officialiser la relation, quitte à la consommer
je ne t’étrangle de mes propres mains  », m’a-t-elle dit en me avant la cérémonie traditionnelle. Il remit à plus tard son examen
renvoyant. Et ma grand-mère est bizarre aussi. Elle me surveille de conscience et enlaça Likak.
sans arrêt, voudrait m’interdire de sortir. Depuis hier soir, elle La première fois que son ancienne amante l’avait pris dans
ne me quitte pas des yeux, s’alarmant dès que je m’éloigne de sa bouche, Muulé avait eu l’impression de vivre quelque chose
son champ de vision : « Où étais-tu encore passée ? Viens ici, de délicieusement sacrilège. Elle lui avait indiqué alors que les
viens près de moi. » Entre ma mère qui ne voulait pas que je femmes également étaient friandes de cette caresse si intime. Il
traîne dans ses pattes et elle qui me tenait en laisse, j’ai cru que en avait été choqué.
j’allais devenir folle. — Ce sont les Blancs qui font ce genre de truc, pour prendre
Elle babillait sans s’arrêter. Muulé tomba à genoux, posa ses leur intelligence aux filles de chez nous, s’était-il écrié.
lèvres sur l’égratignure qu’elle avait au mollet. Elle s’était doucement moquée de lui. Ils étaient nus sur sa
— Viens, viens, ne restons pas ici, souffla-t-elle. couche. Elle s’était installée au-dessus de lui. « Alors d’après toi,
Elle le conduisit dans la petite cabane qui lui deviendrait comme je suis une femme, mon intelligence n’est pas ici, dans mon
si familière. cerveau », elle monta plus haut sur son torse et ses seins sur son
— Ici, tu es chez moi, c’est ma cachette. Oncle Amos m’y visage, lui embrassa le sommet du crâne, « ni là, dans mon cœur »,
a conduite un jour alors que je m’étais fâchée contre ma mère. s’étendit sur lui de tout son long, lui mordilla doucement le téton
Maman et lui ont découvert cet endroit enfant, il leur a servi de gauche, « ni même ici, dans mon ventre qui porte des enfants »,
refuge à eux aussi lorsqu’ils voulaient fuir la colère des adultes. elle promena sa langue sur son ventre, son nombril. Puis, stoppant
«  Elle est à toi maintenant  » m’a-t-il. J’expliquerai à Esta. Ta net ses caresses langoureuses, elle s’étendit auprès de lui, le laissant
mère sait mieux que quiconque la valeur d’un tel endroit pour pantelant de désir, « mais bien là », elle désigna sa propre intimité.
un enfant. Elle comprendra le message, ne viendra pas te déran- — De deux choses l’une Muulé, soit tu as une bien piètre
ger ici, et elle sera rassurée de te savoir en sécurité ». Bienvenue idée de mon intelligence, soit tu te fais une trop haute opinion
chez moi. de mon sexe, acheva-t-elle en éclatant de rire.

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Muulé détestait qu’elle le traite comme un gamin obtus. Il Elle l’accueillit avec plus de douceur et de tendresse qu’à l’ac-
répliqua, en colère, frustré. coutumée. « Tu m’as manqué Muulé. » Il ne l’écoutait pas. Il voulait
— Ce sont des pratiques de Blancs. Aucun homme de chez le faire, puisqu’il le fallait, puisqu’elle l’exigeait. Elle avait gagné,
nous ne ferait une chose pareille. qu’avait-elle besoin de retarder l’échéance ? Il voulait en finir au
Elle rétorqua railleuse. plus vite, retrouver sa sérénité, recommencer à faire l’amour comme
— Tu as raison, les hommes et les femmes de chez nous avant. « Doucement, le freina-t-elle, nous avons tout notre temps ».
couchent ensemble depuis la nuit des temps et ils n’ont jamais Il aurait pu la tuer tant elle l’énervait. D’abord surpris par le goût
eu l’idée d’explorer réciproquement leurs corps, ni d’inventer des et le parfum qu’exhalait l’intimité de son amante, Muulé se laissa
jeux amoureux pour accroître leur plaisir. Même cela, il a fallu emporter par ses réactions. Il l’avait déjà vue prendre du plaisir, mais
que le Blanc leur montre. Où crois-tu que j’ai appris ? Je suis avec cette intensité, jamais. Il crut qu’elle allait se trouver mal. Elle
partie de mon village pour venir me marier ici, quel est le Blanc lui indiquait avec précision la manière de s’y prendre, il s’engagea
qui m’a rendue perverse, dénaturée à tes yeux ? sans plus de contrainte sur la voie pour lui tracée. Elle ne s’était
La fierté des adolescents est une chose fragile, le ton ironique jamais offerte avec un tel abandon, il en conçut une hardiesse, une
de son amante blessait et humiliait Muulé. Elle pouvait bien dire aisance qui décuplait son plaisir.
ce qu’elle voulait, aucun homme de sa connaissance ne faisait — Je vais te dire un secret Muulé, lui chuchota-elle après
ça ! L’idée de son père, de ses oncles, de tous les hommes de son ce qui lui sembla être un marathon de félicités, les hommes,
entourage dans cette posture le rendait nauséeux. Un fier Bassa ? les vrais, ne sont jamais plus fiers que lorsqu’ils rendent une
Impossible ! Il se leva d’un bond, se rhabilla sans oser la regarder. femme heureuse. Aucune bataille victorieuse, aucun salaire ne
— Je m’en vais, tu ne me reverras plus, lui annonça-t-il, vaut cette fierté-là. Mais cela, seuls les vrais hommes le savent.
sentencieux. Ils ont compris que même les femmes qui ne l’expriment pas
Trois jours durant, Muulé tourna en rond, un fauve en cage. ont des exigences, il suffit d’être à l’écoute des silences. Crois-
Hargneux, agressif. Il avait perdu l’appétit, le sommeil. Il trans- moi, tu me remercieras un jour ; si tu ne le fais pas, ce sont les
forma le quotidien de ses proches en enfer et se fit punir plus femmes de ta vie qui me remercieront.
d’une fois à l’école. Aux questions de son père, il répondait par des Le regard que Muulé portait sur son entourage évolua
grognements inintelligibles. Maintenant qu’une certaine image considérablement. Il avait l’impression de faire partie d’un club
hantait son esprit, il n’arrivait plus à le regarder dans les yeux sans d’initiés, d’une confrérie confidentielle qui avait étudié, compris
se sentir honteux. Muulé ne tint pas au-delà des trois jours. Il le mystère même de la vie. Il nourrit dès lors une sorte d’arro-
retourna voir son amante, malheureux comme les pierres. gance. Les hommes, les vrais, avait dit son amante ; il n’avait
— Je veux bien essayer. aucune raison de mettre en doute son expertise.

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Muulé détestait qu’elle le traite comme un gamin obtus. Il Elle l’accueillit avec plus de douceur et de tendresse qu’à l’ac-
répliqua, en colère, frustré. coutumée. « Tu m’as manqué Muulé. » Il ne l’écoutait pas. Il voulait
— Ce sont des pratiques de Blancs. Aucun homme de chez le faire, puisqu’il le fallait, puisqu’elle l’exigeait. Elle avait gagné,
nous ne ferait une chose pareille. qu’avait-elle besoin de retarder l’échéance ? Il voulait en finir au
Elle rétorqua railleuse. plus vite, retrouver sa sérénité, recommencer à faire l’amour comme
— Tu as raison, les hommes et les femmes de chez nous avant. « Doucement, le freina-t-elle, nous avons tout notre temps ».
couchent ensemble depuis la nuit des temps et ils n’ont jamais Il aurait pu la tuer tant elle l’énervait. D’abord surpris par le goût
eu l’idée d’explorer réciproquement leurs corps, ni d’inventer des et le parfum qu’exhalait l’intimité de son amante, Muulé se laissa
jeux amoureux pour accroître leur plaisir. Même cela, il a fallu emporter par ses réactions. Il l’avait déjà vue prendre du plaisir, mais
que le Blanc leur montre. Où crois-tu que j’ai appris ? Je suis avec cette intensité, jamais. Il crut qu’elle allait se trouver mal. Elle
partie de mon village pour venir me marier ici, quel est le Blanc lui indiquait avec précision la manière de s’y prendre, il s’engagea
qui m’a rendue perverse, dénaturée à tes yeux ? sans plus de contrainte sur la voie pour lui tracée. Elle ne s’était
La fierté des adolescents est une chose fragile, le ton ironique jamais offerte avec un tel abandon, il en conçut une hardiesse, une
de son amante blessait et humiliait Muulé. Elle pouvait bien dire aisance qui décuplait son plaisir.
ce qu’elle voulait, aucun homme de sa connaissance ne faisait — Je vais te dire un secret Muulé, lui chuchota-elle après
ça ! L’idée de son père, de ses oncles, de tous les hommes de son ce qui lui sembla être un marathon de félicités, les hommes,
entourage dans cette posture le rendait nauséeux. Un fier Bassa ? les vrais, ne sont jamais plus fiers que lorsqu’ils rendent une
Impossible ! Il se leva d’un bond, se rhabilla sans oser la regarder. femme heureuse. Aucune bataille victorieuse, aucun salaire ne
— Je m’en vais, tu ne me reverras plus, lui annonça-t-il, vaut cette fierté-là. Mais cela, seuls les vrais hommes le savent.
sentencieux. Ils ont compris que même les femmes qui ne l’expriment pas
Trois jours durant, Muulé tourna en rond, un fauve en cage. ont des exigences, il suffit d’être à l’écoute des silences. Crois-
Hargneux, agressif. Il avait perdu l’appétit, le sommeil. Il trans- moi, tu me remercieras un jour ; si tu ne le fais pas, ce sont les
forma le quotidien de ses proches en enfer et se fit punir plus femmes de ta vie qui me remercieront.
d’une fois à l’école. Aux questions de son père, il répondait par des Le regard que Muulé portait sur son entourage évolua
grognements inintelligibles. Maintenant qu’une certaine image considérablement. Il avait l’impression de faire partie d’un club
hantait son esprit, il n’arrivait plus à le regarder dans les yeux sans d’initiés, d’une confrérie confidentielle qui avait étudié, compris
se sentir honteux. Muulé ne tint pas au-delà des trois jours. Il le mystère même de la vie. Il nourrit dès lors une sorte d’arro-
retourna voir son amante, malheureux comme les pierres. gance. Les hommes, les vrais, avait dit son amante ; il n’avait
— Je veux bien essayer. aucune raison de mettre en doute son expertise.

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Face à Likak, le savoir si chèrement acquis ne lui fut d’aucun — Tu étais pire, lui rétorqua-t-il, d’ailleurs, tu n’as pas
secours. Il eut l’impression d’avoir perdu ses automatismes, et la changé.
science avec laquelle il avait rendu heureuses, du moins l’espé- Ils éclatèrent de rire. Amos, constatant que Jeannette ne
rait-il, ses nombreuses maîtresses occasionnelles. Il était ému, partageait pas leur bonne humeur, tenta de la rassurer.
fébrile, mais pour rien au monde il n’aurait échangé sa place, ou — Je crois savoir où elle est, maman. Ne t’inquiète pas, elle
son état, pour une position plus confortable. Likak lui rendait ne risque rien. Likak n’a peur ni de l’orage, ni du noir.
caresse pour caresse, baiser pour baiser, avec une impudeur toute — Quoi qu’il en soit, la faim finira bien par la ramener
instinctive. Elle ne reculait pas, ne s’étonnait de rien, attentive parmi nous, conclut Esta.
aux sensations qu’il éveillait en elle, désireuse de les lui procurer Jeannette sentit son estomac se révulser. Étaient-ils donc
à son tour. Dehors, la nuit était tombée. La pluie avait recom- aveugles ?
mencé, une averse d’une grande violence. Le tonnerre grondait — Et où est Muulé ? demanda-t-elle à nouveau, posant son
et les éclairs comme des flashs éclairaient par moments la petite regard débordant d’anxiété sur Amos.
cabane sombre. Muulé et Likak n’étaient plus en état de s’en — Allons maman. D’abord Likak, ensuite Muulé ? Il aurait
apercevoir. rencontré des amis ou que sais-je ? Depuis quand fait-on l’appel
Jeannette aussi se souviendrait longtemps de cette nuit avant de manger dans cette maison ? Laissons donc la jeunesse à
d’orage. Le ciel s’était couvert un peu avant la tombée de la nuit. ses occupations. Je ne sais pas vous, mais moi je meurs de faim.
Amos et Esta discutaient dans le salon, elle s’apprêtait à servir le Amos posa son bras sur l’épaule de la vieille dame.
dîner lorsqu’elle s’aperçut que sa petite-fille avait échappé à sa — Viens manger maman, ne t’en fais plus. J’ai saisi le sens
vigilance. Elle interrogea les deux adultes. de tes questions.
— Où est Likak ? Jeannette toucha à peine au dîner et prétexta la fatigue pour se
— Je l’ignore, répondit Esta. Elle a été pénible toute la retirer. Il l’avait comprise ? Que pouvait entendre un homme aux
journée. Je n’aurais pas pu la supporter une minute de plus. souffrances d’une femme ? Un étau lui comprimait la poitrine qui,
L’adolescence… Quel âge exécrable ! Elle n’écoute rien, boude jour après jour, se resserrait d’un cran. Comment protéger ses filles ?
sans arrêt. Une minute elle pleure, la suivante, elle rit aux éclats. Comment leur parler un langage qu’elles acceptent d’écouter ? Elle
Je t’assure, cette fille me rendra folle, un vrai porc-épic, je ne avait échoué avec Esta, voilà que tout recommençait pour Likak.
sais plus par quel bout la prendre. J’étais quand même beaucoup Esta avait fait des choix de vie difficiles, elle semblait heureuse,
plus calme à son âge non ? satisfaite. Jeannette ne se faisait pas d’illusion. Le statut de sa fille
Elle s’adressait à Amos, sollicitant avec humour, leur longue restait précaire dans le village. Des actes contraires aux traditions
complicité. avaient été imposés à la communauté, des promesses lourdes de

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Face à Likak, le savoir si chèrement acquis ne lui fut d’aucun — Tu étais pire, lui rétorqua-t-il, d’ailleurs, tu n’as pas
secours. Il eut l’impression d’avoir perdu ses automatismes, et la changé.
science avec laquelle il avait rendu heureuses, du moins l’espé- Ils éclatèrent de rire. Amos, constatant que Jeannette ne
rait-il, ses nombreuses maîtresses occasionnelles. Il était ému, partageait pas leur bonne humeur, tenta de la rassurer.
fébrile, mais pour rien au monde il n’aurait échangé sa place, ou — Je crois savoir où elle est, maman. Ne t’inquiète pas, elle
son état, pour une position plus confortable. Likak lui rendait ne risque rien. Likak n’a peur ni de l’orage, ni du noir.
caresse pour caresse, baiser pour baiser, avec une impudeur toute — Quoi qu’il en soit, la faim finira bien par la ramener
instinctive. Elle ne reculait pas, ne s’étonnait de rien, attentive parmi nous, conclut Esta.
aux sensations qu’il éveillait en elle, désireuse de les lui procurer Jeannette sentit son estomac se révulser. Étaient-ils donc
à son tour. Dehors, la nuit était tombée. La pluie avait recom- aveugles ?
mencé, une averse d’une grande violence. Le tonnerre grondait — Et où est Muulé ? demanda-t-elle à nouveau, posant son
et les éclairs comme des flashs éclairaient par moments la petite regard débordant d’anxiété sur Amos.
cabane sombre. Muulé et Likak n’étaient plus en état de s’en — Allons maman. D’abord Likak, ensuite Muulé ? Il aurait
apercevoir. rencontré des amis ou que sais-je ? Depuis quand fait-on l’appel
Jeannette aussi se souviendrait longtemps de cette nuit avant de manger dans cette maison ? Laissons donc la jeunesse à
d’orage. Le ciel s’était couvert un peu avant la tombée de la nuit. ses occupations. Je ne sais pas vous, mais moi je meurs de faim.
Amos et Esta discutaient dans le salon, elle s’apprêtait à servir le Amos posa son bras sur l’épaule de la vieille dame.
dîner lorsqu’elle s’aperçut que sa petite-fille avait échappé à sa — Viens manger maman, ne t’en fais plus. J’ai saisi le sens
vigilance. Elle interrogea les deux adultes. de tes questions.
— Où est Likak ? Jeannette toucha à peine au dîner et prétexta la fatigue pour se
— Je l’ignore, répondit Esta. Elle a été pénible toute la retirer. Il l’avait comprise ? Que pouvait entendre un homme aux
journée. Je n’aurais pas pu la supporter une minute de plus. souffrances d’une femme ? Un étau lui comprimait la poitrine qui,
L’adolescence… Quel âge exécrable ! Elle n’écoute rien, boude jour après jour, se resserrait d’un cran. Comment protéger ses filles ?
sans arrêt. Une minute elle pleure, la suivante, elle rit aux éclats. Comment leur parler un langage qu’elles acceptent d’écouter ? Elle
Je t’assure, cette fille me rendra folle, un vrai porc-épic, je ne avait échoué avec Esta, voilà que tout recommençait pour Likak.
sais plus par quel bout la prendre. J’étais quand même beaucoup Esta avait fait des choix de vie difficiles, elle semblait heureuse,
plus calme à son âge non ? satisfaite. Jeannette ne se faisait pas d’illusion. Le statut de sa fille
Elle s’adressait à Amos, sollicitant avec humour, leur longue restait précaire dans le village. Des actes contraires aux traditions
complicité. avaient été imposés à la communauté, des promesses lourdes de

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conséquences avaient été échangées en haut lieu, le moindre man- le sien, la bouche légèrement entrouverte. Dans son sommeil,
quement, le moindre grain de sable, viendrait gripper l’engrenage, ses doigts entremêlés aux siens retenaient mollement le bras de
ferait voler en éclat ce fragile équilibre. Même Amos ne pourrait Muulé passé sous ses épaules. Il l’attira plus près et, tout natu-
pas les protéger des représailles. Esta pouvait toujours faire sem- rellement, elle se lova contre lui.
blant d’ignorer tout cela, mais elle, non. Elle devait veiller sur les — Il va falloir y aller, les autres doivent s’inquiéter, chu-
siens. Elle adressa à sa petite-fille absente des prières, des supplica- chota-t-il contre son oreille.
tions : « Ce garçon n’est pas pour toi. Les hommes prennent puis Likak bailla et s’étira, comme un petit chat. « Peut-être pas
jettent, c’est dans leur nature. Ils séparent, détruisent, s’emparent, tout de suite… » pensa Muulé en l’étreignant plus fermement.
s’approprient puis disparaissent. Les hommes brisent l’harmonie, Ils rejoignirent le village bien plus tard dans la matinée.
la remplacent par le vide, l’absence, le corps hagard et affamé, si — Va devant, lui dit Muulé, s’ils nous voient débarquer
hagard, si affamé… Laisse les hommes à leurs affaires, laisse-les donc ensemble ils auront des soupçons.
ma petite. Viens près de moi. Écoute-moi. Ne sommes-nous pas Il la regarda s’avancer et la perdit de vue au détour d’un
bien toutes les deux ? Je parle et je prie, ma plainte roule et coule chemin. Puis elle revint sur ses pas en courant :
sur ta peau de princesse. L’homme est passé, sa musique a réveillé le — Il s’est passé quelque chose de magique cette nuit, lui
rythme séculaire, déjà tu es sourde à tout ce qui n’est pas lui. Je ne dit-elle.
peux plus t’arrêter, pas plus que je ne peux empêcher la sève de jaillir Muulé la pressa contre lui et enfouit son visage dans sa
chaque fois qu’une machette blesse un palmier. Les palmiers savent, chevelure, il ne voulait pas commenter leurs actes. D’ordinaire,
les machettes savent, la danse n’admet aucun répit, elle est sans pitié. cela ne lui déplaisait pas de revenir sur une nuit d’amour et d’en
Hélas pour moi, hélas pour toi, la danse n’est que le début… » reparler longuement avec sa maîtresse du moment, lorsqu’une
Elle pouvait entendre les voix de Esta et Amos engagés dans telle évocation permet de raviver le désir qui s’émousse. Cette
une discussion passionnée. Au loin, le tonnerre grondait, la pluie fois, il avait l’impression que, de mettre des mots sur ce qui s’était
martelait la toiture en chaume de la maison. Jeannette ne sentait passé, ne servirait qu’à le dénaturer. Il voulait le garder tel quel
plus les larmes brûlantes sur ses joues parcheminées. dans son esprit, contenir une nuit de pur bonheur, un instant
Muulé se réveilla au petit matin. L’orage de la veille avait béni où il avait eu l’impression de s’être révélé à lui-même, dans
laissé dans l’atmosphère comme un parfum mouillé. Dehors, les un lieu secret où rien ni personne ne pourrait le ternir.
singes jouaient bruyamment dans les arbres, les oiseaux, les gre- — Oui je sais, lui souffla-t-il, maintenant va.
nouilles, étaient tout à leur ballet nuptial, la forêt s’éveillait dans Likak lui prit la main, la posa sur son ventre. Elle lui sourit,
une joyeuse cacophonie en l’honneur de cette nouvelle jour- comme si elle voyait au fond de lui, et détenait seule le remède
née. Likak dormait encore, son petit corps recroquevillé contre à tous ses doutes, à toutes ses angoisses.

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conséquences avaient été échangées en haut lieu, le moindre man- le sien, la bouche légèrement entrouverte. Dans son sommeil,
quement, le moindre grain de sable, viendrait gripper l’engrenage, ses doigts entremêlés aux siens retenaient mollement le bras de
ferait voler en éclat ce fragile équilibre. Même Amos ne pourrait Muulé passé sous ses épaules. Il l’attira plus près et, tout natu-
pas les protéger des représailles. Esta pouvait toujours faire sem- rellement, elle se lova contre lui.
blant d’ignorer tout cela, mais elle, non. Elle devait veiller sur les — Il va falloir y aller, les autres doivent s’inquiéter, chu-
siens. Elle adressa à sa petite-fille absente des prières, des supplica- chota-t-il contre son oreille.
tions : « Ce garçon n’est pas pour toi. Les hommes prennent puis Likak bailla et s’étira, comme un petit chat. « Peut-être pas
jettent, c’est dans leur nature. Ils séparent, détruisent, s’emparent, tout de suite… » pensa Muulé en l’étreignant plus fermement.
s’approprient puis disparaissent. Les hommes brisent l’harmonie, Ils rejoignirent le village bien plus tard dans la matinée.
la remplacent par le vide, l’absence, le corps hagard et affamé, si — Va devant, lui dit Muulé, s’ils nous voient débarquer
hagard, si affamé… Laisse les hommes à leurs affaires, laisse-les donc ensemble ils auront des soupçons.
ma petite. Viens près de moi. Écoute-moi. Ne sommes-nous pas Il la regarda s’avancer et la perdit de vue au détour d’un
bien toutes les deux ? Je parle et je prie, ma plainte roule et coule chemin. Puis elle revint sur ses pas en courant :
sur ta peau de princesse. L’homme est passé, sa musique a réveillé le — Il s’est passé quelque chose de magique cette nuit, lui
rythme séculaire, déjà tu es sourde à tout ce qui n’est pas lui. Je ne dit-elle.
peux plus t’arrêter, pas plus que je ne peux empêcher la sève de jaillir Muulé la pressa contre lui et enfouit son visage dans sa
chaque fois qu’une machette blesse un palmier. Les palmiers savent, chevelure, il ne voulait pas commenter leurs actes. D’ordinaire,
les machettes savent, la danse n’admet aucun répit, elle est sans pitié. cela ne lui déplaisait pas de revenir sur une nuit d’amour et d’en
Hélas pour moi, hélas pour toi, la danse n’est que le début… » reparler longuement avec sa maîtresse du moment, lorsqu’une
Elle pouvait entendre les voix de Esta et Amos engagés dans telle évocation permet de raviver le désir qui s’émousse. Cette
une discussion passionnée. Au loin, le tonnerre grondait, la pluie fois, il avait l’impression que, de mettre des mots sur ce qui s’était
martelait la toiture en chaume de la maison. Jeannette ne sentait passé, ne servirait qu’à le dénaturer. Il voulait le garder tel quel
plus les larmes brûlantes sur ses joues parcheminées. dans son esprit, contenir une nuit de pur bonheur, un instant
Muulé se réveilla au petit matin. L’orage de la veille avait béni où il avait eu l’impression de s’être révélé à lui-même, dans
laissé dans l’atmosphère comme un parfum mouillé. Dehors, les un lieu secret où rien ni personne ne pourrait le ternir.
singes jouaient bruyamment dans les arbres, les oiseaux, les gre- — Oui je sais, lui souffla-t-il, maintenant va.
nouilles, étaient tout à leur ballet nuptial, la forêt s’éveillait dans Likak lui prit la main, la posa sur son ventre. Elle lui sourit,
une joyeuse cacophonie en l’honneur de cette nouvelle jour- comme si elle voyait au fond de lui, et détenait seule le remède
née. Likak dormait encore, son petit corps recroquevillé contre à tous ses doutes, à toutes ses angoisses.

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— Encore plus magique que ce que tu peux penser, ajouta- sa nuit avec Likak à une banale histoire de séduction, une partie
t-elle avant de s’enfuir. de jambes en l’air que l’on pouvait dénigrer.
Oh Likak… — Ce n’est pas ce que tu crois, le coupa-t-il.
Il ne souhaitait pas réfléchir à ce qui s’était passé. Il ne pen- — Qu’est-ce que je crois d’après toi ? Que tu as disparu toute
sait qu’à une chose, épouser Likak. Ne plus la quitter, se réveiller une nuit avec Likak ? Tu m’as manqué de respect Muulé, pire,
auprès d’elle encore un millier de matins comme celui-ci. Likak tu as manqué de respect à Esta et Jeannette alors qu’elles t’ont
était intelligente, elle voulait faire des études de sage-femme. Ils accueilli chez elles. Maintenant va-t’en. Continue ta route, loin
s’installeraient à Douala, il trouverait bien un métier intéressant. de nous. Je me suis lourdement trompé sur ton compte.
Il l’imaginait enceinte de lui, puis allaitant son bébé, conforta- Amos lui tourna le dos et commença à s’éloigner. Muulé
blement installée sur leur lit, dans leur foyer. Une bouffée de joie lui courut après.
intense emplit son cœur, une onde de chaleur. Il avait trouvé — Ce n’est pas ce que tu crois. Pour qui me prends-tu ? Je
sa voie, sa mission en ce monde. Il avait trouvé la femme que t’interdis de parler de Likak en ces termes, je t’interdis de la juger.
chaque homme espère, appelle de ses vœux. Il riait sans pouvoir Tu parles de Likak bon sang, comment oses-tu ? Tu la prends
s’arrêter, heureux de sa chance, assuré de son bonheur. Il ne vit pour qui ? Elle est ma femme, tu n’as pas le droit…
pas Amos approcher avant qu’il ne l’interpelle. Amos se retourna sur lui, prêt à le frapper.
— Je t’avais interdit de la toucher, tonna-t-il. — Que viens-tu de dire ?
Son oncle semblait fou de rage. Muulé aimait, respectait Muulé le regardait, déterminé lui aussi à en venir aux mains.
Amos, il avait été au fil des années un père, un modèle pour lui, — J’ai dit que moi vivant, personne ne parlera de Likak
l’encourageant dans ses études, le traitant comme un adulte res- comme s’il s’agissait d’une fille facile, d’une vulgaire…
ponsable. Il s’en serait voulu de le décevoir. — Non, ensuite, tu as dit qu’elle était ta femme ?
— Je te l’avais expressément interdit. N’as-tu donc aucun — Oui, bien sûr. Je vais l’épouser, lui faire des enfants. Nous
honneur ? Je t’invite chez les miens, tu me remercies en couchant n’avons pas fait les choses dans l’ordre, soit, mais ça ne te donne
avec la fille de la maison ? Es-tu donc incapable de te raisonner, pas le droit de…
de réfléchir ? Es-tu un homme ou une bête en rut ? — Dans la boue qui te sert de cerveau, tu t’imagines que
Muulé s’attendait à de la réprobation, mais ces injures, ce tu peux venir dans une maison, sans rien demander à personne,
ton… Amos savait à quel point Muulé aimait les femmes. Il se sans t’enquérir de l’histoire de ces gens et décider d’emmener
moquait de lui au sujet de ses aventures, souvent un peu acro- une femme en décrétant qu’elle est tienne ? C’est cela ta concep-
batiques. Likak avait seize ans, ce n’était plus une enfant, et il ne tion tordue de l’amour ? Si tu veux que les autres montrent de
l’avait pas forcée. Tout d’un coup, il se sentit sale. Amos ramenait la considération à Likak, commence par la respecter toi-même.

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— Encore plus magique que ce que tu peux penser, ajouta- sa nuit avec Likak à une banale histoire de séduction, une partie
t-elle avant de s’enfuir. de jambes en l’air que l’on pouvait dénigrer.
Oh Likak… — Ce n’est pas ce que tu crois, le coupa-t-il.
Il ne souhaitait pas réfléchir à ce qui s’était passé. Il ne pen- — Qu’est-ce que je crois d’après toi ? Que tu as disparu toute
sait qu’à une chose, épouser Likak. Ne plus la quitter, se réveiller une nuit avec Likak ? Tu m’as manqué de respect Muulé, pire,
auprès d’elle encore un millier de matins comme celui-ci. Likak tu as manqué de respect à Esta et Jeannette alors qu’elles t’ont
était intelligente, elle voulait faire des études de sage-femme. Ils accueilli chez elles. Maintenant va-t’en. Continue ta route, loin
s’installeraient à Douala, il trouverait bien un métier intéressant. de nous. Je me suis lourdement trompé sur ton compte.
Il l’imaginait enceinte de lui, puis allaitant son bébé, conforta- Amos lui tourna le dos et commença à s’éloigner. Muulé
blement installée sur leur lit, dans leur foyer. Une bouffée de joie lui courut après.
intense emplit son cœur, une onde de chaleur. Il avait trouvé — Ce n’est pas ce que tu crois. Pour qui me prends-tu ? Je
sa voie, sa mission en ce monde. Il avait trouvé la femme que t’interdis de parler de Likak en ces termes, je t’interdis de la juger.
chaque homme espère, appelle de ses vœux. Il riait sans pouvoir Tu parles de Likak bon sang, comment oses-tu ? Tu la prends
s’arrêter, heureux de sa chance, assuré de son bonheur. Il ne vit pour qui ? Elle est ma femme, tu n’as pas le droit…
pas Amos approcher avant qu’il ne l’interpelle. Amos se retourna sur lui, prêt à le frapper.
— Je t’avais interdit de la toucher, tonna-t-il. — Que viens-tu de dire ?
Son oncle semblait fou de rage. Muulé aimait, respectait Muulé le regardait, déterminé lui aussi à en venir aux mains.
Amos, il avait été au fil des années un père, un modèle pour lui, — J’ai dit que moi vivant, personne ne parlera de Likak
l’encourageant dans ses études, le traitant comme un adulte res- comme s’il s’agissait d’une fille facile, d’une vulgaire…
ponsable. Il s’en serait voulu de le décevoir. — Non, ensuite, tu as dit qu’elle était ta femme ?
— Je te l’avais expressément interdit. N’as-tu donc aucun — Oui, bien sûr. Je vais l’épouser, lui faire des enfants. Nous
honneur ? Je t’invite chez les miens, tu me remercies en couchant n’avons pas fait les choses dans l’ordre, soit, mais ça ne te donne
avec la fille de la maison ? Es-tu donc incapable de te raisonner, pas le droit de…
de réfléchir ? Es-tu un homme ou une bête en rut ? — Dans la boue qui te sert de cerveau, tu t’imagines que
Muulé s’attendait à de la réprobation, mais ces injures, ce tu peux venir dans une maison, sans rien demander à personne,
ton… Amos savait à quel point Muulé aimait les femmes. Il se sans t’enquérir de l’histoire de ces gens et décider d’emmener
moquait de lui au sujet de ses aventures, souvent un peu acro- une femme en décrétant qu’elle est tienne ? C’est cela ta concep-
batiques. Likak avait seize ans, ce n’était plus une enfant, et il ne tion tordue de l’amour ? Si tu veux que les autres montrent de
l’avait pas forcée. Tout d’un coup, il se sentit sale. Amos ramenait la considération à Likak, commence par la respecter toi-même.

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— Mais je ne lui ai pas manqué de respect, au contraire, — Si tu l’aimes autant que tu le dis, alors, raison de plus
je l’aime. Je te dis que je veux l’épouser. Je vais faire les choses pour partir.
dans les règles. Je ne te comprends pas. Pourquoi te montres — Quoi ? Attends, je ne comprends plus. D’abord tu m’in-
tu si dur avec moi ? N’as-tu donc jamais aimé une femme à en sultes parce que je vous ai manqué de respect en séduisant Likak,
perdre tout sens commun ? À jeter aux orties toutes ces stupides tu émets des doutes sur mes intentions vis-à-vis d’elle, ensuite
convenances ? tu me demandes de partir parce que tu me sais sincère ? Mais
La voix de Muulé se brisa, les larmes lui montèrent aux yeux. enfin que se passe-t-il ?
— Qu’ai-je fait qui me vaille tant de courroux ? Je ne suis pas — Tout cela est de ma faute, dit Amos, j’aurais dû com-
un homme de rien. Je suis d’une bonne famille, Likak est libre, prendre que Likak te plairait et vice versa.
nous nous aimons. Qu’importe que nous ayons fait l’amour — Je ne te dis pas qu’elle me plaît, je te dis que je l’aime.
avant que notre relation soit connue de vous, puisque nous Likak est libre de tout engagement, moi aussi. Elle était vierge,
sommes sincères. Dès aujourd’hui, j’irai prévenir ma famille afin tu sais ?
qu’ils s’organisent pour venir demander officiellement la main — Assieds-toi et écoute-moi.
de celle qui dans mon cœur est déjà mon épouse… Je ferai les Et Amos lui raconta l’histoire d'Esta, les promesses faites à la
choses correctement, j’en avais bien l’intention… Je… naissance de Likak qui, maintenant, devaient être tenues, jusqu’à
Les mots se bousculaient, il ne comprenait pas comment ce son nom soigneusement choisi afin que nul n’oublie.
qui aurait dû être une journée de joie pouvait tourner en cau- — Tu as raison Muulé, je n’ai pas oublié les effets d’un pre-
chemar en si peu de temps. mier amour. Mais fais-moi confiance, tu t’en remettras, on n’en
— Je… je comptais sur ton soutien, hoqueta-t-il. Je suis tel- meurt pas. Likak n’est pas pour toi. Nous avons tous pris un
lement heureux, si tu savais, mon oncle. Je ne savais même pas engagement et l’heure est venue de le respecter. Tu n’étais pas
que cela était possible. Likak est toute mon espérance, elle donne prévu dans l’équation, Muulé. Je le regrette infiniment. Certaines
du sens à mon avenir, je n’imagine même pas de vivre sans elle. choses ne dépendent pas de nous. Si tu aimes vraiment Likak,
Peux-tu comprendre cela ? Est-ce que tu peux comprendre cette tu dois accepter le sacrifice que je te demande.
sensation d’avoir trouvé la personne qui t’était destinée ? Peux-tu Muulé se dit que tout cela était étrange. La forêt lui sem-
concevoir ma peur, mon étonnement, puis mon émerveillement blait, il y a peu de temps, accueillante et complice, maintenant les
quand j’ai su qu’elle partageait mes sentiments ? Likak est ma mêmes arbres centenaires, les mêmes singes moqueurs, le chant des
femme, je te le redis, je le crie bien fort. mêmes oiseaux, étaient hostiles, effrayants. Une heure avant, les
Amos s’adossa à un tronc d’arbre, toute colère l’avait chauds rayons du soleil lui caressaient la peau, maintenant, ils lui
abandonné. brûlaient les yeux. Et son cœur, cet organe stupide qui continuait

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— Mais je ne lui ai pas manqué de respect, au contraire, — Si tu l’aimes autant que tu le dis, alors, raison de plus
je l’aime. Je te dis que je veux l’épouser. Je vais faire les choses pour partir.
dans les règles. Je ne te comprends pas. Pourquoi te montres — Quoi ? Attends, je ne comprends plus. D’abord tu m’in-
tu si dur avec moi ? N’as-tu donc jamais aimé une femme à en sultes parce que je vous ai manqué de respect en séduisant Likak,
perdre tout sens commun ? À jeter aux orties toutes ces stupides tu émets des doutes sur mes intentions vis-à-vis d’elle, ensuite
convenances ? tu me demandes de partir parce que tu me sais sincère ? Mais
La voix de Muulé se brisa, les larmes lui montèrent aux yeux. enfin que se passe-t-il ?
— Qu’ai-je fait qui me vaille tant de courroux ? Je ne suis pas — Tout cela est de ma faute, dit Amos, j’aurais dû com-
un homme de rien. Je suis d’une bonne famille, Likak est libre, prendre que Likak te plairait et vice versa.
nous nous aimons. Qu’importe que nous ayons fait l’amour — Je ne te dis pas qu’elle me plaît, je te dis que je l’aime.
avant que notre relation soit connue de vous, puisque nous Likak est libre de tout engagement, moi aussi. Elle était vierge,
sommes sincères. Dès aujourd’hui, j’irai prévenir ma famille afin tu sais ?
qu’ils s’organisent pour venir demander officiellement la main — Assieds-toi et écoute-moi.
de celle qui dans mon cœur est déjà mon épouse… Je ferai les Et Amos lui raconta l’histoire d'Esta, les promesses faites à la
choses correctement, j’en avais bien l’intention… Je… naissance de Likak qui, maintenant, devaient être tenues, jusqu’à
Les mots se bousculaient, il ne comprenait pas comment ce son nom soigneusement choisi afin que nul n’oublie.
qui aurait dû être une journée de joie pouvait tourner en cau- — Tu as raison Muulé, je n’ai pas oublié les effets d’un pre-
chemar en si peu de temps. mier amour. Mais fais-moi confiance, tu t’en remettras, on n’en
— Je… je comptais sur ton soutien, hoqueta-t-il. Je suis tel- meurt pas. Likak n’est pas pour toi. Nous avons tous pris un
lement heureux, si tu savais, mon oncle. Je ne savais même pas engagement et l’heure est venue de le respecter. Tu n’étais pas
que cela était possible. Likak est toute mon espérance, elle donne prévu dans l’équation, Muulé. Je le regrette infiniment. Certaines
du sens à mon avenir, je n’imagine même pas de vivre sans elle. choses ne dépendent pas de nous. Si tu aimes vraiment Likak,
Peux-tu comprendre cela ? Est-ce que tu peux comprendre cette tu dois accepter le sacrifice que je te demande.
sensation d’avoir trouvé la personne qui t’était destinée ? Peux-tu Muulé se dit que tout cela était étrange. La forêt lui sem-
concevoir ma peur, mon étonnement, puis mon émerveillement blait, il y a peu de temps, accueillante et complice, maintenant les
quand j’ai su qu’elle partageait mes sentiments ? Likak est ma mêmes arbres centenaires, les mêmes singes moqueurs, le chant des
femme, je te le redis, je le crie bien fort. mêmes oiseaux, étaient hostiles, effrayants. Une heure avant, les
Amos s’adossa à un tronc d’arbre, toute colère l’avait chauds rayons du soleil lui caressaient la peau, maintenant, ils lui
abandonné. brûlaient les yeux. Et son cœur, cet organe stupide qui continuait

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de battre, comme si la vie ne venait pas de lui être ôtée à l’instant. Personne n’est au courant pour vous deux.
Il échafauda des plans dans sa tête, s’enfuir avec Likak, l’emmener — C’est trop tard… Nous sommes au courant. Likak et moi
loin de cet endroit, de leurs coutumes rétrogrades, trouver un lieu savons, c’est l’unique chose qui importe. Nous nous aimons,
sur cette terre où leur amour serait la seule équation envisageable. vous nous déchirez. C’est là une chose totalement irréparable.
Oui, c’est cela, il lui parlerait, l’emmènerait. Pourquoi serait-elle Amos parla encore, pendant ce qui sembla des heures à
tenue par une promesse faite avant sa naissance ? Qui a le droit Muulé. D’honneur, de devoir, de l’amour qui reviendrait un jour
d’hypothéquer ainsi la vie d’une autre personne ? De quel droit… frapper à sa porte, de toutes ces femmes qui sauraient l’aimer
— Fils, reprit Amos devinant le cours de ses pensées, je te le comme il le méritait… Il parlait et Muulé se demandait s’il était
demande comme une prière. Si Likak s’enfuyait avec toi, ce n’est possible de contenir dans une seule nuit d’amour tout le bon-
pas seulement sur Esta et Jeannette que rejaillirait la honte, mais heur que l’on attendait de la vie. Ce souvenir pouvait-il à lui seul
sur tout ce village. Le patriarche s’est engagé. Il a offert sa propre compenser une existence sans horizon ? Le manque de Likak, la
fille en échange de Likak. Le Ko’ô de Nguibassal a obtenu gain vacuité d’une vie sans elle pourrait-elle être rendue supportable
de cause, mais la situation a occasionné bien des frustrations. grâce au souvenir de cette nuit unique ?
Des personnes mal intentionnées n’attendent que le moment — Tu es jeune, lui redit Amos, tu t’en remettras.
propice pour alimenter de vieilles querelles. Esta et Jeannette ont — Laisse-moi lui dire au revoir, laisse-moi lui expliquer,
besoin du soutien plein et entier de cette communauté pour y supplia-t-il.
vivre en sécurité. Tu ne peux pas les en priver. Le célibat rituel — Tu sais bien que je ne peux pas, lui répondit Amos. Je
répond à des codes très stricts, tu le sais aussi bien que moi, il y peux te parler à toi, tu peux comprendre. Mais Likak… ajouta-t-
a toujours un prix à payer. Esta s’est fragilisée en choisissant de il en secouant la tête. Jamais nous n’arriverons à lui faire entendre
vivre en femme libre, d’apporter sa science de praticienne à ce raison. Elle est si passionnée, si… Tu sais. Si ses sentiments sont
village. Elle a offert son bien le plus précieux, sa fille unique, en ce que tu m’en dis, rien ne la fera renoncer. C’est malhonnête
échange. Sa position même dans notre communauté lui inter- de ma part peut-être, mais je sais que je peux compter sur ton
dit de reprendre la parole donnée. Nous avons tous des devoirs, sens du devoir.
Likak doit faire face au sien, ne te mets pas en travers de son — C’est peut-être moi qui suis stupide. Mon amour est
chemin. Si elle était libre, je serais le premier à bénir votre union. moins fort ou mon sens des convenances plus important. C’est
Mais là, je ne pourrais pas faire une chose pareille sans trahir les Likak qui a raison. Elle sait quels sont les combats qui méritent
miens. Il faut vraiment que tu partes. que l’on meure l’arme à la main.
— C’est trop tard tu sais, dit doucement Muulé. — Les femmes… soupira Amos. Elles en savent bien plus
— Non, répliqua Amos, rien d’irréparable n’a été commis. que nous sur la vie et la mort. Leur potentiel d’insoumission

150 151
de battre, comme si la vie ne venait pas de lui être ôtée à l’instant. Personne n’est au courant pour vous deux.
Il échafauda des plans dans sa tête, s’enfuir avec Likak, l’emmener — C’est trop tard… Nous sommes au courant. Likak et moi
loin de cet endroit, de leurs coutumes rétrogrades, trouver un lieu savons, c’est l’unique chose qui importe. Nous nous aimons,
sur cette terre où leur amour serait la seule équation envisageable. vous nous déchirez. C’est là une chose totalement irréparable.
Oui, c’est cela, il lui parlerait, l’emmènerait. Pourquoi serait-elle Amos parla encore, pendant ce qui sembla des heures à
tenue par une promesse faite avant sa naissance ? Qui a le droit Muulé. D’honneur, de devoir, de l’amour qui reviendrait un jour
d’hypothéquer ainsi la vie d’une autre personne ? De quel droit… frapper à sa porte, de toutes ces femmes qui sauraient l’aimer
— Fils, reprit Amos devinant le cours de ses pensées, je te le comme il le méritait… Il parlait et Muulé se demandait s’il était
demande comme une prière. Si Likak s’enfuyait avec toi, ce n’est possible de contenir dans une seule nuit d’amour tout le bon-
pas seulement sur Esta et Jeannette que rejaillirait la honte, mais heur que l’on attendait de la vie. Ce souvenir pouvait-il à lui seul
sur tout ce village. Le patriarche s’est engagé. Il a offert sa propre compenser une existence sans horizon ? Le manque de Likak, la
fille en échange de Likak. Le Ko’ô de Nguibassal a obtenu gain vacuité d’une vie sans elle pourrait-elle être rendue supportable
de cause, mais la situation a occasionné bien des frustrations. grâce au souvenir de cette nuit unique ?
Des personnes mal intentionnées n’attendent que le moment — Tu es jeune, lui redit Amos, tu t’en remettras.
propice pour alimenter de vieilles querelles. Esta et Jeannette ont — Laisse-moi lui dire au revoir, laisse-moi lui expliquer,
besoin du soutien plein et entier de cette communauté pour y supplia-t-il.
vivre en sécurité. Tu ne peux pas les en priver. Le célibat rituel — Tu sais bien que je ne peux pas, lui répondit Amos. Je
répond à des codes très stricts, tu le sais aussi bien que moi, il y peux te parler à toi, tu peux comprendre. Mais Likak… ajouta-t-
a toujours un prix à payer. Esta s’est fragilisée en choisissant de il en secouant la tête. Jamais nous n’arriverons à lui faire entendre
vivre en femme libre, d’apporter sa science de praticienne à ce raison. Elle est si passionnée, si… Tu sais. Si ses sentiments sont
village. Elle a offert son bien le plus précieux, sa fille unique, en ce que tu m’en dis, rien ne la fera renoncer. C’est malhonnête
échange. Sa position même dans notre communauté lui inter- de ma part peut-être, mais je sais que je peux compter sur ton
dit de reprendre la parole donnée. Nous avons tous des devoirs, sens du devoir.
Likak doit faire face au sien, ne te mets pas en travers de son — C’est peut-être moi qui suis stupide. Mon amour est
chemin. Si elle était libre, je serais le premier à bénir votre union. moins fort ou mon sens des convenances plus important. C’est
Mais là, je ne pourrais pas faire une chose pareille sans trahir les Likak qui a raison. Elle sait quels sont les combats qui méritent
miens. Il faut vraiment que tu partes. que l’on meure l’arme à la main.
— C’est trop tard tu sais, dit doucement Muulé. — Les femmes… soupira Amos. Elles en savent bien plus
— Non, répliqua Amos, rien d’irréparable n’a été commis. que nous sur la vie et la mort. Leur potentiel d’insoumission

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et d’indiscipline nous fait avancer ou nous met sur la brèche, « La guerre leur laisse la liberté de gérer le pays comme ils le sou-
parfois les deux en même temps. La cohésion et le progrès du haitent, ils rêvent de se débarrasser de la tutelle de l’administration
groupe demandent parfois de grands sacrifices à des individus coloniale afin de s’approprier cette terre sur le modèle sud-africain.
particuliers. Je te le demande à toi, parce que je sais que tu peux Paris envisage de donner plus de droits aux populations, de lever
l’entendre. les lois sur l’indigénat, d’autoriser la création des syndicats et des
Muulé avait entendu plus qu’il ne pouvait accepter, il n’avait partis politiques locaux. Cette idée leur est insupportable. Tu sais,
compris qu’une chose, il devait s’en aller, laisser derrière lui son fils, la situation peut dégénérer à tout moment. Certains des nôtres
amour alors qu’il venait à peine de le reconnaître. Le monde sont allés en Europe, beaucoup se sont battus pour la France, ce
qui s’ouvrait à lui dessinait un chemin de cendres froides. Le qu’ils ont vécu nourrit leur ressentiment vis-à-vis des colons, ils ne
Cameroun avait répondu à l’appel du général De Gaulle deux ans veulent plus être traités comme des bons petits Nègres corvéables
plus tôt. Muulé décida de s’engager. Il partit pour une guerre qui à merci. Les populations souffrent des hausses de prix artificielles
n’était pas la sienne, s’appropriant les idéaux de liberté et de fra- imposées par les colons, les salaires des ouvriers sont plus bas que
ternité qu’elle défendait. Il prit part au combat en Lorraine, dans dans les autres colonies alentour et la vie est de plus en plus chère.
la région la plus froide de ce pays froid. Il y rencontra des étran- Les colons durcissent leur attitude. Douala est une poudrière. Hier
gers de partout, enrôlés comme lui de leur plein gré ou de force. encore, un homme a été frappé dans la rue par un médecin blanc
La fin de la guerre le libéra de ses obligations, il prit part à la liesse qui estimait qu’il lui avait manqué de respect en le regardant avec
de tout un pays. Assuré que le général De Gaulle, un homme trop d’insistance. L’affaire a été portée devant les tribunaux, le
de cette trempe, qui avait connu l’occupation, l’exil et le retour Blanc lui-même a confirmé les raisons de son geste. « Ces indi-
triomphal à la Libération, saurait, le moment venu, entendre les gènes arrogants qui se prennent pour nos égaux méritent une
revendications de son peuple ; en cela, il déchanterait vite. leçon » a-t-il plaidé. Aucune mesure n’a été prise, le Blanc a été
Aussi longtemps qu’il demeura absent, Amos et Muulé relaxé, faute de preuves ! La population affamée supporte de plus
échangèrent une abondante correspondance. « Nous communi- en plus mal ce mépris. »
querons en bassa, lui écrivit Amos dès la première fois. Les temps Muulé était au front, cette guerre interminable lui minait le
sont difficiles, les relations avec l’occupant se durcissent et je suis moral, pourtant, il y mettait un grand espoir. Le moment venu,
dans leur ligne de mire. S’ils interceptent nos courriers, ils devront se la France saurait récompenser ceux qui s’étaient battus pour elle.
trouver un traducteur, la nouvelle remontera jusqu’à nous. Ne leur Il n’en doutait pas, d’ailleurs, les nouvelles d’Amos le confor-
facilitons pas la tâche en utilisant leur langue pour nos échanges ». taient dans cette espérance.
Amos lui racontait les combats contre les colons, leur parti « Fils, la situation est de plus en plus tendue entre l’adminis-
pris de faire du Cameroun une nouvelle Afrique du Sud. tration française et les colons installés ici. Les populations en font les

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et d’indiscipline nous fait avancer ou nous met sur la brèche, « La guerre leur laisse la liberté de gérer le pays comme ils le sou-
parfois les deux en même temps. La cohésion et le progrès du haitent, ils rêvent de se débarrasser de la tutelle de l’administration
groupe demandent parfois de grands sacrifices à des individus coloniale afin de s’approprier cette terre sur le modèle sud-africain.
particuliers. Je te le demande à toi, parce que je sais que tu peux Paris envisage de donner plus de droits aux populations, de lever
l’entendre. les lois sur l’indigénat, d’autoriser la création des syndicats et des
Muulé avait entendu plus qu’il ne pouvait accepter, il n’avait partis politiques locaux. Cette idée leur est insupportable. Tu sais,
compris qu’une chose, il devait s’en aller, laisser derrière lui son fils, la situation peut dégénérer à tout moment. Certains des nôtres
amour alors qu’il venait à peine de le reconnaître. Le monde sont allés en Europe, beaucoup se sont battus pour la France, ce
qui s’ouvrait à lui dessinait un chemin de cendres froides. Le qu’ils ont vécu nourrit leur ressentiment vis-à-vis des colons, ils ne
Cameroun avait répondu à l’appel du général De Gaulle deux ans veulent plus être traités comme des bons petits Nègres corvéables
plus tôt. Muulé décida de s’engager. Il partit pour une guerre qui à merci. Les populations souffrent des hausses de prix artificielles
n’était pas la sienne, s’appropriant les idéaux de liberté et de fra- imposées par les colons, les salaires des ouvriers sont plus bas que
ternité qu’elle défendait. Il prit part au combat en Lorraine, dans dans les autres colonies alentour et la vie est de plus en plus chère.
la région la plus froide de ce pays froid. Il y rencontra des étran- Les colons durcissent leur attitude. Douala est une poudrière. Hier
gers de partout, enrôlés comme lui de leur plein gré ou de force. encore, un homme a été frappé dans la rue par un médecin blanc
La fin de la guerre le libéra de ses obligations, il prit part à la liesse qui estimait qu’il lui avait manqué de respect en le regardant avec
de tout un pays. Assuré que le général De Gaulle, un homme trop d’insistance. L’affaire a été portée devant les tribunaux, le
de cette trempe, qui avait connu l’occupation, l’exil et le retour Blanc lui-même a confirmé les raisons de son geste. « Ces indi-
triomphal à la Libération, saurait, le moment venu, entendre les gènes arrogants qui se prennent pour nos égaux méritent une
revendications de son peuple ; en cela, il déchanterait vite. leçon » a-t-il plaidé. Aucune mesure n’a été prise, le Blanc a été
Aussi longtemps qu’il demeura absent, Amos et Muulé relaxé, faute de preuves ! La population affamée supporte de plus
échangèrent une abondante correspondance. « Nous communi- en plus mal ce mépris. »
querons en bassa, lui écrivit Amos dès la première fois. Les temps Muulé était au front, cette guerre interminable lui minait le
sont difficiles, les relations avec l’occupant se durcissent et je suis moral, pourtant, il y mettait un grand espoir. Le moment venu,
dans leur ligne de mire. S’ils interceptent nos courriers, ils devront se la France saurait récompenser ceux qui s’étaient battus pour elle.
trouver un traducteur, la nouvelle remontera jusqu’à nous. Ne leur Il n’en doutait pas, d’ailleurs, les nouvelles d’Amos le confor-
facilitons pas la tâche en utilisant leur langue pour nos échanges ». taient dans cette espérance.
Amos lui racontait les combats contre les colons, leur parti « Fils, la situation est de plus en plus tendue entre l’adminis-
pris de faire du Cameroun une nouvelle Afrique du Sud. tration française et les colons installés ici. Les populations en font les

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frais. La conférence de Brazzaville a assoupli les conditions de vie pas d’autres mots. Les syndicalistes français accusés d’avoir mis
des locaux dans les colonies françaises. L’indigénat a été aboli, nous des idées de rébellion dans la tête des indigènes subissent l’ire des
avons à présent le droit de fonder des syndicats. Plusieurs Français, colons. Le gouverneur soucieux de leur sécurité a affrété un avion
syndicalistes dans leur pays, sont dorénavant installés à Douala et pour les conduire à Brazzaville. Les colons ont été prévenus par
Yaoundé, ils ont pour mission de former les populations à ce type leurs sympathisants et les militaires de l’armée de l’air ont exigé
de revendications. Tu sais, pour la première fois de ma vie, je me et obtenu le retour de l’avion. Les syndicalistes ont été gravement
suis assis à côté d’un Blanc qui ne pensait pas que ma place était à molestés et n’ont dû leur salut qu’à une nouvelle intervention
ses pieds ou en tout cas à son service. Nous avons longuement parlé musclée du gouverneur. Le lendemain, la rébellion était matée,
du pays et de la nécessité d’acquérir notre liberté. Je crois sincère- le travail a repris deux jours plus tard. La riposte des colons a
ment que le colonialisme connaît ses dernières heures. Il ne pourra été violente, disproportionnée. Nous avons tous compris que le
pas résister au vent de liberté qui souffle à présent sur le monde. » rapport de force n’était pas en notre faveur, que même les Blancs
La guerre, pour Muulé, fut rythmée par les lettres d’Amos. n’étaient pas à l’abri pour peu qu’ils épousent notre cause. J’en
Lorsqu’elles parlaient d’espoir, de changements, même le froid ai longuement discuté avec mon ami Um. Tu le connais bien. Il
et les combats lui semblaient plus tolérables. Il savait que des en a tiré deux conclusions essentielles auxquelles j’adhère totale-
lendemains meilleurs, différents, l’attendaient au bout du ment. La plus importante est la suivante : notre combat doit être
chemin. Lorsque le ton était plus circonspect, les nouvelles pacifique. Au moindre soupçon de rébellion armée, ces gens nous
mauvaises, les mots lui minaient le moral, lui ôtaient jusqu’à écraseront de leur puissance, ils nous massacreront jusqu’au der-
l’envie de survivre à la prochaine offensive ennemie. nier. Nous devons trouver le moyen de mener une lutte politique
« Fils, les derniers événements confirment mes pires craintes. sans violence et démonter, l’un après l’autre, les ressorts moraux
Les travailleurs du chemin de fer, les dockers du port de Douala et légaux justifiant leurs actions. La deuxième est presque aussi
ainsi que les employés de la société d’électricité ont fait une grève essentielle à mes yeux : tous les Blancs ne sont pas nos ennemis.
pour exiger l’augmentation des salaires et l’amélioration des condi- S’ils croient ce que leur rapportent leurs compatriotes, ils sont prêts
tions de travail. Les populations excédées sont descendues dans également à entendre notre son de cloche. Nous devons porter nos
la rue. L’occasion était trop belle. Le gouverneur de la colonie a revendications sur la scène internationale, devant un public plus
commis l’erreur de donner aux colons qui le réclamaient des armes neutre, susceptible de démêler le vrai du faux. Nous devons nous
pour se protéger des grévistes en constituant une sorte de milice. organiser, fils. Pour paraphraser ton grand homme, nous avons
Ils ont tiré sur la foule avec une cruauté jubilatoire… Douala perdu cette bataille, mais il nous reste une guerre à gagner. Nous
est à feu et à sang. Le père Le Gall est monté en ville pour prêter avons notre propre général. Um nous dirigera dans la lutte. Il sera
main-forte aux colons, c’était une boucherie, mon fils, il n’y a notre Mpodol. »

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frais. La conférence de Brazzaville a assoupli les conditions de vie pas d’autres mots. Les syndicalistes français accusés d’avoir mis
des locaux dans les colonies françaises. L’indigénat a été aboli, nous des idées de rébellion dans la tête des indigènes subissent l’ire des
avons à présent le droit de fonder des syndicats. Plusieurs Français, colons. Le gouverneur soucieux de leur sécurité a affrété un avion
syndicalistes dans leur pays, sont dorénavant installés à Douala et pour les conduire à Brazzaville. Les colons ont été prévenus par
Yaoundé, ils ont pour mission de former les populations à ce type leurs sympathisants et les militaires de l’armée de l’air ont exigé
de revendications. Tu sais, pour la première fois de ma vie, je me et obtenu le retour de l’avion. Les syndicalistes ont été gravement
suis assis à côté d’un Blanc qui ne pensait pas que ma place était à molestés et n’ont dû leur salut qu’à une nouvelle intervention
ses pieds ou en tout cas à son service. Nous avons longuement parlé musclée du gouverneur. Le lendemain, la rébellion était matée,
du pays et de la nécessité d’acquérir notre liberté. Je crois sincère- le travail a repris deux jours plus tard. La riposte des colons a
ment que le colonialisme connaît ses dernières heures. Il ne pourra été violente, disproportionnée. Nous avons tous compris que le
pas résister au vent de liberté qui souffle à présent sur le monde. » rapport de force n’était pas en notre faveur, que même les Blancs
La guerre, pour Muulé, fut rythmée par les lettres d’Amos. n’étaient pas à l’abri pour peu qu’ils épousent notre cause. J’en
Lorsqu’elles parlaient d’espoir, de changements, même le froid ai longuement discuté avec mon ami Um. Tu le connais bien. Il
et les combats lui semblaient plus tolérables. Il savait que des en a tiré deux conclusions essentielles auxquelles j’adhère totale-
lendemains meilleurs, différents, l’attendaient au bout du ment. La plus importante est la suivante : notre combat doit être
chemin. Lorsque le ton était plus circonspect, les nouvelles pacifique. Au moindre soupçon de rébellion armée, ces gens nous
mauvaises, les mots lui minaient le moral, lui ôtaient jusqu’à écraseront de leur puissance, ils nous massacreront jusqu’au der-
l’envie de survivre à la prochaine offensive ennemie. nier. Nous devons trouver le moyen de mener une lutte politique
« Fils, les derniers événements confirment mes pires craintes. sans violence et démonter, l’un après l’autre, les ressorts moraux
Les travailleurs du chemin de fer, les dockers du port de Douala et légaux justifiant leurs actions. La deuxième est presque aussi
ainsi que les employés de la société d’électricité ont fait une grève essentielle à mes yeux : tous les Blancs ne sont pas nos ennemis.
pour exiger l’augmentation des salaires et l’amélioration des condi- S’ils croient ce que leur rapportent leurs compatriotes, ils sont prêts
tions de travail. Les populations excédées sont descendues dans également à entendre notre son de cloche. Nous devons porter nos
la rue. L’occasion était trop belle. Le gouverneur de la colonie a revendications sur la scène internationale, devant un public plus
commis l’erreur de donner aux colons qui le réclamaient des armes neutre, susceptible de démêler le vrai du faux. Nous devons nous
pour se protéger des grévistes en constituant une sorte de milice. organiser, fils. Pour paraphraser ton grand homme, nous avons
Ils ont tiré sur la foule avec une cruauté jubilatoire… Douala perdu cette bataille, mais il nous reste une guerre à gagner. Nous
est à feu et à sang. Le père Le Gall est monté en ville pour prêter avons notre propre général. Um nous dirigera dans la lutte. Il sera
main-forte aux colons, c’était une boucherie, mon fils, il n’y a notre Mpodol. »

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La guerre s’acheva. Muulé, démobilisé, obtint une bourse avait été on ne peut plus clair. Pourtant, l’espoir fou qu’un évé-
pour s’inscrire à l’École spéciale des travaux publics à Paris, dans nement quelconque, une divinité compatissante, veillerait à ce
un cursus réservé aux techniciens des chemins de fer. Tout au que les amants triomphent de l’adversité n’avait jamais quitté
long de leur abondante correspondance, Amos parla surtout de son cœur. « Alors ils t’ont convaincu, toi aussi tu as dû te sou-
la situation politique au Cameroun, jamais de Likak. Muulé ne mettre au diktat de la tradition et de ses milices. Mon pauvre
posa pas de questions non plus. Quelques mois plus tard, Gérard amour… » Maintenant que Likak était mariée et mère, plus rien
Le Gall le retrouva dans un restaurant universitaire et lui apprit ne l’obligeait à rentrer… Du moins le pensait-il. La dernière
que la fille de la prêtresse s’était mariée et avait eu un enfant. Il lui lettre d’Amos le fit changer d’avis.
raconta l’autre version de l’histoire. Celle d’Esta, la seule métisse « Fils, hormis le fait que je serais heureux de te revoir, tes parents
de la région, œuvre de son père Pierre Le Gall. Il lui parla du vieillissent, ils ont besoin de toi. Si cela ne suffit pas à te faire reve-
travail extraordinaire qu’elle accomplissait, avec le soutien de la nir, j’ajouterai que la résistance s’articule autour de Um par le biais
sœur Marie-Bernard, pour la santé et le bien-être des villageois. du parti que nous venons de créer et des mouvements syndicaux.
Les gens venaient de loin pour la consulter, ils partaient même L’occupant affermit son emprise sur les personnes, les ressources de ce
de Douala et de Yaoundé où pourtant le système de santé était pays, il s’attelle à hisser d’un cran supplémentaire les murs de notre
mieux organisé. Son père vouait une haine sans mélange à cette servitude. Si nous aspirons à la réunification des deux Cameroun et
femme, « la sorcière » l’appelait-il, cela avait attisé sa curiosité et à l’indépendance, nous devons mobiliser toutes les forces en présence
son intérêt. Gérard Le Gall avait gardé de son enfance l’habitude afin de convaincre les populations du bien-fondé de notre action.
d’accorder sa sympathie à ceux sur qui son père déversait son Ce pays a besoin de l’expertise et des compétences de tous ses enfants.
courroux. Le Mouvement protestant américain, les chefs de vil- Ta place est ici, avec nous. »
lage qu’il n’arrivait pas à soumettre et bien au-dessus du lot, cette Muulé venait d’achever sa formation et il n’était pas insen-
femme. Il ne s’en était pas approché, Esta n’aurait pas accepté sible à la promesse de confort qu’offrait une vie en Europe. Une
de fréquenter le fils Le Gall, mais il savait tout d’elle grâce à la fois de plus, Amos le rappelait à ses devoirs, réveillant en lui le
sœur Marie-Bernard dont il était proche. désir impérieux de participer à la page d’Histoire qui s’écrivait
— Tous les Blancs ne sont pas comme mon père sais-tu ? dans son pays. En y réfléchissant, il avait une idée précise de la
Pour l’instant, ils ne s’expriment pas, mais des alliances secrètes manière dont il pouvait apporter sa contribution au mouvement
et des amitiés sincères se nouent loin des regards. Le moment de libération de son peuple.
venu, le pays aura besoin de toutes les bonnes volontés.
Muulé avait supporté la guerre avec le secret espoir que
Likak l’attendrait à son retour. Il rit de sa propre sottise. Amos

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La guerre s’acheva. Muulé, démobilisé, obtint une bourse avait été on ne peut plus clair. Pourtant, l’espoir fou qu’un évé-
pour s’inscrire à l’École spéciale des travaux publics à Paris, dans nement quelconque, une divinité compatissante, veillerait à ce
un cursus réservé aux techniciens des chemins de fer. Tout au que les amants triomphent de l’adversité n’avait jamais quitté
long de leur abondante correspondance, Amos parla surtout de son cœur. « Alors ils t’ont convaincu, toi aussi tu as dû te sou-
la situation politique au Cameroun, jamais de Likak. Muulé ne mettre au diktat de la tradition et de ses milices. Mon pauvre
posa pas de questions non plus. Quelques mois plus tard, Gérard amour… » Maintenant que Likak était mariée et mère, plus rien
Le Gall le retrouva dans un restaurant universitaire et lui apprit ne l’obligeait à rentrer… Du moins le pensait-il. La dernière
que la fille de la prêtresse s’était mariée et avait eu un enfant. Il lui lettre d’Amos le fit changer d’avis.
raconta l’autre version de l’histoire. Celle d’Esta, la seule métisse « Fils, hormis le fait que je serais heureux de te revoir, tes parents
de la région, œuvre de son père Pierre Le Gall. Il lui parla du vieillissent, ils ont besoin de toi. Si cela ne suffit pas à te faire reve-
travail extraordinaire qu’elle accomplissait, avec le soutien de la nir, j’ajouterai que la résistance s’articule autour de Um par le biais
sœur Marie-Bernard, pour la santé et le bien-être des villageois. du parti que nous venons de créer et des mouvements syndicaux.
Les gens venaient de loin pour la consulter, ils partaient même L’occupant affermit son emprise sur les personnes, les ressources de ce
de Douala et de Yaoundé où pourtant le système de santé était pays, il s’attelle à hisser d’un cran supplémentaire les murs de notre
mieux organisé. Son père vouait une haine sans mélange à cette servitude. Si nous aspirons à la réunification des deux Cameroun et
femme, « la sorcière » l’appelait-il, cela avait attisé sa curiosité et à l’indépendance, nous devons mobiliser toutes les forces en présence
son intérêt. Gérard Le Gall avait gardé de son enfance l’habitude afin de convaincre les populations du bien-fondé de notre action.
d’accorder sa sympathie à ceux sur qui son père déversait son Ce pays a besoin de l’expertise et des compétences de tous ses enfants.
courroux. Le Mouvement protestant américain, les chefs de vil- Ta place est ici, avec nous. »
lage qu’il n’arrivait pas à soumettre et bien au-dessus du lot, cette Muulé venait d’achever sa formation et il n’était pas insen-
femme. Il ne s’en était pas approché, Esta n’aurait pas accepté sible à la promesse de confort qu’offrait une vie en Europe. Une
de fréquenter le fils Le Gall, mais il savait tout d’elle grâce à la fois de plus, Amos le rappelait à ses devoirs, réveillant en lui le
sœur Marie-Bernard dont il était proche. désir impérieux de participer à la page d’Histoire qui s’écrivait
— Tous les Blancs ne sont pas comme mon père sais-tu ? dans son pays. En y réfléchissant, il avait une idée précise de la
Pour l’instant, ils ne s’expriment pas, mais des alliances secrètes manière dont il pouvait apporter sa contribution au mouvement
et des amitiés sincères se nouent loin des regards. Le moment de libération de son peuple.
venu, le pays aura besoin de toutes les bonnes volontés.
Muulé avait supporté la guerre avec le secret espoir que
Likak l’attendrait à son retour. Il rit de sa propre sottise. Amos

156
8 A u lendemain de sa nuit avec Muulé, Likak rentra
chez elle, le cœur empli d’une joie si profonde, si complète,
qu’elle pensa, riant toute seule, qu’elle pourrait en mourir, là,
dans l’instant. Elle riait, la mort n’était qu’une métaphore, elle
ne s’était jamais sentie aussi vivante. Elle avait regardé son bien-
aimé dans les yeux, scruté son âme  : « Vois, je suis là tout entière,
avait-elle susurré à la sienne. Je ne te cache rien. Prends, prends-
moi toute, aime-moi comme je t’aime ». Elle s’était offerte en
retour, totalement, pour toujours. Le souvenir de ses baisers ali-
mentait en elle une flamme qui ne demandait qu’à s’embraser.
« Encore, donne-nous en plus, exigeaient ses sens, nourris-nous
de lui, laisse-nous brûler tout notre soûl… » Paix, mon cœur,
mon âme, ma peau, paix ! s’exhortait Likak. Nous avons toute
la vie pour nous consumer de concert, nous exalter au feu de
cet être amant, ami, frère. Notre amour nous réchauffera pour
toujours. Une éternité de caresses, de nuits blanches et gaies,

159
de rires d’enfants. Paix mes sens, nous aurons tout cela, et bien Mais non, mais non, sèche tes larmes Mbombo, ce n’est pas ce
plus encore. Il tiendra toutes les promesses qu’il m’a faites en que tu crois. Nous nous aimons, nous allons nous marier. C’est
silence, j’ai lu dans son cœur, il m’appartient et moi je suis à lui merveilleux non ? Nous allons vivre ensemble Mbombo, je serai
maintenant, et à jamais. son épouse, il sera mon mari, devant la terre entière. La vieille
Likak dansait plus qu’elle ne marchait. En arrivant, elle se malédiction est vaincue, sourit-elle, une fille de Lionne trouvera
précipita dans la chambre de sa grand-mère, son plan était lim- enfin le bonheur auprès d’un homme. Et quel homme !
pide. Avec le soutien de Jeannette, elle parlerait d’abord à son Le bonheur de Likak, ses yeux qui pétillaient, ses mots pour
oncle Amos, ensuite à sa mère. Ces deux-là ne la laisseraient la convaincre étaient comme autant de coups de fouet pour
pas tomber. Elle était leur princesse, leur précieuse petite Likak. Jeannette. « Nous avons commis une grave erreur, saurons-nous
Leur tendresse, leur appui ne lui avaient jamais fait défaut, la réparer à présent ? Est-il encore temps ? » Elle finit par inter-
notamment lorsqu’elle était en butte à l’intransigeance d’Esta. rompre sa petite-fille.
Aujourd’hui, plus que jamais, elle avait besoin d’eux. Elle leur — Calme-toi Likak, écoute-moi. J’ai quelque chose de très
expliquerait, ne doutait pas une seconde qu’ils sauraient, encore important à te dire.
une fois, faire comprendre à Esta que le bonheur de sa fille pri- Les mots venaient, d’abord hachés, hésitants, puis ils ruis-
mait sur les convenances. Jeannette perçut l’état d’esprit de sa selèrent, abondants, une rivière en crue dévastant tout sur son
petite-fille au bruit assourdi de son pas sur le sol en terre de passage. « Assez, je ne veux pas en entendre davantage » pensait
la maison. Elle devina tout. « Pour la première fois de ta vie, Likak, elle croyait l’avoir dit, mais s’aperçut que sa grand-mère
Jeannette, sois à la hauteur de la situation » se sermonna-t-elle. continuait de parler, parlait comme si elle ne devait jamais
Likak entra dans la pièce en coup de vent et se jeta dans les bras plus s’arrêter, comme si la nuit interdisait au soleil de se lever.
de sa grand-mère. «  Plus jamais soleil, m’entends-tu ? Plus jamais tu n’éclaireras
— Mbombo, grand-mère, si tu savais comme je suis heu- le monde. » Un froid glacial ralentissait les battements de son
reuse, si tu savais Mbombo… Puis elle se tut, malicieuse, comme cœur, raidissait ses membres. Froid, si froid… Sa peau était par-
pour attiser la curiosité de la vieille dame, et ajouta dans un sou- courue de frissons, la nausée montait en elle, vague impétueuse.
rire, c’est Muulé… « Assez », finit-elle par murmurer d’une voix faible. Avant de
Sa grand-mère se tenait raide dans ses bras. Likak finit se précipiter dehors pour vomir le poison que les mots avaient
par s’en apercevoir et leva enfin les yeux sur le visage abattu de injecté dans son sang. « Non, non, se répétait Likak, non… »
Jeannette. Tout son être rejetait les mots de sa grand-mère, elle voulait
— Qu’as-tu ? Tu pleures ? Mais pourquoi ? Ah oui, tu t’es rétrospectivement se boucher les oreilles, fuir la voix qui réson-
inquiétée, tu ne m’as pas vue de la nuit, tu t’es imaginé le pire ? nait encore en elle. « Non ! » Jeannette l’avait suivie, tremblant

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de rires d’enfants. Paix mes sens, nous aurons tout cela, et bien Mais non, mais non, sèche tes larmes Mbombo, ce n’est pas ce
plus encore. Il tiendra toutes les promesses qu’il m’a faites en que tu crois. Nous nous aimons, nous allons nous marier. C’est
silence, j’ai lu dans son cœur, il m’appartient et moi je suis à lui merveilleux non ? Nous allons vivre ensemble Mbombo, je serai
maintenant, et à jamais. son épouse, il sera mon mari, devant la terre entière. La vieille
Likak dansait plus qu’elle ne marchait. En arrivant, elle se malédiction est vaincue, sourit-elle, une fille de Lionne trouvera
précipita dans la chambre de sa grand-mère, son plan était lim- enfin le bonheur auprès d’un homme. Et quel homme !
pide. Avec le soutien de Jeannette, elle parlerait d’abord à son Le bonheur de Likak, ses yeux qui pétillaient, ses mots pour
oncle Amos, ensuite à sa mère. Ces deux-là ne la laisseraient la convaincre étaient comme autant de coups de fouet pour
pas tomber. Elle était leur princesse, leur précieuse petite Likak. Jeannette. « Nous avons commis une grave erreur, saurons-nous
Leur tendresse, leur appui ne lui avaient jamais fait défaut, la réparer à présent ? Est-il encore temps ? » Elle finit par inter-
notamment lorsqu’elle était en butte à l’intransigeance d’Esta. rompre sa petite-fille.
Aujourd’hui, plus que jamais, elle avait besoin d’eux. Elle leur — Calme-toi Likak, écoute-moi. J’ai quelque chose de très
expliquerait, ne doutait pas une seconde qu’ils sauraient, encore important à te dire.
une fois, faire comprendre à Esta que le bonheur de sa fille pri- Les mots venaient, d’abord hachés, hésitants, puis ils ruis-
mait sur les convenances. Jeannette perçut l’état d’esprit de sa selèrent, abondants, une rivière en crue dévastant tout sur son
petite-fille au bruit assourdi de son pas sur le sol en terre de passage. « Assez, je ne veux pas en entendre davantage » pensait
la maison. Elle devina tout. « Pour la première fois de ta vie, Likak, elle croyait l’avoir dit, mais s’aperçut que sa grand-mère
Jeannette, sois à la hauteur de la situation » se sermonna-t-elle. continuait de parler, parlait comme si elle ne devait jamais
Likak entra dans la pièce en coup de vent et se jeta dans les bras plus s’arrêter, comme si la nuit interdisait au soleil de se lever.
de sa grand-mère. «  Plus jamais soleil, m’entends-tu ? Plus jamais tu n’éclaireras
— Mbombo, grand-mère, si tu savais comme je suis heu- le monde. » Un froid glacial ralentissait les battements de son
reuse, si tu savais Mbombo… Puis elle se tut, malicieuse, comme cœur, raidissait ses membres. Froid, si froid… Sa peau était par-
pour attiser la curiosité de la vieille dame, et ajouta dans un sou- courue de frissons, la nausée montait en elle, vague impétueuse.
rire, c’est Muulé… « Assez », finit-elle par murmurer d’une voix faible. Avant de
Sa grand-mère se tenait raide dans ses bras. Likak finit se précipiter dehors pour vomir le poison que les mots avaient
par s’en apercevoir et leva enfin les yeux sur le visage abattu de injecté dans son sang. « Non, non, se répétait Likak, non… »
Jeannette. Tout son être rejetait les mots de sa grand-mère, elle voulait
— Qu’as-tu ? Tu pleures ? Mais pourquoi ? Ah oui, tu t’es rétrospectivement se boucher les oreilles, fuir la voix qui réson-
inquiétée, tu ne m’as pas vue de la nuit, tu t’es imaginé le pire ? nait encore en elle. « Non ! » Jeannette l’avait suivie, tremblant

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sur ses jambes. « Elle est si vieille, si vieille » pensa Likak en se Esta n’était pas là, il trouva Jeannette devant la porte. Avec
dégageant des bras qui tentaient de l’enlacer. une vigueur qu’il ne lui soupçonnait pas, elle tenta de lui prendre
— Tu es jeune ma fille, tu n’es encore qu’une enfant, tu la petite des bras.
l’oublieras. Tu aimeras à nouveau. Tu t’attacheras à l’homme — Laisse, je m’en occupe.
que tu épouseras, tu éprouveras de l’amour pour les enfants qu’il — D’accord, je l’installe dans la chambre ensuite je vais
te donnera, tu fonderas une famille, tu chériras la sécurité, la chercher Esta.
stabilité d’un foyer. Tu seras heureuse ma fille, protégée. Tu… — Esta est partie quelques jours dans le village voisin pour
Écoute-moi, Likak écoute-moi… prodiguer des soins à une femme dont la grossesse se présente
Likak partit en courant, fuyant cette vieille femme, cette mal. Ne la dérange pas, je veillerai sur Likak.
vieille peau, ses paroles d’un autre âge, fuyant la mort froide Le ton de la vieille dame était à la fois calme et péremp-
déguisée en bonheur conjugal. toire. Amos en fut désarçonné. Il déposa tendrement sur sa
« Noooonn ! Muulé, Muulé… » Elle hurlait son nom, se couche Likak qui s’était endormie, vaincue par la violence de
pressant sur le chemin où elle l’avait laissé. L’ancien monde ses émotions.
s’écroulait, elle pouvait sentir sous ses pas les secousses qu’il pro- — Nous devons parler de certaines choses, expliqua-t-il. Elle
duisait, refusant de mourir, il ouvrait des crevasses sous ses pieds, l’attira à l’extérieur de la chambre.
il avait besoin de sang frais pour se régénérer. L’ancien monde — Fais comme bon te semble, mais tu connais aussi bien
mourait en hurlant, mais elle n’en avait cure. Elle survolait les que moi la réalité de la situation. Nous n’avons que peu de marge
crêtes du séisme. Muulé et elle étaient la promesse d’une aube de manœuvre, alors fais attention à ce que tu diras à Esta. Cette
nouvelle. Ils étaient la jeunesse, ils étaient le changement. communauté n’acceptera pas une fois de plus qu’elle parte en
« Ne regarde pas en arrière mon amour, la vie nous convie à croisade et piétine les règles établies.
la fête, nous sommes la vie, nous sommes la fête… » Ils étaient — Je ne comprends pas ce que tu attends de moi, mère.
aujourd’hui et demain, l’ancien monde ne les entraînerait pas — Tu ne comprends pas… Elle émit un rire si creux, si
dans sa dérive. désespéré, qu’il en eut froid dans le dos. Tu connais Esta aussi
— Muulé ! appela-t-elle, viens me chercher, emmène-moi, bien que moi, tu sais bien que, si elle est informée de cette idylle,
je t’en prie, ne me laisse pas toute seule ici. elle s’empressera d’aller reprendre la promesse faite au nom de sa
Amos la trouva effondrée sur le chemin dans un état de confu- fille. Alors que se passera-t-il ? Tu crois qu’ils accepteront encore
sion extrême. Elle claquait des dents, frissonnait de fièvre, tenait une fois d’être humiliés, bafoués par une femme ? Qui la soutien-
des propos incohérents. Il la porta dans ses bras, comme l’enfant dra cette fois ? Toi ? Tu n’es pas de ce village, tu n’es même pas son
qu’elle n’était plus, et la ramena aussi vite qu’il put chez sa mère. mari, tu n’auras pas ton mot à dire. Le patriarche s’en lavera les

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sur ses jambes. « Elle est si vieille, si vieille » pensa Likak en se Esta n’était pas là, il trouva Jeannette devant la porte. Avec
dégageant des bras qui tentaient de l’enlacer. une vigueur qu’il ne lui soupçonnait pas, elle tenta de lui prendre
— Tu es jeune ma fille, tu n’es encore qu’une enfant, tu la petite des bras.
l’oublieras. Tu aimeras à nouveau. Tu t’attacheras à l’homme — Laisse, je m’en occupe.
que tu épouseras, tu éprouveras de l’amour pour les enfants qu’il — D’accord, je l’installe dans la chambre ensuite je vais
te donnera, tu fonderas une famille, tu chériras la sécurité, la chercher Esta.
stabilité d’un foyer. Tu seras heureuse ma fille, protégée. Tu… — Esta est partie quelques jours dans le village voisin pour
Écoute-moi, Likak écoute-moi… prodiguer des soins à une femme dont la grossesse se présente
Likak partit en courant, fuyant cette vieille femme, cette mal. Ne la dérange pas, je veillerai sur Likak.
vieille peau, ses paroles d’un autre âge, fuyant la mort froide Le ton de la vieille dame était à la fois calme et péremp-
déguisée en bonheur conjugal. toire. Amos en fut désarçonné. Il déposa tendrement sur sa
« Noooonn ! Muulé, Muulé… » Elle hurlait son nom, se couche Likak qui s’était endormie, vaincue par la violence de
pressant sur le chemin où elle l’avait laissé. L’ancien monde ses émotions.
s’écroulait, elle pouvait sentir sous ses pas les secousses qu’il pro- — Nous devons parler de certaines choses, expliqua-t-il. Elle
duisait, refusant de mourir, il ouvrait des crevasses sous ses pieds, l’attira à l’extérieur de la chambre.
il avait besoin de sang frais pour se régénérer. L’ancien monde — Fais comme bon te semble, mais tu connais aussi bien
mourait en hurlant, mais elle n’en avait cure. Elle survolait les que moi la réalité de la situation. Nous n’avons que peu de marge
crêtes du séisme. Muulé et elle étaient la promesse d’une aube de manœuvre, alors fais attention à ce que tu diras à Esta. Cette
nouvelle. Ils étaient la jeunesse, ils étaient le changement. communauté n’acceptera pas une fois de plus qu’elle parte en
« Ne regarde pas en arrière mon amour, la vie nous convie à croisade et piétine les règles établies.
la fête, nous sommes la vie, nous sommes la fête… » Ils étaient — Je ne comprends pas ce que tu attends de moi, mère.
aujourd’hui et demain, l’ancien monde ne les entraînerait pas — Tu ne comprends pas… Elle émit un rire si creux, si
dans sa dérive. désespéré, qu’il en eut froid dans le dos. Tu connais Esta aussi
— Muulé ! appela-t-elle, viens me chercher, emmène-moi, bien que moi, tu sais bien que, si elle est informée de cette idylle,
je t’en prie, ne me laisse pas toute seule ici. elle s’empressera d’aller reprendre la promesse faite au nom de sa
Amos la trouva effondrée sur le chemin dans un état de confu- fille. Alors que se passera-t-il ? Tu crois qu’ils accepteront encore
sion extrême. Elle claquait des dents, frissonnait de fièvre, tenait une fois d’être humiliés, bafoués par une femme ? Qui la soutien-
des propos incohérents. Il la porta dans ses bras, comme l’enfant dra cette fois ? Toi ? Tu n’es pas de ce village, tu n’es même pas son
qu’elle n’était plus, et la ramena aussi vite qu’il put chez sa mère. mari, tu n’auras pas ton mot à dire. Le patriarche s’en lavera les

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mains, il ne se dédira pas. Crois-tu que tous ces obstacles décou- n’était jamais Muulé alors elle laissait pesamment sa tête retom-
rageront Esta ? Non, elle ne reculera devant rien si le bonheur de ber sur le lit. Elle finissait par s’endormir d’un sommeil agité et
sa fille est en jeu, tu le sais aussi bien que moi. Alors que devien- Jeannette pouvait enfin laisser couler ses larmes. La fièvre et les
drons-nous tous ? Où irons-nous vivre ? Et Likak, as-tu songé à délires s’estompèrent. Likak reprit pied, sembla même retrouver
elle ? Que pensera la famille de ce garçon d’une femme obtenue sa joie de vivre habituelle. Elle avait pris une décision, et savait
dans de telles circonstances ? De quel soutien bénéficiera cette qu’il lui faudrait toutes ses forces pour déjouer la vigilance des
union nouée dans la désapprobation générale ? Nous l’ignorons siens, elle irait trouver Muulé. Elle ne comprenait pas qu’il ne
encore, mais peut-être porte-t-elle déjà son enfant. Quelle alter- soit pas venu la chercher comme prévu mais ne doutait pas qu’il
native nous reste-t-il ? Comprends-tu un peu mieux, fils ? Esta ne avait de bonnes raisons. Elle lui expliquerait que les promesses de
doit rien savoir de ce que nous venons de vivre. Elle doit hâter sa famille ne l’engageaient pas, que lui seul comptait à ses yeux.
le mariage prévu et s’assurer que tout rentre dans l’ordre. Si elle Son cœur lui disait que son absence était un terrible malentendu,
a le moindre soupçon, elle n’en fera rien. Ne t’y trompe pas, si elle pouvait le voir, le serrer dans ses bras, le regarder dans les
fils, je voudrais ravaler toutes ces paroles, te dire exactement le yeux, alors tout rentrerait dans l’ordre. Ils se comprendraient, ils
contraire, je voudrais me réjouir avec ma petite-fille de son bon- s’aimeraient à nouveau, rien ni personne ne pourrait les séparer.
heur tout neuf, avoir l’insouciance de ceux qui ignorent à quel Amos et sa mère la retrouvèrent dans cet état d’esprit.
point la vie peut être injuste, mais je n’en ai pas le droit. Pars, — Tu as été malade, m’a-t-on dit, je suis heureuse que ça
maintenant, tu sais ce que je pense, fais comme bon te semble. aille mieux. Ta grand-mère s’est bien occupée de toi, on dirait.
Esta resta absente toute la semaine et Jeannette soigna sa — Elle est encore un peu fatiguée, s’empressa de répondre
petite-fille. Likak délirait dans sa fièvre, appelait Muulé, le sup- Jeannette, son regard planté dans celui d’Amos, mais elle se
pliait de venir la chercher. Elle se battait contre Jeannette : « Ne remet bien.
me touche pas, vieille femme. » Puis elle la suppliait, « Laisse Esta s’assit en soupirant.
moi partir Mbombo, laisse-moi aller le chercher s’il te plaît, — J’ai longuement parlé avec ton oncle Amos, je suppose
libère-moi…  » Jeannette prenait soin d’elle dans un calme que ta grand-mère t’a expliqué les circonstances de ta nais-
apparemment inébranlable, mais la détresse de sa petite fille la sance, les engagements que nous avons pris vis-à-vis des Bogso,
rongeait. « Je suis là, tout va bien se passer » lui murmurait-elle le clan de ton père. Ils me poussent depuis longtemps à hâter
en lui passant des serviettes d’eau froide sur le front. ton mariage avec André Lipem. Sa mère est dans le Ko’ô là-bas.
Likak était attentive à tous les bruits environnants. L’écho Lorsque j’ai refusé d’épouser ton père, elle était parmi les plus
de pas, le moindre soupçon de voix et elle se redressait sur sa vindicatives, elle a interprété mon refus comme une défection
couche, « Muulé est venu me chercher, il est là, dehors ». Mais ce au Ko’ô de son village, je peux te garantir qu’elle ne me fera

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mains, il ne se dédira pas. Crois-tu que tous ces obstacles décou- n’était jamais Muulé alors elle laissait pesamment sa tête retom-
rageront Esta ? Non, elle ne reculera devant rien si le bonheur de ber sur le lit. Elle finissait par s’endormir d’un sommeil agité et
sa fille est en jeu, tu le sais aussi bien que moi. Alors que devien- Jeannette pouvait enfin laisser couler ses larmes. La fièvre et les
drons-nous tous ? Où irons-nous vivre ? Et Likak, as-tu songé à délires s’estompèrent. Likak reprit pied, sembla même retrouver
elle ? Que pensera la famille de ce garçon d’une femme obtenue sa joie de vivre habituelle. Elle avait pris une décision, et savait
dans de telles circonstances ? De quel soutien bénéficiera cette qu’il lui faudrait toutes ses forces pour déjouer la vigilance des
union nouée dans la désapprobation générale ? Nous l’ignorons siens, elle irait trouver Muulé. Elle ne comprenait pas qu’il ne
encore, mais peut-être porte-t-elle déjà son enfant. Quelle alter- soit pas venu la chercher comme prévu mais ne doutait pas qu’il
native nous reste-t-il ? Comprends-tu un peu mieux, fils ? Esta ne avait de bonnes raisons. Elle lui expliquerait que les promesses de
doit rien savoir de ce que nous venons de vivre. Elle doit hâter sa famille ne l’engageaient pas, que lui seul comptait à ses yeux.
le mariage prévu et s’assurer que tout rentre dans l’ordre. Si elle Son cœur lui disait que son absence était un terrible malentendu,
a le moindre soupçon, elle n’en fera rien. Ne t’y trompe pas, si elle pouvait le voir, le serrer dans ses bras, le regarder dans les
fils, je voudrais ravaler toutes ces paroles, te dire exactement le yeux, alors tout rentrerait dans l’ordre. Ils se comprendraient, ils
contraire, je voudrais me réjouir avec ma petite-fille de son bon- s’aimeraient à nouveau, rien ni personne ne pourrait les séparer.
heur tout neuf, avoir l’insouciance de ceux qui ignorent à quel Amos et sa mère la retrouvèrent dans cet état d’esprit.
point la vie peut être injuste, mais je n’en ai pas le droit. Pars, — Tu as été malade, m’a-t-on dit, je suis heureuse que ça
maintenant, tu sais ce que je pense, fais comme bon te semble. aille mieux. Ta grand-mère s’est bien occupée de toi, on dirait.
Esta resta absente toute la semaine et Jeannette soigna sa — Elle est encore un peu fatiguée, s’empressa de répondre
petite-fille. Likak délirait dans sa fièvre, appelait Muulé, le sup- Jeannette, son regard planté dans celui d’Amos, mais elle se
pliait de venir la chercher. Elle se battait contre Jeannette : « Ne remet bien.
me touche pas, vieille femme. » Puis elle la suppliait, « Laisse Esta s’assit en soupirant.
moi partir Mbombo, laisse-moi aller le chercher s’il te plaît, — J’ai longuement parlé avec ton oncle Amos, je suppose
libère-moi…  » Jeannette prenait soin d’elle dans un calme que ta grand-mère t’a expliqué les circonstances de ta nais-
apparemment inébranlable, mais la détresse de sa petite fille la sance, les engagements que nous avons pris vis-à-vis des Bogso,
rongeait. « Je suis là, tout va bien se passer » lui murmurait-elle le clan de ton père. Ils me poussent depuis longtemps à hâter
en lui passant des serviettes d’eau froide sur le front. ton mariage avec André Lipem. Sa mère est dans le Ko’ô là-bas.
Likak était attentive à tous les bruits environnants. L’écho Lorsque j’ai refusé d’épouser ton père, elle était parmi les plus
de pas, le moindre soupçon de voix et elle se redressait sur sa vindicatives, elle a interprété mon refus comme une défection
couche, « Muulé est venu me chercher, il est là, dehors ». Mais ce au Ko’ô de son village, je peux te garantir qu’elle ne me fera

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aucun cadeau. Aujourd’hui, ils nous rappellent nos obligations. communauté bassa susceptible de l’héberger puis elle se mettrait
Tu connais André, ce n’est pas un garçon méchant, il a une à la recherche de Muulé. Si elle ne le trouvait pas, elle irait direc-
dizaine d’années de plus que toi, il a fait des études avant de tement voir ses parents à Pouma. Bien sûr, cela ne se faisait pas,
revenir au village et d’y créer ses propres plantations. Il saura se mais Muulé lui avait parlé de sa famille en des termes si chaleu-
montrer correct. reux qu’elle ne doutait pas une seconde qu’ils l’accueilleraient.
La voix d’Esta était douce, elle reprit en tenant la main de Elle imaginait déjà la joie de Muulé à son arrivée, la voulait égale
sa fille. à son propre bonheur à l’idée de le revoir. Ensemble, ils expli-
— Je sais que tu voulais faire des études, Likak, j’aurais pré- queraient à la famille, tout le monde comprendrait, même sa
féré attendre un peu ; après tout, trois ans à Douala ce n’est pas mère devrait se rendre à l’évidence.
la fin du monde. Mais tout le monde se montre si insistant… Le Les jours et les semaines passèrent sans que Likak ne trouve
patriarche m’en a encore parlé il y a quelques jours : « Il n’est pas d’échappatoire à la vigilance de sa grand-mère. Pour la cérémonie
prudent de laisser une aussi jolie fille sans attache trop longtemps » traditionnelle, les Lipem vinrent en grande pompe, des présents
m’a-t-il rappelé, comme s’il s’agissait de te mettre en cage. Ils ne plein les mains. Ils furent reçus avec tout l’honneur qui leur était
me laissent pas le choix. Ce mariage doit se faire maintenant. dû par le patriarche et tous les notables du village.
Likak sentait la main rugueuse de sa mère contre la sienne, — L’heure est venue d’honorer notre promesse, déclara le
elle l’écoutait d’une oreille distraite, attentive à son propre vieil homme, nous sommes heureux de cette alliance car elle
monologue intérieur. Elle se souvenait à peine d’André Lipem, resserrera les liens déjà étroits qui unissent nos villages. Il n’y a
elle ne concevait même pas l’idée d’être l’épouse de cet homme plus de dette, plus de contentieux entre nous.
après avoir appartenu à Muulé. « Jamais cela ne se produira, se Amos était de la fête. Profitant d’un des rares moments où
promit-elle, je serai partie bien avant. » elle était laissée seule, il s’approcha de Likak.
André Lipem vint deux ou trois fois rendre visite à sa promise — Comment va ma petite princesse ? Une nouvelle vie
et prit sa froideur pour de la timidité. Likak ne le voyait même s’ouvre à toi, dirait-on.
pas, toute à l’élaboration de son plan d’évasion. D’abord, elle Elle le regarda sans répondre. Son ton enjoué sonnait totale-
devait trouver le moyen d’échapper à la surveillance constante de ment faux. Elle ne l’avait jamais vu si anxieux. Pour la première
sa grand-mère, car Jeannette, devinant ses projets, ne la quittait fois depuis le début de cette histoire, la jeune fille s’interrogea
plus d’un pouce. Likak savait qu’elle devait se hâter, elle avait sur ce qu’il savait réellement, sur le rôle qu’il avait joué dans
quelques économies grâce à la vente des produits de ses champs. cette mascarade.
Dans un premier temps, elle prendrait le train à Eseka pour se — As-tu des nouvelles de Muulé ? finit-elle par demander
rendre à Douala, elle trouverait bien sur place un membre de la d'une voix qu’elle espérait aussi neutre que possible.

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aucun cadeau. Aujourd’hui, ils nous rappellent nos obligations. communauté bassa susceptible de l’héberger puis elle se mettrait
Tu connais André, ce n’est pas un garçon méchant, il a une à la recherche de Muulé. Si elle ne le trouvait pas, elle irait direc-
dizaine d’années de plus que toi, il a fait des études avant de tement voir ses parents à Pouma. Bien sûr, cela ne se faisait pas,
revenir au village et d’y créer ses propres plantations. Il saura se mais Muulé lui avait parlé de sa famille en des termes si chaleu-
montrer correct. reux qu’elle ne doutait pas une seconde qu’ils l’accueilleraient.
La voix d’Esta était douce, elle reprit en tenant la main de Elle imaginait déjà la joie de Muulé à son arrivée, la voulait égale
sa fille. à son propre bonheur à l’idée de le revoir. Ensemble, ils expli-
— Je sais que tu voulais faire des études, Likak, j’aurais pré- queraient à la famille, tout le monde comprendrait, même sa
féré attendre un peu ; après tout, trois ans à Douala ce n’est pas mère devrait se rendre à l’évidence.
la fin du monde. Mais tout le monde se montre si insistant… Le Les jours et les semaines passèrent sans que Likak ne trouve
patriarche m’en a encore parlé il y a quelques jours : « Il n’est pas d’échappatoire à la vigilance de sa grand-mère. Pour la cérémonie
prudent de laisser une aussi jolie fille sans attache trop longtemps » traditionnelle, les Lipem vinrent en grande pompe, des présents
m’a-t-il rappelé, comme s’il s’agissait de te mettre en cage. Ils ne plein les mains. Ils furent reçus avec tout l’honneur qui leur était
me laissent pas le choix. Ce mariage doit se faire maintenant. dû par le patriarche et tous les notables du village.
Likak sentait la main rugueuse de sa mère contre la sienne, — L’heure est venue d’honorer notre promesse, déclara le
elle l’écoutait d’une oreille distraite, attentive à son propre vieil homme, nous sommes heureux de cette alliance car elle
monologue intérieur. Elle se souvenait à peine d’André Lipem, resserrera les liens déjà étroits qui unissent nos villages. Il n’y a
elle ne concevait même pas l’idée d’être l’épouse de cet homme plus de dette, plus de contentieux entre nous.
après avoir appartenu à Muulé. « Jamais cela ne se produira, se Amos était de la fête. Profitant d’un des rares moments où
promit-elle, je serai partie bien avant. » elle était laissée seule, il s’approcha de Likak.
André Lipem vint deux ou trois fois rendre visite à sa promise — Comment va ma petite princesse ? Une nouvelle vie
et prit sa froideur pour de la timidité. Likak ne le voyait même s’ouvre à toi, dirait-on.
pas, toute à l’élaboration de son plan d’évasion. D’abord, elle Elle le regarda sans répondre. Son ton enjoué sonnait totale-
devait trouver le moyen d’échapper à la surveillance constante de ment faux. Elle ne l’avait jamais vu si anxieux. Pour la première
sa grand-mère, car Jeannette, devinant ses projets, ne la quittait fois depuis le début de cette histoire, la jeune fille s’interrogea
plus d’un pouce. Likak savait qu’elle devait se hâter, elle avait sur ce qu’il savait réellement, sur le rôle qu’il avait joué dans
quelques économies grâce à la vente des produits de ses champs. cette mascarade.
Dans un premier temps, elle prendrait le train à Eseka pour se — As-tu des nouvelles de Muulé ? finit-elle par demander
rendre à Douala, elle trouverait bien sur place un membre de la d'une voix qu’elle espérait aussi neutre que possible.

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— Oh, ne te l’ai-je pas dit, Muulé s’est engagé. Il est parti le cerveau ? Orgueilleuse, vaniteuse, te crois-tu meilleure que
combattre les Allemands. Il a pris le bateau pour la France il y moi ? Je te briserai comme on brise du bois sec, je crèverai tes
a trois jours. yeux de sorcière…
Les ténèbres qu’elle s’efforçait de tenir à distance prirent Likak se drapa dans le silence comme dans une armure.
possession de Likak et plus jamais ne la quittèrent. Elle s’occupait de toutes les tâches ménagères, s’assurait que son
Kundè naquit huit mois plus tard. Un délai acceptable, mais époux ne manque de rien, trouve à manger lorsqu’il rentrait
suffisant pour éveiller les soupçons de qui cherche noise. Les chez lui. Puis il la rejoignait dans la chambre, s’échinait quelques
quatre années que durèrent son mariage avec André Lipem se minutes sur son corps immobile, l’abreuvait d’injures et la bat-
résumèrent pour Likak en une longue nuit de cauchemar. Un tait. Pourtant elle ne se refusait pas, elle n’évoquait aucune des
océan d’humiliation, de tristesse et de douleur mêlées duquel excuses dont les femmes font usage pour repousser un homme.
même son fils ne la consolait pas. Elle se contentait de se coucher sur le dos et de fermer les yeux en
Il prit possession de son corps comme on assiège une for- l’entendant haleter contre son oreille. Cette soumission même
teresse, s’acharnant comme un sourd contre les barrières qu’elle semblait le mettre hors de lui. Il savait qu’elle était factice, un
dressait en elle, ouvrant des brèches de misère. Il ne pouvait se os jeté à un chien. Il savait qu’elle était ailleurs, dans un endroit
rassasier d’elle, sa froideur, son indifférence même attisait son en elle où jamais il n’aurait accès. Alors il l’abîmait, la sacca-
désir. Tout commença lors de leur nuit de noces, il se montra geait, espérant qu’elle exprime au moins sa douleur, de n’importe
prévenant, prenant ses réticences pour de la pudeur. Lorsque son quelle manière, qu’elle réponde par de la colère, des larmes, des
époux s’aperçut qu’elle n’était plus vierge, son humeur changea : supplications, lui faisant savoir que, d’une certaine façon, il exis-
— Pourquoi te comportes-tu ainsi ? Tu l’as déjà fait non ? Ce tait à ses yeux. Son silence le renvoyait à sa propre insignifiance,
n’est pas ta première fois, alors pourquoi me rejettes-tu ? il aurait mille fois préféré être reconnu comme abject et cruel.
Ses questions évoluèrent en injures. Ne pouvant s’en faire aimer, ne trouvant aucun autre moyen de
— Tu es frigide, une femme froide, sèche. Ta sorcière de la toucher, il avait opté pour être son bourreau, mais elle ne lui
mère, qui ne fait pas mystère de ses nombreux amants, ne t’a reconnaissait même pas ce statut. Elle ne le voyait pas, ne l’enten-
donc pas appris comment satisfaire un homme ? dait pas, évitait autant que possible de lui parler. L’indifférence
Et les coups suivirent. de sa femme le rendait fou.
— Pourquoi me regardes-tu ainsi ? Crois-tu que c’est de l’or — Je ne suis pas comme ça, pleurnichait-il les soirs où il
que tu as entre les cuisses ? Ce que tu as offert à un autre, à moi avait abusé du vin de palme. Je ne suis pas un homme méchant.
tu le refuses, ne suis-je pas un homme ? Te prends-tu donc pour Nous pourrions être si heureux ensemble, pourquoi te refuses-
une Blanche, toi, une bâtarde ? Ton sang-mêlé te pourrirait-il tu à moi ? Que t’ai-je donc fait pour que tu me détestes tant ?

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— Oh, ne te l’ai-je pas dit, Muulé s’est engagé. Il est parti le cerveau ? Orgueilleuse, vaniteuse, te crois-tu meilleure que
combattre les Allemands. Il a pris le bateau pour la France il y moi ? Je te briserai comme on brise du bois sec, je crèverai tes
a trois jours. yeux de sorcière…
Les ténèbres qu’elle s’efforçait de tenir à distance prirent Likak se drapa dans le silence comme dans une armure.
possession de Likak et plus jamais ne la quittèrent. Elle s’occupait de toutes les tâches ménagères, s’assurait que son
Kundè naquit huit mois plus tard. Un délai acceptable, mais époux ne manque de rien, trouve à manger lorsqu’il rentrait
suffisant pour éveiller les soupçons de qui cherche noise. Les chez lui. Puis il la rejoignait dans la chambre, s’échinait quelques
quatre années que durèrent son mariage avec André Lipem se minutes sur son corps immobile, l’abreuvait d’injures et la bat-
résumèrent pour Likak en une longue nuit de cauchemar. Un tait. Pourtant elle ne se refusait pas, elle n’évoquait aucune des
océan d’humiliation, de tristesse et de douleur mêlées duquel excuses dont les femmes font usage pour repousser un homme.
même son fils ne la consolait pas. Elle se contentait de se coucher sur le dos et de fermer les yeux en
Il prit possession de son corps comme on assiège une for- l’entendant haleter contre son oreille. Cette soumission même
teresse, s’acharnant comme un sourd contre les barrières qu’elle semblait le mettre hors de lui. Il savait qu’elle était factice, un
dressait en elle, ouvrant des brèches de misère. Il ne pouvait se os jeté à un chien. Il savait qu’elle était ailleurs, dans un endroit
rassasier d’elle, sa froideur, son indifférence même attisait son en elle où jamais il n’aurait accès. Alors il l’abîmait, la sacca-
désir. Tout commença lors de leur nuit de noces, il se montra geait, espérant qu’elle exprime au moins sa douleur, de n’importe
prévenant, prenant ses réticences pour de la pudeur. Lorsque son quelle manière, qu’elle réponde par de la colère, des larmes, des
époux s’aperçut qu’elle n’était plus vierge, son humeur changea : supplications, lui faisant savoir que, d’une certaine façon, il exis-
— Pourquoi te comportes-tu ainsi ? Tu l’as déjà fait non ? Ce tait à ses yeux. Son silence le renvoyait à sa propre insignifiance,
n’est pas ta première fois, alors pourquoi me rejettes-tu ? il aurait mille fois préféré être reconnu comme abject et cruel.
Ses questions évoluèrent en injures. Ne pouvant s’en faire aimer, ne trouvant aucun autre moyen de
— Tu es frigide, une femme froide, sèche. Ta sorcière de la toucher, il avait opté pour être son bourreau, mais elle ne lui
mère, qui ne fait pas mystère de ses nombreux amants, ne t’a reconnaissait même pas ce statut. Elle ne le voyait pas, ne l’enten-
donc pas appris comment satisfaire un homme ? dait pas, évitait autant que possible de lui parler. L’indifférence
Et les coups suivirent. de sa femme le rendait fou.
— Pourquoi me regardes-tu ainsi ? Crois-tu que c’est de l’or — Je ne suis pas comme ça, pleurnichait-il les soirs où il
que tu as entre les cuisses ? Ce que tu as offert à un autre, à moi avait abusé du vin de palme. Je ne suis pas un homme méchant.
tu le refuses, ne suis-je pas un homme ? Te prends-tu donc pour Nous pourrions être si heureux ensemble, pourquoi te refuses-
une Blanche, toi, une bâtarde ? Ton sang-mêlé te pourrirait-il tu à moi ? Que t’ai-je donc fait pour que tu me détestes tant ?

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J’ai payé ta dot, je t’offre tout le confort qu’un homme peut plus rien à personne : « Tu ne me quittes pas, vie, c’est moi qui
donner à une femme. Que puis-je faire de plus ? Envisages-tu t’abandonne. »
de nous faire vivre dans cet enfer toute notre vie ? Que dois-je La coutume prévoit que les futures mamans retournent chez
faire Likak ? Dis-moi ce que tu attends de moi, je te jure que je leurs propres mères pour y mettre au monde leur enfant. Esta
le ferai. Je te donnerai tout ce que tu me demandes. Mais parle- de sa cour vit sa fille approcher lentement. Si maigre, son grand
moi, regarde-moi, traite-moi comme une femme doit traiter son ventre ouvrait la voie à son corps exténué. Elle courut à sa ren-
époux. C’est tout ce que je te demande. Suis-je si exigeant ? Je contre et la déchargea de son bagage. « Tu es venue toute seule ?
ne te réclame que ce qu’un homme est en droit d’attendre de sa Ton mari aurait au moins pu t’accompagner jusqu’ici, s’étonna-
femme, pourquoi es-tu si cruelle avec moi ? t-elle. » Likak ne sachant quoi répondre à sa mère garda le silence,
Likak savait qu’invariablement les suppliques feraient place elle avait perdu l’habitude de parler. Jeannette aussi était sortie
aux coups. Son désespoir ne l’émouvait pas. Elle ne pouvait pas en entendant Esta. Likak la serra dans ses bras avec douceur, la
faire plus que ce qu’elle faisait, ni lui en donner davantage. Oui, vieille dame était diminuée et avait du mal à respirer, elle sem-
elle envisageait avec un calme teinté de désespoir de vivre tout blait avoir encore rapetissé, comme si elle se tassait de l’intérieur,
le temps qui lui restait à passer sur cette terre ainsi. Elle lui don- perdant toute consistance.
nait ce pourquoi on l’avait promise, le reste n’appartenait qu’à — Depuis que tu es partie, ta grand-mère va mal, je n’arrive
elle. Toute lumière avait fui sa vie le jour où elle avait compris plus à la soulager. Elle a du mal à se nourrir, ne quitte plus guère
que Muulé l’avait abandonnée. André n’y était pour rien, mais sa chambre, lui expliqua Esta. Elle est sortie uniquement parce
elle non plus. Les choses étaient ainsi, il devait s’en accommo- que tu arrivais. Elle tenait à te souhaiter la bienvenue.
der comme elle-même le faisait. Il devait trouver les ressources — Tu vas bien ma fille, tu vas bien ? répétait Jeannette en
en lui. Si cela supposait de la maltraiter, eh bien soit, peut-être scrutant Likak de ses yeux délavés.
avec un peu de chance parviendrait-il à la tuer, elle pourrait — Mais oui, je vais bien, ne t’inquiète donc pas tant. C’est
enfin se reposer pour l’éternité, elle qui n’avait plus dormi une pour toi que je me fais du souci. Tu devrais manger davantage,
nuit d’affilée depuis que… Non, ne pas penser à Muulé. Cette faire plus attention à toi.
plaie suppurait dans le secret de son cœur, avilissant même l’air Sa grand-mère la serra si fort contre elle que Likak gémit,
qu’elle respirait. Elle berçait sa douleur, comme jamais elle ne les ecchymoses dues aux dernières brutalités de son mari la fai-
l’avait fait pour son propre enfant, lui parlant tout bas :« Ne me saient encore souffrir.
quitte pas, reste pour dire que je n’ai rien rêvé. Tout cela a bien — Tu as mal ? s’étonna Jeannette qui maintenant tâtait sa
eu lieu. Pour moi aussi, par une nuit d’orage, le soleil a brillé petite-fille de partout, tu as mal quand je te touche ici, là et
de tout son éclat. » Puisque la vie l’avait soumise, elle ne devait encore ici.

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J’ai payé ta dot, je t’offre tout le confort qu’un homme peut plus rien à personne : « Tu ne me quittes pas, vie, c’est moi qui
donner à une femme. Que puis-je faire de plus ? Envisages-tu t’abandonne. »
de nous faire vivre dans cet enfer toute notre vie ? Que dois-je La coutume prévoit que les futures mamans retournent chez
faire Likak ? Dis-moi ce que tu attends de moi, je te jure que je leurs propres mères pour y mettre au monde leur enfant. Esta
le ferai. Je te donnerai tout ce que tu me demandes. Mais parle- de sa cour vit sa fille approcher lentement. Si maigre, son grand
moi, regarde-moi, traite-moi comme une femme doit traiter son ventre ouvrait la voie à son corps exténué. Elle courut à sa ren-
époux. C’est tout ce que je te demande. Suis-je si exigeant ? Je contre et la déchargea de son bagage. « Tu es venue toute seule ?
ne te réclame que ce qu’un homme est en droit d’attendre de sa Ton mari aurait au moins pu t’accompagner jusqu’ici, s’étonna-
femme, pourquoi es-tu si cruelle avec moi ? t-elle. » Likak ne sachant quoi répondre à sa mère garda le silence,
Likak savait qu’invariablement les suppliques feraient place elle avait perdu l’habitude de parler. Jeannette aussi était sortie
aux coups. Son désespoir ne l’émouvait pas. Elle ne pouvait pas en entendant Esta. Likak la serra dans ses bras avec douceur, la
faire plus que ce qu’elle faisait, ni lui en donner davantage. Oui, vieille dame était diminuée et avait du mal à respirer, elle sem-
elle envisageait avec un calme teinté de désespoir de vivre tout blait avoir encore rapetissé, comme si elle se tassait de l’intérieur,
le temps qui lui restait à passer sur cette terre ainsi. Elle lui don- perdant toute consistance.
nait ce pourquoi on l’avait promise, le reste n’appartenait qu’à — Depuis que tu es partie, ta grand-mère va mal, je n’arrive
elle. Toute lumière avait fui sa vie le jour où elle avait compris plus à la soulager. Elle a du mal à se nourrir, ne quitte plus guère
que Muulé l’avait abandonnée. André n’y était pour rien, mais sa chambre, lui expliqua Esta. Elle est sortie uniquement parce
elle non plus. Les choses étaient ainsi, il devait s’en accommo- que tu arrivais. Elle tenait à te souhaiter la bienvenue.
der comme elle-même le faisait. Il devait trouver les ressources — Tu vas bien ma fille, tu vas bien ? répétait Jeannette en
en lui. Si cela supposait de la maltraiter, eh bien soit, peut-être scrutant Likak de ses yeux délavés.
avec un peu de chance parviendrait-il à la tuer, elle pourrait — Mais oui, je vais bien, ne t’inquiète donc pas tant. C’est
enfin se reposer pour l’éternité, elle qui n’avait plus dormi une pour toi que je me fais du souci. Tu devrais manger davantage,
nuit d’affilée depuis que… Non, ne pas penser à Muulé. Cette faire plus attention à toi.
plaie suppurait dans le secret de son cœur, avilissant même l’air Sa grand-mère la serra si fort contre elle que Likak gémit,
qu’elle respirait. Elle berçait sa douleur, comme jamais elle ne les ecchymoses dues aux dernières brutalités de son mari la fai-
l’avait fait pour son propre enfant, lui parlant tout bas :« Ne me saient encore souffrir.
quitte pas, reste pour dire que je n’ai rien rêvé. Tout cela a bien — Tu as mal ? s’étonna Jeannette qui maintenant tâtait sa
eu lieu. Pour moi aussi, par une nuit d’orage, le soleil a brillé petite-fille de partout, tu as mal quand je te touche ici, là et
de tout son éclat. » Puisque la vie l’avait soumise, elle ne devait encore ici.

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Elle s’interrompit brusquement. — Parle-lui, c’est tout. Sinon après, ne viens pas te plaindre.
— Il te bat ? C’est cela n’est-ce pas, ce salaud frappe sa Esta essaya sans succès d’aborder la question avec sa fille.
femme enceinte ? — Dis-moi ce que je peux faire pour toi, Likak, finit-
Likak se débattait pour échapper à sa grand-mère. elle par lui demander avant son départ. Il est flagrant que tu
— Mais non, Mbombo, ce n’est rien, j’ai glissé en rentrant t’étioles, regarde-toi, tu n’es que l’ombre de toi-même. Tu
des champs il y a quelques jours. portes un enfant, ne l’oublie pas, il est en toi, ressent la même
Esta observait sa fille en silence. Deux fois elle était allée lui chose que toi, pleure de tes chagrins, rit de tes bonheurs,
rendre visite dans son foyer. Likak était malheureuse, sa mère tremble lorsque tu as peur et s’épanouit lorsque tu vas bien.
le savait. Son beau-fils lui adressait à peine la parole, dans une Réfléchis à ce que subit ce petit être qui n’a pas demandé à
attitude à la limite du dédain et de la grossièreté. Le malaise était venir au monde. Pense à ce que tu lui imposes. L’enfant que
évident, mais Esta ne put en discuter avec sa fille, Likak mit un porte une femme est le seul être humain au monde qui l’oblige
point d’honneur à ne leur ménager aucun moment de solitude à se dépasser, à prendre sur elle pour son bien-être. Ce que
durant lequel elles auraient pu s’expliquer. tu n’as pas la force ou le désir de faire pour toi-même, fais-le
La mère Lipem au contraire, ne manquait pas une occasion pour lui.
de lui faire savoir le peu d’estime dans lequel elle les tenait, sa — L’enfant va bien et moi aussi, maman. Ne te fais donc pas
fille et elle : de souci. Par contre si tu veux vraiment m’aider, ne viens pas si
— L’orgueil est le pire héritage qu’une mère peut léguer à sa souvent me rendre visite. Je n’en ai pas besoin. Nous allons tous
fille. Vous les filles Mbondo Njee avez toujours eu des nuques très bien, ta présence n’est pas nécessaire.
raides. Incapables de garder un mari, ni d’entretenir un foyer. — Mais…
Parle à ta fille, son attitude est intolérable. Un homme doit être — Assez maman, tu m’as posé la question, je t’ai répondu.
respecté dans sa maison, il y est le maître. Personne ne pourra te reprocher d’avoir négligé tes devoirs.
Esta ne voulait pas répondre, mais ce fut plus fort qu’elle. Rentre chez toi, retourne veiller sur Mbombo, repars vers toutes
— Explique-toi mieux, ce sont nos enfants, il est de notre ces personnes qui ont besoin de toi, à qui tu n’as jamais fait
devoir d’aider ce jeune couple à se construire. Ma fille tient- défaut. Va faire ce pour quoi tu es si douée, soulager la peine des
elle mal sa maison ? Ses champs ne sont-ils pas assez productifs ? autres. Laisse-moi, maman.
Manque-t-elle de respect à son mari en public ? Je les ai bien obser- Esta s’en fut, bouleversée par l’attitude de sa fille. Leur rela-
vés moi aussi, elle s’acquitte mieux que bien de tous ses devoirs. tion n’avait jamais été bien chaleureuse, elle était la première à
De plus, elle attend un enfant de lui, que veux-tu de plus ? le reconnaître. Esta ne s’en faisait pas pour autant. Likak était
L’autre se renfrogna davantage. une enfant passionnée et enthousiaste.

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Elle s’interrompit brusquement. — Parle-lui, c’est tout. Sinon après, ne viens pas te plaindre.
— Il te bat ? C’est cela n’est-ce pas, ce salaud frappe sa Esta essaya sans succès d’aborder la question avec sa fille.
femme enceinte ? — Dis-moi ce que je peux faire pour toi, Likak, finit-
Likak se débattait pour échapper à sa grand-mère. elle par lui demander avant son départ. Il est flagrant que tu
— Mais non, Mbombo, ce n’est rien, j’ai glissé en rentrant t’étioles, regarde-toi, tu n’es que l’ombre de toi-même. Tu
des champs il y a quelques jours. portes un enfant, ne l’oublie pas, il est en toi, ressent la même
Esta observait sa fille en silence. Deux fois elle était allée lui chose que toi, pleure de tes chagrins, rit de tes bonheurs,
rendre visite dans son foyer. Likak était malheureuse, sa mère tremble lorsque tu as peur et s’épanouit lorsque tu vas bien.
le savait. Son beau-fils lui adressait à peine la parole, dans une Réfléchis à ce que subit ce petit être qui n’a pas demandé à
attitude à la limite du dédain et de la grossièreté. Le malaise était venir au monde. Pense à ce que tu lui imposes. L’enfant que
évident, mais Esta ne put en discuter avec sa fille, Likak mit un porte une femme est le seul être humain au monde qui l’oblige
point d’honneur à ne leur ménager aucun moment de solitude à se dépasser, à prendre sur elle pour son bien-être. Ce que
durant lequel elles auraient pu s’expliquer. tu n’as pas la force ou le désir de faire pour toi-même, fais-le
La mère Lipem au contraire, ne manquait pas une occasion pour lui.
de lui faire savoir le peu d’estime dans lequel elle les tenait, sa — L’enfant va bien et moi aussi, maman. Ne te fais donc pas
fille et elle : de souci. Par contre si tu veux vraiment m’aider, ne viens pas si
— L’orgueil est le pire héritage qu’une mère peut léguer à sa souvent me rendre visite. Je n’en ai pas besoin. Nous allons tous
fille. Vous les filles Mbondo Njee avez toujours eu des nuques très bien, ta présence n’est pas nécessaire.
raides. Incapables de garder un mari, ni d’entretenir un foyer. — Mais…
Parle à ta fille, son attitude est intolérable. Un homme doit être — Assez maman, tu m’as posé la question, je t’ai répondu.
respecté dans sa maison, il y est le maître. Personne ne pourra te reprocher d’avoir négligé tes devoirs.
Esta ne voulait pas répondre, mais ce fut plus fort qu’elle. Rentre chez toi, retourne veiller sur Mbombo, repars vers toutes
— Explique-toi mieux, ce sont nos enfants, il est de notre ces personnes qui ont besoin de toi, à qui tu n’as jamais fait
devoir d’aider ce jeune couple à se construire. Ma fille tient- défaut. Va faire ce pour quoi tu es si douée, soulager la peine des
elle mal sa maison ? Ses champs ne sont-ils pas assez productifs ? autres. Laisse-moi, maman.
Manque-t-elle de respect à son mari en public ? Je les ai bien obser- Esta s’en fut, bouleversée par l’attitude de sa fille. Leur rela-
vés moi aussi, elle s’acquitte mieux que bien de tous ses devoirs. tion n’avait jamais été bien chaleureuse, elle était la première à
De plus, elle attend un enfant de lui, que veux-tu de plus ? le reconnaître. Esta ne s’en faisait pas pour autant. Likak était
L’autre se renfrogna davantage. une enfant passionnée et enthousiaste.

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— Ta fille est très intelligente, lui affirmait la sœur Marie- petits actes d’héroïsme quotidien. Ce qu’elle entendait, voyait
Bernard, elle pourra faire des études si elle le souhaite. et soignait jour après jour était la trame même de la vie. Alors,
Likak voulait être aide-soignante. Esta y voyait un prolon- face à cette fille qui rêvait ostensiblement d’ailleurs, trépignant
gement de sa propre science et en était très fière. Le lui avait-elle presque d’impatience dans l’espace réduit qui constituait tout
dit ? Avait-elle assez soutenu sa fille ? Jusqu’à ce mariage, elle ne son univers à elle, Esta ne savait pas comment réagir. Elle laissait
s’en souciait pas. Likak savait pouvoir compter sur elle en cas de sa fille à ses rêves, il serait toujours temps de grandir.
coup dur, pensait-elle. Pour ce qui est du reste, elle était gâtée Le jour de son mariage, Likak était absente, bien au-delà de
par sa grand-mère, par Amos et par toute la famille autour. Elle la tristesse, Esta aurait compris la tristesse, ce n’était pas la vie
avait été une très jolie petite fille, attachante, rieuse. Tant de gens dont rêvait sa fille, elle le savait bien, elle aurait même compris
l’aimaient, ils étaient si nombreux à veiller sur elle que jamais la colère, mais ce calme, ce silence… Elle en avait conçu comme
Esta ne s’était vraiment inquiétée. une sombre prémonition. Maintenant, elle s’en voulait de ne pas
Likak n’avait aucun goût pour les travaux des champs, elle avoir écouté son instinct. Ce n’était pas sa fille qui s’était mariée
s’y attelait avec efficacité mais sans enthousiasme. Dès qu’elle ce jour-là mais une ombre revêtant la peau de sa Likak comme
avait un moment de libre, elle se réfugiait dans sa petite cabane un vêtement trop grand pour elle. Son enfant lui avait échappé,
avec un livre emprunté à la religieuse. « Les livres me font voya- elle ne savait plus comment réagir face à cette étrangère intran-
ger, maman » répondait-elle à Esta étonnée. Elle-même n’avait sigeante qui la rejetait sans appel.
jamais envisagé de s’éloigner de son village. Elle n’avait jamais Kundè vint au monde, un magnifique petit enfant, beau
mis les pieds ne serait-ce qu’à Douala. Elle avait tout ce qu’elle comme sa mère. «  Il te ressemble tellement  » murmura Esta
pouvait désirer ici et n’était curieuse que des rencontres qu’elle à sa fille en le mettant dans ses bras. La famille du mari vint
faisait dans son quotidien. La sœur Marie-Bernard lui parlait à l’annonce de la naissance avec les cadeaux d’usage. Likak les
parfois de son enfance, de sa famille, elle comprenait tout. Les accueillit comme il se devait. Elle faisait toujours tout avec une
parents, les enfants, les conflits de génération, les ambitions, la extrême correction, nota Esta, devançant les reproches que l’on
cupidité, les jalousies, les déchirements ainsi que les nécessaires aurait pu lui adresser sur son attitude. Elle n’était ni dans le
réconciliations, rien de tout cela ne lui était étranger. Les êtres manque de respect, ni dans l’invective. Elle se contentait d’être
humains sont les mêmes sous toutes les latitudes, le reste étant absente, inaccessible. La cérémonie se passa dans la joie et la
du décor, sans plus. bonne humeur. « C’est ton portrait craché, le sang des Lipem
Dans son village, elle était aux prises avec ce qui constitue ne se laisse pas dépasser ». De sa chambre, Likak perçut la voix
le cœur même des relations humaines de ses contemporains, de sa belle-mère et un rire nerveux, irrépressible, la secoua, se
elle connaissait leurs doutes, leurs mesquineries, mais aussi les cachant le visage dans ses mains pour n’être pas entendue du

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— Ta fille est très intelligente, lui affirmait la sœur Marie- petits actes d’héroïsme quotidien. Ce qu’elle entendait, voyait
Bernard, elle pourra faire des études si elle le souhaite. et soignait jour après jour était la trame même de la vie. Alors,
Likak voulait être aide-soignante. Esta y voyait un prolon- face à cette fille qui rêvait ostensiblement d’ailleurs, trépignant
gement de sa propre science et en était très fière. Le lui avait-elle presque d’impatience dans l’espace réduit qui constituait tout
dit ? Avait-elle assez soutenu sa fille ? Jusqu’à ce mariage, elle ne son univers à elle, Esta ne savait pas comment réagir. Elle laissait
s’en souciait pas. Likak savait pouvoir compter sur elle en cas de sa fille à ses rêves, il serait toujours temps de grandir.
coup dur, pensait-elle. Pour ce qui est du reste, elle était gâtée Le jour de son mariage, Likak était absente, bien au-delà de
par sa grand-mère, par Amos et par toute la famille autour. Elle la tristesse, Esta aurait compris la tristesse, ce n’était pas la vie
avait été une très jolie petite fille, attachante, rieuse. Tant de gens dont rêvait sa fille, elle le savait bien, elle aurait même compris
l’aimaient, ils étaient si nombreux à veiller sur elle que jamais la colère, mais ce calme, ce silence… Elle en avait conçu comme
Esta ne s’était vraiment inquiétée. une sombre prémonition. Maintenant, elle s’en voulait de ne pas
Likak n’avait aucun goût pour les travaux des champs, elle avoir écouté son instinct. Ce n’était pas sa fille qui s’était mariée
s’y attelait avec efficacité mais sans enthousiasme. Dès qu’elle ce jour-là mais une ombre revêtant la peau de sa Likak comme
avait un moment de libre, elle se réfugiait dans sa petite cabane un vêtement trop grand pour elle. Son enfant lui avait échappé,
avec un livre emprunté à la religieuse. « Les livres me font voya- elle ne savait plus comment réagir face à cette étrangère intran-
ger, maman » répondait-elle à Esta étonnée. Elle-même n’avait sigeante qui la rejetait sans appel.
jamais envisagé de s’éloigner de son village. Elle n’avait jamais Kundè vint au monde, un magnifique petit enfant, beau
mis les pieds ne serait-ce qu’à Douala. Elle avait tout ce qu’elle comme sa mère. «  Il te ressemble tellement  » murmura Esta
pouvait désirer ici et n’était curieuse que des rencontres qu’elle à sa fille en le mettant dans ses bras. La famille du mari vint
faisait dans son quotidien. La sœur Marie-Bernard lui parlait à l’annonce de la naissance avec les cadeaux d’usage. Likak les
parfois de son enfance, de sa famille, elle comprenait tout. Les accueillit comme il se devait. Elle faisait toujours tout avec une
parents, les enfants, les conflits de génération, les ambitions, la extrême correction, nota Esta, devançant les reproches que l’on
cupidité, les jalousies, les déchirements ainsi que les nécessaires aurait pu lui adresser sur son attitude. Elle n’était ni dans le
réconciliations, rien de tout cela ne lui était étranger. Les êtres manque de respect, ni dans l’invective. Elle se contentait d’être
humains sont les mêmes sous toutes les latitudes, le reste étant absente, inaccessible. La cérémonie se passa dans la joie et la
du décor, sans plus. bonne humeur. « C’est ton portrait craché, le sang des Lipem
Dans son village, elle était aux prises avec ce qui constitue ne se laisse pas dépasser ». De sa chambre, Likak perçut la voix
le cœur même des relations humaines de ses contemporains, de sa belle-mère et un rire nerveux, irrépressible, la secoua, se
elle connaissait leurs doutes, leurs mesquineries, mais aussi les cachant le visage dans ses mains pour n’être pas entendue du

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salon, elle rit à se faire mal aux côtes. Dès qu’elle parvenait à mettrait au sein. Si Esta pouvait le nourrir elle-même, elle l’aurait
se calmer, la voix haut perchée de sa belle-mère se rappelait à fait sans hésiter, pensa Likak, amère. Elle jalousait la tendresse
elle et le rire la reprenait, à s’en étouffer. Lorsqu’elle finit par se d’Esta pour Kundè. La redoutable prêtresse n’était que douceur
maîtriser, elle rejoignit les autres au salon. Sa belle-mère tenait lorsqu’elle prenait son petit-fils dans ses bras et lui parlait tout
encore le bébé dans ses bras. Son accès d’hilarité avait dû laisser bas. Les bébés ne quittent pas la maison avant d’avoir au moins
des traces sur son visage, parce que tous l’observaient, à la fois un mois de vie, telle était la coutume. La mère était elle aussi
étonnés et heureux, plein d’espoir dans l’avenir. À son baptême, astreinte à résidence, elle était choyée par les siens. Les femmes
l’enfant reprendrait le prénom chrétien de feu le père de son de sa famille lui apportaient tous les plats succulents censés favo-
mari, décida la famille. « Je voudrais aussi qu’on l’appelle Kundè riser la lactation. Elle avait droit à des massages quotidiens, le
– liberté » proposa Likak. André Lipem ne quittait pas sa femme dos, les seins, le ventre, on l’oignait d’huiles pour aider la peau
des yeux. Elle lui avait toujours fait de l’effet. Ces derniers temps, à retrouver son élasticité, lui massait vigoureusement le ventre
il suffisait qu’elle entre dans la pièce pour que son horizon s’obs- afin d’en expulser le mauvais sang comme elles disaient, puis on
curcisse. Là, c’était le contraire, elle dégageait une sorte de joie, le lui ceignait d’un pagne serré, afin de l’aider à perdre les ron-
il ne savait pas comment l’interpréter. Tout était toujours très deurs de la grossesse et à retrouver une silhouette de jeune fille.
étrange avec elle, il ne la comprendrait jamais vraiment, mais il Likak acceptait tous ces soins avec patience et même une
était prêt à saisir cette occasion, comme le signe, peut-être, d’un certaine délectation. Elle aimait particulièrement qu’Esta lui
nouveau départ. « Kundè, oui, c’est une bonne idée. Paul Kundè prodigue les massages. Sa mère trouvait d’instinct les points
Lipem, bienvenue au monde fils. » Jeannette, elle, avait compris. douloureux dans le bas du dos ou sous la nuque et ses doigts,
L’enfant était né juste dans les bons délais pour ne pas éveiller comme par magie, la soulageaient de ses peines. Esta l’enduisait
les soupçons et faire penser à une naissance normale bien qu’un généreusement d’huile de palmiste ou d’extrait d’alœ vera puis,
peu prématurée. Mais elle avait compté et recompté les semaines, pendant ce qui semblait des heures à Likak, avec une patience
elle savait qu’il ne pouvait pas être de Lipem. infinie, elle lui pétrissait tout le corps, commençant par les pieds,
Les Lipem retournèrent dans leur village, la nouvelle maman les mollets pour finir par le haut du crâne. Likak avait à la fois
resterait dans sa famille les six premiers mois de vie du nouveau- envie de demander grâce et de la supplier de ne pas s’arrêter. La
né, ainsi que le prévoyait la tradition. La nuit, Likak entendait proximité de sa mère, son odeur, son souffle haché par l’effort
son fils pleurer et sa mère essayer de le consoler. Elle se blottis- l’émouvaient et la déchiraient dans un même élan. Esta mas-
sait dans son lit, décidée à ne pas en bouger. Esta le changerait, sait sans un mot, ses mains expertes retrouvaient la trace des
le bercerait d’une de ses mélodies secrètes, puis le calmerait coups subis par sa fille sur ses cuisses, son dos, ses côtes doulou-
encore quelques instants avant de venir le remettre à Likak qui le reuses. Son corps était trop maigre, sa peau sèche, craquelée, ne

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salon, elle rit à se faire mal aux côtes. Dès qu’elle parvenait à mettrait au sein. Si Esta pouvait le nourrir elle-même, elle l’aurait
se calmer, la voix haut perchée de sa belle-mère se rappelait à fait sans hésiter, pensa Likak, amère. Elle jalousait la tendresse
elle et le rire la reprenait, à s’en étouffer. Lorsqu’elle finit par se d’Esta pour Kundè. La redoutable prêtresse n’était que douceur
maîtriser, elle rejoignit les autres au salon. Sa belle-mère tenait lorsqu’elle prenait son petit-fils dans ses bras et lui parlait tout
encore le bébé dans ses bras. Son accès d’hilarité avait dû laisser bas. Les bébés ne quittent pas la maison avant d’avoir au moins
des traces sur son visage, parce que tous l’observaient, à la fois un mois de vie, telle était la coutume. La mère était elle aussi
étonnés et heureux, plein d’espoir dans l’avenir. À son baptême, astreinte à résidence, elle était choyée par les siens. Les femmes
l’enfant reprendrait le prénom chrétien de feu le père de son de sa famille lui apportaient tous les plats succulents censés favo-
mari, décida la famille. « Je voudrais aussi qu’on l’appelle Kundè riser la lactation. Elle avait droit à des massages quotidiens, le
– liberté » proposa Likak. André Lipem ne quittait pas sa femme dos, les seins, le ventre, on l’oignait d’huiles pour aider la peau
des yeux. Elle lui avait toujours fait de l’effet. Ces derniers temps, à retrouver son élasticité, lui massait vigoureusement le ventre
il suffisait qu’elle entre dans la pièce pour que son horizon s’obs- afin d’en expulser le mauvais sang comme elles disaient, puis on
curcisse. Là, c’était le contraire, elle dégageait une sorte de joie, le lui ceignait d’un pagne serré, afin de l’aider à perdre les ron-
il ne savait pas comment l’interpréter. Tout était toujours très deurs de la grossesse et à retrouver une silhouette de jeune fille.
étrange avec elle, il ne la comprendrait jamais vraiment, mais il Likak acceptait tous ces soins avec patience et même une
était prêt à saisir cette occasion, comme le signe, peut-être, d’un certaine délectation. Elle aimait particulièrement qu’Esta lui
nouveau départ. « Kundè, oui, c’est une bonne idée. Paul Kundè prodigue les massages. Sa mère trouvait d’instinct les points
Lipem, bienvenue au monde fils. » Jeannette, elle, avait compris. douloureux dans le bas du dos ou sous la nuque et ses doigts,
L’enfant était né juste dans les bons délais pour ne pas éveiller comme par magie, la soulageaient de ses peines. Esta l’enduisait
les soupçons et faire penser à une naissance normale bien qu’un généreusement d’huile de palmiste ou d’extrait d’alœ vera puis,
peu prématurée. Mais elle avait compté et recompté les semaines, pendant ce qui semblait des heures à Likak, avec une patience
elle savait qu’il ne pouvait pas être de Lipem. infinie, elle lui pétrissait tout le corps, commençant par les pieds,
Les Lipem retournèrent dans leur village, la nouvelle maman les mollets pour finir par le haut du crâne. Likak avait à la fois
resterait dans sa famille les six premiers mois de vie du nouveau- envie de demander grâce et de la supplier de ne pas s’arrêter. La
né, ainsi que le prévoyait la tradition. La nuit, Likak entendait proximité de sa mère, son odeur, son souffle haché par l’effort
son fils pleurer et sa mère essayer de le consoler. Elle se blottis- l’émouvaient et la déchiraient dans un même élan. Esta mas-
sait dans son lit, décidée à ne pas en bouger. Esta le changerait, sait sans un mot, ses mains expertes retrouvaient la trace des
le bercerait d’une de ses mélodies secrètes, puis le calmerait coups subis par sa fille sur ses cuisses, son dos, ses côtes doulou-
encore quelques instants avant de venir le remettre à Likak qui le reuses. Son corps était trop maigre, sa peau sèche, craquelée, ne

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reflétait pas son âge. Likak retenait ses gémissements mais son — C’est bien, souriait Esta, chacune de ses aspirations tire
corps racontait sa propre histoire. Chaque parcelle de sa peau, sur ton utérus et œuvre à tout remettre en place, tu nourris ton
chaque composante de son anatomie révélait à ses doigts de enfant, lui reconstruit ton corps de femme, c’est ainsi que ça
mère le calvaire de son enfant. Esta massait pour effacer le sou- doit être.
venir même de la douleur, elle faisait passer par ses doigts, les Que valait son silence, à la fois arme suprême et protection
mots tus par pudeur, les attentions oubliées dans l’urgence du ultime contre cet être qui, d’une succion, l’ébranlait au tréfonds
quotidien, toutes ces choses qui, sans qu’elle ne s’en aperçoive, d’elle-même ? Lorsqu’il pleurait de faim, ses seins à elle se gor-
l’avaient trop éloignée de Likak pour lui permettre de la proté- geaient automatiquement de lait, magie de la maternité. Que
ger. « Pardonne-moi, disaient ses mains au corps meurtri de sa devenait la solitude dont elle avait tant besoin, dans ce corps-
fille, pardonne-moi je t’en supplie. J’ai été aveugle, mais tout va à-corps inéluctable ? La nuit, elle passait de longues heures à le
changer maintenant… » regarder dormir.
Dans la réalité, les contacts entre les deux femmes n’évo- — À quoi rêves-tu, petit être ? Pourquoi es-tu venu à moi ?
luaient guère. Sa fille continuait de rejeter Esta, de la tenir à Que vais-je faire de toi, alors que j’ignore quelle signification
l’écart de ses pensées. Likak s’était accoutumée à son propre donner à ma propre existence ? Qu’allons-nous devenir tous les
silence. Il était sa seule protection et aussi, elle en était consciente, deux ?
une arme puissante. Elle s’en servait contre sa mère, comme elle Au quotidien, Likak ne s’occupait pas beaucoup de son bébé,
l’avait fait contre son mari, lui interdisant tout accès à l’intimité et cela n’avait rien d’anormal. Les tout-petits passent de main en
de son être. Il y avait trop de noirceur en elle, qui pourrait la main, toutes les femmes les soignent, les dorlotent. La maison
comprendre ? Son rapport à son fils nouveau-né en était à ses d’Esta ne désemplissait pas. Tous les soirs, une cousine, une tante,
yeux une démonstration flagrante. Qu’éprouvait-elle pour lui ? une voisine cuisinait pour la jeune maman et venait s’occuper de
Les choses n’auraient-elles pas dû être plus simples ? Elle qui l’enfant, le cajoler. Le matin, avant de se rendre à leurs travaux
parfois doutait de la réalité même de sa relation avec Muulé champêtres, l’une ou l’autre faisait un arrêt pour s’enquérir de
n’aurait-elle pas dû s’éprendre de ce petit être qui en était la la mère et de l’enfant, lui porter des beignets, de la bouillie de
preuve indiscutable ? Il ouvrait sa bouche, posait sur son sein des maïs pour son petit-déjeuner. Jeannette, diminuée par la mala-
lèvres avides, il tétait avec vigueur, son regard accroché au sien, die, trouvait en elle la force de s’occuper de Kundè. Même la
comme s’il soupçonnait que tout cela n’était pas acquis, qu’un sœur Marie-Bernard s’extasiait sur l’enfant, elle avait rapporté
simple caprice de sa mère pouvait le priver à jamais de cet élixir une pleine malle de vêtements de bébé. Cette femme qui avait
de vie. Il tétait chaque fois comme si c’était la dernière et elle renoncé de son plein gré à porter son propre petit trouvait d’ins-
sentait les succions jusque dans son bas-ventre. tinct des gestes de mère pour s’occuper de celui de Likak.

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reflétait pas son âge. Likak retenait ses gémissements mais son — C’est bien, souriait Esta, chacune de ses aspirations tire
corps racontait sa propre histoire. Chaque parcelle de sa peau, sur ton utérus et œuvre à tout remettre en place, tu nourris ton
chaque composante de son anatomie révélait à ses doigts de enfant, lui reconstruit ton corps de femme, c’est ainsi que ça
mère le calvaire de son enfant. Esta massait pour effacer le sou- doit être.
venir même de la douleur, elle faisait passer par ses doigts, les Que valait son silence, à la fois arme suprême et protection
mots tus par pudeur, les attentions oubliées dans l’urgence du ultime contre cet être qui, d’une succion, l’ébranlait au tréfonds
quotidien, toutes ces choses qui, sans qu’elle ne s’en aperçoive, d’elle-même ? Lorsqu’il pleurait de faim, ses seins à elle se gor-
l’avaient trop éloignée de Likak pour lui permettre de la proté- geaient automatiquement de lait, magie de la maternité. Que
ger. « Pardonne-moi, disaient ses mains au corps meurtri de sa devenait la solitude dont elle avait tant besoin, dans ce corps-
fille, pardonne-moi je t’en supplie. J’ai été aveugle, mais tout va à-corps inéluctable ? La nuit, elle passait de longues heures à le
changer maintenant… » regarder dormir.
Dans la réalité, les contacts entre les deux femmes n’évo- — À quoi rêves-tu, petit être ? Pourquoi es-tu venu à moi ?
luaient guère. Sa fille continuait de rejeter Esta, de la tenir à Que vais-je faire de toi, alors que j’ignore quelle signification
l’écart de ses pensées. Likak s’était accoutumée à son propre donner à ma propre existence ? Qu’allons-nous devenir tous les
silence. Il était sa seule protection et aussi, elle en était consciente, deux ?
une arme puissante. Elle s’en servait contre sa mère, comme elle Au quotidien, Likak ne s’occupait pas beaucoup de son bébé,
l’avait fait contre son mari, lui interdisant tout accès à l’intimité et cela n’avait rien d’anormal. Les tout-petits passent de main en
de son être. Il y avait trop de noirceur en elle, qui pourrait la main, toutes les femmes les soignent, les dorlotent. La maison
comprendre ? Son rapport à son fils nouveau-né en était à ses d’Esta ne désemplissait pas. Tous les soirs, une cousine, une tante,
yeux une démonstration flagrante. Qu’éprouvait-elle pour lui ? une voisine cuisinait pour la jeune maman et venait s’occuper de
Les choses n’auraient-elles pas dû être plus simples ? Elle qui l’enfant, le cajoler. Le matin, avant de se rendre à leurs travaux
parfois doutait de la réalité même de sa relation avec Muulé champêtres, l’une ou l’autre faisait un arrêt pour s’enquérir de
n’aurait-elle pas dû s’éprendre de ce petit être qui en était la la mère et de l’enfant, lui porter des beignets, de la bouillie de
preuve indiscutable ? Il ouvrait sa bouche, posait sur son sein des maïs pour son petit-déjeuner. Jeannette, diminuée par la mala-
lèvres avides, il tétait avec vigueur, son regard accroché au sien, die, trouvait en elle la force de s’occuper de Kundè. Même la
comme s’il soupçonnait que tout cela n’était pas acquis, qu’un sœur Marie-Bernard s’extasiait sur l’enfant, elle avait rapporté
simple caprice de sa mère pouvait le priver à jamais de cet élixir une pleine malle de vêtements de bébé. Cette femme qui avait
de vie. Il tétait chaque fois comme si c’était la dernière et elle renoncé de son plein gré à porter son propre petit trouvait d’ins-
sentait les succions jusque dans son bas-ventre. tinct des gestes de mère pour s’occuper de celui de Likak.

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Lorsqu’il fut en âge de sortir, Esta sanglait Kundè à son dos, Esta voulait ajouter quelque chose d’apaisant, un mot pour
l’emmenait partout avec elle, ne le rendant à Likak que lorsque consoler sa fille.
l’enfant réclamait à manger. Tout cela était normal, le nouveau- — Veux-tu que j’interrompe ce mariage ? Me permets-tu
né ne resterait que quelques mois dans la famille de sa mère, six de m’opposer à eux ? Je le ferai Likak, tu sais que c’est vrai. Je
mois tout au plus, ensuite, il repartirait chez son père. Pendant trouverai des arguments. Je n’ai pas peur d’eux, je crains pour ta
cette courte période, il était l’objet de toutes les câlineries de la santé, pour le bien-être de Kundè. Il suffit que tu m’y autorises…
part de sa grand-mère et de toute sa famille maternelle. Likak « Que je t’autorise ? pensa Likak sentant la colère monter en elle.
regrettait qu’aucune de ces femmes ne puisse le nourrir à sa M’as-tu demandé mon autorisation pour me marier à lui ? Pourquoi
place. Elle ne pouvait échapper, plusieurs fois dans la journée, tout d’un coup en as-tu besoin pour m’en libérer ? Où est passée
au tête à tête avec son petit. Ses seins douloureux lui rappelaient ta science infuse, maman, ton autorité légendaire ? C’est trop tard,
l’échéance avant même que l’enfant ne commence à geindre. beaucoup trop tard maintenant. Il n’y a plus rien à faire. » Elle répon-
Cette manière qu’il avait de se blottir contre elle, une main posée dit de la voix calme, glaciale qu’Esta avait appris à tellement redouter.
sur son sein, ses orteils recroquevillés du plaisir de la tétée, ce — Mais où vas-tu chercher tout cela ? Tout va bien maman.
regard ! Sans doute le plus déstabilisant, les yeux de Muulé dans Je vais rentrer chez moi, j’en suis très heureuse.
ce petit corps à sa merci. Sa voix se brisa sur ce dernier mensonge. Esta eut un élan
Les mois passaient, Esta voyait arriver avec appréhension le vers sa fille, freiné catégoriquement par un geste de la main.
moment où sa fille devrait retourner chez elle. Likak s’était déten- — Non !
due au fil des jours. La petite fille qui avait grandi dans ce village Likak se leva d’un bond et se réfugia dans la chambre. Esta
l’avait retrouvé avec une vraie joie. L’attention et les témoignages se rassit lourdement, elle prit dans ses bras son petit-fils endormi
de soutien de tous les membres de sa famille l’avaient ramenée à dans un couffin offert par la sœur Marie-Bernard et enfouit son
l’époque plus heureuse de son enfance. Les Lipem étaient sou- nez dans ses doux cheveux.
vent venus leur rendre visite et prendre des nouvelles du petit. — Tout ira bien, tu verras, je suis là, chuuut, ne t’inquiète
Esta avait observé le regard plein d’espoir d’André et le visage pas. Chuuut, sèche tes larmes, je veillerai sur toi, moi vivante,
fermé de Likak. Elle redoutait le pire mais elle ne pouvait pas rien de mal ne t’arrivera, je ne le permettrai pas. Chuuut, ça va,
davantage garder sa fille auprès d’elle. ça va, ne pleure plus.
— Il va falloir que tu retournes chez ton mari, Likak, lui dit- Le sommeil de l’enfant ne fut pas troublé par les mots de sa
elle un soir, après leur séance de massage, alors qu’elles s’étaient grand-mère, ni par les larmes qu’elle laissait couler sur sa tête.
installées dans la cour pour profiter de la douceur du soir. La belle-famille de Likak vint les chercher, le petit et elle, un
— Je sais, répondit simplement celle-ci. dimanche matin.

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Lorsqu’il fut en âge de sortir, Esta sanglait Kundè à son dos, Esta voulait ajouter quelque chose d’apaisant, un mot pour
l’emmenait partout avec elle, ne le rendant à Likak que lorsque consoler sa fille.
l’enfant réclamait à manger. Tout cela était normal, le nouveau- — Veux-tu que j’interrompe ce mariage ? Me permets-tu
né ne resterait que quelques mois dans la famille de sa mère, six de m’opposer à eux ? Je le ferai Likak, tu sais que c’est vrai. Je
mois tout au plus, ensuite, il repartirait chez son père. Pendant trouverai des arguments. Je n’ai pas peur d’eux, je crains pour ta
cette courte période, il était l’objet de toutes les câlineries de la santé, pour le bien-être de Kundè. Il suffit que tu m’y autorises…
part de sa grand-mère et de toute sa famille maternelle. Likak « Que je t’autorise ? pensa Likak sentant la colère monter en elle.
regrettait qu’aucune de ces femmes ne puisse le nourrir à sa M’as-tu demandé mon autorisation pour me marier à lui ? Pourquoi
place. Elle ne pouvait échapper, plusieurs fois dans la journée, tout d’un coup en as-tu besoin pour m’en libérer ? Où est passée
au tête à tête avec son petit. Ses seins douloureux lui rappelaient ta science infuse, maman, ton autorité légendaire ? C’est trop tard,
l’échéance avant même que l’enfant ne commence à geindre. beaucoup trop tard maintenant. Il n’y a plus rien à faire. » Elle répon-
Cette manière qu’il avait de se blottir contre elle, une main posée dit de la voix calme, glaciale qu’Esta avait appris à tellement redouter.
sur son sein, ses orteils recroquevillés du plaisir de la tétée, ce — Mais où vas-tu chercher tout cela ? Tout va bien maman.
regard ! Sans doute le plus déstabilisant, les yeux de Muulé dans Je vais rentrer chez moi, j’en suis très heureuse.
ce petit corps à sa merci. Sa voix se brisa sur ce dernier mensonge. Esta eut un élan
Les mois passaient, Esta voyait arriver avec appréhension le vers sa fille, freiné catégoriquement par un geste de la main.
moment où sa fille devrait retourner chez elle. Likak s’était déten- — Non !
due au fil des jours. La petite fille qui avait grandi dans ce village Likak se leva d’un bond et se réfugia dans la chambre. Esta
l’avait retrouvé avec une vraie joie. L’attention et les témoignages se rassit lourdement, elle prit dans ses bras son petit-fils endormi
de soutien de tous les membres de sa famille l’avaient ramenée à dans un couffin offert par la sœur Marie-Bernard et enfouit son
l’époque plus heureuse de son enfance. Les Lipem étaient sou- nez dans ses doux cheveux.
vent venus leur rendre visite et prendre des nouvelles du petit. — Tout ira bien, tu verras, je suis là, chuuut, ne t’inquiète
Esta avait observé le regard plein d’espoir d’André et le visage pas. Chuuut, sèche tes larmes, je veillerai sur toi, moi vivante,
fermé de Likak. Elle redoutait le pire mais elle ne pouvait pas rien de mal ne t’arrivera, je ne le permettrai pas. Chuuut, ça va,
davantage garder sa fille auprès d’elle. ça va, ne pleure plus.
— Il va falloir que tu retournes chez ton mari, Likak, lui dit- Le sommeil de l’enfant ne fut pas troublé par les mots de sa
elle un soir, après leur séance de massage, alors qu’elles s’étaient grand-mère, ni par les larmes qu’elle laissait couler sur sa tête.
installées dans la cour pour profiter de la douceur du soir. La belle-famille de Likak vint les chercher, le petit et elle, un
— Je sais, répondit simplement celle-ci. dimanche matin.

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Esta entraîna la mère Lipem à l’écart : — Chaque fois que tu lèves la main sur elle, c’est moi que
— Écoute-moi car je ne te le redirai pas. Si ton fils ose encore tu frappes. Si tu le fais encore une seule fois, je me tuerai, tu
toucher un seul cheveu de Likak, il lui en cuira. M’as-tu bien m’entends, je mourrai par ta faute, fils. Ne pense pas qu’il s’agit
comprise ? Ne me fais pas répéter. de paroles en l’air.
Les deux femmes faisaient partie, chacune dans son clan, Il en avait été abasourdi. Jusqu’ici, elle n’avait pas l’air si
du même Ordre. L’autre prit peur. Esta venait de lui faire sentir choquée que cela par les coups qu’il infligeait à sa femme, sem-
l’étendue de sa puissance spirituelle. Le Ko’ô avait sa propre hié- blant penser que c’était là un moyen plutôt efficace de soumettre
rarchie mystique, des menaces venant d’une prêtresse possédant une épouse récalcitrante. Elle passait d’un encouragement tacite
un tel pouvoir psychique n’étaient pas à prendre à la légère. Des à une réprobation claire et définitive ; elle aussi le méprisait, le
années auparavant, lorsque la guérisseuse avait évoqué le cha- rejetait, songea André Lipem, elle aussi le jugeait incapable. Il
risme d’Esta, la mère Lipem avait cru comme les autres à une devint encore plus mauvais et aigri. Qu’à cela ne tienne, nul
exagération. Elle venait d’en avoir une démonstration magis- ne lui avait interdit de s’en prendre au garçon, n’est-ce pas ?
trale. Elle s’en alla sans répondre, hâtant son fils d’écourter la Il s’acharnait d’autant plus que, s’était-il aperçu, ses mauvais
visite. traitements avaient un impact sur Likak. S’il levait la main sur
André Lipem s’aperçut bien vite de la fragilité des illusions Kundè, elle se raidissait à l’excès, outrée, tentait sans succès de
qu’il avait entretenues. Rien n’avait changé, dans l’intimité Likak masquer sa fureur sous son indifférence habituelle. Il profita
était toujours aussi silencieuse, aussi distante vis-à-vis de lui. Il sans vergogne de cet avantage, il avait enfin trouvé le moyen de
en conçut une telle amertume qu’il crut devenir fou. La situation faire plier sa femme.
avait évolué, constata-t-il néanmoins. Il détenait une emprise sur La mère Lipem avait compris les raisons pour lesquelles
elle contre laquelle elle était sans défense : l’enfant. Au début, il Likak lui envoyait si souvent son petit-fils, et se gardait d’inter-
n’y prit pas garde, mais lorsque Kundè était présent, Likak évitait venir. Elle pouvait profiter de l’enfant en tenant la mère à l’écart.
tant qu’elle le pouvait de provoquer la moindre friction entre Elle aussi avait trouvé un moyen de pression sur Likak. Au début,
eux. Dès qu’il élevait la voix, elle se tournait vers l’enfant :« Va Kundè posait sur sa mère un regard interrogatif et malheureux.
jouer chez ta grand-mère, si la nuit te trouve là-bas, dors-y. » Il Le cœur de Likak se tordait devant la détresse de son enfant, elle
comprit qu’il n’avait qu’à mêler Kundè à leurs disputes pour bles- savait que si elle montrait le moindre signe de faiblesse, André
ser Likak. Sa mère lui avait formellement interdit de la frapper Lipem en profiterait pour les broyer sous le poids de sa frustra-
ou de la violenter d’une quelconque manière après leur retour tion et de son ressentiment. « Va chez ta grand-mère ! » Elle se
de Nguibassal. Il en avait été humilié. Sans lui laisser l’occasion voulait calme, se concentrait de toutes ses forces pour retenir
de protester, elle l’avait brutalement tancé : la tendresse qui l’incitait à prendre son fils dans ses bras. Elle

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Esta entraîna la mère Lipem à l’écart : — Chaque fois que tu lèves la main sur elle, c’est moi que
— Écoute-moi car je ne te le redirai pas. Si ton fils ose encore tu frappes. Si tu le fais encore une seule fois, je me tuerai, tu
toucher un seul cheveu de Likak, il lui en cuira. M’as-tu bien m’entends, je mourrai par ta faute, fils. Ne pense pas qu’il s’agit
comprise ? Ne me fais pas répéter. de paroles en l’air.
Les deux femmes faisaient partie, chacune dans son clan, Il en avait été abasourdi. Jusqu’ici, elle n’avait pas l’air si
du même Ordre. L’autre prit peur. Esta venait de lui faire sentir choquée que cela par les coups qu’il infligeait à sa femme, sem-
l’étendue de sa puissance spirituelle. Le Ko’ô avait sa propre hié- blant penser que c’était là un moyen plutôt efficace de soumettre
rarchie mystique, des menaces venant d’une prêtresse possédant une épouse récalcitrante. Elle passait d’un encouragement tacite
un tel pouvoir psychique n’étaient pas à prendre à la légère. Des à une réprobation claire et définitive ; elle aussi le méprisait, le
années auparavant, lorsque la guérisseuse avait évoqué le cha- rejetait, songea André Lipem, elle aussi le jugeait incapable. Il
risme d’Esta, la mère Lipem avait cru comme les autres à une devint encore plus mauvais et aigri. Qu’à cela ne tienne, nul
exagération. Elle venait d’en avoir une démonstration magis- ne lui avait interdit de s’en prendre au garçon, n’est-ce pas ?
trale. Elle s’en alla sans répondre, hâtant son fils d’écourter la Il s’acharnait d’autant plus que, s’était-il aperçu, ses mauvais
visite. traitements avaient un impact sur Likak. S’il levait la main sur
André Lipem s’aperçut bien vite de la fragilité des illusions Kundè, elle se raidissait à l’excès, outrée, tentait sans succès de
qu’il avait entretenues. Rien n’avait changé, dans l’intimité Likak masquer sa fureur sous son indifférence habituelle. Il profita
était toujours aussi silencieuse, aussi distante vis-à-vis de lui. Il sans vergogne de cet avantage, il avait enfin trouvé le moyen de
en conçut une telle amertume qu’il crut devenir fou. La situation faire plier sa femme.
avait évolué, constata-t-il néanmoins. Il détenait une emprise sur La mère Lipem avait compris les raisons pour lesquelles
elle contre laquelle elle était sans défense : l’enfant. Au début, il Likak lui envoyait si souvent son petit-fils, et se gardait d’inter-
n’y prit pas garde, mais lorsque Kundè était présent, Likak évitait venir. Elle pouvait profiter de l’enfant en tenant la mère à l’écart.
tant qu’elle le pouvait de provoquer la moindre friction entre Elle aussi avait trouvé un moyen de pression sur Likak. Au début,
eux. Dès qu’il élevait la voix, elle se tournait vers l’enfant :« Va Kundè posait sur sa mère un regard interrogatif et malheureux.
jouer chez ta grand-mère, si la nuit te trouve là-bas, dors-y. » Il Le cœur de Likak se tordait devant la détresse de son enfant, elle
comprit qu’il n’avait qu’à mêler Kundè à leurs disputes pour bles- savait que si elle montrait le moindre signe de faiblesse, André
ser Likak. Sa mère lui avait formellement interdit de la frapper Lipem en profiterait pour les broyer sous le poids de sa frustra-
ou de la violenter d’une quelconque manière après leur retour tion et de son ressentiment. « Va chez ta grand-mère ! » Elle se
de Nguibassal. Il en avait été humilié. Sans lui laisser l’occasion voulait calme, se concentrait de toutes ses forces pour retenir
de protester, elle l’avait brutalement tancé : la tendresse qui l’incitait à prendre son fils dans ses bras. Elle

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l’envoyait chez la seule personne susceptible de le protéger contre Elle y voyait un moyen, l’air de rien, de clouer le clapet à Esta
les emportements d’André Lipem. Comment aurait-elle pu devi- en humiliant sa fille. Aurait-elle su que Likak considérait cette
ner que Kundè ne percevait que le rejet sous ce ton péremptoire ? annonce comme une bénédiction, qu’elle aurait peut-être chan-
Il avait deux ans quand il traversa pour la première fois la gée d’avis. Une autre femme, d’autres enfants… Peut-être que son
centaine de mètres qui séparait la maison de son père de celle mari se déciderait à les laisser en paix, son petit et elle. Pour des rai-
de sa grand-mère. Il n’avait pas peur, il ne risquait rien dans sons différentes, chacun se réjouissait des desseins matrimoniaux
ce village, toutes les personnes qu’il croisait le connaissaient et d’André Lipem. La belle-mère se mit en quête de la fille parfaite,
le protégeraient si nécessaire. Inconsciemment, il percevait la mais le projet n’aboutit jamais. André Lipem mourut avant qu’il
guerre aux sentiments que se livraient les adultes et dont il était ne se réalise. Une sombre histoire de morsure de serpent. Un
l’enjeu. L’enfant faisait l’expérience de la solitude. mamba noir, l’un des serpents les plus rapides et les plus venimeux
— Les enfants savent, même s’ils ne comprennent pas. Leur de la forêt. Le reptile se tenait à l’écart des villages humains et
immaturité ne leur donne pas accès à la compréhension, mais ils n’attaquait que pour deux raisons : soit qu’il se sente menacé, soit
débusquent les mensonges et en souffrent. Ils lisent directement que l’homme, l’obstacle en l’occurrence, se trouve entre lui et son
dans nos cœurs les mots que l’on pense, si contradictoires avec ceux refuge, alors sa riposte était fulgurante, meurtrière. Cela, même
que l’on prononce. Ils devinent au-delà du geste, l’intention. Ils ont les enfants qui déambulaient dans la forêt à longueur de journée le
l’intuition des secrets que l’on fait peser sur eux. Les enfants savent savaient. André Lipem après une matinée passée à travailler dans
toujours, mais déchiffrent mal. Ils ne demandent qu’à nous faire sa plantation, s’était assoupi près d’un tronc d’arbre, obstruant
confiance, mais nous devons mériter cet abandon. Protège Kundè, l’entrée du terrier d’un mamba noir. Il fut mordu profondément
mets-le à l’abri des faux-semblants et de la fourberie, efforce-toi sur la joue. Les villageois qui travaillaient dans les plantations envi-
d’être sincère avec lui, c’est le seul moyen de le préserver. ronnantes accoururent à ses cris. Les morsures de serpent étaient
Telles avaient été les paroles d’Esta quand Likak avait quitté fréquentes dans la forêt, chacun connaissait les gestes de premiers
Nguibassal. « Tu sais de quoi tu parles Mère, toi qui m’as si bien secours, les plantes qui retardaient l’expansion du poison dans le
préservée jusqu’ici », avait pensé Likak avant de s’en aller sans sang, avant la prise en charge par le guérisseur ou par le dispen-
un regard en arrière. saire le plus proche. Les blessures de Lipem laissaient les villageois
André Lipem décida de prendre une seconde épouse. L’idée perplexes. Où faire un garrot pour éviter que le venin n’atteigne le
lui trottait dans la tête depuis un moment déjà. Sa mère l’y cerveau pour une morsure de serpent sur la joue ? Une morsure de
encouragea vivement. mamba noir, quel que soit l’endroit du corps, est presque toujours
— Oui, prends donc une autre femme fils et détourne-toi mortelle, mais alors sur le visage ! Ils s’aperçurent vite que Lipem
de celle qui fait ton malheur. Qui pourrait te le reprocher ? était condamné. Il succomba en quelques heures.

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l’envoyait chez la seule personne susceptible de le protéger contre Elle y voyait un moyen, l’air de rien, de clouer le clapet à Esta
les emportements d’André Lipem. Comment aurait-elle pu devi- en humiliant sa fille. Aurait-elle su que Likak considérait cette
ner que Kundè ne percevait que le rejet sous ce ton péremptoire ? annonce comme une bénédiction, qu’elle aurait peut-être chan-
Il avait deux ans quand il traversa pour la première fois la gée d’avis. Une autre femme, d’autres enfants… Peut-être que son
centaine de mètres qui séparait la maison de son père de celle mari se déciderait à les laisser en paix, son petit et elle. Pour des rai-
de sa grand-mère. Il n’avait pas peur, il ne risquait rien dans sons différentes, chacun se réjouissait des desseins matrimoniaux
ce village, toutes les personnes qu’il croisait le connaissaient et d’André Lipem. La belle-mère se mit en quête de la fille parfaite,
le protégeraient si nécessaire. Inconsciemment, il percevait la mais le projet n’aboutit jamais. André Lipem mourut avant qu’il
guerre aux sentiments que se livraient les adultes et dont il était ne se réalise. Une sombre histoire de morsure de serpent. Un
l’enjeu. L’enfant faisait l’expérience de la solitude. mamba noir, l’un des serpents les plus rapides et les plus venimeux
— Les enfants savent, même s’ils ne comprennent pas. Leur de la forêt. Le reptile se tenait à l’écart des villages humains et
immaturité ne leur donne pas accès à la compréhension, mais ils n’attaquait que pour deux raisons : soit qu’il se sente menacé, soit
débusquent les mensonges et en souffrent. Ils lisent directement que l’homme, l’obstacle en l’occurrence, se trouve entre lui et son
dans nos cœurs les mots que l’on pense, si contradictoires avec ceux refuge, alors sa riposte était fulgurante, meurtrière. Cela, même
que l’on prononce. Ils devinent au-delà du geste, l’intention. Ils ont les enfants qui déambulaient dans la forêt à longueur de journée le
l’intuition des secrets que l’on fait peser sur eux. Les enfants savent savaient. André Lipem après une matinée passée à travailler dans
toujours, mais déchiffrent mal. Ils ne demandent qu’à nous faire sa plantation, s’était assoupi près d’un tronc d’arbre, obstruant
confiance, mais nous devons mériter cet abandon. Protège Kundè, l’entrée du terrier d’un mamba noir. Il fut mordu profondément
mets-le à l’abri des faux-semblants et de la fourberie, efforce-toi sur la joue. Les villageois qui travaillaient dans les plantations envi-
d’être sincère avec lui, c’est le seul moyen de le préserver. ronnantes accoururent à ses cris. Les morsures de serpent étaient
Telles avaient été les paroles d’Esta quand Likak avait quitté fréquentes dans la forêt, chacun connaissait les gestes de premiers
Nguibassal. « Tu sais de quoi tu parles Mère, toi qui m’as si bien secours, les plantes qui retardaient l’expansion du poison dans le
préservée jusqu’ici », avait pensé Likak avant de s’en aller sans sang, avant la prise en charge par le guérisseur ou par le dispen-
un regard en arrière. saire le plus proche. Les blessures de Lipem laissaient les villageois
André Lipem décida de prendre une seconde épouse. L’idée perplexes. Où faire un garrot pour éviter que le venin n’atteigne le
lui trottait dans la tête depuis un moment déjà. Sa mère l’y cerveau pour une morsure de serpent sur la joue ? Une morsure de
encouragea vivement. mamba noir, quel que soit l’endroit du corps, est presque toujours
— Oui, prends donc une autre femme fils et détourne-toi mortelle, mais alors sur le visage ! Ils s’aperçurent vite que Lipem
de celle qui fait ton malheur. Qui pourrait te le reprocher ? était condamné. Il succomba en quelques heures.

184 185
La mère Lipem crut mourir à l’annonce de la nouvelle. Son l’extrême nervosité qui les habitait. Les deux femmes, dans les
cœur déjà fragile fut pris de folie, battant bien trop rapidement bras l’une de l’autre, riaient sans pouvoir se contrôler, alors que
un instant, avant de s’arrêter net, pour reprendre plus tard au la dépouille d’André Lipem reposait dans la pièce. Ceux qui les
même rythme dément. La douleur irradiait dans sa poitrine, la observaient croyaient à une explosion de chagrin, cela en avait
pliait en deux. Le chagrin la vidait de toute substance, de toute tout l’air. Elles se cachaient le visage, au creux du cou l’une de
force. Elle hurla sa peine sans discontinuer pendant plusieurs l’autre et s’étouffaient, pleuraient de rire « Ô ciel, ô mes pères,
jours. Elle avait quatre filles, toutes mariées dans des villages sur la joue… » murmurait Likak avant de repartir de plus belle,
voisins, et un fils unique, la prunelle de ses yeux, la justifica- au bord de l’hystérie. Elles n’entendirent pas la mère Lipem s’ap-
tion de son existence sur cette terre. Les sorcières Mbondo Njee procher avant que son ombre ne s’abatte sur elles. Son ombre,
venaient de le lui prendre… Il ne faisait aucun doute à ses yeux dans cette pièce si peu éclairée. Elle avait maigri en quelques
qu’Esta avait mis sa menace à exécution et, par quelque moyen jours, ses yeux, enflés, rougis, témoignaient de l’abondance des
mystique, avait assassiné son fils. larmes qu’elle avait versées. Elle se tenait courbée, appuyée d’une
Esta se précipita chez sa fille dès qu’elle apprit le décès de main tremblante à la canne qui la soutenait. L’image même du
son gendre. La mort n’est jamais une chose naturelle dans ces chagrin, la désolation faite mère.
contrées, celle d’un homme dans la force de l’âge, dans de si Esta la première, reprenant contenance, s'approcha de la
étranges circonstances, donnerait lieu à toute sorte de spécu- vieille femme avec une expression de circonstances :
lations. Elle le savait et voulait être là pour soutenir sa fille. — Nous avons été durement frappés, ma sœur, je mêle mes
Elle trouva Likak assise par terre, dans la maison du deuil, ce larmes aux tiennes.
n’était que le début. Plus tard, on lui raserait la tête, pendant Elle prit la mère Lipem dans ses bras, mais cette dernière
des semaines, elle subirait toutes les mortifications dont sont ignora totalement sa présence, le regard rivé sur Likak.
victimes les veuves jugées a priori responsables de la mort de — Un homme peut mourir de la froideur d’une femme,
leur époux. Esta se précipita sur sa fille et la prit dans ses bras. dit-elle d’une voix sifflante. Il peut mourir d’être traité comme
Likak accepta son étreinte dans un abandon qu’elle n’avait plus une bête dans sa propre maison. Un homme peut succomber à
eu avec sa mère depuis longtemps. Elle était secouée de soubre- cause du mépris, de l’indifférence, de l’agressivité haineuse de la
sauts qu’Esta prit d’abord pour des sanglots, avant de constater personne qui partage sa couche. Tu m’as sommée de dire à mon
qu’il s’agissait d’un fou rire. «  Une morsure de serpent sur la fils de ne plus frapper ta fille, je t’ai obéi alors qu’elle méritait
joue maman, hoquetait Likak, sur la joue… » Esta fut contami- chaque coup qu’elle recevait de lui. Elle en méritait même davan-
née par le rire de sa fille. Ce n’était pas de la joie, même pas un tage. Mais je t’ai obéi car j’ai eu peur pour mon garçon. Toi,
vrai amusement, seulement une manifestation irrépressible de pourquoi ne l’as-tu pas protégé de la maltraitance que ta fille lui

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La mère Lipem crut mourir à l’annonce de la nouvelle. Son l’extrême nervosité qui les habitait. Les deux femmes, dans les
cœur déjà fragile fut pris de folie, battant bien trop rapidement bras l’une de l’autre, riaient sans pouvoir se contrôler, alors que
un instant, avant de s’arrêter net, pour reprendre plus tard au la dépouille d’André Lipem reposait dans la pièce. Ceux qui les
même rythme dément. La douleur irradiait dans sa poitrine, la observaient croyaient à une explosion de chagrin, cela en avait
pliait en deux. Le chagrin la vidait de toute substance, de toute tout l’air. Elles se cachaient le visage, au creux du cou l’une de
force. Elle hurla sa peine sans discontinuer pendant plusieurs l’autre et s’étouffaient, pleuraient de rire « Ô ciel, ô mes pères,
jours. Elle avait quatre filles, toutes mariées dans des villages sur la joue… » murmurait Likak avant de repartir de plus belle,
voisins, et un fils unique, la prunelle de ses yeux, la justifica- au bord de l’hystérie. Elles n’entendirent pas la mère Lipem s’ap-
tion de son existence sur cette terre. Les sorcières Mbondo Njee procher avant que son ombre ne s’abatte sur elles. Son ombre,
venaient de le lui prendre… Il ne faisait aucun doute à ses yeux dans cette pièce si peu éclairée. Elle avait maigri en quelques
qu’Esta avait mis sa menace à exécution et, par quelque moyen jours, ses yeux, enflés, rougis, témoignaient de l’abondance des
mystique, avait assassiné son fils. larmes qu’elle avait versées. Elle se tenait courbée, appuyée d’une
Esta se précipita chez sa fille dès qu’elle apprit le décès de main tremblante à la canne qui la soutenait. L’image même du
son gendre. La mort n’est jamais une chose naturelle dans ces chagrin, la désolation faite mère.
contrées, celle d’un homme dans la force de l’âge, dans de si Esta la première, reprenant contenance, s'approcha de la
étranges circonstances, donnerait lieu à toute sorte de spécu- vieille femme avec une expression de circonstances :
lations. Elle le savait et voulait être là pour soutenir sa fille. — Nous avons été durement frappés, ma sœur, je mêle mes
Elle trouva Likak assise par terre, dans la maison du deuil, ce larmes aux tiennes.
n’était que le début. Plus tard, on lui raserait la tête, pendant Elle prit la mère Lipem dans ses bras, mais cette dernière
des semaines, elle subirait toutes les mortifications dont sont ignora totalement sa présence, le regard rivé sur Likak.
victimes les veuves jugées a priori responsables de la mort de — Un homme peut mourir de la froideur d’une femme,
leur époux. Esta se précipita sur sa fille et la prit dans ses bras. dit-elle d’une voix sifflante. Il peut mourir d’être traité comme
Likak accepta son étreinte dans un abandon qu’elle n’avait plus une bête dans sa propre maison. Un homme peut succomber à
eu avec sa mère depuis longtemps. Elle était secouée de soubre- cause du mépris, de l’indifférence, de l’agressivité haineuse de la
sauts qu’Esta prit d’abord pour des sanglots, avant de constater personne qui partage sa couche. Tu m’as sommée de dire à mon
qu’il s’agissait d’un fou rire. «  Une morsure de serpent sur la fils de ne plus frapper ta fille, je t’ai obéi alors qu’elle méritait
joue maman, hoquetait Likak, sur la joue… » Esta fut contami- chaque coup qu’elle recevait de lui. Elle en méritait même davan-
née par le rire de sa fille. Ce n’était pas de la joie, même pas un tage. Mais je t’ai obéi car j’ai eu peur pour mon garçon. Toi,
vrai amusement, seulement une manifestation irrépressible de pourquoi ne l’as-tu pas protégé de la maltraitance que ta fille lui

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infligeait jour après jour ? Crois-tu que les coups portés au cœur grand-mères et venait à elles, recherchant leur réconfort.
soient plus légitimes que ceux portés au corps ? J’ai accompli — Viens près de moi enfant, lui dit la mère Lipem. Elle
mon devoir de mère, et mon fils est mort. Tu as négligé le tien, posa sa main tremblante sur l’épaule de Kundè, l’agrippant de
pourquoi ta fille est-elle toujours vivante ? Comment osez-vous, ses doigts maigres comme des serres :
sorcières, souiller le corps encore chaud de mon garçon par vos — Une vie pour une vie, murmura-t-elle encore.
moqueries dans sa propre maison ? Esta partit d’un rire incrédule.
Esta lâcha la vieille dame et se redressa de toute sa stature : — Que crois-tu faire ? Cet enfant est ton sang. Tout ce qu’il
— Ton enfant est mort. C’est le pire chagrin qu’un être te reste de ton fils mort. Le désespoir te ferait-il perdre la raison
humain peut endurer sur cette terre. Tu ne me crois pas, mais vieille femme ?
je compatis à ta peine, je la partage, car il laisse mon petit- Likak se leva d’un bond et arracha son fils à l’étreinte véné-
fils orphelin et ma fille veuve. Malgré cela, j’affirme qu’aucun neuse de sa grand-mère, manquant de la faire tomber. Mais la
homme digne de ce nom ne force une femme qui ne veut pas mère Lipem chancela à peine, le regard traversé par une lueur
être sienne, certainement pas par des coups. L’affection d’une mauvaise.
femme n’est pas un dû. — Alors c’était cela ? Un mensonge depuis le départ. Cet
La vieille dame ne regardait toujours pas Esta, elle s’adressait enfant n’est pas celui d’André n’est-ce pas ?
à elle sans quitter Likak du regard. Puis comme si elle réalisait les terribles conséquences qu’im-
— Mon fils est mort et ta fille est vivante. Cela ne peut pliquait ce constat, elle se courba un peu plus, portant la main
demeurer ainsi. Une vie pour une vie, telle est notre règle. Ce sur sa poitrine douloureuse.
n’est que justice. — Mon fils est mort, je n’ai plus rien. Même pas un petit-fils
Se postant bien en face de la mère Lipem, Esta l’affronta à aimer en souvenir de lui. Tu m’as tout pris, tu m’as dépossédée
du regard : du sel de ma vie. Par ta faute, mon fils a foulé cette terre sans
— Il n’y a pas de justice dans la mort d’un enfant, aucune même y laisser de trace, son souvenir périra avec moi.
consolation possible pour la mère. Telle est la réalité du monde Des sanglots secouaient son corps brisé. Esta fut prise de
dans lequel nous vivons. Nous ne te devons rien ma sœur car compassion pour la vieille dame. Elle la prit à nouveau dans ses
nous ne sommes pas coupables de la mort de ton fils. Si je lui bras, essayant de lui transmettre un peu de sérénité.
avais fait du mal, tu aurais reconnu mon action, les lionnes — Paix ma sœur, nos mots nous enchaînent. Ne te laisse
attaquent de face, elles n’ont pas à répondre du baiser des reptiles. pas aller à prononcer des paroles que tu regretteras. Kundè est
À cet instant, Kundè accourut dans la pièce. Esseulé, perdu ton petit-fils autant que le mien. Tu as encore tes filles, d’autres
dans cette maison en deuil, il avait entendu les voix de ses petits enfants, ils ont tous besoin de toi.

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infligeait jour après jour ? Crois-tu que les coups portés au cœur grand-mères et venait à elles, recherchant leur réconfort.
soient plus légitimes que ceux portés au corps ? J’ai accompli — Viens près de moi enfant, lui dit la mère Lipem. Elle
mon devoir de mère, et mon fils est mort. Tu as négligé le tien, posa sa main tremblante sur l’épaule de Kundè, l’agrippant de
pourquoi ta fille est-elle toujours vivante ? Comment osez-vous, ses doigts maigres comme des serres :
sorcières, souiller le corps encore chaud de mon garçon par vos — Une vie pour une vie, murmura-t-elle encore.
moqueries dans sa propre maison ? Esta partit d’un rire incrédule.
Esta lâcha la vieille dame et se redressa de toute sa stature : — Que crois-tu faire ? Cet enfant est ton sang. Tout ce qu’il
— Ton enfant est mort. C’est le pire chagrin qu’un être te reste de ton fils mort. Le désespoir te ferait-il perdre la raison
humain peut endurer sur cette terre. Tu ne me crois pas, mais vieille femme ?
je compatis à ta peine, je la partage, car il laisse mon petit- Likak se leva d’un bond et arracha son fils à l’étreinte véné-
fils orphelin et ma fille veuve. Malgré cela, j’affirme qu’aucun neuse de sa grand-mère, manquant de la faire tomber. Mais la
homme digne de ce nom ne force une femme qui ne veut pas mère Lipem chancela à peine, le regard traversé par une lueur
être sienne, certainement pas par des coups. L’affection d’une mauvaise.
femme n’est pas un dû. — Alors c’était cela ? Un mensonge depuis le départ. Cet
La vieille dame ne regardait toujours pas Esta, elle s’adressait enfant n’est pas celui d’André n’est-ce pas ?
à elle sans quitter Likak du regard. Puis comme si elle réalisait les terribles conséquences qu’im-
— Mon fils est mort et ta fille est vivante. Cela ne peut pliquait ce constat, elle se courba un peu plus, portant la main
demeurer ainsi. Une vie pour une vie, telle est notre règle. Ce sur sa poitrine douloureuse.
n’est que justice. — Mon fils est mort, je n’ai plus rien. Même pas un petit-fils
Se postant bien en face de la mère Lipem, Esta l’affronta à aimer en souvenir de lui. Tu m’as tout pris, tu m’as dépossédée
du regard : du sel de ma vie. Par ta faute, mon fils a foulé cette terre sans
— Il n’y a pas de justice dans la mort d’un enfant, aucune même y laisser de trace, son souvenir périra avec moi.
consolation possible pour la mère. Telle est la réalité du monde Des sanglots secouaient son corps brisé. Esta fut prise de
dans lequel nous vivons. Nous ne te devons rien ma sœur car compassion pour la vieille dame. Elle la prit à nouveau dans ses
nous ne sommes pas coupables de la mort de ton fils. Si je lui bras, essayant de lui transmettre un peu de sérénité.
avais fait du mal, tu aurais reconnu mon action, les lionnes — Paix ma sœur, nos mots nous enchaînent. Ne te laisse
attaquent de face, elles n’ont pas à répondre du baiser des reptiles. pas aller à prononcer des paroles que tu regretteras. Kundè est
À cet instant, Kundè accourut dans la pièce. Esseulé, perdu ton petit-fils autant que le mien. Tu as encore tes filles, d’autres
dans cette maison en deuil, il avait entendu les voix de ses petits enfants, ils ont tous besoin de toi.

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L’affliction, l’amertume, la conscience de sa perte irrémé-
diable avaient conduit la pauvre femme dans un lieu où aucun
mot de consolation ne pouvait plus l’atteindre. Le peu de force
qui la maintenait debout sembla s’épuiser, elle se serait écroulée
à même le sol si Esta ne l’avait retenue : « Une vie pour une vie »
murmura-t-elle encore comme une incantation, avant que son
cœur exténué ne s’arrête de battre.
9 J eannette s’éteignit dans son sommeil alors que la lutte
qui allait bouleverser la vie des siens n’en était encore qu’à ses pré-
misses. Le retour de Likak et de Kundè dans la maison familiale
la fragilisa un peu plus. Elle ne se remit jamais du terrible constat
que le sacrifice qu’elle avait imposé à sa petite-fille ne l’avait pas
protégée. L’histoire se répétait inlassablement, rien ne semblait
pouvoir rompre la solitude, la vulnérabilité des filles Mbondo
Njee. Elles étaient toutes condamnées à être les électrons libres
d’une communauté où seul le lien protège de l’adversité. Et ce
nouveau combat dans lequel elles se jetaient tête la première !
Ô pourquoi fallait-il qu’elles soient si têtues, si singulières, si
différentes des autres ? Jeannette mourut sans avoir dompté, ni
même exprimé, l’angoisse qui la rongeait.
Le jour même du discours de Mpodol à Nguibassal, Esta
conduisit Amos dans le petit cimetière auprès du baobab et lui
conta les crimes de Pierre Le Gall.

193
— J’ai gardé ceci secret jusqu’ici pour ne pas ajouter l’op- parents dans un autre village. Des tracts détaillant ses turpitudes
probre à la douleur des jeunes filles. Le Gall est l’archétype de ce furent émis par le parti à l’instigation des femmes et circulèrent
que nous combattons, nous devons l’empêcher de nuire. Le pays dans toute la région. Les autorités administratives lui conseil-
est grand, je ne doute pas que chacun s’engage pour défendre lèrent vivement d’employer des garçons. Un scandale d’une telle
ses intérêts propres. Ces tombes cimentent à jamais mon enga- ampleur ne manquerait pas d’éclabousser toute la communauté,
gement indéfectible à la cause que vous soutenez. il était exclu d’apporter davantage d’eau au moulin de l’UPC.
La question de la mise hors d’état de nuire de Pierre Le L’hostilité de Le Gall, pour Mpodol, Amos et celle qu’il ne nom-
Gall fut débattue par la section locale du parti. Il fut question mait plus que « la sorcière » s’accrut en conséquence. Jamais sa
de déposer une plainte. toute-puissance n’avait été remise en cause dans la région, ni par
— Je la porterai moi-même, dit Esta, je suis prête à dénon- l’administration, ni par les indigènes. Il était le maître incon-
cer cet homme au Diable s’il le faut. testé d’Eseka, des villages environnants, et y vivait comme un
Hélas la plainte ne serait recevable, n’aurait d’impact que si potentat en son royaume. Il venait de subir un camouflet qui,
elle émanait d’une victime récente de Le Gall ; or, aucune des il n’en doutait pas, faisait les gorges chaudes de ces villageois
jeunes filles ne voulut en être l’instigatrice. Certaines s’étaient impies et de tous ses compatriotes qui, jusqu’ici, le jalousaient
mariées, leurs pères, époux, enfants ignoraient tout de leurs en silence. Il ne pouvait se permettre de laisser les choses en
déboires passés, elles ne souhaitaient pas sortir de l’anonymat. l’état au risque d’affaiblir son pouvoir. La connaissance qu’il
Esta ne s’avoua pas vaincue pour autant, elle offrit de distribuer avait de l’histoire le confortait dans la certitude que la crainte
des tracts qu’elle concevrait elle-même. Likak et elle proposèrent était le début du respect. Si les indigènes ne le craignaient plus,
à des femmes de constituer un petit groupe qui, de village en la légitimité même de sa présence en ce lieu ne tarderait pas à
village, préviendrait les parents contre les crimes de Le Gall, et être remise en cause. La frustration sexuelle fit le reste. En près
trouverait le moyen de protéger les jeunes filles. Les femmes ne de quarante années d’existence en pays bassa, Pierre Le Gall
se firent pas prier. Aucune ne voulait témoigner directement ou n’avait jamais expérimenté l’absence de femmes. Aujourd’hui,
désigner sa famille, mais elles étaient prêtes, avec le soutien du les jeunes filles semblaient toutes s’être volatilisées, escamotées,
groupe, à construire des garde-fous autour des leurs. il en était persuadé, par la sorcière. Quand bien même il en repé-
Du jour au lendemain, Le Gall ne trouva plus aucune petite rerait une, il se savait sous surveillance constante et n’osait plus
bonne pour s’occuper de sa maison. À l’instant où il jetait son la faire venir dans son antre. Quelques semaines auparavant, en
dévolu sur une fille, comme à son habitude en s’adressant direc- visite chez les sœurs du Sacré-Cœur, il avait été attiré par une
tement aux parents à la sortie du culte ou en les convoquant chez petite domestique, l’avait entreprise discrètement en lui pro-
lui, la petite était éloignée par les siens, mise à l’abri chez des posant de l’argent : deux jours plus tard, l’affaire faisait l’objet

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— J’ai gardé ceci secret jusqu’ici pour ne pas ajouter l’op- parents dans un autre village. Des tracts détaillant ses turpitudes
probre à la douleur des jeunes filles. Le Gall est l’archétype de ce furent émis par le parti à l’instigation des femmes et circulèrent
que nous combattons, nous devons l’empêcher de nuire. Le pays dans toute la région. Les autorités administratives lui conseil-
est grand, je ne doute pas que chacun s’engage pour défendre lèrent vivement d’employer des garçons. Un scandale d’une telle
ses intérêts propres. Ces tombes cimentent à jamais mon enga- ampleur ne manquerait pas d’éclabousser toute la communauté,
gement indéfectible à la cause que vous soutenez. il était exclu d’apporter davantage d’eau au moulin de l’UPC.
La question de la mise hors d’état de nuire de Pierre Le L’hostilité de Le Gall, pour Mpodol, Amos et celle qu’il ne nom-
Gall fut débattue par la section locale du parti. Il fut question mait plus que « la sorcière » s’accrut en conséquence. Jamais sa
de déposer une plainte. toute-puissance n’avait été remise en cause dans la région, ni par
— Je la porterai moi-même, dit Esta, je suis prête à dénon- l’administration, ni par les indigènes. Il était le maître incon-
cer cet homme au Diable s’il le faut. testé d’Eseka, des villages environnants, et y vivait comme un
Hélas la plainte ne serait recevable, n’aurait d’impact que si potentat en son royaume. Il venait de subir un camouflet qui,
elle émanait d’une victime récente de Le Gall ; or, aucune des il n’en doutait pas, faisait les gorges chaudes de ces villageois
jeunes filles ne voulut en être l’instigatrice. Certaines s’étaient impies et de tous ses compatriotes qui, jusqu’ici, le jalousaient
mariées, leurs pères, époux, enfants ignoraient tout de leurs en silence. Il ne pouvait se permettre de laisser les choses en
déboires passés, elles ne souhaitaient pas sortir de l’anonymat. l’état au risque d’affaiblir son pouvoir. La connaissance qu’il
Esta ne s’avoua pas vaincue pour autant, elle offrit de distribuer avait de l’histoire le confortait dans la certitude que la crainte
des tracts qu’elle concevrait elle-même. Likak et elle proposèrent était le début du respect. Si les indigènes ne le craignaient plus,
à des femmes de constituer un petit groupe qui, de village en la légitimité même de sa présence en ce lieu ne tarderait pas à
village, préviendrait les parents contre les crimes de Le Gall, et être remise en cause. La frustration sexuelle fit le reste. En près
trouverait le moyen de protéger les jeunes filles. Les femmes ne de quarante années d’existence en pays bassa, Pierre Le Gall
se firent pas prier. Aucune ne voulait témoigner directement ou n’avait jamais expérimenté l’absence de femmes. Aujourd’hui,
désigner sa famille, mais elles étaient prêtes, avec le soutien du les jeunes filles semblaient toutes s’être volatilisées, escamotées,
groupe, à construire des garde-fous autour des leurs. il en était persuadé, par la sorcière. Quand bien même il en repé-
Du jour au lendemain, Le Gall ne trouva plus aucune petite rerait une, il se savait sous surveillance constante et n’osait plus
bonne pour s’occuper de sa maison. À l’instant où il jetait son la faire venir dans son antre. Quelques semaines auparavant, en
dévolu sur une fille, comme à son habitude en s’adressant direc- visite chez les sœurs du Sacré-Cœur, il avait été attiré par une
tement aux parents à la sortie du culte ou en les convoquant chez petite domestique, l’avait entreprise discrètement en lui pro-
lui, la petite était éloignée par les siens, mise à l’abri chez des posant de l’argent : deux jours plus tard, l’affaire faisait l’objet

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d’un tract. Qui donc avait pu en informer ces chacals, s’était-il l’avait éloigné et cela lui avait fait le plus grand bien. Le courage
étonné. Il n’y avait que des sœurs blanches au Sacré-Cœur, se de son fils n’allait pas jusqu’à prendre part lui-même aux actes
pouvait-il qu’elles soient complices de ces bandits autoprocla- de répressions menées contre les dissidents, mais il savait ce qui
més combattants de la liberté ? Elles, des Blanches, s’alliant à ces se fomentait. En y pensant, Pierre Le Gall trouvait là encore un
Nègres ? Il ne voulait pas y croire, mais il fallait bien se rendre motif de frustration. Des actions savamment orchestrées avor-
à l’évidence. Les filles ne parlaient pas, jamais. Elles craignaient taient lamentablement au moment de passer à l’action. On eût
les représailles, cachaient leur honte. La fuite venait d’ailleurs. dit que les rebelles avaient toujours une longueur d’avance sur
Il croyait s’être montré discret mais une de ces bonnes femmes eux. Pierre Le Gall n’avait que mépris pour leurs gris-gris et
frustrées et mauvaises avait subodoré la chose et l’avait dénoncé. tout leur folklore ésotérique, autrement, il aurait pensé que ces
L’on ne pouvait même plus se fier à la loyauté des siens… Tous indigènes avaient vraiment le pouvoir de lire dans les pensées,
ces Blancs traîtres à leur race ne comprenaient pas qu’ils fai- de prévoir les stratégies ennemies et de s’en prémunir. Cela aussi
saient le jeu de l’ennemi. Ils ne reprendraient conscience que contribuait à son désaveu.
quand ils bouilliraient dans les casseroles de ces cannibales en Um Nyobè était né à Eog Makon, pas loin d’Eseka, dans son
puissance. Le soutien de son propre fils lui semblait bien tiède. fief, sa zone d’influence. Toute la région bassa se soulevait et lui,
Depuis qu’il était revenu de France avec cette petite pimbêche Le Gall, était incapable d’en circonscrire l’embrasement. Rien de
qui le prenait de haut, affichait une moue dégoûtée dès qu’il ce qu’ils entreprenaient ne freinait l’ascension de l’UPC. Le parti
se servait un verre, Pierre Le Gall n’avait plus aucune maîtrise perdait les unes après les autres les élections nationales savam-
sur Gérard. Bien sûr son fils assistait et participait aux réunions ment truquées par l’administration, leurs partisans subissaient
durant lesquelles se décidaient les stratégies de déstabilisation du toutes sortes de tracasseries, mais même cela alimentait leur
parti, il le faisait avec enthousiasme, n’en ratant jamais une, y rhétorique. Les fonctionnaires reconnus comme sympathisants
allant même de ses propres suggestions, cela seul le rachetait aux écopaient de sanctions disciplinaires, étaient mutés, sous de fal-
yeux de Pierre Le Gall. Il était évident que Gérard partageait ses lacieux prétextes, dans les régions les plus reculées du pays. Ils en
idées sur la façon de gérer ces vauriens. Même ses amitiés avec profitaient pour créer sur place une section locale de leur parti,
quelques indigènes ne l’indisposaient plus comme par le passé. élargissant encore le champ de leurs actions. Une peur insidieuse
Il avait en effet envoyé son fils en métropole après avoir décou- montait en lui, alimentant sa paranoïa. Il l’aggravait en ingur-
vert l’importance de ses liens avec les villageois. gitant des litres de whisky dès les premières heures de l’aube. Sa
Gérard avait toujours été un enfant pusillanime et influen- violence et sa grossièreté usuelles connurent leur apogée. Sans
çable, tout le portrait de sa mère. La fréquentation d’une telle qu’il en prenne conscience, Pierre Le Gall perdait tout sang-
engeance ne pouvait que lui pourrir un esprit déjà bien faible. Il froid et ne parvenait plus à donner le change. Peu à peu, le vide

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d’un tract. Qui donc avait pu en informer ces chacals, s’était-il l’avait éloigné et cela lui avait fait le plus grand bien. Le courage
étonné. Il n’y avait que des sœurs blanches au Sacré-Cœur, se de son fils n’allait pas jusqu’à prendre part lui-même aux actes
pouvait-il qu’elles soient complices de ces bandits autoprocla- de répressions menées contre les dissidents, mais il savait ce qui
més combattants de la liberté ? Elles, des Blanches, s’alliant à ces se fomentait. En y pensant, Pierre Le Gall trouvait là encore un
Nègres ? Il ne voulait pas y croire, mais il fallait bien se rendre motif de frustration. Des actions savamment orchestrées avor-
à l’évidence. Les filles ne parlaient pas, jamais. Elles craignaient taient lamentablement au moment de passer à l’action. On eût
les représailles, cachaient leur honte. La fuite venait d’ailleurs. dit que les rebelles avaient toujours une longueur d’avance sur
Il croyait s’être montré discret mais une de ces bonnes femmes eux. Pierre Le Gall n’avait que mépris pour leurs gris-gris et
frustrées et mauvaises avait subodoré la chose et l’avait dénoncé. tout leur folklore ésotérique, autrement, il aurait pensé que ces
L’on ne pouvait même plus se fier à la loyauté des siens… Tous indigènes avaient vraiment le pouvoir de lire dans les pensées,
ces Blancs traîtres à leur race ne comprenaient pas qu’ils fai- de prévoir les stratégies ennemies et de s’en prémunir. Cela aussi
saient le jeu de l’ennemi. Ils ne reprendraient conscience que contribuait à son désaveu.
quand ils bouilliraient dans les casseroles de ces cannibales en Um Nyobè était né à Eog Makon, pas loin d’Eseka, dans son
puissance. Le soutien de son propre fils lui semblait bien tiède. fief, sa zone d’influence. Toute la région bassa se soulevait et lui,
Depuis qu’il était revenu de France avec cette petite pimbêche Le Gall, était incapable d’en circonscrire l’embrasement. Rien de
qui le prenait de haut, affichait une moue dégoûtée dès qu’il ce qu’ils entreprenaient ne freinait l’ascension de l’UPC. Le parti
se servait un verre, Pierre Le Gall n’avait plus aucune maîtrise perdait les unes après les autres les élections nationales savam-
sur Gérard. Bien sûr son fils assistait et participait aux réunions ment truquées par l’administration, leurs partisans subissaient
durant lesquelles se décidaient les stratégies de déstabilisation du toutes sortes de tracasseries, mais même cela alimentait leur
parti, il le faisait avec enthousiasme, n’en ratant jamais une, y rhétorique. Les fonctionnaires reconnus comme sympathisants
allant même de ses propres suggestions, cela seul le rachetait aux écopaient de sanctions disciplinaires, étaient mutés, sous de fal-
yeux de Pierre Le Gall. Il était évident que Gérard partageait ses lacieux prétextes, dans les régions les plus reculées du pays. Ils en
idées sur la façon de gérer ces vauriens. Même ses amitiés avec profitaient pour créer sur place une section locale de leur parti,
quelques indigènes ne l’indisposaient plus comme par le passé. élargissant encore le champ de leurs actions. Une peur insidieuse
Il avait en effet envoyé son fils en métropole après avoir décou- montait en lui, alimentant sa paranoïa. Il l’aggravait en ingur-
vert l’importance de ses liens avec les villageois. gitant des litres de whisky dès les premières heures de l’aube. Sa
Gérard avait toujours été un enfant pusillanime et influen- violence et sa grossièreté usuelles connurent leur apogée. Sans
çable, tout le portrait de sa mère. La fréquentation d’une telle qu’il en prenne conscience, Pierre Le Gall perdait tout sang-
engeance ne pouvait que lui pourrir un esprit déjà bien faible. Il froid et ne parvenait plus à donner le change. Peu à peu, le vide

196 197
se faisait autour de lui. Esta exultait. Elle avait construit autour toutes les communications de Mpodol afin de les expliquer aux
du Porc un réseau d’informations alimenté par les domestiques paysannes illettrées. Son rôle de prêtresse du Ko’ô lui confé-
travaillant dans sa maison, les paysans de ses plantations et même rait respect et considération, elle avait toute leur attention. Les
sœur Marie-Bernard. Qu’il lève son fouet sur un villageois ou femmes avaient du mal à concevoir la notion d’indépendance
profère une menace, qu’il refuse de s’acquitter d’un salaire ou se pour tout un pays, mais elles avaient pu constater la force du
rapproche un peu trop d’une jeune fille, le moindre de ses faits parti dans la mise au ban de Pierre le Gall. Elles souhaitaient la
et gestes lui était rapporté, faisait l’objet d’un tract ou d’une fin des exactions dont les leurs étaient victimes, la fin des travaux
dénonciation. Il avait maltraité, méprisé, terrorisé toute la région forcés, interdits par la loi mais toujours pratiqués, de meilleures
pendant des décennies, maintenant qu’ils avaient un moyen de rémunérations pour leurs enfants et leurs époux employés par
rétorsion, les populations lui rendaient la monnaie de sa pièce des compagnies occidentales. L’indépendance n’avait pas grand
avec un plaisir sans égal. « Je te tiens fumier » pensa Esta. Elle sens, tous les discours sur les Nations Unies non plus, mais les
souhaitait presque qu’il fasse un vrai faux pas afin que sur lui le principes de respect, de liberté, cela oui, elles les comprenaient
piège se referme définitivement. et même très bien. Elles apportaient leur contribution au parti,
« Il boit sans arrêt, se lave à peine et parle tout seul » lui en argent lorsque cela était possible, mais aussi en vivres. À leur
signalait-on. « Cet homme est en train de sombrer dans la folie » tour, elles se constituèrent en groupes organisés et se livrèrent
songea-t-elle. Froide, implacable, la Lionne guettait sa proie. à un prosélytisme actif. Seule la relation de Likak avec Muulé
En ces premières années de lutte, Esta avait des raisons plus constituait une ombre au tableau de la vie d’Esta. Ils avaient eu
intimes de se réjouir. Leur engagement commun avait fait naître une discussion au cours de laquelle Amos et elle expliquèrent les
entre sa fille et elle une plus grande complicité. Elles avaient pris la circonstances qui avaient présidé au mariage de Likak.
tête du groupe de femmes créé à l’origine pour contrer Le Gall et — J’ai soigné assez de personnes minées par les secrets de
en avaient fait une force politique au service de la cause. Likak lui famille pour savoir à quel point il est important de s’expliquer
avait raconté une légende grecque sur une tribu de femmes guer- avec les siens. Ma vie est un livre ouvert à ton intention ma fille,
rières. Elles se coupaient le sein droit afin de mieux ajuster leur je ne t’ai jamais rien caché. Aujourd’hui encore, je veux m’en
arc et ne rataient jamais leur cible. On les appelait les Amazones. tenir à ce principe. J’ignorais tout de ta relation avec Muulé, et si
Esta avait beaucoup aimé cette histoire. Les livres contenaient j’avais su, les choses auraient été différentes. Mais l’aveuglement
donc ce type de conte… Elle aurait été plus attentive si elle n’est pas une excuse. J’aurais dû être plus vigilante. J’ai bien vu
l’avait su. Elle ignorait qui étaient ces Grecs et n’avait aucune que tu allais mal mais je n’ai pas su l’interpréter. Laissons là tous
intention de se mutiler, mais l’idée d’une tribu de guerrières la ces « si » où serpentent les chemins que nous n’avons pas pris et
ravissait. Avec le concours de sa fille, Esta traduisait patiemment s’éteignent les existences que nous ne vivrons pas. Seul compte

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se faisait autour de lui. Esta exultait. Elle avait construit autour toutes les communications de Mpodol afin de les expliquer aux
du Porc un réseau d’informations alimenté par les domestiques paysannes illettrées. Son rôle de prêtresse du Ko’ô lui confé-
travaillant dans sa maison, les paysans de ses plantations et même rait respect et considération, elle avait toute leur attention. Les
sœur Marie-Bernard. Qu’il lève son fouet sur un villageois ou femmes avaient du mal à concevoir la notion d’indépendance
profère une menace, qu’il refuse de s’acquitter d’un salaire ou se pour tout un pays, mais elles avaient pu constater la force du
rapproche un peu trop d’une jeune fille, le moindre de ses faits parti dans la mise au ban de Pierre le Gall. Elles souhaitaient la
et gestes lui était rapporté, faisait l’objet d’un tract ou d’une fin des exactions dont les leurs étaient victimes, la fin des travaux
dénonciation. Il avait maltraité, méprisé, terrorisé toute la région forcés, interdits par la loi mais toujours pratiqués, de meilleures
pendant des décennies, maintenant qu’ils avaient un moyen de rémunérations pour leurs enfants et leurs époux employés par
rétorsion, les populations lui rendaient la monnaie de sa pièce des compagnies occidentales. L’indépendance n’avait pas grand
avec un plaisir sans égal. « Je te tiens fumier » pensa Esta. Elle sens, tous les discours sur les Nations Unies non plus, mais les
souhaitait presque qu’il fasse un vrai faux pas afin que sur lui le principes de respect, de liberté, cela oui, elles les comprenaient
piège se referme définitivement. et même très bien. Elles apportaient leur contribution au parti,
« Il boit sans arrêt, se lave à peine et parle tout seul » lui en argent lorsque cela était possible, mais aussi en vivres. À leur
signalait-on. « Cet homme est en train de sombrer dans la folie » tour, elles se constituèrent en groupes organisés et se livrèrent
songea-t-elle. Froide, implacable, la Lionne guettait sa proie. à un prosélytisme actif. Seule la relation de Likak avec Muulé
En ces premières années de lutte, Esta avait des raisons plus constituait une ombre au tableau de la vie d’Esta. Ils avaient eu
intimes de se réjouir. Leur engagement commun avait fait naître une discussion au cours de laquelle Amos et elle expliquèrent les
entre sa fille et elle une plus grande complicité. Elles avaient pris la circonstances qui avaient présidé au mariage de Likak.
tête du groupe de femmes créé à l’origine pour contrer Le Gall et — J’ai soigné assez de personnes minées par les secrets de
en avaient fait une force politique au service de la cause. Likak lui famille pour savoir à quel point il est important de s’expliquer
avait raconté une légende grecque sur une tribu de femmes guer- avec les siens. Ma vie est un livre ouvert à ton intention ma fille,
rières. Elles se coupaient le sein droit afin de mieux ajuster leur je ne t’ai jamais rien caché. Aujourd’hui encore, je veux m’en
arc et ne rataient jamais leur cible. On les appelait les Amazones. tenir à ce principe. J’ignorais tout de ta relation avec Muulé, et si
Esta avait beaucoup aimé cette histoire. Les livres contenaient j’avais su, les choses auraient été différentes. Mais l’aveuglement
donc ce type de conte… Elle aurait été plus attentive si elle n’est pas une excuse. J’aurais dû être plus vigilante. J’ai bien vu
l’avait su. Elle ignorait qui étaient ces Grecs et n’avait aucune que tu allais mal mais je n’ai pas su l’interpréter. Laissons là tous
intention de se mutiler, mais l’idée d’une tribu de guerrières la ces « si » où serpentent les chemins que nous n’avons pas pris et
ravissait. Avec le concours de sa fille, Esta traduisait patiemment s’éteignent les existences que nous ne vivrons pas. Seul compte

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« l’ici et le maintenant » en notre pouvoir. Vous êtes libres, désor- culpabilité. Il le savait, mais il avait tant espéré… Esta ferma
mais, l’avenir ne dépend que de vous. les yeux. « Ne te mutile pas le cœur mon amazone, la vie nous
— Muulé n’est pas parti de son plein gré, Likak, il faut que offre si peu d’occasions de choisir le bonheur. Le silence et la
tu le saches, ajouta Amos. Je l’en ai supplié. Si c’était à refaire… solitude ne sont pas une armure mais une prison, je pourrais t’en
Je ne sais pas, à l’époque j’ai cru faire au mieux. Ferais-je preuve parler longuement. » Elle aussi se tut. Sa fille était maintenant
de plus de courage aujourd’hui ? Nous n’avons pas tous la force une femme adulte. Elle avait payé cher le droit de décider pour
de ta mère, hélas, nous acceptons bien des compromissions au elle-même. Likak releva enfin la tête et son regard croisa celui
nom d’une certaine sécurité. de Muulé. Il lui répondit d’une voix douce :
Les deux jeunes gens les avaient écoutés en silence. Pour — Je le sais. Je l’ai toujours su.
Muulé, tout prenait sens. Il avait retrouvé Likak avec joie, La jeune femme mit fin à l’entretien, prétextant une réunion
plein d’espoir à l’idée que plus rien ne s’opposait à leur union. importante dans un village voisin.
Il avait plusieurs fois tenté de s’en rapprocher. Elle se mon- — Tu n’as rien à ajouter ? l’apostropha Esta en la retenant
trait distante, évitant de le retrouver seul à seul, lui adressant par le bras. « Kundè, parle-lui de Kundè, dis-lui qu’il a un fils.
rarement la parole. « Je ne t’ai pas abandonné mon amour, j’ai Je t’en prie ma fille. Tu as la chance de faire table rase du passé,
cru te libérer. J’ai risqué ma vie pendant des années dans une un avenir radieux s’ouvre devant toi, ne lui tourne pas le dos. »
guerre qui n’était pas la mienne dans ce seul but. Seul l’océan Cette pensée, Esta ne pouvait l’exprimer, Likak ne lui pardonne-
entre nous et le bruit des canons pouvaient me tenir éloigné rait jamais de s’immiscer davantage dans sa vie. Ils avaient tous
de toi. » Il la fixait intensément, espérant qu’elle lirait dans ses fait tant d’erreurs, croyant agir pour le mieux, elle ne pouvait
yeux ces mots qu’il ne voulait pas prononcer devant témoin, pas s’autoriser à être plus directive. Likak se dégagea :
qu’il ne destinait qu’à elle. À une époque, il lui suffisait de la — Non maman, rien.
regarder pour déchiffrer ses pensées, il priait pour que cette Esta en eut les larmes aux yeux. Les enfants… Vous portez
grâce lui soit rendue. Muulé retenait son souffle. « Regarde- un petit être dans vos entrailles, puis dans vos bras, vous êtes
moi » la suppliait-il en silence. Likak garda la tête baissée et le monde pour lui, sa seule chance de survie. Vous l’aimez du
dit dans un murmure : seul amour qui jamais ne s’altérera. Puis le temps qui passe
— Je dois à présent me rendre à l’évidence, j’ai dû me dicte son propre tempo et un jour vous êtes face à un adulte.
tromper sur l’intensité de tes sentiments. Moi, rien ni personne La vie et la souffrance sont sœurs jumelles, bien que le sachant,
n’aurait pu me contraindre à renoncer à toi. vous rêvez pour lui d’un monde de lumière, dans lequel il
Amos poussa un soupir et s’adossa lourdement sur son siège. serait miraculeusement préservé du sort réservé aux autres
Les erreurs du passé ne se réparent pas, nous vivons avec la humains. Vous voudriez continuer de le protéger. Vous vous

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« l’ici et le maintenant » en notre pouvoir. Vous êtes libres, désor- culpabilité. Il le savait, mais il avait tant espéré… Esta ferma
mais, l’avenir ne dépend que de vous. les yeux. « Ne te mutile pas le cœur mon amazone, la vie nous
— Muulé n’est pas parti de son plein gré, Likak, il faut que offre si peu d’occasions de choisir le bonheur. Le silence et la
tu le saches, ajouta Amos. Je l’en ai supplié. Si c’était à refaire… solitude ne sont pas une armure mais une prison, je pourrais t’en
Je ne sais pas, à l’époque j’ai cru faire au mieux. Ferais-je preuve parler longuement. » Elle aussi se tut. Sa fille était maintenant
de plus de courage aujourd’hui ? Nous n’avons pas tous la force une femme adulte. Elle avait payé cher le droit de décider pour
de ta mère, hélas, nous acceptons bien des compromissions au elle-même. Likak releva enfin la tête et son regard croisa celui
nom d’une certaine sécurité. de Muulé. Il lui répondit d’une voix douce :
Les deux jeunes gens les avaient écoutés en silence. Pour — Je le sais. Je l’ai toujours su.
Muulé, tout prenait sens. Il avait retrouvé Likak avec joie, La jeune femme mit fin à l’entretien, prétextant une réunion
plein d’espoir à l’idée que plus rien ne s’opposait à leur union. importante dans un village voisin.
Il avait plusieurs fois tenté de s’en rapprocher. Elle se mon- — Tu n’as rien à ajouter ? l’apostropha Esta en la retenant
trait distante, évitant de le retrouver seul à seul, lui adressant par le bras. « Kundè, parle-lui de Kundè, dis-lui qu’il a un fils.
rarement la parole. « Je ne t’ai pas abandonné mon amour, j’ai Je t’en prie ma fille. Tu as la chance de faire table rase du passé,
cru te libérer. J’ai risqué ma vie pendant des années dans une un avenir radieux s’ouvre devant toi, ne lui tourne pas le dos. »
guerre qui n’était pas la mienne dans ce seul but. Seul l’océan Cette pensée, Esta ne pouvait l’exprimer, Likak ne lui pardonne-
entre nous et le bruit des canons pouvaient me tenir éloigné rait jamais de s’immiscer davantage dans sa vie. Ils avaient tous
de toi. » Il la fixait intensément, espérant qu’elle lirait dans ses fait tant d’erreurs, croyant agir pour le mieux, elle ne pouvait
yeux ces mots qu’il ne voulait pas prononcer devant témoin, pas s’autoriser à être plus directive. Likak se dégagea :
qu’il ne destinait qu’à elle. À une époque, il lui suffisait de la — Non maman, rien.
regarder pour déchiffrer ses pensées, il priait pour que cette Esta en eut les larmes aux yeux. Les enfants… Vous portez
grâce lui soit rendue. Muulé retenait son souffle. « Regarde- un petit être dans vos entrailles, puis dans vos bras, vous êtes
moi » la suppliait-il en silence. Likak garda la tête baissée et le monde pour lui, sa seule chance de survie. Vous l’aimez du
dit dans un murmure : seul amour qui jamais ne s’altérera. Puis le temps qui passe
— Je dois à présent me rendre à l’évidence, j’ai dû me dicte son propre tempo et un jour vous êtes face à un adulte.
tromper sur l’intensité de tes sentiments. Moi, rien ni personne La vie et la souffrance sont sœurs jumelles, bien que le sachant,
n’aurait pu me contraindre à renoncer à toi. vous rêvez pour lui d’un monde de lumière, dans lequel il
Amos poussa un soupir et s’adossa lourdement sur son siège. serait miraculeusement préservé du sort réservé aux autres
Les erreurs du passé ne se réparent pas, nous vivons avec la humains. Vous voudriez continuer de le protéger. Vous vous

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en défendez mais au fond, vous êtes conscient qu’à travers lui, Lui aussi paraissait soulagé. La chape de culpabilité qui
vous tentez de prémunir la part de vous qui à jamais prend les pesait sur ses épaules avait fait place à plus d’optimisme. Esta
coups qui lui sont destinés, souffre des fièvres qui le dévorent. secoua la tête : « La bêtise des hommes est un puits sans fond »
Mais l’enfant n’est déjà plus là. Il vogue au loin, entraîné par le songea-t-elle.
courant de son propre destin. Vous feriez n’importe quoi pour — Cela ne résout rien, au contraire. Pendant toutes ces
lui, l’auriez fait pour l’enfant qu’il était, et pour l’adulte dans années, elle a cru que tu l’avais abandonnée, Muulé. Peux-tu
lequel vous restez la seule à voir votre petit. Vous donneriez comprendre cela ? Elle croyait vivre une histoire magnifique, elle
votre vie, mais personne ne le demande, même lui n’en veut s’élançait dans la vie avec foi et enthousiasme, avec la fougue de
pas. Il se cogne aux obstacles que vous auriez pu lui éviter, la jeunesse qui ne doute de rien et toi tu l’as laissée tomber… Tu
vit des joies qui vous sont dissimulées. Vous savez que nul ne as brisé net son élan. Quelques mois plus tard, elle s’est retrouvée
pourra l’aimer autant que vous et lui souhaitez malgré tout dans le lit d’un homme qu’elle abhorrait. Comment cela aurait-
de rencontrer dans la vie des personnes bien qui l’aimeront il pu être autrement ? Tu l’avais convaincue que le désir d’un
autant qu’il les aimera, autant qu’il le mérite. Les mères ont homme était beau, elle le découvrait profanateur et sacrilège.
le sommeil tourmenté dit le proverbe. Cela est si vrai. Elle se Que son affection pour toi ait survécu à toute cette folie est un
tourna vers Muulé : vrai miracle. Mais je te crois lorsque tu affirmes qu’elle t’aime
— Vas-tu la laisser partir encore une fois ? Vas-tu à nouveau encore. Garde en mémoire que cet amour ne lui a apporté que
renoncer ? tourments. Tu n’as pas la moindre idée de ce qu’elle a dû subir ;
Elle s’en voulait de lui parler sur ce ton, mais ne pouvait se malgré ses sentiments pour toi, je crains qu’elle ne t’accorde pas
retenir. Muulé souriait, l’air heureux. de seconde chance Depuis la mort de Lipem, plus encore main-
— Peut-on savoir ce qui te rend si gai ? demanda-t-elle sur tenant qu’elle s’implique tout entière dans la cause, Likak s’est
un ton agressif. Partage-le avec nous s’il te plaît. J’ai eu si peu de bâti un univers dans lequel elle est en sécurité, elle milite acti-
motifs de me réjouir aujourd’hui. vement, elle a son fils, ses champs, elle tient enfin les rênes de
Le sourire de Muulé s’agrandit : sa propre existence. Pourquoi raviver des émotions qui l’ont si
— Elle m’aime encore. Je l’ai vu dans ses yeux. profondément meurtrie ? Pour elle, pour Kundè, ma fille ne fait
Esta n’en croyait pas ses oreilles. Était-il devenu fou ? Elle confiance à personne d’autre qu’à elle-même. Tu devrais aller la
songea qu’elle devrait sans doute le frapper pour lui remettre voir, lui parler, dis-lui…
les idées en place. Amos intervint avant qu’elle n’ait le temps — Non, la stoppa Muulé. Tu as raison, bien sûr, je souscris à
de répliquer. ton analyse. Mais tu l’as dit toi-même, laissons là toutes ces vies
— S’il le dit, c’est que c’est vrai. que nous avons ratées, mettons notre énergie à vivre le présent,

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en défendez mais au fond, vous êtes conscient qu’à travers lui, Lui aussi paraissait soulagé. La chape de culpabilité qui
vous tentez de prémunir la part de vous qui à jamais prend les pesait sur ses épaules avait fait place à plus d’optimisme. Esta
coups qui lui sont destinés, souffre des fièvres qui le dévorent. secoua la tête : « La bêtise des hommes est un puits sans fond »
Mais l’enfant n’est déjà plus là. Il vogue au loin, entraîné par le songea-t-elle.
courant de son propre destin. Vous feriez n’importe quoi pour — Cela ne résout rien, au contraire. Pendant toutes ces
lui, l’auriez fait pour l’enfant qu’il était, et pour l’adulte dans années, elle a cru que tu l’avais abandonnée, Muulé. Peux-tu
lequel vous restez la seule à voir votre petit. Vous donneriez comprendre cela ? Elle croyait vivre une histoire magnifique, elle
votre vie, mais personne ne le demande, même lui n’en veut s’élançait dans la vie avec foi et enthousiasme, avec la fougue de
pas. Il se cogne aux obstacles que vous auriez pu lui éviter, la jeunesse qui ne doute de rien et toi tu l’as laissée tomber… Tu
vit des joies qui vous sont dissimulées. Vous savez que nul ne as brisé net son élan. Quelques mois plus tard, elle s’est retrouvée
pourra l’aimer autant que vous et lui souhaitez malgré tout dans le lit d’un homme qu’elle abhorrait. Comment cela aurait-
de rencontrer dans la vie des personnes bien qui l’aimeront il pu être autrement ? Tu l’avais convaincue que le désir d’un
autant qu’il les aimera, autant qu’il le mérite. Les mères ont homme était beau, elle le découvrait profanateur et sacrilège.
le sommeil tourmenté dit le proverbe. Cela est si vrai. Elle se Que son affection pour toi ait survécu à toute cette folie est un
tourna vers Muulé : vrai miracle. Mais je te crois lorsque tu affirmes qu’elle t’aime
— Vas-tu la laisser partir encore une fois ? Vas-tu à nouveau encore. Garde en mémoire que cet amour ne lui a apporté que
renoncer ? tourments. Tu n’as pas la moindre idée de ce qu’elle a dû subir ;
Elle s’en voulait de lui parler sur ce ton, mais ne pouvait se malgré ses sentiments pour toi, je crains qu’elle ne t’accorde pas
retenir. Muulé souriait, l’air heureux. de seconde chance Depuis la mort de Lipem, plus encore main-
— Peut-on savoir ce qui te rend si gai ? demanda-t-elle sur tenant qu’elle s’implique tout entière dans la cause, Likak s’est
un ton agressif. Partage-le avec nous s’il te plaît. J’ai eu si peu de bâti un univers dans lequel elle est en sécurité, elle milite acti-
motifs de me réjouir aujourd’hui. vement, elle a son fils, ses champs, elle tient enfin les rênes de
Le sourire de Muulé s’agrandit : sa propre existence. Pourquoi raviver des émotions qui l’ont si
— Elle m’aime encore. Je l’ai vu dans ses yeux. profondément meurtrie ? Pour elle, pour Kundè, ma fille ne fait
Esta n’en croyait pas ses oreilles. Était-il devenu fou ? Elle confiance à personne d’autre qu’à elle-même. Tu devrais aller la
songea qu’elle devrait sans doute le frapper pour lui remettre voir, lui parler, dis-lui…
les idées en place. Amos intervint avant qu’elle n’ait le temps — Non, la stoppa Muulé. Tu as raison, bien sûr, je souscris à
de répliquer. ton analyse. Mais tu l’as dit toi-même, laissons là toutes ces vies
— S’il le dit, c’est que c’est vrai. que nous avons ratées, mettons notre énergie à vivre le présent,

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à construire l’avenir. J’ai fait une terrible erreur, je le regrette
amèrement, mais je ne laisserai plus personne s’ingérer dans ma
relation avec Likak. Je ferai comme je l’entends. Elle m’aime et,
oui, j’en ai douté. Elle m’aime encore et ça change tout.
Il se tourna vers son oncle avec un grand sourire :
— J’ai l’impression de revivre…
— Mais alors, va la rejoindre, insista Esta. Trouve les mots
qu’il faut pour la convaincre. Le temps est un traître, ne laisse
pas…
— Arrête, l’interrompit cette fois Amos en posant une main
apaisante sur son bras. Ce ne sont plus des enfants.
10 C hristine Manguele affermit sa décision. Elle
observait discrètement son mari qui rangeait des documents
dans une sacoche. Des tracts, constata-t-elle. Encore ces maudits
papiers faisant l’apologie de communistes mécréants, critiquant
sur un ton vil, irrespectueux, les Blancs qui avaient apporté le
progrès dans ce pays. Chacun doit servir Dieu à la place qui est la
sienne, la bible le disait clairement. Qui étaient-ils pour remettre
en question la parole du Très Haut ? Amos avait perdu la tête.
Sa position de leader du parti n’était un secret pour personne.
Ses enfants, les membres de sa famille, subissaient toutes sortes
de pressions. Il n’en avait cure. Elle avait essayé de les tenir à
l’écart, les mettre à l’abri de la folie de leur père, sans succès. Ses
fils avaient adhéré au parti, parlant de ce Um Nyobè comme s’il
était Jésus-Christ revenu sur terre. Son petit-fils s’était acoquiné
avec celui de la sorcière. Amos avait sans doute fait exprès de les

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inscrire dans le même collège. Elle aurait pu lui pardonner le La nuit s’écoulait comme on dévide une bobine, le temps se
reste, mais il avait commis là l’affront de trop. rafraîchissait. Christine vit Esta sortir de sa maison, la sacoche de
Elle entendait son époux s’activer dans leur chambre à cou- documents à la main. Elle regarda autour d’elle avec méfiance.
cher. Le scénario était immuable. Depuis maintenant plusieurs Christine eut à peine le temps de se cacher derrière un tronc
années, depuis le début de leur soi-disant lutte pour l’indépen- d’arbre pour ne pas être découverte. Esta se dirigea vers le puits
dance, Amos ne faisait plus que des retours épisodiques dans leur d’eau à l’arrière de la cuisine, ôtant le couvercle qui le protégeait,
foyer. Il prenait un bain, mangeait un morceau, se changeait, puis elle tira sur une corde et en sortit un seau. Elle jeta encore un
prétextant une réunion, s’en allait, parfois pour plusieurs jours. coup d’œil aux alentours, puis, rassurée, plaça les documents
Une réunion ! Cet homme l’avait toujours crue plus sotte qu’elle compromettants dans le seau, le remit dans le puits avant d’y
ne l’était. Elle l’avait suivi plus d’une fois à son insu et savait bien replacer le couvercle. Sa tâche achevée, elle se retira dans sa
où il se rendait. Christine l’avait pris en filature quelques semaines maison, puis les lampes une à une s’éteignirent.
plus tôt, jusque chez la sorcière. Elle s’était cachée dans la pénombre Cette femme s’attachait Amos par quelque sortilège, son
et l’avait vu entrer dans cet antre du malin, où il était manifeste- épouse en était persuadée. Elle le détournait sans aucun scrupule
ment attendu. Elle avait perçu les éclats de leurs voix, le rire joyeux de sa famille. Christine avait maintenant le moyen de mettre fin
d’Amos auquel répondait celui de la sorcière. Son sang s’échauffait à son emprise satanique. Un seul de ces tracts trouvé chez un
à l’évocation de ce souvenir. Depuis combien de temps n’avait-elle villageois suffisait à faire emprisonner, torturer le malheureux.
pas entendu Amos rire ? Il parlait haut, d’une voix animée, loin du Le Seigneur avait entendu ses prières et lui avait enfin montré
timbre monocorde et indifférent dont il usait avec elle. Si elle n’en- le moyen de vaincre la sorcière Ngo Mbondo Njee.
tendait pas ses paroles, elle pouvait deviner au son de sa voix qu’il Christine Manguele interrompit son guet. Elle avait suivi
se sentait bien, comme si là était son foyer et pas la maison qu’elle son mari sur une impulsion, elle se consumait de désespoir, sa
entretenait pour lui depuis si longtemps, comme si cette sorcière haine pour lui ne connaissait plus de limite. Le Tout-Puissant
était son épouse légitime, et non pas elle à qui il avait fait des pro- l’en avait délivré en lui désignant le véritable coupable. Amos ne
messes solennelles, officielles. Qu’avait-il fait des engagements qu’il savait plus ce qu’il faisait, elle avait le devoir, en tant qu’épouse,
avait pris vis-à-vis d’elle ? Où était le respect, l’assistance ? Où était de lui venir en aide, de le sauver, même malgré lui. Elle savait très
l’amour ? Qu’avait cette femme de plus qu’elle ? Ne lui avait-elle exactement à qui porter les informations qu’elle avait obtenues.
pas tout donné ? N’avait-elle pas tenu sa maison ? Ne lui avait-elle Elle s’en alla en chantonnant un cantique, c’était une nuit
pas fait des enfants ? De quel droit osait-il la traiter avec tant de sans étoiles et sans lune, mais plus rien ne pouvait effrayer
mépris ? De quel droit l’avait-il réduite en cette chose pathétique Christine Manguele. Elle cheminait gaiement, un ange de
guettant dans le noir son mari et sa maîtresse ? Dieu, elle n’en doutait pas, veillait sur sa destinée, aplanissait

208 209
inscrire dans le même collège. Elle aurait pu lui pardonner le La nuit s’écoulait comme on dévide une bobine, le temps se
reste, mais il avait commis là l’affront de trop. rafraîchissait. Christine vit Esta sortir de sa maison, la sacoche de
Elle entendait son époux s’activer dans leur chambre à cou- documents à la main. Elle regarda autour d’elle avec méfiance.
cher. Le scénario était immuable. Depuis maintenant plusieurs Christine eut à peine le temps de se cacher derrière un tronc
années, depuis le début de leur soi-disant lutte pour l’indépen- d’arbre pour ne pas être découverte. Esta se dirigea vers le puits
dance, Amos ne faisait plus que des retours épisodiques dans leur d’eau à l’arrière de la cuisine, ôtant le couvercle qui le protégeait,
foyer. Il prenait un bain, mangeait un morceau, se changeait, puis elle tira sur une corde et en sortit un seau. Elle jeta encore un
prétextant une réunion, s’en allait, parfois pour plusieurs jours. coup d’œil aux alentours, puis, rassurée, plaça les documents
Une réunion ! Cet homme l’avait toujours crue plus sotte qu’elle compromettants dans le seau, le remit dans le puits avant d’y
ne l’était. Elle l’avait suivi plus d’une fois à son insu et savait bien replacer le couvercle. Sa tâche achevée, elle se retira dans sa
où il se rendait. Christine l’avait pris en filature quelques semaines maison, puis les lampes une à une s’éteignirent.
plus tôt, jusque chez la sorcière. Elle s’était cachée dans la pénombre Cette femme s’attachait Amos par quelque sortilège, son
et l’avait vu entrer dans cet antre du malin, où il était manifeste- épouse en était persuadée. Elle le détournait sans aucun scrupule
ment attendu. Elle avait perçu les éclats de leurs voix, le rire joyeux de sa famille. Christine avait maintenant le moyen de mettre fin
d’Amos auquel répondait celui de la sorcière. Son sang s’échauffait à son emprise satanique. Un seul de ces tracts trouvé chez un
à l’évocation de ce souvenir. Depuis combien de temps n’avait-elle villageois suffisait à faire emprisonner, torturer le malheureux.
pas entendu Amos rire ? Il parlait haut, d’une voix animée, loin du Le Seigneur avait entendu ses prières et lui avait enfin montré
timbre monocorde et indifférent dont il usait avec elle. Si elle n’en- le moyen de vaincre la sorcière Ngo Mbondo Njee.
tendait pas ses paroles, elle pouvait deviner au son de sa voix qu’il Christine Manguele interrompit son guet. Elle avait suivi
se sentait bien, comme si là était son foyer et pas la maison qu’elle son mari sur une impulsion, elle se consumait de désespoir, sa
entretenait pour lui depuis si longtemps, comme si cette sorcière haine pour lui ne connaissait plus de limite. Le Tout-Puissant
était son épouse légitime, et non pas elle à qui il avait fait des pro- l’en avait délivré en lui désignant le véritable coupable. Amos ne
messes solennelles, officielles. Qu’avait-il fait des engagements qu’il savait plus ce qu’il faisait, elle avait le devoir, en tant qu’épouse,
avait pris vis-à-vis d’elle ? Où était le respect, l’assistance ? Où était de lui venir en aide, de le sauver, même malgré lui. Elle savait très
l’amour ? Qu’avait cette femme de plus qu’elle ? Ne lui avait-elle exactement à qui porter les informations qu’elle avait obtenues.
pas tout donné ? N’avait-elle pas tenu sa maison ? Ne lui avait-elle Elle s’en alla en chantonnant un cantique, c’était une nuit
pas fait des enfants ? De quel droit osait-il la traiter avec tant de sans étoiles et sans lune, mais plus rien ne pouvait effrayer
mépris ? De quel droit l’avait-il réduite en cette chose pathétique Christine Manguele. Elle cheminait gaiement, un ange de
guettant dans le noir son mari et sa maîtresse ? Dieu, elle n’en doutait pas, veillait sur sa destinée, aplanissait

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les obstacles sur son chemin. Au matin, elle était déjà moins sûre Joseph répliquait avec hargne :
d’elle. La situation était extrêmement tendue dans la région à — Nous sommes en guerre, tous les moyens sont bons pour
cause de l’UPC. Si quiconque la soupçonnait de trahison, elle gagner, mais tu as raison sur un point, cette bataille n’est pas faite
subirait sans nul doute les représailles des partisans de Mpodol. pour les femmelettes.
Peut-être même qu’Amos la livrerait à la vindicte populaire. De Kundè ne savait pas à qui faire part des violences de ses
plus, les réactions de ce Blanc-là étaient imprévisibles, il pourrait camarades et, par-dessus tout, il répugnait à passer pour un
aussi bien s’en prendre à elle, confondant le messager et le mes- traître. Alors il se taisait. Joseph tardait à venir, sa grand-mère
sage. Pendant des semaines, elle tergiversa, calculant les risques avait sans doute trouvé le moyen de le retenir à quelque corvée.
pour elle, pour les siens. Comment faire pour libérer Amos de Elle procédait toujours ainsi lorsque Kundè venait le chercher
cette sorcière tout en protégeant sa famille ? pour aller jouer. « Il vaut mieux que tu n’entres pas chez elle »
— Envoie-moi un signe Seigneur. Cette femme m’a imposé l’avait prévenu Esta. Alors, il se tenait au coin de la rue et sif-
une vie de souffrance, fait douter de Toi. Je sais à présent que Tu flait fort entre ses dents. Un signe de ralliement décidé avec
portes un regard bienveillant sur ta servante et que ton châtiment Joseph pour lui permettre d’échapper à la vigilance de Christine
finit toujours par s’abattre sur le mécréant. Tiens-moi la main Manguele, sa grand-mère.
mon Dieu, guide-moi dans l’accomplissement de Ta volonté. L’astuce avait été efficace au début, mais ils avaient été percés
Kundè attendait son camarade Joseph un peu à l’écart de à jour. Maintenant, quand il sifflait, la grand-mère de Joseph
la maison des Manguele. Ils étaient inscrits tous les deux au ouvrait sa porte et sans un mot, le fixait jusqu’à ce qu’il finisse par
collège de Libamba, mais n’étaient pas vraiment amis. Le petit- s’en aller. Elle l’effrayait un peu, il devait bien le reconnaître. Ce
fils d’Amos était très fier de l’engagement de son grand-père, jour-là, Joseph tardait, comme à son habitude, à arriver. Kundè
pourtant, Kundè le jugeait inquiétant. Joseph, aidé d’une bande s’assit sur un tronc d’arbre pour l’attendre. Amos, de retour
d’adolescents exaltés, s’était mis en tête de débusquer les traîtres d’une réunion du parti, l’y trouva.
à la cause de l’UPC et de mener contre eux des actions musclées. — Que fais-tu là, mon garçon ?
Il suffisait que des soupçons pèsent sur une personne pour qu’elle Kundè était très proche d’Amos. Pour lui, qui n’avait pas
découvre au petit matin ses plantations saccagées, ou en rentrant connu son père et vivait entouré de femmes, Amos était une
des champs le soir, sa maison vandalisée. figure paternelle. Likak le taquinait gentiment, prétendant qu’il
— Mpodol rejette toute violence physique, tentait de le imitait Amos en toute chose, les mêmes expressions, les tics, le
convaincre Kundè. Nous devons nous battre avec nos idées. En grand rire, jusqu’à leur démarche qui était analogue. L’enfant
agissant ainsi, tu nous fais passer pour des bandits, tu accrédites protestait mollement tant il était fier de ressembler à cet homme
les thèses de ceux qui nous combattent. qu’il vénérait. Kundè lui fit un grand sourire.

210 211
les obstacles sur son chemin. Au matin, elle était déjà moins sûre Joseph répliquait avec hargne :
d’elle. La situation était extrêmement tendue dans la région à — Nous sommes en guerre, tous les moyens sont bons pour
cause de l’UPC. Si quiconque la soupçonnait de trahison, elle gagner, mais tu as raison sur un point, cette bataille n’est pas faite
subirait sans nul doute les représailles des partisans de Mpodol. pour les femmelettes.
Peut-être même qu’Amos la livrerait à la vindicte populaire. De Kundè ne savait pas à qui faire part des violences de ses
plus, les réactions de ce Blanc-là étaient imprévisibles, il pourrait camarades et, par-dessus tout, il répugnait à passer pour un
aussi bien s’en prendre à elle, confondant le messager et le mes- traître. Alors il se taisait. Joseph tardait à venir, sa grand-mère
sage. Pendant des semaines, elle tergiversa, calculant les risques avait sans doute trouvé le moyen de le retenir à quelque corvée.
pour elle, pour les siens. Comment faire pour libérer Amos de Elle procédait toujours ainsi lorsque Kundè venait le chercher
cette sorcière tout en protégeant sa famille ? pour aller jouer. « Il vaut mieux que tu n’entres pas chez elle »
— Envoie-moi un signe Seigneur. Cette femme m’a imposé l’avait prévenu Esta. Alors, il se tenait au coin de la rue et sif-
une vie de souffrance, fait douter de Toi. Je sais à présent que Tu flait fort entre ses dents. Un signe de ralliement décidé avec
portes un regard bienveillant sur ta servante et que ton châtiment Joseph pour lui permettre d’échapper à la vigilance de Christine
finit toujours par s’abattre sur le mécréant. Tiens-moi la main Manguele, sa grand-mère.
mon Dieu, guide-moi dans l’accomplissement de Ta volonté. L’astuce avait été efficace au début, mais ils avaient été percés
Kundè attendait son camarade Joseph un peu à l’écart de à jour. Maintenant, quand il sifflait, la grand-mère de Joseph
la maison des Manguele. Ils étaient inscrits tous les deux au ouvrait sa porte et sans un mot, le fixait jusqu’à ce qu’il finisse par
collège de Libamba, mais n’étaient pas vraiment amis. Le petit- s’en aller. Elle l’effrayait un peu, il devait bien le reconnaître. Ce
fils d’Amos était très fier de l’engagement de son grand-père, jour-là, Joseph tardait, comme à son habitude, à arriver. Kundè
pourtant, Kundè le jugeait inquiétant. Joseph, aidé d’une bande s’assit sur un tronc d’arbre pour l’attendre. Amos, de retour
d’adolescents exaltés, s’était mis en tête de débusquer les traîtres d’une réunion du parti, l’y trouva.
à la cause de l’UPC et de mener contre eux des actions musclées. — Que fais-tu là, mon garçon ?
Il suffisait que des soupçons pèsent sur une personne pour qu’elle Kundè était très proche d’Amos. Pour lui, qui n’avait pas
découvre au petit matin ses plantations saccagées, ou en rentrant connu son père et vivait entouré de femmes, Amos était une
des champs le soir, sa maison vandalisée. figure paternelle. Likak le taquinait gentiment, prétendant qu’il
— Mpodol rejette toute violence physique, tentait de le imitait Amos en toute chose, les mêmes expressions, les tics, le
convaincre Kundè. Nous devons nous battre avec nos idées. En grand rire, jusqu’à leur démarche qui était analogue. L’enfant
agissant ainsi, tu nous fais passer pour des bandits, tu accrédites protestait mollement tant il était fier de ressembler à cet homme
les thèses de ceux qui nous combattent. qu’il vénérait. Kundè lui fit un grand sourire.

210 211
— J’attends Joseph, nous allons jouer au foot. compris mon Dieu, j’ai compris. J’accomplirai sans faillir mon
— Eh bien ne reste pas dans la rue ! s’exclama Amos, suis-moi. devoir d’épouse et de chrétienne.
Kundè sur ses pas, il entra chez lui en criant du pas de la Amos Manguele vivait en clandestinité depuis l’interdiction
porte : de l’UPC. Il ne rentrait plus chez lui que rarement et toujours à
— Joseph, tu as de la visite… l’improviste. Esta, Likak, ainsi que plusieurs femmes des environs,
Christine sortit de sa cuisine comme une furie, abandon- assuraient l’approvisionnement en vivres des maquisards malgré
nant les légumes qu’elle pilait dans un mortier. Avant qu’il n’ait le risque. Esta et Amos se voyaient presque quotidiennement.
le temps de réagir, elle abattit violemment son pilon sur l’épaule — Alors c’est la fin ? lui demanda-t-elle, plus un constat
de Kundè. qu’une question. Nous avons perdu.
— Sors d’ici, fils de chienne ! hurla-t-elle à l’adolescent qui Son compagnon soupira sans répondre. Les derniers évé-
s’enfuyait à toutes jambes. nements qui avaient conduit à l’interdiction de l’UPC et obligé
Amos la retint : les partisans à se réfugier dans le maquis avaient été éprouvants
— Es-tu devenu folle ? pour eux tous. Malgré son écrasant succès populaire, bien qu’il
Elle se débattait vainement, tentant de se libérer de son soit le seul parti vraiment organisé de la scène politique locale,
étreinte. l’occupant biaisa le jeu démocratique en écartant l’UPC de toute
— Oui, cours ! cria-t-elle à Kundè qui était maintenant représentativité nationale et internationale. Le parti ne rem-
trop loin pour l’entendre. Cours dire aux sorcières de ta famille porta jamais aucune élection. Mpodol et ses amis comprirent
qu’elles ne perdent rien pour attendre ! la nécessité de fonder des alliances afin de contourner leur mise
Puis soudain, plus calme, elle s’adressa à Amos. au ban. Le parti donna des consignes de vote en faveur d’un
— Je ne suis pas folle. Le fou ici c’est toi. Trop fou même leader politique local partageant leurs idées sur les questions
pour avoir conscience de ta propre démence. Mais avec l’aide essentielles. Il contribua ainsi à l’élection d’un Camerounais à la
de Dieu, je te délivrerai du mal qui te ronge. présidence de l’assemblée territoriale, au détriment du colon qui
Il lui lança un regard si chargé de mépris qu’elle en frémit. détenait ce poste depuis sa création. Ce fut là une démonstration
Puis il s’en alla en claquant la porte. Christine posa le pilon qu’elle magistrale de la puissance électorale de l’UPC. L’administration
tenait encore dans la main et lentement gagna sa chambre. À coloniale n’avait pas vu le coup venir, mais se réorganisa vite en
genoux dans le clair-obscur de son intimité, elle invoqua son conséquence.
Dieu : Du jour au lendemain, les idées de l’UPC furent reprises,
— J’attendais un signe Seigneur, Tu me l’as envoyé, me encensées par toutes les instances du pouvoir colonial tandis que
punissant par la même occasion d’avoir douté de Toi. J’ai dans le même temps, les partisans subissaient une répression

212 213
— J’attends Joseph, nous allons jouer au foot. compris mon Dieu, j’ai compris. J’accomplirai sans faillir mon
— Eh bien ne reste pas dans la rue ! s’exclama Amos, suis-moi. devoir d’épouse et de chrétienne.
Kundè sur ses pas, il entra chez lui en criant du pas de la Amos Manguele vivait en clandestinité depuis l’interdiction
porte : de l’UPC. Il ne rentrait plus chez lui que rarement et toujours à
— Joseph, tu as de la visite… l’improviste. Esta, Likak, ainsi que plusieurs femmes des environs,
Christine sortit de sa cuisine comme une furie, abandon- assuraient l’approvisionnement en vivres des maquisards malgré
nant les légumes qu’elle pilait dans un mortier. Avant qu’il n’ait le risque. Esta et Amos se voyaient presque quotidiennement.
le temps de réagir, elle abattit violemment son pilon sur l’épaule — Alors c’est la fin ? lui demanda-t-elle, plus un constat
de Kundè. qu’une question. Nous avons perdu.
— Sors d’ici, fils de chienne ! hurla-t-elle à l’adolescent qui Son compagnon soupira sans répondre. Les derniers évé-
s’enfuyait à toutes jambes. nements qui avaient conduit à l’interdiction de l’UPC et obligé
Amos la retint : les partisans à se réfugier dans le maquis avaient été éprouvants
— Es-tu devenu folle ? pour eux tous. Malgré son écrasant succès populaire, bien qu’il
Elle se débattait vainement, tentant de se libérer de son soit le seul parti vraiment organisé de la scène politique locale,
étreinte. l’occupant biaisa le jeu démocratique en écartant l’UPC de toute
— Oui, cours ! cria-t-elle à Kundè qui était maintenant représentativité nationale et internationale. Le parti ne rem-
trop loin pour l’entendre. Cours dire aux sorcières de ta famille porta jamais aucune élection. Mpodol et ses amis comprirent
qu’elles ne perdent rien pour attendre ! la nécessité de fonder des alliances afin de contourner leur mise
Puis soudain, plus calme, elle s’adressa à Amos. au ban. Le parti donna des consignes de vote en faveur d’un
— Je ne suis pas folle. Le fou ici c’est toi. Trop fou même leader politique local partageant leurs idées sur les questions
pour avoir conscience de ta propre démence. Mais avec l’aide essentielles. Il contribua ainsi à l’élection d’un Camerounais à la
de Dieu, je te délivrerai du mal qui te ronge. présidence de l’assemblée territoriale, au détriment du colon qui
Il lui lança un regard si chargé de mépris qu’elle en frémit. détenait ce poste depuis sa création. Ce fut là une démonstration
Puis il s’en alla en claquant la porte. Christine posa le pilon qu’elle magistrale de la puissance électorale de l’UPC. L’administration
tenait encore dans la main et lentement gagna sa chambre. À coloniale n’avait pas vu le coup venir, mais se réorganisa vite en
genoux dans le clair-obscur de son intimité, elle invoqua son conséquence.
Dieu : Du jour au lendemain, les idées de l’UPC furent reprises,
— J’attendais un signe Seigneur, Tu me l’as envoyé, me encensées par toutes les instances du pouvoir colonial tandis que
punissant par la même occasion d’avoir douté de Toi. J’ai dans le même temps, les partisans subissaient une répression

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sans précédent. Une branche dure de l’UPC vit le jour, décidée place à une conscience aiguë de la difficile tâche à accomplir.
à prendre les armes pour en découdre. La voix de Mpodol devint Ils avaient pris la mesure de la duplicité de l’adversaire. Les der-
inaudible, noyée par la frustration trop longtemps contenue de nières années avaient été rudes, rien ne laissait présager une issue
ses sympathisants, par la colère des colons installés sur place qui prochaine du combat.
voyaient d’un mauvais œil les nouveaux avantages accordés aux — Je sais tout cela, finit-il par dire dans une tentative pour
locaux, et par le pouvoir décidé à en finir coûte que coûte avec l’apaiser. Nos ennemis ont perdu le combat des idées, ils veulent
le mouvement national camerounais. Le combat larvé se trans- vaincre par la terreur. Tenons bon. À l’étranger aussi des voix
forma dès lors en guerre ouverte. La situation connut son apogée s’émeuvent du sort des nôtres. La France ne pourra pas tenir
avec les émeutes de Douala puis l’éviction de l’UPC en juillet longtemps cette position. Maintenant, plus que jamais, nous
1955. Les partisans pourchassés, se réfugièrent dans le maquis. devons faire preuve d’intelligence et de détermination.
Amos ne répondit pas immédiatement à sa Lionne, alors Esta dormit à ses côtés. Ils se séparèrent au petit matin, l’un
elle poursuivit, accablée : fortifié par le soutien de l’autre. Raffermis dans leurs convic-
— Il y a beaucoup de violence, les plantations sont dévastées, tions. Amos et Esta avaient conservé de leur jeunesse commune
pour la première fois de notre histoire, le pays Bassa expérimente la foi enfantine que rien de vraiment grave ne pourrait leur arri-
la faim. Des villages entiers sont rasés, les populations sont chas- ver tant qu’ils veillaient l’un sur l’autre. Amos la serra encore
sées des terres où reposent leurs ancêtres pour être regroupées contre lui, Esta lui promit de revenir le lendemain à la nuit
le long des axes routiers, dans ce qu’ils appellent zone de pacifi- tombée avec des vivres frais.
cation. Les prisons de la région sont surpeuplées, le choléra, la Ils ne devaient plus jamais se revoir.
dysenterie y font des ravages. Les familles récupèrent les corps
des leurs, amaigris, défigurés. Les traîtres sont récompensés,
les plus courageux, traqués et molestés. L’occupant use indiffé-
remment de violence, de corruption ou de persuasion mais sa
détermination ne fait aucun doute. Il n’arrêtera pas tant que le
dernier d’entre nous n’aura pas rendu les armes. Les gens se bar-
ricadent chez eux et se méfient des voisins. Ils ont peur.
Amos l’avait écouté en silence. Esta avait plus besoin d’ex-
primer son désarroi que d’entendre des réponses, devina-t-il. Il
connaissait la situation aussi bien qu’elle et s’en souciait tout
autant. L’enthousiasme du début avait depuis longtemps fait

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sans précédent. Une branche dure de l’UPC vit le jour, décidée place à une conscience aiguë de la difficile tâche à accomplir.
à prendre les armes pour en découdre. La voix de Mpodol devint Ils avaient pris la mesure de la duplicité de l’adversaire. Les der-
inaudible, noyée par la frustration trop longtemps contenue de nières années avaient été rudes, rien ne laissait présager une issue
ses sympathisants, par la colère des colons installés sur place qui prochaine du combat.
voyaient d’un mauvais œil les nouveaux avantages accordés aux — Je sais tout cela, finit-il par dire dans une tentative pour
locaux, et par le pouvoir décidé à en finir coûte que coûte avec l’apaiser. Nos ennemis ont perdu le combat des idées, ils veulent
le mouvement national camerounais. Le combat larvé se trans- vaincre par la terreur. Tenons bon. À l’étranger aussi des voix
forma dès lors en guerre ouverte. La situation connut son apogée s’émeuvent du sort des nôtres. La France ne pourra pas tenir
avec les émeutes de Douala puis l’éviction de l’UPC en juillet longtemps cette position. Maintenant, plus que jamais, nous
1955. Les partisans pourchassés, se réfugièrent dans le maquis. devons faire preuve d’intelligence et de détermination.
Amos ne répondit pas immédiatement à sa Lionne, alors Esta dormit à ses côtés. Ils se séparèrent au petit matin, l’un
elle poursuivit, accablée : fortifié par le soutien de l’autre. Raffermis dans leurs convic-
— Il y a beaucoup de violence, les plantations sont dévastées, tions. Amos et Esta avaient conservé de leur jeunesse commune
pour la première fois de notre histoire, le pays Bassa expérimente la foi enfantine que rien de vraiment grave ne pourrait leur arri-
la faim. Des villages entiers sont rasés, les populations sont chas- ver tant qu’ils veillaient l’un sur l’autre. Amos la serra encore
sées des terres où reposent leurs ancêtres pour être regroupées contre lui, Esta lui promit de revenir le lendemain à la nuit
le long des axes routiers, dans ce qu’ils appellent zone de pacifi- tombée avec des vivres frais.
cation. Les prisons de la région sont surpeuplées, le choléra, la Ils ne devaient plus jamais se revoir.
dysenterie y font des ravages. Les familles récupèrent les corps
des leurs, amaigris, défigurés. Les traîtres sont récompensés,
les plus courageux, traqués et molestés. L’occupant use indiffé-
remment de violence, de corruption ou de persuasion mais sa
détermination ne fait aucun doute. Il n’arrêtera pas tant que le
dernier d’entre nous n’aura pas rendu les armes. Les gens se bar-
ricadent chez eux et se méfient des voisins. Ils ont peur.
Amos l’avait écouté en silence. Esta avait plus besoin d’ex-
primer son désarroi que d’entendre des réponses, devina-t-il. Il
connaissait la situation aussi bien qu’elle et s’en souciait tout
autant. L’enthousiasme du début avait depuis longtemps fait

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11 P ierre Le Gall était rentré la veille d’une réunion
avec les colons d’Edéa. L’UPC avait enfin été dissout, mais cela
ne résolvait pas leur problème. Les mesures mises en place par
le nouveau gouverneur pour améliorer le sort des populations
locales irritaient au plus haut point la communauté blanche
installée au Cameroun depuis plusieurs années. Soudain, les
revendications des indigènes étaient devenues légitimes. Ils
avaient décidé à Paris que c’était là un moyen sûr de s’allier les
populations contre l’UPC et, comme d’habitude, ils ne tenaient
pas compte de leurs compatriotes depuis longtemps établis sur
place. L’administration augmentait les salaires de plusieurs caté-
gories de travailleurs, rendant le coût de la main-d’œuvre de plus
en plus important. Les fonctionnaires locaux entamaient des
grèves au moindre prétexte, poussés par les syndicats sympathi-
sants de l’UPC. Non seulement le nouveau haut-commissaire
répondait favorablement à leurs doléances, mais il entendait en

217
plus forcer la main au secteur privé afin que, là aussi, les salaires il en lâcha le verre de whisky qu’il venait de se servir et son cœur
soient renégociés à la hausse. Des postes importants étaient attri- s’affola. Qui était cette femme, comment avait-elle échappé à la
bués à des indigènes, qui en devenaient arrogants. Depuis qu’ils vigilance des gardes qui, nuit et jour, surveillaient sa demeure ?
avaient remporté la présidence de l’Assemblée territoriale, les — Que veux-tu ? Comment es-tu entrée ? aboya-t-il.
Noirs exigeaient maintenant d’avoir accès à toutes les fonctions La femme tremblait, terrorisée. Cette vision le rasséréna.
jusqu’ici réservées aux Blancs. Un à un, les colons perdaient — La porte était ouverte monsieur, répondit-elle d’une voix
les élections territoriales au profit des cadres locaux dits modé- chevrotante.
rés, mais néanmoins, il le constatait, résolument anti-Blancs. La — Que me veux-tu ? demanda-t-il à nouveau sur le même
nouvelle stratégie adoptée par Le Gall et ses pairs consistait à ton peu amène.
faire émerger des locaux acquis à leur cause, corrompus et sus- — Notre devoir de chrétien est de débusquer les fauteurs
ceptibles d’être manipulés pour défendre leurs intérêts. Sur le de troubles de l’UPC où qu’ils se trouvent et de les signaler
conseil de son fils Gérard, ils s’étaient rapprochés d’Alexandre aux autorités, dit la femme de la même voix apeurée. Je suis
Nyemb. Ayant fait la guerre, puis étudié en France, il ne s’était venue faire le mien. Je veux signaler à votre attention Esther Ngo
jamais affiché avec l’UPC, avait conservé sa neutralité malgré Mbondo Njee, une sorcière, une militante upéciste qui n’en fait
les récents événements. Il tardait à donner suite à leur offre et même pas mystère.
cela inquiétait au plus haut point Pierre Le Gall. À Yaoundé, Pierre Le Gall se resservit à boire, la femme avait toute son
Douala, chez les musulmans du nord du pays ainsi que dans attention. Il avait profité de la répression violente organisée
toutes les grandes régions, les colons étaient mieux organisés, contre les sympathisants de l’UPC pour faire fouiller à plu-
leurs candidats progressaient inéluctablement dans la nouvelle sieurs reprises la maison de la sorcière. Quelle que soit l’heure à
organisation politique qui se dessinait dans le pays tandis que la laquelle s’effectuaient les descentes, la maison était vidée de ses
rébellion s’intensifiait en pays bassa. S’ils n’arrivaient pas à impo- occupants. Ils l’avaient mise à sac plusieurs fois sans rien trou-
ser un candidat bassa, la communauté blanche de la région, dont ver de compromettant. Il crut reconnaître l’intruse  : l’épouse
il était la tête de file, verrait son pouvoir amoindri. d’Amos Manguele. Il était aujourd’hui recherché, au même titre
Pierre Le Gall en était là dans ses réflexions lorsqu’il la vit que Um Nyobè. Christine Manguele n’avait dû son salut qu’à
arriver. Christine Manguele revêtue d’une grande robe noire, son activité zélée à l’Église catholique. Les bonnes sœurs avaient
les cheveux cachés par un foulard de la même couleur, s’était plaidé sa cause.
subrepticement glissée dans la maison de l’homme à la faveur de — N’es-tu pas la femme de Manguele ?
l’obscurité. Il ne l’avait pas entendue avant qu’elle ne se tienne — Je suis bien son épouse, Monsieur, mais seulement de
devant lui, sombre et maigre, telle une apparition. De surprise, nom à présent. Cette sorcière a réussi à détourner mon mari

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plus forcer la main au secteur privé afin que, là aussi, les salaires il en lâcha le verre de whisky qu’il venait de se servir et son cœur
soient renégociés à la hausse. Des postes importants étaient attri- s’affola. Qui était cette femme, comment avait-elle échappé à la
bués à des indigènes, qui en devenaient arrogants. Depuis qu’ils vigilance des gardes qui, nuit et jour, surveillaient sa demeure ?
avaient remporté la présidence de l’Assemblée territoriale, les — Que veux-tu ? Comment es-tu entrée ? aboya-t-il.
Noirs exigeaient maintenant d’avoir accès à toutes les fonctions La femme tremblait, terrorisée. Cette vision le rasséréna.
jusqu’ici réservées aux Blancs. Un à un, les colons perdaient — La porte était ouverte monsieur, répondit-elle d’une voix
les élections territoriales au profit des cadres locaux dits modé- chevrotante.
rés, mais néanmoins, il le constatait, résolument anti-Blancs. La — Que me veux-tu ? demanda-t-il à nouveau sur le même
nouvelle stratégie adoptée par Le Gall et ses pairs consistait à ton peu amène.
faire émerger des locaux acquis à leur cause, corrompus et sus- — Notre devoir de chrétien est de débusquer les fauteurs
ceptibles d’être manipulés pour défendre leurs intérêts. Sur le de troubles de l’UPC où qu’ils se trouvent et de les signaler
conseil de son fils Gérard, ils s’étaient rapprochés d’Alexandre aux autorités, dit la femme de la même voix apeurée. Je suis
Nyemb. Ayant fait la guerre, puis étudié en France, il ne s’était venue faire le mien. Je veux signaler à votre attention Esther Ngo
jamais affiché avec l’UPC, avait conservé sa neutralité malgré Mbondo Njee, une sorcière, une militante upéciste qui n’en fait
les récents événements. Il tardait à donner suite à leur offre et même pas mystère.
cela inquiétait au plus haut point Pierre Le Gall. À Yaoundé, Pierre Le Gall se resservit à boire, la femme avait toute son
Douala, chez les musulmans du nord du pays ainsi que dans attention. Il avait profité de la répression violente organisée
toutes les grandes régions, les colons étaient mieux organisés, contre les sympathisants de l’UPC pour faire fouiller à plu-
leurs candidats progressaient inéluctablement dans la nouvelle sieurs reprises la maison de la sorcière. Quelle que soit l’heure à
organisation politique qui se dessinait dans le pays tandis que la laquelle s’effectuaient les descentes, la maison était vidée de ses
rébellion s’intensifiait en pays bassa. S’ils n’arrivaient pas à impo- occupants. Ils l’avaient mise à sac plusieurs fois sans rien trou-
ser un candidat bassa, la communauté blanche de la région, dont ver de compromettant. Il crut reconnaître l’intruse  : l’épouse
il était la tête de file, verrait son pouvoir amoindri. d’Amos Manguele. Il était aujourd’hui recherché, au même titre
Pierre Le Gall en était là dans ses réflexions lorsqu’il la vit que Um Nyobè. Christine Manguele n’avait dû son salut qu’à
arriver. Christine Manguele revêtue d’une grande robe noire, son activité zélée à l’Église catholique. Les bonnes sœurs avaient
les cheveux cachés par un foulard de la même couleur, s’était plaidé sa cause.
subrepticement glissée dans la maison de l’homme à la faveur de — N’es-tu pas la femme de Manguele ?
l’obscurité. Il ne l’avait pas entendue avant qu’elle ne se tienne — Je suis bien son épouse, Monsieur, mais seulement de
devant lui, sombre et maigre, telle une apparition. De surprise, nom à présent. Cette sorcière a réussi à détourner mon mari

218 219
du droit chemin et à l’entraîner dans ce combat épouvantable, — Tu te moques de moi ? hurla Le Gall. C’est un piège
contraire à nos intérêts comme aux lois du Tout-Puissant. Je peux n’est-ce pas ? Tes complices m’attendent là-bas pour me zigouil-
vous livrer la femme, patron. Je sais où elle cache les preuves de ler, avoue !
son affiliation à l’UPC. Je vous montrerai. En échange, je vous — Non, non, je vous le jure devant Dieu, je le jure sur la
demande de faire preuve de miséricorde pour mon mari. Je vou- tête de mes enfants, il n’y a pas de piège. La sorcière cache les
drais racheter par mon geste tout le mal qu’il vous a fait, qu’il a fait documents dans le puits derrière sa maison. Je vous en sup-
à son pays et à sa famille. Accordez-lui votre pardon en échange plie, croyez-moi. Il n’y a pas de piège, je vous le jure. Je vous
des informations que je vous fournirai… Je vous promets de en supplie.
l’encourager à mener une vie chrétienne, loin de toute sédition. Elle tomba à genoux à ses pieds, sanglotant éperdument.
Pierre Le Gall sentit une joie mauvaise monter en lui, une — Tu vas rester ici. Si je ne trouve rien, si tu m’as menti, je
sorte de volupté presque physique. La femme le regardait et reviens et je te tue.
recula d’un pas. La peur manquait de faire fondre les entrailles Il l’empoigna brutalement, l’entraînant à sa suite.
de Christine Manguele. Ce qu’elle voyait dans le regard de cet — Non, laissez-moi partir, pitié, ayez pitié.
homme, l’excitation émanant tout d’un coup de lui, lui donna Pierre Le Gall la jeta dans une chambre et en verrouilla la
l’impression d’être face à un animal sauvage pris de folie. Ses porte. Il alla chercher le fusil qu’il gardait toujours à la tête de son
yeux d’eaux sales étaient à la fois placides et comme brûlant de lit, vérifia qu’il était chargé puis sortit dans la cour et interpella
l’intérieur. Il exhalait de lui une aura inquiétante, une chaleur ses gardes. Six militaires armés, recrutés dans le nord du pays. Il
fiévreuse, elle pouvait le sentir avec autant de force que s’il la leur expliqua rapidement la situation. Le réseau de surveillance
tenait dans ses bras. Quelque chose en elle, un instinct atavique mis en place par Esta autour de Le Gall démontra là encore son
lui commandait de s’enfuir aussi vite, aussi loin que ses pieds efficacité. Un des gardes entretenait une liaison avec une jeune
la porteraient, mais elle restait là, incapable de mouvoir la plus fille du voisinage. Prétextant un besoin urgent, il courut chez
petite parcelle de son être. son amie :
Pierre Le Gall se contint avec difficulté. Il ne fallait pas — Préviens la Lionne, vite, il faudra que tu sois plus rapide
effrayer la femme, il avait encore besoin d’elle. que les voitures.
— Alors allons-y, lui dit-il soudain, se levant d’un bond. La jeune fille prit un raccourci par un chemin de brousse
— Non, écoutez, je ne peux pas y aller avec vous. S’ils savent et courut jusqu’à une case plus loin où elle informa quelqu’un
que je vous ai parlé, ils me tueront. Je vous en prie, je vais vous d’autre. De maison en maison, le maquis organisa la protection
dire où sont les documents, je vous en supplie, ne m’obligez pas des siens, dans l’opacité des forêts dont ils connaissaient chaque
à venir avec vous. recoin et le moindre raccourci.

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du droit chemin et à l’entraîner dans ce combat épouvantable, — Tu te moques de moi ? hurla Le Gall. C’est un piège
contraire à nos intérêts comme aux lois du Tout-Puissant. Je peux n’est-ce pas ? Tes complices m’attendent là-bas pour me zigouil-
vous livrer la femme, patron. Je sais où elle cache les preuves de ler, avoue !
son affiliation à l’UPC. Je vous montrerai. En échange, je vous — Non, non, je vous le jure devant Dieu, je le jure sur la
demande de faire preuve de miséricorde pour mon mari. Je vou- tête de mes enfants, il n’y a pas de piège. La sorcière cache les
drais racheter par mon geste tout le mal qu’il vous a fait, qu’il a fait documents dans le puits derrière sa maison. Je vous en sup-
à son pays et à sa famille. Accordez-lui votre pardon en échange plie, croyez-moi. Il n’y a pas de piège, je vous le jure. Je vous
des informations que je vous fournirai… Je vous promets de en supplie.
l’encourager à mener une vie chrétienne, loin de toute sédition. Elle tomba à genoux à ses pieds, sanglotant éperdument.
Pierre Le Gall sentit une joie mauvaise monter en lui, une — Tu vas rester ici. Si je ne trouve rien, si tu m’as menti, je
sorte de volupté presque physique. La femme le regardait et reviens et je te tue.
recula d’un pas. La peur manquait de faire fondre les entrailles Il l’empoigna brutalement, l’entraînant à sa suite.
de Christine Manguele. Ce qu’elle voyait dans le regard de cet — Non, laissez-moi partir, pitié, ayez pitié.
homme, l’excitation émanant tout d’un coup de lui, lui donna Pierre Le Gall la jeta dans une chambre et en verrouilla la
l’impression d’être face à un animal sauvage pris de folie. Ses porte. Il alla chercher le fusil qu’il gardait toujours à la tête de son
yeux d’eaux sales étaient à la fois placides et comme brûlant de lit, vérifia qu’il était chargé puis sortit dans la cour et interpella
l’intérieur. Il exhalait de lui une aura inquiétante, une chaleur ses gardes. Six militaires armés, recrutés dans le nord du pays. Il
fiévreuse, elle pouvait le sentir avec autant de force que s’il la leur expliqua rapidement la situation. Le réseau de surveillance
tenait dans ses bras. Quelque chose en elle, un instinct atavique mis en place par Esta autour de Le Gall démontra là encore son
lui commandait de s’enfuir aussi vite, aussi loin que ses pieds efficacité. Un des gardes entretenait une liaison avec une jeune
la porteraient, mais elle restait là, incapable de mouvoir la plus fille du voisinage. Prétextant un besoin urgent, il courut chez
petite parcelle de son être. son amie :
Pierre Le Gall se contint avec difficulté. Il ne fallait pas — Préviens la Lionne, vite, il faudra que tu sois plus rapide
effrayer la femme, il avait encore besoin d’elle. que les voitures.
— Alors allons-y, lui dit-il soudain, se levant d’un bond. La jeune fille prit un raccourci par un chemin de brousse
— Non, écoutez, je ne peux pas y aller avec vous. S’ils savent et courut jusqu’à une case plus loin où elle informa quelqu’un
que je vous ai parlé, ils me tueront. Je vous en prie, je vais vous d’autre. De maison en maison, le maquis organisa la protection
dire où sont les documents, je vous en supplie, ne m’obligez pas des siens, dans l’opacité des forêts dont ils connaissaient chaque
à venir avec vous. recoin et le moindre raccourci.

220 221
Lorsque Pierre Le Gall arriva chez Esta, les portes étaient de son entreprise. Au fond du seau, une sacoche contenant des
grandes ouvertes, le repas du soir fumait encore sur la table, mais tracts, des lettres, divers documents incriminant l’UPC. Il riait,
l’endroit était déserté par ses habitants. Il s’étouffait de rage. comme un enfant devant un jouet tout neuf. Sa découverte le
— Fouillez partout, y compris dans la forêt. Allez dans toutes mettait dans une joie indescriptible.
les maisons voisines, regardez partout ! ordonna-t-il à ses sbires. Christine Manguele continua à trembler longtemps après le
La troupe se dispersa, réveillant en hurlant les populations départ de Le Gall. Cet homme était fou, cela ne laissait place à
endormies. Ils s’arrêtèrent net à l’orée de la forêt. Les soldats aucune équivoque. Il la tuerait, Seigneur, il la tuerait sûrement !
étrangers à la région n’étaient pas à l’aise dans les grandes et Et si lui ne le faisait pas, les membres de sa communauté, les
mystérieuses forêts du pays bassa. Ils ne s’y hasardaient que sympathisants de Mpodol, et les autres prêtresses du Ko’ô… Elle
contraints, certainement pas de nuit s’ils pouvaient l’éviter. réalisa soudain qu’elle venait de se faire un nombre incalculable
Pierre Le Gall chercha sans succès le puits indiqué. La femme d’ennemis. Aucun n’hésiterait à l’exécuter sommairement s’ils
lui avait dit derrière la maison. Il en fit le tour avec une lampe venaient à découvrir le rôle qu’elle avait joué dans l’arrestation
torche, regardant dans tous les sens, et ne vit rien. Il enrageait de la sorcière.
contre Christine Manguele : La chambre était verrouillée de l’extérieur. Malgré ses efforts,
— Je tuerai cette salope, pour t’apprendre à jouer avec moi, elle ne parvint pas à entamer la serrure. Elle se laissa glisser sur le
pensa-t-il, une balle dans la cervelle, clair et net. sol, submergée par le désespoir, quand elle avisa des fenêtres. Elles
Ses hommes revinrent bredouilles, personne n’avait rien vu, étaient constituées de deux battants en bois qu’un petit loquet
rien entendu évidemment, et aucun document compromettant rabattu à l’intérieur maintenait clos. Dans sa hâte, Pierre Le Gall
n’avait été trouvé. avait négligé cette ouverture. Christine Manguele n’eut aucune
Pierre Le Gall, maudissant l’humanité entière, reprit place difficulté à les ouvrir. Elle sauta dans le jardin et se sauva dans le
dans sa voiture et alluma le moteur. Il allait s’en aller quand la noir. Pas une fois elle n’avait cessé de prier durant sa captivité.
petite pièce extérieure qui tenait lieu de cuisine à Esta se dessina Esta, Likak et Kundè s’étaient enfuis, prévenus par un voisin
distinctement sous le halo des phares. « Attendez une minute ! » de l’arrivée imminente de Le Gall et de ses troupes. Dans sa
cria-t-il à ses troupes avant de sortir en trombe, sa torche allu- précipitation, Esta n’avait pas eu le temps de prendre les docu-
mée, et de se précipiter derrière la petite bâtisse. ments qu’elle tenait cachés. Sa maison avait été fouillée plusieurs
Le puits était là, bien en évidence. Il en éclaira le fond, sans fois sans que ne soit découvert son lieu secret. Elle gardait bon
rien apercevoir d’autre que l’ombre d’un seau hors de portée espoir de s’en sortir encore une fois. Cette descente plus que les
de la lumière. Le Gall tira sur la corde pour sortir le récipient. autres l’interpellait. Le Gall était venu lui-même, en pleine nuit,
Surpris par le poids, il tira plus vite, assuré désormais du succès avec sa propre garde, sans même en référer aux forces de l’ordre

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Lorsque Pierre Le Gall arriva chez Esta, les portes étaient de son entreprise. Au fond du seau, une sacoche contenant des
grandes ouvertes, le repas du soir fumait encore sur la table, mais tracts, des lettres, divers documents incriminant l’UPC. Il riait,
l’endroit était déserté par ses habitants. Il s’étouffait de rage. comme un enfant devant un jouet tout neuf. Sa découverte le
— Fouillez partout, y compris dans la forêt. Allez dans toutes mettait dans une joie indescriptible.
les maisons voisines, regardez partout ! ordonna-t-il à ses sbires. Christine Manguele continua à trembler longtemps après le
La troupe se dispersa, réveillant en hurlant les populations départ de Le Gall. Cet homme était fou, cela ne laissait place à
endormies. Ils s’arrêtèrent net à l’orée de la forêt. Les soldats aucune équivoque. Il la tuerait, Seigneur, il la tuerait sûrement !
étrangers à la région n’étaient pas à l’aise dans les grandes et Et si lui ne le faisait pas, les membres de sa communauté, les
mystérieuses forêts du pays bassa. Ils ne s’y hasardaient que sympathisants de Mpodol, et les autres prêtresses du Ko’ô… Elle
contraints, certainement pas de nuit s’ils pouvaient l’éviter. réalisa soudain qu’elle venait de se faire un nombre incalculable
Pierre Le Gall chercha sans succès le puits indiqué. La femme d’ennemis. Aucun n’hésiterait à l’exécuter sommairement s’ils
lui avait dit derrière la maison. Il en fit le tour avec une lampe venaient à découvrir le rôle qu’elle avait joué dans l’arrestation
torche, regardant dans tous les sens, et ne vit rien. Il enrageait de la sorcière.
contre Christine Manguele : La chambre était verrouillée de l’extérieur. Malgré ses efforts,
— Je tuerai cette salope, pour t’apprendre à jouer avec moi, elle ne parvint pas à entamer la serrure. Elle se laissa glisser sur le
pensa-t-il, une balle dans la cervelle, clair et net. sol, submergée par le désespoir, quand elle avisa des fenêtres. Elles
Ses hommes revinrent bredouilles, personne n’avait rien vu, étaient constituées de deux battants en bois qu’un petit loquet
rien entendu évidemment, et aucun document compromettant rabattu à l’intérieur maintenait clos. Dans sa hâte, Pierre Le Gall
n’avait été trouvé. avait négligé cette ouverture. Christine Manguele n’eut aucune
Pierre Le Gall, maudissant l’humanité entière, reprit place difficulté à les ouvrir. Elle sauta dans le jardin et se sauva dans le
dans sa voiture et alluma le moteur. Il allait s’en aller quand la noir. Pas une fois elle n’avait cessé de prier durant sa captivité.
petite pièce extérieure qui tenait lieu de cuisine à Esta se dessina Esta, Likak et Kundè s’étaient enfuis, prévenus par un voisin
distinctement sous le halo des phares. « Attendez une minute ! » de l’arrivée imminente de Le Gall et de ses troupes. Dans sa
cria-t-il à ses troupes avant de sortir en trombe, sa torche allu- précipitation, Esta n’avait pas eu le temps de prendre les docu-
mée, et de se précipiter derrière la petite bâtisse. ments qu’elle tenait cachés. Sa maison avait été fouillée plusieurs
Le puits était là, bien en évidence. Il en éclaira le fond, sans fois sans que ne soit découvert son lieu secret. Elle gardait bon
rien apercevoir d’autre que l’ombre d’un seau hors de portée espoir de s’en sortir encore une fois. Cette descente plus que les
de la lumière. Le Gall tira sur la corde pour sortir le récipient. autres l’interpellait. Le Gall était venu lui-même, en pleine nuit,
Surpris par le poids, il tira plus vite, assuré désormais du succès avec sa propre garde, sans même en référer aux forces de l’ordre

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officielles. Elle craignait le pire. « Nous devons vite trouver un — Je suis persuadée qu’il agit seul et dans la hâte, sinon j’au-
refuge » dit Likak, pensant aux nombreux lieux qui abritaient les rais été prévenue de son action plus tôt. Je suis mise au courant
maquisards en fuite dans la forêt. « Non, allons chez Monnka, de tout ce qui se dit et se fait dans sa demeure. Je soupçonne
personne ne viendra nous chercher là-bas. » Le danger, lui souf- une dénonciation assez détaillée, convaincante pour justifier une
flait son instinct, n’était pas passé, loin s’en fallait. Elle devait descente immédiate. Je suis très inquiète.
trouver un moyen de mettre Kundè et Likak en sécurité, la bonne — Je connais un moyen de vous sortir du pays, dit la reli-
sœur saurait leur venir en aide. La sœur Marie-Bernard avait été gieuse. Écoute, demain, je dois aller en région bulu pour rendre
prévenue par un autre membre du réseau. Elle les attendait à l’ex- visite à des sœurs de notre communauté qui tiennent une école
térieur du presbytère protégé par la pénombre, escomptant elle sur place. Vous serez dissimulés à l’arrière de la voiture. La
aussi qu’Esta et les siens viendraient se réfugier chez elle. Tous police routière ne me contrôle jamais. Mon statut de religieuse
les membres de sa communauté religieuse n’éprouvaient pas la me rend insoupçonnable à leurs yeux. Une fois sur place, vous
même sympathie qu’elle pour les combattants de la liberté, une pourrez vous réfugier au Gabon frontalier où des amis vous
dénonciation n’était pas à exclure. recueilleront.
Les Blancs de la région, à l’exception de Gérard Le Gall, — Non, firent les deux femmes d’une même voix. Puis tou-
ignoraient tout de ses liens d’amitié avec Esta, les populations jours ensemble :
villageoises, elles, savaient depuis toujours qu’elles œuvraient — Tu emmèneras Likak et Kundè, dit Esta.
ensemble. La sœur avait à plusieurs reprises donné la preuve de — Tu emmèneras Kundè, dit Likak.
son implication dans la lutte. Elle avait caché des membres de Le garçon regarda sa mère puis sa grand-mère, et éclata en
l’UPC recherchés par les forces de l’ordre, avait soigné des bles- sanglots. Les trois femmes dans une même ferveur se précipi-
sés ou fourni des médicaments lorsque cela était nécessaire. Elle tèrent sur lui pour le consoler. Sa grand-mère fut la première à
avait pris des risques pour eux et son animosité affichée pour le prendre dans ses bras.
Pierre Le Gall achevait de lui donner du crédit. — Tu es ma promesse d’un avenir radieux, lui dit-elle dou-
Esta, Likak et Kundè finirent par arriver. Malgré la course cement. Je t’aime tellement. À la seule pensée qu’il pourrait
à travers la forêt, malgré la peur, ils semblaient très calmes, en t’arriver malheur, mon âme se recroqueville d’horreur. Sauve-toi
habitués de la lutte clandestine, des situations extrêmes. Même mon petit, emmène avec toi la seule part de moi qui doit me
Kundè, calquant son attitude sur celle de ses aînées, faisait preuve survivre. Pars sans te retourner, ne me cherche pas derrière toi.
d’un grand courage. «  Venez  » leur souffla-t-elle avant de les Tant que je serai dans ton souvenir, je serai en toi.
conduire dans sa chambre. Esta lui expliqua brièvement la situa- Kundè sanglotait à fendre l’âme. Esta lui essuya tendre-
tion en concluant : ment le visage et lui chuchota au creux de l’oreille cette phrase

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officielles. Elle craignait le pire. « Nous devons vite trouver un — Je suis persuadée qu’il agit seul et dans la hâte, sinon j’au-
refuge » dit Likak, pensant aux nombreux lieux qui abritaient les rais été prévenue de son action plus tôt. Je suis mise au courant
maquisards en fuite dans la forêt. « Non, allons chez Monnka, de tout ce qui se dit et se fait dans sa demeure. Je soupçonne
personne ne viendra nous chercher là-bas. » Le danger, lui souf- une dénonciation assez détaillée, convaincante pour justifier une
flait son instinct, n’était pas passé, loin s’en fallait. Elle devait descente immédiate. Je suis très inquiète.
trouver un moyen de mettre Kundè et Likak en sécurité, la bonne — Je connais un moyen de vous sortir du pays, dit la reli-
sœur saurait leur venir en aide. La sœur Marie-Bernard avait été gieuse. Écoute, demain, je dois aller en région bulu pour rendre
prévenue par un autre membre du réseau. Elle les attendait à l’ex- visite à des sœurs de notre communauté qui tiennent une école
térieur du presbytère protégé par la pénombre, escomptant elle sur place. Vous serez dissimulés à l’arrière de la voiture. La
aussi qu’Esta et les siens viendraient se réfugier chez elle. Tous police routière ne me contrôle jamais. Mon statut de religieuse
les membres de sa communauté religieuse n’éprouvaient pas la me rend insoupçonnable à leurs yeux. Une fois sur place, vous
même sympathie qu’elle pour les combattants de la liberté, une pourrez vous réfugier au Gabon frontalier où des amis vous
dénonciation n’était pas à exclure. recueilleront.
Les Blancs de la région, à l’exception de Gérard Le Gall, — Non, firent les deux femmes d’une même voix. Puis tou-
ignoraient tout de ses liens d’amitié avec Esta, les populations jours ensemble :
villageoises, elles, savaient depuis toujours qu’elles œuvraient — Tu emmèneras Likak et Kundè, dit Esta.
ensemble. La sœur avait à plusieurs reprises donné la preuve de — Tu emmèneras Kundè, dit Likak.
son implication dans la lutte. Elle avait caché des membres de Le garçon regarda sa mère puis sa grand-mère, et éclata en
l’UPC recherchés par les forces de l’ordre, avait soigné des bles- sanglots. Les trois femmes dans une même ferveur se précipi-
sés ou fourni des médicaments lorsque cela était nécessaire. Elle tèrent sur lui pour le consoler. Sa grand-mère fut la première à
avait pris des risques pour eux et son animosité affichée pour le prendre dans ses bras.
Pierre Le Gall achevait de lui donner du crédit. — Tu es ma promesse d’un avenir radieux, lui dit-elle dou-
Esta, Likak et Kundè finirent par arriver. Malgré la course cement. Je t’aime tellement. À la seule pensée qu’il pourrait
à travers la forêt, malgré la peur, ils semblaient très calmes, en t’arriver malheur, mon âme se recroqueville d’horreur. Sauve-toi
habitués de la lutte clandestine, des situations extrêmes. Même mon petit, emmène avec toi la seule part de moi qui doit me
Kundè, calquant son attitude sur celle de ses aînées, faisait preuve survivre. Pars sans te retourner, ne me cherche pas derrière toi.
d’un grand courage. «  Venez  » leur souffla-t-elle avant de les Tant que je serai dans ton souvenir, je serai en toi.
conduire dans sa chambre. Esta lui expliqua brièvement la situa- Kundè sanglotait à fendre l’âme. Esta lui essuya tendre-
tion en concluant : ment le visage et lui chuchota au creux de l’oreille cette phrase

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que les grands-mères disent à leurs petits-enfants pour assécher Marie-Bernard, en proie à une terreur grandissante, essaya
leurs pleurs. d’entraîner ses amis à sa suite.
— Ne gaspille pas tes larmes tant que je suis encore vivante — La porte de derrière, vite.
mon garçon, sinon avec quoi me pleureras-tu quand je ne serai — Il est trop tard.
plus ? La bonne sœur fut arrêtée dans sa course par la voix caver-
Likak allait ajouter quelque chose quand ils entendirent des neuse d’Esta. Un ton qu’elle ne lui connaissait pas. Sa surprise
bruits de moteur à l’extérieur, tout de suite suivis de coups violents se changea en peur lorsqu’elle posa le regard sur elle. Les deux
à la porte du presbytère. Dans une intuition fulgurante, Pierre Le femmes se connaissaient depuis une quinzaine d’années. Marie-
Gall sut immédiatement où débusquer la sorcière. Lui revinrent Bernard estimait la guérisseuse, elle l’avait entendu chanter pour
en mémoire les coups d’œil suspicieux et malveillants de la bonne aider un enfant à naître et respectait cette spiritualité qu’elle ne
sœur infirmière au dispensaire, il se souvint de la dénonciation comprenait pas. Elle avait vu Esta consolante ou sévère, dure
dont il avait fait l’objet quand il s’était rapproché de la jeune comme le silex ou enveloppante et maternante lorsque l’exi-
domestique servant les sœurs, soudain, tout prit sens. Cette nuit geaient les soins qu’elle prodiguait aux siens. Elle l’avait vue
était la sienne. Il le sentait dans le crépitement de l’air sur sa peau, fossoyeuse, disant des incantations aux enfants mort-nés. Elle
dans la chaleur qui irradiait de chaque fibre de son être. Son cœur découvrait la grande prêtresse mystique du Ko’ô. Ce n’était plus
grondait, tel un volcan en éruption. Cette nuit était la sienne… la même personne. Esta semblait habitée, possédée par une puis-
La sœur supérieure de l’ordre du Sacré-Cœur ainsi que le sance au-delà de ce qui était humainement accessible.
curé de la paroisse tentèrent de l’arrêter. — Sainte Mère, s’exclama Marie-Bernard terrorisée en s’em-
— Mais enfin Pierre, montrez-vous raisonnable. Vous parant du chapelet qu’elle portait autour du cou.
ne pensez tout de même pas que cette maison abriterait des Esta lui lança un sourire étrange.
dissidents. — Ce soir, les dieux sont sur les routes, lui dit-elle de la
— Elle est ici, hurlait Pierre Le Gall hors de tout contrôle. même voix improbable. Tu fais bien d’invoquer les tiens.
Je sais qu’elle est là. Je peux sentir sa puanteur de viande ava- Le ciel, jusque-là étoilé, se couvrit brusquement. Au loin,
riée. Si vous ne me la livrez pas immédiatement, je ferai brûler le tonnerre gronda. Une pluie torrentielle s’abattit soudain et la
cette maison. forêt alentour gémit sous la bourrasque. Likak se jeta en pleurant
Il s’éloigna de quelques pas et vociféra en direction des dans les bras de sa mère.
fenêtres : — Hiini, petite mère, n’y va pas. Ne me laisse pas.
— M’entends-tu sorcière, je brûlerai cet endroit, t’enfume- Une part de l’ancienne Esta transparut dans le regard de
rai comme la misérable bestiole que tu es. tendresse qu’elle posa sur sa fille.

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que les grands-mères disent à leurs petits-enfants pour assécher Marie-Bernard, en proie à une terreur grandissante, essaya
leurs pleurs. d’entraîner ses amis à sa suite.
— Ne gaspille pas tes larmes tant que je suis encore vivante — La porte de derrière, vite.
mon garçon, sinon avec quoi me pleureras-tu quand je ne serai — Il est trop tard.
plus ? La bonne sœur fut arrêtée dans sa course par la voix caver-
Likak allait ajouter quelque chose quand ils entendirent des neuse d’Esta. Un ton qu’elle ne lui connaissait pas. Sa surprise
bruits de moteur à l’extérieur, tout de suite suivis de coups violents se changea en peur lorsqu’elle posa le regard sur elle. Les deux
à la porte du presbytère. Dans une intuition fulgurante, Pierre Le femmes se connaissaient depuis une quinzaine d’années. Marie-
Gall sut immédiatement où débusquer la sorcière. Lui revinrent Bernard estimait la guérisseuse, elle l’avait entendu chanter pour
en mémoire les coups d’œil suspicieux et malveillants de la bonne aider un enfant à naître et respectait cette spiritualité qu’elle ne
sœur infirmière au dispensaire, il se souvint de la dénonciation comprenait pas. Elle avait vu Esta consolante ou sévère, dure
dont il avait fait l’objet quand il s’était rapproché de la jeune comme le silex ou enveloppante et maternante lorsque l’exi-
domestique servant les sœurs, soudain, tout prit sens. Cette nuit geaient les soins qu’elle prodiguait aux siens. Elle l’avait vue
était la sienne. Il le sentait dans le crépitement de l’air sur sa peau, fossoyeuse, disant des incantations aux enfants mort-nés. Elle
dans la chaleur qui irradiait de chaque fibre de son être. Son cœur découvrait la grande prêtresse mystique du Ko’ô. Ce n’était plus
grondait, tel un volcan en éruption. Cette nuit était la sienne… la même personne. Esta semblait habitée, possédée par une puis-
La sœur supérieure de l’ordre du Sacré-Cœur ainsi que le sance au-delà de ce qui était humainement accessible.
curé de la paroisse tentèrent de l’arrêter. — Sainte Mère, s’exclama Marie-Bernard terrorisée en s’em-
— Mais enfin Pierre, montrez-vous raisonnable. Vous parant du chapelet qu’elle portait autour du cou.
ne pensez tout de même pas que cette maison abriterait des Esta lui lança un sourire étrange.
dissidents. — Ce soir, les dieux sont sur les routes, lui dit-elle de la
— Elle est ici, hurlait Pierre Le Gall hors de tout contrôle. même voix improbable. Tu fais bien d’invoquer les tiens.
Je sais qu’elle est là. Je peux sentir sa puanteur de viande ava- Le ciel, jusque-là étoilé, se couvrit brusquement. Au loin,
riée. Si vous ne me la livrez pas immédiatement, je ferai brûler le tonnerre gronda. Une pluie torrentielle s’abattit soudain et la
cette maison. forêt alentour gémit sous la bourrasque. Likak se jeta en pleurant
Il s’éloigna de quelques pas et vociféra en direction des dans les bras de sa mère.
fenêtres : — Hiini, petite mère, n’y va pas. Ne me laisse pas.
— M’entends-tu sorcière, je brûlerai cet endroit, t’enfume- Une part de l’ancienne Esta transparut dans le regard de
rai comme la misérable bestiole que tu es. tendresse qu’elle posa sur sa fille.

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— Tu es forte enfant, fais-moi confiance, tu t’en sortiras. Je ce que tu as à faire et laisse le reste aux divinités qui règnent sur
remercie la vie pour la grâce qu’elle me fait de partir avant toi. l’inconnu. »
Puis elle sortit sous l’averse et se dirigea d’un pas ferme sur Le cortège de Pierre Le Gall roulait à tombeau ouvert, sou-
Pierre Le Gall. levant des flaques d’eau rougies par la poussière. À l’approche de
— Cette nuit nous appartient, tu le sais comme moi père, la demeure de Le Gall, Esta aperçut une silhouette qui se glissait
n’est-ce pas ? furtivement dans l’ombre. Elle reconnut Christine et eut un petit
Pierre Le Gall ne sentait pas la pluie, n’entendait pas les reli- rire intérieur : « Ainsi c’est toi l’instrument de la providence… »
gieux autour de lui, qui essayaient de le raisonner, l’exhortaient Elle s’émerveilla de la logique implacable des hasards de la vie.
à livrer Esta aux forces de l’ordre, à ne pas se compromettre Pierre Le Gall se gara chez lui et, suivi de ses gardes, tira
davantage. Il partit d’un rire dément. Empoignant Esta par sa brutalement Esta dans son salon. Il sortit un long fouet en cuir
volumineuse chevelure, il la jeta à l’arrière de sa voiture. du tiroir.
— Si tu bouges d’un poil, si j’entends le plus petit bruit, je — Tu vas me dire où se cachent tes complices, sorcière !
te descends, m’as-tu bien comprise sorcière ? cria-t-il.
Esta ne répondit pas. Cet homme était son destin. La raison Il ne pouvait pas s’empêcher de hurler, incapable de contrô-
des sacrifices auxquels elle avait consenti sa vie durant. « C’est ler le timbre de sa voix. « Déshabillez-la ! » ordonna-t-il à ses
dans ce village qu’elle accomplira ce pourquoi elle est née » avait hommes. Les militaires hésitèrent à obtempérer. Ils connaissaient
dit la vieille guérisseuse au patriarche des années auparavant. la Lionne, ils avaient eu recours à ses services de guérisseuse en
Esta avait cru que le but de son existence était de se mettre cachette de leurs supérieurs. Ils avaient vu la pluie s’abattre sur
au service des siens. Elle s’était même engagée auprès de Mpodol eux comme une malédiction. Le calme même de cette femme
dans cette foi. Elle comprenait aujourd’hui la portée des mots les effrayait, les tétanisait. Ils n’osaient pas la toucher.
jadis prononcés. L’avenir garde ses mystères, quoi qu’en disent — Qu’attendez-vous pour obéir, chiens de Nègres ! s’ex-
les charlatans de toute espèce. Certains perçoivent des signes, clama Pierre Le Gall en levant son fouet sur l’homme qui était
mais nul n’a le pouvoir d’en déchiffrer le sens profond avant le plus à sa portée.
l’heure dite. Elle l’avait inlassablement expliqué aux personnes — Allez-vous-en, leur dit calmement Esta. Partez. Vous
qui venaient la consulter pour connaître le sort que la vie leur sentez vous aussi que tout ceci n’est qu’un prétexte. Cet homme
réservait. «  J’ignore si l’enfant que tu portes sera une fille ou ne se soucie pas que je lui livre mes compagnons. Il me veut moi
un garçon, je ne peux t’affirmer que cet homme te restera atta- et je suis là pour lui. Sortez, répéta-t-elle devinant leur trouble
ché. Non, je ne sais pas si tes négociations aboutiront ou si ton et leur hésitation. Ceci ne vous concerne pas.
voyage se passera bien. Prépare-toi au mieux, reste vigilant, fais Les hommes se précipitèrent hors de la pièce.

228 229
— Tu es forte enfant, fais-moi confiance, tu t’en sortiras. Je ce que tu as à faire et laisse le reste aux divinités qui règnent sur
remercie la vie pour la grâce qu’elle me fait de partir avant toi. l’inconnu. »
Puis elle sortit sous l’averse et se dirigea d’un pas ferme sur Le cortège de Pierre Le Gall roulait à tombeau ouvert, sou-
Pierre Le Gall. levant des flaques d’eau rougies par la poussière. À l’approche de
— Cette nuit nous appartient, tu le sais comme moi père, la demeure de Le Gall, Esta aperçut une silhouette qui se glissait
n’est-ce pas ? furtivement dans l’ombre. Elle reconnut Christine et eut un petit
Pierre Le Gall ne sentait pas la pluie, n’entendait pas les reli- rire intérieur : « Ainsi c’est toi l’instrument de la providence… »
gieux autour de lui, qui essayaient de le raisonner, l’exhortaient Elle s’émerveilla de la logique implacable des hasards de la vie.
à livrer Esta aux forces de l’ordre, à ne pas se compromettre Pierre Le Gall se gara chez lui et, suivi de ses gardes, tira
davantage. Il partit d’un rire dément. Empoignant Esta par sa brutalement Esta dans son salon. Il sortit un long fouet en cuir
volumineuse chevelure, il la jeta à l’arrière de sa voiture. du tiroir.
— Si tu bouges d’un poil, si j’entends le plus petit bruit, je — Tu vas me dire où se cachent tes complices, sorcière !
te descends, m’as-tu bien comprise sorcière ? cria-t-il.
Esta ne répondit pas. Cet homme était son destin. La raison Il ne pouvait pas s’empêcher de hurler, incapable de contrô-
des sacrifices auxquels elle avait consenti sa vie durant. « C’est ler le timbre de sa voix. « Déshabillez-la ! » ordonna-t-il à ses
dans ce village qu’elle accomplira ce pourquoi elle est née » avait hommes. Les militaires hésitèrent à obtempérer. Ils connaissaient
dit la vieille guérisseuse au patriarche des années auparavant. la Lionne, ils avaient eu recours à ses services de guérisseuse en
Esta avait cru que le but de son existence était de se mettre cachette de leurs supérieurs. Ils avaient vu la pluie s’abattre sur
au service des siens. Elle s’était même engagée auprès de Mpodol eux comme une malédiction. Le calme même de cette femme
dans cette foi. Elle comprenait aujourd’hui la portée des mots les effrayait, les tétanisait. Ils n’osaient pas la toucher.
jadis prononcés. L’avenir garde ses mystères, quoi qu’en disent — Qu’attendez-vous pour obéir, chiens de Nègres ! s’ex-
les charlatans de toute espèce. Certains perçoivent des signes, clama Pierre Le Gall en levant son fouet sur l’homme qui était
mais nul n’a le pouvoir d’en déchiffrer le sens profond avant le plus à sa portée.
l’heure dite. Elle l’avait inlassablement expliqué aux personnes — Allez-vous-en, leur dit calmement Esta. Partez. Vous
qui venaient la consulter pour connaître le sort que la vie leur sentez vous aussi que tout ceci n’est qu’un prétexte. Cet homme
réservait. «  J’ignore si l’enfant que tu portes sera une fille ou ne se soucie pas que je lui livre mes compagnons. Il me veut moi
un garçon, je ne peux t’affirmer que cet homme te restera atta- et je suis là pour lui. Sortez, répéta-t-elle devinant leur trouble
ché. Non, je ne sais pas si tes négociations aboutiront ou si ton et leur hésitation. Ceci ne vous concerne pas.
voyage se passera bien. Prépare-toi au mieux, reste vigilant, fais Les hommes se précipitèrent hors de la pièce.

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— Je me déshabillerai moi-même pour toi père, fit Esta À l’évocation de ses nuits blanches, Pierre Le Gall frémit.
défaisant le pagne qu’elle avait noué en sortant de chez elle à Il lâcha le fouet, passant aux coups de poing, aux coups de
la hâte. pied. Comment pouvait-elle savoir ? Il n’en avait jamais parlé.
L’humiliation est une bien étrange émotion, elle enchaîne Personne ne savait pour les pleurs d’enfants qui l’assaillaient dès
le bourreau et sa victime dans un corps-à-corps d’une telle inti- qu’il s’abandonnait au sommeil. Il n’avait pas eu une seule véri-
mité que nul ne peut en présager l’issue. Esta ôta la totalité de table nuit de repos depuis des mois, même l’alcool ne lui offrait
ses vêtements sans se presser et Pierre Le Gall rougit. Il la voulait plus l’oubli. Son lit lui faisait horreur, sa chambre l’effrayait, lui
nue, vulnérable, honteuse. Ses chairs opulentes majestueuses, donnait l’impression que même les murs conspiraient contre lui.
l’agressaient et le blessaient. Le premier coup de fouet s’abattit Esta rit, son visage ensanglanté changé en symbole mortuaire.
sur la poitrine d’Esta : la brutalité, elle, est sans nuance… — Toi aussi tu les entends, père, n’est-ce pas ? Leur sang
Pierre Le Gall frappait comme si ses forces étaient décuplées abreuve la forêt, leurs plaintes troublent le vent dans les feuilles. Tu
par la folie. Esta psalmodia. entends les mannes de mes frères qui exigent d’être vengées. Nous
— Je te maudis Pierre Le Gall. Je maudis le temps qu’il sommes tous là pour toi père, les vivants et les morts, réunis dans
te reste à passer sur cette terre. Tu mourras comme une bête cette pièce. Tous. Ne les sens-tu pas qui te frôlent et t’enlacent ?
dévorée par la folie. Mais jamais tu ne perdras la conscience de Pierre Le Gall dans un grognement, mit ses deux mains
ta pitoyable existence. Tu garderas dans un coin reculé de ton autour de son cou, et serra de toutes ses forces.
esprit, à l’abri de ta démence, la conscience de ta déchéance. Moi — Vas-tu te taire. Tais-toi donc sorcière.
Esther Ngo Mbondo Njee, grande prêtresse du Ko’ô, j’appelle — Je te maudis père, souffla encore Esta. Je maudis ton âme
sur toi la malédiction suprême. Aucun être humain au monde immortelle, je la condamne à errer sans fin dans les ténèbres. La
ne te tendra la main. Tu mourras seul, exilé de la communauté malédiction suprême, père, celle du sang.
des hommes. Après le départ de Le Gall, la sœur Marie-Bernard dut subir
Pierre Le Gall rit sans s’arrêter de frapper. les remontrances de ses supérieurs.
— Ta sorcellerie, négresse, n’a aucun pouvoir sur le Blanc — Vous rendez-vous compte des risques que vous faites
que je suis. courir à notre communauté ? Vous devrez répondre de vos actes,
— Ce n’est pas de la sorcellerie, père, c’est la malédiction du ma sœur.
sang. Fais silence, homme blanc, et écoute. Entends-tu les cris de Elle écoutait avec impatience, la tête baissée dans une fausse
tes petits suppliciés ? Pourquoi crois-tu avoir perdu le sommeil ? contrition.
Pourquoi tes cauchemars sont-ils peuplés de leurs lamentations ? — Nous devons prévenir les autorités. Nous tairons notre
Que crois-tu noyer dans l’alcool ? rôle dans l’affaire, Pierre Le Gall non plus ne sera pas fier d’avouer

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— Je me déshabillerai moi-même pour toi père, fit Esta À l’évocation de ses nuits blanches, Pierre Le Gall frémit.
défaisant le pagne qu’elle avait noué en sortant de chez elle à Il lâcha le fouet, passant aux coups de poing, aux coups de
la hâte. pied. Comment pouvait-elle savoir ? Il n’en avait jamais parlé.
L’humiliation est une bien étrange émotion, elle enchaîne Personne ne savait pour les pleurs d’enfants qui l’assaillaient dès
le bourreau et sa victime dans un corps-à-corps d’une telle inti- qu’il s’abandonnait au sommeil. Il n’avait pas eu une seule véri-
mité que nul ne peut en présager l’issue. Esta ôta la totalité de table nuit de repos depuis des mois, même l’alcool ne lui offrait
ses vêtements sans se presser et Pierre Le Gall rougit. Il la voulait plus l’oubli. Son lit lui faisait horreur, sa chambre l’effrayait, lui
nue, vulnérable, honteuse. Ses chairs opulentes majestueuses, donnait l’impression que même les murs conspiraient contre lui.
l’agressaient et le blessaient. Le premier coup de fouet s’abattit Esta rit, son visage ensanglanté changé en symbole mortuaire.
sur la poitrine d’Esta : la brutalité, elle, est sans nuance… — Toi aussi tu les entends, père, n’est-ce pas ? Leur sang
Pierre Le Gall frappait comme si ses forces étaient décuplées abreuve la forêt, leurs plaintes troublent le vent dans les feuilles. Tu
par la folie. Esta psalmodia. entends les mannes de mes frères qui exigent d’être vengées. Nous
— Je te maudis Pierre Le Gall. Je maudis le temps qu’il sommes tous là pour toi père, les vivants et les morts, réunis dans
te reste à passer sur cette terre. Tu mourras comme une bête cette pièce. Tous. Ne les sens-tu pas qui te frôlent et t’enlacent ?
dévorée par la folie. Mais jamais tu ne perdras la conscience de Pierre Le Gall dans un grognement, mit ses deux mains
ta pitoyable existence. Tu garderas dans un coin reculé de ton autour de son cou, et serra de toutes ses forces.
esprit, à l’abri de ta démence, la conscience de ta déchéance. Moi — Vas-tu te taire. Tais-toi donc sorcière.
Esther Ngo Mbondo Njee, grande prêtresse du Ko’ô, j’appelle — Je te maudis père, souffla encore Esta. Je maudis ton âme
sur toi la malédiction suprême. Aucun être humain au monde immortelle, je la condamne à errer sans fin dans les ténèbres. La
ne te tendra la main. Tu mourras seul, exilé de la communauté malédiction suprême, père, celle du sang.
des hommes. Après le départ de Le Gall, la sœur Marie-Bernard dut subir
Pierre Le Gall rit sans s’arrêter de frapper. les remontrances de ses supérieurs.
— Ta sorcellerie, négresse, n’a aucun pouvoir sur le Blanc — Vous rendez-vous compte des risques que vous faites
que je suis. courir à notre communauté ? Vous devrez répondre de vos actes,
— Ce n’est pas de la sorcellerie, père, c’est la malédiction du ma sœur.
sang. Fais silence, homme blanc, et écoute. Entends-tu les cris de Elle écoutait avec impatience, la tête baissée dans une fausse
tes petits suppliciés ? Pourquoi crois-tu avoir perdu le sommeil ? contrition.
Pourquoi tes cauchemars sont-ils peuplés de leurs lamentations ? — Nous devons prévenir les autorités. Nous tairons notre
Que crois-tu noyer dans l’alcool ? rôle dans l’affaire, Pierre Le Gall non plus ne sera pas fier d’avouer

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qu’il a agressé une communauté de religieux. Malgré tout, nous Il subtilisa la sacoche et s’éclipsa sans bruit pour la porter à
devons accomplir notre devoir. Quels que soient les torts de cette son amoureuse. Sur le chemin du retour, l’homme aperçut
personne, nous ne pouvons pas l’abandonner entre les mains de au loin le convoi militaire arrivant à vive allure, et se hâta à
Le Gall. Elle mérite un procès équitable. son poste.
La mère supérieure repoussa sa proposition d’un geste Le lieutenant-colonel, réveillé en pleine nuit par Gérard et
définitif : la sœur Marie-Bernard, fulminait contre Pierre Le Gall. Ce type
— Et comment justifierons-nous la présence de cette fugi- était incontrôlable. Il en avait fait mention dans plusieurs rap-
tive dans nos murs ? Non, non, si comme vous le prétendez, ports secrets à sa hiérarchie. Manifestement sa position clé dans
notre implication peut être passée sous silence, il vaut mieux ne la région rendait Le Gall intouchable. Le militaire espérait que
pas nous en mêler davantage. les actes de cette nuit étaient justifiés par une preuve palpable
La sœur Marie-Bernard connaissait ses devoirs envers ses que l’on pourrait soumettre à ceux qui déjà désapprouvaient
coreligionnaires et ne voulait pas les mettre plus en danger en l’action de l’administration coloniale sur le territoire.
les contraignant à prévenir les forces de l’ordre. Malgré tout, rien Une petite foule se forma devant la porte de Pierre Le Gall,
ne pouvait l’empêcher de porter secours à son amie. les six militaires de sa garde personnelle, Gérard et la sœur Marie-
Dès que les autres retournèrent se coucher, elle courut chez Bernard, le lieutenant-colonel ainsi que la troupe qu’il avait
Gérard Le Gall sans se soucier de la pluie battante. Elle lui expli- emmenée en renfort. Malgré le bruit et l’agitation, les maisons
qua la situation et ils se rendirent ensemble chez l’officier militaire du village restaient closes, obscures. Les populations qui d’ordi-
préposé à la protection de la ville, le lieutenant-colonel Lambert. naire se regroupaient autour du moindre fait inhabituel dans le
Les hommes en charge de la sécurité de Pierre Le Gall ne voisinage semblaient, cette nuit, dormir d’un sommeil que rien
perdaient rien de l’étrange combat qui se tenait dans le salon. Ils ne pouvait perturber.
étaient formés pour neutraliser les rebelles, pas pour se défendre Le lieutenant-colonel tambourina à la porte. « M. Le Gall,
contre une pluie diluvienne, assurément surnaturelle, ni contre est-ce que tout va bien ? Ouvrez cette porte s’il vous plaît. »
une sorcière qui défiait un homme blanc devenu fou. Rien ne se produisit. Bien qu’on entendit toujours des
Le jeune militaire amoureux d’une jeune fille du village grognements, des murmures, la porte restait close. Soudain, un
semblait seul garder son sang-froid. Il se glissa dans la voi- hurlement de douleur retentit dans la nuit. Nul ne pouvait dire
ture de Pierre Le Gall à la faveur de la pluie et de l’ombre. La par qui il avait été émis, pourtant, le cri avait été assez fort pour
Lionne avait raison, le Blanc ne se souciait pas des rebelles. couvrir pendant un temps le martèlement de la pluie et le bruit
Les documents compromettants, ayant justifié leur inter- du vent dans les arbres. «  Enfoncez-moi cette porte  » cria le
vention, avaient été oubliés sur le siège avant de la voiture. lieutenant-colonel à ses hommes.

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qu’il a agressé une communauté de religieux. Malgré tout, nous Il subtilisa la sacoche et s’éclipsa sans bruit pour la porter à
devons accomplir notre devoir. Quels que soient les torts de cette son amoureuse. Sur le chemin du retour, l’homme aperçut
personne, nous ne pouvons pas l’abandonner entre les mains de au loin le convoi militaire arrivant à vive allure, et se hâta à
Le Gall. Elle mérite un procès équitable. son poste.
La mère supérieure repoussa sa proposition d’un geste Le lieutenant-colonel, réveillé en pleine nuit par Gérard et
définitif : la sœur Marie-Bernard, fulminait contre Pierre Le Gall. Ce type
— Et comment justifierons-nous la présence de cette fugi- était incontrôlable. Il en avait fait mention dans plusieurs rap-
tive dans nos murs ? Non, non, si comme vous le prétendez, ports secrets à sa hiérarchie. Manifestement sa position clé dans
notre implication peut être passée sous silence, il vaut mieux ne la région rendait Le Gall intouchable. Le militaire espérait que
pas nous en mêler davantage. les actes de cette nuit étaient justifiés par une preuve palpable
La sœur Marie-Bernard connaissait ses devoirs envers ses que l’on pourrait soumettre à ceux qui déjà désapprouvaient
coreligionnaires et ne voulait pas les mettre plus en danger en l’action de l’administration coloniale sur le territoire.
les contraignant à prévenir les forces de l’ordre. Malgré tout, rien Une petite foule se forma devant la porte de Pierre Le Gall,
ne pouvait l’empêcher de porter secours à son amie. les six militaires de sa garde personnelle, Gérard et la sœur Marie-
Dès que les autres retournèrent se coucher, elle courut chez Bernard, le lieutenant-colonel ainsi que la troupe qu’il avait
Gérard Le Gall sans se soucier de la pluie battante. Elle lui expli- emmenée en renfort. Malgré le bruit et l’agitation, les maisons
qua la situation et ils se rendirent ensemble chez l’officier militaire du village restaient closes, obscures. Les populations qui d’ordi-
préposé à la protection de la ville, le lieutenant-colonel Lambert. naire se regroupaient autour du moindre fait inhabituel dans le
Les hommes en charge de la sécurité de Pierre Le Gall ne voisinage semblaient, cette nuit, dormir d’un sommeil que rien
perdaient rien de l’étrange combat qui se tenait dans le salon. Ils ne pouvait perturber.
étaient formés pour neutraliser les rebelles, pas pour se défendre Le lieutenant-colonel tambourina à la porte. « M. Le Gall,
contre une pluie diluvienne, assurément surnaturelle, ni contre est-ce que tout va bien ? Ouvrez cette porte s’il vous plaît. »
une sorcière qui défiait un homme blanc devenu fou. Rien ne se produisit. Bien qu’on entendit toujours des
Le jeune militaire amoureux d’une jeune fille du village grognements, des murmures, la porte restait close. Soudain, un
semblait seul garder son sang-froid. Il se glissa dans la voi- hurlement de douleur retentit dans la nuit. Nul ne pouvait dire
ture de Pierre Le Gall à la faveur de la pluie et de l’ombre. La par qui il avait été émis, pourtant, le cri avait été assez fort pour
Lionne avait raison, le Blanc ne se souciait pas des rebelles. couvrir pendant un temps le martèlement de la pluie et le bruit
Les documents compromettants, ayant justifié leur inter- du vent dans les arbres. «  Enfoncez-moi cette porte  » cria le
vention, avaient été oubliés sur le siège avant de la voiture. lieutenant-colonel à ses hommes.

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Le spectacle qu’ils découvrirent allait marquer leur esprit Il sortit, suivi par les autres et ouvrit la portière passager de
pour longtemps. Pierre Le Gall, couvert de sang, sans que l’on son véhicule. L’assurance dont il faisait preuve jusque-là se dis-
ne puisse déterminer s’il s’agissait du sien ou de celui de sa vic- solvait à vue d’œil. Il monta dans la voiture, chercha partout,
time, était affalé sur une femme entièrement nue dont le corps sous les sièges, ouvrit la boîte à gants, se glissa à l’arrière.
tout entier ressemblait à une plaie ouverte. De ses deux mains, — Je ne comprends pas, balbutia-il, tout était ici. J’ai moi-
il lui serrait le cou. La femme, ayant réussi à atteindre le creux même posé cette sacoche ici, vous m’entendez ? Cette sorcière a
de la main de son bourreau posée sur sa bouche, mordait si fort subtilisé les documents par quelque maléfice. Arrêtez-la, je vous
entre le pouce et l’index que l’on pouvait apercevoir la chair dis. Elle a utilisé son pouvoir pour faire disparaître les preuves.
à vif qu’elle retenait par ses dents. Pierre Le Gall criait sans Ne me touchez pas. C’est elle la responsable. Je vous le jure.
discontinuer. J’avais tout. Je les ai vus, je les ai lus. Ils étaient là. Arrêtez-la.
Son fils fut le premier à se jeter sur lui, il eut besoin de l’aide Fusillez cette sorcière…
du lieutenant-colonel pour délivrer Esta de son tortionnaire. Il vociférait, le corps secoué d’incontrôlables soubresauts.
Pierre Le Gall, arraché à ce corps-à-corps meurtrier, retrouva — Vous ne me croyez pas ? Demandez donc à cette femme-
immédiatement son calme. là… L’épouse d’Amos Manguele. Elle est venue me voir ce soir
— Cette femme est une rebelle, arrêtez la! ordonna-t-il au pour me livrer la sorcière… Allez la chercher, demandez-lui…
lieutenant-colonel d’une voix autoritaire. Ne me touchez pas.
L’homme cachait mal son dégoût face à cet individu couvert — Elle aurait fait disparaître les documents pendant que
de sang, et se refusait à croiser son regard halluciné. vous la molestiez sauvagement ? Allons mon vieux, dit le lieute-
— Pierre, vous m’avez contraint à perquisitionner la maison nant-colonel chez qui la colère succédait au dégoût. Vous nous
de Mme Ngo Mbondo Njee plusieurs fois et nous n’avons jamais mettez dans une situation extrêmement embarrassante.
rien trouvé qui la relie aux maquisards. Elle est très respectée Il n’en doutait pas, les partisans de l’UPC feraient leur miel
dans sa communauté, nous n’avons jusqu’ici trouvé aucun acte de cette affaire. En tant que responsable de la sécurité de cette
délictueux à lui reprocher. J’espère pour vous que vous dispo- zone, il pâtirait lui aussi des conséquences de la folie de Le Gall
sez de preuves irréfutables étayant vos accusations et justifiant s’il ne parvenait pas à tirer son épingle du jeu.
ce… carnage. — Mais c’est une sorcière, ce n’est pas un être humain
— Mais oui, j’ai des preuves, éructa Le Gall retrouvant sa ordinaire, s’époumonait Pierre Le Gall. Vous ne voulez pas
superbe. Pour qui me prenez-vous ? J’ai une sacoche pleine de comprendre.
tracts, de lettres, des documents détaillants l’organisation du Gérard pleurait en silence. Le lieutenant-colonel Lambert
maquis avec des noms, des lieux. Tout cela est dans ma voiture. secoua la tête d’un air las. Encore un à qui le soleil d’Afrique avait

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Le spectacle qu’ils découvrirent allait marquer leur esprit Il sortit, suivi par les autres et ouvrit la portière passager de
pour longtemps. Pierre Le Gall, couvert de sang, sans que l’on son véhicule. L’assurance dont il faisait preuve jusque-là se dis-
ne puisse déterminer s’il s’agissait du sien ou de celui de sa vic- solvait à vue d’œil. Il monta dans la voiture, chercha partout,
time, était affalé sur une femme entièrement nue dont le corps sous les sièges, ouvrit la boîte à gants, se glissa à l’arrière.
tout entier ressemblait à une plaie ouverte. De ses deux mains, — Je ne comprends pas, balbutia-il, tout était ici. J’ai moi-
il lui serrait le cou. La femme, ayant réussi à atteindre le creux même posé cette sacoche ici, vous m’entendez ? Cette sorcière a
de la main de son bourreau posée sur sa bouche, mordait si fort subtilisé les documents par quelque maléfice. Arrêtez-la, je vous
entre le pouce et l’index que l’on pouvait apercevoir la chair dis. Elle a utilisé son pouvoir pour faire disparaître les preuves.
à vif qu’elle retenait par ses dents. Pierre Le Gall criait sans Ne me touchez pas. C’est elle la responsable. Je vous le jure.
discontinuer. J’avais tout. Je les ai vus, je les ai lus. Ils étaient là. Arrêtez-la.
Son fils fut le premier à se jeter sur lui, il eut besoin de l’aide Fusillez cette sorcière…
du lieutenant-colonel pour délivrer Esta de son tortionnaire. Il vociférait, le corps secoué d’incontrôlables soubresauts.
Pierre Le Gall, arraché à ce corps-à-corps meurtrier, retrouva — Vous ne me croyez pas ? Demandez donc à cette femme-
immédiatement son calme. là… L’épouse d’Amos Manguele. Elle est venue me voir ce soir
— Cette femme est une rebelle, arrêtez la! ordonna-t-il au pour me livrer la sorcière… Allez la chercher, demandez-lui…
lieutenant-colonel d’une voix autoritaire. Ne me touchez pas.
L’homme cachait mal son dégoût face à cet individu couvert — Elle aurait fait disparaître les documents pendant que
de sang, et se refusait à croiser son regard halluciné. vous la molestiez sauvagement ? Allons mon vieux, dit le lieute-
— Pierre, vous m’avez contraint à perquisitionner la maison nant-colonel chez qui la colère succédait au dégoût. Vous nous
de Mme Ngo Mbondo Njee plusieurs fois et nous n’avons jamais mettez dans une situation extrêmement embarrassante.
rien trouvé qui la relie aux maquisards. Elle est très respectée Il n’en doutait pas, les partisans de l’UPC feraient leur miel
dans sa communauté, nous n’avons jusqu’ici trouvé aucun acte de cette affaire. En tant que responsable de la sécurité de cette
délictueux à lui reprocher. J’espère pour vous que vous dispo- zone, il pâtirait lui aussi des conséquences de la folie de Le Gall
sez de preuves irréfutables étayant vos accusations et justifiant s’il ne parvenait pas à tirer son épingle du jeu.
ce… carnage. — Mais c’est une sorcière, ce n’est pas un être humain
— Mais oui, j’ai des preuves, éructa Le Gall retrouvant sa ordinaire, s’époumonait Pierre Le Gall. Vous ne voulez pas
superbe. Pour qui me prenez-vous ? J’ai une sacoche pleine de comprendre.
tracts, de lettres, des documents détaillants l’organisation du Gérard pleurait en silence. Le lieutenant-colonel Lambert
maquis avec des noms, des lieux. Tout cela est dans ma voiture. secoua la tête d’un air las. Encore un à qui le soleil d’Afrique avait

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cramé la cervelle. « Vous devez nous suivre » lui dit-il d’une voix — Essaierais-tu de profiter de ma faiblesse pour me conver-
peu amène. Il le remettrait aux autorités compétentes. Pierre Le tir à ta foi ?
Gall serait rapatrié en métropole où il recevrait, Lambert l’espé- La sœur Marie-Bernard lui prit la main :
rait pour lui, les soins dont il avait besoin. Cela n’était plus de — Permets-moi de prier pour toi.
son ressort. Esta tenta à nouveau un sourire.
La sœur Marie-Bernard était restée auprès d’Esta. Elle prit le — Je serais bien folle de refuser une prière au point où j’en
pagne abandonné dans un coin, recouvrit avec douceur le corps suis. Je ne te demande pas de veiller sur les miens, car je sais que
ensanglanté de la prêtresse, comme pour lui restaurer un sem- tu le feras, ma sœur de cœur, ma sœur blanche. Tu as la trempe
blant de dignité. La pièce était dans un état indescriptible. Des d’une prêtresse du Ko’ô, je l’ai su dès l’instant où je t’ai vue.
meubles et des objets de décoration renversés, du sang jusque Tu entends la danse, tu perçois le tempo qui nous guide vers
sur les murs. Elle s’accroupit auprès de la prêtresse. nos semblables, nous donne le pouvoir de les soulager de leurs
— Oh mon amie, ma sœur, que t’a-t-il fait ? peines. Prie ta Vierge pour moi, Monnka, ma sœur.
Esta respirait difficilement, elle répondit dans un souffle. La bonne sœur entama avec ferveur, le « Je vous salue Marie »
— Rien que je ne lui ai rendu au centuple. Mais c’est fini et Esta mourut avant que la prière ne s’achève.
Monnka. Je me suis carbonisée l’âme dans cette bataille. J’ai L’orage cessa aussi brusquement qu’il avait commencé. La
condamné mon propre père au pire sort que l’on puisse réserver sœur Marie-Bernard continua de prier sans se laisser distraire.
à un être humain sous ce soleil. Je n’en avais pas le droit. Je suis Des forces antagonistes s’étaient affrontées à mort cette nuit.
une guérisseuse. Mon pouvoir me permet de réparer, je m’en suis Chacun d’eux, tous les êtres de ce village, avait perdu un
servie pour détruire. J’ai puisé dans la face sombre de la puissance. peu de son âme dans la bataille.
En maudissant mon père, je me suis moi-même condamnée. Tel
était le sacrifice nécessaire. Je l’ai accepté, c’est fini.
La sœur Marie-Bernard pleurait.
— Ne dis rien, ne t’épuise pas davantage. Nous te soigne-
rons, je veillerai sur toi. Si ce que tu dis est vrai, tu as débarrassé
ce village d’un monstre. Ton sacrifice ne fait pas de toi sa sem-
blable, mais notre rédemptrice. Il te sera beaucoup pardonné,
car tu as tant aimé les tiens.
Esta la regardait et la sœur Marie-Bernard reconnut dans
ses yeux la petite lueur malicieuse qu’elle avait appris à aimer.

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cramé la cervelle. « Vous devez nous suivre » lui dit-il d’une voix — Essaierais-tu de profiter de ma faiblesse pour me conver-
peu amène. Il le remettrait aux autorités compétentes. Pierre Le tir à ta foi ?
Gall serait rapatrié en métropole où il recevrait, Lambert l’espé- La sœur Marie-Bernard lui prit la main :
rait pour lui, les soins dont il avait besoin. Cela n’était plus de — Permets-moi de prier pour toi.
son ressort. Esta tenta à nouveau un sourire.
La sœur Marie-Bernard était restée auprès d’Esta. Elle prit le — Je serais bien folle de refuser une prière au point où j’en
pagne abandonné dans un coin, recouvrit avec douceur le corps suis. Je ne te demande pas de veiller sur les miens, car je sais que
ensanglanté de la prêtresse, comme pour lui restaurer un sem- tu le feras, ma sœur de cœur, ma sœur blanche. Tu as la trempe
blant de dignité. La pièce était dans un état indescriptible. Des d’une prêtresse du Ko’ô, je l’ai su dès l’instant où je t’ai vue.
meubles et des objets de décoration renversés, du sang jusque Tu entends la danse, tu perçois le tempo qui nous guide vers
sur les murs. Elle s’accroupit auprès de la prêtresse. nos semblables, nous donne le pouvoir de les soulager de leurs
— Oh mon amie, ma sœur, que t’a-t-il fait ? peines. Prie ta Vierge pour moi, Monnka, ma sœur.
Esta respirait difficilement, elle répondit dans un souffle. La bonne sœur entama avec ferveur, le « Je vous salue Marie »
— Rien que je ne lui ai rendu au centuple. Mais c’est fini et Esta mourut avant que la prière ne s’achève.
Monnka. Je me suis carbonisée l’âme dans cette bataille. J’ai L’orage cessa aussi brusquement qu’il avait commencé. La
condamné mon propre père au pire sort que l’on puisse réserver sœur Marie-Bernard continua de prier sans se laisser distraire.
à un être humain sous ce soleil. Je n’en avais pas le droit. Je suis Des forces antagonistes s’étaient affrontées à mort cette nuit.
une guérisseuse. Mon pouvoir me permet de réparer, je m’en suis Chacun d’eux, tous les êtres de ce village, avait perdu un
servie pour détruire. J’ai puisé dans la face sombre de la puissance. peu de son âme dans la bataille.
En maudissant mon père, je me suis moi-même condamnée. Tel
était le sacrifice nécessaire. Je l’ai accepté, c’est fini.
La sœur Marie-Bernard pleurait.
— Ne dis rien, ne t’épuise pas davantage. Nous te soigne-
rons, je veillerai sur toi. Si ce que tu dis est vrai, tu as débarrassé
ce village d’un monstre. Ton sacrifice ne fait pas de toi sa sem-
blable, mais notre rédemptrice. Il te sera beaucoup pardonné,
car tu as tant aimé les tiens.
Esta la regardait et la sœur Marie-Bernard reconnut dans
ses yeux la petite lueur malicieuse qu’elle avait appris à aimer.

236
12 L e lieutenant-colonel Lambert eut une conversation
avec Gérard tandis que ses forces obligeaient un Pierre Le Gall
de plus en plus incohérent à les suivre.
— Écoutez mon vieux, je n’ai pas d’autre choix que de
le livrer aux autorités compétentes, vous le savez comme
moi. Mais j’ai une faveur à vous demander. Pensez-vous que
nous puissions, disons, maintenir tout cela dans une certaine
discrétion ?
Lambert cherchait ses mots, mais Gérard Le Gall avait
compris où il voulait en venir.
— Vous voulez dire étouffer l’affaire ? Eh bien non, je ne
crois pas. L’UPC a été dissout, mais il reste puissant. Le sup-
plice infligé à cette femme alors même que vous ne pouvez
présenter aucune preuve de sa culpabilité est à l'image de ce que
vivent tous les membres de ce parti depuis qu’il a été interdit.
Vous ne pourrez pas leur imposer le silence.

239
— J’entends bien, argua Lambert. Je ne dis pas que les choses Ensuite, il s’était couché. Le martèlement sourd de la pluie sur
sont simples. Mais n’y aurait-il pas un moyen de négocier ? Nous le toit en chaume l’avait tenu éveillé longtemps. Il regrettait
pourrions, s’il refusait de coopérer, mener la vie dure aux héri- sans trop s’en faire qu’Esta ne soit pas à ses côtés. Il n’était pas
tiers de cette femme, Likak Ngo Mbondo Njee et son fils Kundè inquiet, non, car il savait qu’elle serait au rendez-vous le lende-
Lipem. Votre père assure que l’épouse du rebelle, Amos Manguele, main sans faute, elle ne lui avait jamais fait défaut. Et puis, Esta
lui aurait livré sa victime. Nous avons le pouvoir de la faire arrêter ne lui manquait jamais vraiment, même lorsqu’elle était loin, il la
sur cette seule affirmation. Faites-leur bien comprendre que nous portait en lui. Il l’aimait depuis si longtemps, elle était une part
ne reculerons devant rien. La balle est dans leur camp. de lui-même. Leur amitié, leurs liens d’enfants avaient nourri
La menace était à peine voilée. Gérard essaya de tergiverser. leur affection réciproque. Le sentiment amoureux s’était imposé
— Vous me prêtez une tribune que je n’ai pas chez ces gens. Je comme une évolution naturelle. Un soir, il était resté chez elle
ne vois pas par quel moyen je pourrais leur délivrer de tels messages. plus tard que d’ordinaire, répugnant à regagner son foyer et une
— Écoutez, Gérard, ce qui arrive à votre père, dans une épouse pour laquelle il n’éprouvait rien.
certaine mesure est un mal pour un bien. Vous savez comme — Tu devrais rentrer chez toi, lui avait alors dit Esta comme
moi qu’il devenait dangereux pour notre cause. Vous êtes par- à contrecœur, la nuit est bien entamée.
faitement légitime pour le remplacer comme tête de file de la Il avait répondu avant même de réfléchir :
région. Vous les connaissez tous, vous adhérez à leurs revendi- — Je pourrais aussi rester dormir.
cations, nous savons pouvoir compter sur vous. Dites-vous que Elle lui avait souri :
vous venez de recevoir là votre premier ordre de mission : faire en — Tu as déjà une femme, ne l’oublie pas.
sorte que la mort d’Esther Ngo Mbondo Njee ne dégénère pas — Non, je ne l’oublie pas, mais j’ai cru comprendre que tu
en émeute, sinon, nous allons tous au devant de graves ennuis. ne voulais pas d’un mari.
Likak et son fils avaient été exfiltrés par la porte arrière du Esta n’avait rien rétorqué, elle s’était contentée d’aller se pré-
presbytère au moment où Esta s’était livrée à Pierre Le Gall. parer pour la nuit. Il était encore resté un moment dans le salon
— Pour l’instant, allez vous réfugier dans un des abris du maquis, déserté et l’avait rejointe dans la chambre. Les choses s’étaient
leur avait dit la sœur Marie-Bernard. Vous n’êtes plus en sécurité ici. faites naturellement, sans explications inutiles, sans heurts. Elle
Amos les avait vues arriver dans la petite cabane, transis de savait tout de lui et ne lui cachait rien. Dans son esprit, il com-
froid et de chagrin. En y pensant plus tard, Amos était toujours parait leur relation au ruissellement d’une source qui coule dans
surpris de n’avoir eu aucune prescience des événements. L’orage la bonne direction. La source se jette dans la rivière, la rivière va
l’avait confiné à l’intérieur, il y avait passé sa soirée à travailler au fleuve et le fleuve à la mer. Tout est bien. Il était l’eau et Esta
sur les actions que le parti pouvait mener malgré la clandestinité. le courant qui la mouvait.

240 241
— J’entends bien, argua Lambert. Je ne dis pas que les choses Ensuite, il s’était couché. Le martèlement sourd de la pluie sur
sont simples. Mais n’y aurait-il pas un moyen de négocier ? Nous le toit en chaume l’avait tenu éveillé longtemps. Il regrettait
pourrions, s’il refusait de coopérer, mener la vie dure aux héri- sans trop s’en faire qu’Esta ne soit pas à ses côtés. Il n’était pas
tiers de cette femme, Likak Ngo Mbondo Njee et son fils Kundè inquiet, non, car il savait qu’elle serait au rendez-vous le lende-
Lipem. Votre père assure que l’épouse du rebelle, Amos Manguele, main sans faute, elle ne lui avait jamais fait défaut. Et puis, Esta
lui aurait livré sa victime. Nous avons le pouvoir de la faire arrêter ne lui manquait jamais vraiment, même lorsqu’elle était loin, il la
sur cette seule affirmation. Faites-leur bien comprendre que nous portait en lui. Il l’aimait depuis si longtemps, elle était une part
ne reculerons devant rien. La balle est dans leur camp. de lui-même. Leur amitié, leurs liens d’enfants avaient nourri
La menace était à peine voilée. Gérard essaya de tergiverser. leur affection réciproque. Le sentiment amoureux s’était imposé
— Vous me prêtez une tribune que je n’ai pas chez ces gens. Je comme une évolution naturelle. Un soir, il était resté chez elle
ne vois pas par quel moyen je pourrais leur délivrer de tels messages. plus tard que d’ordinaire, répugnant à regagner son foyer et une
— Écoutez, Gérard, ce qui arrive à votre père, dans une épouse pour laquelle il n’éprouvait rien.
certaine mesure est un mal pour un bien. Vous savez comme — Tu devrais rentrer chez toi, lui avait alors dit Esta comme
moi qu’il devenait dangereux pour notre cause. Vous êtes par- à contrecœur, la nuit est bien entamée.
faitement légitime pour le remplacer comme tête de file de la Il avait répondu avant même de réfléchir :
région. Vous les connaissez tous, vous adhérez à leurs revendi- — Je pourrais aussi rester dormir.
cations, nous savons pouvoir compter sur vous. Dites-vous que Elle lui avait souri :
vous venez de recevoir là votre premier ordre de mission : faire en — Tu as déjà une femme, ne l’oublie pas.
sorte que la mort d’Esther Ngo Mbondo Njee ne dégénère pas — Non, je ne l’oublie pas, mais j’ai cru comprendre que tu
en émeute, sinon, nous allons tous au devant de graves ennuis. ne voulais pas d’un mari.
Likak et son fils avaient été exfiltrés par la porte arrière du Esta n’avait rien rétorqué, elle s’était contentée d’aller se pré-
presbytère au moment où Esta s’était livrée à Pierre Le Gall. parer pour la nuit. Il était encore resté un moment dans le salon
— Pour l’instant, allez vous réfugier dans un des abris du maquis, déserté et l’avait rejointe dans la chambre. Les choses s’étaient
leur avait dit la sœur Marie-Bernard. Vous n’êtes plus en sécurité ici. faites naturellement, sans explications inutiles, sans heurts. Elle
Amos les avait vues arriver dans la petite cabane, transis de savait tout de lui et ne lui cachait rien. Dans son esprit, il com-
froid et de chagrin. En y pensant plus tard, Amos était toujours parait leur relation au ruissellement d’une source qui coule dans
surpris de n’avoir eu aucune prescience des événements. L’orage la bonne direction. La source se jette dans la rivière, la rivière va
l’avait confiné à l’intérieur, il y avait passé sa soirée à travailler au fleuve et le fleuve à la mer. Tout est bien. Il était l’eau et Esta
sur les actions que le parti pouvait mener malgré la clandestinité. le courant qui la mouvait.

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Amos n’avait jamais envisagé de lui survivre. Dans l’orga- le message : pas d’effusion.
nisation, il avait la réputation d’anticiper les actions ennemies, — Likak, Kundè ? demanda-t-il
Mpodol avait foi dans sa capacité de réflexion, ses dons de — Ils sont à l’abri, répondit Amos. Mais j’ignore pour
stratège. Et lui n’avait pas prévu, même pas imaginé, qu’Esta combien de temps. As-tu du nouveau ?
puisse lui être enlevée. Muulé lui fit part de la proposition de Gérard Le Gall.
— Vous resterez ici jusqu’à ce que je revienne, dit-il à Likak — Si le parti accepte d’étouffer l’affaire, de ne pas s’en
et Kundè dévastés. Ne bougez d’ici sous aucun prétexte. servir contre lui, l’occupant s’engage à ne rien entreprendre
Il devait voir Muulé, il devait s’entretenir avec Mpodol, il contre Likak et Kundè, ni contre ta famille.
devait passer chez lui pour s’assurer que les siens n’étaient pas — C’est impossible, tu le sais bien, trancha Amos. Nous
en danger. Les documents avaient été trouvés chez Esta, lui devons nous organiser afin au contraire d’attirer l’attention sur
avait dit Likak, il devait démanteler le réseau existant avant cette ignominie. Nous serons encore plus prudents que d’ordi-
que les rafles ne s’organisent. Il devait… naire, mais nous ne céderons pas. Ils ont en leur possession des
Amos marchait d’un pas ferme ; surtout ne pas ralentir. Tant documents compromettants, j’imagine. Il faut prévenir toutes
de choses à faire, alors que son être tout entier n’aspirait qu’à les personnes susceptibles d’être mises en cause dans ces écrits.
se pelotonner dans l’humus des feuilles pour attendre la mort. Tu devrais toi-même faire attention. Tu y étais mentionné sous
Muulé, prévenu par Gérard Le Gall, attendait son oncle la lettre M. Ils ne feront pas tout de suite le lien entre le M. de
dans la maison de sa mère. Amos arriva à la nuit tombée, en Muulé et Alexandre Nyemb, mais nous devons nous préparer
prenant les précautions nécessaires pour ne pas les incriminer. au pire afin de ne pas être pris au dépourvu.
Muulé s’était préparé à le consoler, il connaissait l’attache- — C’est là que les choses deviennent étranges, lui révéla
ment d’Amos à Esta. Lui-même aimait tendrement la Lionne, Muulé. La sacoche aurait disparu. Comme ça, comme par
sa mort était une grande perte pour le mouvement. Il n’osait enchantement. Ils ne l’ont jamais retrouvée. Cela les pousse
même pas songer au chagrin de Likak et de son garçon. Mais à négocier d’ailleurs. En l’absence de preuves, Pierre Le Gall
Amos… Amos était meurtri au-delà des mots. Pierre Le Gall devient un colon qui s’est attaqué sans raison à une femme
avait massacré, martyrisé, sauvagement saccagé, son passé, son appréciée de tous et sans histoires.
présent radieux, la plus belle part de sa vie. D’une certaine Amos sourit. « Tu as quand même trouvé le moyen de leur jouer
manière, Amos était mort lui aussi cette nuit-là. un tour à ta façon, hein ma Lionne ? » pensa-t-il avec tendresse.
Muulé se leva en le voyant entrer et lui donna l’accolade. — Mais alors, s’ils n’ont aucune preuve, nous sommes libres
Amos se raidit à cette étreinte. Il tapota l’épaule de son neveu de les accuser publiquement de ce meurtre. Ils ne peuvent nous
puis se dégagea pour s’asseoir sur une chaise. Muulé comprit adresser aucun reproche, ni deviner les liens qui nous unissent.

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Amos n’avait jamais envisagé de lui survivre. Dans l’orga- le message : pas d’effusion.
nisation, il avait la réputation d’anticiper les actions ennemies, — Likak, Kundè ? demanda-t-il
Mpodol avait foi dans sa capacité de réflexion, ses dons de — Ils sont à l’abri, répondit Amos. Mais j’ignore pour
stratège. Et lui n’avait pas prévu, même pas imaginé, qu’Esta combien de temps. As-tu du nouveau ?
puisse lui être enlevée. Muulé lui fit part de la proposition de Gérard Le Gall.
— Vous resterez ici jusqu’à ce que je revienne, dit-il à Likak — Si le parti accepte d’étouffer l’affaire, de ne pas s’en
et Kundè dévastés. Ne bougez d’ici sous aucun prétexte. servir contre lui, l’occupant s’engage à ne rien entreprendre
Il devait voir Muulé, il devait s’entretenir avec Mpodol, il contre Likak et Kundè, ni contre ta famille.
devait passer chez lui pour s’assurer que les siens n’étaient pas — C’est impossible, tu le sais bien, trancha Amos. Nous
en danger. Les documents avaient été trouvés chez Esta, lui devons nous organiser afin au contraire d’attirer l’attention sur
avait dit Likak, il devait démanteler le réseau existant avant cette ignominie. Nous serons encore plus prudents que d’ordi-
que les rafles ne s’organisent. Il devait… naire, mais nous ne céderons pas. Ils ont en leur possession des
Amos marchait d’un pas ferme ; surtout ne pas ralentir. Tant documents compromettants, j’imagine. Il faut prévenir toutes
de choses à faire, alors que son être tout entier n’aspirait qu’à les personnes susceptibles d’être mises en cause dans ces écrits.
se pelotonner dans l’humus des feuilles pour attendre la mort. Tu devrais toi-même faire attention. Tu y étais mentionné sous
Muulé, prévenu par Gérard Le Gall, attendait son oncle la lettre M. Ils ne feront pas tout de suite le lien entre le M. de
dans la maison de sa mère. Amos arriva à la nuit tombée, en Muulé et Alexandre Nyemb, mais nous devons nous préparer
prenant les précautions nécessaires pour ne pas les incriminer. au pire afin de ne pas être pris au dépourvu.
Muulé s’était préparé à le consoler, il connaissait l’attache- — C’est là que les choses deviennent étranges, lui révéla
ment d’Amos à Esta. Lui-même aimait tendrement la Lionne, Muulé. La sacoche aurait disparu. Comme ça, comme par
sa mort était une grande perte pour le mouvement. Il n’osait enchantement. Ils ne l’ont jamais retrouvée. Cela les pousse
même pas songer au chagrin de Likak et de son garçon. Mais à négocier d’ailleurs. En l’absence de preuves, Pierre Le Gall
Amos… Amos était meurtri au-delà des mots. Pierre Le Gall devient un colon qui s’est attaqué sans raison à une femme
avait massacré, martyrisé, sauvagement saccagé, son passé, son appréciée de tous et sans histoires.
présent radieux, la plus belle part de sa vie. D’une certaine Amos sourit. « Tu as quand même trouvé le moyen de leur jouer
manière, Amos était mort lui aussi cette nuit-là. un tour à ta façon, hein ma Lionne ? » pensa-t-il avec tendresse.
Muulé se leva en le voyant entrer et lui donna l’accolade. — Mais alors, s’ils n’ont aucune preuve, nous sommes libres
Amos se raidit à cette étreinte. Il tapota l’épaule de son neveu de les accuser publiquement de ce meurtre. Ils ne peuvent nous
puis se dégagea pour s’asseoir sur une chaise. Muulé comprit adresser aucun reproche, ni deviner les liens qui nous unissent.

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Muulé compris que son oncle ignorait tout de l’implication de — Je vais devoir y aller. Je dois faire mon rapport à Mpodol,
son épouse dans les événements de la veille. Il maudit le sort de lui mais avant, il faut que je passe chez moi. Je me renseignerai pour
imposer la charge de devoir l’en informer. L’homme dans la force découvrir ce qu’il est vraiment advenu de ces documents. De ton
de l’âge qui lui avait tenu lieu de tuteur et qui semblait si sûr de côté, enquête discrètement.
lui un instant plus tôt se décomposait au fur et à mesure du récit. — Je viens avec toi à la maison, répondit Muulé, quelque
— Si nous nous obstinons à publier cette affaire, ils pro- peu inquiet du sort qu’Amos réserverait à son épouse.
céderont à l’arrestation des enfants d’Esta et obligeront Tante Amos devina ses craintes :
Christine à venir témoigner contre eux, acheva-t-il. En revanche, — N’aie pas peur. Je ne me livrerai à aucun acte inconsi-
si nous nous montrons raisonnables, ils mettront en avant la folie déré. Tu te souviens de ce que je t’ai dit jadis ? Un homme doit
de Pierre Le Gall. Il sera rapatrié dans son pays. À leurs yeux, savoir prendre sur lui lorsque ses responsabilités le lui imposent.
l’incident serait clos, nul ne serait inquiété. Amos s’en alla sans bruit, comme il était venu. Thérèse
Conscient du déchirement que ses mots faisaient naître dans Nyemb, la mère de Muulé, s’était réfugiée dans la cuisine pour
l’esprit de son oncle, il n’en continua pas moins : les laisser discuter en toute discrétion. Elle interpella son frère
— Ceci est le prix à payer pour que Likak et Kundè retournent qui s’éloignait. Le visage baigné de larmes de Thérèse disait toute
vivre chez eux en relative sécurité Oncle Amos. Je ne te parle sa peine. Amos tressaillit. « Ah les femmes… » Il y a une heure
même pas du risque pour Tante Christine. Les nouvelles vont pour toute chose et il avait encore besoin de toute sa lucidité. Il
vite dans la région, je peux t’assurer que la rumeur de son forfait n’avait pas gagné le droit de s’abandonner à son chagrin. La sol-
circule déjà. Nous devons jouer l’apaisement. licitude de sa sœur lui ôterait toute vigueur, ouvrirait les vannes
Il hésita quelque peu avant d’ajouter : qu’il maintenait closes par la seule force de sa volonté. Sa déter-
— Je ne connaissais pas la Lionne aussi bien que toi, mais mination ne résisterait pas au poids de l’affliction de Thérèse.
je pense que c’est ce qu’elle aurait voulu. Il s’enfuit comme un voleur avant qu’elle ne puisse l’approcher.
Amos eut un rire sans joie : Christine Manguele, tremblante de peur, avait verrouillé
— Un incident alors… C’est ainsi qu’il faut voir cela. Très les portes de sa maison… Une foule s’était massée dans sa cour.
bien, dis-leur que nous acceptons leurs conditions : pour nous Quelques hommes, mais surtout des femmes. Elles avaient
aussi l’incident est clos. commencé à arriver dès le matin suivant l’annonce de la mort
Muulé avait l’impression d’être en face de plusieurs per- d’Esta. Elles venaient les unes après les autres et s’installaient
sonnages. La minute d’avant, son oncle était affaibli par ses sans un mot. Ce silence l’effrayait au-delà de tout. Si au moins
révélations. Là, il montrait l’assurance d’un homme qui savait elles lui avaient parlé ou s’étaient montrées agressives, si elles
très exactement ce qu’il lui restait à faire. avaient pleuré la mort de leur sorcière, elle aurait compris. Mais

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Muulé compris que son oncle ignorait tout de l’implication de — Je vais devoir y aller. Je dois faire mon rapport à Mpodol,
son épouse dans les événements de la veille. Il maudit le sort de lui mais avant, il faut que je passe chez moi. Je me renseignerai pour
imposer la charge de devoir l’en informer. L’homme dans la force découvrir ce qu’il est vraiment advenu de ces documents. De ton
de l’âge qui lui avait tenu lieu de tuteur et qui semblait si sûr de côté, enquête discrètement.
lui un instant plus tôt se décomposait au fur et à mesure du récit. — Je viens avec toi à la maison, répondit Muulé, quelque
— Si nous nous obstinons à publier cette affaire, ils pro- peu inquiet du sort qu’Amos réserverait à son épouse.
céderont à l’arrestation des enfants d’Esta et obligeront Tante Amos devina ses craintes :
Christine à venir témoigner contre eux, acheva-t-il. En revanche, — N’aie pas peur. Je ne me livrerai à aucun acte inconsi-
si nous nous montrons raisonnables, ils mettront en avant la folie déré. Tu te souviens de ce que je t’ai dit jadis ? Un homme doit
de Pierre Le Gall. Il sera rapatrié dans son pays. À leurs yeux, savoir prendre sur lui lorsque ses responsabilités le lui imposent.
l’incident serait clos, nul ne serait inquiété. Amos s’en alla sans bruit, comme il était venu. Thérèse
Conscient du déchirement que ses mots faisaient naître dans Nyemb, la mère de Muulé, s’était réfugiée dans la cuisine pour
l’esprit de son oncle, il n’en continua pas moins : les laisser discuter en toute discrétion. Elle interpella son frère
— Ceci est le prix à payer pour que Likak et Kundè retournent qui s’éloignait. Le visage baigné de larmes de Thérèse disait toute
vivre chez eux en relative sécurité Oncle Amos. Je ne te parle sa peine. Amos tressaillit. « Ah les femmes… » Il y a une heure
même pas du risque pour Tante Christine. Les nouvelles vont pour toute chose et il avait encore besoin de toute sa lucidité. Il
vite dans la région, je peux t’assurer que la rumeur de son forfait n’avait pas gagné le droit de s’abandonner à son chagrin. La sol-
circule déjà. Nous devons jouer l’apaisement. licitude de sa sœur lui ôterait toute vigueur, ouvrirait les vannes
Il hésita quelque peu avant d’ajouter : qu’il maintenait closes par la seule force de sa volonté. Sa déter-
— Je ne connaissais pas la Lionne aussi bien que toi, mais mination ne résisterait pas au poids de l’affliction de Thérèse.
je pense que c’est ce qu’elle aurait voulu. Il s’enfuit comme un voleur avant qu’elle ne puisse l’approcher.
Amos eut un rire sans joie : Christine Manguele, tremblante de peur, avait verrouillé
— Un incident alors… C’est ainsi qu’il faut voir cela. Très les portes de sa maison… Une foule s’était massée dans sa cour.
bien, dis-leur que nous acceptons leurs conditions : pour nous Quelques hommes, mais surtout des femmes. Elles avaient
aussi l’incident est clos. commencé à arriver dès le matin suivant l’annonce de la mort
Muulé avait l’impression d’être en face de plusieurs per- d’Esta. Elles venaient les unes après les autres et s’installaient
sonnages. La minute d’avant, son oncle était affaibli par ses sans un mot. Ce silence l’effrayait au-delà de tout. Si au moins
révélations. Là, il montrait l’assurance d’un homme qui savait elles lui avaient parlé ou s’étaient montrées agressives, si elles
très exactement ce qu’il lui restait à faire. avaient pleuré la mort de leur sorcière, elle aurait compris. Mais

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elles arrivaient par petits groupes, toujours plus nombreuses, se — Tu parles de mon épouse, femme. Quel homme serais-je
contentant de s’asseoir là, comme si elles attendaient un signal. si je la livrais à votre colère ?
Celles qui avaient un enfant en bas âge le libéraient du pagne qui — Une vie pour une vie, reprit la femme, telles sont les règles
le maintenait attaché à leur dos, le mettaient au sein et patien- du Ko’ô. Nous aurions pu nous en emparer par la force. Nous
taient en silence. aurions pu violer l’intimité de ton foyer pour y débusquer la
Christine Manguele s’était enfermée chez elle, à genoux, elle traîtresse qui s’y cache. Mais nous ne l’avons pas fait, par respect
priait son Dieu. Amos traversa le village abandonné. Ils étaient pour toi. Tu parles de tes relations privilégiées avec la Lionne.
tous chez lui, cela ne le surprit pas. Il marcha dans la foule, saluant Tu ne sais rien, homme, de ce que nous avons partagé avec elle.
un voisin, caressant la joue d’un enfant, consolant une femme. Laisse-nous trancher cette histoire selon nos propres codes.
Tous savaient que le Blanc fou, le porc, avait accusé Christine Ils furent interrompus par le moteur d’un véhicule qui se
de lui avoir livré Esta. Pierre Le Gall l’avait dit au commandant rapprochait du lieu de réunion. Tous se turent, sur leurs gardes.
lorsqu’il cherchait la sacoche dans la voiture, des oreilles indis- Les descentes de police et les rafles étaient fréquentes. Ils se
crètes l’avaient entendu, l’information avait été relayée dans les tenaient prêts à s’évanouir dans la forêt si l’alerte était confirmée.
villages et hameaux environnants. Esta était leur guérisseuse et La sœur Marie-Bernard se gara dans la rue, puis tranquillement,
leur prêtresse, elle avait été garante de l’harmonie dans leur com- vint se tenir au côté d’Amos. Elle avait été prévenue de l’at-
munauté. Ils criaient vengeance. Quelqu’un devait payer. troupement, et sans réfléchir, avait pris la route, bien décidée à
Amos n’était pas un grand orateur. Il était l’homme de empêcher tout débordement.
l’ombre de Mpodol, son rôle dans la rébellion était connu et Elle fut soulagée de trouver Amos sur place. Des cernes
tous le respectaient. Les personnes rassemblées ce soir lui avaient mauves cerclaient ses yeux fatigués, traçant sur sa peau blanche
fait l’amitié de ne pas investir sa maison tant qu’il ne leur aurait les stigmates de son chagrin. À sa vue, quelques femmes écla-
pas parlé. Alors il prit la parole, conscient de jouer là sa survie tèrent en sanglot. La Blanche savait… La violence de Le Gall, les
ainsi que celle de sa famille. enfants morts… Elle savait le tribut qu’elles avaient dû payer à la
— Notre Lionne nous a été enlevée mes frères, et mon cœur sauvagerie de cet homme. Aujourd’hui de même qu’en ces heures
saigne. Vous savez tous les relations privilégiées que j’entretenais monstrueuses, elle partageait leur peine, comme si une part de
avec elle. Nous ne nous en sommes jamais cachés. leur Lionne essayait encore de les consoler, par-delà la mort.
— Nous le savons Amos, lui répondit une femme dans la — Ma sœur, dites-lui de nous livrer cette femme. Justice
foule. Ce n’est pas toi que nous sommes venus chercher. La doit être rendue.
personne qui l’a livrée est dans ta maison. Donne-la nous et Amos savait les liens qui unissaient Esta à la bonne sœur
continue ta route. et n’était pas assuré de son soutien. Il avait décidé quant à lui

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elles arrivaient par petits groupes, toujours plus nombreuses, se — Tu parles de mon épouse, femme. Quel homme serais-je
contentant de s’asseoir là, comme si elles attendaient un signal. si je la livrais à votre colère ?
Celles qui avaient un enfant en bas âge le libéraient du pagne qui — Une vie pour une vie, reprit la femme, telles sont les règles
le maintenait attaché à leur dos, le mettaient au sein et patien- du Ko’ô. Nous aurions pu nous en emparer par la force. Nous
taient en silence. aurions pu violer l’intimité de ton foyer pour y débusquer la
Christine Manguele s’était enfermée chez elle, à genoux, elle traîtresse qui s’y cache. Mais nous ne l’avons pas fait, par respect
priait son Dieu. Amos traversa le village abandonné. Ils étaient pour toi. Tu parles de tes relations privilégiées avec la Lionne.
tous chez lui, cela ne le surprit pas. Il marcha dans la foule, saluant Tu ne sais rien, homme, de ce que nous avons partagé avec elle.
un voisin, caressant la joue d’un enfant, consolant une femme. Laisse-nous trancher cette histoire selon nos propres codes.
Tous savaient que le Blanc fou, le porc, avait accusé Christine Ils furent interrompus par le moteur d’un véhicule qui se
de lui avoir livré Esta. Pierre Le Gall l’avait dit au commandant rapprochait du lieu de réunion. Tous se turent, sur leurs gardes.
lorsqu’il cherchait la sacoche dans la voiture, des oreilles indis- Les descentes de police et les rafles étaient fréquentes. Ils se
crètes l’avaient entendu, l’information avait été relayée dans les tenaient prêts à s’évanouir dans la forêt si l’alerte était confirmée.
villages et hameaux environnants. Esta était leur guérisseuse et La sœur Marie-Bernard se gara dans la rue, puis tranquillement,
leur prêtresse, elle avait été garante de l’harmonie dans leur com- vint se tenir au côté d’Amos. Elle avait été prévenue de l’at-
munauté. Ils criaient vengeance. Quelqu’un devait payer. troupement, et sans réfléchir, avait pris la route, bien décidée à
Amos n’était pas un grand orateur. Il était l’homme de empêcher tout débordement.
l’ombre de Mpodol, son rôle dans la rébellion était connu et Elle fut soulagée de trouver Amos sur place. Des cernes
tous le respectaient. Les personnes rassemblées ce soir lui avaient mauves cerclaient ses yeux fatigués, traçant sur sa peau blanche
fait l’amitié de ne pas investir sa maison tant qu’il ne leur aurait les stigmates de son chagrin. À sa vue, quelques femmes écla-
pas parlé. Alors il prit la parole, conscient de jouer là sa survie tèrent en sanglot. La Blanche savait… La violence de Le Gall, les
ainsi que celle de sa famille. enfants morts… Elle savait le tribut qu’elles avaient dû payer à la
— Notre Lionne nous a été enlevée mes frères, et mon cœur sauvagerie de cet homme. Aujourd’hui de même qu’en ces heures
saigne. Vous savez tous les relations privilégiées que j’entretenais monstrueuses, elle partageait leur peine, comme si une part de
avec elle. Nous ne nous en sommes jamais cachés. leur Lionne essayait encore de les consoler, par-delà la mort.
— Nous le savons Amos, lui répondit une femme dans la — Ma sœur, dites-lui de nous livrer cette femme. Justice
foule. Ce n’est pas toi que nous sommes venus chercher. La doit être rendue.
personne qui l’a livrée est dans ta maison. Donne-la nous et Amos savait les liens qui unissaient Esta à la bonne sœur
continue ta route. et n’était pas assuré de son soutien. Il avait décidé quant à lui

246 247
qu’il mourrait avant de les laisser accéder à sa femme. La vie lui constante, alors, elle a pu s’introduire chez le Blanc et faire ce
importait désormais si peu, il ne lui restait plus que son sens du dont on l’accuse. Pour moi, il s’agit là d’une preuve suffisante.
devoir, il s’y cramponnait désespérément. Amos accusa le coup, en tâchant de n’en rien laisser paraître.
— Nous n’avons que la parole du Blanc fou. Il prétend que — Je m’en excuse, mais cela ne suffit pas à mes yeux pour
mon épouse est allée chez lui en pleine nuit. Quelqu’un l’a-t-il condamner ma propre épouse. Vous devrez me passer sur le
vue ? Il dit qu’elle a dénoncé Esta. L’un de vous l’a-t-il enten- corps.
due ? Il soutient qu’il aurait découvert grâce aux révélations de La femme se rapprocha d’Amos au point de le toucher.
mon épouse, le lieu secret où Esta cachait des dossiers qui nous — Ne mets pas le Ko’ô au défi homme, tu pourrais le regretter.
incriminent. Ces fameux documents n’ont jamais été retrouvés. Un vieux monsieur jusque-là silencieux s’empressa de
Seriez-vous prêtes à condamner une des nôtres sur les seules allé- prendre la parole.
gations d’un dément ? Ces gens nous montent les uns contre les — Les choses ont bien changé dans ces contrées, et pas
autres depuis toujours, combien de temps encore allons-nous les en bien. À l’époque de ma jeunesse, une telle situation aurait
laisser nous manipuler ? été examinée par nos patriarches et nos sages. Chacun aurait
— Nous ne parlons pas de politique mais de justice, Amos. présenté sa version des faits, nous aurions agi en collégialité.
Ta femme haïssait la Lionne, nous le savons tous. Si quelqu’un Aujourd’hui, des événements graves se discutent dans la rue,
ici était susceptible de poser un acte aussi abject contre Esta, nous lançons menaces graves et invectives. Ma sœur, tu étais
c’était bien elle… Laisse-nous prendre cette femme et va où des là toi, lorsque le Blanc a accusé l’épouse d’Amos. Que peux-tu
affaires plus sérieuses t’appellent. nous en dire ?
— Mais comment aurait-elle pu entrer chez lui en pleine La sœur Marie-Bernard avait prié silencieusement durant
nuit et en ressortir sans que les gardes ne la surprennent, sans les échanges. Elle était venue avec l’intention de ramener les
que nul ne l’aperçoive ? persista Amos. Dans ce village personne femmes à la raison. Mais elle n’arrivait pas à ôter de son esprit
ne peut faire un pas sans que le voisinage ne le sache. la vision du corps vandalisé d’Esta. Une telle fureur montait en
Une femme dans l’assemblée partit d’un grand éclat de rire. elle qu’elle ne savait plus. Elle aussi voulait hurler sa peine, elle
— Les hommes… Vous croyez tout savoir et vous vivez aussi, remisant tout sentiment de charité chrétienne, criait ven-
dans l’ignorance la plus crasse. Moi, Amos, j’ai vu ta femme geance. Elle voulait que cette femme soit châtiée. Une vie pour
te suivre jusque chez Esta plusieurs nuits de suite. T’en dou- une vie, telle était la loi du Ko’ô, une justice primitive, implacable
tais-tu ? Savais-tu que cette grenouille de bénitier affrontait les et lapidaire, à la mesure de l’horreur du crime commis. La misé-
démons de la nuit pour t’espionner ? Si elle a pu te duper toi, son rable vie de Christine Manguele ne suffirait pas à restaurer toutes
mari, que des activités clandestines obligent à une circonspection celles qui avaient été fauchées par sa seule traîtrise, mais cela lui

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qu’il mourrait avant de les laisser accéder à sa femme. La vie lui constante, alors, elle a pu s’introduire chez le Blanc et faire ce
importait désormais si peu, il ne lui restait plus que son sens du dont on l’accuse. Pour moi, il s’agit là d’une preuve suffisante.
devoir, il s’y cramponnait désespérément. Amos accusa le coup, en tâchant de n’en rien laisser paraître.
— Nous n’avons que la parole du Blanc fou. Il prétend que — Je m’en excuse, mais cela ne suffit pas à mes yeux pour
mon épouse est allée chez lui en pleine nuit. Quelqu’un l’a-t-il condamner ma propre épouse. Vous devrez me passer sur le
vue ? Il dit qu’elle a dénoncé Esta. L’un de vous l’a-t-il enten- corps.
due ? Il soutient qu’il aurait découvert grâce aux révélations de La femme se rapprocha d’Amos au point de le toucher.
mon épouse, le lieu secret où Esta cachait des dossiers qui nous — Ne mets pas le Ko’ô au défi homme, tu pourrais le regretter.
incriminent. Ces fameux documents n’ont jamais été retrouvés. Un vieux monsieur jusque-là silencieux s’empressa de
Seriez-vous prêtes à condamner une des nôtres sur les seules allé- prendre la parole.
gations d’un dément ? Ces gens nous montent les uns contre les — Les choses ont bien changé dans ces contrées, et pas
autres depuis toujours, combien de temps encore allons-nous les en bien. À l’époque de ma jeunesse, une telle situation aurait
laisser nous manipuler ? été examinée par nos patriarches et nos sages. Chacun aurait
— Nous ne parlons pas de politique mais de justice, Amos. présenté sa version des faits, nous aurions agi en collégialité.
Ta femme haïssait la Lionne, nous le savons tous. Si quelqu’un Aujourd’hui, des événements graves se discutent dans la rue,
ici était susceptible de poser un acte aussi abject contre Esta, nous lançons menaces graves et invectives. Ma sœur, tu étais
c’était bien elle… Laisse-nous prendre cette femme et va où des là toi, lorsque le Blanc a accusé l’épouse d’Amos. Que peux-tu
affaires plus sérieuses t’appellent. nous en dire ?
— Mais comment aurait-elle pu entrer chez lui en pleine La sœur Marie-Bernard avait prié silencieusement durant
nuit et en ressortir sans que les gardes ne la surprennent, sans les échanges. Elle était venue avec l’intention de ramener les
que nul ne l’aperçoive ? persista Amos. Dans ce village personne femmes à la raison. Mais elle n’arrivait pas à ôter de son esprit
ne peut faire un pas sans que le voisinage ne le sache. la vision du corps vandalisé d’Esta. Une telle fureur montait en
Une femme dans l’assemblée partit d’un grand éclat de rire. elle qu’elle ne savait plus. Elle aussi voulait hurler sa peine, elle
— Les hommes… Vous croyez tout savoir et vous vivez aussi, remisant tout sentiment de charité chrétienne, criait ven-
dans l’ignorance la plus crasse. Moi, Amos, j’ai vu ta femme geance. Elle voulait que cette femme soit châtiée. Une vie pour
te suivre jusque chez Esta plusieurs nuits de suite. T’en dou- une vie, telle était la loi du Ko’ô, une justice primitive, implacable
tais-tu ? Savais-tu que cette grenouille de bénitier affrontait les et lapidaire, à la mesure de l’horreur du crime commis. La misé-
démons de la nuit pour t’espionner ? Si elle a pu te duper toi, son rable vie de Christine Manguele ne suffirait pas à restaurer toutes
mari, que des activités clandestines obligent à une circonspection celles qui avaient été fauchées par sa seule traîtrise, mais cela lui

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était égal. Quelqu’un devait payer. Si elle ne trouvait pas d’exu- — La Lionne est morte dans mes bras.
toire à la colère aveugle qu’elle sentait monter dans son cœur, elle Sa voix se brisa sur ces mots mais nul n’intervint. Les conso-
en serait consumée sans rémission. Elle savait que ce sentiment lations attendraient, le Ko’ô exigeait des réponses.
était partagé par toutes les femmes de l’assemblée. Elle allait parler — Au moment de sa mort, elle m’a dit que Pierre Le Gall
quand son regard rencontra celui malheureux, suppliant d’Amos ne ferait plus de mal à personne. Elle avait appelé sur lui le châ-
Manguele. Il eut sur elle l’effet d’une douche froide. La haine et timent suprême, la malédiction du sang.
la colère sont des sentiments contagieux, ils ne demandent qu’à « Oh mes pères ! » s’exclama une femme dans l’assistance.
s’enflammer à la moindre étincelle, pensa la bonne sœur, par la — Elle m’a expliqué qu’en détruisant cet homme, elle avait
grâce de Dieu, il suffit parfois d’un regard pour nous rappeler à anéanti sa propre force vitale, mais elle n’était pas seule. Tous les
notre humanité. « Tu as la trempe d’une prêtresse, tu entends la enfants morts sont venus à la rescousse, ils ont ligué leur force
danse » lui avait dit Esta. La colère de ces femmes résonnait en pour terrasser le monstre.
elle, en écho à son propre désarroi. La sœur Marie-Bernard avait Certaines femmes sanglotaient maintenant sans retenue.
eu l’occasion d’observer la puissance sombre du Ko’ô, l’autre côté — Alors j’ignore si Christine Manguele est coupable de
du miroir, elle en expérimentait la terrible séduction. Cela serait ce dont vous l’accusez. Pierre Le Gall n’a jamais pu fournir
si bon d’alimenter le feu de sa fureur. Elle invoqua le souvenir de les documents dont elle lui aurait, prétendument, indiqué la
son amie et ses mots lui revinrent en mémoire « Nous sommes des cachette. Ce que je sais en revanche, ce dont je peux témoi-
guérisseuses, nous réparons nos semblables, nous les soulageons gner, c’est qu’Esta Ngo Mbondo Njee, Esta fille de lion, est
de leur peine, nous ne sommes pas des destructrices. » Alors elle allée d’elle-même à la rencontre de son destin. Elle a reconnu
parla : en cet homme l’aboutissement des combats qu’elle avait menés
— Pierre Le Gall est fou. Vous souffrez de sa violence depuis sa vie durant. Quiconque ayant contribué, en bien ou en mal,
des années sans que personne ne vous vienne en aide. Esta était à cette tragédie ne peut être que l’instrument d’un projet qui
chez moi lorsqu’il est venu la chercher. J’ai voulu la mettre à dépasse largement sa propre personne. Voilà ce que j’ai à dire,
l’abri. Elle s’y est refusée. Elle m’a dit que c’était son destin mes frères et sœurs.
d’affronter enfin cet homme. La raison pour laquelle elle était La bonne sœur ne savait pas vraiment à quoi s’attendre à la
restée dans ce village et que la vieille guérisseuse lui avait confié suite de son discours, mais certainement pas à ce que le silence
sa succession. perdure, puis que les femmes entonnent une chanson. Une
Les femmes du Ko’ô écoutaient attentivement. La bonne mélopée sombre, lente et triste où il était question de la dou-
sœur blanche leur parlait un langage d’initié. Elles l’entendaient leur indicible du deuil, de l’espoir de retrouver bientôt ceux que
bien au-delà des mots. Marie-Bernard poursuivit. nous aimons au pays des ancêtres. Elle se rendit compte qu’elle

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était égal. Quelqu’un devait payer. Si elle ne trouvait pas d’exu- — La Lionne est morte dans mes bras.
toire à la colère aveugle qu’elle sentait monter dans son cœur, elle Sa voix se brisa sur ces mots mais nul n’intervint. Les conso-
en serait consumée sans rémission. Elle savait que ce sentiment lations attendraient, le Ko’ô exigeait des réponses.
était partagé par toutes les femmes de l’assemblée. Elle allait parler — Au moment de sa mort, elle m’a dit que Pierre Le Gall
quand son regard rencontra celui malheureux, suppliant d’Amos ne ferait plus de mal à personne. Elle avait appelé sur lui le châ-
Manguele. Il eut sur elle l’effet d’une douche froide. La haine et timent suprême, la malédiction du sang.
la colère sont des sentiments contagieux, ils ne demandent qu’à « Oh mes pères ! » s’exclama une femme dans l’assistance.
s’enflammer à la moindre étincelle, pensa la bonne sœur, par la — Elle m’a expliqué qu’en détruisant cet homme, elle avait
grâce de Dieu, il suffit parfois d’un regard pour nous rappeler à anéanti sa propre force vitale, mais elle n’était pas seule. Tous les
notre humanité. « Tu as la trempe d’une prêtresse, tu entends la enfants morts sont venus à la rescousse, ils ont ligué leur force
danse » lui avait dit Esta. La colère de ces femmes résonnait en pour terrasser le monstre.
elle, en écho à son propre désarroi. La sœur Marie-Bernard avait Certaines femmes sanglotaient maintenant sans retenue.
eu l’occasion d’observer la puissance sombre du Ko’ô, l’autre côté — Alors j’ignore si Christine Manguele est coupable de
du miroir, elle en expérimentait la terrible séduction. Cela serait ce dont vous l’accusez. Pierre Le Gall n’a jamais pu fournir
si bon d’alimenter le feu de sa fureur. Elle invoqua le souvenir de les documents dont elle lui aurait, prétendument, indiqué la
son amie et ses mots lui revinrent en mémoire « Nous sommes des cachette. Ce que je sais en revanche, ce dont je peux témoi-
guérisseuses, nous réparons nos semblables, nous les soulageons gner, c’est qu’Esta Ngo Mbondo Njee, Esta fille de lion, est
de leur peine, nous ne sommes pas des destructrices. » Alors elle allée d’elle-même à la rencontre de son destin. Elle a reconnu
parla : en cet homme l’aboutissement des combats qu’elle avait menés
— Pierre Le Gall est fou. Vous souffrez de sa violence depuis sa vie durant. Quiconque ayant contribué, en bien ou en mal,
des années sans que personne ne vous vienne en aide. Esta était à cette tragédie ne peut être que l’instrument d’un projet qui
chez moi lorsqu’il est venu la chercher. J’ai voulu la mettre à dépasse largement sa propre personne. Voilà ce que j’ai à dire,
l’abri. Elle s’y est refusée. Elle m’a dit que c’était son destin mes frères et sœurs.
d’affronter enfin cet homme. La raison pour laquelle elle était La bonne sœur ne savait pas vraiment à quoi s’attendre à la
restée dans ce village et que la vieille guérisseuse lui avait confié suite de son discours, mais certainement pas à ce que le silence
sa succession. perdure, puis que les femmes entonnent une chanson. Une
Les femmes du Ko’ô écoutaient attentivement. La bonne mélopée sombre, lente et triste où il était question de la dou-
sœur blanche leur parlait un langage d’initié. Elles l’entendaient leur indicible du deuil, de l’espoir de retrouver bientôt ceux que
bien au-delà des mots. Marie-Bernard poursuivit. nous aimons au pays des ancêtres. Elle se rendit compte qu’elle

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connaissait les paroles de cette chanson pour avoir souvent Ils ne devaient plus se revoir.
entendu Esta la fredonner devant les petites tombes à l’ombre La congrégation des sœurs du Sacré-Cœur décida de rapatrier
du baobab. Elle mêla sa voix à celles des autres. la bonne sœur en représailles à son engagement auprès des rebelles.
Les femmes disaient leur perte, mais aussi leur accepta- L’Église catholique était une alliée clé de l’administration coloniale,
tion, leur gratitude pour celle qui avait lutté jusqu’au sacrifice elle ne pouvait pas se permettre une dissidente dans ses rangs. La
suprême. Une forme de sérénité émanait du groupe, la sœur sœur Marie-Bernard quitta les ordres et Monique Dujeux s’engagea
Marie-Bernard se laissa consoler. L’assemblée s’égaya plusieurs comme infirmière auprès de la Croix Rouge. La Lionne lui avait
heures plus tard. Avant de s’en aller, une femme attira Amos à révélé sa vraie mission en cette vie, elle était guérisseuse et le resterait.
l’écart et lui tendit la sacoche de documents. « Je te rends cela, Une autre tâche attendait encore Amos ce soir. Sans nul
tu en feras meilleur usage que moi. » Puis sans lui laisser le temps doute la plus éprouvante de toutes celles qu’il avait menées
de réagir, elle disparut dans la nuit. jusqu’à présent. Christine Manguele patientait dans sa chambre.
Amos en conçut une telle frayeur rétrospective qu’il en Il l’y trouva, assise sur un coin du lit.
demeura figé. Ces femmes l’auraient écouté jusqu’au bout, elles — J’ai tout entendu, lui dit-elle sans le regarder. Tu étais
lui avaient laissé l’opportunité non pas de défendre son épouse, prêt à mourir pour moi ?
puisqu’elles possédaient la preuve de son forfait, mais de sauver Il ne répondit rien. Il était prêt à mourir pour quiconque
sa peau à lui. Sans le discours de la sœur Marie-Bernard, elles voudrait de sa misérable existence, puisque mourir était désor-
auraient mis leurs menaces à exécution. Il pressentait qu’il s’était mais la seule manière de rejoindre Esta. Il était venu avec une
dit ce soir plus de choses qu’il ne pouvait en comprendre. Les seule question en tête : « pourquoi ? » mais les mots se coinçaient
femmes avaient réagi à un message et obtempéré à une injonc- dans sa gorge. Christine reprit.
tion à elles seules perceptible. La bonne sœur avait trouvé les — J’ai failli sortir, sais-tu ? J’ai pensé que si elles nous tuaient
mots pour apaiser leur colère, et donné le droit au chagrin de tous les deux, nous serions unis dans la mort comme nous ne
s’exprimer. Tous étaient, à présent, partis, hormis la sœur Marie- l’avons jamais été dans la vie. Une perspective bien plus sédui-
Bernard qui l’attendait près de sa voiture. sante à mes yeux que celle de devoir passer le reste de mon
— Vous m’avez sauvé la vie ce soir, lui dit-il en lui tendant existence sans toi. Car tu vas me quitter, n’est-ce pas ?
la main, je ne vous remercierai jamais assez. Des larmes coulaient maintenant sur ses joues, elle continua
— Et vous avez sauvé mon âme, lui répliqua-t-elle, c’est Esta néanmoins de la même voix sans timbre. Loin du ton criard qui
que nous devons tous remercier. agaçait tant Amos.
Amos la laissa monter dans la voiture et lui fit un signe — Je n’ai eu que deux hommes dans ma vie. Mon père et toi.
tandis qu’elle s’éloignait. Amos n’était pas surpris de cette révélation. Quelque part

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connaissait les paroles de cette chanson pour avoir souvent Ils ne devaient plus se revoir.
entendu Esta la fredonner devant les petites tombes à l’ombre La congrégation des sœurs du Sacré-Cœur décida de rapatrier
du baobab. Elle mêla sa voix à celles des autres. la bonne sœur en représailles à son engagement auprès des rebelles.
Les femmes disaient leur perte, mais aussi leur accepta- L’Église catholique était une alliée clé de l’administration coloniale,
tion, leur gratitude pour celle qui avait lutté jusqu’au sacrifice elle ne pouvait pas se permettre une dissidente dans ses rangs. La
suprême. Une forme de sérénité émanait du groupe, la sœur sœur Marie-Bernard quitta les ordres et Monique Dujeux s’engagea
Marie-Bernard se laissa consoler. L’assemblée s’égaya plusieurs comme infirmière auprès de la Croix Rouge. La Lionne lui avait
heures plus tard. Avant de s’en aller, une femme attira Amos à révélé sa vraie mission en cette vie, elle était guérisseuse et le resterait.
l’écart et lui tendit la sacoche de documents. « Je te rends cela, Une autre tâche attendait encore Amos ce soir. Sans nul
tu en feras meilleur usage que moi. » Puis sans lui laisser le temps doute la plus éprouvante de toutes celles qu’il avait menées
de réagir, elle disparut dans la nuit. jusqu’à présent. Christine Manguele patientait dans sa chambre.
Amos en conçut une telle frayeur rétrospective qu’il en Il l’y trouva, assise sur un coin du lit.
demeura figé. Ces femmes l’auraient écouté jusqu’au bout, elles — J’ai tout entendu, lui dit-elle sans le regarder. Tu étais
lui avaient laissé l’opportunité non pas de défendre son épouse, prêt à mourir pour moi ?
puisqu’elles possédaient la preuve de son forfait, mais de sauver Il ne répondit rien. Il était prêt à mourir pour quiconque
sa peau à lui. Sans le discours de la sœur Marie-Bernard, elles voudrait de sa misérable existence, puisque mourir était désor-
auraient mis leurs menaces à exécution. Il pressentait qu’il s’était mais la seule manière de rejoindre Esta. Il était venu avec une
dit ce soir plus de choses qu’il ne pouvait en comprendre. Les seule question en tête : « pourquoi ? » mais les mots se coinçaient
femmes avaient réagi à un message et obtempéré à une injonc- dans sa gorge. Christine reprit.
tion à elles seules perceptible. La bonne sœur avait trouvé les — J’ai failli sortir, sais-tu ? J’ai pensé que si elles nous tuaient
mots pour apaiser leur colère, et donné le droit au chagrin de tous les deux, nous serions unis dans la mort comme nous ne
s’exprimer. Tous étaient, à présent, partis, hormis la sœur Marie- l’avons jamais été dans la vie. Une perspective bien plus sédui-
Bernard qui l’attendait près de sa voiture. sante à mes yeux que celle de devoir passer le reste de mon
— Vous m’avez sauvé la vie ce soir, lui dit-il en lui tendant existence sans toi. Car tu vas me quitter, n’est-ce pas ?
la main, je ne vous remercierai jamais assez. Des larmes coulaient maintenant sur ses joues, elle continua
— Et vous avez sauvé mon âme, lui répliqua-t-elle, c’est Esta néanmoins de la même voix sans timbre. Loin du ton criard qui
que nous devons tous remercier. agaçait tant Amos.
Amos la laissa monter dans la voiture et lui fit un signe — Je n’ai eu que deux hommes dans ma vie. Mon père et toi.
tandis qu’elle s’éloignait. Amos n’était pas surpris de cette révélation. Quelque part

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au fond de lui, il l’avait toujours su. Le père Amougou avait une — J’ai fait tout ce que je pouvais pour être aimée de toi.
attitude à la fois fourbe et autoritaire avec ses filles qu’Amos avait Essayé d’être une femme respectable, une bonne chrétienne, te
trouvée rédhibitoire dès leurs premiers contacts. Il éprouvait faire des enfants dont la paternité ne pourrait être contestée, te
une sorte de répulsion pour sa belle-famille qui, il devait bien soutenir dans tes projets. Rien n’y a fait. Je devais quémander
se l’avouer à présent, rejaillissait sur sa relation avec Christine. des attentions que tu ne m’accordais qu’avec parcimonie. Tout
— Il a commencé lorsque j’ai eu dix ans. C’était normal chez le monde à Eseka connaît ton rire, ton caractère jovial. Tous
nous. Mes grandes sœurs y étaient passées avant moi, les petites savent que tu es toujours partant pour un verre ou une plaisan-
ont suivi. Ma mère ne disait rien. Au moins comme ça, il n’avait terie. Tous dans le village, excepté dans cette maison. Ici tu es
pas besoin d’aller chercher à l’extérieur je suppose. Puis tu es taciturne, absent, tu manges avec résignation ton pain noir…
arrivé. Tu étais gentil, doux, tellement timide. Tu osais à peine Et cette femme ! Oui, je vous ai espionnés. J’ai compris qu’elle
lever les yeux sur moi, t’en souviens-tu ? Moi je m’en rappelle avait toujours été là, entre nous. Elle était ta compagne bien
comme si c’était hier. Dans les pires moments de notre union, plus que je ne le serai jamais. Tu m’apportais le confort matériel,
cette image du passé m’a aidée à tenir debout. Tu me traitais la respectabilité à laquelle j’ai toujours aspiré, j’aurais pu m’en
comme si j’étais quelqu’un de respectable. Nous étions connues contenter. Mais je suis une femme, pas un bout de bois ! Alors
mes sœurs et moi dans le village, personne ne nous accordait la oui, je me suis accrochée à ma foi. Tu ne peux pas t’imaginer
moindre considération. Et toi… Comment pourrais-tu com- à quel point l’espérance divine est consolatrice pour une âme
prendre ? Quand tu m’as délaissée, j’ai pris conscience que ma solitaire. Malgré cela, la frustration et le dégoût de moi-même,
supercherie avait fait long feu. Tu avais vu la personne obscène si bien reflétés dans tes yeux, m’ont conduite au bord de la folie.
que j’étais, m’avais démasquée malgré mes subterfuges et en étais Je te voulais toi, et tu me dédaignais. J’essayais de m’en affran-
dégoûté. Qui aurait pu te blâmer ? Certainement pas moi. Je chir, ton mépris me maintenait dans la meurtrissure originelle.
m’étais résolue à renoncer à mon tour, lorsque je m’aperçus que Qu’est-ce que cela faisait de moi ? Nul ne peut présager de la
j’étais enceinte. Mon vieux continuait à venir me voir la nuit. À férocité des monstres issus de la jalousie des amants délaissés.
l’époque, j’étais sa favorite. Il n’y avait que deux géniteurs pos- Lorsque ce Blanc m’a enfermée dans sa maison… Je ne sais pas
sibles pour l’enfant que je portais : je lui ai choisi un père. Tu comment t’expliquer, j’ai compris à quel point je m’étais four-
connais la suite. voyée. J’ai su avec certitude qu’il me tuerait au moment même
Amos s’assit au bord du lit. Il songea que cette nuit ne où il a ouvert la bouche tant il exhalait le meurtre et la folie.
s’achèverait pas sans avoir au préalable englouti sa vie. Il y a des Si j’avais la chance d’en réchapper, alors, les sympathisants de
limites à ce qu’un homme peut endurer. Christine continua sans Mpodol, et si ce n’était pas eux, le Ko’ô aurait raison de moi. Je
lui accorder le moindre répit. me suis demandé comment j’avais fait pour réunir contre moi

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au fond de lui, il l’avait toujours su. Le père Amougou avait une — J’ai fait tout ce que je pouvais pour être aimée de toi.
attitude à la fois fourbe et autoritaire avec ses filles qu’Amos avait Essayé d’être une femme respectable, une bonne chrétienne, te
trouvée rédhibitoire dès leurs premiers contacts. Il éprouvait faire des enfants dont la paternité ne pourrait être contestée, te
une sorte de répulsion pour sa belle-famille qui, il devait bien soutenir dans tes projets. Rien n’y a fait. Je devais quémander
se l’avouer à présent, rejaillissait sur sa relation avec Christine. des attentions que tu ne m’accordais qu’avec parcimonie. Tout
— Il a commencé lorsque j’ai eu dix ans. C’était normal chez le monde à Eseka connaît ton rire, ton caractère jovial. Tous
nous. Mes grandes sœurs y étaient passées avant moi, les petites savent que tu es toujours partant pour un verre ou une plaisan-
ont suivi. Ma mère ne disait rien. Au moins comme ça, il n’avait terie. Tous dans le village, excepté dans cette maison. Ici tu es
pas besoin d’aller chercher à l’extérieur je suppose. Puis tu es taciturne, absent, tu manges avec résignation ton pain noir…
arrivé. Tu étais gentil, doux, tellement timide. Tu osais à peine Et cette femme ! Oui, je vous ai espionnés. J’ai compris qu’elle
lever les yeux sur moi, t’en souviens-tu ? Moi je m’en rappelle avait toujours été là, entre nous. Elle était ta compagne bien
comme si c’était hier. Dans les pires moments de notre union, plus que je ne le serai jamais. Tu m’apportais le confort matériel,
cette image du passé m’a aidée à tenir debout. Tu me traitais la respectabilité à laquelle j’ai toujours aspiré, j’aurais pu m’en
comme si j’étais quelqu’un de respectable. Nous étions connues contenter. Mais je suis une femme, pas un bout de bois ! Alors
mes sœurs et moi dans le village, personne ne nous accordait la oui, je me suis accrochée à ma foi. Tu ne peux pas t’imaginer
moindre considération. Et toi… Comment pourrais-tu com- à quel point l’espérance divine est consolatrice pour une âme
prendre ? Quand tu m’as délaissée, j’ai pris conscience que ma solitaire. Malgré cela, la frustration et le dégoût de moi-même,
supercherie avait fait long feu. Tu avais vu la personne obscène si bien reflétés dans tes yeux, m’ont conduite au bord de la folie.
que j’étais, m’avais démasquée malgré mes subterfuges et en étais Je te voulais toi, et tu me dédaignais. J’essayais de m’en affran-
dégoûté. Qui aurait pu te blâmer ? Certainement pas moi. Je chir, ton mépris me maintenait dans la meurtrissure originelle.
m’étais résolue à renoncer à mon tour, lorsque je m’aperçus que Qu’est-ce que cela faisait de moi ? Nul ne peut présager de la
j’étais enceinte. Mon vieux continuait à venir me voir la nuit. À férocité des monstres issus de la jalousie des amants délaissés.
l’époque, j’étais sa favorite. Il n’y avait que deux géniteurs pos- Lorsque ce Blanc m’a enfermée dans sa maison… Je ne sais pas
sibles pour l’enfant que je portais : je lui ai choisi un père. Tu comment t’expliquer, j’ai compris à quel point je m’étais four-
connais la suite. voyée. J’ai su avec certitude qu’il me tuerait au moment même
Amos s’assit au bord du lit. Il songea que cette nuit ne où il a ouvert la bouche tant il exhalait le meurtre et la folie.
s’achèverait pas sans avoir au préalable englouti sa vie. Il y a des Si j’avais la chance d’en réchapper, alors, les sympathisants de
limites à ce qu’un homme peut endurer. Christine continua sans Mpodol, et si ce n’était pas eux, le Ko’ô aurait raison de moi. Je
lui accorder le moindre répit. me suis demandé comment j’avais fait pour réunir contre moi

254 255
toutes les factions ennemies entre elles. Comment ai-je pu en pardonne mon aveuglement. Je ne veux pas te mentir. J’ai perdu
arriver à une telle extrémité ? Dis-moi toi si tu le sais. Des nuits le seul amour de ma vie, telle est la réalité sans remède. Mon
de solitude, passées à t’imaginer heureux avec une autre, le dépit, amitié t’est acquise ainsi que mon respect, s’il n’est pas trop tard
la colère, le manque d’amour, tout cela avait distordu mon esprit, et que tu veux bien les accepter. Cette maison restera la tienne
altéré mon jugement. Pendant toutes ces années, tout ce que j’ai tant que tu le désireras. Je n’ai rien de mieux à t’offrir.
fait n’a contribué qu’à t’éloigner de moi. Je n’ai jamais trouvé les Amos restera persuadé sa vie durant que cet instant de grâce
mots, l’attitude, l’astuce, le je-ne-sais-quoi qui aurait renversé la et de vérité partagé avec Christine était encore un présent d’Esta,
tendance. Mais tu ne m’as pas quittée. Tu n’as jamais prétendu son cadeau d’au-revoir.
m’aimer, cela ne t’a pas empêché de rester à mes côtés. Là, je
venais de rompre ce dernier lien. Le pire a été l’assurance abso-
lue que jamais tu ne me pardonnerais la mort de cette femme.
Cette fois, je t’avais perdu pour toujours.
Amos eut pitié de Christine. Ils n’avaient jamais été aussi
proches, en empathie totale. Il aurait voulu la réconforter, la
consoler. La pitié, sœur mélancolique et non moins glorieuse
de l’amour. Elle continua de parler :
— Mais ce soir tu es venu à mon secours. Face à ces femmes
avides de vengeance tu as pris ma défense. Tu étais prêt à mourir
pour moi.
Des larmes coulaient sans discontinuer sur son visage :
— Tu ne peux pas savoir ce que cela représente. Tu m’as
sauvée, toi ! Contre toute attente… Alors, j’ai une dernière
faveur à solliciter : pas de me pardonner, je ne te demanderai
pas l’impossible. Mais s’il te plaît Amos, mon mari, ne m’accable
pas de ta haine, je ne pourrai pas y survivre.
Il se contenta de lui prendre les mains et de dire :
— Tu as été mon enfer sur cette terre, Christine. Je m’aper-
çois à présent que j’ai, de mes mains, construit brique après
brique cet abîme. Toi pardonne-moi. Pardonne ma lâcheté,

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toutes les factions ennemies entre elles. Comment ai-je pu en pardonne mon aveuglement. Je ne veux pas te mentir. J’ai perdu
arriver à une telle extrémité ? Dis-moi toi si tu le sais. Des nuits le seul amour de ma vie, telle est la réalité sans remède. Mon
de solitude, passées à t’imaginer heureux avec une autre, le dépit, amitié t’est acquise ainsi que mon respect, s’il n’est pas trop tard
la colère, le manque d’amour, tout cela avait distordu mon esprit, et que tu veux bien les accepter. Cette maison restera la tienne
altéré mon jugement. Pendant toutes ces années, tout ce que j’ai tant que tu le désireras. Je n’ai rien de mieux à t’offrir.
fait n’a contribué qu’à t’éloigner de moi. Je n’ai jamais trouvé les Amos restera persuadé sa vie durant que cet instant de grâce
mots, l’attitude, l’astuce, le je-ne-sais-quoi qui aurait renversé la et de vérité partagé avec Christine était encore un présent d’Esta,
tendance. Mais tu ne m’as pas quittée. Tu n’as jamais prétendu son cadeau d’au-revoir.
m’aimer, cela ne t’a pas empêché de rester à mes côtés. Là, je
venais de rompre ce dernier lien. Le pire a été l’assurance abso-
lue que jamais tu ne me pardonnerais la mort de cette femme.
Cette fois, je t’avais perdu pour toujours.
Amos eut pitié de Christine. Ils n’avaient jamais été aussi
proches, en empathie totale. Il aurait voulu la réconforter, la
consoler. La pitié, sœur mélancolique et non moins glorieuse
de l’amour. Elle continua de parler :
— Mais ce soir tu es venu à mon secours. Face à ces femmes
avides de vengeance tu as pris ma défense. Tu étais prêt à mourir
pour moi.
Des larmes coulaient sans discontinuer sur son visage :
— Tu ne peux pas savoir ce que cela représente. Tu m’as
sauvée, toi ! Contre toute attente… Alors, j’ai une dernière
faveur à solliciter : pas de me pardonner, je ne te demanderai
pas l’impossible. Mais s’il te plaît Amos, mon mari, ne m’accable
pas de ta haine, je ne pourrai pas y survivre.
Il se contenta de lui prendre les mains et de dire :
— Tu as été mon enfer sur cette terre, Christine. Je m’aper-
çois à présent que j’ai, de mes mains, construit brique après
brique cet abîme. Toi pardonne-moi. Pardonne ma lâcheté,

256
Fin Septembre 1958
Les derniers jours
13 M uulé, de sa cellule, entendait le garçon gémir.
Son fils, celui de Likak, le fruit d’une nuit d’amour jamais renou-
velée. Plus un enfant à présent, un adolescent, presque un jeune
homme qui, dans sa quête de vérité, avait donné un coup de
pied rageur sur l’édifice précaire qui supportait leurs existences
de compromis. Tout s’était passé si vite.
Kundè avait déboulé à ce déjeuner chez Gérard Le Gall
auquel participait le gratin de la communauté blanche de la
région, le lieutenant-colonel Lambert que Muulé avait déjà eu
l’occasion de rencontrer, des responsables militaires et adminis-
tratifs, quelques hauts fonctionnaires, des hommes d’affaires, les
autorités religieuses. Kundè n’aurait pas pu choisir un meilleur
public pour ses révélations.
Gérard Le Gall avait pris la suite de son père à la tête de sa
communauté. L’invitation à déjeuner devait servir à introduire
Muulé dans le cercle clos des décideurs de la collectivité des

261
colons. Il n’avait toujours pas donné suite à leur proposition. Muulé, décidé à aller jusqu’au bout du rôle qui lui était attri-
Le temps pressait, ailleurs dans le pays, les autres s’organisaient. bué, apprécia le menu et rit aux plaisanteries. Il commençait à
Des personnalités politiques locales y étaient de mieux en mieux croire qu’une issue favorable, négociée, était possible à ce conflit
placées sur l’échiquier politique national. Bien qu’ils n’aient pas et qu’il pourrait en être l’artisan.
ménagé leurs efforts pour former et mettre en avant des hommes Ils furent interrompus par des bruits dans la cuisine. Muulé
politiques bassa, aucun n’émergeait suffisamment pour porter entendit des éclats de voix en langue bassa : « Que fais-tu petit,
leurs doléances. Il leur fallait un candidat jouissant d’une neu- où crois-tu aller comme ça ». Il n’eut pas le temps de s’en éton-
tralité bienveillante. Muulé ne s’était jamais affiché avec une ner, Kundè surgit au milieu de la petite assemblée. Gérard le
faction ou une autre, mais il avait fait la guerre et avait été formé Gall qui l’avait reconnu, se leva d’un bond.
en France. Un homme éduqué, plutôt en accord avec leurs idées, — Que se passe-t-il ?
si l’on en croyait Gérard Le Gall. Nul ne pouvait le soupçonner Le jeune homme s’interrompit dans sa lancée. Il était grand,
de corruption : il était le postulant idéal. Dans son propre camp, et maladroit, comme le sont les adolescents qui ont du mal à
Amos encourageait Muulé à s’engager dans cette voie. habiter leur corps trop vite monté en graine. Son blue-jean flot-
— Il n’est pas exclu que nous perdions en fin de compte. tait sur ses minces jambes, son tee-shirt dégoulinant de sueur lui
Tu restes la meilleure alternative. collait à la peau. Il avait du mal à reprendre son souffle.
Gérard Le Gall était son meilleur soutien dans l’autre partie : — Je sais où est Mpodol, dit-il d’une voix hachée que toutes
— Il faut que tu assistes à ce déjeuner. Ces gens ne te les personnes présentes entendirent pourtant distinctement. Et
connaissent pas vraiment et leur soutien est nécessaire. Qui mon père aussi le sait, ajouta-t-il en désignant Muulé du doigt.
mieux que toi portera les idées pour lesquelles vous vous battez Gérard Le Gall blêmit. Du métissage de sa grand-mère,
depuis si longtemps ? Kundè n’avait gardé que des yeux clairs, qui détonnaient sur sa
Le repas était organisé dans la grande demeure de Pierre peau sombre et donnaient une expression de grande vulnérabi-
Le Gall désormais occupée par Gérard et son épouse. Une belle lité à son visage encore enfantin. Sa ressemblance avec Muulé
table, des mets fins et des boissons importées, ils n’avaient pas lui sauta au visage. On devinait que le corps mince et long de
lésiné sur les moyens. Tout ce beau monde accueillit Muulé avec l’adolescent forcirait au fil des années pour atteindre la carrure
une cordiale sympathie. Ils avaient confiance en Gérard. Des musculeuse du père. L’évidence ne pouvait plus être niée.
domestiques pour l’occasion vêtus d’une impeccable livrée assu- Muulé sentit la panique monter en lui à la vue de Kundè.
raient le service. Muulé reconnut au moins deux membres actifs Quelque chose de grave avait dû se produire pour que le garçon se
de l’UPC : là comme dans la communauté blanche de façon plus mette ainsi en danger. Il pensa au pire : « Mpodol ? Amos ? Likak,
générale, le maquis avait ses propres infiltrés. oh non, cela ne pouvait être que Likak, non ! Épargnez-moi cette

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colons. Il n’avait toujours pas donné suite à leur proposition. Muulé, décidé à aller jusqu’au bout du rôle qui lui était attri-
Le temps pressait, ailleurs dans le pays, les autres s’organisaient. bué, apprécia le menu et rit aux plaisanteries. Il commençait à
Des personnalités politiques locales y étaient de mieux en mieux croire qu’une issue favorable, négociée, était possible à ce conflit
placées sur l’échiquier politique national. Bien qu’ils n’aient pas et qu’il pourrait en être l’artisan.
ménagé leurs efforts pour former et mettre en avant des hommes Ils furent interrompus par des bruits dans la cuisine. Muulé
politiques bassa, aucun n’émergeait suffisamment pour porter entendit des éclats de voix en langue bassa : « Que fais-tu petit,
leurs doléances. Il leur fallait un candidat jouissant d’une neu- où crois-tu aller comme ça ». Il n’eut pas le temps de s’en éton-
tralité bienveillante. Muulé ne s’était jamais affiché avec une ner, Kundè surgit au milieu de la petite assemblée. Gérard le
faction ou une autre, mais il avait fait la guerre et avait été formé Gall qui l’avait reconnu, se leva d’un bond.
en France. Un homme éduqué, plutôt en accord avec leurs idées, — Que se passe-t-il ?
si l’on en croyait Gérard Le Gall. Nul ne pouvait le soupçonner Le jeune homme s’interrompit dans sa lancée. Il était grand,
de corruption : il était le postulant idéal. Dans son propre camp, et maladroit, comme le sont les adolescents qui ont du mal à
Amos encourageait Muulé à s’engager dans cette voie. habiter leur corps trop vite monté en graine. Son blue-jean flot-
— Il n’est pas exclu que nous perdions en fin de compte. tait sur ses minces jambes, son tee-shirt dégoulinant de sueur lui
Tu restes la meilleure alternative. collait à la peau. Il avait du mal à reprendre son souffle.
Gérard Le Gall était son meilleur soutien dans l’autre partie : — Je sais où est Mpodol, dit-il d’une voix hachée que toutes
— Il faut que tu assistes à ce déjeuner. Ces gens ne te les personnes présentes entendirent pourtant distinctement. Et
connaissent pas vraiment et leur soutien est nécessaire. Qui mon père aussi le sait, ajouta-t-il en désignant Muulé du doigt.
mieux que toi portera les idées pour lesquelles vous vous battez Gérard Le Gall blêmit. Du métissage de sa grand-mère,
depuis si longtemps ? Kundè n’avait gardé que des yeux clairs, qui détonnaient sur sa
Le repas était organisé dans la grande demeure de Pierre peau sombre et donnaient une expression de grande vulnérabi-
Le Gall désormais occupée par Gérard et son épouse. Une belle lité à son visage encore enfantin. Sa ressemblance avec Muulé
table, des mets fins et des boissons importées, ils n’avaient pas lui sauta au visage. On devinait que le corps mince et long de
lésiné sur les moyens. Tout ce beau monde accueillit Muulé avec l’adolescent forcirait au fil des années pour atteindre la carrure
une cordiale sympathie. Ils avaient confiance en Gérard. Des musculeuse du père. L’évidence ne pouvait plus être niée.
domestiques pour l’occasion vêtus d’une impeccable livrée assu- Muulé sentit la panique monter en lui à la vue de Kundè.
raient le service. Muulé reconnut au moins deux membres actifs Quelque chose de grave avait dû se produire pour que le garçon se
de l’UPC : là comme dans la communauté blanche de façon plus mette ainsi en danger. Il pensa au pire : « Mpodol ? Amos ? Likak,
générale, le maquis avait ses propres infiltrés. oh non, cela ne pouvait être que Likak, non ! Épargnez-moi cette

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souffrance. Tout, tout, mais pas ça » implora-t-il silencieusement. — Mpodol sera où tu sais dès demain. Dis-lui d’aller se
En entendant les paroles de Kundè, son premier réflexe fut réfugier à Boumnyebel. N’oublie pas, Boumnyebel… Dis-lui.
de remercier la providence qui avait exaucé sa prière  : Likak Un coup de crosse dans les côtes l’interrompit net. « Silence
n’était pas en cause, en tout cas pas comme il le craignait. macaque ! » hurla le militaire qui, quelques instants plus tôt, lui
— Assez de mensonges, père. C’est ainsi que je dois t’appeler proposait avec courtoisie de lui resservir à boire.
n’est-ce pas ? Tu as passé ta vie à tromper tout le monde, il est Kundè ne résista pas lorsqu’ils se saisirent de lui. La tension
temps de faire face à la vérité. nerveuse et la colère qui l’avaient porté jusqu’ici avaient laissé
Puis s’adressant à l’assemblée consternée. place à la peur et l’abattement. Le garçon tremblait en pleurant
— Je vous dirai où est Mpodol. Et je passerai dans le rang sans bruit.
des traîtres pour y rejoindre mon père. Tout avait commencé la veille au soir. Les jeunes des envi-
Le lieutenant-colonel Lambert fit un signe à ses hommes rons, sous la houlette de Joseph Manguele, avaient constitué
présents dans la salle, ils se disposèrent autour de Muulé, prêts un groupe affilié à la branche dure des partisans. Leurs actions
à l’appréhender : consistaient essentiellement en représailles menées contre des per-
— Attendez, les arrêta Gérard Le Gall. Ceci est un malen- sonnes supposées anti-UPC. Kundè, désapprouvant ces actions
tendu, messieurs. Il semble évident que ce jeune homme est trop punitives, s’était éloigné de son ami d’enfance. La veille, Joseph
agité pour être crédible. Je connais Alexandre depuis longtemps. Manguele était venu le voir seul. Depuis le désaveu public de sa
Il n’a pas d’enfants, voyons… grand-mère, il consacrait tout son temps, son énergie à traquer
— Laisse tomber Gérard, l’interrompit Muulé, le gosse a et molester ceux qu’il nommait les traîtres, tirant sa légitimité du
raison. L’heure n’est plus aux faux-semblants. Kundè est bien mon crédit dont jouissait Amos. Les victimes de Joseph supposaient
fils. Par contre, il ignore tout de la rébellion. Ses paroles ne sont toutes qu’il agissait au nom de son grand-père, elles préféraient
que fanfaronnades d’adolescent mal dans sa peau. Il ne connaît se taire plutôt que d’attirer sur elles plus de représailles encore.
pas le maquis comme moi. Je sais où est Mpodol, lui l’ignore. Leur ressentiment faisait la joie de l’administration coloniale,
Kundè allait ajouter quelque chose mais son père l’inter- toujours en quête de nouveaux alliés, et affaiblissait le maquis.
rompit fermement en leur langue. Kundè avait fait part de cette réflexion à Joseph, depuis,
— Tais-toi maintenant. Plus un mot tu m’entends. Quoi leurs relations étaient tendues. Il fut donc surpris de recevoir
qu’il arrive par la suite, astreins-toi au silence. sa visite.
Les militaires en faction s’emparèrent des deux hommes. — Je suis venu te mettre en garde, au nom de notre vieille
Muulé eut à peine le temps de murmurer une consigne au amitié, attaqua Joseph, bille en tête. Ton père est un traître à la
domestique qu’il avait repéré : cause, nous lui réglerons son compte.

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souffrance. Tout, tout, mais pas ça » implora-t-il silencieusement. — Mpodol sera où tu sais dès demain. Dis-lui d’aller se
En entendant les paroles de Kundè, son premier réflexe fut réfugier à Boumnyebel. N’oublie pas, Boumnyebel… Dis-lui.
de remercier la providence qui avait exaucé sa prière  : Likak Un coup de crosse dans les côtes l’interrompit net. « Silence
n’était pas en cause, en tout cas pas comme il le craignait. macaque ! » hurla le militaire qui, quelques instants plus tôt, lui
— Assez de mensonges, père. C’est ainsi que je dois t’appeler proposait avec courtoisie de lui resservir à boire.
n’est-ce pas ? Tu as passé ta vie à tromper tout le monde, il est Kundè ne résista pas lorsqu’ils se saisirent de lui. La tension
temps de faire face à la vérité. nerveuse et la colère qui l’avaient porté jusqu’ici avaient laissé
Puis s’adressant à l’assemblée consternée. place à la peur et l’abattement. Le garçon tremblait en pleurant
— Je vous dirai où est Mpodol. Et je passerai dans le rang sans bruit.
des traîtres pour y rejoindre mon père. Tout avait commencé la veille au soir. Les jeunes des envi-
Le lieutenant-colonel Lambert fit un signe à ses hommes rons, sous la houlette de Joseph Manguele, avaient constitué
présents dans la salle, ils se disposèrent autour de Muulé, prêts un groupe affilié à la branche dure des partisans. Leurs actions
à l’appréhender : consistaient essentiellement en représailles menées contre des per-
— Attendez, les arrêta Gérard Le Gall. Ceci est un malen- sonnes supposées anti-UPC. Kundè, désapprouvant ces actions
tendu, messieurs. Il semble évident que ce jeune homme est trop punitives, s’était éloigné de son ami d’enfance. La veille, Joseph
agité pour être crédible. Je connais Alexandre depuis longtemps. Manguele était venu le voir seul. Depuis le désaveu public de sa
Il n’a pas d’enfants, voyons… grand-mère, il consacrait tout son temps, son énergie à traquer
— Laisse tomber Gérard, l’interrompit Muulé, le gosse a et molester ceux qu’il nommait les traîtres, tirant sa légitimité du
raison. L’heure n’est plus aux faux-semblants. Kundè est bien mon crédit dont jouissait Amos. Les victimes de Joseph supposaient
fils. Par contre, il ignore tout de la rébellion. Ses paroles ne sont toutes qu’il agissait au nom de son grand-père, elles préféraient
que fanfaronnades d’adolescent mal dans sa peau. Il ne connaît se taire plutôt que d’attirer sur elles plus de représailles encore.
pas le maquis comme moi. Je sais où est Mpodol, lui l’ignore. Leur ressentiment faisait la joie de l’administration coloniale,
Kundè allait ajouter quelque chose mais son père l’inter- toujours en quête de nouveaux alliés, et affaiblissait le maquis.
rompit fermement en leur langue. Kundè avait fait part de cette réflexion à Joseph, depuis,
— Tais-toi maintenant. Plus un mot tu m’entends. Quoi leurs relations étaient tendues. Il fut donc surpris de recevoir
qu’il arrive par la suite, astreins-toi au silence. sa visite.
Les militaires en faction s’emparèrent des deux hommes. — Je suis venu te mettre en garde, au nom de notre vieille
Muulé eut à peine le temps de murmurer une consigne au amitié, attaqua Joseph, bille en tête. Ton père est un traître à la
domestique qu’il avait repéré : cause, nous lui réglerons son compte.

264 265
Kundè ne le prit pas au sérieux et répliqua avec ironie. — Et toi, au lieu de terroriser de pauvres gens qui ne t’ont
— Même les morts sont vos ennemis ? rien fait, pourquoi tu ne commences pas par t’en prendre à ta
Joseph prit l’air surpris. Lui-même n’avait découvert que grand-mère ? S’il y a un traître connu de tous dans cette région,
récemment les liens de Muulé et de la mère de Kundè. Il c’est bien elle.
espionnait les habitants du village dans le but de démasquer Joseph Manguele, comme beaucoup de jeunes de sa généra-
de nouveaux renégats et il avait surpris ces deux-là ensemble. À tion, en ces temps troublés, rêvait de gloire et de distinction. Le
l’instar de sa grand-mère, il jalousait les relations filiales unissant discrédit porté à sa famille par sa grand-mère rejaillissait sur lui
Muulé à Amos et encore plus le fait qu’Amos s’investisse autant et pensait-il, ternissait son action. Il ne ménageait pas sa peine,
dans la famille de la sorcière. mais jamais il n’avait entendu un mot d’encouragement de la
Muulé fréquentait la mère de Kundè sans en faire mystère, il part d’Amos qui ne pouvait ignorer sa contribution au mouve-
ne l’avait jamais vu à aucune réunion du parti, ni prendre part à ment. Sa grand-mère avait raison, Amos avait toujours préféré la
aucune action. Joseph estima qu’il avait là assez d’éléments pour famille de la sorcière à la sienne. Kundè se dissimulait derrière ses
échafauder sa théorie : cet homme n’était qu’un traître doublé livres, ses grandes théories jamais suivies d’actes concrets, mais
d’un irresponsable. Il avait trouvé le moyen de rendre justice à Amos lui témoignait plus d’affection qu’à son propre petit-fils.
sa famille tout en combattant pour la liberté de son pays. Il se jeta sur Kundè et le saisit à la gorge.
— Tu l’ignorais n’est-ce pas ? demanda-t-il, l’air faussement — Ma grand-mère a été innocentée, bâtard, siffla-t-il entre
compatissant. ses dents. Nous vous aurons tous : ton lâche de père, ta pute de
— Je ne vois pas où tu veux en venir. Laisse-moi maintenant, mère et toi-même. Nous aurons votre peau.
j’ai des choses à faire. Les deux garçons étaient aussi grands l’un que l’autre. Kundè
Joseph ne bougea pas d’un pouce. n’était que muscles et nerfs, Joseph était d’un gabarit plus puis-
— Personne ne t’a jamais dit que Muulé était ton vrai père ? sant, présentant déjà une nette tendance à s’empâter. Une lutte
Kundè lui rit au nez. au corps-à-corps était impensable pour Kundè. Il lui asséna un
— Tu ne sais plus quoi inventer mon pauvre Joseph. Lorsque coup de tête sur l’arête du nez, qui fit lâcher prise et hurler de
tu ne trouves rien à reprocher aux gens, ton imagination débor- douleur son agresseur, puis s’échappa dans la forêt.
dante comble tes lacunes, pas vrai ? Mon père est mort quand Il y marcha des heures. Il ne voulait pas y croire. « Tout cela
j’avais quatre ans. Il s’appelait André Lipem, je m’appelle Paul est absurde » songea-t-il. Malgré lui, les paroles de Joseph réson-
Kundè Lipem, fin de l’histoire. naient dans sa tête, ricochant entre elles dans un insupportable
— Pourquoi tu ne poserais pas la question à ta mère ? lui tintamarre. Il aurait voulu parler à quelqu’un. Il se dirigea vers la
rétorqua Joseph, doucereux. petite cabane dans laquelle Amos avait trouvé refuge. Personne

266 267
Kundè ne le prit pas au sérieux et répliqua avec ironie. — Et toi, au lieu de terroriser de pauvres gens qui ne t’ont
— Même les morts sont vos ennemis ? rien fait, pourquoi tu ne commences pas par t’en prendre à ta
Joseph prit l’air surpris. Lui-même n’avait découvert que grand-mère ? S’il y a un traître connu de tous dans cette région,
récemment les liens de Muulé et de la mère de Kundè. Il c’est bien elle.
espionnait les habitants du village dans le but de démasquer Joseph Manguele, comme beaucoup de jeunes de sa généra-
de nouveaux renégats et il avait surpris ces deux-là ensemble. À tion, en ces temps troublés, rêvait de gloire et de distinction. Le
l’instar de sa grand-mère, il jalousait les relations filiales unissant discrédit porté à sa famille par sa grand-mère rejaillissait sur lui
Muulé à Amos et encore plus le fait qu’Amos s’investisse autant et pensait-il, ternissait son action. Il ne ménageait pas sa peine,
dans la famille de la sorcière. mais jamais il n’avait entendu un mot d’encouragement de la
Muulé fréquentait la mère de Kundè sans en faire mystère, il part d’Amos qui ne pouvait ignorer sa contribution au mouve-
ne l’avait jamais vu à aucune réunion du parti, ni prendre part à ment. Sa grand-mère avait raison, Amos avait toujours préféré la
aucune action. Joseph estima qu’il avait là assez d’éléments pour famille de la sorcière à la sienne. Kundè se dissimulait derrière ses
échafauder sa théorie : cet homme n’était qu’un traître doublé livres, ses grandes théories jamais suivies d’actes concrets, mais
d’un irresponsable. Il avait trouvé le moyen de rendre justice à Amos lui témoignait plus d’affection qu’à son propre petit-fils.
sa famille tout en combattant pour la liberté de son pays. Il se jeta sur Kundè et le saisit à la gorge.
— Tu l’ignorais n’est-ce pas ? demanda-t-il, l’air faussement — Ma grand-mère a été innocentée, bâtard, siffla-t-il entre
compatissant. ses dents. Nous vous aurons tous : ton lâche de père, ta pute de
— Je ne vois pas où tu veux en venir. Laisse-moi maintenant, mère et toi-même. Nous aurons votre peau.
j’ai des choses à faire. Les deux garçons étaient aussi grands l’un que l’autre. Kundè
Joseph ne bougea pas d’un pouce. n’était que muscles et nerfs, Joseph était d’un gabarit plus puis-
— Personne ne t’a jamais dit que Muulé était ton vrai père ? sant, présentant déjà une nette tendance à s’empâter. Une lutte
Kundè lui rit au nez. au corps-à-corps était impensable pour Kundè. Il lui asséna un
— Tu ne sais plus quoi inventer mon pauvre Joseph. Lorsque coup de tête sur l’arête du nez, qui fit lâcher prise et hurler de
tu ne trouves rien à reprocher aux gens, ton imagination débor- douleur son agresseur, puis s’échappa dans la forêt.
dante comble tes lacunes, pas vrai ? Mon père est mort quand Il y marcha des heures. Il ne voulait pas y croire. « Tout cela
j’avais quatre ans. Il s’appelait André Lipem, je m’appelle Paul est absurde » songea-t-il. Malgré lui, les paroles de Joseph réson-
Kundè Lipem, fin de l’histoire. naient dans sa tête, ricochant entre elles dans un insupportable
— Pourquoi tu ne poserais pas la question à ta mère ? lui tintamarre. Il aurait voulu parler à quelqu’un. Il se dirigea vers la
rétorqua Joseph, doucereux. petite cabane dans laquelle Amos avait trouvé refuge. Personne

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mieux que lui ne saurait le rassurer, lui faire oublier les men- pendant toutes ces années ? À cet instant, sa grand-mère lui
songes de Joseph. manqua cruellement. Si elle avait été là, rien de tout cela ne
Amos lui avait toujours été d’un précieux secours. Il était à serait arrivé. Tout prenait sens dans son esprit.
la fois père et grand-père, la seule figure masculine, constante Il ne se souvenait pas de son père. Lorsqu’il pensait à lui,
et bienveillante de sa jeune existence. Il lui avait enseigné tout Kundè était submergé par un sentiment de danger imminent,
ce qu’un garçon a besoin d’apprendre de son père. Il lui avait d’autant plus inexplicable que l’homme était mort et ne pouvait
inculqué sa modération tranquille, sa probité, sa loyauté à toute plus lui nuire. Il s’en voulait, après tout, André Lipem était son
épreuve. Son engagement auprès de Mpodol malgré la répres- père, n’aurait-il pas dû chérir son souvenir ? Ni Likak, ni Esta
sion et les défections, malgré les obstacles, constituait pour le n’en parlaient jamais et Kundè n’osait pas les interroger. Il se
garçon un exemple type de l’attitude qu’un homme digne de ce contenta, petit à petit, d’effacer cet homme de sa mémoire. À la
nom se devait d’avoir dans la vie. Amos était un roc sur lequel lumière des révélations de Joseph, il pensa que sa naissance avait
Kundè s’appuyait avec confiance. En ces heures de doute, ses causé du tort à sa mère, s’expliqua mieux la froideur de Likak à
pas le menaient naturellement vers lui. son endroit, cette façon qu’elle avait de le maintenir à l’écart. Sa
Kundè approchait de la petite cabane quand il ralentit grand-mère le touchait sans arrêt, une petite tape, une caresse,
imperceptiblement son allure : et si Joseph avait raison ? Si sa des scènes de vie quotidienne lui venaient en mémoire, un bain
filiation était à ce point sujet à controverse que même Amos donné le soir, des larmes essuyées… Si son morceau de canne à
ne lui en avait rien dit ? Il connaissait bien Muulé. Sa présence sucre tombait par terre, elle le ramassait, soufflait dessus, puis le
régulière dans leur vie depuis maintenant une dizaine d’années passait dans sa bouche pour en ôter le reste de poussière éven-
lui avait donné l’occasion de s’en rapprocher. Amos le chérissait, tuelle avant de le lui rendre. Lorsqu’Esta entrait dans une pièce
et il savait en quelle estime Esta le portait de son vivant. Kundè dans laquelle il se trouvait, elle s’installait spontanément près de
n’éprouvait aucune méfiance en son endroit. Il l’aimait bien, lui, avec un sourire chaleureux à lui seul adressé. Tout dans son
puisque les siens l’acceptaient, mais cela s’arrêtait là. D’ailleurs, attitude lui disait à quel point il était important à ses yeux, com-
maintenant qu’il y pensait, l’homme n’avait rien fait non plus bien elle appréciait sa compagnie. Kundè aimait son contact,
pour instaurer entre eux une relation privilégiée. Il était amical, sa présence physique, c’était ce qui lui avait le plus manqué à
ouvert, pas davantage. Impossible qu’il soit son père. Muulé sa mort. Likak dans la même situation s’asseyait invariable-
rentrait d’un long séjour à l’étranger quand il était apparu dans ment sur le siège le plus éloigné. Ses plaisanteries étaient des
leurs vies ; comment aurait-il pu connaître sa mère ? Mais si… piques mi-figue mi-raisin, ses rares étreintes étaient maladroites
Le doute s’insinuait tandis que Kundè se rapprochait de sa des- et empruntées. On eut dit que la moindre proximité lui faisait
tination. Cela signifierait qu’Amos, son Amos, lui aurait menti violence. La honte… Le rejet, voilà ce qu’il représentait pour sa

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mieux que lui ne saurait le rassurer, lui faire oublier les men- pendant toutes ces années ? À cet instant, sa grand-mère lui
songes de Joseph. manqua cruellement. Si elle avait été là, rien de tout cela ne
Amos lui avait toujours été d’un précieux secours. Il était à serait arrivé. Tout prenait sens dans son esprit.
la fois père et grand-père, la seule figure masculine, constante Il ne se souvenait pas de son père. Lorsqu’il pensait à lui,
et bienveillante de sa jeune existence. Il lui avait enseigné tout Kundè était submergé par un sentiment de danger imminent,
ce qu’un garçon a besoin d’apprendre de son père. Il lui avait d’autant plus inexplicable que l’homme était mort et ne pouvait
inculqué sa modération tranquille, sa probité, sa loyauté à toute plus lui nuire. Il s’en voulait, après tout, André Lipem était son
épreuve. Son engagement auprès de Mpodol malgré la répres- père, n’aurait-il pas dû chérir son souvenir ? Ni Likak, ni Esta
sion et les défections, malgré les obstacles, constituait pour le n’en parlaient jamais et Kundè n’osait pas les interroger. Il se
garçon un exemple type de l’attitude qu’un homme digne de ce contenta, petit à petit, d’effacer cet homme de sa mémoire. À la
nom se devait d’avoir dans la vie. Amos était un roc sur lequel lumière des révélations de Joseph, il pensa que sa naissance avait
Kundè s’appuyait avec confiance. En ces heures de doute, ses causé du tort à sa mère, s’expliqua mieux la froideur de Likak à
pas le menaient naturellement vers lui. son endroit, cette façon qu’elle avait de le maintenir à l’écart. Sa
Kundè approchait de la petite cabane quand il ralentit grand-mère le touchait sans arrêt, une petite tape, une caresse,
imperceptiblement son allure : et si Joseph avait raison ? Si sa des scènes de vie quotidienne lui venaient en mémoire, un bain
filiation était à ce point sujet à controverse que même Amos donné le soir, des larmes essuyées… Si son morceau de canne à
ne lui en avait rien dit ? Il connaissait bien Muulé. Sa présence sucre tombait par terre, elle le ramassait, soufflait dessus, puis le
régulière dans leur vie depuis maintenant une dizaine d’années passait dans sa bouche pour en ôter le reste de poussière éven-
lui avait donné l’occasion de s’en rapprocher. Amos le chérissait, tuelle avant de le lui rendre. Lorsqu’Esta entrait dans une pièce
et il savait en quelle estime Esta le portait de son vivant. Kundè dans laquelle il se trouvait, elle s’installait spontanément près de
n’éprouvait aucune méfiance en son endroit. Il l’aimait bien, lui, avec un sourire chaleureux à lui seul adressé. Tout dans son
puisque les siens l’acceptaient, mais cela s’arrêtait là. D’ailleurs, attitude lui disait à quel point il était important à ses yeux, com-
maintenant qu’il y pensait, l’homme n’avait rien fait non plus bien elle appréciait sa compagnie. Kundè aimait son contact,
pour instaurer entre eux une relation privilégiée. Il était amical, sa présence physique, c’était ce qui lui avait le plus manqué à
ouvert, pas davantage. Impossible qu’il soit son père. Muulé sa mort. Likak dans la même situation s’asseyait invariable-
rentrait d’un long séjour à l’étranger quand il était apparu dans ment sur le siège le plus éloigné. Ses plaisanteries étaient des
leurs vies ; comment aurait-il pu connaître sa mère ? Mais si… piques mi-figue mi-raisin, ses rares étreintes étaient maladroites
Le doute s’insinuait tandis que Kundè se rapprochait de sa des- et empruntées. On eut dit que la moindre proximité lui faisait
tination. Cela signifierait qu’Amos, son Amos, lui aurait menti violence. La honte… Le rejet, voilà ce qu’il représentait pour sa

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mère. Quoi de plus normal, il n’avait toujours été qu’une source étaient d’une rare intensité, mais Kundè n’avait commencé à avoir
de malheurs pour elle. peur qu’après la mort de sa grand-mère. Même alors, la protection
Kundè avait compris. Il ne voulait pas que tout cela lui de Likak et d’Amos, leur seule présence suffisait à le rassurer. Tant
soit confirmé par Amos. Et puis comment Joseph aurait-il su qu’ils se tenaient à ses côtés, il demeurait invulnérable.
la vérité sur ce secret de famille enseveli sous des monceaux Il avait suffi d’une parole haineuse pour que s’évaporent les
d’hypocrisie ? Il imagina les Manguele devisant chez eux le soir certitudes de l’enfance. Au petit matin Kundè s’échappa à nou-
« Ce pauvre Kundè… » Il ne pouvait pas aller voir Amos, songea- veau de son internat, bien décidé à en finir avec les mensonges.
t-il en rebroussant chemin, il ne pouvait désormais compter sur Muulé, aux prises avec les forces de l’ordre, s’efforçait de
personne. Il était seul au monde. réfléchir à un plan d’action. L’essentiel était que Mpodol survive
Kundè retourna à l’internat, fit le mur pour éviter de se à ce nouvel assaut, qu’il continue de porter leur cause.
faire réprimander et rejoignit discrètement son dortoir. Une — Voilà ce que j’ai à vous proposer, dit-il aux militaires qui
longue nuit d’insomnie acheva de semer la confusion dans l’interrogeaient. Vous laissez partir le garçon et je vous dis où se
son esprit. Pourquoi était-ce à lui de payer ? De quel droit lui cache Ruben Um Nyobè.
avait-on menti ? Ces personnes qu’il aimait, en qui il avait toute L’un des hommes le frappa en plein visage.
confiance, n’avaient pas eu le courage de lui révéler la vérité sur — Crois-tu être en position de négocier ? Nous avons nos
ses origines. Amos avait préféré en parler à sa propre famille propres sources proches de vos rangs. Tôt ou tard, nous finirons
plutôt qu’à lui. Une preuve, si besoin était, du peu de cas que par l’appréhender.
l’on faisait de sa personne. — Tôt ou tard dites-vous ? Cela fait trois ans que cela dure
Il les obligerait à répondre à ses questions. Il les confronterait Pourquoi auriez-vous plus de succès aujourd’hui que par le
à leur propre fourberie. Depuis toujours, il était au courant des passé ? Je vous l’offre sur un plateau en échange de la vie de
actions menées par sa famille au sein du parti. Ils ne le laissaient mon fils. Croyez-moi, je sais ce que je dis.
pas participer : «  Concentre-toi sur tes études, lui disait Esta. — Tu nous prends pour des idiots ? Quel moyen de pression
Le Cameroun de demain aura grand besoin d’intellectuels ». Ils aurons-nous sur toi une fois le garçon rendu à la liberté ? Qui
ne lui cachaient rien de leurs activités. Petit, le jeune homme nous dit qu’il ne va pas courir prévenir les vôtres ?
accompagnait sa grand-mère et sa mère à toutes leurs réunions — Les miens sont déjà prévenus répondit Muulé. Vous
où il finissait par s’endormir épuisé sur les genoux d’Esta. En n’êtes pas les seuls à avoir des espions. Rien de ce qui se passe ici
grandissant, il apprit les dessous de la lutte. Les discussions ne ne demeurera secret. Ni l’enfant ni moi ne pourrons revenir en
s’interrompaient pas en sa présence, les grandes personnes esti- arrière maintenant que notre traîtrise est connue. Vous devez le
maient qu’il était en droit de savoir. Les répressions contre les leurs libérer. Il ne vous est d’aucune utilité.

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mère. Quoi de plus normal, il n’avait toujours été qu’une source étaient d’une rare intensité, mais Kundè n’avait commencé à avoir
de malheurs pour elle. peur qu’après la mort de sa grand-mère. Même alors, la protection
Kundè avait compris. Il ne voulait pas que tout cela lui de Likak et d’Amos, leur seule présence suffisait à le rassurer. Tant
soit confirmé par Amos. Et puis comment Joseph aurait-il su qu’ils se tenaient à ses côtés, il demeurait invulnérable.
la vérité sur ce secret de famille enseveli sous des monceaux Il avait suffi d’une parole haineuse pour que s’évaporent les
d’hypocrisie ? Il imagina les Manguele devisant chez eux le soir certitudes de l’enfance. Au petit matin Kundè s’échappa à nou-
« Ce pauvre Kundè… » Il ne pouvait pas aller voir Amos, songea- veau de son internat, bien décidé à en finir avec les mensonges.
t-il en rebroussant chemin, il ne pouvait désormais compter sur Muulé, aux prises avec les forces de l’ordre, s’efforçait de
personne. Il était seul au monde. réfléchir à un plan d’action. L’essentiel était que Mpodol survive
Kundè retourna à l’internat, fit le mur pour éviter de se à ce nouvel assaut, qu’il continue de porter leur cause.
faire réprimander et rejoignit discrètement son dortoir. Une — Voilà ce que j’ai à vous proposer, dit-il aux militaires qui
longue nuit d’insomnie acheva de semer la confusion dans l’interrogeaient. Vous laissez partir le garçon et je vous dis où se
son esprit. Pourquoi était-ce à lui de payer ? De quel droit lui cache Ruben Um Nyobè.
avait-on menti ? Ces personnes qu’il aimait, en qui il avait toute L’un des hommes le frappa en plein visage.
confiance, n’avaient pas eu le courage de lui révéler la vérité sur — Crois-tu être en position de négocier ? Nous avons nos
ses origines. Amos avait préféré en parler à sa propre famille propres sources proches de vos rangs. Tôt ou tard, nous finirons
plutôt qu’à lui. Une preuve, si besoin était, du peu de cas que par l’appréhender.
l’on faisait de sa personne. — Tôt ou tard dites-vous ? Cela fait trois ans que cela dure
Il les obligerait à répondre à ses questions. Il les confronterait Pourquoi auriez-vous plus de succès aujourd’hui que par le
à leur propre fourberie. Depuis toujours, il était au courant des passé ? Je vous l’offre sur un plateau en échange de la vie de
actions menées par sa famille au sein du parti. Ils ne le laissaient mon fils. Croyez-moi, je sais ce que je dis.
pas participer : «  Concentre-toi sur tes études, lui disait Esta. — Tu nous prends pour des idiots ? Quel moyen de pression
Le Cameroun de demain aura grand besoin d’intellectuels ». Ils aurons-nous sur toi une fois le garçon rendu à la liberté ? Qui
ne lui cachaient rien de leurs activités. Petit, le jeune homme nous dit qu’il ne va pas courir prévenir les vôtres ?
accompagnait sa grand-mère et sa mère à toutes leurs réunions — Les miens sont déjà prévenus répondit Muulé. Vous
où il finissait par s’endormir épuisé sur les genoux d’Esta. En n’êtes pas les seuls à avoir des espions. Rien de ce qui se passe ici
grandissant, il apprit les dessous de la lutte. Les discussions ne ne demeurera secret. Ni l’enfant ni moi ne pourrons revenir en
s’interrompaient pas en sa présence, les grandes personnes esti- arrière maintenant que notre traîtrise est connue. Vous devez le
maient qu’il était en droit de savoir. Les répressions contre les leurs libérer. Il ne vous est d’aucune utilité.

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— Une fois qu’il sera libre, comment pourrons-nous te comme un lâche.
contraindre à respecter tes engagements ? — Tais-toi pour ta mère, fais-le en mémoire d’Esta. Je t’en
Muulé soupira. Chaque respiration lui faisait mal aux côtes supplie fils. Fais-moi confiance.
et du sang s’écoulait de son nez. C’était la fin, il le savait. Les coups pleuvaient sur eux. Pourtant, Muulé s’aperçut
— Que me reste-t-il à perdre ? demanda-t-il à ses bourreaux. que Lambert écoutait attentivement leurs échanges. Il n’était
Quel moyen avez-vous de m’imposer quoi que ce soit ? pas exclu que cet homme comprenne leur langue. Il ne pouvait
Le militaire partit d’un grand éclat de rires. pas se permettre d’en dire davantage. Kundè et lui devraient se
— Crois-moi, nous en avons fait avouer de plus coriaces que faire confiance malgré les circonstances. Il reprit à l’intention
toi. Si tu répugnes à parler, je suis sûr que le spectacle de ce que des militaires.
nous ferons à ce garçon t’y incitera vivement. — Um Nyobè ne sera pas seul, il y aura aussi Amos Manguele.
— Je n’en doute pas, mais comment saurez-vous démêler le Vous ferez d’une pierre deux coups.
vrai du faux ? L’enfant ne sait rien. Vous pouvez le torturer des Jouant son va-tout, il ajouta :
heures entières, cela ne vous fera pas avancer. Tout ce qu’il vous — Vous avez entendu le garçon puisque vous comprenez le
dira est sans intérêt. Réfléchissez deux secondes. Je sais que je bassa. Il est désespéré et vous dira ce que vous voulez entendre
ne sortirai pas vivant d’ici. Vous voulez nous tuer tous les deux ? pour mourir en héros. Comment pourriez-vous croire un seul
Allez-y, faites-vous plaisir. Mais si ce sont les rebelles qui vous mot de ce qu’il raconte ?
intéressent, il n’y a que moi qui puisse vous aider à les capturer. Le lieutenant-colonel Lambert sortit une carte du pays bassa
Je vous dirai tout ce qu’il y a à savoir. qu’il étala sur son bureau.
— Faites venir le garçon, ordonna le lieutenant-colonel — Approche, intima-t-il à Muulé.
Lambert à ses hommes. Puis il se tut avant d’aller plus loin et ordonna à ses hommes :
Muulé s’obligea au calme en voyant Kundè menotté, les — Ramenez le garçon dans sa cellule et faites venir Gérard
yeux rougis. Il fallait tenir, convaincre. Le Gall.
— Laisse-les me tuer, dit le garçon en leur langue, je ne Il attendit que ses ordres soient exécutés puis reprit.
mérite pas de vivre après ce que j’ai fait. — Je vais être clair avec toi, Alexandre. J’ai entendu ta pro-
Le militaire qui le tenait le frappa sauvagement. position mais j’ai besoin d’y réfléchir.
— Qui t’a autorisé à parler gamin ? — Ne prenez pas trop de temps. Pendant que je suis ici,
— Je t’ai dit de te taire, lui dit son père. Laisse-moi faire je la situation évolue à l’extérieur. Pour l’instant, je dispose d’in-
t’en prie. Ne dis plus un mot, pas un seul. formations de première main, mais elles seront vites obsolètes.
— Non, répondit Kundè. Ne m’oblige pas à mourir Le maquis est très mobile, c’est même sa plus grande force.

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— Une fois qu’il sera libre, comment pourrons-nous te comme un lâche.
contraindre à respecter tes engagements ? — Tais-toi pour ta mère, fais-le en mémoire d’Esta. Je t’en
Muulé soupira. Chaque respiration lui faisait mal aux côtes supplie fils. Fais-moi confiance.
et du sang s’écoulait de son nez. C’était la fin, il le savait. Les coups pleuvaient sur eux. Pourtant, Muulé s’aperçut
— Que me reste-t-il à perdre ? demanda-t-il à ses bourreaux. que Lambert écoutait attentivement leurs échanges. Il n’était
Quel moyen avez-vous de m’imposer quoi que ce soit ? pas exclu que cet homme comprenne leur langue. Il ne pouvait
Le militaire partit d’un grand éclat de rires. pas se permettre d’en dire davantage. Kundè et lui devraient se
— Crois-moi, nous en avons fait avouer de plus coriaces que faire confiance malgré les circonstances. Il reprit à l’intention
toi. Si tu répugnes à parler, je suis sûr que le spectacle de ce que des militaires.
nous ferons à ce garçon t’y incitera vivement. — Um Nyobè ne sera pas seul, il y aura aussi Amos Manguele.
— Je n’en doute pas, mais comment saurez-vous démêler le Vous ferez d’une pierre deux coups.
vrai du faux ? L’enfant ne sait rien. Vous pouvez le torturer des Jouant son va-tout, il ajouta :
heures entières, cela ne vous fera pas avancer. Tout ce qu’il vous — Vous avez entendu le garçon puisque vous comprenez le
dira est sans intérêt. Réfléchissez deux secondes. Je sais que je bassa. Il est désespéré et vous dira ce que vous voulez entendre
ne sortirai pas vivant d’ici. Vous voulez nous tuer tous les deux ? pour mourir en héros. Comment pourriez-vous croire un seul
Allez-y, faites-vous plaisir. Mais si ce sont les rebelles qui vous mot de ce qu’il raconte ?
intéressent, il n’y a que moi qui puisse vous aider à les capturer. Le lieutenant-colonel Lambert sortit une carte du pays bassa
Je vous dirai tout ce qu’il y a à savoir. qu’il étala sur son bureau.
— Faites venir le garçon, ordonna le lieutenant-colonel — Approche, intima-t-il à Muulé.
Lambert à ses hommes. Puis il se tut avant d’aller plus loin et ordonna à ses hommes :
Muulé s’obligea au calme en voyant Kundè menotté, les — Ramenez le garçon dans sa cellule et faites venir Gérard
yeux rougis. Il fallait tenir, convaincre. Le Gall.
— Laisse-les me tuer, dit le garçon en leur langue, je ne Il attendit que ses ordres soient exécutés puis reprit.
mérite pas de vivre après ce que j’ai fait. — Je vais être clair avec toi, Alexandre. J’ai entendu ta pro-
Le militaire qui le tenait le frappa sauvagement. position mais j’ai besoin d’y réfléchir.
— Qui t’a autorisé à parler gamin ? — Ne prenez pas trop de temps. Pendant que je suis ici,
— Je t’ai dit de te taire, lui dit son père. Laisse-moi faire je la situation évolue à l’extérieur. Pour l’instant, je dispose d’in-
t’en prie. Ne dis plus un mot, pas un seul. formations de première main, mais elles seront vites obsolètes.
— Non, répondit Kundè. Ne m’oblige pas à mourir Le maquis est très mobile, c’est même sa plus grande force.

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Ils tireront les conséquences qui s’imposent, se réorganiseront bassa dans le Cameroun qui se dessine. Il n’a jamais fait de tort à
rapidement. Vous devez vous décider au cours des prochaines notre cause. Au contraire, il m’a fourni des informations impor-
vingt-quatre heures, pas au-delà. tantes dont je vous ai fait profiter.
— Êtes-vous donc si pressé d’en finir ? — Je vous avoue que je reste dubitatif, Messieurs. Soit nous
Muulé ne répondit pas. Il nota que l’homme était passé du tenons là une belle opportunité, soit tout ceci est un piège. Quoi
tutoiement de dénigrement dont la plupart des Blancs usent avec qu’il en soit, nous serons rapidement fixés.
les populations locales à un vouvoiement plus respectueux. Avec — Permettez-moi de repréciser les termes de notre collabo-
ces gens, tout est question de code, de langage, de présentation ration, reprit Muulé. Je ne parlerai que si le garçon est libéré.
et d’apparences. Quelque chose dans l’attitude de Muulé avait — Je n’ai pas oublié. Voyez-vous, cela fait partie des choses
modifié le regard que Lambert portait sur lui. Il se demanda que je ne comprends pas. Si nous travaillons ensemble, vous
simplement si ce changement était de bon augure pour la suite obtiendrez un statut enviable dans ce pays, pourquoi ne pas
de la discussion. Lui était resté le même, immuablement décidé. garder votre fils avec vous ?
Cette affaire devait se régler dans les meilleurs délais. En son for intérieur, Muulé tressaillit. Il n’avait pas envi-
— Avez-vous foi en cet homme ? demanda Lambert à Gérard sagé de vivre au-delà du lendemain. Il était persuadé qu’il serait
Le Gall. rapidement exécuté. De toute évidence, Lambert avait d’autres
Gérard regarda Muulé sans parvenir à déchiffrer son expres- projets pour lui. Muulé ne se faisait pas d’illusions. Lorsque
sion. Il ne comprenait pas où voulait en venir son ami et ne les militaires s’apercevront de son double jeu en revenant bre-
savait comment l’aider. Mais la question était simple, la réponse douilles de leur expédition, la question de sa mise à mort serait
le fut aussi : de nouveau à l’ordre du jour.
— Oui, absolument. — J’ai découvert seulement aujourd’hui que j’avais un
— Il vous a pourtant menti. Vous ignoriez tout de l’enfant, enfant, cela ne fait pas de moi un père, ne pensez-vous pas ? Je
et de ses liens avec la rébellion. peux vous assurer de ma loyauté mais pas de la sienne.
— Jusqu’à présent je ne me doutais pas moi-même de — Alors nous devons nous en débarrasser, conclut logique-
l’existence de cet enfant. J’aurais difficilement pu en faire part à ment Lambert.
quiconque. Quant à mes rapports avec la rébellion, vous savez — Certes, mais pas en le tuant. Je ne veux pas de lui dans
bien qu’ils étaient nécessaires sous peine de représailles. Je ne les ma vie, mais s’il mourrait, je perdrais toute crédibilité auprès
approuve pas pour autant. de ma communauté. Trop de gens ont été témoins de ce qui
— Je connais Alexandre depuis longtemps, plaida Gérard s’est produit aujourd’hui. Nous ne pouvons plus le passer sous
Le Gall, et je continue de penser qu’il sera un très bon candidat silence. Laissez-moi parler à l’enfant, je pourrai le convaincre

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Ils tireront les conséquences qui s’imposent, se réorganiseront bassa dans le Cameroun qui se dessine. Il n’a jamais fait de tort à
rapidement. Vous devez vous décider au cours des prochaines notre cause. Au contraire, il m’a fourni des informations impor-
vingt-quatre heures, pas au-delà. tantes dont je vous ai fait profiter.
— Êtes-vous donc si pressé d’en finir ? — Je vous avoue que je reste dubitatif, Messieurs. Soit nous
Muulé ne répondit pas. Il nota que l’homme était passé du tenons là une belle opportunité, soit tout ceci est un piège. Quoi
tutoiement de dénigrement dont la plupart des Blancs usent avec qu’il en soit, nous serons rapidement fixés.
les populations locales à un vouvoiement plus respectueux. Avec — Permettez-moi de repréciser les termes de notre collabo-
ces gens, tout est question de code, de langage, de présentation ration, reprit Muulé. Je ne parlerai que si le garçon est libéré.
et d’apparences. Quelque chose dans l’attitude de Muulé avait — Je n’ai pas oublié. Voyez-vous, cela fait partie des choses
modifié le regard que Lambert portait sur lui. Il se demanda que je ne comprends pas. Si nous travaillons ensemble, vous
simplement si ce changement était de bon augure pour la suite obtiendrez un statut enviable dans ce pays, pourquoi ne pas
de la discussion. Lui était resté le même, immuablement décidé. garder votre fils avec vous ?
Cette affaire devait se régler dans les meilleurs délais. En son for intérieur, Muulé tressaillit. Il n’avait pas envi-
— Avez-vous foi en cet homme ? demanda Lambert à Gérard sagé de vivre au-delà du lendemain. Il était persuadé qu’il serait
Le Gall. rapidement exécuté. De toute évidence, Lambert avait d’autres
Gérard regarda Muulé sans parvenir à déchiffrer son expres- projets pour lui. Muulé ne se faisait pas d’illusions. Lorsque
sion. Il ne comprenait pas où voulait en venir son ami et ne les militaires s’apercevront de son double jeu en revenant bre-
savait comment l’aider. Mais la question était simple, la réponse douilles de leur expédition, la question de sa mise à mort serait
le fut aussi : de nouveau à l’ordre du jour.
— Oui, absolument. — J’ai découvert seulement aujourd’hui que j’avais un
— Il vous a pourtant menti. Vous ignoriez tout de l’enfant, enfant, cela ne fait pas de moi un père, ne pensez-vous pas ? Je
et de ses liens avec la rébellion. peux vous assurer de ma loyauté mais pas de la sienne.
— Jusqu’à présent je ne me doutais pas moi-même de — Alors nous devons nous en débarrasser, conclut logique-
l’existence de cet enfant. J’aurais difficilement pu en faire part à ment Lambert.
quiconque. Quant à mes rapports avec la rébellion, vous savez — Certes, mais pas en le tuant. Je ne veux pas de lui dans
bien qu’ils étaient nécessaires sous peine de représailles. Je ne les ma vie, mais s’il mourrait, je perdrais toute crédibilité auprès
approuve pas pour autant. de ma communauté. Trop de gens ont été témoins de ce qui
— Je connais Alexandre depuis longtemps, plaida Gérard s’est produit aujourd’hui. Nous ne pouvons plus le passer sous
Le Gall, et je continue de penser qu’il sera un très bon candidat silence. Laissez-moi parler à l’enfant, je pourrai le convaincre

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de quitter la région et même le pays. C’est la seule option sans — Non, mais je sais avec certitude où il sera demain matin
risque pour nous tous. répondit-il sobrement.
Le lieutenant-colonel Lambert ne donna pas suite à cette — Voilà ce que je vous propose. Une fois que nous en aurons
requête. Il reprit sa carte et ses explications. fini avec lui, vous reprendrez l’étendard. Nous vous molesterons
— Je vous l’ai dit, nous avons nos sources dans vos rangs. un peu, pour la forme, puis vous vous évaderez. Nous commu-
Pourtant cet homme a échappé jusqu’ici à tous les pièges que niquerons abondamment sur votre refus de collaborer avec nous
nous lui avons tendus. Les prises de position contre la France sur malgré les sévices. Ensuite nous décréterons une amnistie pour
le plan local et international s’accentuent. Nous devons mettre tous les compagnons d’Um Nyobè prêts à œuvrer pour le progrès
un terme à cela dans les meilleurs délais. Une bonne partie de de ce pays. Vous serez au premier rang pour en bénéficier. Cela
la zone est placée sous contrôle. Mais nous ne nous leurrons vous ouvre un boulevard politique. À l’heure de l’indépendance,
pas. Nos soldats sont étrangers à la région, ce sont des peuples vous serez devenu un héros pour les vôtres, un combattant de
de savanes et des abords du désert, ils sont mal à l’aise dans ces la première heure.
forêts denses où les Bassas évoluent avec aisance. Même si je fai- — Très bien. Vous pourrez compter sur moi, mais avant, je
sais venir des contingents supplémentaires, je n’aurais pas assez vous demande la permission de parler à l’enfant. Vous devez le
d’hommes pour couvrir la totalité de l’espace incriminé. Alors libérer avant d’aller plus loin. Telle est mon unique exigence.
voilà le marché  : d’après nos sources, Um Nyobè a quelques — Dès que nous aurons eu Um Nyobè, votre garçon sera
points de ralliement constants. remis en liberté. Je vous en donne ma parole.
Il entoura des zones sur la carte. — Non, Monsieur, je regrette. D’abord l’enfant, ensuite
— Nous savons que les maquisards gravitent par ici  : les seulement, je vous livre Um Nyobè. L’un de nous devra faire plus
régions de Mom, Boumnyebel, du côté de Ngog Lituba chez confiance que l’autre. Vous conviendrez que j’ai plus à perdre
les Babimbi, ainsi que dans la forêt proche de Lipan. Cela nous que vous et que les bénéfices que vous me proposez sont aléa-
fait un rayon de plus de cinquante kilomètres. Nous perdons toires. Si vous réussissez, vous en tirerez toute la gloire, si vous
un temps précieux, même si je n’ai aucun doute sur l’issue de ce échouez, ce ne sera jamais qu’une tentative avortée de plus. Vous
combat, les maquisards continuent de résister et Um Nyobè est n’avez aucun doute sur l’issue de ce combat, dites-vous ? Je par-
toujours vivant. Ma question est la suivante : pouvez-vous me tage votre certitude et je veux être du côté des gagnants. Mais
dire où il passera cette nuit ? vous devez libérer mon fils. Je ne transigerai pas là-dessus. Une
Muulé pensa à la petite cabane de Lipan et chassa l’idée fois que cela sera fait, je vous dirai ce que vous voulez savoir et
de son esprit. Lambert était plus proche de la vérité qu’il ne le agirai selon nos intérêts communs, moi aussi je vous en donne
souhaitait. ma parole. D’ailleurs, vous n’aurez pas longtemps à attendre.

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de quitter la région et même le pays. C’est la seule option sans — Non, mais je sais avec certitude où il sera demain matin
risque pour nous tous. répondit-il sobrement.
Le lieutenant-colonel Lambert ne donna pas suite à cette — Voilà ce que je vous propose. Une fois que nous en aurons
requête. Il reprit sa carte et ses explications. fini avec lui, vous reprendrez l’étendard. Nous vous molesterons
— Je vous l’ai dit, nous avons nos sources dans vos rangs. un peu, pour la forme, puis vous vous évaderez. Nous commu-
Pourtant cet homme a échappé jusqu’ici à tous les pièges que niquerons abondamment sur votre refus de collaborer avec nous
nous lui avons tendus. Les prises de position contre la France sur malgré les sévices. Ensuite nous décréterons une amnistie pour
le plan local et international s’accentuent. Nous devons mettre tous les compagnons d’Um Nyobè prêts à œuvrer pour le progrès
un terme à cela dans les meilleurs délais. Une bonne partie de de ce pays. Vous serez au premier rang pour en bénéficier. Cela
la zone est placée sous contrôle. Mais nous ne nous leurrons vous ouvre un boulevard politique. À l’heure de l’indépendance,
pas. Nos soldats sont étrangers à la région, ce sont des peuples vous serez devenu un héros pour les vôtres, un combattant de
de savanes et des abords du désert, ils sont mal à l’aise dans ces la première heure.
forêts denses où les Bassas évoluent avec aisance. Même si je fai- — Très bien. Vous pourrez compter sur moi, mais avant, je
sais venir des contingents supplémentaires, je n’aurais pas assez vous demande la permission de parler à l’enfant. Vous devez le
d’hommes pour couvrir la totalité de l’espace incriminé. Alors libérer avant d’aller plus loin. Telle est mon unique exigence.
voilà le marché  : d’après nos sources, Um Nyobè a quelques — Dès que nous aurons eu Um Nyobè, votre garçon sera
points de ralliement constants. remis en liberté. Je vous en donne ma parole.
Il entoura des zones sur la carte. — Non, Monsieur, je regrette. D’abord l’enfant, ensuite
— Nous savons que les maquisards gravitent par ici  : les seulement, je vous livre Um Nyobè. L’un de nous devra faire plus
régions de Mom, Boumnyebel, du côté de Ngog Lituba chez confiance que l’autre. Vous conviendrez que j’ai plus à perdre
les Babimbi, ainsi que dans la forêt proche de Lipan. Cela nous que vous et que les bénéfices que vous me proposez sont aléa-
fait un rayon de plus de cinquante kilomètres. Nous perdons toires. Si vous réussissez, vous en tirerez toute la gloire, si vous
un temps précieux, même si je n’ai aucun doute sur l’issue de ce échouez, ce ne sera jamais qu’une tentative avortée de plus. Vous
combat, les maquisards continuent de résister et Um Nyobè est n’avez aucun doute sur l’issue de ce combat, dites-vous ? Je par-
toujours vivant. Ma question est la suivante : pouvez-vous me tage votre certitude et je veux être du côté des gagnants. Mais
dire où il passera cette nuit ? vous devez libérer mon fils. Je ne transigerai pas là-dessus. Une
Muulé pensa à la petite cabane de Lipan et chassa l’idée fois que cela sera fait, je vous dirai ce que vous voulez savoir et
de son esprit. Lambert était plus proche de la vérité qu’il ne le agirai selon nos intérêts communs, moi aussi je vous en donne
souhaitait. ma parole. D’ailleurs, vous n’aurez pas longtemps à attendre.

276 277
Dans l’hypothèse où je vous aurais menti, vous m’aurez toujours tu partes aussi loin que tu le pourras. Je m’arrangerai pour que
moi, vous pourrez disposer de ma vie comme bon vous semble. ta mère sache que tu es sain et sauf. Tu ne pourras pas revenir,
Le lieutenant-colonel Lambert réfléchit quelques instants mais elle te retrouvera.
puis opina : — Pourquoi m’as-tu abandonné ? l’interrompit Kundè.
— Très bien. Alors vous lui parlerez en ma présence. Tout le monde m’a menti, pourquoi ? Qui es-tu en vrai, un ami
— Non, monsieur répéta Muulé. Ce sera seul à seul ou pas ou un ennemi ?
du tout. Kundè avait encore plusieurs questions à poser à ce père
Il regarda l’homme dans les yeux. qu’il venait de se découvrir. Est-ce à cause de toi que ma mère
— Vous devrez me faire crédit en cette affaire, Monsieur, et ne m’aime pas ? Pourquoi es-tu revenu dans nos vies ? Qui es-tu ?
plus encore dans l’avenir pour mener à bien nos projets. Ceci Comment pourrais-je te faire confiance à présent ? Comment
établira la base de notre coopération à venir : dans une mutuelle pourrais-je désormais avoir foi en quiconque alors que ma propre
estime ou dans la méfiance, à vous de choisir ici et maintenant. famille m’a trahi ? Qui suis-je moi, que dois-je faire de ma vie ?
— Vous avez gagné, Alexandre Nyemb. Mais je vous pré- Il pressentait qu’il n’aurait aucune réponse suffisante.
viens, si je dois m’en repentir, je vous le ferai payer à un point « Je… » commença Muulé, puis il se tut. Que dire ? Qui
dont vous n’avez même pas idée. blâmer pour ses propres manquements ? Dans son esprit, Kundè
— Si, Monsieur, dit doucement Muulé sans quitter Lambert était le fils de Likak, conçu lors de la terrible épreuve de leur sépa-
du regard. J’en ai une idée assez claire. Je m’engage en connais- ration, jamais il n’aurait imaginé que les vendredis soirs passés
sance de cause. en leur compagnie étaient les seuls moments en famille dont
Lambert et Gérard Le Gall quittèrent la pièce tandis que les il jouirait dans sa vie. Avoir un enfant de Likak, il l’avait tant
militaires faisaient venir Kundè menottes au poing. désiré ! Et pendant qu’il rêvait, il était passé à côté de Kundè.
— Désentravez-le s’il vous plaît, dit Muulé. Son propre fils, et il ne l’avait pas reconnu…
— Nous n’avons pas reçu de consignes à ce sujet. Il aurait fait n’importe quoi pour revenir en arrière, pour que
— Allez prendre vos ordres et faites ce que je vous dis mes- cette rencontre ait eu lieu en d’autres circonstances. Il pensa à sa
sieurs. Vous êtes armés, nous pas. Qu’avez-vous à craindre ? mère, Thérèse Nyemb, elle s’éteindrait dans la tristesse, pleurant
Le lieutenant-colonel donna des ordres et Kundè fut libéré la mort de son unique garçon, sans même savoir qu’il avait une
de ses chaînes. Le garçon resta debout dans la pièce. Muulé descendance. « Elle aurait adoré le gamin », songea-t-il. Il pensa
cherchait ses mots : à Amos aux abois, à Likak qu’il ne reverrait jamais. « Jusqu’au
— Viens t’asseoir près de moi. Écoute-moi, c’est très impor- bout nous nous serons manqués mon amour. Mais s’il existe un
tant. Ils vont te libérer. Il faut que tu t’en ailles d’ici. Il faut que ailleurs, je continuerai de t’y attendre patiemment. »

278 279
Dans l’hypothèse où je vous aurais menti, vous m’aurez toujours tu partes aussi loin que tu le pourras. Je m’arrangerai pour que
moi, vous pourrez disposer de ma vie comme bon vous semble. ta mère sache que tu es sain et sauf. Tu ne pourras pas revenir,
Le lieutenant-colonel Lambert réfléchit quelques instants mais elle te retrouvera.
puis opina : — Pourquoi m’as-tu abandonné ? l’interrompit Kundè.
— Très bien. Alors vous lui parlerez en ma présence. Tout le monde m’a menti, pourquoi ? Qui es-tu en vrai, un ami
— Non, monsieur répéta Muulé. Ce sera seul à seul ou pas ou un ennemi ?
du tout. Kundè avait encore plusieurs questions à poser à ce père
Il regarda l’homme dans les yeux. qu’il venait de se découvrir. Est-ce à cause de toi que ma mère
— Vous devrez me faire crédit en cette affaire, Monsieur, et ne m’aime pas ? Pourquoi es-tu revenu dans nos vies ? Qui es-tu ?
plus encore dans l’avenir pour mener à bien nos projets. Ceci Comment pourrais-je te faire confiance à présent ? Comment
établira la base de notre coopération à venir : dans une mutuelle pourrais-je désormais avoir foi en quiconque alors que ma propre
estime ou dans la méfiance, à vous de choisir ici et maintenant. famille m’a trahi ? Qui suis-je moi, que dois-je faire de ma vie ?
— Vous avez gagné, Alexandre Nyemb. Mais je vous pré- Il pressentait qu’il n’aurait aucune réponse suffisante.
viens, si je dois m’en repentir, je vous le ferai payer à un point « Je… » commença Muulé, puis il se tut. Que dire ? Qui
dont vous n’avez même pas idée. blâmer pour ses propres manquements ? Dans son esprit, Kundè
— Si, Monsieur, dit doucement Muulé sans quitter Lambert était le fils de Likak, conçu lors de la terrible épreuve de leur sépa-
du regard. J’en ai une idée assez claire. Je m’engage en connais- ration, jamais il n’aurait imaginé que les vendredis soirs passés
sance de cause. en leur compagnie étaient les seuls moments en famille dont
Lambert et Gérard Le Gall quittèrent la pièce tandis que les il jouirait dans sa vie. Avoir un enfant de Likak, il l’avait tant
militaires faisaient venir Kundè menottes au poing. désiré ! Et pendant qu’il rêvait, il était passé à côté de Kundè.
— Désentravez-le s’il vous plaît, dit Muulé. Son propre fils, et il ne l’avait pas reconnu…
— Nous n’avons pas reçu de consignes à ce sujet. Il aurait fait n’importe quoi pour revenir en arrière, pour que
— Allez prendre vos ordres et faites ce que je vous dis mes- cette rencontre ait eu lieu en d’autres circonstances. Il pensa à sa
sieurs. Vous êtes armés, nous pas. Qu’avez-vous à craindre ? mère, Thérèse Nyemb, elle s’éteindrait dans la tristesse, pleurant
Le lieutenant-colonel donna des ordres et Kundè fut libéré la mort de son unique garçon, sans même savoir qu’il avait une
de ses chaînes. Le garçon resta debout dans la pièce. Muulé descendance. « Elle aurait adoré le gamin », songea-t-il. Il pensa
cherchait ses mots : à Amos aux abois, à Likak qu’il ne reverrait jamais. « Jusqu’au
— Viens t’asseoir près de moi. Écoute-moi, c’est très impor- bout nous nous serons manqués mon amour. Mais s’il existe un
tant. Ils vont te libérer. Il faut que tu t’en ailles d’ici. Il faut que ailleurs, je continuerai de t’y attendre patiemment. »

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— Je ne peux pas tout t’expliquer. Tu dois me croire sur
parole, fils.
Il grimaça intérieurement. Aujourd’hui, il avait sollicité la
confiance des uns et des autres en tant de situations contradic-
toires qu’il perdait jusqu’au sens de ce mot.
—  Écoute-moi bien. Je comprends ta confusion, mais
regarde-moi. Pense à Esta, à ta mère, pense à Amos. M’auraient-
ils permis de t’approcher si je représentais un quelconque danger
pour toi ? Si j’étais un ennemi de Mpodol, aurais-je pu être leur
ami ? Réfléchis, fils. Mais fais-le vite, le temps nous est compté
et mes alliances en cette circonstance sont fragiles.
Le jeune homme baissa la tête, il luttait pour retenir ses
larmes.
— Que dois-je faire ? demanda-t-il d’une voix d’enfant qui
brisa le cœur de son père.
— Sauve-toi ! Notre peuple est prompt à la colère et lent au
pardon. Va aussi loin que tes pieds te porteront et ne reviens pas.
14 L ikak, Amos et Mpodol tenaient conseil dans la petite
cabane, lorsqu’ils entendirent des pas. Jusqu’à la fin de la lutte,
quand le maquis était devenu la seule alternative, cet endroit
était resté un secret connu d’eux seuls. À la mort d’Esta, Amos
s’y était installé presque à plein-temps. Il avait dû communiquer
le lieu de sa retraite à quelques-uns des combattants les plus
sûrs. Le maquis devait se mouvoir promptement. Chacun, à un
moment ou un autre, avait besoin d’un abri sûr et les options
rétrécissaient jour après jour. Ils ne pouvaient plus égoïstement
réserver cet endroit à leur seul usage.
Ils furent soulagés de voir Simplice Bikaï pousser la porte,
la petite cabane n’était plus aussi sûre que par le passé. Le nou-
veau venu travaillait comme homme à tout faire d’abord chez
Le Gall père, et au départ de ce dernier le fils le garda à son
service. Il était à la tête de l’escouade invisible qui espionnait
Le Gall dans sa propre demeure pour le compte d’Esta, son

283
engagement dans le mouvement ne souffrait d’aucune contes- — Fais-nous ton rapport, ordonna Mpodol. Sois le plus
tation. Il avait une nouvelle importante à leur communiquer, exhaustif possible.
annonça-t-il d’emblée. Simplice Bikaï raconta les événements du déjeuner chez
— Alexandre Nyemb le traître a livré un message pour toi Le Gall et acheva son compte rendu par le message de Muulé.
Mpodol, il te fait dire de te réfugier à Boumnyebel demain matin. Likak ferma les yeux en l’entendant parler de son fils. Amos lui
Amos et Likak se levèrent d’un bond en l’entendant quali- prit la main pour la consoler, mais il la lui broyait littéralement,
fier Muulé de traître. submergé par son propre chagrin. Des larmes silencieuses inon-
— Ne parle pas de ce que tu ignores, le tança vertement daient son visage. Simplice Bikaï en perdit le fil de son récit.
Amos en colère. Personne n’avait jamais vu Amos pleurer. Il était une constante
— Pèse tes paroles, gronda Likak. dans cette lutte, le bras droit de Mpodol. Il avait foi en lui,
Simplice Bikaï avait eu une longue journée. Il avait recoupé comme au grand homme lui-même. Peut-être même davantage
toutes les informations qu’il pouvait obtenir de son réseau. Il dans la mesure où Amos était plus accessible.
avait été le premier à les informer des événements de la veille. — Continue mon ami, l’encouragea Mpodol.
Le maquis était en ébullition, tous se demandaient ce que savait Et le porteur de terribles nouvelles accomplit courageuse-
réellement Nyemb et jusqu’à quel point son arrestation les met- ment sa lourde tâche.
tait en danger. Il estimait avoir fait sa part de travail. Likak en — Avons-nous quelqu’un dans cette prison ? Est-ce possible
particulier ne pouvait pas en dire autant, il la tenait pour per- de savoir ce qui s’y trame ? demanda Mpodol quand Simplice
sonnellement responsable de l’attitude de son garçon : Bikaï eut fini.
— Tu oses te montrer, femme, alors que tu es l’instigatrice — Il y a bien un des gardes acquis à notre cause. Mais ils
de toute cette affaire. Ton chien de fils… sont tenus à l’extérieur. Nous savons simplement qu’Alexandre
Likak ne le laissa pas finir, elle se jeta sur lui pleine de fureur. Nyemb, Gérard Le Gall et le patron des militaires sont enfermés
Constatant qu’Amos ne tarderait pas non plus à s’en prendre au dans un bureau depuis des heures. Ils y ont passé la journée. Le
malheureux, Mpodol mit un terme à la querelle. jeune Kundè est détenu dans une cellule à l’écart.
— Assez, dit-il d’un ton ferme. — Pouvons-nous prendre d’assaut cet endroit afin de les
Il n’avait pas besoin de crier. Son autorité était indiscutable. libérer ? les interpella Likak.
— Nous sommes tous à cran, camarades. Nous devons — Et pourquoi mettrions-nous la vie des nôtres en danger
aujourd’hui plus que jamais rester maîtres de nous-mêmes. pour des traîtres ? questionna Simplice Bikaï.
Likak s’éloigna de Simplice Bikaï, non sans lui avoir lancé Mpodol arrêta d’un geste Likak, déjà debout, prête à l’agres-
un regard haineux qu’il lui rendit sans hésitation. ser de nouveau. Simplice Bikaï l’attendait de pied ferme, bien

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engagement dans le mouvement ne souffrait d’aucune contes- — Fais-nous ton rapport, ordonna Mpodol. Sois le plus
tation. Il avait une nouvelle importante à leur communiquer, exhaustif possible.
annonça-t-il d’emblée. Simplice Bikaï raconta les événements du déjeuner chez
— Alexandre Nyemb le traître a livré un message pour toi Le Gall et acheva son compte rendu par le message de Muulé.
Mpodol, il te fait dire de te réfugier à Boumnyebel demain matin. Likak ferma les yeux en l’entendant parler de son fils. Amos lui
Amos et Likak se levèrent d’un bond en l’entendant quali- prit la main pour la consoler, mais il la lui broyait littéralement,
fier Muulé de traître. submergé par son propre chagrin. Des larmes silencieuses inon-
— Ne parle pas de ce que tu ignores, le tança vertement daient son visage. Simplice Bikaï en perdit le fil de son récit.
Amos en colère. Personne n’avait jamais vu Amos pleurer. Il était une constante
— Pèse tes paroles, gronda Likak. dans cette lutte, le bras droit de Mpodol. Il avait foi en lui,
Simplice Bikaï avait eu une longue journée. Il avait recoupé comme au grand homme lui-même. Peut-être même davantage
toutes les informations qu’il pouvait obtenir de son réseau. Il dans la mesure où Amos était plus accessible.
avait été le premier à les informer des événements de la veille. — Continue mon ami, l’encouragea Mpodol.
Le maquis était en ébullition, tous se demandaient ce que savait Et le porteur de terribles nouvelles accomplit courageuse-
réellement Nyemb et jusqu’à quel point son arrestation les met- ment sa lourde tâche.
tait en danger. Il estimait avoir fait sa part de travail. Likak en — Avons-nous quelqu’un dans cette prison ? Est-ce possible
particulier ne pouvait pas en dire autant, il la tenait pour per- de savoir ce qui s’y trame ? demanda Mpodol quand Simplice
sonnellement responsable de l’attitude de son garçon : Bikaï eut fini.
— Tu oses te montrer, femme, alors que tu es l’instigatrice — Il y a bien un des gardes acquis à notre cause. Mais ils
de toute cette affaire. Ton chien de fils… sont tenus à l’extérieur. Nous savons simplement qu’Alexandre
Likak ne le laissa pas finir, elle se jeta sur lui pleine de fureur. Nyemb, Gérard Le Gall et le patron des militaires sont enfermés
Constatant qu’Amos ne tarderait pas non plus à s’en prendre au dans un bureau depuis des heures. Ils y ont passé la journée. Le
malheureux, Mpodol mit un terme à la querelle. jeune Kundè est détenu dans une cellule à l’écart.
— Assez, dit-il d’un ton ferme. — Pouvons-nous prendre d’assaut cet endroit afin de les
Il n’avait pas besoin de crier. Son autorité était indiscutable. libérer ? les interpella Likak.
— Nous sommes tous à cran, camarades. Nous devons — Et pourquoi mettrions-nous la vie des nôtres en danger
aujourd’hui plus que jamais rester maîtres de nous-mêmes. pour des traîtres ? questionna Simplice Bikaï.
Likak s’éloigna de Simplice Bikaï, non sans lui avoir lancé Mpodol arrêta d’un geste Likak, déjà debout, prête à l’agres-
un regard haineux qu’il lui rendit sans hésitation. ser de nouveau. Simplice Bikaï l’attendait de pied ferme, bien

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décidé à donner à cette femme la leçon qu’elle méritait. Amos Pourquoi ? Quel crime avons-nous commis ?
ne bougea même pas, accablé. Son regard sans lumière se posa sur le visage de Mpodol.
— Reprends-toi, mon vieil ami, lui dit Mpodol à voix basse. — Tu avais dit qu’ils nous écouteraient. Tu disais que si
Nous avons besoin de toi. nous venions avec des mots sur des feuilles de papier, si nous
Avec un temps de retard, Amos répondit enfin : parlions leur langue, si nous appliquions leurs propres règles de
— Non, hélas. Je le voudrais, mais nous ne pouvons pas, en si droit, si nous portions notre combat sur la scène internationale,
peu de temps organiser leur évasion. Nous devons faire confiance ils n’auraient pas d’autre choix que de nous entendre. Nous
à Muulé. S’il a dit de se rendre à Boumnyebel, alors cela signifie avons fait tout cela, nous nous sommes organisés, nous avons
qu’il ne faut certes pas y aller. Il ne savait pas comment te par- gagné. Aujourd’hui le pays tout entier reprend nos idées, même
viendrait le message, ni qui te le porterait. Il compte sur nous l’occupant les promeut dans sa propagande. L’indépendance est
pour l’interpréter correctement. Nous devons nous réfugier à pour demain nous promet-on. Alors dis-moi, est-ce la victoire
Ngog Lituba, le plus loin possible d’Eseka et de Boumnyebel. tant attendue que nous fêtons ici ? Reclus comme des pestiférés,
— Tu plaisantes ? lui rétorqua Simplice Bikaï avec hargne. pourchassés sur nos propres terres ?
Ce combat devient peut-être trop difficile pour toi, papa Amos. — Tu vas trop loin, la prévint Amos.
Nous savons que tu as beaucoup souffert, et que tu as élevé Nyemb — Voilà ce qu’il advient lorsqu’on donne la parole aux
comme s’il était ton propre enfant. Mais aucun sentimentalisme femmes. Elles finissent toujours par dire n’importe quoi, grom-
ne doit entrer en ligne de compte, nous devons garder notre luci- mela Simplice Bikaï, assez fort pour être entendu par tous.
dité. Nyemb n’est pas fiable. S’il escompte bien ce que tu dis, — Tu parles de quelle femme Bikaï ? De ta mère chez qui tu
nous devons au contraire nous rendre à Boumnyebel. C’est la continues de manger tous les soirs à ton âge, ou de celles dont
seule destination où ils ne nous attendent pas. Toutes les autres tu achètes les faveurs dans les bas-fonds d’Edéa ?
sont susceptibles d’être découvertes, maintenant. — Je vais te tuer, hurla l’homme piqué au vif.
— Mon fils, murmura Likak d’une voix sombre… Ils m’ont — Camarade, ta place est avec nous aujourd’hui, l’interrom-
pris ma mère, Muulé, mon enfant… Ils m’ont tout pris. Chaque pit Mpodol. J’écoute tes paroles bien que je ne les approuve pas
jour des cris de désespoir résonnent dans une maison. Ici, là-bas, toutes. Et j’écoute aussi Likak. Des hommes et des femmes ont
en ville, dans les villages, des pères sont enlevés à leurs familles, consenti à d’importants sacrifices pour notre cause. Hommes et
des femmes molestées. Les jeunes sont enterrés les uns après les femmes ensemble. Si tu es incapable de plus de maîtrise, tu es
autres, les vieillards n’ont plus la force de creuser des tombes. libre de t’en aller comme tu es venu. Personne ne reste ici contre
Pourquoi ? J’ai inhumé ma mère, je n’ai même pas encore séché son gré, et chacun peut s’exprimer à sa guise. Cela vaut pour
mes larmes que je dois déjà envisager la mort de mon enfant ? toi aussi, Likak, acheva-t-il. Toutes les personnes présentes dans

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décidé à donner à cette femme la leçon qu’elle méritait. Amos Pourquoi ? Quel crime avons-nous commis ?
ne bougea même pas, accablé. Son regard sans lumière se posa sur le visage de Mpodol.
— Reprends-toi, mon vieil ami, lui dit Mpodol à voix basse. — Tu avais dit qu’ils nous écouteraient. Tu disais que si
Nous avons besoin de toi. nous venions avec des mots sur des feuilles de papier, si nous
Avec un temps de retard, Amos répondit enfin : parlions leur langue, si nous appliquions leurs propres règles de
— Non, hélas. Je le voudrais, mais nous ne pouvons pas, en si droit, si nous portions notre combat sur la scène internationale,
peu de temps organiser leur évasion. Nous devons faire confiance ils n’auraient pas d’autre choix que de nous entendre. Nous
à Muulé. S’il a dit de se rendre à Boumnyebel, alors cela signifie avons fait tout cela, nous nous sommes organisés, nous avons
qu’il ne faut certes pas y aller. Il ne savait pas comment te par- gagné. Aujourd’hui le pays tout entier reprend nos idées, même
viendrait le message, ni qui te le porterait. Il compte sur nous l’occupant les promeut dans sa propagande. L’indépendance est
pour l’interpréter correctement. Nous devons nous réfugier à pour demain nous promet-on. Alors dis-moi, est-ce la victoire
Ngog Lituba, le plus loin possible d’Eseka et de Boumnyebel. tant attendue que nous fêtons ici ? Reclus comme des pestiférés,
— Tu plaisantes ? lui rétorqua Simplice Bikaï avec hargne. pourchassés sur nos propres terres ?
Ce combat devient peut-être trop difficile pour toi, papa Amos. — Tu vas trop loin, la prévint Amos.
Nous savons que tu as beaucoup souffert, et que tu as élevé Nyemb — Voilà ce qu’il advient lorsqu’on donne la parole aux
comme s’il était ton propre enfant. Mais aucun sentimentalisme femmes. Elles finissent toujours par dire n’importe quoi, grom-
ne doit entrer en ligne de compte, nous devons garder notre luci- mela Simplice Bikaï, assez fort pour être entendu par tous.
dité. Nyemb n’est pas fiable. S’il escompte bien ce que tu dis, — Tu parles de quelle femme Bikaï ? De ta mère chez qui tu
nous devons au contraire nous rendre à Boumnyebel. C’est la continues de manger tous les soirs à ton âge, ou de celles dont
seule destination où ils ne nous attendent pas. Toutes les autres tu achètes les faveurs dans les bas-fonds d’Edéa ?
sont susceptibles d’être découvertes, maintenant. — Je vais te tuer, hurla l’homme piqué au vif.
— Mon fils, murmura Likak d’une voix sombre… Ils m’ont — Camarade, ta place est avec nous aujourd’hui, l’interrom-
pris ma mère, Muulé, mon enfant… Ils m’ont tout pris. Chaque pit Mpodol. J’écoute tes paroles bien que je ne les approuve pas
jour des cris de désespoir résonnent dans une maison. Ici, là-bas, toutes. Et j’écoute aussi Likak. Des hommes et des femmes ont
en ville, dans les villages, des pères sont enlevés à leurs familles, consenti à d’importants sacrifices pour notre cause. Hommes et
des femmes molestées. Les jeunes sont enterrés les uns après les femmes ensemble. Si tu es incapable de plus de maîtrise, tu es
autres, les vieillards n’ont plus la force de creuser des tombes. libre de t’en aller comme tu es venu. Personne ne reste ici contre
Pourquoi ? J’ai inhumé ma mère, je n’ai même pas encore séché son gré, et chacun peut s’exprimer à sa guise. Cela vaut pour
mes larmes que je dois déjà envisager la mort de mon enfant ? toi aussi, Likak, acheva-t-il. Toutes les personnes présentes dans

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cette pièce sont acquises à la cause. Vous êtes tous de vaillants humainement inacceptable. Alors quoi ? Je ne veux pas aller trop
combattants, vous avez déjà beaucoup perdu, j’en suis conscient, loin Oncle Amos, je ne demande qu’à rester. Indique-moi un
mais nous devons conserver notre sang-froid. lieu où je puisse m’amarrer auprès des miens. Ils m’ont tout pris.
Likak soupira : Je n’ai plus rien.
— Accepte mes excuses Bikaï, je connais ta bravoure et je — Tu m’as moi, lui dit Amos avec douceur.
te respecte pour cela. Malgré tout, si tu insultes encore mon fils Mpodol écouta en silence la longue complainte de Likak
ou Muulé, je te tuerai de mes propres mains. puis se leva lourdement :
— Et si elle ne le fait pas, sache que moi je ne te raterai pas, — Je vais marcher dehors, dit-il à ses compagnons.
ajouta Amos. — Nous n’avons pas beaucoup de temps, l’informa Amos,
Simplice Bikaï fit mine de répondre, quelque chose dans le je ne peux plus te garantir que cet endroit soit sûr.
regard d’Amos dut l’en dissuader. Il se contenta de marmonner de « Je sais », dit simplement Mpodol avant de s’enfoncer dans
vagues excuses entre ses dents. Likak reprit s’adressant à Amos : la nuit.
— Tu penses que je vais trop loin en m’exprimant comme Le mouvement qu’ils avaient créé était dans une impasse,
je le fais ? Trop loin de qui, trop loin de quoi ? Quelle est la des décisions importantes devaient être prises. Il avait besoin de
bonne direction ? De qui ne dois-je pas m’éloigner ? Tu le sais toi ? réfléchir à tout cela. Marcher dans la forêt, il l’espérait, l’aiderait
Muulé est en prison, mon fils aussi. Kundè et moi nous sommes à faire les bons choix. Les enjeux économiques et stratégiques
disputés. Mon fils est parti, en colère contre moi, je n’ai pas su pour l’occupant étaient cruciaux, telle était la conviction de
le consoler. J’aime Kundè comme il ne devrait pas être permis Mpodol. La revendication coloniale n’était ni idéologique, ni
d’aimer un être sous ce soleil. Nous avons traversé des épreuves philosophique, ni même humanitaire, elle était d’abord et avant
épouvantables mon fils et moi, main dans la main, nous en toute chose économique. « La raison d’être du colonialisme, c’est
sommes sortis. Mais je n’ai pas trouvé les mots pour atteindre l’exploitation des richesses. Malgré la présence d’une adminis-
son cœur, je n’ai jamais su. Il est trop tard maintenant, peut-être tration et ses parades, le véritable règne à la colonie appartient
que je ne le reverrai jamais de mon vivant. Ces gens veulent le au colon qui exploite les richesses et les hommes. » avait-il expli-
tuer. Pourquoi ? Quel mal un enfant de cet âge peut-il leur avoir qué à ses partisans. L’empire colonial français se rétrécissait au fil
fait à eux ? Hé, je n’ai pas porté des cailloux dans mon ventre des années. Dans les pays où il se maintenait, les révoltes locales
pendant neuf mois. Je n’ai pas accouché d’un rocher mais d’un contrariaient gravement les intérêts économiques de la puissance
être de chair et d’os. J’ai eu l’inexcusable impolitesse de rêver coloniale. Mpodol pressentait qu’ici se jouait la politique de l’oc-
de liberté. Qu’à cela ne tienne, qu’ils s’en prennent donc à moi. cupant en Afrique. Une victoire ferait tache d’huile et marquerait
Kundè n’a pas à subir les outrages qui me sont destinés. C’est le début d’une nouvelle ère dans les relations du continent avec

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cette pièce sont acquises à la cause. Vous êtes tous de vaillants humainement inacceptable. Alors quoi ? Je ne veux pas aller trop
combattants, vous avez déjà beaucoup perdu, j’en suis conscient, loin Oncle Amos, je ne demande qu’à rester. Indique-moi un
mais nous devons conserver notre sang-froid. lieu où je puisse m’amarrer auprès des miens. Ils m’ont tout pris.
Likak soupira : Je n’ai plus rien.
— Accepte mes excuses Bikaï, je connais ta bravoure et je — Tu m’as moi, lui dit Amos avec douceur.
te respecte pour cela. Malgré tout, si tu insultes encore mon fils Mpodol écouta en silence la longue complainte de Likak
ou Muulé, je te tuerai de mes propres mains. puis se leva lourdement :
— Et si elle ne le fait pas, sache que moi je ne te raterai pas, — Je vais marcher dehors, dit-il à ses compagnons.
ajouta Amos. — Nous n’avons pas beaucoup de temps, l’informa Amos,
Simplice Bikaï fit mine de répondre, quelque chose dans le je ne peux plus te garantir que cet endroit soit sûr.
regard d’Amos dut l’en dissuader. Il se contenta de marmonner de « Je sais », dit simplement Mpodol avant de s’enfoncer dans
vagues excuses entre ses dents. Likak reprit s’adressant à Amos : la nuit.
— Tu penses que je vais trop loin en m’exprimant comme Le mouvement qu’ils avaient créé était dans une impasse,
je le fais ? Trop loin de qui, trop loin de quoi ? Quelle est la des décisions importantes devaient être prises. Il avait besoin de
bonne direction ? De qui ne dois-je pas m’éloigner ? Tu le sais toi ? réfléchir à tout cela. Marcher dans la forêt, il l’espérait, l’aiderait
Muulé est en prison, mon fils aussi. Kundè et moi nous sommes à faire les bons choix. Les enjeux économiques et stratégiques
disputés. Mon fils est parti, en colère contre moi, je n’ai pas su pour l’occupant étaient cruciaux, telle était la conviction de
le consoler. J’aime Kundè comme il ne devrait pas être permis Mpodol. La revendication coloniale n’était ni idéologique, ni
d’aimer un être sous ce soleil. Nous avons traversé des épreuves philosophique, ni même humanitaire, elle était d’abord et avant
épouvantables mon fils et moi, main dans la main, nous en toute chose économique. « La raison d’être du colonialisme, c’est
sommes sortis. Mais je n’ai pas trouvé les mots pour atteindre l’exploitation des richesses. Malgré la présence d’une adminis-
son cœur, je n’ai jamais su. Il est trop tard maintenant, peut-être tration et ses parades, le véritable règne à la colonie appartient
que je ne le reverrai jamais de mon vivant. Ces gens veulent le au colon qui exploite les richesses et les hommes. » avait-il expli-
tuer. Pourquoi ? Quel mal un enfant de cet âge peut-il leur avoir qué à ses partisans. L’empire colonial français se rétrécissait au fil
fait à eux ? Hé, je n’ai pas porté des cailloux dans mon ventre des années. Dans les pays où il se maintenait, les révoltes locales
pendant neuf mois. Je n’ai pas accouché d’un rocher mais d’un contrariaient gravement les intérêts économiques de la puissance
être de chair et d’os. J’ai eu l’inexcusable impolitesse de rêver coloniale. Mpodol pressentait qu’ici se jouait la politique de l’oc-
de liberté. Qu’à cela ne tienne, qu’ils s’en prennent donc à moi. cupant en Afrique. Une victoire ferait tache d’huile et marquerait
Kundè n’a pas à subir les outrages qui me sont destinés. C’est le début d’une nouvelle ère dans les relations du continent avec

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l’ancienne métropole. La défaite imposerait pour des décennies massacrer, nous ne le leur offrirons pas. Nous passerons par les
encore des rapports biaisés où l’avidité s’appuierait sans vergogne urnes, la démocratie, leur démocratie sera notre meilleure arme,
sur la corruption, le tribalisme et la pauvreté pour prospérer. la volonté du peuple est notre meilleure garantie, nous lui offri-
Obliger l’occupant à restituer leur terre aux Camerounais sans rons le moyen de l’exprimer.
leur offrir l’opportunité d’une effusion de sang. Ses compagnons Mpodol avait convaincu les siens. L’occupant avait une
et lui-même en avaient fait leur postulat de départ. Ils croyaient méthode parfaitement huilée et efficace pour maintenir le
avoir trouvé la solution. Pas de révolte armée, pas de conflit peuple sous sa coupe. Il choisissait un nombre réduit d’indi-
ouvert. Des sagaies contre des mitraillettes, des cailloux contre gènes à qui il attribuait des pouvoirs afin de maintenir ou de
des chars, la bonne foi contre des fusils, le courage contre des transformer les réseaux d’intérêts locaux. Le peuple subissait le
bombes, cette histoire avait été mille fois écrite, sans que jamais double joug des colons et de leurs propres chefs. L’UPC devait
la mort et la défaite ne changent de camp. procéder différemment, partir de la base et non du sommet.
Leur objectif était clair : « Grouper et unir les habitants de Le peuple ignoré, exclu des décisions qui régissaient son quo-
ce territoire afin de permettre l’évolution rapide des populations tidien, exprimait désormais sa ferme intention de briser le jeu
et l’élévation de leur standard de vie. » L’Union des populations des alliances entre les puissants qui l’opprimaient. Les indigènes
du Cameroun, le parti qu’ils avaient créé était le moyen d’y par- exigeaient que leur voix soit entendue, que leurs doléances, por-
venir. Il s’agissait de réclamer plus d’équité sociale, une égalité tées par Mpodol, remontent jusqu’aux Nations Unies, seule
de traitement, faire cesser les brimades, les exactions. Le statut instance susceptible de mettre à mal le despotisme de l’occu-
spécifique du Cameroun constituait le levier juridique et même pant. Ils y avaient cru. Les pères fondateurs du parti étaient issus
moral sur lequel ils choisirent de construire leur combat. La de tous les grands groupes ethniques du pays, le message avait
liberté était prévue, promise. été largement relayé, sans tomber dans le parti-pris tribaliste
— Nous retournerons leur logique légaliste contre eux. Nous dont se servait l’administration coloniale pour justifier son arbi-
lutterons pied à pied, mais à coup d’arguments, nous démon- trage, sa suprématie. La plus grande victoire de l’UPC avait été
terons un par un les textes de lois sur lesquels ils fondent leur l’adhésion massive et inconditionnelle des gens ordinaires. Les
légitimité. Nous indiquerons au monde que leur seul moteur partisans de Mpodol étaient issus de toutes les classes sociales,
est la cupidité, leurs méthodes sont le mépris, l’ostracisme et la les hommes, les femmes, tous étaient sollicités, participaient à
mise en esclavage d’un peuple tout entier. Même leur religion l’effort de libération national. Les tracts, la rédaction des péti-
n’est qu’un moyen aussi violent que les autres pour se gaver des tions, les comptes rendus étaient traduits en langues locales et,
richesses de cette terre. Voilà la solution. Pas de dérapage, de village par village, les partisans de l’UPC créaient des instances
violence incontrôlée. Ils n’attendent que ce prétexte pour nous pour expliquer aux paysans les tenants et les aboutissants de

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l’ancienne métropole. La défaite imposerait pour des décennies massacrer, nous ne le leur offrirons pas. Nous passerons par les
encore des rapports biaisés où l’avidité s’appuierait sans vergogne urnes, la démocratie, leur démocratie sera notre meilleure arme,
sur la corruption, le tribalisme et la pauvreté pour prospérer. la volonté du peuple est notre meilleure garantie, nous lui offri-
Obliger l’occupant à restituer leur terre aux Camerounais sans rons le moyen de l’exprimer.
leur offrir l’opportunité d’une effusion de sang. Ses compagnons Mpodol avait convaincu les siens. L’occupant avait une
et lui-même en avaient fait leur postulat de départ. Ils croyaient méthode parfaitement huilée et efficace pour maintenir le
avoir trouvé la solution. Pas de révolte armée, pas de conflit peuple sous sa coupe. Il choisissait un nombre réduit d’indi-
ouvert. Des sagaies contre des mitraillettes, des cailloux contre gènes à qui il attribuait des pouvoirs afin de maintenir ou de
des chars, la bonne foi contre des fusils, le courage contre des transformer les réseaux d’intérêts locaux. Le peuple subissait le
bombes, cette histoire avait été mille fois écrite, sans que jamais double joug des colons et de leurs propres chefs. L’UPC devait
la mort et la défaite ne changent de camp. procéder différemment, partir de la base et non du sommet.
Leur objectif était clair : « Grouper et unir les habitants de Le peuple ignoré, exclu des décisions qui régissaient son quo-
ce territoire afin de permettre l’évolution rapide des populations tidien, exprimait désormais sa ferme intention de briser le jeu
et l’élévation de leur standard de vie. » L’Union des populations des alliances entre les puissants qui l’opprimaient. Les indigènes
du Cameroun, le parti qu’ils avaient créé était le moyen d’y par- exigeaient que leur voix soit entendue, que leurs doléances, por-
venir. Il s’agissait de réclamer plus d’équité sociale, une égalité tées par Mpodol, remontent jusqu’aux Nations Unies, seule
de traitement, faire cesser les brimades, les exactions. Le statut instance susceptible de mettre à mal le despotisme de l’occu-
spécifique du Cameroun constituait le levier juridique et même pant. Ils y avaient cru. Les pères fondateurs du parti étaient issus
moral sur lequel ils choisirent de construire leur combat. La de tous les grands groupes ethniques du pays, le message avait
liberté était prévue, promise. été largement relayé, sans tomber dans le parti-pris tribaliste
— Nous retournerons leur logique légaliste contre eux. Nous dont se servait l’administration coloniale pour justifier son arbi-
lutterons pied à pied, mais à coup d’arguments, nous démon- trage, sa suprématie. La plus grande victoire de l’UPC avait été
terons un par un les textes de lois sur lesquels ils fondent leur l’adhésion massive et inconditionnelle des gens ordinaires. Les
légitimité. Nous indiquerons au monde que leur seul moteur partisans de Mpodol étaient issus de toutes les classes sociales,
est la cupidité, leurs méthodes sont le mépris, l’ostracisme et la les hommes, les femmes, tous étaient sollicités, participaient à
mise en esclavage d’un peuple tout entier. Même leur religion l’effort de libération national. Les tracts, la rédaction des péti-
n’est qu’un moyen aussi violent que les autres pour se gaver des tions, les comptes rendus étaient traduits en langues locales et,
richesses de cette terre. Voilà la solution. Pas de dérapage, de village par village, les partisans de l’UPC créaient des instances
violence incontrôlée. Ils n’attendent que ce prétexte pour nous pour expliquer aux paysans les tenants et les aboutissants de

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leurs actions. Des meetings réguliers étaient organisés, chacun Mais ils étaient aussi des hommes, quoi qu’ils en disent. Leurs
était convié à s’exprimer. Il s’agissait de se saisir des problèmes revendications étaient légitimes, étayées et justes. Ils devaient résis-
concrets rencontrés par les indigènes dans leur rapport à l’oc- ter à la tentation de la violence en réponse aux répressions. En les
cupant, de s’en faire le porte-voix, l’avocat, d’en démonter les excluant de la lutte politique légale, ses compagnons et lui, en les
ressorts pervers pour montrer au monde que l’occupation avait muselant, en faisant d’eux des hors-la-loi, l’administration colo-
pour seule ambition l’assujettissement des populations, tous les niale les désignait comme responsables, si ce n’est instigateurs des
moyens utilisés, qu’ils soient militaires, politiques, juridiques, brutalités subies par les populations. Elle faisait à juste titre le pari
économiques ou culturels, se faisaient au détriment des droits, qu’une paix acceptable serait vite préférée à la violence que subis-
du respect élémentaire des indigènes. Le peuple les avait suivis, sait le peuple. Prendre les armes à leur tour semblait le seul recours
s’était approprié la cause, acceptait de courir les risques qui raisonnable pour les combattants de la liberté.
en découlaient. L’UPC était un parti éminemment populaire, Mpodol ne pouvait s’y résoudre, tant cela allait à l’encontre
jusqu’à ses ressources financières qui dépendaient des adhérents. de ses convictions profondes. Mais la ligne dure du mouvement
Ils avaient lutté avec acharnement contre le joug de l’occupant, prenait de l’envergure rendant coup pour coup dès qu’ils en
ils avaient fédéré bien au-delà de leurs espoirs. Les mots indé- avaient l’occasion, organisant des opérations punitives toujours
pendance et liberté n’étaient plus tabous, le pays tout entier les plus meurtrières. Des traîtres ou supposés tels étaient traqués,
avait adoptés et apprivoisés. Pourtant, l’heure du bilan avait tués sans autre forme de procès. Des abus, des règlements de
sonné, Mpodol devait reconnaître aujourd’hui que c’était là leur comptes avaient lieu au nom de la résistance, en son nom.
seule victoire. Le statut de protectorat ne les avait pas protégés Comment reprendre les choses en main, tapis dans cette forêt
mais terriblement fragilisés. Si l’UPC y avait vu un moyen de devenue à la fois son refuge et sa prison ? Comment défendre
parvenir à l’autonomie en obligeant les puissances coloniales à les droits des Camerounais, alors que les recours légaux leur
respecter leurs engagements, la France n’y voyait qu’une for- étaient interdits ? Comment empêcher ses partisans de prendre
mule de style lui offrant une légitimité internationale avec la les armes afin de réclamer justice ? La lutte continuait. Les siens
possibilité d’accroître son influence et de faire du Cameroun ne baissaient pas les bras. Ces trois années à mener son action
une colonie française au même titre que les autres. Les Nations dans le maquis constituaient une preuve que les populations
Unies n’avaient ni les moyens, ni la volonté de résoudre cette continuaient à le protéger et à croire en lui. Ils regardaient
question. Trois ans que l’occupant les contraignait à vivre dans dans sa direction et attendaient qu’une fois encore, lui, qu’ils
cette forêt et les traquait comme des bêtes. Oui, ils étaient des avaient surnommé Mpodol –porte-parole –, leur indique la voie
animaux, comme eux quoi qu’ils en pensent, comme tous les à suivre. Ils ne demandaient qu’à se battre pour les idéaux qu’il
êtres humains sur cette terre. Et leur milieu naturel était la forêt. avait fait naître dans leurs cœurs.

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leurs actions. Des meetings réguliers étaient organisés, chacun Mais ils étaient aussi des hommes, quoi qu’ils en disent. Leurs
était convié à s’exprimer. Il s’agissait de se saisir des problèmes revendications étaient légitimes, étayées et justes. Ils devaient résis-
concrets rencontrés par les indigènes dans leur rapport à l’oc- ter à la tentation de la violence en réponse aux répressions. En les
cupant, de s’en faire le porte-voix, l’avocat, d’en démonter les excluant de la lutte politique légale, ses compagnons et lui, en les
ressorts pervers pour montrer au monde que l’occupation avait muselant, en faisant d’eux des hors-la-loi, l’administration colo-
pour seule ambition l’assujettissement des populations, tous les niale les désignait comme responsables, si ce n’est instigateurs des
moyens utilisés, qu’ils soient militaires, politiques, juridiques, brutalités subies par les populations. Elle faisait à juste titre le pari
économiques ou culturels, se faisaient au détriment des droits, qu’une paix acceptable serait vite préférée à la violence que subis-
du respect élémentaire des indigènes. Le peuple les avait suivis, sait le peuple. Prendre les armes à leur tour semblait le seul recours
s’était approprié la cause, acceptait de courir les risques qui raisonnable pour les combattants de la liberté.
en découlaient. L’UPC était un parti éminemment populaire, Mpodol ne pouvait s’y résoudre, tant cela allait à l’encontre
jusqu’à ses ressources financières qui dépendaient des adhérents. de ses convictions profondes. Mais la ligne dure du mouvement
Ils avaient lutté avec acharnement contre le joug de l’occupant, prenait de l’envergure rendant coup pour coup dès qu’ils en
ils avaient fédéré bien au-delà de leurs espoirs. Les mots indé- avaient l’occasion, organisant des opérations punitives toujours
pendance et liberté n’étaient plus tabous, le pays tout entier les plus meurtrières. Des traîtres ou supposés tels étaient traqués,
avait adoptés et apprivoisés. Pourtant, l’heure du bilan avait tués sans autre forme de procès. Des abus, des règlements de
sonné, Mpodol devait reconnaître aujourd’hui que c’était là leur comptes avaient lieu au nom de la résistance, en son nom.
seule victoire. Le statut de protectorat ne les avait pas protégés Comment reprendre les choses en main, tapis dans cette forêt
mais terriblement fragilisés. Si l’UPC y avait vu un moyen de devenue à la fois son refuge et sa prison ? Comment défendre
parvenir à l’autonomie en obligeant les puissances coloniales à les droits des Camerounais, alors que les recours légaux leur
respecter leurs engagements, la France n’y voyait qu’une for- étaient interdits ? Comment empêcher ses partisans de prendre
mule de style lui offrant une légitimité internationale avec la les armes afin de réclamer justice ? La lutte continuait. Les siens
possibilité d’accroître son influence et de faire du Cameroun ne baissaient pas les bras. Ces trois années à mener son action
une colonie française au même titre que les autres. Les Nations dans le maquis constituaient une preuve que les populations
Unies n’avaient ni les moyens, ni la volonté de résoudre cette continuaient à le protéger et à croire en lui. Ils regardaient
question. Trois ans que l’occupant les contraignait à vivre dans dans sa direction et attendaient qu’une fois encore, lui, qu’ils
cette forêt et les traquait comme des bêtes. Oui, ils étaient des avaient surnommé Mpodol –porte-parole –, leur indique la voie
animaux, comme eux quoi qu’ils en pensent, comme tous les à suivre. Ils ne demandaient qu’à se battre pour les idéaux qu’il
êtres humains sur cette terre. Et leur milieu naturel était la forêt. avait fait naître dans leurs cœurs.

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Mais Mpodol répugnait à être un général conduisant ses ses champs et s’occupait du dîner lorsqu’il la rejoignit dans la
troupes dans une bataille sans espoir. Il réalisait aujourd’hui que, cuisine, fier de son présent. Il avait cueilli les fleurs dans la forêt,
d’une certaine façon, il avait fait preuve de naïveté en pensant le bouquet était magnifique, de toute évidence il s’était donné
que la légitimité de sa lutte, l’originalité de ses méthodes, ferait du mal. Incrédule, elle rit de cette attention incongrue.
plier l’occupant. Il avait étudié les textes de lois, il connaissait — Que veux-tu que j’en fasse, l’interrogea-t-elle, railleuse.
les droits des siens et il avait espéré que la communauté interna- Tout a un sens tu sais ? Ces plantes poussaient tranquillement
tionale le soutiendrait dans son combat. La lutte devait être sans dans leur environnement naturel et tout le monde pouvait
merci mais pacifique, telles étaient leurs propres règles. Pour les profiter au passage de leur beauté. Toi, tu les cueilles, tu les
avoir comprises, pour les avoir retournées contre eux, son peuple condamnes, croyant me faire plaisir… Tu es resté trop long-
était massacré. Pour la première fois peut-être depuis le début de temps en Europe. Ici, les gens offrent des fruits, des noix, des
cette lutte, il doutait. S’il n’était pas un instrument au service de plantains… Quelque chose qu’ils ont obtenu en travaillant et
la libération de son peuple mais un obstacle sur le chemin de son dont le bénéfice est certain. Toi tu débarques avec des fleurs ?
épanouissement ? Était-ce l’orgueil qui le contraignait à s’accro- Mon pauvre ami, reviens sur terre, tu es loin de Paris maintenant.
cher encore à l’espoir ? Likak avait raison, combien faudrait-il de Il resta debout au milieu de la pièce, son bouquet dans les
morts supplémentaires en son nom ? Devait-il dire à sa gloire ? bras, embarrassé de sa personne.
Likak pensait à Muulé. Il était revenu la voir. Une fois par — Eh bien pose-les quelque part. Maintenant qu’elles sont
semaine, toujours le même jour, toujours à la nuit tombée. là, nous n’allons pas les jeter.
— Tu ne devrais pas te conduire ainsi, quelqu’un pourrait Muulé s’empara d’une calebasse évidée, il l’emplit d’eau
s’en apercevoir, lui fit-elle remarquer. Il ne s’en souciait guère. avant d’y entreposer soigneusement son bouquet. Likak en y
— J’ai bien le droit de faire ma cour à une jeune veuve, qu’y songeant, aujourd’hui encore, ne pouvait réprimer un sourire
a-t-il de mal à cela ? de tendresse.
Au début, il la prit par surprise. Puis ce fut la colère. Il La semaine suivante, il lui remit un paquet si joliment
n’y avait pas de place pour lui dans l’existence qu’elle s’était emballé qu’elle crut que le colis était un cadeau en soi. Elle se
construite. Au souvenir de sa souffrance passée, tout son être se moqua à nouveau :
crispait d’appréhension. Une nouvelle déception la tuerait, elle — Qu’est-ce que c’est encore ?
en était persuadée. — Ouvre-le, dit Muulé sur un ton sérieux.
La première fois, il lui apporta des fleurs. Un bouquet d’or- Elle prit le temps, n’osant déchirer le délicat emballage. Dans
chidées d’un bleu presque mauve, auquel il ajouta les fleurs une boîte en carton satinée, se trouvait la chose la plus jolie, la
blanches veloutées d’un frangipanier. Likak rentrait à peine de plus raffinée qu’elle ait jamais vue de sa vie. Des dessous de soie.

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Mais Mpodol répugnait à être un général conduisant ses ses champs et s’occupait du dîner lorsqu’il la rejoignit dans la
troupes dans une bataille sans espoir. Il réalisait aujourd’hui que, cuisine, fier de son présent. Il avait cueilli les fleurs dans la forêt,
d’une certaine façon, il avait fait preuve de naïveté en pensant le bouquet était magnifique, de toute évidence il s’était donné
que la légitimité de sa lutte, l’originalité de ses méthodes, ferait du mal. Incrédule, elle rit de cette attention incongrue.
plier l’occupant. Il avait étudié les textes de lois, il connaissait — Que veux-tu que j’en fasse, l’interrogea-t-elle, railleuse.
les droits des siens et il avait espéré que la communauté interna- Tout a un sens tu sais ? Ces plantes poussaient tranquillement
tionale le soutiendrait dans son combat. La lutte devait être sans dans leur environnement naturel et tout le monde pouvait
merci mais pacifique, telles étaient leurs propres règles. Pour les profiter au passage de leur beauté. Toi, tu les cueilles, tu les
avoir comprises, pour les avoir retournées contre eux, son peuple condamnes, croyant me faire plaisir… Tu es resté trop long-
était massacré. Pour la première fois peut-être depuis le début de temps en Europe. Ici, les gens offrent des fruits, des noix, des
cette lutte, il doutait. S’il n’était pas un instrument au service de plantains… Quelque chose qu’ils ont obtenu en travaillant et
la libération de son peuple mais un obstacle sur le chemin de son dont le bénéfice est certain. Toi tu débarques avec des fleurs ?
épanouissement ? Était-ce l’orgueil qui le contraignait à s’accro- Mon pauvre ami, reviens sur terre, tu es loin de Paris maintenant.
cher encore à l’espoir ? Likak avait raison, combien faudrait-il de Il resta debout au milieu de la pièce, son bouquet dans les
morts supplémentaires en son nom ? Devait-il dire à sa gloire ? bras, embarrassé de sa personne.
Likak pensait à Muulé. Il était revenu la voir. Une fois par — Eh bien pose-les quelque part. Maintenant qu’elles sont
semaine, toujours le même jour, toujours à la nuit tombée. là, nous n’allons pas les jeter.
— Tu ne devrais pas te conduire ainsi, quelqu’un pourrait Muulé s’empara d’une calebasse évidée, il l’emplit d’eau
s’en apercevoir, lui fit-elle remarquer. Il ne s’en souciait guère. avant d’y entreposer soigneusement son bouquet. Likak en y
— J’ai bien le droit de faire ma cour à une jeune veuve, qu’y songeant, aujourd’hui encore, ne pouvait réprimer un sourire
a-t-il de mal à cela ? de tendresse.
Au début, il la prit par surprise. Puis ce fut la colère. Il La semaine suivante, il lui remit un paquet si joliment
n’y avait pas de place pour lui dans l’existence qu’elle s’était emballé qu’elle crut que le colis était un cadeau en soi. Elle se
construite. Au souvenir de sa souffrance passée, tout son être se moqua à nouveau :
crispait d’appréhension. Une nouvelle déception la tuerait, elle — Qu’est-ce que c’est encore ?
en était persuadée. — Ouvre-le, dit Muulé sur un ton sérieux.
La première fois, il lui apporta des fleurs. Un bouquet d’or- Elle prit le temps, n’osant déchirer le délicat emballage. Dans
chidées d’un bleu presque mauve, auquel il ajouta les fleurs une boîte en carton satinée, se trouvait la chose la plus jolie, la
blanches veloutées d’un frangipanier. Likak rentrait à peine de plus raffinée qu’elle ait jamais vue de sa vie. Des dessous de soie.

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— Je les ai achetés à Paris, il y a longtemps maintenant. nouvelle, la femme silencieuse et fermée qu’elle avait construite
Dès que je les ai vus dans la vitrine du magasin, j’ai pensé à toi. de toutes pièces pour se protéger : « Libère-moi, mais libère-moi
Toutes les nuits, je rêvais que tu venais à moi, vêtue de ces sous- donc. Je n’ai plus besoin de toi, mon amour m’est revenu, laisse-
vêtements blancs et que tu me laissais te les ôter. moi le rejoindre. » Mais l’armure était trop lourde, elle y avait
Likak caressa pensivement le tissu, on aurait dit une peau mis trop de soin, trop d’efficacité. Elle l’avait portée nuit et jour,
de bébé, ou… Elle cherchait dans sa tête une analogie mais n’en citadelle assiégée, ne baissant jamais la garde. La cuirasse faisait
trouva guère. Elle n’avait jamais rien touché d’aussi doux. Il y maintenant partie de son être. Elle ne pouvait pas plus l’ôter en
avait donc des femmes sur cette terre qui s’habillaient de telles cet instant que se dépouiller de sa propre peau. Likak repoussa
merveilles ? Elle referma la boîte. doucement Muulé.
— Tu as pensé à moi, dis-tu ? M’aurais-tu confondue avec — Je ne suis pas prête.
l’une de ces femmes sophistiquées et parfumées que tu fré- Il relâcha à regret son étreinte.
quentes ? Je ne suis qu’une paysanne, Muulé, je vis du produit — D’accord, mais je suis là, je ne bouge plus. Je t’attends.
de la terre. Regarde-moi mieux. Penses-tu encore que ceci est Il s’éloignait quand elle l’apostropha :
fait pour moi ? — Ne m’apporte plus de cadeaux, et puis il vaut mieux que
Muulé la prit dans ses bras, elle tenta de se dégager mais il tu ne viennes plus me voir. C’est encore le plus simple.
la retint fermement. Il lui sourit joyeusement :
— Tu es la personne la plus raffinée que j’aie rencontrée — Je reviendrai, tous les vendredis, toujours à peu près à
dans ma vie. La douceur de ce bout de tissu n’est rien comparée cette heure.
à celle de ta peau. Il avait tenu sa promesse. Et semaine après semaine, le cœur
Il passa la main sous son corsage et lui murmura à l’oreille : de Likak se parait d’allégresse pour honorer leur rendez-vous,
— Reprenons tout où nous en étions restés. Tu te souviens une douce chaleur montait en elle lorsqu’elle reconnaissait son
Likak ? Dis-moi oui et je passerai le reste de ma vie à te prouver pas dans la cour. Il ne lui apportait plus de présents, c’était mieux
que tu as bien placé ta confiance. ainsi. Il lui offrait le cadeau de sa constance, de sa confiance
Muulé pouvait-il sentir la bataille qui se livrait en elle ? Tout renouvelée. Elle découvrait l’exquise saveur de l’attente jamais
son être n’aspirait qu’à céder. Il avait réveillé des sensations qu’elle déçue. Il avait dit qu’il viendrait, contre vents et marées, il était
croyait mortes à jamais. Sa peau, son cœur, se souvenaient de là. Muulé ne lui parlait plus de ses sentiments. Ils dînaient avec
tout. Elle se faisait l’effet d’une droguée qui, après des années Esta, Kundè, quelquefois en présence d’Amos, ils discutaient de
d’abstinence, revenait à son ancienne addiction. Il lui avait tant leur lutte, des actions en cours. Il les régalait des anecdotes gla-
manqué… L’ancienne Likak se battait comme une furie contre la nées de ses voyages. Parfois, sous l’instigation d’Esta, il parlait

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— Je les ai achetés à Paris, il y a longtemps maintenant. nouvelle, la femme silencieuse et fermée qu’elle avait construite
Dès que je les ai vus dans la vitrine du magasin, j’ai pensé à toi. de toutes pièces pour se protéger : « Libère-moi, mais libère-moi
Toutes les nuits, je rêvais que tu venais à moi, vêtue de ces sous- donc. Je n’ai plus besoin de toi, mon amour m’est revenu, laisse-
vêtements blancs et que tu me laissais te les ôter. moi le rejoindre. » Mais l’armure était trop lourde, elle y avait
Likak caressa pensivement le tissu, on aurait dit une peau mis trop de soin, trop d’efficacité. Elle l’avait portée nuit et jour,
de bébé, ou… Elle cherchait dans sa tête une analogie mais n’en citadelle assiégée, ne baissant jamais la garde. La cuirasse faisait
trouva guère. Elle n’avait jamais rien touché d’aussi doux. Il y maintenant partie de son être. Elle ne pouvait pas plus l’ôter en
avait donc des femmes sur cette terre qui s’habillaient de telles cet instant que se dépouiller de sa propre peau. Likak repoussa
merveilles ? Elle referma la boîte. doucement Muulé.
— Tu as pensé à moi, dis-tu ? M’aurais-tu confondue avec — Je ne suis pas prête.
l’une de ces femmes sophistiquées et parfumées que tu fré- Il relâcha à regret son étreinte.
quentes ? Je ne suis qu’une paysanne, Muulé, je vis du produit — D’accord, mais je suis là, je ne bouge plus. Je t’attends.
de la terre. Regarde-moi mieux. Penses-tu encore que ceci est Il s’éloignait quand elle l’apostropha :
fait pour moi ? — Ne m’apporte plus de cadeaux, et puis il vaut mieux que
Muulé la prit dans ses bras, elle tenta de se dégager mais il tu ne viennes plus me voir. C’est encore le plus simple.
la retint fermement. Il lui sourit joyeusement :
— Tu es la personne la plus raffinée que j’aie rencontrée — Je reviendrai, tous les vendredis, toujours à peu près à
dans ma vie. La douceur de ce bout de tissu n’est rien comparée cette heure.
à celle de ta peau. Il avait tenu sa promesse. Et semaine après semaine, le cœur
Il passa la main sous son corsage et lui murmura à l’oreille : de Likak se parait d’allégresse pour honorer leur rendez-vous,
— Reprenons tout où nous en étions restés. Tu te souviens une douce chaleur montait en elle lorsqu’elle reconnaissait son
Likak ? Dis-moi oui et je passerai le reste de ma vie à te prouver pas dans la cour. Il ne lui apportait plus de présents, c’était mieux
que tu as bien placé ta confiance. ainsi. Il lui offrait le cadeau de sa constance, de sa confiance
Muulé pouvait-il sentir la bataille qui se livrait en elle ? Tout renouvelée. Elle découvrait l’exquise saveur de l’attente jamais
son être n’aspirait qu’à céder. Il avait réveillé des sensations qu’elle déçue. Il avait dit qu’il viendrait, contre vents et marées, il était
croyait mortes à jamais. Sa peau, son cœur, se souvenaient de là. Muulé ne lui parlait plus de ses sentiments. Ils dînaient avec
tout. Elle se faisait l’effet d’une droguée qui, après des années Esta, Kundè, quelquefois en présence d’Amos, ils discutaient de
d’abstinence, revenait à son ancienne addiction. Il lui avait tant leur lutte, des actions en cours. Il les régalait des anecdotes gla-
manqué… L’ancienne Likak se battait comme une furie contre la nées de ses voyages. Parfois, sous l’instigation d’Esta, il parlait

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de son enfance, de sa famille. Tous riaient beaucoup, parlaient Merci pour son infinie patience. Et elle lui aurait dit pour Kundè.
trop fort, se coupaient la parole. Le vendredi soir devint jour de Elle avait maintenant assez confiance en lui pour lui faire le don
fête chez les Mbondo Njee. de cette paternité. Ses sentiments pour lui avaient mûri, s’étaient
Likak songea qu’ils n’avaient pas vraiment eu le temps de se amplifiés. Likak voulait qu’il le sache. Là encore, le temps lui
fréquenter par le passé. Elle était tombée follement amoureuse avait fait défaut. Était-il trop tard désormais ? Trop tard à jamais ?
d’un jeune garçon qu’elle connaissait à peine. Elle découvrait Mpodol revint de son excursion au petit matin, il semblait
un homme fait, engagé, attentif, drôle et tellement beau. Muulé fatigué mais déterminé. Amos et Simplice Bikaï s’étaient endor-
était grand, son passage dans l’armée avait transformé son corps mis. Ils s’éveillèrent en sursaut.
mince de jeune adulte. Il mangeait avec appétit, riait trop fort, — Il est l’heure de partir, annonça Mpodol. Ils préparèrent
débordait de vie, il emplissait l’espace au point de le saturer de sa leur paquetage.
présence. Quand il finissait par s’en aller, tard le soir, une sourde — Ngog Lituba est à plusieurs heures de marche. Il faudra
mélancolie s’emparait d’elle. Likak s’endormait en caressant les prévoir de l’eau. Nous avons beaucoup d’alliés chez les Bassas de
dessous de soie qu’elle dissimulait sous son oreiller. Babimbi. Nous trouverons en route des personnes susceptibles
— À vendredi mon homme… de nous fournir à manger, de nous informer de l’évolution des
Aujourd’hui, dans cette cabane où elle avait vécu son unique choses, dit Amos en s’affairant.
nuit d’amour, elle pleurait de regret. Elle avait demandé du Mpodol l’arrêta :
temps, c’était là un luxe qu’ils ne pouvaient se permettre. — Nous allons à Boumnyebel, mon vieil ami.
Esta fut tuée et emporta avec elle toute sérénité. Muulé Amos se figea, son regard croisa celui de Mpodol. Oui, il
continua d’honorer leur rendez-vous, malgré les risques auxquels connaissait les implications de sa décision. Sur son visage, une
il s’exposait. Likak et Kundè étaient pétrifiés de souffrance. Amos expression où une inébranlable détermination se mêlait à de la
s’agitait en tous sens pour protéger Mpodol et le maquis, il fuyait résignation et même un certain soulagement. Amos ne l’avait
comme la peste toute manifestation de chagrin. Muulé avait été jamais autant admiré. « Cet homme est un concentré de cou-
là pour les soutenir. Ils tenaient grâce à lui, à son humour tendre rage et d’abnégation, pensa-t-il ému. Ah quel pays aurions-nous
et bourru. pu bâtir avec un tel chef… », ne put-il s’empêcher de regretter.
On était vendredi aujourd’hui et Muulé, bien malgré lui, Mpodol s’adressa à Bikaï.
n’avait pas honoré son engagement. Si elle avait pu deviner que — Ce que je vais te dire est important, alors soit attentif.
leur précédente rencontre serait la dernière, Likak lui aurait dit Alexandre Nyemb est mon ami, un fervent partisan. Il a fait
qu’elle était prête. Elle lui aurait dit merci de l’avoir attendue, plus pour la lutte que tu ne saurais l’imaginer, il m’a sauvé plus
de lui avoir offert le cadeau d’une assiduité aimante, protectrice. d’une fois la vie. Alors s’il m’arrive quelque chose, dis bien à nos

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de son enfance, de sa famille. Tous riaient beaucoup, parlaient Merci pour son infinie patience. Et elle lui aurait dit pour Kundè.
trop fort, se coupaient la parole. Le vendredi soir devint jour de Elle avait maintenant assez confiance en lui pour lui faire le don
fête chez les Mbondo Njee. de cette paternité. Ses sentiments pour lui avaient mûri, s’étaient
Likak songea qu’ils n’avaient pas vraiment eu le temps de se amplifiés. Likak voulait qu’il le sache. Là encore, le temps lui
fréquenter par le passé. Elle était tombée follement amoureuse avait fait défaut. Était-il trop tard désormais ? Trop tard à jamais ?
d’un jeune garçon qu’elle connaissait à peine. Elle découvrait Mpodol revint de son excursion au petit matin, il semblait
un homme fait, engagé, attentif, drôle et tellement beau. Muulé fatigué mais déterminé. Amos et Simplice Bikaï s’étaient endor-
était grand, son passage dans l’armée avait transformé son corps mis. Ils s’éveillèrent en sursaut.
mince de jeune adulte. Il mangeait avec appétit, riait trop fort, — Il est l’heure de partir, annonça Mpodol. Ils préparèrent
débordait de vie, il emplissait l’espace au point de le saturer de sa leur paquetage.
présence. Quand il finissait par s’en aller, tard le soir, une sourde — Ngog Lituba est à plusieurs heures de marche. Il faudra
mélancolie s’emparait d’elle. Likak s’endormait en caressant les prévoir de l’eau. Nous avons beaucoup d’alliés chez les Bassas de
dessous de soie qu’elle dissimulait sous son oreiller. Babimbi. Nous trouverons en route des personnes susceptibles
— À vendredi mon homme… de nous fournir à manger, de nous informer de l’évolution des
Aujourd’hui, dans cette cabane où elle avait vécu son unique choses, dit Amos en s’affairant.
nuit d’amour, elle pleurait de regret. Elle avait demandé du Mpodol l’arrêta :
temps, c’était là un luxe qu’ils ne pouvaient se permettre. — Nous allons à Boumnyebel, mon vieil ami.
Esta fut tuée et emporta avec elle toute sérénité. Muulé Amos se figea, son regard croisa celui de Mpodol. Oui, il
continua d’honorer leur rendez-vous, malgré les risques auxquels connaissait les implications de sa décision. Sur son visage, une
il s’exposait. Likak et Kundè étaient pétrifiés de souffrance. Amos expression où une inébranlable détermination se mêlait à de la
s’agitait en tous sens pour protéger Mpodol et le maquis, il fuyait résignation et même un certain soulagement. Amos ne l’avait
comme la peste toute manifestation de chagrin. Muulé avait été jamais autant admiré. « Cet homme est un concentré de cou-
là pour les soutenir. Ils tenaient grâce à lui, à son humour tendre rage et d’abnégation, pensa-t-il ému. Ah quel pays aurions-nous
et bourru. pu bâtir avec un tel chef… », ne put-il s’empêcher de regretter.
On était vendredi aujourd’hui et Muulé, bien malgré lui, Mpodol s’adressa à Bikaï.
n’avait pas honoré son engagement. Si elle avait pu deviner que — Ce que je vais te dire est important, alors soit attentif.
leur précédente rencontre serait la dernière, Likak lui aurait dit Alexandre Nyemb est mon ami, un fervent partisan. Il a fait
qu’elle était prête. Elle lui aurait dit merci de l’avoir attendue, plus pour la lutte que tu ne saurais l’imaginer, il m’a sauvé plus
de lui avoir offert le cadeau d’une assiduité aimante, protectrice. d’une fois la vie. Alors s’il m’arrive quelque chose, dis bien à nos

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amis qu’il a toute ma confiance et que vous pouvez vous fier à — Nous ne sommes pas dans la bonne direction, constata
lui. C’est l’homme qui saura le mieux guider ce pays dans les Likak dès le début de la marche.
turbulences à venir. Retiens bien ce que je te dis, tu seras mon — Si, mais nous allons à Boumnyebel.
témoin le moment venu. Maintenant, précède-nous. Je veux que — Quoi ? Mais tu as dit toi-même…
tu ramènes ma femme et mon fils à Libel Li Ngoy. Je ne sais pas Amos la coupa :
combien de temps durera cette nouvelle traque et mon fils n’est — Il faut que tu vives.
encore qu’un bébé. Je veux pouvoir les serrer dans mes bras ce Likak comprit instantanément :
soir, j’ignore quand l’occasion me sera à nouveau offerte. — Non ! Non, mon oncle, je t’en prie. Mais pourquoi ?
Amos fut peinée pour son ami. Il n’était pas seulement leur Pourquoi ? Muulé nous a offert une porte de sortie, tu as dit
Mpodol. À leurs yeux, il était l’architecte d’un projet qui avait toi-même que nous devions lui faire confiance pour trouver
galvanisé leurs vies, leur maître à penser. Ils oubliaient trop sou- une solution…
vent qu’il avait une famille, des enfants dont certains en bas âge, Elle se tourna vers Mpodol :
qui payaient au prix fort un engagement qu’il leur imposait. Sans — Est-ce à cause de ce que j’ai dit ? Pardonne-moi Mpodol,
mot dire, il posa sa main sur le bras de Mpodol. Ils se compre- pardonne les paroles d’une femme que l’amertume égare. Je t’en
naient si bien. prie. N’y va pas. Nous avons tous tellement besoin de toi.
Simplice Bikaï s’éloigna dans la nuit, troublé par la tournure Amos la prit par les épaules :
que prenaient les événements. Si Nyemb était aussi fiable que — Muulé essaiera de sauver tout ce qui compte. Il se battra
l’affirmait Mpodol, pourquoi ne pas s’éloigner de Boumnyebel jusqu’au bout. Mais s’il croit que nous avons été pris par sa faute,
comme l’avait suggéré Amos ? Pourquoi Mpodol voulait-il voir alors ce sera la fin. Il en mourra. L’un de nous doit rester pour lui
sa famille, aujourd’hui précisément, au risque de les mettre expliquer que Mpodol se retire afin de lui laisser la place. L’heure
en danger. Il ne comprenait pas tout, mais obéissait. Sa foi en n’est plus à l’intransigeance, mais au dialogue et à la négociation.
Mpodol ne laissait place à aucun doute, là était l’essentiel. Il est le mieux placé pour cela, comprends-tu ? Nous avons fait
Likak aussi avait fini par céder à l’épuisement. Amos la notre part ma fille, nous avons rendu tout cela possible. Mais
réveilla : cette tuerie doit cesser.
— Nous devons partir à présent. — Je pense que lorsqu’ils en auront fini avec moi, ils se cal-
Elle reprit immédiatement ses esprits. meront. Eux aussi sont à bout, ajouta Mpodol.
— Très bien. Ngog Lituba n’est pas la porte à côté. — Pourquoi feraient-ils une chose pareille ? l’interrompit
Amos la laissa se préparer sans rien dire et tous les trois Likak sur un timbre aigu qu’elle ne se connaissait pas. Nous avons
prirent la route. pensé qu’ils se montreraient raisonnables, qu’ils admettraient

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amis qu’il a toute ma confiance et que vous pouvez vous fier à — Nous ne sommes pas dans la bonne direction, constata
lui. C’est l’homme qui saura le mieux guider ce pays dans les Likak dès le début de la marche.
turbulences à venir. Retiens bien ce que je te dis, tu seras mon — Si, mais nous allons à Boumnyebel.
témoin le moment venu. Maintenant, précède-nous. Je veux que — Quoi ? Mais tu as dit toi-même…
tu ramènes ma femme et mon fils à Libel Li Ngoy. Je ne sais pas Amos la coupa :
combien de temps durera cette nouvelle traque et mon fils n’est — Il faut que tu vives.
encore qu’un bébé. Je veux pouvoir les serrer dans mes bras ce Likak comprit instantanément :
soir, j’ignore quand l’occasion me sera à nouveau offerte. — Non ! Non, mon oncle, je t’en prie. Mais pourquoi ?
Amos fut peinée pour son ami. Il n’était pas seulement leur Pourquoi ? Muulé nous a offert une porte de sortie, tu as dit
Mpodol. À leurs yeux, il était l’architecte d’un projet qui avait toi-même que nous devions lui faire confiance pour trouver
galvanisé leurs vies, leur maître à penser. Ils oubliaient trop sou- une solution…
vent qu’il avait une famille, des enfants dont certains en bas âge, Elle se tourna vers Mpodol :
qui payaient au prix fort un engagement qu’il leur imposait. Sans — Est-ce à cause de ce que j’ai dit ? Pardonne-moi Mpodol,
mot dire, il posa sa main sur le bras de Mpodol. Ils se compre- pardonne les paroles d’une femme que l’amertume égare. Je t’en
naient si bien. prie. N’y va pas. Nous avons tous tellement besoin de toi.
Simplice Bikaï s’éloigna dans la nuit, troublé par la tournure Amos la prit par les épaules :
que prenaient les événements. Si Nyemb était aussi fiable que — Muulé essaiera de sauver tout ce qui compte. Il se battra
l’affirmait Mpodol, pourquoi ne pas s’éloigner de Boumnyebel jusqu’au bout. Mais s’il croit que nous avons été pris par sa faute,
comme l’avait suggéré Amos ? Pourquoi Mpodol voulait-il voir alors ce sera la fin. Il en mourra. L’un de nous doit rester pour lui
sa famille, aujourd’hui précisément, au risque de les mettre expliquer que Mpodol se retire afin de lui laisser la place. L’heure
en danger. Il ne comprenait pas tout, mais obéissait. Sa foi en n’est plus à l’intransigeance, mais au dialogue et à la négociation.
Mpodol ne laissait place à aucun doute, là était l’essentiel. Il est le mieux placé pour cela, comprends-tu ? Nous avons fait
Likak aussi avait fini par céder à l’épuisement. Amos la notre part ma fille, nous avons rendu tout cela possible. Mais
réveilla : cette tuerie doit cesser.
— Nous devons partir à présent. — Je pense que lorsqu’ils en auront fini avec moi, ils se cal-
Elle reprit immédiatement ses esprits. meront. Eux aussi sont à bout, ajouta Mpodol.
— Très bien. Ngog Lituba n’est pas la porte à côté. — Pourquoi feraient-ils une chose pareille ? l’interrompit
Amos la laissa se préparer sans rien dire et tous les trois Likak sur un timbre aigu qu’elle ne se connaissait pas. Nous avons
prirent la route. pensé qu’ils se montreraient raisonnables, qu’ils admettraient

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leur défaite. Mais ils ont fait plus d’une fois la preuve de leur — C’est précisément pour cette raison qu’il faut que
félonie. Ils ont menti, triché, torturé, et maintenant ils nous quelqu’un reprenne le flambeau. Muulé leur expliquera, il en a
offriraient la liberté ? Ils se contenteraient d’ouvrir les grilles le charisme, il a la foi. Ils l’écouteront. Simplice Bikaï et toi serez
des prisons derrière lesquelles ils nous maintiennent ? Comment mes témoins. Vous leur direz le prix de ma reddition.
peux-tu croire une chose pareille ? Qu’exigeront-ils encore de — Les Blancs ne laisseront pas faire.
nous, quand nous nous présenterons nus et sans armes ? Jusqu’où — Si nous jouons leur jeu pour mieux sauvegarder nos
leur avidité les poussera-t-elle ? Il n’y a rien à attendre d’une propres idées, si nous abandonnons la lutte armée perdue
négociation avec le Diable. Il n’y a pas d’alternative hors du d’avance pour un dialogue plus constructif, nous ne leur laisse-
combat ou de la fuite. Si nous ne pouvons pas les vaincre, fuyons. rons pas d’autre choix.
Allons-nous-en loin d’ici. — Cette stratégie a déjà échoué, elle échouera encore…
Amos tenta de s’expliquer : Ils tournaient en rond.
— S’il existe ne serait-ce qu’une chance infime pour que — Il faut que tu vives ma fille, conclut Amos. Même si nous
Kundè et Muulé retrouvent la liberté, ne veux-tu pas être là avions tort, même si nous perdions tout espoir, il faudrait encore
pour les accueillir ? Comment réagiraient-ils à notre désertion ? que toi tu vives.
— Muulé comprendra, répondit Likak. Il expliquera à — Pour qui ? Pour quoi ? cria Likak maintenant en larmes.
Kundè, ils sauront nous trouver. Moi aussi j’ai gagné le droit de mourir. Assez !
— Non, Likak, argumenta Mpodol. J’entends ce que tu dis, — Pour moi… Pour Esta, Kundè et Muulé, pour tous ceux
mais je n’ai pas le choix. Ils me pourchasseraient où que j’aille et qui nous ont été injustement enlevés. Parce qu’un jour peut-
ils auraient raison. Tant que je serai en vie, je n’abdiquerai pas. Je être, il faudra témoigner… Parce que je ne supporterai pas qu’il
m’étais préparé à mourir si nécessaire pour mon pays. Je n’avais t’arrive malheur.
pas prévu que tant d’autres mourraient par ma faute. Je suis le Ils marchèrent en silence. Tout avait été dit et aucune conso-
seul à pouvoir arrêter tout cela. lation n’était plus à attendre. Ensemble dans la forêt éclairée par
— Mais ça suffit, s’écria Likak. Vous ne voyez donc rien ? les premiers rayons du jour, chacun emmuré dans sa solitude,
Nous t’avons suivi par choix, et notre sacrifice ne peut pas t’être ils marchaient.
imputé. Comment réagiront tous ceux qui continuent de résister Ils atteignirent le petit village de Libel Li Ngoy, à sept kilo-
partout dans le pays ? Les autres qui combattent encore de leur mètres de Boumnyebel, en milieu de matinée. Simplice Bikaï les
lieu d’exil ? La nouvelle de ta mort mettra le feu aux poudres, y attendait, dans une petite case à l’écart des autres habitations. Il
et leur colère flambera de plus belle. Tu ne peux pas nous aban- avait apporté des vivres et des nouvelles. Alexandre Nyemb était
donner maintenant, Mpodol. Tu n’as pas le droit. resté enfermé toute la nuit avec le lieutenant-colonel Lambert.

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leur défaite. Mais ils ont fait plus d’une fois la preuve de leur — C’est précisément pour cette raison qu’il faut que
félonie. Ils ont menti, triché, torturé, et maintenant ils nous quelqu’un reprenne le flambeau. Muulé leur expliquera, il en a
offriraient la liberté ? Ils se contenteraient d’ouvrir les grilles le charisme, il a la foi. Ils l’écouteront. Simplice Bikaï et toi serez
des prisons derrière lesquelles ils nous maintiennent ? Comment mes témoins. Vous leur direz le prix de ma reddition.
peux-tu croire une chose pareille ? Qu’exigeront-ils encore de — Les Blancs ne laisseront pas faire.
nous, quand nous nous présenterons nus et sans armes ? Jusqu’où — Si nous jouons leur jeu pour mieux sauvegarder nos
leur avidité les poussera-t-elle ? Il n’y a rien à attendre d’une propres idées, si nous abandonnons la lutte armée perdue
négociation avec le Diable. Il n’y a pas d’alternative hors du d’avance pour un dialogue plus constructif, nous ne leur laisse-
combat ou de la fuite. Si nous ne pouvons pas les vaincre, fuyons. rons pas d’autre choix.
Allons-nous-en loin d’ici. — Cette stratégie a déjà échoué, elle échouera encore…
Amos tenta de s’expliquer : Ils tournaient en rond.
— S’il existe ne serait-ce qu’une chance infime pour que — Il faut que tu vives ma fille, conclut Amos. Même si nous
Kundè et Muulé retrouvent la liberté, ne veux-tu pas être là avions tort, même si nous perdions tout espoir, il faudrait encore
pour les accueillir ? Comment réagiraient-ils à notre désertion ? que toi tu vives.
— Muulé comprendra, répondit Likak. Il expliquera à — Pour qui ? Pour quoi ? cria Likak maintenant en larmes.
Kundè, ils sauront nous trouver. Moi aussi j’ai gagné le droit de mourir. Assez !
— Non, Likak, argumenta Mpodol. J’entends ce que tu dis, — Pour moi… Pour Esta, Kundè et Muulé, pour tous ceux
mais je n’ai pas le choix. Ils me pourchasseraient où que j’aille et qui nous ont été injustement enlevés. Parce qu’un jour peut-
ils auraient raison. Tant que je serai en vie, je n’abdiquerai pas. Je être, il faudra témoigner… Parce que je ne supporterai pas qu’il
m’étais préparé à mourir si nécessaire pour mon pays. Je n’avais t’arrive malheur.
pas prévu que tant d’autres mourraient par ma faute. Je suis le Ils marchèrent en silence. Tout avait été dit et aucune conso-
seul à pouvoir arrêter tout cela. lation n’était plus à attendre. Ensemble dans la forêt éclairée par
— Mais ça suffit, s’écria Likak. Vous ne voyez donc rien ? les premiers rayons du jour, chacun emmuré dans sa solitude,
Nous t’avons suivi par choix, et notre sacrifice ne peut pas t’être ils marchaient.
imputé. Comment réagiront tous ceux qui continuent de résister Ils atteignirent le petit village de Libel Li Ngoy, à sept kilo-
partout dans le pays ? Les autres qui combattent encore de leur mètres de Boumnyebel, en milieu de matinée. Simplice Bikaï les
lieu d’exil ? La nouvelle de ta mort mettra le feu aux poudres, y attendait, dans une petite case à l’écart des autres habitations. Il
et leur colère flambera de plus belle. Tu ne peux pas nous aban- avait apporté des vivres et des nouvelles. Alexandre Nyemb était
donner maintenant, Mpodol. Tu n’as pas le droit. resté enfermé toute la nuit avec le lieutenant-colonel Lambert.

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D’autres Blancs les avaient rejoints au petit matin. Des nouvelles soldats qui hurlaient des ordres. Elles devaient s’éloigner, silen-
troupes avaient été appelées en renfort. À sa connaissance, elles cieuses, rendues invisibles par l’épaisseur de la végétation. Elles
faisaient route vers Boumnyebel. avançaient le dos courbé, à petits pas, attentives à ne pas briser
Mpodol amena sa famille à l’écart après un repas sommaire. la moindre petite branche, à ne pas effrayer une bête dont le cri
Nul ne sait ce qu’il dit à sa compagne, ni quels souvenirs il aurait attiré l’attention sur elles et sur l’enfant. Elles ne virent pas
laissa à son garçon. Quand ils revinrent quelques heures plus Simplice Bikaï s’écrouler, atteint dans le dos par un tireur, alors
tard, il avait le visage fermé, sa femme était en larmes. Il fut que, sur l’insistance d’Amos, il essayait de s’enfuir, ni ce dernier
convenu qu’ils chemineraient tous ensemble jusqu’à la petite tomber à son tour, abattu pour s’être interposé entre Mpodol et
colline jouxtant le marigot à l’entrée de Boumnyebel, ensuite, la balle qui lui était destinée.
la compagne de Mpodol, leur fils, ainsi que Likak et Simplice Elles n’assistèrent pas à l’assassinat de Ruben Um Nyobè,
Bikaï trouveraient refuge dans le maquis en attendant que les lui aussi fauché d’une balle dans le dos. Le tireur s’appelait
choses reviennent au calme. Abdoulaye, cela, elles l’apprirent plus tard. Toute la région le
Simplice Bikaï prit les mains de Mpodol dans les siennes. sut, de même que la terrible profanation à laquelle les mili-
Cet homme fruste et loyal pleurait comme un enfant : « Mè nok taires se livrèrent sur la dépouille de Mpodol. Son corps et celui
a – j’ai compris. » de ses compagnons furent traînés sur des kilomètres jusqu’au
La petite troupe atteignit la colline. Mpodol, qui portait son village le plus proche, tellement dégradés que les paysans sol-
fils, le rendit à sa compagne et descendit au marigot où il pro- licités par les militaires eurent de la peine à confirmer leurs
céda à ses ablutions. Malgré l’urgence de la situation, le temps identités.
s’étirait sans que nul ne réagisse. Les autorités les déclarèrent propriété de l’État et interdirent
— Vous devez partir maintenant, dit enfin Mpodol en étrei- aux familles d’en prendre possession. Ils les conduisirent à l’hô-
gnant une nouvelle fois les siens. pital public d’Eseka où un médecin établit les actes de décès.
L’arrivée des soldats les prit par surprise. «  Emmène la Simplice Bikaï et Amos Manguele furent immédiatement inhu-
femme et l’enfant ! » eut à peine le temps de crier Amos avant la més dans le cimetière catholique de la ville. Le corps avili de
première salve de tirs. Mpodol resta exposé dans une salle de l’hôpital afin que tous
Likak les tira derrière un arbuste, ils se réfugièrent dans la puissent constater sa mort. Les militaires prirent une photo de
forêt. La compagne de Mpodol avait l’habitude de la clandesti- lui et s’en servirent pour illustrer un tract annonçant la chute
nité et était d’une redoutable efficacité. Elle tenait fermement « du dieu qui s’était trompé ». L’affichette fut distribuée dans
sa main sur la bouche de son fils. Tout bruit suspect les ferait tous les centres urbains du Cameroun, le long de la voie ferrée
prendre. Il ne s’agissait pas de courir, la zone était infestée de et dans les villages environnants.

304 305
D’autres Blancs les avaient rejoints au petit matin. Des nouvelles soldats qui hurlaient des ordres. Elles devaient s’éloigner, silen-
troupes avaient été appelées en renfort. À sa connaissance, elles cieuses, rendues invisibles par l’épaisseur de la végétation. Elles
faisaient route vers Boumnyebel. avançaient le dos courbé, à petits pas, attentives à ne pas briser
Mpodol amena sa famille à l’écart après un repas sommaire. la moindre petite branche, à ne pas effrayer une bête dont le cri
Nul ne sait ce qu’il dit à sa compagne, ni quels souvenirs il aurait attiré l’attention sur elles et sur l’enfant. Elles ne virent pas
laissa à son garçon. Quand ils revinrent quelques heures plus Simplice Bikaï s’écrouler, atteint dans le dos par un tireur, alors
tard, il avait le visage fermé, sa femme était en larmes. Il fut que, sur l’insistance d’Amos, il essayait de s’enfuir, ni ce dernier
convenu qu’ils chemineraient tous ensemble jusqu’à la petite tomber à son tour, abattu pour s’être interposé entre Mpodol et
colline jouxtant le marigot à l’entrée de Boumnyebel, ensuite, la balle qui lui était destinée.
la compagne de Mpodol, leur fils, ainsi que Likak et Simplice Elles n’assistèrent pas à l’assassinat de Ruben Um Nyobè,
Bikaï trouveraient refuge dans le maquis en attendant que les lui aussi fauché d’une balle dans le dos. Le tireur s’appelait
choses reviennent au calme. Abdoulaye, cela, elles l’apprirent plus tard. Toute la région le
Simplice Bikaï prit les mains de Mpodol dans les siennes. sut, de même que la terrible profanation à laquelle les mili-
Cet homme fruste et loyal pleurait comme un enfant : « Mè nok taires se livrèrent sur la dépouille de Mpodol. Son corps et celui
a – j’ai compris. » de ses compagnons furent traînés sur des kilomètres jusqu’au
La petite troupe atteignit la colline. Mpodol, qui portait son village le plus proche, tellement dégradés que les paysans sol-
fils, le rendit à sa compagne et descendit au marigot où il pro- licités par les militaires eurent de la peine à confirmer leurs
céda à ses ablutions. Malgré l’urgence de la situation, le temps identités.
s’étirait sans que nul ne réagisse. Les autorités les déclarèrent propriété de l’État et interdirent
— Vous devez partir maintenant, dit enfin Mpodol en étrei- aux familles d’en prendre possession. Ils les conduisirent à l’hô-
gnant une nouvelle fois les siens. pital public d’Eseka où un médecin établit les actes de décès.
L’arrivée des soldats les prit par surprise. «  Emmène la Simplice Bikaï et Amos Manguele furent immédiatement inhu-
femme et l’enfant ! » eut à peine le temps de crier Amos avant la més dans le cimetière catholique de la ville. Le corps avili de
première salve de tirs. Mpodol resta exposé dans une salle de l’hôpital afin que tous
Likak les tira derrière un arbuste, ils se réfugièrent dans la puissent constater sa mort. Les militaires prirent une photo de
forêt. La compagne de Mpodol avait l’habitude de la clandesti- lui et s’en servirent pour illustrer un tract annonçant la chute
nité et était d’une redoutable efficacité. Elle tenait fermement « du dieu qui s’était trompé ». L’affichette fut distribuée dans
sa main sur la bouche de son fils. Tout bruit suspect les ferait tous les centres urbains du Cameroun, le long de la voie ferrée
prendre. Il ne s’agissait pas de courir, la zone était infestée de et dans les villages environnants.

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Le cadavre de Mpodol resta exposé tout le week-end. Le son souvenir serait assimilé à une sédition et durement réprimés
dimanche, les prêtres encouragèrent les fidèles à aller constater par par les forces conjointes en exercice. Ils s’attelleraient à purger
eux-mêmes la chute du mécréant qui les avait induits en erreur. le pays, jusqu’à éliminer la trace de l’existence et de la mort de
Pour finir, sa dépouille fut coulée dans du béton, avant d’être cet homme, sans jamais y parvenir.
ensevelie dans une tombe anonyme. Les autorités coloniales vou- Au fil des générations, son combat sans concession et sa fin
laient lui interdire jusqu’au contact posthume de la terre de ses quasi christique transcendèrent les obstacles pour s’imprimer
ancêtres, hors de laquelle aucun Bassa n’imagine d’être enterré. en lettres d’or dans l’imaginaire du peuple camerounais. Ainsi
La terre, qui dans la cosmologie du peuple bassa, est la matrice entra-t-il dans la légende.
à travers laquelle se perpétue le lien avec les ancêtres et avec la Likak se sépara de la famille de Mpodol lorsqu’ils se furent
lignée. Les rites funéraires, les lamentations furent proscrites. Sa suffisamment éloignés de la zone de combat.
vie glorieuse, son combat héroïque lui valaient une fin infamante. — Nous trouverons un endroit où vous mettre à l’abri le
Ils souillèrent et corrompirent son corps privé de vie, le spolièrent petit et toi en attendant d’y voir plus clair, lui proposa-t-elle.
de la dignité légitime due aux mannes du plus misérable des men- La jeune femme fit un geste de dénégation :
diants, afin d’ôter toute crédibilité à sa lutte, à son œuvre, d’en — Non, tu le sais, mes parents sont des partisans, ils sauront
effacer jusqu’au souvenir. Les populations bassa en conçurent nous protéger si nécessaire. Des temps difficiles nous attendent,
pour l’occupant un terrible effroi mêlé d’une sorte de mépris. Tuer il vaut mieux être auprès des siens.
un ennemi, cela pouvait s’entendre, mais le sort odieux réservé à Likak lui enviait sa famille, son fils, elle avait de la chance
la dépouille de Mpodol n’était pas… digne. Il n’y avait pas d’autre dans son malheur, songea-t-elle, d’avoir encore des personnes
mot. Même en temps de guerre, cela restait un crime. La com- auprès de qui chercher du réconfort.
pagne de Mpodol et Likak n’apprendraient les circonstances de — Alors, je te souhaite bon courage, lui dit-elle en lui don-
sa mort que dans des chuchotements d’arrière-cours. nant l’accolade. Fais-moi savoir lorsque l’enfant et toi serez hors
L’administration post-coloniale, les autorités du Cameroun de danger.
« indépendant » reprirent à leur compte la traque des partisans De longues minutes durant, elle tourna en rond dans la
de l’UPC, avec le soutien financier, logistique et militaire de l’an- forêt, indécise quant à la direction à prendre. Aucun endroit au
cienne métropole. Les compagnons de lutte de Mpodol se turent monde ne lui paraissait accueillant, personne ne l’attendait nulle
ou pactisèrent. Ceux qui continuèrent le combat, notamment part. Elle pourrait marcher droit devant elle jusqu’au bout de
en pays bamiléké, furent exterminés par villages entiers, assas- l’hémisphère, ou s’étendre sur le sol jusqu’à ce que la mort l’y
sinés même à l’étranger où certains avaient trouvé refuge. Au surprenne, nul ne s’alarmerait si elle ne rentrait pas de la nuit,
cours des trente années suivantes, prononcer son nom, évoquer ou même si elle disparaissait pour toujours.

306 307
Le cadavre de Mpodol resta exposé tout le week-end. Le son souvenir serait assimilé à une sédition et durement réprimés
dimanche, les prêtres encouragèrent les fidèles à aller constater par par les forces conjointes en exercice. Ils s’attelleraient à purger
eux-mêmes la chute du mécréant qui les avait induits en erreur. le pays, jusqu’à éliminer la trace de l’existence et de la mort de
Pour finir, sa dépouille fut coulée dans du béton, avant d’être cet homme, sans jamais y parvenir.
ensevelie dans une tombe anonyme. Les autorités coloniales vou- Au fil des générations, son combat sans concession et sa fin
laient lui interdire jusqu’au contact posthume de la terre de ses quasi christique transcendèrent les obstacles pour s’imprimer
ancêtres, hors de laquelle aucun Bassa n’imagine d’être enterré. en lettres d’or dans l’imaginaire du peuple camerounais. Ainsi
La terre, qui dans la cosmologie du peuple bassa, est la matrice entra-t-il dans la légende.
à travers laquelle se perpétue le lien avec les ancêtres et avec la Likak se sépara de la famille de Mpodol lorsqu’ils se furent
lignée. Les rites funéraires, les lamentations furent proscrites. Sa suffisamment éloignés de la zone de combat.
vie glorieuse, son combat héroïque lui valaient une fin infamante. — Nous trouverons un endroit où vous mettre à l’abri le
Ils souillèrent et corrompirent son corps privé de vie, le spolièrent petit et toi en attendant d’y voir plus clair, lui proposa-t-elle.
de la dignité légitime due aux mannes du plus misérable des men- La jeune femme fit un geste de dénégation :
diants, afin d’ôter toute crédibilité à sa lutte, à son œuvre, d’en — Non, tu le sais, mes parents sont des partisans, ils sauront
effacer jusqu’au souvenir. Les populations bassa en conçurent nous protéger si nécessaire. Des temps difficiles nous attendent,
pour l’occupant un terrible effroi mêlé d’une sorte de mépris. Tuer il vaut mieux être auprès des siens.
un ennemi, cela pouvait s’entendre, mais le sort odieux réservé à Likak lui enviait sa famille, son fils, elle avait de la chance
la dépouille de Mpodol n’était pas… digne. Il n’y avait pas d’autre dans son malheur, songea-t-elle, d’avoir encore des personnes
mot. Même en temps de guerre, cela restait un crime. La com- auprès de qui chercher du réconfort.
pagne de Mpodol et Likak n’apprendraient les circonstances de — Alors, je te souhaite bon courage, lui dit-elle en lui don-
sa mort que dans des chuchotements d’arrière-cours. nant l’accolade. Fais-moi savoir lorsque l’enfant et toi serez hors
L’administration post-coloniale, les autorités du Cameroun de danger.
« indépendant » reprirent à leur compte la traque des partisans De longues minutes durant, elle tourna en rond dans la
de l’UPC, avec le soutien financier, logistique et militaire de l’an- forêt, indécise quant à la direction à prendre. Aucun endroit au
cienne métropole. Les compagnons de lutte de Mpodol se turent monde ne lui paraissait accueillant, personne ne l’attendait nulle
ou pactisèrent. Ceux qui continuèrent le combat, notamment part. Elle pourrait marcher droit devant elle jusqu’au bout de
en pays bamiléké, furent exterminés par villages entiers, assas- l’hémisphère, ou s’étendre sur le sol jusqu’à ce que la mort l’y
sinés même à l’étranger où certains avaient trouvé refuge. Au surprenne, nul ne s’alarmerait si elle ne rentrait pas de la nuit,
cours des trente années suivantes, prononcer son nom, évoquer ou même si elle disparaissait pour toujours.

306 307
Ses pas, mus par l’habitude, la conduisirent dans la petite
cabane qu’ils avaient quittée le matin même. Elle poussa la porte,
et resta debout sur le seuil. Elle les revoyait tous, leur présence
imprégnait encore la petite pièce avec netteté. Elle ramassa la
blague à tabac oubliée par Amos, un stylo laissé par Mpodol. Les
deux objets serrés dans le poing, Likak se recroquevilla sur le lit
en position fœtale, saisie, au-delà des pleurs et des cris, dans le
blanc d’une sidération muette.
15 M uulé attendait dans sa cellule que ses alliés occa-
sionnels découvrent l’étendue de sa supercherie. L’enfant avait
été remis en liberté au petit matin, un peu avant l’arrivée du
capitaine Agostini, de l’inspecteur de sûreté et agent des ren-
seignements Conan et du chef de la circonscription d’Eseka,
tous les pontes militaires de la région étaient au rendez-vous.
Lambert, après une légère hésitation, décida que les événements
à venir étaient trop importants pour lui permettre d’agir seul.
La chute de Um Nyobè, l’anéantissement de la guérilla, un nou-
veau candidat bassa crédible… Tout cela lui vaudrait une belle
promotion, ou la ruine, s’il échouait. En impliquant quelques
personnes clés de l’organisation administrative et militaire de la
région, il couvrait ses arrières.
Il libéra Kundè avant l’arrivée des autres pour ne pas avoir
à s’en expliquer. Lambert se vantait de savoir juger les hommes
et avait bien compris qu’Alexandre Nyemb ne collaborerait pas

311
tant que le garçon serait emprisonné. D’ailleurs, cela alimentait Si le garçon l’entendit, il n’en ralentit pas pour autant l’al-
le doute. Nyemb avait beau s’en défendre, il existait des liens lure. Gérard Le Gall ne pouvait pas crier aussi fort qu’il le désirait
forts entre l’enfant et lui. Il prétendait vouloir s’en débarrasser, de peur d’alerter les militaires qui restaient aux aguets. Kundè
en l’occurrence, cela revenait au même que de le sauver. Lambert courait comme si sa vie en dépendait. Gérard Le Gall n’arriva
avait envie de le croire, il en savait assez sur Alexandre Nyemb pas, malgré ses efforts, à le rattraper. Il s’arrêta, essoufflé, inca-
pour être tenté de lui faire confiance, d’autant plus que Gérard Le pable de continuer à ce rythme, et regarda impuissant le jeune
Gall lui avait, en quelque sorte, apporté sa caution. Il n’empêche, homme s’enfoncer dans la forêt. Il rebroussa chemin sans remar-
il lui avait littéralement tordu le bras pour l’obliger à libérer ce quer la silhouette de Joseph Manguele qui, à sa suite, prenait
garçon ; cela lui restait en travers de la gorge. Ces Africains ! Vingt Kundè en chasse.
ans d’Afrique, il n’en avait pas rencontré un seul dont on put Joseph Manguele avait patienté des heures, dissimulé dans
jurer de la probité. Leurs engagements étaient fragmentaires, leur les bois, observant de loin la maison d’arrêt où étaient détenus
loyauté fluctuait au gré des intérêts du moment. Malgré un vernis Kundè et son père. Il n’aurait pas pu dire pourquoi il attendait.
d’éducation louable, Alexandre Nyemb ne différait pas de ses Ses révélations avaient eu des conséquences qui dépassaient lar-
congénères, il essayait de dissimuler une information essentielle ; gement ses intentions, mais cela, il l’ignorerait toujours. Au petit
Lambert en était persuadé. Aussi fut-il heureux de voir arriver du matin, il vit Kundè sortir de la maison d’arrêt et entendit dis-
renfort. Avant de partir à l’assaut, il s’adressa encore à Nyemb : tinctement ce que le Blanc lui criait. Il se félicita d’avoir vu juste
— Si vous vous êtes joué de moi, je vous le ferai amèrement et se promit de l’empêcher de nuire désormais. Malgré ses inter-
regretter, lui dit-il sur un ton dur. ventions musclées sur les ennemis de la guérilla, sa réputation
L’autre lui répondit avec sérénité : restait entachée par les accusations portées contre sa grand-mère.
— Nous serons bientôt fixés n’est-ce pas ? Il avait enfin trouvé le moyen de laver son honneur en réduisant
Gérard Le Gall suivit Kundè, libéré de la maison d’arrêt, au silence un traître reconnu comme tel par tous.
dans l’espoir de lui parler, de l’aider à s’échapper. La nuit était Gérard Le Gall rentra chez lui d’un pas lent. Le matin se levait
noire, le garçon semblait désorienté, ne sachant pas où aller. à peine. Les troupes avaient pris la direction de Boumnyebel. Une
« Attends ! », l’apostropha-t-il. sourde angoisse étreignait son cœur sans qu’il sache la nommer.
Kundè ne vit en lui que l’un des Blancs qui maintenait son Les événements se déroulaient au mieux, songeât-il. La mort
père en détention et détala sans demander son reste. Gérard d’un être aussi exceptionnel qu’Um Nyobè serait une perte ter-
Le Gall lui courut après : rible pour ce pays, il n’en doutait pas. Mais Muulé assurerait la
— Je ne te veux aucun mal, laisse-moi t’aider, je suis un ami relève, encouragerait le travail de deuil et de mémoire. Mpodol,
de ton père. même mort, entrerait dans l’Histoire par la grande porte, celle

312 313
tant que le garçon serait emprisonné. D’ailleurs, cela alimentait Si le garçon l’entendit, il n’en ralentit pas pour autant l’al-
le doute. Nyemb avait beau s’en défendre, il existait des liens lure. Gérard Le Gall ne pouvait pas crier aussi fort qu’il le désirait
forts entre l’enfant et lui. Il prétendait vouloir s’en débarrasser, de peur d’alerter les militaires qui restaient aux aguets. Kundè
en l’occurrence, cela revenait au même que de le sauver. Lambert courait comme si sa vie en dépendait. Gérard Le Gall n’arriva
avait envie de le croire, il en savait assez sur Alexandre Nyemb pas, malgré ses efforts, à le rattraper. Il s’arrêta, essoufflé, inca-
pour être tenté de lui faire confiance, d’autant plus que Gérard Le pable de continuer à ce rythme, et regarda impuissant le jeune
Gall lui avait, en quelque sorte, apporté sa caution. Il n’empêche, homme s’enfoncer dans la forêt. Il rebroussa chemin sans remar-
il lui avait littéralement tordu le bras pour l’obliger à libérer ce quer la silhouette de Joseph Manguele qui, à sa suite, prenait
garçon ; cela lui restait en travers de la gorge. Ces Africains ! Vingt Kundè en chasse.
ans d’Afrique, il n’en avait pas rencontré un seul dont on put Joseph Manguele avait patienté des heures, dissimulé dans
jurer de la probité. Leurs engagements étaient fragmentaires, leur les bois, observant de loin la maison d’arrêt où étaient détenus
loyauté fluctuait au gré des intérêts du moment. Malgré un vernis Kundè et son père. Il n’aurait pas pu dire pourquoi il attendait.
d’éducation louable, Alexandre Nyemb ne différait pas de ses Ses révélations avaient eu des conséquences qui dépassaient lar-
congénères, il essayait de dissimuler une information essentielle ; gement ses intentions, mais cela, il l’ignorerait toujours. Au petit
Lambert en était persuadé. Aussi fut-il heureux de voir arriver du matin, il vit Kundè sortir de la maison d’arrêt et entendit dis-
renfort. Avant de partir à l’assaut, il s’adressa encore à Nyemb : tinctement ce que le Blanc lui criait. Il se félicita d’avoir vu juste
— Si vous vous êtes joué de moi, je vous le ferai amèrement et se promit de l’empêcher de nuire désormais. Malgré ses inter-
regretter, lui dit-il sur un ton dur. ventions musclées sur les ennemis de la guérilla, sa réputation
L’autre lui répondit avec sérénité : restait entachée par les accusations portées contre sa grand-mère.
— Nous serons bientôt fixés n’est-ce pas ? Il avait enfin trouvé le moyen de laver son honneur en réduisant
Gérard Le Gall suivit Kundè, libéré de la maison d’arrêt, au silence un traître reconnu comme tel par tous.
dans l’espoir de lui parler, de l’aider à s’échapper. La nuit était Gérard Le Gall rentra chez lui d’un pas lent. Le matin se levait
noire, le garçon semblait désorienté, ne sachant pas où aller. à peine. Les troupes avaient pris la direction de Boumnyebel. Une
« Attends ! », l’apostropha-t-il. sourde angoisse étreignait son cœur sans qu’il sache la nommer.
Kundè ne vit en lui que l’un des Blancs qui maintenait son Les événements se déroulaient au mieux, songeât-il. La mort
père en détention et détala sans demander son reste. Gérard d’un être aussi exceptionnel qu’Um Nyobè serait une perte ter-
Le Gall lui courut après : rible pour ce pays, il n’en doutait pas. Mais Muulé assurerait la
— Je ne te veux aucun mal, laisse-moi t’aider, je suis un ami relève, encouragerait le travail de deuil et de mémoire. Mpodol,
de ton père. même mort, entrerait dans l’Histoire par la grande porte, celle

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des héros, des valeureux combattants ayant sacrifié leurs vies moment de sa vie. Les bruits s’éloignèrent. Il ne comprit pas,
pour une cause juste. Les enfants étudieraient son action dans mais ne s’en inquiéta pas outre mesure. L’heure viendrait bien
les livres, les parents témoigneraient. Ruben Um Nyobè serait le assez tôt. Il était prêt. Il entendit quelqu’un s’approcher. Ce
père d’une nation courageuse qui se serait battue jusqu’au bout n’était pas le pas martial que Muulé attendait. Il leva la tête et
pour ses idéaux et aurait remporté la victoire. Muulé ferait le reconnut Gérard Le Gall.
nécessaire pour cela. Alors d’où lui venait cette appréhension ? — C’est fini mon ami, lui dit-il.
Cette prémonition d’une catastrophe imminente ? Muulé sourit :
Muulé savourait le calme revenu dans sa cellule. Ses ins- — Je sais, ils ont découvert ma mystification n’est-ce pas ?
tructions avaient été claires, Amos ne s’y tromperait pas. Il Eh bien, je suis prêt à en payer le prix.
emmènerait Mpodol le plus loin possible de Boumnyebel pour Gérard Le Gall était perdu :
le tenir à l’abri. Il avait agi dans la précipitation, s’accrochant — Je ne comprends pas, je suis venu t’annoncer qu’ils ont
à la seule planche de salut à sa portée. Il avait dû trouver le tué Mpodol, Amos et Simplice qui travaillait chez moi. Peut-
moyen à la fois de désigner un lieu plausible aux militaires et être te souviens-tu de lui.
d’en éloigner ses compagnons. Amos comprendrait qu’il avait Muulé se leva d’un bond et empoigna les barreaux de la
choisi Boumnyebel précisément afin de circonscrire le danger. prison qui le séparait de l’autre.
Muulé avait dû réfléchir à toute vitesse et il n’avait trouvé que ce — Quoi… Que… Je… C’est impossible… Je ne te crois pas.
subterfuge. Ayant fait tout ce qui était en son pouvoir, il devait Il ne trouvait pas ses mots, il balbutiait, sa tête se secouait
à présent faire confiance aux siens. Il n’avait qu’un regret : son de gauche à droite dans un mouvement de balancier hystérique.
rendez-vous manqué avec Likak car la veille était un vendredi. Une partie de lui avait déjà saisi ce que son esprit repoussait de
«  Pardonne-moi mon amour. Cette fois, je ne reviendrai toutes ses forces. Gérard Le Gall comprit :
pas. » Il eut une pensée désolée pour sa mère, une prière pleine — Alors c’était un piège ? s’étonna-t-il. Tu les as envoyés
d’espoir pour son fils. Puis il ferma son esprit à tout ce qui n’était dans une fausse direction en espérant que l’offensive se solderait
pas Likak. En accord avec lui-même, en paix avec le monde, il par un échec ? Tu as fait libérer ton fils et tu t’apprêtais à mourir
attendait la mort sans appréhension, vivant ses dernières heures pour permettre à Mpodol de continuer la lutte ?
dans le souvenir d’une unique étreinte par une nuit de tempête. Gérard Le Gall posa sur Muulé un regard empli d’une infi-
De sa cellule, Muulé entendit le bruit des moteurs annonçant nie compassion. « Ah mon ami, tu auras servi les tiens toute ta
le retour des troupes. Il s’attendait à les voir débouler, mis en vie et jamais personne ne mesurera l’étendue de ton sacrifice.
rage par leur expédition inutile. Il affermit intérieurement sa Combien de combats à mort un homme peut-il perdre en une
résolution, et s’agrippa plus que jamais au souvenir du plus beau vie ? » s’interrogea-t-il intérieurement.

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des héros, des valeureux combattants ayant sacrifié leurs vies moment de sa vie. Les bruits s’éloignèrent. Il ne comprit pas,
pour une cause juste. Les enfants étudieraient son action dans mais ne s’en inquiéta pas outre mesure. L’heure viendrait bien
les livres, les parents témoigneraient. Ruben Um Nyobè serait le assez tôt. Il était prêt. Il entendit quelqu’un s’approcher. Ce
père d’une nation courageuse qui se serait battue jusqu’au bout n’était pas le pas martial que Muulé attendait. Il leva la tête et
pour ses idéaux et aurait remporté la victoire. Muulé ferait le reconnut Gérard Le Gall.
nécessaire pour cela. Alors d’où lui venait cette appréhension ? — C’est fini mon ami, lui dit-il.
Cette prémonition d’une catastrophe imminente ? Muulé sourit :
Muulé savourait le calme revenu dans sa cellule. Ses ins- — Je sais, ils ont découvert ma mystification n’est-ce pas ?
tructions avaient été claires, Amos ne s’y tromperait pas. Il Eh bien, je suis prêt à en payer le prix.
emmènerait Mpodol le plus loin possible de Boumnyebel pour Gérard Le Gall était perdu :
le tenir à l’abri. Il avait agi dans la précipitation, s’accrochant — Je ne comprends pas, je suis venu t’annoncer qu’ils ont
à la seule planche de salut à sa portée. Il avait dû trouver le tué Mpodol, Amos et Simplice qui travaillait chez moi. Peut-
moyen à la fois de désigner un lieu plausible aux militaires et être te souviens-tu de lui.
d’en éloigner ses compagnons. Amos comprendrait qu’il avait Muulé se leva d’un bond et empoigna les barreaux de la
choisi Boumnyebel précisément afin de circonscrire le danger. prison qui le séparait de l’autre.
Muulé avait dû réfléchir à toute vitesse et il n’avait trouvé que ce — Quoi… Que… Je… C’est impossible… Je ne te crois pas.
subterfuge. Ayant fait tout ce qui était en son pouvoir, il devait Il ne trouvait pas ses mots, il balbutiait, sa tête se secouait
à présent faire confiance aux siens. Il n’avait qu’un regret : son de gauche à droite dans un mouvement de balancier hystérique.
rendez-vous manqué avec Likak car la veille était un vendredi. Une partie de lui avait déjà saisi ce que son esprit repoussait de
«  Pardonne-moi mon amour. Cette fois, je ne reviendrai toutes ses forces. Gérard Le Gall comprit :
pas. » Il eut une pensée désolée pour sa mère, une prière pleine — Alors c’était un piège ? s’étonna-t-il. Tu les as envoyés
d’espoir pour son fils. Puis il ferma son esprit à tout ce qui n’était dans une fausse direction en espérant que l’offensive se solderait
pas Likak. En accord avec lui-même, en paix avec le monde, il par un échec ? Tu as fait libérer ton fils et tu t’apprêtais à mourir
attendait la mort sans appréhension, vivant ses dernières heures pour permettre à Mpodol de continuer la lutte ?
dans le souvenir d’une unique étreinte par une nuit de tempête. Gérard Le Gall posa sur Muulé un regard empli d’une infi-
De sa cellule, Muulé entendit le bruit des moteurs annonçant nie compassion. « Ah mon ami, tu auras servi les tiens toute ta
le retour des troupes. Il s’attendait à les voir débouler, mis en vie et jamais personne ne mesurera l’étendue de ton sacrifice.
rage par leur expédition inutile. Il affermit intérieurement sa Combien de combats à mort un homme peut-il perdre en une
résolution, et s’agrippa plus que jamais au souvenir du plus beau vie ? » s’interrogea-t-il intérieurement.

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Muulé lâcha les barreaux qui seuls le maintenaient debout était prêt à faire encore plus, à donner encore davantage. Il ne
et tomba à genoux, les mains sur la tête, la bouche ouverte dans lui restait que sa vie, le souffle qu’il respirait et le souvenir d’un
un cri muet, le visage tordu, rendu méconnaissable par le cha- parfum de femme. Il espérait garder le souvenir, l’emporter avec
grin. De l’autre côté de la prison, Gérard Le Gall aussi se mit à lui dans la tombe, son bien le plus précieux en ce monde, la seule
genoux pour être à la hauteur de son ami. chose pour laquelle nul ne lui demandait monnaie. Le reste…
— Rien n’est perdu, Muulé, tu m’entends ? Rien. Nous pou- Le reste ne lui appartenait plus depuis longtemps. Il s’était fait
vons encore procéder comme prévu. Tu peux te rendre maître une raison. «  D’accord, d’accord… Présentez-moi la facture,
de la situation. Toi seul peux tirer de ce gâchis une issue hono- je suis prêt à payer », avait-il pensé. Quel fou il avait été ! Les
rable pour tous… Écoute-moi. Lambert a pris des engagements. temps étaient durs pour tout le monde. Chacun pleurait ses
Je le connais, c’est un homme ambitieux, il veut être au centre morts, tous s’arrangeaient au mieux de leurs peurs, chacun fai-
des décisions. Joue le jeu. Une fois que tu auras le pouvoir, tu sait ses comptes d’apothicaires dans son coin en espérant que la
pourras te débarrasser de leur emprise… Maintenant, plus que vie n’exigerait pas plus de lui que la dîme incompressible. Mais
jamais, les tiens ont besoin de toi. Satan menait la danse et facturait ce que bon lui semblait à qui
Il parlait dans le vide. Muulé était toujours à genou, la il voulait.
bouche grande ouverte sur un cri silencieux. Sa peau, soudain — Rends-moi un dernier service mon ami, dit-il à Gérard
grise, s’affaissa sur son visage, formant des plis profonds sur son Le Gall d’une voix suppliante.
front, ses yeux écarquillés s’étaient enfoncés dans leurs orbites. — Tout ce que tu voudras, lui répondit ce dernier.
Une transformation physique, induite par le désespoir, si ful- Il pensait réellement ce qu’il disait. Il n’avait jamais vu un
gurante que Gérard en fut effrayé. Il passa les mains entre les homme foudroyé par une mauvaise nouvelle, mort sur le coup
barreaux de la prison et frôla les doigts de Muulé. Ils étaient et pourtant se mouvant encore, comme à regret, dans le monde
froids, sans ressort. Son ami continuait de respirer, mais toute des vivants. Il s’en voulait. «  D’une certaine manière, en lui
chaleur, toute humanité l’avaient déserté. Cet homme était mort annonçant la mort de ses amis, c’est moi qui l’ai tué » pensait-il.
à la minute même où il avait compris qu’il avait mené bien — Laisse-moi partir cette nuit.
malgré lui les siens à leur perte. Sa volonté, ses convictions, le Gérard Le Gall soupira. Son amitié avait des limites.
combat d’une vie l’avaient conduit là. Il avait livré les siens à Jusqu’ici, la réputation de Muulé auprès de l’administration
la vindicte de l’ennemi. Il croyait les avoir sauvés, il avait mis coloniale était plutôt positive, le succès du jour obtenu grâce
une hypothèque sur sa vie, avec joie et confiance, il avait sacri- aux informations qu’il leur avait fournies venait conforter cet
fié son fils unique, la femme qu’il aimait, sa mère, toute velléité état de fait. Mais s’il s’évadait en pleine nuit, s’il partait mainte-
de bonheur personnel. Il avait donné sa force, son intelligence, nant, leur méfiance s’exacerberait. Ils venaient d’assassiner Um

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Muulé lâcha les barreaux qui seuls le maintenaient debout était prêt à faire encore plus, à donner encore davantage. Il ne
et tomba à genoux, les mains sur la tête, la bouche ouverte dans lui restait que sa vie, le souffle qu’il respirait et le souvenir d’un
un cri muet, le visage tordu, rendu méconnaissable par le cha- parfum de femme. Il espérait garder le souvenir, l’emporter avec
grin. De l’autre côté de la prison, Gérard Le Gall aussi se mit à lui dans la tombe, son bien le plus précieux en ce monde, la seule
genoux pour être à la hauteur de son ami. chose pour laquelle nul ne lui demandait monnaie. Le reste…
— Rien n’est perdu, Muulé, tu m’entends ? Rien. Nous pou- Le reste ne lui appartenait plus depuis longtemps. Il s’était fait
vons encore procéder comme prévu. Tu peux te rendre maître une raison. «  D’accord, d’accord… Présentez-moi la facture,
de la situation. Toi seul peux tirer de ce gâchis une issue hono- je suis prêt à payer », avait-il pensé. Quel fou il avait été ! Les
rable pour tous… Écoute-moi. Lambert a pris des engagements. temps étaient durs pour tout le monde. Chacun pleurait ses
Je le connais, c’est un homme ambitieux, il veut être au centre morts, tous s’arrangeaient au mieux de leurs peurs, chacun fai-
des décisions. Joue le jeu. Une fois que tu auras le pouvoir, tu sait ses comptes d’apothicaires dans son coin en espérant que la
pourras te débarrasser de leur emprise… Maintenant, plus que vie n’exigerait pas plus de lui que la dîme incompressible. Mais
jamais, les tiens ont besoin de toi. Satan menait la danse et facturait ce que bon lui semblait à qui
Il parlait dans le vide. Muulé était toujours à genou, la il voulait.
bouche grande ouverte sur un cri silencieux. Sa peau, soudain — Rends-moi un dernier service mon ami, dit-il à Gérard
grise, s’affaissa sur son visage, formant des plis profonds sur son Le Gall d’une voix suppliante.
front, ses yeux écarquillés s’étaient enfoncés dans leurs orbites. — Tout ce que tu voudras, lui répondit ce dernier.
Une transformation physique, induite par le désespoir, si ful- Il pensait réellement ce qu’il disait. Il n’avait jamais vu un
gurante que Gérard en fut effrayé. Il passa les mains entre les homme foudroyé par une mauvaise nouvelle, mort sur le coup
barreaux de la prison et frôla les doigts de Muulé. Ils étaient et pourtant se mouvant encore, comme à regret, dans le monde
froids, sans ressort. Son ami continuait de respirer, mais toute des vivants. Il s’en voulait. «  D’une certaine manière, en lui
chaleur, toute humanité l’avaient déserté. Cet homme était mort annonçant la mort de ses amis, c’est moi qui l’ai tué » pensait-il.
à la minute même où il avait compris qu’il avait mené bien — Laisse-moi partir cette nuit.
malgré lui les siens à leur perte. Sa volonté, ses convictions, le Gérard Le Gall soupira. Son amitié avait des limites.
combat d’une vie l’avaient conduit là. Il avait livré les siens à Jusqu’ici, la réputation de Muulé auprès de l’administration
la vindicte de l’ennemi. Il croyait les avoir sauvés, il avait mis coloniale était plutôt positive, le succès du jour obtenu grâce
une hypothèque sur sa vie, avec joie et confiance, il avait sacri- aux informations qu’il leur avait fournies venait conforter cet
fié son fils unique, la femme qu’il aimait, sa mère, toute velléité état de fait. Mais s’il s’évadait en pleine nuit, s’il partait mainte-
de bonheur personnel. Il avait donné sa force, son intelligence, nant, leur méfiance s’exacerberait. Ils venaient d’assassiner Um

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Nyobè, ils n’accepteraient pas d’avoir un second rebelle dans la fait, nul ne peut le ramener à la vie. Pourquoi n’essaies-tu pas
nature. Quiconque participerait à une telle aventure prendrait simplement de tirer le meilleur parti d’une situation désastreuse ?
des risques considérables. Gérard Le Gall ne s’était jamais fait À quoi cela t’a-t-il servi de jouer au héros jusqu’ici ?
aucune illusion sur son propre courage. Une chose était sûre, il Muulé se contenta de répéter :
ne supporterait pas la violence physique et il savait que son statut — Tu as ma parole que je ne m’enfuirai pas. Je te promets
ne le mettrait pas à l’abri de la colère de sa communauté. Il les que demain, tu me retrouveras. Je t’indiquerai l’endroit, tu ne
avait déjà vus à l’œuvre. La pensée de subir la furie des siens lui risques rien.
retournait le cœur. Gérard Le Gall eut un rire amer :
— Où veux-tu aller ? s’enquit-il. Pourquoi ne pas attendre ? — Hier déjà tu avais donné ta parole, t’en souviens-tu ?
Nous mettrons en place le plan d’évasion convenu avec Lambert. J’apprends aujourd’hui que tu n’en pensais pas un mot, tu envisa-
Dans quelques jours, une semaine ou deux tout au plus, tu seras geais de trahir froidement tous ceux qui t’avaient fait confiance,
libre de tes mouvements. moi compris. Aujourd’hui, tu me demandes de risquer ma vie
— C’est ce soir que j’ai besoin de partir. Ne t’en fais pas mon sur cette même promesse. M’imagines-tu assez fou pour faire
ami, je ne m’enfuirai pas, je te le jure. Je te dirai où me trouver une chose pareille ?
demain vers dix heures du matin. Je te donne ma parole, tu me Muulé planta son regard dans celui de Gérard :
retrouveras. — Mon ami, j’ai donné ma parole une seule fois dans ma vie.
Gérard Le Gall eut un mouvement de dénégation. Mon créancier est mort, m’as-tu affirmé, ma parole aujourd’hui
— Tu n’as pas l’air de comprendre… m’a été rendue. Je peux en faire l’usage qui me plaît. Alors, je te
Il allait raconter le traitement infligé au corps sans vie de le dis. Offre-moi cette nuit, tu ne le regretteras pas.
Mpodol mais s’en abstint. Gérard Le Gall sortit précipitamment, il ne pouvait pas
— Ils sont à cran. Exaltés par leur victoire, toujours assoiffés prendre un tel engagement. Les choses allaient trop loin, tous lui
de sang et froidement cruels. Ils tueront quiconque se mettra en en demandaient trop. Il n’avait jamais été un combattant. Tant
travers de leur chemin. Même ma position ne me protégera pas que son rôle se limitait à fournir des documents et des infor-
de leur colère. Si tu t’enfuis, ils m’en tiendront pour responsable, mations, tant qu’il avait eu l’impression de pouvoir influer sur
ils me le feront payer, ils s’en prendront aussi à Corinne. Nous le cours des événements sans prendre trop de risques, il l’avait
n’avons pas tous ton courage tu sais ? fait. Il était très attaché à Muulé, il le considérait comme le frère
Une véritable peur panique transparaissait dans sa voix : qu’il n’avait jamais eu. Mais ça… À l’inverse de son père, Gérard
— Pourquoi tu ne te contentes pas de suivre le plan ? avait suivi avec enthousiasme les victoires de l’UPC au début de
Pourquoi chercher des complications ? Um Nyobè est mort, c’est sa lutte pour l’indépendance. Il avait beaucoup d’admiration, de

318 319
Nyobè, ils n’accepteraient pas d’avoir un second rebelle dans la fait, nul ne peut le ramener à la vie. Pourquoi n’essaies-tu pas
nature. Quiconque participerait à une telle aventure prendrait simplement de tirer le meilleur parti d’une situation désastreuse ?
des risques considérables. Gérard Le Gall ne s’était jamais fait À quoi cela t’a-t-il servi de jouer au héros jusqu’ici ?
aucune illusion sur son propre courage. Une chose était sûre, il Muulé se contenta de répéter :
ne supporterait pas la violence physique et il savait que son statut — Tu as ma parole que je ne m’enfuirai pas. Je te promets
ne le mettrait pas à l’abri de la colère de sa communauté. Il les que demain, tu me retrouveras. Je t’indiquerai l’endroit, tu ne
avait déjà vus à l’œuvre. La pensée de subir la furie des siens lui risques rien.
retournait le cœur. Gérard Le Gall eut un rire amer :
— Où veux-tu aller ? s’enquit-il. Pourquoi ne pas attendre ? — Hier déjà tu avais donné ta parole, t’en souviens-tu ?
Nous mettrons en place le plan d’évasion convenu avec Lambert. J’apprends aujourd’hui que tu n’en pensais pas un mot, tu envisa-
Dans quelques jours, une semaine ou deux tout au plus, tu seras geais de trahir froidement tous ceux qui t’avaient fait confiance,
libre de tes mouvements. moi compris. Aujourd’hui, tu me demandes de risquer ma vie
— C’est ce soir que j’ai besoin de partir. Ne t’en fais pas mon sur cette même promesse. M’imagines-tu assez fou pour faire
ami, je ne m’enfuirai pas, je te le jure. Je te dirai où me trouver une chose pareille ?
demain vers dix heures du matin. Je te donne ma parole, tu me Muulé planta son regard dans celui de Gérard :
retrouveras. — Mon ami, j’ai donné ma parole une seule fois dans ma vie.
Gérard Le Gall eut un mouvement de dénégation. Mon créancier est mort, m’as-tu affirmé, ma parole aujourd’hui
— Tu n’as pas l’air de comprendre… m’a été rendue. Je peux en faire l’usage qui me plaît. Alors, je te
Il allait raconter le traitement infligé au corps sans vie de le dis. Offre-moi cette nuit, tu ne le regretteras pas.
Mpodol mais s’en abstint. Gérard Le Gall sortit précipitamment, il ne pouvait pas
— Ils sont à cran. Exaltés par leur victoire, toujours assoiffés prendre un tel engagement. Les choses allaient trop loin, tous lui
de sang et froidement cruels. Ils tueront quiconque se mettra en en demandaient trop. Il n’avait jamais été un combattant. Tant
travers de leur chemin. Même ma position ne me protégera pas que son rôle se limitait à fournir des documents et des infor-
de leur colère. Si tu t’enfuis, ils m’en tiendront pour responsable, mations, tant qu’il avait eu l’impression de pouvoir influer sur
ils me le feront payer, ils s’en prendront aussi à Corinne. Nous le cours des événements sans prendre trop de risques, il l’avait
n’avons pas tous ton courage tu sais ? fait. Il était très attaché à Muulé, il le considérait comme le frère
Une véritable peur panique transparaissait dans sa voix : qu’il n’avait jamais eu. Mais ça… À l’inverse de son père, Gérard
— Pourquoi tu ne te contentes pas de suivre le plan ? avait suivi avec enthousiasme les victoires de l’UPC au début de
Pourquoi chercher des complications ? Um Nyobè est mort, c’est sa lutte pour l’indépendance. Il avait beaucoup d’admiration, de

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respect pour Mpodol et se réjouissait de participer à sa façon à Lambert lui montra le tract destiné à être distribué. Le corps
la cause. Mais les événements avaient tourné en la défaveur des de Um Nyobè était exposé dans la salle de soin. Jacques Bitjoka,
combattants de la liberté. Maintenant que leur leader était mort, chef de la milice antiémeute constituée par l’administration colo-
l’administration coloniale pouvait raisonnablement penser que niale pour traquer les maquisards, entra soudain dans la pièce. Il
le combat était gagné. Qui était-il pour se mettre en travers du se dirigea droit sur le cadavre de Um Nyobè et lui cracha dessus.
chemin ? Il s’aperçut qu’il ne pouvait parler à personne de ses — Eh bien lève-toi grand homme. Viens te battre… Où est
peurs. Son épouse ne pouvait pas l’aider. Moins elle en sau- ton pouvoir maintenant, où est ta force ? Te voici étendu comme
rait, mieux cela vaudrait pour elle si les choses tournaient mal. un chien écrasé sur la route. Ton orgueil t’a mené à ta perte.
Il l’avait tenue à l’écart de ses activités secrètes. Si elle en avait Il accompagnait chaque mot d’une tape de son index sur le
deviné la teneur, elle non plus n’en avait jamais fait mention. front du cadavre. Les Blancs riaient. Qu’un des siens exprime
La sœur Marie-Bernard était partie. Il soupira. Elle n’avait pas ainsi ouvertement son mépris pour Um Nyobè contribuait à
hésité, lorsqu’il l’avait fallu, à se mettre en danger, à secourir les asseoir leur légitimité. Gérard Le Gall peinait à retenir un haut-
indépendantistes. Elle avait définitivement mis bas le masque le-cœur, tout cela était d’une indécence absolue. On discuta
pour son amie Esta. Hormis Muulé, il n’avait pas d’amis proches encore quelques heures. Il était question de trancher la tête à
dans la communauté locale. Il connaissait tous ces hommes Um Nyobè, de lui retirer le cerveau afin de l’examiner… « Pour
depuis l’enfance, il avait grandi, joué avec eux. Mais au fur et à trouver quoi grands dieux ? » se demanda Le Gall horrifié.
mesure que la lutte s’intensifiait, les liens s’étaient distendus. La Quelqu’un suggéra que le corps soit coulé dans du béton
confiance n’était pas de mise. À leurs yeux, il était résolument avant d’être inhumé dans une tombe anonyme. La raison invo-
du côté de l’oppresseur. La seule personne susceptible de le réha- quée était d’empêcher les villageois de le dérober à la nuit
biliter croupissait en prison. tombée pour en faire une icône. La proposition fut unanime-
Il marchait depuis un moment lorsqu’il s’aperçut du calme ment acceptée.
étrange qui régnait en ville. Les portes et les fenêtres étaient Gérard tenta d’évoquer avec Lambert le sort de Muulé :
closes. Fait encore plus inhabituel, pas un enfant ne jouait — Plus tard mon vieux, lui fut-il répondu. Les événements
dehors. Ce silence même avait quelque chose d’assourdissant. s’accélèrent plus vite encore que nous ne l’espérions. La mort de
Il se dirigea vers l’hôpital public d’Eseka où une foule de mili- Um ouvre de nouvelles perspectives. Nous avons reçu des ins-
taires stationnait. Il trouva Lambert et les autres occupés à se tructions, en haut lieu, ils ont déjà un candidat qui semble faire
congratuler de leur victoire. Des centaines de soldats avaient eu l’affaire. Nous n’aurons peut-être pas besoin de Nyemb.
raison de trois personnes désarmées. « Valeureux combattants » Il se tut quelques instants puis reprit sur un ton plus
ironisa-t-il en pensée. Il n’y avait pas de quoi être fier. confidentiel :

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respect pour Mpodol et se réjouissait de participer à sa façon à Lambert lui montra le tract destiné à être distribué. Le corps
la cause. Mais les événements avaient tourné en la défaveur des de Um Nyobè était exposé dans la salle de soin. Jacques Bitjoka,
combattants de la liberté. Maintenant que leur leader était mort, chef de la milice antiémeute constituée par l’administration colo-
l’administration coloniale pouvait raisonnablement penser que niale pour traquer les maquisards, entra soudain dans la pièce. Il
le combat était gagné. Qui était-il pour se mettre en travers du se dirigea droit sur le cadavre de Um Nyobè et lui cracha dessus.
chemin ? Il s’aperçut qu’il ne pouvait parler à personne de ses — Eh bien lève-toi grand homme. Viens te battre… Où est
peurs. Son épouse ne pouvait pas l’aider. Moins elle en sau- ton pouvoir maintenant, où est ta force ? Te voici étendu comme
rait, mieux cela vaudrait pour elle si les choses tournaient mal. un chien écrasé sur la route. Ton orgueil t’a mené à ta perte.
Il l’avait tenue à l’écart de ses activités secrètes. Si elle en avait Il accompagnait chaque mot d’une tape de son index sur le
deviné la teneur, elle non plus n’en avait jamais fait mention. front du cadavre. Les Blancs riaient. Qu’un des siens exprime
La sœur Marie-Bernard était partie. Il soupira. Elle n’avait pas ainsi ouvertement son mépris pour Um Nyobè contribuait à
hésité, lorsqu’il l’avait fallu, à se mettre en danger, à secourir les asseoir leur légitimité. Gérard Le Gall peinait à retenir un haut-
indépendantistes. Elle avait définitivement mis bas le masque le-cœur, tout cela était d’une indécence absolue. On discuta
pour son amie Esta. Hormis Muulé, il n’avait pas d’amis proches encore quelques heures. Il était question de trancher la tête à
dans la communauté locale. Il connaissait tous ces hommes Um Nyobè, de lui retirer le cerveau afin de l’examiner… « Pour
depuis l’enfance, il avait grandi, joué avec eux. Mais au fur et à trouver quoi grands dieux ? » se demanda Le Gall horrifié.
mesure que la lutte s’intensifiait, les liens s’étaient distendus. La Quelqu’un suggéra que le corps soit coulé dans du béton
confiance n’était pas de mise. À leurs yeux, il était résolument avant d’être inhumé dans une tombe anonyme. La raison invo-
du côté de l’oppresseur. La seule personne susceptible de le réha- quée était d’empêcher les villageois de le dérober à la nuit
biliter croupissait en prison. tombée pour en faire une icône. La proposition fut unanime-
Il marchait depuis un moment lorsqu’il s’aperçut du calme ment acceptée.
étrange qui régnait en ville. Les portes et les fenêtres étaient Gérard tenta d’évoquer avec Lambert le sort de Muulé :
closes. Fait encore plus inhabituel, pas un enfant ne jouait — Plus tard mon vieux, lui fut-il répondu. Les événements
dehors. Ce silence même avait quelque chose d’assourdissant. s’accélèrent plus vite encore que nous ne l’espérions. La mort de
Il se dirigea vers l’hôpital public d’Eseka où une foule de mili- Um ouvre de nouvelles perspectives. Nous avons reçu des ins-
taires stationnait. Il trouva Lambert et les autres occupés à se tructions, en haut lieu, ils ont déjà un candidat qui semble faire
congratuler de leur victoire. Des centaines de soldats avaient eu l’affaire. Nous n’aurons peut-être pas besoin de Nyemb.
raison de trois personnes désarmées. « Valeureux combattants » Il se tut quelques instants puis reprit sur un ton plus
ironisa-t-il en pensée. Il n’y avait pas de quoi être fier. confidentiel :

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— Entre vous et moi, je dois avouer que je n’ai aucune La nuit était tombée lorsqu’il retraversa la ville en direction de
confiance en cet homme. Il nous a manipulés pour l’enfant, la prison. Aucune lampe n’était allumée nulle part, pas une femme
vous en êtes-vous rendu compte ? Il a une trop haute opinion de ne s’affairait dans sa cuisine. Eseka pleurait en silence. Il passa par
lui-même. Je ne suis pas certain que nous gagnerions à confier le bureau et s’empara des clés de la cellule oubliées sur la table.
ce pays à un Nègre qui croit pouvoir me parler d’égal à égal. Il Muulé était toujours à genoux à l’endroit où il l’avait laissé.
ne nous manquerait plus qu’un nouvel Um prétentieux dans la Statue de pierre figée dans la peine. Il ouvrit la porte.
nature, si vous voyez ce que je veux dire… — Tu es libre Muulé. Va où bon te semble.
Le Gall sortit de l’hôpital en titubant. Il connaissait bien la Muulé se leva péniblement. Il ne posa pas de questions.
communauté des colons installée dans la région, certains, même Chacun mène son propre jeu et le Diable compte les points. Il
s’ils ne le montraient pas, désapprouvaient l’action répressive exer- le savait à présent. Les deux hommes s’étreignirent longuement.
cée contre les populations. Face à l’horreur des récents événements, — Ne te mets pas en danger. À dix heures demain matin viens
il était désormais enclin à englober dans le même mépris les bour- me chercher. Je serai à Lipan, regarde sur la carte de Lambert,
reaux affichés et leurs complices silencieux. Il avait trouvé plus c’est un des endroits qu’il a répertorié. Je t’ai déjà tant demandé,
d’affection dans les cases de ces indigènes que dans sa magnifique mais j’ai encore une dernière supplique. Retrouve Kundè, je t’en
demeure paternelle. Les mères l’avaient accueilli, choyé alors que prie, retrouve mon fils, aide-le autant que tu pourras. Il est aussi
son père brutalisait leurs maris dans ses plantations et violait leurs de ton sang ne l’oublie pas. Ne le laisse pas tomber.
filles. Lui, Gérard Le Gall, orphelin de mère, fils unique, avait, Gérard Le Gall sentit des larmes lui monter aux yeux.
grâce à Muulé, expérimenté l’amitié, la fraternité. Il avait rencon- — Adieu mon frère, murmura-t-il.
tré plus de clairvoyance et d’intelligence chez Um Nyobè que chez — Adieu mon frère, reprit Muulé… Et merci.
tous les lettrés de sa connaissance. Cet homme, seulement titu- Likak n’avait pas bougé depuis qu’elle s’était écroulée quelques
laire d’un baccalauréat obtenu en candidat libre, avait disséqué les heures plus tôt sur le lit en bambou de la petite cabane. Elle n’arri-
textes de lois français et internationaux, prouvé sans contestation vait ni à pleurer, ni à réfléchir. Elle était simplement couchée là,
possible l’illégitimité de l’occupation de sa terre. Il avait mobilisé serrant toujours la blague à tabac d’Amos et le stylo de Mpodol
ses compatriotes, mis à mal la toute-puissance coloniale. dans sa main, vestiges d’un monde laminé, massacré, perdu à
Gérard Le Gall ne pouvait pas davantage tergiverser. S’il ne jamais. Des pensées sans suite bourdonnaient dans sa tête tel un
faisait pas aujourd’hui son devoir, s’il ne trouvait pas en lui le essaim de mouches. Esta, Kundè, Amos, Muulé, Mpodol… Elle
courage de rendre une part infime de ce qu’il avait ici reçu en comptait ses morts, encore et encore : il ne manquait personne.
abondance, il ne pourrait plus jamais se regarder dans une glace Ils étaient tous partis… Sans elle. L’abandonnant ici, toute seule.
sans y voir son père et les Lambert de ce monde : plutôt mourir. « Et maintenant… » songeait-elle. Mais elle n’allait pas plus loin.

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— Entre vous et moi, je dois avouer que je n’ai aucune La nuit était tombée lorsqu’il retraversa la ville en direction de
confiance en cet homme. Il nous a manipulés pour l’enfant, la prison. Aucune lampe n’était allumée nulle part, pas une femme
vous en êtes-vous rendu compte ? Il a une trop haute opinion de ne s’affairait dans sa cuisine. Eseka pleurait en silence. Il passa par
lui-même. Je ne suis pas certain que nous gagnerions à confier le bureau et s’empara des clés de la cellule oubliées sur la table.
ce pays à un Nègre qui croit pouvoir me parler d’égal à égal. Il Muulé était toujours à genoux à l’endroit où il l’avait laissé.
ne nous manquerait plus qu’un nouvel Um prétentieux dans la Statue de pierre figée dans la peine. Il ouvrit la porte.
nature, si vous voyez ce que je veux dire… — Tu es libre Muulé. Va où bon te semble.
Le Gall sortit de l’hôpital en titubant. Il connaissait bien la Muulé se leva péniblement. Il ne posa pas de questions.
communauté des colons installée dans la région, certains, même Chacun mène son propre jeu et le Diable compte les points. Il
s’ils ne le montraient pas, désapprouvaient l’action répressive exer- le savait à présent. Les deux hommes s’étreignirent longuement.
cée contre les populations. Face à l’horreur des récents événements, — Ne te mets pas en danger. À dix heures demain matin viens
il était désormais enclin à englober dans le même mépris les bour- me chercher. Je serai à Lipan, regarde sur la carte de Lambert,
reaux affichés et leurs complices silencieux. Il avait trouvé plus c’est un des endroits qu’il a répertorié. Je t’ai déjà tant demandé,
d’affection dans les cases de ces indigènes que dans sa magnifique mais j’ai encore une dernière supplique. Retrouve Kundè, je t’en
demeure paternelle. Les mères l’avaient accueilli, choyé alors que prie, retrouve mon fils, aide-le autant que tu pourras. Il est aussi
son père brutalisait leurs maris dans ses plantations et violait leurs de ton sang ne l’oublie pas. Ne le laisse pas tomber.
filles. Lui, Gérard Le Gall, orphelin de mère, fils unique, avait, Gérard Le Gall sentit des larmes lui monter aux yeux.
grâce à Muulé, expérimenté l’amitié, la fraternité. Il avait rencon- — Adieu mon frère, murmura-t-il.
tré plus de clairvoyance et d’intelligence chez Um Nyobè que chez — Adieu mon frère, reprit Muulé… Et merci.
tous les lettrés de sa connaissance. Cet homme, seulement titu- Likak n’avait pas bougé depuis qu’elle s’était écroulée quelques
laire d’un baccalauréat obtenu en candidat libre, avait disséqué les heures plus tôt sur le lit en bambou de la petite cabane. Elle n’arri-
textes de lois français et internationaux, prouvé sans contestation vait ni à pleurer, ni à réfléchir. Elle était simplement couchée là,
possible l’illégitimité de l’occupation de sa terre. Il avait mobilisé serrant toujours la blague à tabac d’Amos et le stylo de Mpodol
ses compatriotes, mis à mal la toute-puissance coloniale. dans sa main, vestiges d’un monde laminé, massacré, perdu à
Gérard Le Gall ne pouvait pas davantage tergiverser. S’il ne jamais. Des pensées sans suite bourdonnaient dans sa tête tel un
faisait pas aujourd’hui son devoir, s’il ne trouvait pas en lui le essaim de mouches. Esta, Kundè, Amos, Muulé, Mpodol… Elle
courage de rendre une part infime de ce qu’il avait ici reçu en comptait ses morts, encore et encore : il ne manquait personne.
abondance, il ne pourrait plus jamais se regarder dans une glace Ils étaient tous partis… Sans elle. L’abandonnant ici, toute seule.
sans y voir son père et les Lambert de ce monde : plutôt mourir. « Et maintenant… » songeait-elle. Mais elle n’allait pas plus loin.

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Le temps continuait de s’égrener au-dehors. Les animaux de — Mais pourquoi sont-ils allés à Boumnyebel malgré mes
jour avaient laissé la place aux nocturnes. La forêt, indifférente recommandations ? hoquetait Muulé, pourquoi ? J’avais tout
aux tourments des humains, continuait en toute sérénité de se arrangé, tout préparé. Simplice Bikaï est mort avec les autres,
conformer au cycle de la vie. Likak enterrait ses morts dans son m’a-t-on dit, cela signifie que le message vous est parvenu.
cœur changé en cimetière. Pourquoi sont-ils allés à Boumnyebel ?
Lorsque la porte s’ouvrit sur Muulé, elle ne bougea pas. Elle Likak n’avait jamais vu personne pleurer ainsi. De gros san-
était si engagée dans son décompte macabre qu’elle crut que son glots incompressibles lui déchiraient la poitrine. Il hurlait sa
amour avait défié la mort pour venir lui faire ses adieux, elle détresse, hoquetait sans pouvoir reprendre son souffle. Il répétait
trouva cela normal. Elle en aurait fait autant pour lui. sans cesse « Pourquoi ? Pourquoi sont-ils allés à Boumnyebel ? »
Il eut un mouvement de surprise en l’apercevant. Ses mains Comme si la réponse à cette question ressusciterait leurs morts.
tremblaient. Dans ses yeux, un tel désespoir, une telle afflic- Comme si le temps lui-même, pris de pitié, rebrousserait chemin
tion… Et sa peau : comme s’il avait été saupoudré de cendres. pour les ramener à des heures bénies où tout était encore pos-
Likak se leva d’un bond. Cet homme dévasté était bien vivant. sible, et qu’ils avaient l’illusion de maîtriser leurs existences.
Les morts ne souffrent plus, tel est leur privilège, seuls les vivants Ce n’était pas un chagrin d’enfant, mais le déchirement d’un
connaissent le terrible tourment de la perte irrémédiable. Muulé homme qui réalise qu’aucune puissance en ce monde ne le sau-
s’avança en chancelant. Elle eut à peine le temps de l’accueillir vera de lui-même. Il se délitait littéralement dans ses bras.
dans ses bras avant qu’il ne s’écroule. Ils tombèrent à genoux, Likak le berçait doucement. Il n’y avait rien d’autre à faire.
enlacés sur le sol de terre battue. Elle attendrait que Muulé se décharge de son calvaire. Elle se
— Alors c’est vrai ? murmura-t-il, ils sont tous morts. sentait assez forte maintenant pour le porter, l’aider à avancer
Un constat plus qu’une question, Likak se garda de répondre. malgré tout.
— Kundè ? interrogea-t-elle à son tour, tâchant tant bien — Tu te souviens de ce qu’Amos disait ? demanda-t-elle
que mal de se murer le cœur dans l’attente de la réponse. d’une voix douce.
L’espoir est comme la forêt même. Dévastée par des inonda- Muulé la regarda sans comprendre.
tions, brûlée par des incendies, elle se nourrit de ses décombres, — Il me l’a encore dit, avant qu’ils ne les assassinent. Il
renaît et refleurit au plus petit rayon de soleil. voulait que nous partions tous les deux, si les choses tournaient
— Kundè est vivant. J’ai négocié sa liberté, je lui ai dit de vraiment mal, s’il n’y avait plus aucune issue. J’étais avec eux,
s’enfuir, de ne pas revenir par ici. J’ai demandé à Gérard Le Gall tu sais, lorsque les militaires sont arrivés. Il m’a chassée. Il m’a
de le retrouver et de veiller sur lui. Il s’en sortira. dit : « Tu dois vivre pour Muulé et Kundè. »
... Au plus petit rayon de soleil. Muulé secoua la tête.

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Le temps continuait de s’égrener au-dehors. Les animaux de — Mais pourquoi sont-ils allés à Boumnyebel malgré mes
jour avaient laissé la place aux nocturnes. La forêt, indifférente recommandations ? hoquetait Muulé, pourquoi ? J’avais tout
aux tourments des humains, continuait en toute sérénité de se arrangé, tout préparé. Simplice Bikaï est mort avec les autres,
conformer au cycle de la vie. Likak enterrait ses morts dans son m’a-t-on dit, cela signifie que le message vous est parvenu.
cœur changé en cimetière. Pourquoi sont-ils allés à Boumnyebel ?
Lorsque la porte s’ouvrit sur Muulé, elle ne bougea pas. Elle Likak n’avait jamais vu personne pleurer ainsi. De gros san-
était si engagée dans son décompte macabre qu’elle crut que son glots incompressibles lui déchiraient la poitrine. Il hurlait sa
amour avait défié la mort pour venir lui faire ses adieux, elle détresse, hoquetait sans pouvoir reprendre son souffle. Il répétait
trouva cela normal. Elle en aurait fait autant pour lui. sans cesse « Pourquoi ? Pourquoi sont-ils allés à Boumnyebel ? »
Il eut un mouvement de surprise en l’apercevant. Ses mains Comme si la réponse à cette question ressusciterait leurs morts.
tremblaient. Dans ses yeux, un tel désespoir, une telle afflic- Comme si le temps lui-même, pris de pitié, rebrousserait chemin
tion… Et sa peau : comme s’il avait été saupoudré de cendres. pour les ramener à des heures bénies où tout était encore pos-
Likak se leva d’un bond. Cet homme dévasté était bien vivant. sible, et qu’ils avaient l’illusion de maîtriser leurs existences.
Les morts ne souffrent plus, tel est leur privilège, seuls les vivants Ce n’était pas un chagrin d’enfant, mais le déchirement d’un
connaissent le terrible tourment de la perte irrémédiable. Muulé homme qui réalise qu’aucune puissance en ce monde ne le sau-
s’avança en chancelant. Elle eut à peine le temps de l’accueillir vera de lui-même. Il se délitait littéralement dans ses bras.
dans ses bras avant qu’il ne s’écroule. Ils tombèrent à genoux, Likak le berçait doucement. Il n’y avait rien d’autre à faire.
enlacés sur le sol de terre battue. Elle attendrait que Muulé se décharge de son calvaire. Elle se
— Alors c’est vrai ? murmura-t-il, ils sont tous morts. sentait assez forte maintenant pour le porter, l’aider à avancer
Un constat plus qu’une question, Likak se garda de répondre. malgré tout.
— Kundè ? interrogea-t-elle à son tour, tâchant tant bien — Tu te souviens de ce qu’Amos disait ? demanda-t-elle
que mal de se murer le cœur dans l’attente de la réponse. d’une voix douce.
L’espoir est comme la forêt même. Dévastée par des inonda- Muulé la regarda sans comprendre.
tions, brûlée par des incendies, elle se nourrit de ses décombres, — Il me l’a encore dit, avant qu’ils ne les assassinent. Il
renaît et refleurit au plus petit rayon de soleil. voulait que nous partions tous les deux, si les choses tournaient
— Kundè est vivant. J’ai négocié sa liberté, je lui ai dit de vraiment mal, s’il n’y avait plus aucune issue. J’étais avec eux,
s’enfuir, de ne pas revenir par ici. J’ai demandé à Gérard Le Gall tu sais, lorsque les militaires sont arrivés. Il m’a chassée. Il m’a
de le retrouver et de veiller sur lui. Il s’en sortira. dit : « Tu dois vivre pour Muulé et Kundè. »
... Au plus petit rayon de soleil. Muulé secoua la tête.

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— Mon amour, écoute-moi, le pria-t-elle. Toi et moi solitude, de folie, de doute. Nous voici à nouveau réunis. Cette
sommes vivants, c’est tout ce qui compte. Nous retrouverons fois pour toujours.
Kundè, nous nous installerons loin d’ici, dans un autre pays. Ses doigts caressaient sa nuque, ses épaules.
Un endroit sans histoire et sans passé, nous reconstruirons nos — Laisse-moi t’emmener avec moi, murmura-t-elle, ses
vies, nous pleurerons nos morts. lèvres contre les siennes. Je construirai pour toi une vie d’amour
Muulé protestait toujours : et d’espérance. Je veillerai sur toi, je te chérirai.
— Mon amour, écoute-moi, supplia-t-elle à nouveau. Elle se leva, lui prit la main et le conduisit sur le lit.
Nous avons tout sacrifié à ce combat. Nous avons payé un si — Viens, je suis prête.
lourd tribut. Nous nous sommes perdus tant de fois, et retrou- Lorsque Likak se réveilla le lendemain matin, Muulé n’était
vés encore aujourd’hui. Ce n’est pas un hasard, comprends-tu ? pas auprès d’elle. Elle ne s’en formalisa pas. Cette nuit avait
Avant que tu n’entres dans cette pièce, j’étais plus morte que vive, scellé leurs retrouvailles. La première fois qu’ils avaient fait
je croyais avoir tout perdu et tu es là, vivant. Tu m’annonces que l’amour dans cette même pièce, ils étaient impatients, passion-
Kundè l’est aussi… La vie nous fait un cadeau. Partons, je t’en nés, tremblants d’excitation, si jeunes ! Des années avaient passé.
supplie. Nous organiserons une battue du monde entier s’il le Ils avaient frôlé la mort et perdu les leurs. Ils s’étaient trompés
faut pour retrouver notre fils. Nous serons une famille. et avaient été trompés, ils avaient trahi et été dénoncés à leur
— Je ne peux pas, murmura Muulé, je ne peux plus. tour. Leur jeunesse faisait partie à présent d’un monde à jamais
— Alors contente-toi de me suivre. Je serai forte pour deux, révolu. Malgré tout, les corps n’avaient rien oublié. Les décep-
je te porterai, je te soutiendrai pas après pas. Je t’aimerai si fort tions, le chagrin, les mensonges, la culpabilité, tout ce qui pesait
que le malheur sera bien obligé de refluer. Je te ramènerai à la vie. en eux avait été comme sublimé, racheté par cette nuit d’amour.
Viens avec moi, Muulé, muuléma mwan – mon cœur – fais-moi Au petit matin, Muulé l’avait serrée dans ses bras et avait
confiance. Je ne laisserai plus rien sur cette terre se mettre entre murmuré contre son oreille « Merci ». Elle s’était endormie en
toi et moi, entre Kundè et nous. J’ai fait tellement d’erreurs, souriant, « je te promets une multitude de nuits comme celle-
laisse-moi me racheter, laisse-moi te montrer à quel point je ci » avait-elle pensé.
t’aime. Nous sommes réunis, enfin. Dans le bourbier de nos vies, Likak décida de mettre de l’eau à chauffer pour leurs ablu-
notre amour reverdit, se raffermit. Peux-tu le sentir comme moi ? tions. Muulé serait allé marcher un peu dans la forêt, ne tarderait
Elle couvrait son visage de baisers, buvait ses larmes à leur pas à rentrer. Il faudrait ensuite qu’ils se trouvent quelque chose à
source. manger avant de planifier leur avenir. Il fallait partir vite. Quitter
— Toi et moi, ici, à nouveau, après une si longue traver- la région, s’installer dans un pays limitrophe peut-être, ou même
sée du désert. Après toutes ces années, ces si longues années de plus loin en Afrique de l’Ouest. Muulé ne lui avait rien raconté

326 327
— Mon amour, écoute-moi, le pria-t-elle. Toi et moi solitude, de folie, de doute. Nous voici à nouveau réunis. Cette
sommes vivants, c’est tout ce qui compte. Nous retrouverons fois pour toujours.
Kundè, nous nous installerons loin d’ici, dans un autre pays. Ses doigts caressaient sa nuque, ses épaules.
Un endroit sans histoire et sans passé, nous reconstruirons nos — Laisse-moi t’emmener avec moi, murmura-t-elle, ses
vies, nous pleurerons nos morts. lèvres contre les siennes. Je construirai pour toi une vie d’amour
Muulé protestait toujours : et d’espérance. Je veillerai sur toi, je te chérirai.
— Mon amour, écoute-moi, supplia-t-elle à nouveau. Elle se leva, lui prit la main et le conduisit sur le lit.
Nous avons tout sacrifié à ce combat. Nous avons payé un si — Viens, je suis prête.
lourd tribut. Nous nous sommes perdus tant de fois, et retrou- Lorsque Likak se réveilla le lendemain matin, Muulé n’était
vés encore aujourd’hui. Ce n’est pas un hasard, comprends-tu ? pas auprès d’elle. Elle ne s’en formalisa pas. Cette nuit avait
Avant que tu n’entres dans cette pièce, j’étais plus morte que vive, scellé leurs retrouvailles. La première fois qu’ils avaient fait
je croyais avoir tout perdu et tu es là, vivant. Tu m’annonces que l’amour dans cette même pièce, ils étaient impatients, passion-
Kundè l’est aussi… La vie nous fait un cadeau. Partons, je t’en nés, tremblants d’excitation, si jeunes ! Des années avaient passé.
supplie. Nous organiserons une battue du monde entier s’il le Ils avaient frôlé la mort et perdu les leurs. Ils s’étaient trompés
faut pour retrouver notre fils. Nous serons une famille. et avaient été trompés, ils avaient trahi et été dénoncés à leur
— Je ne peux pas, murmura Muulé, je ne peux plus. tour. Leur jeunesse faisait partie à présent d’un monde à jamais
— Alors contente-toi de me suivre. Je serai forte pour deux, révolu. Malgré tout, les corps n’avaient rien oublié. Les décep-
je te porterai, je te soutiendrai pas après pas. Je t’aimerai si fort tions, le chagrin, les mensonges, la culpabilité, tout ce qui pesait
que le malheur sera bien obligé de refluer. Je te ramènerai à la vie. en eux avait été comme sublimé, racheté par cette nuit d’amour.
Viens avec moi, Muulé, muuléma mwan – mon cœur – fais-moi Au petit matin, Muulé l’avait serrée dans ses bras et avait
confiance. Je ne laisserai plus rien sur cette terre se mettre entre murmuré contre son oreille « Merci ». Elle s’était endormie en
toi et moi, entre Kundè et nous. J’ai fait tellement d’erreurs, souriant, « je te promets une multitude de nuits comme celle-
laisse-moi me racheter, laisse-moi te montrer à quel point je ci » avait-elle pensé.
t’aime. Nous sommes réunis, enfin. Dans le bourbier de nos vies, Likak décida de mettre de l’eau à chauffer pour leurs ablu-
notre amour reverdit, se raffermit. Peux-tu le sentir comme moi ? tions. Muulé serait allé marcher un peu dans la forêt, ne tarderait
Elle couvrait son visage de baisers, buvait ses larmes à leur pas à rentrer. Il faudrait ensuite qu’ils se trouvent quelque chose à
source. manger avant de planifier leur avenir. Il fallait partir vite. Quitter
— Toi et moi, ici, à nouveau, après une si longue traver- la région, s’installer dans un pays limitrophe peut-être, ou même
sée du désert. Après toutes ces années, ces si longues années de plus loin en Afrique de l’Ouest. Muulé ne lui avait rien raconté

326 327
des conditions de sa détention, ni de son évasion, mais s’il était te prendre, te laisser la vie comme une ultime malédiction et
recherché, il ne pouvait pas s’éterniser ici. t’abandonner nue sous le soleil.
Likak courbée sur son foyer essayait d’en raviver la flamme à Likak se précipita vers la porte de sortie :
l’aide de petits branchages de bois secs, lorsqu’elle sentit comme — Sors de mon chemin, tu ne me fais pas peur tu sais, morte
un picotement dans sa nuque. Une impression totale d’irréalité. ou vivante, je n’ai jamais eu peur de toi.
Son corps se couvrit instantanément de chair de poule. Elle Likak s’enfonça dans la forêt. Muulé ne pouvait pas être
se retourna doucement. Le spectre de la mère Lipem se tenait parti bien loin, elle le retrouverait. Il ne pouvait pas la laisser,
dans la pièce, dans l’exacte attitude qu’elle avait la dernière fois pas après tout ce par quoi ils étaient passés, tout ce qu’ils avaient
qu’elles s’étaient vues. La même grande robe noire, nouée à la souffert, partagé, pas après cette nuit. Muulé lui appartenait et
taille par un pagne, un foulard noir ceignant ses cheveux, sa sil- elle était à lui. Elle n’était plus une jeune fille sans défense et
houette maigre appuyée sur un bâton noueux. même un esprit issu de son passé ne pouvait pas lui imposer
Likak ne prit pas la peine de se demander si son imagina- sa loi. Plus jamais personne ne l’assujettirait à quoi que ce soit.
tion lui imposait cette ultime épreuve pour la torturer ou si la Elle marcha quelques mètres dans la forêt et buta sur le corps
vision en cet instant de la mère Lipem, morte depuis si long- sans vie de Muulé pendu à un arbre. Une liane solide passée sur
temps, était plausible. Rien ne la surprenait vraiment dans cette les branches basses, le court tronc d’arbre qui lui avait servi de
scène, une vieille querelle l’opposait à cette femme. Alors que tremplin et qu’il avait dû repousser de ses pieds. Tout avait été
son avenir se dessinait sous de meilleurs auspices, le passé reve- préparé à l’avance. Muulé avait choisi de venir mourir ici, il ne
nait la tourmenter. s’attendait pas à sa présence en ce lieu hier. Et rien de ce qu’elle
— Une vie pour une vie, dit l’apparition comme si elles avait pu lui dire ne l’avait fait changer d’avis.
s’étaient quittées la veille sur un malentendu. Une telle lassitude monta en Likak. Elle s’assit lourdement
— Je ne te dois rien, vieille femme, répondit posément au pied de l’arbre. Au loin, elle entendait le moteur des véhicules
Likak. Ton fils a été tué par sa propre sottise. Et quel que soit le militaires qui se rapprochaient. Le fantôme de la mère Lipem se
mal que j’ai pu faire sur cette terre, j’ai payé, tu m’entends, j’ai tenait à présent auprès d’elle.
payé. Je suis quitte avec le monde entier, les vivants et les morts. — Emmène-moi, je suis fatiguée, si fatiguée, je t’en prie,
Le fantôme partit d’un rire sans joie : prends-moi maintenant.
— Pauvre folle, crois-tu donc pouvoir négocier avec le mal- L’apparition eut un sourire triste :
heur ? Crois-tu que quiconque peut négocier avec le chagrin ? — Tu n’as toujours pas compris ? Ce n’est pas toi qui décides.
Femme stupide et arrogante. Le malheur s’abat sur toi selon Ni moi non plus. Je ne suis qu’une morte, tu te souviens ? Je ne
son bon vouloir. Il se rend maître de ta destinée. Il peut tout suis pas la mort elle-même.

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des conditions de sa détention, ni de son évasion, mais s’il était te prendre, te laisser la vie comme une ultime malédiction et
recherché, il ne pouvait pas s’éterniser ici. t’abandonner nue sous le soleil.
Likak courbée sur son foyer essayait d’en raviver la flamme à Likak se précipita vers la porte de sortie :
l’aide de petits branchages de bois secs, lorsqu’elle sentit comme — Sors de mon chemin, tu ne me fais pas peur tu sais, morte
un picotement dans sa nuque. Une impression totale d’irréalité. ou vivante, je n’ai jamais eu peur de toi.
Son corps se couvrit instantanément de chair de poule. Elle Likak s’enfonça dans la forêt. Muulé ne pouvait pas être
se retourna doucement. Le spectre de la mère Lipem se tenait parti bien loin, elle le retrouverait. Il ne pouvait pas la laisser,
dans la pièce, dans l’exacte attitude qu’elle avait la dernière fois pas après tout ce par quoi ils étaient passés, tout ce qu’ils avaient
qu’elles s’étaient vues. La même grande robe noire, nouée à la souffert, partagé, pas après cette nuit. Muulé lui appartenait et
taille par un pagne, un foulard noir ceignant ses cheveux, sa sil- elle était à lui. Elle n’était plus une jeune fille sans défense et
houette maigre appuyée sur un bâton noueux. même un esprit issu de son passé ne pouvait pas lui imposer
Likak ne prit pas la peine de se demander si son imagina- sa loi. Plus jamais personne ne l’assujettirait à quoi que ce soit.
tion lui imposait cette ultime épreuve pour la torturer ou si la Elle marcha quelques mètres dans la forêt et buta sur le corps
vision en cet instant de la mère Lipem, morte depuis si long- sans vie de Muulé pendu à un arbre. Une liane solide passée sur
temps, était plausible. Rien ne la surprenait vraiment dans cette les branches basses, le court tronc d’arbre qui lui avait servi de
scène, une vieille querelle l’opposait à cette femme. Alors que tremplin et qu’il avait dû repousser de ses pieds. Tout avait été
son avenir se dessinait sous de meilleurs auspices, le passé reve- préparé à l’avance. Muulé avait choisi de venir mourir ici, il ne
nait la tourmenter. s’attendait pas à sa présence en ce lieu hier. Et rien de ce qu’elle
— Une vie pour une vie, dit l’apparition comme si elles avait pu lui dire ne l’avait fait changer d’avis.
s’étaient quittées la veille sur un malentendu. Une telle lassitude monta en Likak. Elle s’assit lourdement
— Je ne te dois rien, vieille femme, répondit posément au pied de l’arbre. Au loin, elle entendait le moteur des véhicules
Likak. Ton fils a été tué par sa propre sottise. Et quel que soit le militaires qui se rapprochaient. Le fantôme de la mère Lipem se
mal que j’ai pu faire sur cette terre, j’ai payé, tu m’entends, j’ai tenait à présent auprès d’elle.
payé. Je suis quitte avec le monde entier, les vivants et les morts. — Emmène-moi, je suis fatiguée, si fatiguée, je t’en prie,
Le fantôme partit d’un rire sans joie : prends-moi maintenant.
— Pauvre folle, crois-tu donc pouvoir négocier avec le mal- L’apparition eut un sourire triste :
heur ? Crois-tu que quiconque peut négocier avec le chagrin ? — Tu n’as toujours pas compris ? Ce n’est pas toi qui décides.
Femme stupide et arrogante. Le malheur s’abat sur toi selon Ni moi non plus. Je ne suis qu’une morte, tu te souviens ? Je ne
son bon vouloir. Il se rend maître de ta destinée. Il peut tout suis pas la mort elle-même.

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Et elle disparut pour toujours. Gérard Le Gall, Lambert
et ses sbires trouvèrent Likak assise au pied de la dépouille de
Muulé toujours pendue à l’arbre. Elle n’avait pas trouvé en elle
la force de l’en détacher.
Décembre 1999
Likak
Un jour enfin,
le ciel reparut sans nuages.

Shi Nai-an
Au bord de l’eau
16 J e me suis réveillée un matin mère.
J’étais plus âgée que toi.
Le temps s’égrène indifférent à ma peine.
Je compte les saisons.
Le soleil nous brûle de son ardeur.
L’herbe jaunit en crissant sous mes pas.
Des pluies torrentielles nous inondent de leur fureur.
Les enfants jouent en hurlant
dans les flaques de boue latérite.
Les femmes s’empressent de labourer la terre meuble…
Une année s’écoule, puis une autre.
Pourquoi suis-je encore en vie ?
J’ai cru que mes larmes ne s’arrêteraient jamais de couler.
Même de cela le temps a eu raison.
À l’intérieur, je me noie dans ma douleur.
Il n’y a pas un jour, une seconde, où je ne pleure votre absence.
Mère, Amos, Mpodol… Muulé, oh mon amour !
La mort vous a volés à moi,
se contentant de m’effleurer de son souffle fétide.
Asséchée toute sève dans mes veines.
Soleil voilé.
Arc-en-ciel sépia.
Passions éteintes.
Sel affadi.
Salive amère.
Quelle est la divinité cruelle qui tient entre ses mains
le fil ténu qui m’enchaîne à la vie ?
Mortes mes amours.
Disparus mes amis.
Perdus mes combats.
Oubliées mes espérances. Je n’en peux plus d’attendre de mourir.
Je vous ai supplié à genoux tant que j’ai pu.
Mes os perclus m’interdisent désormais cette posture.
Mère, Amos, Mpodol… Muulé, oh mon amour !
Je me suis réveillée un matin
J’étais plus âgée que vous tous.
Parcheminée ma peau.
Blanchis mes cheveux.
Déformés par l’arthrite mes doigts.
Saurez-vous encore me reconnaître ?
La mort vous a volés à moi,
se contentant de m’effleurer de son souffle fétide.
Je ne sais plus vivre.
Je me contente de vieillir
Et je compte les saisons.
17 A lèkè Bayemi conduisit son vieux tacot jusqu’à
la demeure de Likak. Une lettre était arrivée pour elle à la
gare d’Eseka. Une enveloppe kaki, épaisse, postée de France.
L’expéditeur avait simplement indiqué  : Likak Nyemb, gare
d’Eseka, Eseka – Cameroun, sans renseigner ses propres coor-
données. Personne ne connaissait de Likak Nyemb dans la
région, et les jeunes ne savaient pas le nom de celle que tous
n’appelaient plus que la vieille folle. Alors la lettre était restée là
plusieurs semaines avant que quelqu’un ne lui en parle. Il venait
pourtant tous les jours à la gare, son métier consistait à conduire
les voyageurs en provenance de Douala ou de Yaoundé jusqu’à
leur village. Dans son vieux Toyota Corolla, il réussissait en les
tassant bien, à installer six, voire sept personnes, en cette période
de fin d’année. À 500 francs CFA par personne le trajet, ou
même 1 000 lorsqu’il s’agissait de villages plus éloignés ou plus
difficiles d’accès, il n’était pas mécontent de sa vie.

341
À seize ans, il avait interrompu ses études après avoir échoué Ce matin-là, quelqu’un le prévint que le guichetier de la
deux fois au brevet. gare, un de ses cousins éloignés, voulait le rencontrer. Alèkè
— Que veux-tu faire de ta vie ? lui avait demandé son père y alla sans enthousiasme. Lorsqu’un membre de votre famille
en colère. Je ne veux pas dans ma maison d’un voyou qui court vous cherche ainsi avec insistance, il faut s’attendre à ce que
les bars grâce à mon argent. Si tu ne veux pas aller à l’école, je te ce soit pour vous demander de l’argent. Un enfant malade,
confierai une parcelle de terre. Tu te mettras au travail comme la scolarité à s’acquitter, toujours une de ces bonnes raisons
tout le monde. qu’il était difficile de rejeter. Il se composa une mine de cir-
Alèkè, savait très bien ce qu’il voulait faire, depuis petit, constance, décidé, quel que soit le malheur qui frappait son
c’était son rêve : cousin, à lui annoncer un drame encore plus grave auquel il
— Je veux conduire une voiture. devait faire face et qui, malgré sa bonne volonté, ne lui per-
Son père ne répondit rien sur le moment. Une semaine plus mettait pas de l’aider cette fois encore. Il fit si bien que le
tard, il revint sur le sujet : cousin s’en alarma :
— Tu travailleras la terre pendant deux ans, et tu écono- — Qui est mort ?
miseras le produit de ta récolte. J’ai parlé à mon cousin qui Alèkè se garda bien de tomber dans le piège :
tient le garage en centre-ville d’Eseka, il veut bien t’apprendre — Toi ça va ? Ta femme ? Les enfants ? Les parents ?
à conduire, ce sera uniquement pendant ton temps libre. Le — Oui, ça va, ça va, le coupa l’autre avec impatience.
moment venu, il pourra te trouver une voiture d’occasion en Alèkè se détendit un peu.
bon état à 500 mille francs CFA. Si tu arrives à en économiser — Nous aussi, par la grâce de Dieu, nous allons passer cette
la moitié, je paierai le complément. Mais alors, la voiture ce nouvelle année en bonne santé.
n’est pas pour s’amuser. Ce sera ton outil de travail. Je te l’ai — Mais alors pourquoi tu fais cette tête ? s’étonna le
dit, je n’ai pas élevé des fainéants. Tu dois gagner ta vie comme cousin.
n’importe quel homme. — Quelle tête ? s’énerva aussitôt Alèkè, laisse ma tête tran-
Cela faisait deux ans qu’il possédait son permis de conduire quille. À quel sujet voulais-tu me voir ? J’ai du travail tu sais,
et sa propre voiture. Il était heureux. Les jours calmes, il prenait le pendant que je perds mon temps ici, les autres chauffeurs ne
temps d’aller boire un coup avec les employés de la gare, mais il avait chôment pas. Bientôt, il ne restera plus de client pour moi.
été très occupé récemment. Le mois de décembre et les fêtes de fin Le cousin sortit une lettre de son tiroir :
d’année lui offraient son meilleur chiffre d’affaires. Sans compter — Elle est arrivée depuis plusieurs jours, je crois que ce sont
que tous les citadins semblaient vouloir passer ce réveillon de fin de les Nyemb de Pouma, ta famille maternelle. Mais j’ignorais qu’il
siècle dans leur village. Il n’avait jamais autant travaillé. y avait une jeune fille appelée Likak chez vous. Et puis pourquoi

342 343
À seize ans, il avait interrompu ses études après avoir échoué Ce matin-là, quelqu’un le prévint que le guichetier de la
deux fois au brevet. gare, un de ses cousins éloignés, voulait le rencontrer. Alèkè
— Que veux-tu faire de ta vie ? lui avait demandé son père y alla sans enthousiasme. Lorsqu’un membre de votre famille
en colère. Je ne veux pas dans ma maison d’un voyou qui court vous cherche ainsi avec insistance, il faut s’attendre à ce que
les bars grâce à mon argent. Si tu ne veux pas aller à l’école, je te ce soit pour vous demander de l’argent. Un enfant malade,
confierai une parcelle de terre. Tu te mettras au travail comme la scolarité à s’acquitter, toujours une de ces bonnes raisons
tout le monde. qu’il était difficile de rejeter. Il se composa une mine de cir-
Alèkè, savait très bien ce qu’il voulait faire, depuis petit, constance, décidé, quel que soit le malheur qui frappait son
c’était son rêve : cousin, à lui annoncer un drame encore plus grave auquel il
— Je veux conduire une voiture. devait faire face et qui, malgré sa bonne volonté, ne lui per-
Son père ne répondit rien sur le moment. Une semaine plus mettait pas de l’aider cette fois encore. Il fit si bien que le
tard, il revint sur le sujet : cousin s’en alarma :
— Tu travailleras la terre pendant deux ans, et tu écono- — Qui est mort ?
miseras le produit de ta récolte. J’ai parlé à mon cousin qui Alèkè se garda bien de tomber dans le piège :
tient le garage en centre-ville d’Eseka, il veut bien t’apprendre — Toi ça va ? Ta femme ? Les enfants ? Les parents ?
à conduire, ce sera uniquement pendant ton temps libre. Le — Oui, ça va, ça va, le coupa l’autre avec impatience.
moment venu, il pourra te trouver une voiture d’occasion en Alèkè se détendit un peu.
bon état à 500 mille francs CFA. Si tu arrives à en économiser — Nous aussi, par la grâce de Dieu, nous allons passer cette
la moitié, je paierai le complément. Mais alors, la voiture ce nouvelle année en bonne santé.
n’est pas pour s’amuser. Ce sera ton outil de travail. Je te l’ai — Mais alors pourquoi tu fais cette tête ? s’étonna le
dit, je n’ai pas élevé des fainéants. Tu dois gagner ta vie comme cousin.
n’importe quel homme. — Quelle tête ? s’énerva aussitôt Alèkè, laisse ma tête tran-
Cela faisait deux ans qu’il possédait son permis de conduire quille. À quel sujet voulais-tu me voir ? J’ai du travail tu sais,
et sa propre voiture. Il était heureux. Les jours calmes, il prenait le pendant que je perds mon temps ici, les autres chauffeurs ne
temps d’aller boire un coup avec les employés de la gare, mais il avait chôment pas. Bientôt, il ne restera plus de client pour moi.
été très occupé récemment. Le mois de décembre et les fêtes de fin Le cousin sortit une lettre de son tiroir :
d’année lui offraient son meilleur chiffre d’affaires. Sans compter — Elle est arrivée depuis plusieurs jours, je crois que ce sont
que tous les citadins semblaient vouloir passer ce réveillon de fin de les Nyemb de Pouma, ta famille maternelle. Mais j’ignorais qu’il
siècle dans leur village. Il n’avait jamais autant travaillé. y avait une jeune fille appelée Likak chez vous. Et puis pourquoi

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envoyer une lettre destinée à une fille de Pouma ici à Eseka ? Bref, en souvenir de son propre père et de son frère mort durant la
voilà, connais-tu cette personne ? La lettre vient de France. Une lutte pour l’indépendance. Il décida de lui montrer la lettre. Elle
de chez vous s’est trouvé un fiancé blanc là-bas ? saurait lui dire à qui elle était adressée. Sa mère connaissait tous
Il ne pouvait cacher sa curiosité. Alèkè s’empara de l’enve- les Nyemb de la création et leurs apparentés.
loppe. Elle était tachée, couverte de poussière. Il la soupesa : trop Apolline Nyemb pleura en voyant la lettre.
lourde pour contenir une simple lettre, pas assez pour un objet… — C’est bien elle. C’est Mbombo, grand-mère Likak.
De l’argent ? spécula-t-il. Qui serait assez fou pour envoyer de Alèkè soupira. Dès qu’on abordait certains sujets, sa mère
l’argent d’aussi loin par la poste ? Même à Eseka, il existait main- fondait en larmes. Elle qui menait à la baguette ses sept garçons
tenant un bureau Western Union. et son mari s’effondrait de chagrin à la moindre évocation de
— Oui, je la connais, confirma-t-il au cousin dévoré de curiosité. son frère, de Mpodol ou de quoi que ce soit lié à cette période.
— D’accord, je te confie la lettre alors. S’il y a quelque chose Son père se contentait de verrouiller son visage :
à gagner dans la transaction, n’oublie pas ton vieux frère. Ah oui, — Laisse tomber ses vieilles histoires, répondait-il à ses ques-
je n’ai pas laissé d’argent pour la ration en sortant ce matin. Tu tions. Tu veux encore faire pleurer ta mère ?
sais, nous ne recevrons nos salaires qu’aujourd’hui. J’ai dit à ma Alèkè et les jeunes de sa génération avaient grandi sans
femme que tu passerais en faisant ta tournée pour lui donner savoir vraiment ce qui s’était passé pendant les années sombres.
un petit 1 000 francs CFA. Je te les rendrai ce soir mon frère. L’histoire était douloureuse, dangereuse, et tenue secrète. Au
Alèkè s’en alla en emportant le courrier. Il s’en voulait de début des années 90, la mémoire de Mpodol ainsi que celle de
s’être fait piéger malgré ses précautions. Il y en a qui sont doués plusieurs de ses compagnons fut réhabilitée par le pouvoir. Mais
pour vous taper comme d’autres le sont pour le chant ou le l’entreprise fut par trop incomplète, aucune action commémo-
commerce. Ils font leurs calculs dans votre poche et parviennent rative ne fut organisée, aucune forme d’éducation à ce passé, les
toujours à vous soutirer un peu d’argent. manuels d’histoire y firent à peine allusion. La répression brutale
Il y avait bien une Likak dans son village, mais elle ne s’appe- avait laissé des traces indélébiles. Les langues ne se délièrent pas.
lait pas Nyemb. En tout cas, pas à sa connaissance. Et si c’était Apolline Nyemb veillait sur Likak comme si elle était sa
bien de cette femme-là qu’il s’agissait, elle n’était certainement propre mère. Tous les matins, avant d’aller travailler dans ses
pas jeune. La vieille folle, comme tous l’appelaient, était la per- plantations, elle s’arrêtait chez la vieille dame pour s’assurer
sonne la plus âgée de leur village, la personne la plus vieille qu’il qu’elle ne manquait de rien. Elle cuisinait pour elle. Personne
ait jamais vu de sa vie, et elle l’avait toujours été. n’expliqua à Alèkè la relation qui les liait. Il savait simplement
La mère d’Alèkè était une Nyemb de Pouma, mariée à un qu’elle était de sa famille et qu’il fallait s’en occuper. Enfant, il
Bayemi de Nguibassal Elle avait appelé son fils aîné Alexandre, en avait une peur bleue. Il se souviendrait toujours d’un soir,

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envoyer une lettre destinée à une fille de Pouma ici à Eseka ? Bref, en souvenir de son propre père et de son frère mort durant la
voilà, connais-tu cette personne ? La lettre vient de France. Une lutte pour l’indépendance. Il décida de lui montrer la lettre. Elle
de chez vous s’est trouvé un fiancé blanc là-bas ? saurait lui dire à qui elle était adressée. Sa mère connaissait tous
Il ne pouvait cacher sa curiosité. Alèkè s’empara de l’enve- les Nyemb de la création et leurs apparentés.
loppe. Elle était tachée, couverte de poussière. Il la soupesa : trop Apolline Nyemb pleura en voyant la lettre.
lourde pour contenir une simple lettre, pas assez pour un objet… — C’est bien elle. C’est Mbombo, grand-mère Likak.
De l’argent ? spécula-t-il. Qui serait assez fou pour envoyer de Alèkè soupira. Dès qu’on abordait certains sujets, sa mère
l’argent d’aussi loin par la poste ? Même à Eseka, il existait main- fondait en larmes. Elle qui menait à la baguette ses sept garçons
tenant un bureau Western Union. et son mari s’effondrait de chagrin à la moindre évocation de
— Oui, je la connais, confirma-t-il au cousin dévoré de curiosité. son frère, de Mpodol ou de quoi que ce soit lié à cette période.
— D’accord, je te confie la lettre alors. S’il y a quelque chose Son père se contentait de verrouiller son visage :
à gagner dans la transaction, n’oublie pas ton vieux frère. Ah oui, — Laisse tomber ses vieilles histoires, répondait-il à ses ques-
je n’ai pas laissé d’argent pour la ration en sortant ce matin. Tu tions. Tu veux encore faire pleurer ta mère ?
sais, nous ne recevrons nos salaires qu’aujourd’hui. J’ai dit à ma Alèkè et les jeunes de sa génération avaient grandi sans
femme que tu passerais en faisant ta tournée pour lui donner savoir vraiment ce qui s’était passé pendant les années sombres.
un petit 1 000 francs CFA. Je te les rendrai ce soir mon frère. L’histoire était douloureuse, dangereuse, et tenue secrète. Au
Alèkè s’en alla en emportant le courrier. Il s’en voulait de début des années 90, la mémoire de Mpodol ainsi que celle de
s’être fait piéger malgré ses précautions. Il y en a qui sont doués plusieurs de ses compagnons fut réhabilitée par le pouvoir. Mais
pour vous taper comme d’autres le sont pour le chant ou le l’entreprise fut par trop incomplète, aucune action commémo-
commerce. Ils font leurs calculs dans votre poche et parviennent rative ne fut organisée, aucune forme d’éducation à ce passé, les
toujours à vous soutirer un peu d’argent. manuels d’histoire y firent à peine allusion. La répression brutale
Il y avait bien une Likak dans son village, mais elle ne s’appe- avait laissé des traces indélébiles. Les langues ne se délièrent pas.
lait pas Nyemb. En tout cas, pas à sa connaissance. Et si c’était Apolline Nyemb veillait sur Likak comme si elle était sa
bien de cette femme-là qu’il s’agissait, elle n’était certainement propre mère. Tous les matins, avant d’aller travailler dans ses
pas jeune. La vieille folle, comme tous l’appelaient, était la per- plantations, elle s’arrêtait chez la vieille dame pour s’assurer
sonne la plus âgée de leur village, la personne la plus vieille qu’il qu’elle ne manquait de rien. Elle cuisinait pour elle. Personne
ait jamais vu de sa vie, et elle l’avait toujours été. n’expliqua à Alèkè la relation qui les liait. Il savait simplement
La mère d’Alèkè était une Nyemb de Pouma, mariée à un qu’elle était de sa famille et qu’il fallait s’en occuper. Enfant, il
Bayemi de Nguibassal Elle avait appelé son fils aîné Alexandre, en avait une peur bleue. Il se souviendrait toujours d’un soir,

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il devait avoir dans les treize, quatorze ans, où sa mère l’envoya Ses cris alertèrent ses parents occupés à dîner. Le père Bayemi
porter son dîner à la vieille dame. s’empara d’une machette, prêt à mettre en morceaux quiconque
Sa case était chichement éclairée par une lampe à pétrole. s’en prendrait à son fils. Pendant de longues minutes, Alèkè,
Fidèle à ses habitudes, elle parlait toute seule installée devant haletant, en larmes, n’arriva pas à reprendre suffisamment son
sa porte, une pipe coincée entre les dents. Il s’en approcha souffle pour raconter sa mésaventure à ses parents qui le pres-
la peur au ventre, plongé dans des négociations sans fin avec saient de questions. Sa mère pâlit en l’entendant :
le Bon Dieu à qui il promettait de mener une existence de — Comment dis-tu qu’elle t’a appelé ?
saint s’il lui offrait l’occasion de se sortir sans heurts de cette Sans attendre la réponse de l’enfant, elle prit la direction de
épreuve. Il s’approcha en tremblant, la vieille dame ne s’aper- la maison de la vieille dame.
çut pas de sa présence jusqu’à ce qu’il soit assez près d’elle — Attends demain, tenta de la raisonner son mari. À cha-
pour la toucher. cune de vos entrevues, tu reviens perturbée, incapable de fermer
— Bonsoir Mbombo, maman m’envoie te porter ton dîner. l’œil de la nuit. Plus de peur que de mal ce soir, après tout, per-
Elle s’était retournée d’un bond et il avait pris de plein fouet sonne n’est blessé.
son regard fou. — Tu n’y penses pas, lui répondit-elle, la pauvre, elle doit
— Kundè ? Kundè… Tu es là ? Mon fils, tu es revenu… être bouleversée. Quelle sotte j’ai été, j’aurais dû me douter
Mon enfant. que…
Elle se leva pour le prendre dans ses bras. Alèkè eut à peine le Elle s’interrompit brusquement en jetant un coup d’œil à Alèkè.
temps de jeter le panier qu’il tenait encore et s’enfuit comme s’il — Tu sais bien que je ne peux pas la laisser toute seule. Ne
avait le Diable aux trousses, sans même s’apercevoir qu’il perdait m’attendez pas, je dormirai là-bas ce soir.
ses sandales. Il avait l’impression que la vieille lui courait après. Alèkè et son père regardèrent Apolline Bayemi s’éloigner
— Kundè, mon fils, reviens, reviens je t’en prie. Pardonne- sans plus tenter de la retenir. Ses frères tenus au courant riaient
moi, je te demande pardon, pardonne-moi… de ses mésaventures :
Il entendait ses hurlements et ses pleurs, Alèkè n’aurait — Alèkè-Karl Lewis-Bayemi vient de battre le record du
jamais cru que les trois cents mètres qui séparaient la maison de monde…
ses parents de celle de la vieille dame puissent être si longs. Il Contrairement à son habitude, il ne s’en formalisa pas. Il
n’aurait pas couru plus vite si mille démons de l’enfer avaient été avait vraiment eu peur de mourir, il était persuadé que cette
à sa poursuite, pourtant, comme dans un mauvais rêve, ses pieds vieille folle transformée en animal sauvage, en démon ou que
pesaient des tonnes et lui donnaient l’impression de pédaler sur sais-je, l’avait coursé et bien failli le tuer. Maintenant qu’il était
place alors que le danger se rapprochait. en sécurité chez lui, il pleurait sans discontinuer.

346 347
il devait avoir dans les treize, quatorze ans, où sa mère l’envoya Ses cris alertèrent ses parents occupés à dîner. Le père Bayemi
porter son dîner à la vieille dame. s’empara d’une machette, prêt à mettre en morceaux quiconque
Sa case était chichement éclairée par une lampe à pétrole. s’en prendrait à son fils. Pendant de longues minutes, Alèkè,
Fidèle à ses habitudes, elle parlait toute seule installée devant haletant, en larmes, n’arriva pas à reprendre suffisamment son
sa porte, une pipe coincée entre les dents. Il s’en approcha souffle pour raconter sa mésaventure à ses parents qui le pres-
la peur au ventre, plongé dans des négociations sans fin avec saient de questions. Sa mère pâlit en l’entendant :
le Bon Dieu à qui il promettait de mener une existence de — Comment dis-tu qu’elle t’a appelé ?
saint s’il lui offrait l’occasion de se sortir sans heurts de cette Sans attendre la réponse de l’enfant, elle prit la direction de
épreuve. Il s’approcha en tremblant, la vieille dame ne s’aper- la maison de la vieille dame.
çut pas de sa présence jusqu’à ce qu’il soit assez près d’elle — Attends demain, tenta de la raisonner son mari. À cha-
pour la toucher. cune de vos entrevues, tu reviens perturbée, incapable de fermer
— Bonsoir Mbombo, maman m’envoie te porter ton dîner. l’œil de la nuit. Plus de peur que de mal ce soir, après tout, per-
Elle s’était retournée d’un bond et il avait pris de plein fouet sonne n’est blessé.
son regard fou. — Tu n’y penses pas, lui répondit-elle, la pauvre, elle doit
— Kundè ? Kundè… Tu es là ? Mon fils, tu es revenu… être bouleversée. Quelle sotte j’ai été, j’aurais dû me douter
Mon enfant. que…
Elle se leva pour le prendre dans ses bras. Alèkè eut à peine le Elle s’interrompit brusquement en jetant un coup d’œil à Alèkè.
temps de jeter le panier qu’il tenait encore et s’enfuit comme s’il — Tu sais bien que je ne peux pas la laisser toute seule. Ne
avait le Diable aux trousses, sans même s’apercevoir qu’il perdait m’attendez pas, je dormirai là-bas ce soir.
ses sandales. Il avait l’impression que la vieille lui courait après. Alèkè et son père regardèrent Apolline Bayemi s’éloigner
— Kundè, mon fils, reviens, reviens je t’en prie. Pardonne- sans plus tenter de la retenir. Ses frères tenus au courant riaient
moi, je te demande pardon, pardonne-moi… de ses mésaventures :
Il entendait ses hurlements et ses pleurs, Alèkè n’aurait — Alèkè-Karl Lewis-Bayemi vient de battre le record du
jamais cru que les trois cents mètres qui séparaient la maison de monde…
ses parents de celle de la vieille dame puissent être si longs. Il Contrairement à son habitude, il ne s’en formalisa pas. Il
n’aurait pas couru plus vite si mille démons de l’enfer avaient été avait vraiment eu peur de mourir, il était persuadé que cette
à sa poursuite, pourtant, comme dans un mauvais rêve, ses pieds vieille folle transformée en animal sauvage, en démon ou que
pesaient des tonnes et lui donnaient l’impression de pédaler sur sais-je, l’avait coursé et bien failli le tuer. Maintenant qu’il était
place alors que le danger se rapprochait. en sécurité chez lui, il pleurait sans discontinuer.

346 347
Le père Bayemi était un homme dur à la peine et avare à colporter de telles sornettes. Sa réaction violente était bien la
de mots. Les gestes de tendresse n’étaient pas son fort. Avec la preuve à leurs yeux qu’il y avait anguille sous roche.
rudesse qui le caractérisait, il se contenta d’intimer à ses enfants — Pourquoi tu protèges une femme si mauvaise ? lui
l’ordre de laisser leur frère en paix avant de reprendre son dîner demanda Alèkè.
comme s’il n’avait jamais été perturbé. Sa présence taciturne ras- — Mauvaise ! cria Apolline Bayemi hors d’elle. Elle t’a fait
surait les garçons tout de même un peu inquiets. quoi, à toi, Alexandre Nyemb ? Elle t’a agressé, elle t’a frappé,
La maison de la vieille était sur le chemin de l’école. Comme insulté ? Pourquoi la calomnies-tu, enfant sans cœur ?
tous les enfants du village, il faisait un grand détour matin et — Mais tu vois bien, elle est toute maigre, elle parle toute
soir pour ne pas avoir à passer devant. Les plus folles rumeurs seule, elle ne sort jamais de chez elle, ses cheveux sont tout
couraient sur son compte. Elle passait pour être la sorcière la emmêlés sur sa tête, elle est vraiment trop bizarre, maman.
plus puissante de la région si ce n’est du monde. Jean Song, un À part nous, personne ne lui rend visite.
copain de leur âge, leur avait raconté que son cousin avait dit — Je ne comprends toujours pas pourquoi tu dis qu’elle
à sa femme qui l’avait dit à sa sœur qui l’avait dit à la mère de est mauvaise, ni le mal qu’elle t’a fait à toi. Et tu te trompes,
Song, que la nuit venue, la vieille se changeait parfois en hibou fils, tout le monde l’aime beaucoup dans ce village. Moi je
pour voyager dans les pays lointains, et d’autres fois en animal lui prépare à manger, la maman de ton fameux Song lui lave
pour se promener dans la forêt. Lors d’une partie de chasse, le son linge, s’assure que sa maison est toujours propre. La der-
cousin tira à la flèche sur une biche. Avant que l’arme n’atteigne nière fois qu’elle est tombée malade, les Bikaï lui ont acheté
sa cible, l’animal prit l’apparence de la vieille dame, se saisit de la ses médicaments.
flèche et la brisa comme une vulgaire brindille. Le cousin s’enfuit — Mais… insista Alèkè que l’injustice de la bastonnade
devant un tel prodige. Il garda longtemps son secret puis finit subie rendait téméraire.
par l’avouer à son épouse, qui le dit à sa sœur, qui à son tour le Apolline Nyemb n’était pas réputée pour sa patience :
confia à la mère de Song… — Maintenant ça suffit ! cria-t-elle. Tu n’as pas eu ta dose,
L’histoire alimenta longtemps les discussions de cour de tu veux t’en reprendre une ? J’ai dit, plus jamais je ne veux vous
récréation. Chacun y alla de son anecdote personnelle. Chaque entendre dire du mal de Mbombo Likak, sinon…
gamin connaissait quelqu’un qui connaissait quelqu’un qui avait Elle n’acheva pas sa phrase et ses garçons se turent. Mais ils
eu maille à partir avec la sorcière. La première fois que les garçons n’en pensaient pas moins. Pour Alèkè, ce soir, la vieille folle avait
en discutèrent en présence de leur mère, ils eurent tous droit à vraiment apporté la preuve de sa noirceur. Sa mère ne pourrait
une fessée dans les règles de l’art. Elle leur promit qu’elle leur plus lui dire « quel mal t’a-t-elle fait à toi, Alexandre Nyemb ? »
arracherait la peau du dos à coup de fouet si elle les reprenait maintenant qu’elle avait délibérément essayé de le tuer !

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Le père Bayemi était un homme dur à la peine et avare à colporter de telles sornettes. Sa réaction violente était bien la
de mots. Les gestes de tendresse n’étaient pas son fort. Avec la preuve à leurs yeux qu’il y avait anguille sous roche.
rudesse qui le caractérisait, il se contenta d’intimer à ses enfants — Pourquoi tu protèges une femme si mauvaise ? lui
l’ordre de laisser leur frère en paix avant de reprendre son dîner demanda Alèkè.
comme s’il n’avait jamais été perturbé. Sa présence taciturne ras- — Mauvaise ! cria Apolline Bayemi hors d’elle. Elle t’a fait
surait les garçons tout de même un peu inquiets. quoi, à toi, Alexandre Nyemb ? Elle t’a agressé, elle t’a frappé,
La maison de la vieille était sur le chemin de l’école. Comme insulté ? Pourquoi la calomnies-tu, enfant sans cœur ?
tous les enfants du village, il faisait un grand détour matin et — Mais tu vois bien, elle est toute maigre, elle parle toute
soir pour ne pas avoir à passer devant. Les plus folles rumeurs seule, elle ne sort jamais de chez elle, ses cheveux sont tout
couraient sur son compte. Elle passait pour être la sorcière la emmêlés sur sa tête, elle est vraiment trop bizarre, maman.
plus puissante de la région si ce n’est du monde. Jean Song, un À part nous, personne ne lui rend visite.
copain de leur âge, leur avait raconté que son cousin avait dit — Je ne comprends toujours pas pourquoi tu dis qu’elle
à sa femme qui l’avait dit à sa sœur qui l’avait dit à la mère de est mauvaise, ni le mal qu’elle t’a fait à toi. Et tu te trompes,
Song, que la nuit venue, la vieille se changeait parfois en hibou fils, tout le monde l’aime beaucoup dans ce village. Moi je
pour voyager dans les pays lointains, et d’autres fois en animal lui prépare à manger, la maman de ton fameux Song lui lave
pour se promener dans la forêt. Lors d’une partie de chasse, le son linge, s’assure que sa maison est toujours propre. La der-
cousin tira à la flèche sur une biche. Avant que l’arme n’atteigne nière fois qu’elle est tombée malade, les Bikaï lui ont acheté
sa cible, l’animal prit l’apparence de la vieille dame, se saisit de la ses médicaments.
flèche et la brisa comme une vulgaire brindille. Le cousin s’enfuit — Mais… insista Alèkè que l’injustice de la bastonnade
devant un tel prodige. Il garda longtemps son secret puis finit subie rendait téméraire.
par l’avouer à son épouse, qui le dit à sa sœur, qui à son tour le Apolline Nyemb n’était pas réputée pour sa patience :
confia à la mère de Song… — Maintenant ça suffit ! cria-t-elle. Tu n’as pas eu ta dose,
L’histoire alimenta longtemps les discussions de cour de tu veux t’en reprendre une ? J’ai dit, plus jamais je ne veux vous
récréation. Chacun y alla de son anecdote personnelle. Chaque entendre dire du mal de Mbombo Likak, sinon…
gamin connaissait quelqu’un qui connaissait quelqu’un qui avait Elle n’acheva pas sa phrase et ses garçons se turent. Mais ils
eu maille à partir avec la sorcière. La première fois que les garçons n’en pensaient pas moins. Pour Alèkè, ce soir, la vieille folle avait
en discutèrent en présence de leur mère, ils eurent tous droit à vraiment apporté la preuve de sa noirceur. Sa mère ne pourrait
une fessée dans les règles de l’art. Elle leur promit qu’elle leur plus lui dire « quel mal t’a-t-elle fait à toi, Alexandre Nyemb ? »
arracherait la peau du dos à coup de fouet si elle les reprenait maintenant qu’elle avait délibérément essayé de le tuer !

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— Mais pourquoi est-elle aussi méchante ? finit-il par torturée, affamée pendant des jours pour l’obliger à donner les
demander à son père d’une voix encore altérée par le choc. noms des autres rebelles. Ils l’ont conduite de nuit dans la forêt,
Pourquoi m’en veut-elle ? Je ne lui ai jamais rien fait. l’ont obligé à creuser une tombe pour ensevelir un corps trouvé
Le père Bayemi ne répondit pas tout de suite. Il s’empara de sauvagement dépecé dans les bois. Celui de son propre fils, lui
son bout de viande et s’apprêta à le porter en bouche. Il man- soutenaient-ils. Vos grands-mères, Christine, l’épouse de Papa
geait toujours de la même manière. En premier, il engloutissait Amos ainsi que Thérèse votre grand-mère maternelle, ont réuni
rapidement riz, légumes, macabo, manioc. Puis il buvait un verre une délégation de femmes et sont allées voir les Blancs pour
d’eau comme pour se rincer la bouche avant d’entamer dans obtenir sa libération. Gérard Le Gall aussi a pris sa défense.
un soupir de contentement sa friandise ultime, le morceau de Elle ne savait rien, Um et ses camarades étaient morts, il n’était
viande qu’il avait gardé pour la fin. Il le reposa dans l’assiette, plus nécessaire de s’en prendre à une femme sans défense, a-t-il
avec un regard de regret, repoussant sa dégustation à plus tard. plaidé. Les femmes ont installé leurs nattes, devant la maison
— Elle n’a rien contre toi, fils, bien au contraire. Et elle n’est d’arrêt, passé des jours et des nuits à supplier et à pleurer. Au bout
pas mauvaise, elle perd un peu la tête, voilà tout. Cette région a d’un moment, l’épouse de Le Gall les a rejointes. La nouvelle
été durement affectée lors des luttes pour l’indépendance et les a fait le tour de la région, le Ko’ô a battu le rappel des troupes,
brimades qui leur ont succédé. Mais, Mbombo Likak… Aucun d’autres femmes sont venues ; des centaines ? Je n’en ai jamais
être humain ne devrait avoir à souffrir ce qu’elle a souffert. Alors vu autant regroupées au même endroit. Les Blancs étaient bien
de temps à autre, tout cela remonte à la surface et elle perd le embarrassés, ils avaient raté l’occasion de l’éliminer discrète-
sens des réalités, voilà. Rien à voir avec toi. ment, maintenant la situation leur échappait, ils n’allaient pas
Il essaya à nouveau de manger, mais Alèkè n’en avait pas fini : s’en prendre à un groupe de femmes en pleurs… Ils ont fini par
— Et pourquoi m’a-t-elle appelé Kundè ? libérer Mbombo Likak plus morte que vive, elle et d’autres. Une
Le père Bayemi planta son regard dans celui de son fils. amnistie, ont-ils déclaré, une preuve de leur souci d’apaiser la
Alèkè y lut une si profonde tristesse qu’il regretta son insistance. région. Christine et Thérèse se sont occupées de Mbombo Likak
— Kundè était son fils, ton cousin, le fils du grand frère de ta jusqu’à leur mort ; depuis, tout le village a pris le relais. Voyez-
mère dont tu portes le nom. Et c’est fou ce que tu lui ressembles. vous, le pire, fils, c’est qu’aucun homme, aucun de nous ne s’est
Le père Bayemi hésita quelque peu pour finir par raconter levé. Nous avions perdu nos boussoles dans ce combat. La mort
comme à regret : de Mpodol avait durci le conflit entre l’occupant et la branche
— Mbombo Likak était avec ton oncle lorsqu’il est mort. armée de la rébellion, nous en faisions les frais. Une dénoncia-
Elle a été arrêtée puis emprisonnée par les militaires. Mpodol tion, le moindre soupçon de sédition, une parole ou une attitude
venait d’être assassiné, ainsi que ton grand-oncle Amos. Ils l’ont jugée déplacée et tu risquais ta vie. Nous n’osions plus bouger,

350 351
— Mais pourquoi est-elle aussi méchante ? finit-il par torturée, affamée pendant des jours pour l’obliger à donner les
demander à son père d’une voix encore altérée par le choc. noms des autres rebelles. Ils l’ont conduite de nuit dans la forêt,
Pourquoi m’en veut-elle ? Je ne lui ai jamais rien fait. l’ont obligé à creuser une tombe pour ensevelir un corps trouvé
Le père Bayemi ne répondit pas tout de suite. Il s’empara de sauvagement dépecé dans les bois. Celui de son propre fils, lui
son bout de viande et s’apprêta à le porter en bouche. Il man- soutenaient-ils. Vos grands-mères, Christine, l’épouse de Papa
geait toujours de la même manière. En premier, il engloutissait Amos ainsi que Thérèse votre grand-mère maternelle, ont réuni
rapidement riz, légumes, macabo, manioc. Puis il buvait un verre une délégation de femmes et sont allées voir les Blancs pour
d’eau comme pour se rincer la bouche avant d’entamer dans obtenir sa libération. Gérard Le Gall aussi a pris sa défense.
un soupir de contentement sa friandise ultime, le morceau de Elle ne savait rien, Um et ses camarades étaient morts, il n’était
viande qu’il avait gardé pour la fin. Il le reposa dans l’assiette, plus nécessaire de s’en prendre à une femme sans défense, a-t-il
avec un regard de regret, repoussant sa dégustation à plus tard. plaidé. Les femmes ont installé leurs nattes, devant la maison
— Elle n’a rien contre toi, fils, bien au contraire. Et elle n’est d’arrêt, passé des jours et des nuits à supplier et à pleurer. Au bout
pas mauvaise, elle perd un peu la tête, voilà tout. Cette région a d’un moment, l’épouse de Le Gall les a rejointes. La nouvelle
été durement affectée lors des luttes pour l’indépendance et les a fait le tour de la région, le Ko’ô a battu le rappel des troupes,
brimades qui leur ont succédé. Mais, Mbombo Likak… Aucun d’autres femmes sont venues ; des centaines ? Je n’en ai jamais
être humain ne devrait avoir à souffrir ce qu’elle a souffert. Alors vu autant regroupées au même endroit. Les Blancs étaient bien
de temps à autre, tout cela remonte à la surface et elle perd le embarrassés, ils avaient raté l’occasion de l’éliminer discrète-
sens des réalités, voilà. Rien à voir avec toi. ment, maintenant la situation leur échappait, ils n’allaient pas
Il essaya à nouveau de manger, mais Alèkè n’en avait pas fini : s’en prendre à un groupe de femmes en pleurs… Ils ont fini par
— Et pourquoi m’a-t-elle appelé Kundè ? libérer Mbombo Likak plus morte que vive, elle et d’autres. Une
Le père Bayemi planta son regard dans celui de son fils. amnistie, ont-ils déclaré, une preuve de leur souci d’apaiser la
Alèkè y lut une si profonde tristesse qu’il regretta son insistance. région. Christine et Thérèse se sont occupées de Mbombo Likak
— Kundè était son fils, ton cousin, le fils du grand frère de ta jusqu’à leur mort ; depuis, tout le village a pris le relais. Voyez-
mère dont tu portes le nom. Et c’est fou ce que tu lui ressembles. vous, le pire, fils, c’est qu’aucun homme, aucun de nous ne s’est
Le père Bayemi hésita quelque peu pour finir par raconter levé. Nous avions perdu nos boussoles dans ce combat. La mort
comme à regret : de Mpodol avait durci le conflit entre l’occupant et la branche
— Mbombo Likak était avec ton oncle lorsqu’il est mort. armée de la rébellion, nous en faisions les frais. Une dénoncia-
Elle a été arrêtée puis emprisonnée par les militaires. Mpodol tion, le moindre soupçon de sédition, une parole ou une attitude
venait d’être assassiné, ainsi que ton grand-oncle Amos. Ils l’ont jugée déplacée et tu risquais ta vie. Nous n’osions plus bouger,

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nous terrant comme des rats apeurés. Les femmes ont lavé notre La vie était dure et les garçons n’avaient pas souvent l’op-
honneur. Les femmes et un homme, un Blanc. portunité de se resservir. Mais ce soir-là, ils n’auraient rien pu
Il avait parlé de longues minutes, comme perdu dans ses avaler, même en y mettant la meilleure volonté. Ils remirent la
pensées, sans s’apercevoir que ses enfants devenaient blêmes. Au nourriture dans la casserole et, dans un silence inhabituel, s’ac-
fil de son récit, ils s’étaient rapprochés les uns des autres pour se quittèrent des dernières tâches domestiques avant le coucher.
protéger des horreurs qu’ils entendaient. À nouveau, il soupira : Plus jamais cette question ne serait abordée chez les Bayemi.
— Quand l’enfant pose une question avec insistance, le père Pas avant l’arrivée de la lettre.
comprend qu’il est assez grand pour entendre la réponse.
Il prit son morceau de viande et le posa dans l’assiette com-
mune dans laquelle mangeaient ses garçons. Puis, sans doute
pour la première fois de sa vie, le père Bayemi alla dans la cui-
sine de sa femme et se servit, dans la casserole, les restes de leur
dîner qu’elle avait mis de côté comme à son habitude pour le
déjeuner du lendemain.
— Tenez, mangez encore ça et ensuite vous ferez la vaisselle,
vous rangerez tout avant d’aller vous coucher. Demain est un
autre jour.
Il se dirigeait vers sa chambre quand Alèkè l’interpella de
nouveau :
— Alors il est mort ? demanda le garçon d’une petite voix.
Je veux dire Kundè, mon… Mon cousin, c’était bien lui qu’elle
a enterré ?
Le père Bayemi répondit sans se retourner :
— Mbombo Likak a toujours affirmé que non. Plusieurs
jeunes gens ont disparu à cette époque. Certains sont morts
je suppose, d’autres contraints à l’exil se sont réfugiés dans les
pays limitrophes. Vous aviez un autre cousin, Joseph Manguele,
ils avaient le même âge et étaient amis. Lui non plus, on ne l’a
jamais revu par ici. Maintenant, mangez.

352
nous terrant comme des rats apeurés. Les femmes ont lavé notre La vie était dure et les garçons n’avaient pas souvent l’op-
honneur. Les femmes et un homme, un Blanc. portunité de se resservir. Mais ce soir-là, ils n’auraient rien pu
Il avait parlé de longues minutes, comme perdu dans ses avaler, même en y mettant la meilleure volonté. Ils remirent la
pensées, sans s’apercevoir que ses enfants devenaient blêmes. Au nourriture dans la casserole et, dans un silence inhabituel, s’ac-
fil de son récit, ils s’étaient rapprochés les uns des autres pour se quittèrent des dernières tâches domestiques avant le coucher.
protéger des horreurs qu’ils entendaient. À nouveau, il soupira : Plus jamais cette question ne serait abordée chez les Bayemi.
— Quand l’enfant pose une question avec insistance, le père Pas avant l’arrivée de la lettre.
comprend qu’il est assez grand pour entendre la réponse.
Il prit son morceau de viande et le posa dans l’assiette com-
mune dans laquelle mangeaient ses garçons. Puis, sans doute
pour la première fois de sa vie, le père Bayemi alla dans la cui-
sine de sa femme et se servit, dans la casserole, les restes de leur
dîner qu’elle avait mis de côté comme à son habitude pour le
déjeuner du lendemain.
— Tenez, mangez encore ça et ensuite vous ferez la vaisselle,
vous rangerez tout avant d’aller vous coucher. Demain est un
autre jour.
Il se dirigeait vers sa chambre quand Alèkè l’interpella de
nouveau :
— Alors il est mort ? demanda le garçon d’une petite voix.
Je veux dire Kundè, mon… Mon cousin, c’était bien lui qu’elle
a enterré ?
Le père Bayemi répondit sans se retourner :
— Mbombo Likak a toujours affirmé que non. Plusieurs
jeunes gens ont disparu à cette époque. Certains sont morts
je suppose, d’autres contraints à l’exil se sont réfugiés dans les
pays limitrophes. Vous aviez un autre cousin, Joseph Manguele,
ils avaient le même âge et étaient amis. Lui non plus, on ne l’a
jamais revu par ici. Maintenant, mangez.

352
18 K undè !
À l’évocation de ton nom, ma peau, mon sang, mes tripes, le
bout de mes doigts, le blanc de mes yeux, chaque partie de moi irra-
die d’une douleur distincte, séparée des autres, solitaire.
Kundè !
Rond mon ventre, riche de toi.
Pleins mes seins, rien que pour toi.
Tendres mes lèvres, sur ton crâne.
Douces mes caresses, sur ta peau.
Fier, mon regard, sur tes premiers pas.
Petit bonhomme fragile et courageux, tu t’élances.
Tes pieds laissent des empreintes légères
sur la poussière de janvier.
Mon fils
Mon unique
Mon ineffable joie
Ma lancinante douleur.
Les souvenirs me malmènent et m’épuisent.
À l’évocation de ton nom, chaque part de moi,
hurle, distincte et solitaire. Tu es la vie,
Kundè ! exigeante et sublime.
Peur pour toi, Si peur ! Tu es mon éclat de rire secret,
Je n’étais que manque, angoisse, colère l'élan de joie qui danse au soleil.
Colère… Est-ce que l’on dit ces choses-là ?
La vie me faisait mal. Kundè !
Je rendais les coups. Où es-tu enfant ?
Tu es ma victime collatérale. Te reverrais-je un jour ?
Tu t’es heurté à l’acier de mes os. As-tu rencontré sur cette vaste terre,
Écorché à mes aspérités, une main amie, une couche accueillante ?
tu as bu jusqu’à la lie le lait de mon amertume. Es-tu heureux fils ?
Panser tes blessures, Es-tu vivant ou mort ?
Veiller sur ton sommeil, Mon fils
M’assurer que tu manges à ta faim. Mon unique
Je savais faire. Mon ineffable joie
Qui allait te protéger de moi ? Ma lancinante douleur.
Pardonne-moi fils. Les souvenirs me malmènent et m’épuisent.
Pardonne ! À l’évocation de ton nom, chaque part de moi,
Si tu savais comme je regrette . hurle, distincte et solitaire.
Kundè ! Mère évidée.
Tu vaux tous les risques et les sacrifices, Abîme de regrets.
chaque larme versée, Inconsolée, à jamais.
tous les coups que j’ai pris. Où est mon enfant ?
Ma lancinante douleur.
Les souvenirs me malmènent et m’épuisent.
À l’évocation de ton nom, chaque part de moi,
hurle, distincte et solitaire. Tu es la vie,
Kundè ! exigeante et sublime.
Peur pour toi, Si peur ! Tu es mon éclat de rire secret,
Je n’étais que manque, angoisse, colère l'élan de joie qui danse au soleil.
Colère… Est-ce que l’on dit ces choses-là ?
La vie me faisait mal. Kundè !
Je rendais les coups. Où es-tu enfant ?
Tu es ma victime collatérale. Te reverrais-je un jour ?
Tu t’es heurté à l’acier de mes os. As-tu rencontré sur cette vaste terre,
Écorché à mes aspérités, une main amie, une couche accueillante ?
tu as bu jusqu’à la lie le lait de mon amertume. Es-tu heureux fils ?
Panser tes blessures, Es-tu vivant ou mort ?
Veiller sur ton sommeil, Mon fils
M’assurer que tu manges à ta faim. Mon unique
Je savais faire. Mon ineffable joie
Qui allait te protéger de moi ? Ma lancinante douleur.
Pardonne-moi fils. Les souvenirs me malmènent et m’épuisent.
Pardonne ! À l’évocation de ton nom, chaque part de moi,
Si tu savais comme je regrette . hurle, distincte et solitaire.
Kundè ! Mère évidée.
Tu vaux tous les risques et les sacrifices, Abîme de regrets.
chaque larme versée, Inconsolée, à jamais.
tous les coups que j’ai pris. Où est mon enfant ?
19 A lèkè Bayemi gara son vieux Toyota Corolla dans la
cour. Il n’était pas rassuré, devait-il s’avouer. Mais la curiosité éveil-
lée par la lettre était plus forte que son appréhension. Qui pouvait
bien écrire à la vieille dame ? Et de France encore.
— Laisse-moi la lettre, lui avait dit sa mère, connaissant ses
réticences. Je la lui porterai.
Il avait insisté pour faire lui-même la commission. Il trouva
la vieille dame, assise à sa place habituelle, devant sa maison. Le
menuisier du village avait, quelques années auparavant, confec-
tionné à son intention un beau siège à accoudoir en bois brut. Elle
y avait installé des coussins, des vieux pagnes colorés lui servaient
de couvertures. Tous les jours, elle s’asseyait là. Les hommes et les
femmes du village lui donnaient le bonjour en passant, les enfants
s’obligeaient à de grands détours pour contourner sa case, elle ne
semblait même pas s’en apercevoir. Les yeux fixés sur l’horizon,
une pipe fumant doucement entre ses lèvres, elle parlait aux esprits.

359
Alèkè Bayemi avait compris la leçon. Cette fois, il s’arran- je ne suis jamais allée nulle part où mes pieds ne pouvaient me
gea pour ne pas la surprendre. Il approcha sa voiture jusqu’au porter.
milieu de la cour afin que le bruit du moteur attire l’attention de Elle leva sur lui un regard malicieux :
la vieille dame. Il en sortit en claquant bruyamment la portière : — Peut-être pourrais-tu m’apprendre à conduire.
— Mbombo, c’est moi, Alèkè, le fils de Mama Apolline, Alèkè faillit s’étouffer, une gorgée d’eau qui passait mal.
comment vas-tu aujourd’hui ? Se pourrait-il qu’elle soit vraiment folle ? Elle partit d’un grand
— Pas besoin de crier enfant, lui répondit la vieille dame, je éclat de rire.
sais qui tu es. Une bien jolie voiture que tu as là. — Je plaisante enfant, mais je veux bien que tu m’emmènes
Alèkè ne s’attendait pas du tout à la trouver si calme, ni faire un tour. Tu peux bien faire ça pour ta vieille grand-mère
si… normale. Dans les cauchemars de son enfance, elle avait non ?
des dents noires pointues, de longs doigts griffus, elle hurlait Il s’en défendait, se méfiait, mais malgré lui, le charme opé-
« Kunndèèè… » d’une voix gutturale en essayant de l’attraper rait. Son épaisse chevelure blanche emmêlée et bouclée, lui faisait
tandis que ses pieds refusaient de courir. Son cœur battait la cha- un afro très disco, pensa-t-il. Son rire, sa voix lui plaisaient, il
made. Il repoussa loin dans son esprit le souvenir de ses terreurs aimait bien ses taquineries aussi. Elle revint s’asseoir sur son fau-
d’antan. Objectivement, elle était vieille et faible, lui dans toute la teuil et tira les pagnes sur ses jambes malgré la chaleur.
force, l’éclat de sa jeunesse. Il ne risquait rien. Objectivement… — Prends donc ce tabouret là-bas, et viens près de moi. Plus
Encore qu’avec les sorcières, qui pouvait savoir ? près jeune homme, je ne vais pas te manger. Maintenant dis-moi,
La lettre pesait des tonnes dans sa main, il transpirait qu’est-ce qui t’amène ?
abondamment. Alèkè lui tendit la lettre en expliquant le trajet qu’elle avait
— Il fait chaud, hein ? sourit la vieille dame en résonance accompli, le temps que cela avait pris. La vieille dame ne fit pas
avec ses pensées. Va donc te servir un verre d’eau à l’intérieur, et mine de prendre le colis. Il vit ses mains se crisper en signe de
ensuite, tu viendras me faire part de l’objet de ta visite. Je n’ose nervosité :
croire que tu as fait tout ce trajet uniquement par courtoisie. — Ouvre-la, lui dit-elle simplement.
Lorsqu’il revint, la vieille dame s’était rapprochée de la voi- Il déchira la tête de l’enveloppe avec précaution et en sortit
ture. De surprise, il faillit lâcher son verre d’eau. d’abord quatre photos. Elles étaient maintenues par un trom-
— Sais-tu que la seule fois de ma vie où je suis montée dans bone et au-dessus, un post-it avait été collé. Alèkè n’arriva pas à
une auto, c’est quand les militaires m’ont arrêtée et conduite en déchiffrer les mots écrits. Ce n’était pas du français.
prison à la mort de Muulé ? Quand j’avais ton âge, je rêvais de — Fais voir, dit la vieille dame. Non, pas les photos, juste le
parcourir le monde. Je connais toute la région par cœur, mais mot. C’est écrit en bassa.

360 361
Alèkè Bayemi avait compris la leçon. Cette fois, il s’arran- je ne suis jamais allée nulle part où mes pieds ne pouvaient me
gea pour ne pas la surprendre. Il approcha sa voiture jusqu’au porter.
milieu de la cour afin que le bruit du moteur attire l’attention de Elle leva sur lui un regard malicieux :
la vieille dame. Il en sortit en claquant bruyamment la portière : — Peut-être pourrais-tu m’apprendre à conduire.
— Mbombo, c’est moi, Alèkè, le fils de Mama Apolline, Alèkè faillit s’étouffer, une gorgée d’eau qui passait mal.
comment vas-tu aujourd’hui ? Se pourrait-il qu’elle soit vraiment folle ? Elle partit d’un grand
— Pas besoin de crier enfant, lui répondit la vieille dame, je éclat de rire.
sais qui tu es. Une bien jolie voiture que tu as là. — Je plaisante enfant, mais je veux bien que tu m’emmènes
Alèkè ne s’attendait pas du tout à la trouver si calme, ni faire un tour. Tu peux bien faire ça pour ta vieille grand-mère
si… normale. Dans les cauchemars de son enfance, elle avait non ?
des dents noires pointues, de longs doigts griffus, elle hurlait Il s’en défendait, se méfiait, mais malgré lui, le charme opé-
« Kunndèèè… » d’une voix gutturale en essayant de l’attraper rait. Son épaisse chevelure blanche emmêlée et bouclée, lui faisait
tandis que ses pieds refusaient de courir. Son cœur battait la cha- un afro très disco, pensa-t-il. Son rire, sa voix lui plaisaient, il
made. Il repoussa loin dans son esprit le souvenir de ses terreurs aimait bien ses taquineries aussi. Elle revint s’asseoir sur son fau-
d’antan. Objectivement, elle était vieille et faible, lui dans toute la teuil et tira les pagnes sur ses jambes malgré la chaleur.
force, l’éclat de sa jeunesse. Il ne risquait rien. Objectivement… — Prends donc ce tabouret là-bas, et viens près de moi. Plus
Encore qu’avec les sorcières, qui pouvait savoir ? près jeune homme, je ne vais pas te manger. Maintenant dis-moi,
La lettre pesait des tonnes dans sa main, il transpirait qu’est-ce qui t’amène ?
abondamment. Alèkè lui tendit la lettre en expliquant le trajet qu’elle avait
— Il fait chaud, hein ? sourit la vieille dame en résonance accompli, le temps que cela avait pris. La vieille dame ne fit pas
avec ses pensées. Va donc te servir un verre d’eau à l’intérieur, et mine de prendre le colis. Il vit ses mains se crisper en signe de
ensuite, tu viendras me faire part de l’objet de ta visite. Je n’ose nervosité :
croire que tu as fait tout ce trajet uniquement par courtoisie. — Ouvre-la, lui dit-elle simplement.
Lorsqu’il revint, la vieille dame s’était rapprochée de la voi- Il déchira la tête de l’enveloppe avec précaution et en sortit
ture. De surprise, il faillit lâcher son verre d’eau. d’abord quatre photos. Elles étaient maintenues par un trom-
— Sais-tu que la seule fois de ma vie où je suis montée dans bone et au-dessus, un post-it avait été collé. Alèkè n’arriva pas à
une auto, c’est quand les militaires m’ont arrêtée et conduite en déchiffrer les mots écrits. Ce n’était pas du français.
prison à la mort de Muulé ? Quand j’avais ton âge, je rêvais de — Fais voir, dit la vieille dame. Non, pas les photos, juste le
parcourir le monde. Je connais toute la région par cœur, mais mot. C’est écrit en bassa.

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Ses mains maintenant tremblaient violemment. Le garçon la fin, l’époque effroyable de notre séparation, il y a maintenant plus
comprit qu’elle appréhendait ce qu’ils allaient découvrir, ne de quarante ans. Peut-être même n’as-tu pas survécu aux violences
sachant à quoi s’attendre : qui t’ont été infligées. J’ai essayé de me renseigner avant mon départ
— Il est dit de ne pas regarder les photos avant de lire la sans succès. Les tiens t’avaient mise à l’abri, un épais mur de silence
lettre, lui expliqua-t-elle en lui remettant le bout de papier. Alèkè protégeait ta retraite. Je les comprends, mais j’en ai souffert. As-tu
sortit de l’enveloppe une épaisse liasse de feuilles, une bonne survécu mon amie ? Oui décidément, mon amie. As-tu survécu à
dizaine, remplit au recto et au verso d’une écriture serrée, en la torture, aux deuils, aux chagrins ? J’y pense si souvent… Si cette
bassa également. lettre t’est parvenue, alors que le ciel en soit remercié.
— Vas y, lui intima-t-elle. Laisse-moi commencer par les événements advenus après notre
— Je ne sais pas lire le bassa, se désola le jeune homme. départ du Cameroun. Corinne et moi sommes rentrés quelques
— Tu sais le parler et lire le français, tu y arriveras, ce n’est semaines après ta libération. L’ordre m’en a été donné, mais la déci-
pas compliqué. sion était prise de toute façon. Je ne supportais pas la tournure que
Alors, Alèkè commença à lire, d’abord hésitant, puis avec prenaient les événements dans ce pays où j’ai vécu les années les plus
de plus en plus de fluidité, la vieille dame avait raison, ce n’était belles et les plus douloureuses de ma vie, cette terre sur laquelle j’ai
pas si difficile. fondé tant de vains espoirs. De toute façon, il n’y avait plus de place
pour les personnes comme moi. Nous nous sommes installés à Brest,
« Chère… en Bretagne, la région de France d’où ma famille est originaire. Nous
voulions être non loin de l’hôpital psychiatrique dans lequel était
J’hésite depuis longtemps à t’écrire cette lettre, et maintenant interné mon père. Mon père, Pierre Le Gall, il nous faudra bien en
que j’y suis décidé, je ne sais même pas comment te nommer. Je parler n’est-ce pas ? Il est décédé il y a huit ans. Seulement huit ans…
devrais dire ma fille, puisque je suis ton oncle. Mais nous avons Il a, hélas pour lui, vécu trop longtemps, dans une trop grande misère
traversé tant d’épreuves, tant vieilli tous les deux que je ne me sens psychologique… Rien ne pouvait le soulager. Il s’était installé dans
pas à l’aise. Mon amie, peut-être ? Même si cette amitié est à sens un monde imaginaire, despote de lui-même, grossier, violent avec
unique car tu ne me connais pas aussi bien que je te connais, sache les autres. Impossible de l’approcher, de le soulager, sauf à l’abrutir
que je n’ai jamais cessé de penser à toi comme à un membre ten- de médicaments : une loque. Je l’ai haï comme seul un fils peut haïr
drement chéri de ma, si peu ordinaire, famille. J’espère, quoi qu’il un père, mais Dieu m’est témoin, jamais je ne lui ai souhaité une
en soit, que cette lettre te trouvera en bonne santé, je n’ose pas dire telle fin. Tu sais, j’ai souvent pensé à la malédiction de la Lionne.
vivante, je n’ose même pas le penser. J’ai tant de choses à te raconter Elle soutenait que, cette terrible nuit, tous les enfants maltraités de
que je ne sais pas par où commencer. Par le début peut-être, ou par mon père s’étaient ligués pour le combattre. Se peut-il qu’une part

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Ses mains maintenant tremblaient violemment. Le garçon la fin, l’époque effroyable de notre séparation, il y a maintenant plus
comprit qu’elle appréhendait ce qu’ils allaient découvrir, ne de quarante ans. Peut-être même n’as-tu pas survécu aux violences
sachant à quoi s’attendre : qui t’ont été infligées. J’ai essayé de me renseigner avant mon départ
— Il est dit de ne pas regarder les photos avant de lire la sans succès. Les tiens t’avaient mise à l’abri, un épais mur de silence
lettre, lui expliqua-t-elle en lui remettant le bout de papier. Alèkè protégeait ta retraite. Je les comprends, mais j’en ai souffert. As-tu
sortit de l’enveloppe une épaisse liasse de feuilles, une bonne survécu mon amie ? Oui décidément, mon amie. As-tu survécu à
dizaine, remplit au recto et au verso d’une écriture serrée, en la torture, aux deuils, aux chagrins ? J’y pense si souvent… Si cette
bassa également. lettre t’est parvenue, alors que le ciel en soit remercié.
— Vas y, lui intima-t-elle. Laisse-moi commencer par les événements advenus après notre
— Je ne sais pas lire le bassa, se désola le jeune homme. départ du Cameroun. Corinne et moi sommes rentrés quelques
— Tu sais le parler et lire le français, tu y arriveras, ce n’est semaines après ta libération. L’ordre m’en a été donné, mais la déci-
pas compliqué. sion était prise de toute façon. Je ne supportais pas la tournure que
Alors, Alèkè commença à lire, d’abord hésitant, puis avec prenaient les événements dans ce pays où j’ai vécu les années les plus
de plus en plus de fluidité, la vieille dame avait raison, ce n’était belles et les plus douloureuses de ma vie, cette terre sur laquelle j’ai
pas si difficile. fondé tant de vains espoirs. De toute façon, il n’y avait plus de place
pour les personnes comme moi. Nous nous sommes installés à Brest,
« Chère… en Bretagne, la région de France d’où ma famille est originaire. Nous
voulions être non loin de l’hôpital psychiatrique dans lequel était
J’hésite depuis longtemps à t’écrire cette lettre, et maintenant interné mon père. Mon père, Pierre Le Gall, il nous faudra bien en
que j’y suis décidé, je ne sais même pas comment te nommer. Je parler n’est-ce pas ? Il est décédé il y a huit ans. Seulement huit ans…
devrais dire ma fille, puisque je suis ton oncle. Mais nous avons Il a, hélas pour lui, vécu trop longtemps, dans une trop grande misère
traversé tant d’épreuves, tant vieilli tous les deux que je ne me sens psychologique… Rien ne pouvait le soulager. Il s’était installé dans
pas à l’aise. Mon amie, peut-être ? Même si cette amitié est à sens un monde imaginaire, despote de lui-même, grossier, violent avec
unique car tu ne me connais pas aussi bien que je te connais, sache les autres. Impossible de l’approcher, de le soulager, sauf à l’abrutir
que je n’ai jamais cessé de penser à toi comme à un membre ten- de médicaments : une loque. Je l’ai haï comme seul un fils peut haïr
drement chéri de ma, si peu ordinaire, famille. J’espère, quoi qu’il un père, mais Dieu m’est témoin, jamais je ne lui ai souhaité une
en soit, que cette lettre te trouvera en bonne santé, je n’ose pas dire telle fin. Tu sais, j’ai souvent pensé à la malédiction de la Lionne.
vivante, je n’ose même pas le penser. J’ai tant de choses à te raconter Elle soutenait que, cette terrible nuit, tous les enfants maltraités de
que je ne sais pas par où commencer. Par le début peut-être, ou par mon père s’étaient ligués pour le combattre. Se peut-il qu’une part

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de mon esprit ait pris part à cette lutte ? Moi, son enfant officiel, dans la mort, trouver la paix. Je prie, mais je doute car je crains
reconnu. Moi qui ai vécu sous sa coupe, subi plus que nul autre sa que l’anathème ne se poursuive bien au-delà, le Ko’ô ne fera preuve
perversité, son égoïsme et sa violence. Mon père était un monstre, d’aucune miséricorde.
je l’affirme sans hésitation. « Le fils du chat est un chat » disent les Voilà pour mon père. Maintenant, laisse-moi te parler de
Bassas, et moi qui suis-je ? Vois-tu, Corinne et moi n’avons jamais Kundè. J’ai fini par le retrouver. Es-tu assise, mon amie, es-tu entou-
eu d’enfants. Rien ne nous en empêchait d’après le corps médical, rée ? Je m’en veux d’être le messager d’une si triste nouvelle. Kundè
mais je pense qu’au fond de moi, je me suis disqualifié tout seul pour n’est plus. Voilà, c’est dit. Il est mort il y a deux ans, dans un accident
ce rôle. Quel père aurais-je été, moi pour qui ce seul mot évoque de voiture à Lagos. Survivre gamin à des semaines de fuite en forêt,
un monde de misère, de peur rentrée, de mensonges et d’hypocrisie, pour finir par mourir dans un stupide accident de voiture… Mais
le monde où essayait tant bien que mal de survivre le fils de mon j’ai eu la joie de le revoir. Oui, j’ai revu Kundè, grâce à Monique
père. J’y ai survécu, moi l’enfant sans mère, uniquement grâce à la Dujeux, te souviens-tu de la sœur Marie-Bernard ? Elle non plus
tendresse sans calcul des femmes d’Eseka. J’étais épouvanté à l’idée hélas n’est plus de ce monde. Mais nous sommes restés en contact
de reproduire sur ma propre descendance le seul modèle paternel durant de nombreuses années. Elle s’est engagée dans l’humanitaire
que j’ai expérimenté. De leur léguer ce terrible héritage. Peux-tu comme infirmière, elle a sillonné l’Afrique dans tous les sens à la
comprendre cela toi ? Je n’ai jamais pu le dire à personne, même pas recherche de Kundè pendant que j’étais coincé auprès de mon père
à ma pauvre Corinne que j’ai privée de la famille dont elle aurait malade. Elle commençait à désespérer quand, tout à fait par hasard,
rêvé. Dans ses rares moments de lucidité, mon père me faisait pro- dans une église de Lagos, elle l’a retrouvé. Tu ne peux pas t’imagi-
mettre de revenir l’enterrer à Eseka. Il a même fini par faire un ner le nombre d’églises qu’il y a dans cette ville au moins deux fois
testament en ce sens, espérant m’y obliger. Mais je n’ai jamais eu plus grande que Douala. Mais le prodige s’est accompli lorsqu’elle
aucune intention d’accéder à cette volonté. Vivant, il s’était imposé, a fini par rencontrer ce grand bonhomme, entouré de sa femme et
je ne pouvais pas vous l’infliger pour l’éternité. Quelque part au de ses deux enfants. Oui, il s’est marié notre Kundè, il a fondé une
fond de lui, il savait que je ne lui obéirais pas et qu’il n’avait aucun famille. Monique a d’abord été interpellée par le patronyme de
moyen de m’y obliger. Son impuissance le rendait furieux. La fin de l’enfant. Ce jour-là, il faisait sa première communion, elle a cru
sa vie a été un calvaire, pour nous tous, mais plus encore pour lui, il s’évanouir lorsque le prêtre a dit le nom du petit, tiens-toi bien !
pleurait, grognait sans arrêt. Il refusait de dormir, il avait si peur de Alexandre Nyemb…
mourir… Il ne m’a pas été difficile d’invalider son testament compte Peut-être souriras-tu en lisant ces mots mon amie, peut-être que
tenu de son état mental. Tu sais maintenant que la Lionne a tenu cette nouvelle t’apportera un peu de réconfort. Car Kundè aussi a
sa promesse. Je prie simplement pour que les querelles d’humains changé de nom. Il ne s’appelle plus Lipem mais Kundè Nyemb. Ils
se limitent à ce monde afin que même lui, même « le porc » puisse ont baptisé leur fille Hiini Nweka Nyemb. Ceci demande quelques

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de mon esprit ait pris part à cette lutte ? Moi, son enfant officiel, dans la mort, trouver la paix. Je prie, mais je doute car je crains
reconnu. Moi qui ai vécu sous sa coupe, subi plus que nul autre sa que l’anathème ne se poursuive bien au-delà, le Ko’ô ne fera preuve
perversité, son égoïsme et sa violence. Mon père était un monstre, d’aucune miséricorde.
je l’affirme sans hésitation. « Le fils du chat est un chat » disent les Voilà pour mon père. Maintenant, laisse-moi te parler de
Bassas, et moi qui suis-je ? Vois-tu, Corinne et moi n’avons jamais Kundè. J’ai fini par le retrouver. Es-tu assise, mon amie, es-tu entou-
eu d’enfants. Rien ne nous en empêchait d’après le corps médical, rée ? Je m’en veux d’être le messager d’une si triste nouvelle. Kundè
mais je pense qu’au fond de moi, je me suis disqualifié tout seul pour n’est plus. Voilà, c’est dit. Il est mort il y a deux ans, dans un accident
ce rôle. Quel père aurais-je été, moi pour qui ce seul mot évoque de voiture à Lagos. Survivre gamin à des semaines de fuite en forêt,
un monde de misère, de peur rentrée, de mensonges et d’hypocrisie, pour finir par mourir dans un stupide accident de voiture… Mais
le monde où essayait tant bien que mal de survivre le fils de mon j’ai eu la joie de le revoir. Oui, j’ai revu Kundè, grâce à Monique
père. J’y ai survécu, moi l’enfant sans mère, uniquement grâce à la Dujeux, te souviens-tu de la sœur Marie-Bernard ? Elle non plus
tendresse sans calcul des femmes d’Eseka. J’étais épouvanté à l’idée hélas n’est plus de ce monde. Mais nous sommes restés en contact
de reproduire sur ma propre descendance le seul modèle paternel durant de nombreuses années. Elle s’est engagée dans l’humanitaire
que j’ai expérimenté. De leur léguer ce terrible héritage. Peux-tu comme infirmière, elle a sillonné l’Afrique dans tous les sens à la
comprendre cela toi ? Je n’ai jamais pu le dire à personne, même pas recherche de Kundè pendant que j’étais coincé auprès de mon père
à ma pauvre Corinne que j’ai privée de la famille dont elle aurait malade. Elle commençait à désespérer quand, tout à fait par hasard,
rêvé. Dans ses rares moments de lucidité, mon père me faisait pro- dans une église de Lagos, elle l’a retrouvé. Tu ne peux pas t’imagi-
mettre de revenir l’enterrer à Eseka. Il a même fini par faire un ner le nombre d’églises qu’il y a dans cette ville au moins deux fois
testament en ce sens, espérant m’y obliger. Mais je n’ai jamais eu plus grande que Douala. Mais le prodige s’est accompli lorsqu’elle
aucune intention d’accéder à cette volonté. Vivant, il s’était imposé, a fini par rencontrer ce grand bonhomme, entouré de sa femme et
je ne pouvais pas vous l’infliger pour l’éternité. Quelque part au de ses deux enfants. Oui, il s’est marié notre Kundè, il a fondé une
fond de lui, il savait que je ne lui obéirais pas et qu’il n’avait aucun famille. Monique a d’abord été interpellée par le patronyme de
moyen de m’y obliger. Son impuissance le rendait furieux. La fin de l’enfant. Ce jour-là, il faisait sa première communion, elle a cru
sa vie a été un calvaire, pour nous tous, mais plus encore pour lui, il s’évanouir lorsque le prêtre a dit le nom du petit, tiens-toi bien !
pleurait, grognait sans arrêt. Il refusait de dormir, il avait si peur de Alexandre Nyemb…
mourir… Il ne m’a pas été difficile d’invalider son testament compte Peut-être souriras-tu en lisant ces mots mon amie, peut-être que
tenu de son état mental. Tu sais maintenant que la Lionne a tenu cette nouvelle t’apportera un peu de réconfort. Car Kundè aussi a
sa promesse. Je prie simplement pour que les querelles d’humains changé de nom. Il ne s’appelle plus Lipem mais Kundè Nyemb. Ils
se limitent à ce monde afin que même lui, même « le porc » puisse ont baptisé leur fille Hiini Nweka Nyemb. Ceci demande quelques

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explications je pense. Il faut que je te parle d’Anna, l’épouse de hésitation. » Et Kundè m’a raconté sa mère… Avec tant d’amour,
Kundè. Anna est Ibo, une ethnie du Nigéria qui a eu sa part de une telle force, un tel sentiment de solitude. L’enfant dans mon sein
souffrances en réclamant son indépendance. Peut-être as-tu entendu a bougé, j’ai su que ce serait une fille.
parler de la guerre du Biafra, mais c’est une autre histoire, restons « Comment dit-on mère en ta langue ? lui ai-je demandé. Pas
sur la nôtre. Voici ce qu’Anna m’a raconté sur Kundè, j’essaie de te mère, plutôt maman, comme un mot doux murmuré au creux de
le transcrire avec fidélité. l’oreille. » « Hiini. » « Alors c’est ainsi que nous appellerons notre
—  Lorsque j’étais enceinte de ma première, Kundè m’a dit fille, Hiini Nweka. Un mot qui en langue Ibo signifie merveilleuse
ceci : « Si c’est un garçon, nous l’appellerons Caïn. » J’ai éclaté de mère. Car moi aussi je pleure ma mère, mais je te raconterai cela
rire. « Pourquoi pas Satan ? » ai-je demandé. Mais Kundè ne riait une autre fois. »
pas, il était très sérieux au contraire. Non qu’il soit d’un naturel Voilà, ma chère Likak, comment ces deux enfants égarés, orphe-
joyeux. La première fois que je l’ai vu, il était un apprenti maçon lins et seuls se sont trouvés, ont à leur tour fondé une famille en faisant
au service de mon oncle. C’était un bon camarade, un travailleur revivre au cœur de leur foyer l’âme de leurs disparus. Comprends-tu
acharné, les miens l’ont adopté. Nous avons reconnu en lui les cica- mieux pourquoi j’ai adressé ma lettre à Likak Nyemb ? Me par-
trices indélébiles que laissent les luttes perdues : un repli sur soi si donnes-tu cette liberté ? En changeant de patronyme pour adopter
ancré que le sourire ne défroisse pas le regard et toute joie peine à celui de son vrai père, Kundè atteste qu’il accepte, mieux, qu’il reven-
atteindre le cœur. Le réflexe dérisoire de lever son bras sur le visage dique, comme sienne l’histoire terrible que véhicule cette filiation.
pour se protéger des coups ne se désapprend pas une fois acquis, D’une certaine manière, il vous marie, vous ses parents, comme
telle est la vérité sur la solitude des vaincus. Je l’ai aimé tout dou- aucune instance administrative ou traditionnelle ne pourrait y pré-
cement, sans faire de bruit, il n’aurait pas supporté d’être brusqué, tendre. Il impose votre vérité au destin. N’est-ce pas extraordinaire
il m’a aimée de même. Il nous a fallu des années avant de nous d’avoir vécu assez longtemps pour voir cela ?
prendre la main tout simplement, accepter que nous étions dignes Maintenant, si tu veux bien, prends dans l’ordre où je les ai
des sentiments que nous éprouvions l’un pour l’autre. Ce jour-là, disposées les trois premières photos… Juste les trois premières s’il te
Kundè m’a dit : plaît, garde la dernière pour plus tard. »
« Si tu savais qui j’étais vraiment, jamais tu ne voudrais un Alèkè tendit les photos à la vieille dame. Son visage était
enfant de moi.  » «  Alors parle-moi. Dis-moi tout, que je puisse baigné de larmes, mais elle ne tremblait plus. Elle approcha
choisir en connaissance de cause ; pour te guérir à jamais de l’idée la première photo de ses yeux de presbyte. Un couple et deux
de ton imposture. » « J’ai trahi les miens, mon père, notre cause… jeunes attablés dans un jardin mangeaient une glace. L’homme
J’ai blessé et abandonné la première femme que j’ai aimée, par quoi était grand, costaud, la femme plutôt petite et replète, la peau
veux-tu commencer ? » « Parle-moi de la femme lui ai-je dit sans très sombre. L’un des enfants, une jeune fille, riait aux éclats.

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explications je pense. Il faut que je te parle d’Anna, l’épouse de hésitation. » Et Kundè m’a raconté sa mère… Avec tant d’amour,
Kundè. Anna est Ibo, une ethnie du Nigéria qui a eu sa part de une telle force, un tel sentiment de solitude. L’enfant dans mon sein
souffrances en réclamant son indépendance. Peut-être as-tu entendu a bougé, j’ai su que ce serait une fille.
parler de la guerre du Biafra, mais c’est une autre histoire, restons « Comment dit-on mère en ta langue ? lui ai-je demandé. Pas
sur la nôtre. Voici ce qu’Anna m’a raconté sur Kundè, j’essaie de te mère, plutôt maman, comme un mot doux murmuré au creux de
le transcrire avec fidélité. l’oreille. » « Hiini. » « Alors c’est ainsi que nous appellerons notre
—  Lorsque j’étais enceinte de ma première, Kundè m’a dit fille, Hiini Nweka. Un mot qui en langue Ibo signifie merveilleuse
ceci : « Si c’est un garçon, nous l’appellerons Caïn. » J’ai éclaté de mère. Car moi aussi je pleure ma mère, mais je te raconterai cela
rire. « Pourquoi pas Satan ? » ai-je demandé. Mais Kundè ne riait une autre fois. »
pas, il était très sérieux au contraire. Non qu’il soit d’un naturel Voilà, ma chère Likak, comment ces deux enfants égarés, orphe-
joyeux. La première fois que je l’ai vu, il était un apprenti maçon lins et seuls se sont trouvés, ont à leur tour fondé une famille en faisant
au service de mon oncle. C’était un bon camarade, un travailleur revivre au cœur de leur foyer l’âme de leurs disparus. Comprends-tu
acharné, les miens l’ont adopté. Nous avons reconnu en lui les cica- mieux pourquoi j’ai adressé ma lettre à Likak Nyemb ? Me par-
trices indélébiles que laissent les luttes perdues : un repli sur soi si donnes-tu cette liberté ? En changeant de patronyme pour adopter
ancré que le sourire ne défroisse pas le regard et toute joie peine à celui de son vrai père, Kundè atteste qu’il accepte, mieux, qu’il reven-
atteindre le cœur. Le réflexe dérisoire de lever son bras sur le visage dique, comme sienne l’histoire terrible que véhicule cette filiation.
pour se protéger des coups ne se désapprend pas une fois acquis, D’une certaine manière, il vous marie, vous ses parents, comme
telle est la vérité sur la solitude des vaincus. Je l’ai aimé tout dou- aucune instance administrative ou traditionnelle ne pourrait y pré-
cement, sans faire de bruit, il n’aurait pas supporté d’être brusqué, tendre. Il impose votre vérité au destin. N’est-ce pas extraordinaire
il m’a aimée de même. Il nous a fallu des années avant de nous d’avoir vécu assez longtemps pour voir cela ?
prendre la main tout simplement, accepter que nous étions dignes Maintenant, si tu veux bien, prends dans l’ordre où je les ai
des sentiments que nous éprouvions l’un pour l’autre. Ce jour-là, disposées les trois premières photos… Juste les trois premières s’il te
Kundè m’a dit : plaît, garde la dernière pour plus tard. »
« Si tu savais qui j’étais vraiment, jamais tu ne voudrais un Alèkè tendit les photos à la vieille dame. Son visage était
enfant de moi.  » «  Alors parle-moi. Dis-moi tout, que je puisse baigné de larmes, mais elle ne tremblait plus. Elle approcha
choisir en connaissance de cause ; pour te guérir à jamais de l’idée la première photo de ses yeux de presbyte. Un couple et deux
de ton imposture. » « J’ai trahi les miens, mon père, notre cause… jeunes attablés dans un jardin mangeaient une glace. L’homme
J’ai blessé et abandonné la première femme que j’ai aimée, par quoi était grand, costaud, la femme plutôt petite et replète, la peau
veux-tu commencer ? » « Parle-moi de la femme lui ai-je dit sans très sombre. L’un des enfants, une jeune fille, riait aux éclats.

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« Je te présente ta famille, mon amie, notre famille. Regarde oui, Kundè était bien plus âgé que Muulé ne le sera jamais. Je l’ai
notre Kundè, si beau, si grand, si sûr de lui, notre Kundè, avec des attiré contre moi et j’ai pleuré, vieux fou que je suis. Je voulais le
cheveux blancs ! Tu peux voir la main d’Anna posée sur sa cuisse toucher, je voulais qu’il me raconte tout, j’étais si heureux. Lui, il
sous la table. Ces deux-là se touchaient sans arrêt, se chuchotaient était gêné, mal à l’aise, comme je le comprends. Rien ne l’avait
des secrets, jamais il ne la quittait du regard. On sent au-delà de préparé à ce qu’un vieil homme exubérant, incapable de contrô-
l’amour conjugal, de la complicité, le besoin viscéral qu’ils ont l’un ler ses émotions lui saute au cou. Kundè m’a amené boire un verre
de l’autre. Seuls, ils étaient solitaires et incomplets, ensemble, ils for- dans un bar dans le centre-ville de Lagos. J’ai appris à connaître
maient un tout, une sorte de perfection belle et fragile. Peux-tu le notre homme, il voulait se faire son propre jugement. S’il avait eu
sentir rien qu’en observant cette image ? Mais regarde donc les deux le moindre doute sur mes intentions, jamais il ne m’aurait présenté
autres clichés, Hiini et Alèkè c’est son petit nom, eh oui ! Alexandre, à sa famille. Je voulais qu’il me raconte sa vie depuis son départ
tu penses bien… J’ai pris ce cliché il y a cinq ans, dans le petit d’Eseka, j’étais curieux de savoir comment il avait atterri à Lagos.
jardin qui entoure leur maison. Anna et Kundè faisaient pousser des Mais Kundè est très peu bavard, il élude les questions. Ce n’était pas
tomates, des piments et des courges à l’ombre du grand manguier que grave en soi, vois-tu. De fait, rendu à Lagos, face à lui, je me suis
tu peux voir sur la photo. Les enfants avaient respectivement quinze aperçu que j’étais venu pour parler, peut-être devrais-je dire témoi-
et douze ans. Hiini est rieuse, taquine, son père en était fou, il avait gner. Les années passent, une histoire différente, altérée, s’écrit sur
une manière de prononcer son nom… Tu aurais dû l’entendre. Il y les liens complexes qui unissent mon pays au tien. Nous n’étions rien
mettait toute la tendresse du monde. Elle est brillante aussi. Elle veut dans la main du destin, à peine des grains de sable essayant vaillam-
faire des études de médecine, de cela, je te parlerai plus loin. Quand ment d’infléchir la mécanique. Nous étions des personnes ordinaires,
à Alèkè, il ne sourit pas sur la photo, tu vois. C’est un garçon secret, rêvant d’un avenir meilleur, de la liberté comme d’un droit inalié-
réservé, tout le contraire de sa sœur. Kundè et Anna ont chacun le nable, seul socle véritable d’une fraternité sincère. Nous étions là,
sien, me diras-tu. J’ai découvert cette famille, ma famille et la tienne même si tel est, pour ce qui me concerne, le seul fait d’armes, nous
lors de mon premier voyage à Lagos. J’ai reconnu tout de suite Kundè étions présents. Nous pouvions témoigner des têtes coupées, clouées
à l’aéroport. Lui aussi m’a reconnu, mais il était méfiant. À bien à des piquets, des camps entourés de barbelés gardés par des soldats
y songer, cela n’avait rien de surprenant, notre dernière rencontre sur leurs miradors, des villages entiers passés au Napalm, de la ter-
avait été pour le moins chaotique. Il m’a tendu la main : « Bonjour reur sans nom des populations. Mpodol avait raison. Ils guettaient
monsieur, avez-vous fait bon voyage ? » m’a-t-il dit. Je m’étais fait le plus petit signe de rébellion pour nous écraser de leur puissance,
la leçon sais-tu ? Le laisser venir, ne pas l’encombrer de mes souve- las d’attendre, ils ont eux-mêmes organisé le désordre propice. Mais
nirs. Mes bonnes résolutions n’ont pas fait long feu à la vue de mon il avait tort aussi, nous le savons à présent, aucun langage de vérité
garçon. Kundè ! Il ressemblait tellement à son père ! En plus vieux, n’aurait pu les faire céder devant nos revendications. Le combat était

368 369
« Je te présente ta famille, mon amie, notre famille. Regarde oui, Kundè était bien plus âgé que Muulé ne le sera jamais. Je l’ai
notre Kundè, si beau, si grand, si sûr de lui, notre Kundè, avec des attiré contre moi et j’ai pleuré, vieux fou que je suis. Je voulais le
cheveux blancs ! Tu peux voir la main d’Anna posée sur sa cuisse toucher, je voulais qu’il me raconte tout, j’étais si heureux. Lui, il
sous la table. Ces deux-là se touchaient sans arrêt, se chuchotaient était gêné, mal à l’aise, comme je le comprends. Rien ne l’avait
des secrets, jamais il ne la quittait du regard. On sent au-delà de préparé à ce qu’un vieil homme exubérant, incapable de contrô-
l’amour conjugal, de la complicité, le besoin viscéral qu’ils ont l’un ler ses émotions lui saute au cou. Kundè m’a amené boire un verre
de l’autre. Seuls, ils étaient solitaires et incomplets, ensemble, ils for- dans un bar dans le centre-ville de Lagos. J’ai appris à connaître
maient un tout, une sorte de perfection belle et fragile. Peux-tu le notre homme, il voulait se faire son propre jugement. S’il avait eu
sentir rien qu’en observant cette image ? Mais regarde donc les deux le moindre doute sur mes intentions, jamais il ne m’aurait présenté
autres clichés, Hiini et Alèkè c’est son petit nom, eh oui ! Alexandre, à sa famille. Je voulais qu’il me raconte sa vie depuis son départ
tu penses bien… J’ai pris ce cliché il y a cinq ans, dans le petit d’Eseka, j’étais curieux de savoir comment il avait atterri à Lagos.
jardin qui entoure leur maison. Anna et Kundè faisaient pousser des Mais Kundè est très peu bavard, il élude les questions. Ce n’était pas
tomates, des piments et des courges à l’ombre du grand manguier que grave en soi, vois-tu. De fait, rendu à Lagos, face à lui, je me suis
tu peux voir sur la photo. Les enfants avaient respectivement quinze aperçu que j’étais venu pour parler, peut-être devrais-je dire témoi-
et douze ans. Hiini est rieuse, taquine, son père en était fou, il avait gner. Les années passent, une histoire différente, altérée, s’écrit sur
une manière de prononcer son nom… Tu aurais dû l’entendre. Il y les liens complexes qui unissent mon pays au tien. Nous n’étions rien
mettait toute la tendresse du monde. Elle est brillante aussi. Elle veut dans la main du destin, à peine des grains de sable essayant vaillam-
faire des études de médecine, de cela, je te parlerai plus loin. Quand ment d’infléchir la mécanique. Nous étions des personnes ordinaires,
à Alèkè, il ne sourit pas sur la photo, tu vois. C’est un garçon secret, rêvant d’un avenir meilleur, de la liberté comme d’un droit inalié-
réservé, tout le contraire de sa sœur. Kundè et Anna ont chacun le nable, seul socle véritable d’une fraternité sincère. Nous étions là,
sien, me diras-tu. J’ai découvert cette famille, ma famille et la tienne même si tel est, pour ce qui me concerne, le seul fait d’armes, nous
lors de mon premier voyage à Lagos. J’ai reconnu tout de suite Kundè étions présents. Nous pouvions témoigner des têtes coupées, clouées
à l’aéroport. Lui aussi m’a reconnu, mais il était méfiant. À bien à des piquets, des camps entourés de barbelés gardés par des soldats
y songer, cela n’avait rien de surprenant, notre dernière rencontre sur leurs miradors, des villages entiers passés au Napalm, de la ter-
avait été pour le moins chaotique. Il m’a tendu la main : « Bonjour reur sans nom des populations. Mpodol avait raison. Ils guettaient
monsieur, avez-vous fait bon voyage ? » m’a-t-il dit. Je m’étais fait le plus petit signe de rébellion pour nous écraser de leur puissance,
la leçon sais-tu ? Le laisser venir, ne pas l’encombrer de mes souve- las d’attendre, ils ont eux-mêmes organisé le désordre propice. Mais
nirs. Mes bonnes résolutions n’ont pas fait long feu à la vue de mon il avait tort aussi, nous le savons à présent, aucun langage de vérité
garçon. Kundè ! Il ressemblait tellement à son père ! En plus vieux, n’aurait pu les faire céder devant nos revendications. Le combat était

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perdu d’avance mais nous l’ignorions, nous nous sommes battus avec nous n’attendions plus. Merci, merci mille fois. » Les vieux messieurs
force et conviction contre des soldats surarmés qui recevaient leurs sont comme des enfants, un rien les émeut. Cette femme m’a fait
ordres de chefs réfugiés bien à l’abri dans leurs bureaux, leur pays, penser à toi, à Esta, à toutes mes mamans d’Eseka, à vous, femmes
même pas capables de se mesurer de front ; des généraux pétris de d’Afrique qui portez le monde sur votre dos.
préjugés corroborant leur brutalité, masquant mal leur convoitise, Mais laisse-moi encore te raconter. Les longues soirées à parler
des fonctionnaires suffisants, dépourvus de courage. Les nôtres, nos encore et encore de vous tous. Mon anglais laisse autant à désirer que
leaders à nous, ont lutté, ont été abattus à nos côtés, couverts de sang le français d’Anna et des enfants. Je te laisse imaginer le bassa mâtiné
et d’opprobre, ils n’ont jamais reculé, même lorsque la défaite était de pidgin english que baragouinent tes petits enfants ! Et pourtant,
actée, ils sont restés auprès des troupes… Nous nous sommes battus nous nous comprenions, profondément, intimement. Permets-moi
et nous avons perdu. Mpodol le visionnaire prédisait que l’issue de de te dire les journées à accompagner Kundè sur tous ses chantiers.
cette lutte n’engageait pas que l’UPC ou même le Cameroun, mais Je le suivais oui, comme un toutou, je prenais un tabouret, je m’as-
l’Afrique entière. La défaite des braves a permis à l’occupant de seyais dans un coin à l’ombre, et je le regardais monter les murs sous
répliquer l’exemple camerounais, de mettre ses sbires au pouvoir de le soleil. À ceux qui lui posaient la question, Kundè répondait que
la nouvelle Afrique « indépendante », s’en sont suivies des décen- j’étais son oncle, sans aucune gêne face à l’incongruité de ce vieil
nies de pauvreté, de corruption qui durent encore. Oui, je pouvais homme blanc, collant comme de la chienlit, aussi émotif qu’une
témoigner car j’étais là au moment des faits. Puisque la musique femme enceinte. Je ne me lassais pas de les toucher, les embrasser
discordante que nous autres, rares survivants, apportons à l’orchestre tous. Alèkè se dégageait en riant, pudique. Hiini se blottissait dans
officiel est discréditée, il faut au moins que nos enfants l’entendent. mes bras, petite chatte déjà si femme « parle-moi de la Lionne…
Kundè pouvait être fier, d’Amos, de Muulé, d’Esta, de toi et de tant Est-ce que je lui ressemble ? » Ah mon amie, ce furent les quinze
d’autres héros ordinaires. jours les plus heureux, les plus aboutis d’une longue vie. Je tenais à
J’étais venu lui raconter son histoire intime dont il ignorait les partager avec toi.
tout. J’ai pleuré d’abondance, mon amie, et je n’en suis pas fier. Quelques jours avant mon départ, j’eus une petite discussion
Mais c’étaient des larmes de joie, de soulagement. J’étais face à l’ave- avec Kundè qui allait finir de bouleverser mon existence. Il avait
nir, j’y pouvais porter ma minime contribution. Le destin m’offrait pris sa pause déjeuner, et nous mangions tranquillement dans une
l’occasion d’expliquer, de mettre des mots sur les silences, de donner gargote non loin de son chantier. Soudain, Kundè m’a demandé :
du sens au passé. J’ai vécu assez longtemps pour être légitime dans « Comment est ta vie en France ? As-tu une famille ? Quelqu’un
ce rôle. Je suis allé à Lagos pour alléger la peine, la culpabilité qui s’occupe-t-il de toi ? » Tu sais, toi qui as lu cette lettre, à quel point
entravait mon garçon. Y suis-je parvenu ? Je n’en sais rien, mais le je suis seul. Je ne me plains pas, mes souvenirs me tiennent compa-
jour de mon départ, Anna m’a pris à part :« Vous êtes un cadeau que gnie. Avant de retrouver notre garçon, je n’avais même pas conscience

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perdu d’avance mais nous l’ignorions, nous nous sommes battus avec nous n’attendions plus. Merci, merci mille fois. » Les vieux messieurs
force et conviction contre des soldats surarmés qui recevaient leurs sont comme des enfants, un rien les émeut. Cette femme m’a fait
ordres de chefs réfugiés bien à l’abri dans leurs bureaux, leur pays, penser à toi, à Esta, à toutes mes mamans d’Eseka, à vous, femmes
même pas capables de se mesurer de front ; des généraux pétris de d’Afrique qui portez le monde sur votre dos.
préjugés corroborant leur brutalité, masquant mal leur convoitise, Mais laisse-moi encore te raconter. Les longues soirées à parler
des fonctionnaires suffisants, dépourvus de courage. Les nôtres, nos encore et encore de vous tous. Mon anglais laisse autant à désirer que
leaders à nous, ont lutté, ont été abattus à nos côtés, couverts de sang le français d’Anna et des enfants. Je te laisse imaginer le bassa mâtiné
et d’opprobre, ils n’ont jamais reculé, même lorsque la défaite était de pidgin english que baragouinent tes petits enfants ! Et pourtant,
actée, ils sont restés auprès des troupes… Nous nous sommes battus nous nous comprenions, profondément, intimement. Permets-moi
et nous avons perdu. Mpodol le visionnaire prédisait que l’issue de de te dire les journées à accompagner Kundè sur tous ses chantiers.
cette lutte n’engageait pas que l’UPC ou même le Cameroun, mais Je le suivais oui, comme un toutou, je prenais un tabouret, je m’as-
l’Afrique entière. La défaite des braves a permis à l’occupant de seyais dans un coin à l’ombre, et je le regardais monter les murs sous
répliquer l’exemple camerounais, de mettre ses sbires au pouvoir de le soleil. À ceux qui lui posaient la question, Kundè répondait que
la nouvelle Afrique « indépendante », s’en sont suivies des décen- j’étais son oncle, sans aucune gêne face à l’incongruité de ce vieil
nies de pauvreté, de corruption qui durent encore. Oui, je pouvais homme blanc, collant comme de la chienlit, aussi émotif qu’une
témoigner car j’étais là au moment des faits. Puisque la musique femme enceinte. Je ne me lassais pas de les toucher, les embrasser
discordante que nous autres, rares survivants, apportons à l’orchestre tous. Alèkè se dégageait en riant, pudique. Hiini se blottissait dans
officiel est discréditée, il faut au moins que nos enfants l’entendent. mes bras, petite chatte déjà si femme « parle-moi de la Lionne…
Kundè pouvait être fier, d’Amos, de Muulé, d’Esta, de toi et de tant Est-ce que je lui ressemble ? » Ah mon amie, ce furent les quinze
d’autres héros ordinaires. jours les plus heureux, les plus aboutis d’une longue vie. Je tenais à
J’étais venu lui raconter son histoire intime dont il ignorait les partager avec toi.
tout. J’ai pleuré d’abondance, mon amie, et je n’en suis pas fier. Quelques jours avant mon départ, j’eus une petite discussion
Mais c’étaient des larmes de joie, de soulagement. J’étais face à l’ave- avec Kundè qui allait finir de bouleverser mon existence. Il avait
nir, j’y pouvais porter ma minime contribution. Le destin m’offrait pris sa pause déjeuner, et nous mangions tranquillement dans une
l’occasion d’expliquer, de mettre des mots sur les silences, de donner gargote non loin de son chantier. Soudain, Kundè m’a demandé :
du sens au passé. J’ai vécu assez longtemps pour être légitime dans « Comment est ta vie en France ? As-tu une famille ? Quelqu’un
ce rôle. Je suis allé à Lagos pour alléger la peine, la culpabilité qui s’occupe-t-il de toi ? » Tu sais, toi qui as lu cette lettre, à quel point
entravait mon garçon. Y suis-je parvenu ? Je n’en sais rien, mais le je suis seul. Je ne me plains pas, mes souvenirs me tiennent compa-
jour de mon départ, Anna m’a pris à part :« Vous êtes un cadeau que gnie. Avant de retrouver notre garçon, je n’avais même pas conscience

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de cette solitude. « Voilà, reprit Kundè embarrassé. Anna s’inquiète collège de bonne réputation, tenu par les religieux, qui coûte cher
beaucoup pour toi. D’après elle, tu n’as personne pour veiller sur toi à leurs parents. Hiini a obtenu une bourse grâce à ses résultats sco-
là-bas. Je suppose que Lagos ne t’offrira jamais le confort auquel tu laires. Ils n’ont plus à se soucier de ses frais de scolarité, mais doivent
es habitué, nous vivons modestement, comme tu as dû t’en aperce- néanmoins supporter ceux d’Alèkè, sans compter les fournitures…
voir. Mais, euh… Si tu le souhaites, le terrain sur lequel nous avons J’ai bien vu que ce n’était pas évident. Le terrain sur lequel ils ont
bâti notre maison est assez grand. Je peux y ajouter une dépen- construit leur maison appartenait à la famille d’Anna. Kundè a
dance. Tu pourrais vivre avec nous, et Anna s’arrangerait pour que insisté pour le payer alors qu’ils voulaient le leur offrir en cadeau de
tu manges à ta faim. Nous, je veux dire, les enfants n’ont connu mariage, m’a-t-elle expliqué. Cela leur a pris des années, mais ils y
aucun de leurs grands-parents. Si tu veux bien… Il y a une place sont arrivés. Il a quasiment bâti sa maison tout seul, n’acceptant que
pour toi dans notre foyer. » Je ne répondis rien dans l’instant car je les aides en force de travail de ses camarades, parce qu’il savait que
ne trouvais pas les mots. Tout cela était simplement trop beau pour cela au moins, il pouvait le rembourser, leur donner à eux aussi un
être vrai. Mais Kundè interpréta mal mon silence. « Écoute, laisse coup de main en cas de besoin. Les enfants et Kundè sont toujours
tomber, c’est probablement une très mauvaise idée. Sache néanmoins bien vêtus. Anna qui confectionne elle-même leurs vêtements, fait
que tu seras toujours le bienvenu chez nous Oncle Gérard. » Je pris des miracles avec quelques chutes de tissus, seule l’usure des chaus-
la main de mon garçon, mon garçon en effet, car je le revendique sures dit les difficultés qu’ils connaissent à boucler leurs fins de mois.
comme tel. Bien qu’il aille sur ses soixante ans, quoique je ne sois Kundè a rejeté mon offre avec une certaine violence. « Tu mangeras
pas son père, il est bien de mon sang. La vie m’a offert, sur le tard, ce que nous poserons à notre table, ce n’est pas grand-chose, mais
un fils que je n’attendais plus. « J’accepte avec plaisir fils. Merci. » nous ne pouvons t’offrir plus que nous ne possédons. » « Je sais bien,
Je rentrai en France, la joie au cœur. Si cela ne dépendait que de lui ai-je rétorqué, et je l’accepte avec gratitude. Mais j’ai les moyens
moi, je serais resté définitivement avec eux à ce moment-là, rien ni d’améliorer ton quotidien, de te permettre d’offrir une meilleure
personne ne m’attendait. Mais je dus repartir pour mettre de l’ordre éducation aux petits. Cet argent t’appartient encore plus qu’à moi. »
dans mes affaires. « Non, m’a coupé Kundè. Cet argent dégorge du sang des miens.
Encore une chose que je dois te dire. J’ai vendu la demeure et J’ai trahi mon père, sombre Judas, et j’hériterais des deniers de ma
les plantations de mon père à la société nationale d’exploitation de forfaiture ? » Je n’ai pas insisté. Laissons faire le temps, ai-je pensé,
palmiers à huile installée maintenant dans la région. J’ai beaucoup persuadé de trouver le moyen de le convaincre d’accepter si ce n’est
plus d’argent que je ne pourrais ni ne voudrais en dépenser dans pour lui, au moins pour les enfants. Le temps, ce traître, m’a glissé
ma vie. J’ai proposé cette fortune à Kundè. Il est maçon, je te l’ai entre les doigts. À mon retour de Lagos, je suis tombé malade. Les
dit. Anna, en plus de faire un peu de couture, vend sur les mar- médecins m’ont diagnostiqué une pneumopathie infectieuse. J’ai été
chés de Lagos le produit de son jardin. Les enfants fréquentent un mal en point pendant plusieurs mois, fièvres, difficultés respiratoires,

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de cette solitude. « Voilà, reprit Kundè embarrassé. Anna s’inquiète collège de bonne réputation, tenu par les religieux, qui coûte cher
beaucoup pour toi. D’après elle, tu n’as personne pour veiller sur toi à leurs parents. Hiini a obtenu une bourse grâce à ses résultats sco-
là-bas. Je suppose que Lagos ne t’offrira jamais le confort auquel tu laires. Ils n’ont plus à se soucier de ses frais de scolarité, mais doivent
es habitué, nous vivons modestement, comme tu as dû t’en aperce- néanmoins supporter ceux d’Alèkè, sans compter les fournitures…
voir. Mais, euh… Si tu le souhaites, le terrain sur lequel nous avons J’ai bien vu que ce n’était pas évident. Le terrain sur lequel ils ont
bâti notre maison est assez grand. Je peux y ajouter une dépen- construit leur maison appartenait à la famille d’Anna. Kundè a
dance. Tu pourrais vivre avec nous, et Anna s’arrangerait pour que insisté pour le payer alors qu’ils voulaient le leur offrir en cadeau de
tu manges à ta faim. Nous, je veux dire, les enfants n’ont connu mariage, m’a-t-elle expliqué. Cela leur a pris des années, mais ils y
aucun de leurs grands-parents. Si tu veux bien… Il y a une place sont arrivés. Il a quasiment bâti sa maison tout seul, n’acceptant que
pour toi dans notre foyer. » Je ne répondis rien dans l’instant car je les aides en force de travail de ses camarades, parce qu’il savait que
ne trouvais pas les mots. Tout cela était simplement trop beau pour cela au moins, il pouvait le rembourser, leur donner à eux aussi un
être vrai. Mais Kundè interpréta mal mon silence. « Écoute, laisse coup de main en cas de besoin. Les enfants et Kundè sont toujours
tomber, c’est probablement une très mauvaise idée. Sache néanmoins bien vêtus. Anna qui confectionne elle-même leurs vêtements, fait
que tu seras toujours le bienvenu chez nous Oncle Gérard. » Je pris des miracles avec quelques chutes de tissus, seule l’usure des chaus-
la main de mon garçon, mon garçon en effet, car je le revendique sures dit les difficultés qu’ils connaissent à boucler leurs fins de mois.
comme tel. Bien qu’il aille sur ses soixante ans, quoique je ne sois Kundè a rejeté mon offre avec une certaine violence. « Tu mangeras
pas son père, il est bien de mon sang. La vie m’a offert, sur le tard, ce que nous poserons à notre table, ce n’est pas grand-chose, mais
un fils que je n’attendais plus. « J’accepte avec plaisir fils. Merci. » nous ne pouvons t’offrir plus que nous ne possédons. » « Je sais bien,
Je rentrai en France, la joie au cœur. Si cela ne dépendait que de lui ai-je rétorqué, et je l’accepte avec gratitude. Mais j’ai les moyens
moi, je serais resté définitivement avec eux à ce moment-là, rien ni d’améliorer ton quotidien, de te permettre d’offrir une meilleure
personne ne m’attendait. Mais je dus repartir pour mettre de l’ordre éducation aux petits. Cet argent t’appartient encore plus qu’à moi. »
dans mes affaires. « Non, m’a coupé Kundè. Cet argent dégorge du sang des miens.
Encore une chose que je dois te dire. J’ai vendu la demeure et J’ai trahi mon père, sombre Judas, et j’hériterais des deniers de ma
les plantations de mon père à la société nationale d’exploitation de forfaiture ? » Je n’ai pas insisté. Laissons faire le temps, ai-je pensé,
palmiers à huile installée maintenant dans la région. J’ai beaucoup persuadé de trouver le moyen de le convaincre d’accepter si ce n’est
plus d’argent que je ne pourrais ni ne voudrais en dépenser dans pour lui, au moins pour les enfants. Le temps, ce traître, m’a glissé
ma vie. J’ai proposé cette fortune à Kundè. Il est maçon, je te l’ai entre les doigts. À mon retour de Lagos, je suis tombé malade. Les
dit. Anna, en plus de faire un peu de couture, vend sur les mar- médecins m’ont diagnostiqué une pneumopathie infectieuse. J’ai été
chés de Lagos le produit de son jardin. Les enfants fréquentent un mal en point pendant plusieurs mois, fièvres, difficultés respiratoires,

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douleurs thoraciques, à mon âge, le risque vital était engagé. J’ai J’avais tellement de projets, mon amie… Je nous voyais déjà
dû subir une interminable hospitalisation, suis resté affaibli et débarquant à Eseka, puis à Nguibassal, j’imaginais ton émotion.
alité longtemps. D’ailleurs, je n’ai toujours pas récupéré la totalité Tout ce que j’ai vécu avec Kundè et les siens l’a été doublement,
de mes capacités. Kundè, Anna et les enfants furent très présents mon bonheur, magnifié par l’espoir un jour de te le raconter. Tu ne
pendant ma maladie. Hiini se mit au français pour m’écrire des quittes pas mes pensées, jamais. L’idée de devoir t’annoncer sa mort
lettres de réconfort. Ce qu’elle fit dans une langue de plus en plus décuple mon chagrin. Je suis retourné à Lagos en catastrophe, et ce
fluide, je dois dire. Tous les samedis, ils se rendaient chez le voisin, qui aurait dû être des retrouvailles joyeuses fut un deuil terrible…
heureux propriétaire d’un téléphone, et je pouvais discuter avec la Terrible. Anna anéantie, soutenue par ses enfants, Alèkè qui d’un
famille. Kundè me parlait des progrès de la dépendance dont la coup, d’un seul, était devenu un homme. Terrible ! Que pouvait
construction serait bientôt achevée, il n’y avait plus que la toiture leur apporter le vieil homme que je suis ? Du vivant de Kundè, mon
à monter. Même si tout n’était pas prêt, il m’invitait à m’installer installation chez eux était envisageable, il devenait beaucoup plus
dès la fin de ma convalescence, se proposant de peaufiner les détails difficile pour un homme, même de mon âge, un Blanc de surcroît,
selon mes goûts. Je n’ignorais pas que leurs difficultés financières de vivre avec une veuve élevant seule ses enfants. Les oncles d’Anna
ralentissaient les travaux, mais je n’en disais rien… Il était hors de furent consultés. Je ne parle ni l’anglais, ni le pidgin english, encore
question d’aborder ce problème au téléphone. Ensuite, il me passait moins l’Ibo, comment prendre langue avec ces hommes aussi fiers
Anna, qui s’enquérait longuement de ma santé, des commentaires que susceptibles ? Anna leur a tout expliqué, Alèkè et Hiini aussi
des médecins « As-tu reçu les résultats des analyses de la semaine ont parlé. Je n’ai pas demandé que me soient traduites leurs discus-
dernière ? Que dit le médecin ? Ont-ils trouvé quelque chose pour sions. Nous devons parfois accepter que d’autres soient nos garants,
soulager tes douleurs à la poitrine ? Dors-tu mieux quand tu te nous contraindre au vertige de la confiance aveugle. La famille me
couches sur le côté que sur le dos ? Parviens-tu à te nourrir correcte- donna son accord. Une grande fête fut organisée dans la maison de
ment ? Es-tu moins essoufflé lorsque tu t’actives… » Tout y passait, Kundè, pour prévenir le voisinage, leur expliquer en quelle qualité
une véritable inquisition à laquelle je me livrais avec plaisir tant j’étais autorisé à partager la vie de cette famille.
elle me donnait l’impression malgré la distance d’être choyé. Puis Je retournai en France, d’où je t’écrivis avant mon départ
Alèkè prenait le téléphone, suivit de Hiini. Les enfants m’appelaient définitif pour Lagos. Un bilan médical incontournable, mettre la
Sogol grand-père -. Pouvais-je prétendre à plus de bonheur ? Non, dernière main à mon arrangement financier. La famille de Kundè
manifestement… Quelques mois plus tard, alors que la dépen- venait de perdre brusquement mari et père, soutien économique
dance était maintenant habitable et que j’avais recouvré assez de également. Anna n’avait pas les moyens de subvenir toute seule aux
forces pour entreprendre le voyage, Kundè se tua dans cet absurde besoins des enfants. Je demande pardon à mon garçon car cet argent
accident de voiture. ne sera jamais mieux utilisé qu’en ce lieu. Je pourrai venir en aide à

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douleurs thoraciques, à mon âge, le risque vital était engagé. J’ai J’avais tellement de projets, mon amie… Je nous voyais déjà
dû subir une interminable hospitalisation, suis resté affaibli et débarquant à Eseka, puis à Nguibassal, j’imaginais ton émotion.
alité longtemps. D’ailleurs, je n’ai toujours pas récupéré la totalité Tout ce que j’ai vécu avec Kundè et les siens l’a été doublement,
de mes capacités. Kundè, Anna et les enfants furent très présents mon bonheur, magnifié par l’espoir un jour de te le raconter. Tu ne
pendant ma maladie. Hiini se mit au français pour m’écrire des quittes pas mes pensées, jamais. L’idée de devoir t’annoncer sa mort
lettres de réconfort. Ce qu’elle fit dans une langue de plus en plus décuple mon chagrin. Je suis retourné à Lagos en catastrophe, et ce
fluide, je dois dire. Tous les samedis, ils se rendaient chez le voisin, qui aurait dû être des retrouvailles joyeuses fut un deuil terrible…
heureux propriétaire d’un téléphone, et je pouvais discuter avec la Terrible. Anna anéantie, soutenue par ses enfants, Alèkè qui d’un
famille. Kundè me parlait des progrès de la dépendance dont la coup, d’un seul, était devenu un homme. Terrible ! Que pouvait
construction serait bientôt achevée, il n’y avait plus que la toiture leur apporter le vieil homme que je suis ? Du vivant de Kundè, mon
à monter. Même si tout n’était pas prêt, il m’invitait à m’installer installation chez eux était envisageable, il devenait beaucoup plus
dès la fin de ma convalescence, se proposant de peaufiner les détails difficile pour un homme, même de mon âge, un Blanc de surcroît,
selon mes goûts. Je n’ignorais pas que leurs difficultés financières de vivre avec une veuve élevant seule ses enfants. Les oncles d’Anna
ralentissaient les travaux, mais je n’en disais rien… Il était hors de furent consultés. Je ne parle ni l’anglais, ni le pidgin english, encore
question d’aborder ce problème au téléphone. Ensuite, il me passait moins l’Ibo, comment prendre langue avec ces hommes aussi fiers
Anna, qui s’enquérait longuement de ma santé, des commentaires que susceptibles ? Anna leur a tout expliqué, Alèkè et Hiini aussi
des médecins « As-tu reçu les résultats des analyses de la semaine ont parlé. Je n’ai pas demandé que me soient traduites leurs discus-
dernière ? Que dit le médecin ? Ont-ils trouvé quelque chose pour sions. Nous devons parfois accepter que d’autres soient nos garants,
soulager tes douleurs à la poitrine ? Dors-tu mieux quand tu te nous contraindre au vertige de la confiance aveugle. La famille me
couches sur le côté que sur le dos ? Parviens-tu à te nourrir correcte- donna son accord. Une grande fête fut organisée dans la maison de
ment ? Es-tu moins essoufflé lorsque tu t’actives… » Tout y passait, Kundè, pour prévenir le voisinage, leur expliquer en quelle qualité
une véritable inquisition à laquelle je me livrais avec plaisir tant j’étais autorisé à partager la vie de cette famille.
elle me donnait l’impression malgré la distance d’être choyé. Puis Je retournai en France, d’où je t’écrivis avant mon départ
Alèkè prenait le téléphone, suivit de Hiini. Les enfants m’appelaient définitif pour Lagos. Un bilan médical incontournable, mettre la
Sogol grand-père -. Pouvais-je prétendre à plus de bonheur ? Non, dernière main à mon arrangement financier. La famille de Kundè
manifestement… Quelques mois plus tard, alors que la dépen- venait de perdre brusquement mari et père, soutien économique
dance était maintenant habitable et que j’avais recouvré assez de également. Anna n’avait pas les moyens de subvenir toute seule aux
forces pour entreprendre le voyage, Kundè se tua dans cet absurde besoins des enfants. Je demande pardon à mon garçon car cet argent
accident de voiture. ne sera jamais mieux utilisé qu’en ce lieu. Je pourrai venir en aide à

374 375
ma famille pour le quotidien, mettre un peu d’argent de côté pour Certaines blessures ne cicatrisent jamais, nous vivons avec puisqu’il
les coups durs, les études, Hiini pourra entreprendre sereinement faut bien vivre. Lorsque tu recevras cette lettre, si elle te parvient
un cursus de médecine si elle le souhaite toujours. Je subodore pour jamais, je serai déjà installé à Lagos. Dis-moi ce que tu souhaites
être parfaitement sincère que cet argument a dû influencer les oncles que je fasse. Pouvons-nous venir te voir ? Veux-tu nous rejoindre ?
d’Anna, qui sans cela auraient été contraints de prendre en charge Je te mets mon numéro de téléphone. Le Nigéria est comme le
eux-mêmes la veuve et les orphelins. Mais ne te fais pas de souci, Cameroun à bien des égards, les adresses ne sont pas fiables, mais
je n’ai pas l’intention de pervertir la famille par une fortune trop les messages finissent toujours par trouver leur destinataire.
soudaine. Nous n’en utiliserons que le strict nécessaire, je ferai don Fais-moi savoir ta volonté et je m’y conformerai.
du reste à la léproserie de Dibamba ou à une autre organisation Je te dis à bientôt mon amie, ma fille.
sûre œuvrant au Cameroun. À bientôt dans ce monde ou dans l’autre.
J’arrive au terme de cette lettre, mon amie, alors permets-moi Le temps dorénavant n’a plus d’emprise sur nous.
de te parler de la dernière photo. Elle a été prise à Paris, juste après Avec toute mon affection,
la guerre, Muulé et moi, devant la Tour Eiffel, par un beau matin Gérard Le Gall. »
d’hiver ensoleillé. Oh, elle est un peu jaunie, le temps a fait son
œuvre. Mais s’il te plaît, mets-la près de celles de Kundè, d’Alèkè et
de Hiini… Peux-tu voir la ressemblance ? Trois générations mises
côte à côte. Tu n’as aucun moyen de le savoir, mais moi je trouve
que la petite a le regard profondément bienveillant de ma mère,
ou peut-être que j’affabule… Peut-être : je n’avais que deux ans à
sa mort. J’aime l’idée, alors qu’à mon âge je compte les jours qu’il
me reste à vivre, d’être celui qui fait le lien, le trait d’union entre
nos destins dispersés, malmenés. Plus jamais je ne serai seul, et toi
non plus, mon amie, ma fille, nous avons une famille. La relève
est assurée, nous pouvons partir en paix.
Une dernière chose, une seule, ensuite j’arrête. Cette nuit-là,
j’ai payé les gardes ainsi que leurs chefs afin que me soit livré le
corps de Muulé. Corinne et moi l’avons enterré dans votre cabane
de Lipan. Je pense que c’est ce qu’il aurait voulu puisqu’il a choisi
d’y mourir. Il t’aimait tant… Mais je ne vais pas en dire davantage.

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ma famille pour le quotidien, mettre un peu d’argent de côté pour Certaines blessures ne cicatrisent jamais, nous vivons avec puisqu’il
les coups durs, les études, Hiini pourra entreprendre sereinement faut bien vivre. Lorsque tu recevras cette lettre, si elle te parvient
un cursus de médecine si elle le souhaite toujours. Je subodore pour jamais, je serai déjà installé à Lagos. Dis-moi ce que tu souhaites
être parfaitement sincère que cet argument a dû influencer les oncles que je fasse. Pouvons-nous venir te voir ? Veux-tu nous rejoindre ?
d’Anna, qui sans cela auraient été contraints de prendre en charge Je te mets mon numéro de téléphone. Le Nigéria est comme le
eux-mêmes la veuve et les orphelins. Mais ne te fais pas de souci, Cameroun à bien des égards, les adresses ne sont pas fiables, mais
je n’ai pas l’intention de pervertir la famille par une fortune trop les messages finissent toujours par trouver leur destinataire.
soudaine. Nous n’en utiliserons que le strict nécessaire, je ferai don Fais-moi savoir ta volonté et je m’y conformerai.
du reste à la léproserie de Dibamba ou à une autre organisation Je te dis à bientôt mon amie, ma fille.
sûre œuvrant au Cameroun. À bientôt dans ce monde ou dans l’autre.
J’arrive au terme de cette lettre, mon amie, alors permets-moi Le temps dorénavant n’a plus d’emprise sur nous.
de te parler de la dernière photo. Elle a été prise à Paris, juste après Avec toute mon affection,
la guerre, Muulé et moi, devant la Tour Eiffel, par un beau matin Gérard Le Gall. »
d’hiver ensoleillé. Oh, elle est un peu jaunie, le temps a fait son
œuvre. Mais s’il te plaît, mets-la près de celles de Kundè, d’Alèkè et
de Hiini… Peux-tu voir la ressemblance ? Trois générations mises
côte à côte. Tu n’as aucun moyen de le savoir, mais moi je trouve
que la petite a le regard profondément bienveillant de ma mère,
ou peut-être que j’affabule… Peut-être : je n’avais que deux ans à
sa mort. J’aime l’idée, alors qu’à mon âge je compte les jours qu’il
me reste à vivre, d’être celui qui fait le lien, le trait d’union entre
nos destins dispersés, malmenés. Plus jamais je ne serai seul, et toi
non plus, mon amie, ma fille, nous avons une famille. La relève
est assurée, nous pouvons partir en paix.
Une dernière chose, une seule, ensuite j’arrête. Cette nuit-là,
j’ai payé les gardes ainsi que leurs chefs afin que me soit livré le
corps de Muulé. Corinne et moi l’avons enterré dans votre cabane
de Lipan. Je pense que c’est ce qu’il aurait voulu puisqu’il a choisi
d’y mourir. Il t’aimait tant… Mais je ne vais pas en dire davantage.

376
20 L orsqu’Alèkè acheva sa lecture, la nuit était tombée.
La vieille dame avait les yeux clos, les traits parfaitement déten-
dus. Il crut qu’elle s’était endormie. Il replia la lettre, lui prit
doucement les photos des mains et les remit dans l’enveloppe
lorsqu’il l’entendit.
— Veux-tu m’amener faire un tour en voiture maintenant ?
Elle se dirigea vers le véhicule garé dans la cour. Son pas
était sûr, un sourire à peine esquissé éclairait son visage d’une
vitalité nouvelle. Alèkè la trouva changée, presque rajeunie.
Un bref instant, il eut la vision de la jeune fille magnifique
qu’elle avait dû être. Il s’empressa de la rattraper afin de lui
ouvrir la portière.
La nuit était tombée sur Nguibassal. Alèkè démarra sa
voiture. Le radiocassette qu’il négligeait toujours d’éteindre
et qu’il écoutait au volume maximum se déclencha sur une
chanson de Jean Bikoko Aladin. Le jeune homme balbutia des

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excuses en cherchant, fébrile, le bouton permettant de réduire famille. Je m’excuse de ne pas t’avoir prévenue.
le son. Elle partit d’un rire joyeux. — Mais non, mais non, intervint le père Bayemi pas très à
— Laisse. Qui mieux que l’enfant du pays pourrait rythmer son aise non plus. Tu es chez toi ici, Mbombo, tu le sais bien.
cette nuit ? Donnant une tape sur la tête d’un de ses fils rendu atone par
Alèkè rit aussi. La musique, elle dans sa voiture qui fredon- l’apparition de leur pire cauchemar au cœur même de leur salon :
nait en tapant du pied, tout cela était surréaliste et tellement… — Toi ne reste pas la bouche ouverte. Va vite chercher une
Excitant. Il aurait pu la conduire au bout du monde. assiette pour ta grand-mère.
— Où veux-tu aller ? l’interrogea-t-il en manœuvrant son La vieille dame s’installa tranquillement. Le repas se passa dans
véhicule. un silence que personne n’osait rompre. Puis elle prit la parole.
— Amène-moi chez ta mère, je dîne avec vous ce soir. — Je ne peux pas faire le tour de ce village, aller dans les
Apolline Bayemi venait de servir le repas. La famille se maisons une à une, alors vous transmettrez mon message de
rassemblait pour manger lorsqu’Alèkè pénétra dans la maison remerciement. Sans toi Apo’, sans ton mari, et vous tous à
tenant la vieille dame par la main. Nguibassal, je n’aurais pas vécu assez longtemps pour savourer
— Je vous souhaite à tous un bon appétit, dit-elle en entrant. cette belle journée.
Apo’ j’espère qu’il reste au fond de ta casserole un peu de cette — Ne parle pas comme si tu devais mourir ce soir Mbombo
délicieuse sauce d’arachide. Likak, l’interrompit Alèkè.
Les époux Bayemi se levèrent d’un bond. Apolline se préci- Elle lui sourit :
pita sur la vieille dame, prête à la soutenir, à la prendre dans ses — Ce soir, demain ou la semaine prochaine… Cela n’a plus
bras… à… Elle-même ne savait pas, mais elle voulait être prête d’importance fils. La mort m’attire et la vie ne m’effraie plus.
à toute éventualité. Je suis une femme libre à présent. Néanmoins, j’ai encore une
— Mbombo Likak, tu vas bien ? Alèkè que se passe-t-il ? tâche à te confier. Prends un papier, un crayon et note bien ce
Pourquoi n’es-tu pas venu me chercher au lieu de déplacer ta que j’ai à te dire.
grand-mère en pleine nuit ? Mais qu’as-tu donc dans la tête ? Apolline s’énerva tandis que son fils s’exécutait :
Alèkè ne se formalisa pas de cette attaque, chez sa mère, — Quoi ? Tes dernières volontés veux-tu dire ? C’est cela,
une grande anxiété s’exprimait toujours par une sorte de colère. tu vas nous quitter ? Et si moi j’avais encore besoin de toi ? Et si
Apolline ne se plaignait jamais. Si elle soupçonnait le moindre cela me faisait du bien de te savoir là, simplement, même vieille
danger, elle frappait la première, quitte à s’excuser le cas échéant. comme les pierres, même folle à lier ? Hein ?
— Paix ma fille, la coupa la vieille dame d’une voix amusée. — Tu ressembles tellement à ta mère, lui dit la vieille
J’ai eu envie d’essayer le bolide de ton garçon et de manger en dame avec tendresse. Thérèse s’est occupée de moi pendant des

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excuses en cherchant, fébrile, le bouton permettant de réduire famille. Je m’excuse de ne pas t’avoir prévenue.
le son. Elle partit d’un rire joyeux. — Mais non, mais non, intervint le père Bayemi pas très à
— Laisse. Qui mieux que l’enfant du pays pourrait rythmer son aise non plus. Tu es chez toi ici, Mbombo, tu le sais bien.
cette nuit ? Donnant une tape sur la tête d’un de ses fils rendu atone par
Alèkè rit aussi. La musique, elle dans sa voiture qui fredon- l’apparition de leur pire cauchemar au cœur même de leur salon :
nait en tapant du pied, tout cela était surréaliste et tellement… — Toi ne reste pas la bouche ouverte. Va vite chercher une
Excitant. Il aurait pu la conduire au bout du monde. assiette pour ta grand-mère.
— Où veux-tu aller ? l’interrogea-t-il en manœuvrant son La vieille dame s’installa tranquillement. Le repas se passa dans
véhicule. un silence que personne n’osait rompre. Puis elle prit la parole.
— Amène-moi chez ta mère, je dîne avec vous ce soir. — Je ne peux pas faire le tour de ce village, aller dans les
Apolline Bayemi venait de servir le repas. La famille se maisons une à une, alors vous transmettrez mon message de
rassemblait pour manger lorsqu’Alèkè pénétra dans la maison remerciement. Sans toi Apo’, sans ton mari, et vous tous à
tenant la vieille dame par la main. Nguibassal, je n’aurais pas vécu assez longtemps pour savourer
— Je vous souhaite à tous un bon appétit, dit-elle en entrant. cette belle journée.
Apo’ j’espère qu’il reste au fond de ta casserole un peu de cette — Ne parle pas comme si tu devais mourir ce soir Mbombo
délicieuse sauce d’arachide. Likak, l’interrompit Alèkè.
Les époux Bayemi se levèrent d’un bond. Apolline se préci- Elle lui sourit :
pita sur la vieille dame, prête à la soutenir, à la prendre dans ses — Ce soir, demain ou la semaine prochaine… Cela n’a plus
bras… à… Elle-même ne savait pas, mais elle voulait être prête d’importance fils. La mort m’attire et la vie ne m’effraie plus.
à toute éventualité. Je suis une femme libre à présent. Néanmoins, j’ai encore une
— Mbombo Likak, tu vas bien ? Alèkè que se passe-t-il ? tâche à te confier. Prends un papier, un crayon et note bien ce
Pourquoi n’es-tu pas venu me chercher au lieu de déplacer ta que j’ai à te dire.
grand-mère en pleine nuit ? Mais qu’as-tu donc dans la tête ? Apolline s’énerva tandis que son fils s’exécutait :
Alèkè ne se formalisa pas de cette attaque, chez sa mère, — Quoi ? Tes dernières volontés veux-tu dire ? C’est cela,
une grande anxiété s’exprimait toujours par une sorte de colère. tu vas nous quitter ? Et si moi j’avais encore besoin de toi ? Et si
Apolline ne se plaignait jamais. Si elle soupçonnait le moindre cela me faisait du bien de te savoir là, simplement, même vieille
danger, elle frappait la première, quitte à s’excuser le cas échéant. comme les pierres, même folle à lier ? Hein ?
— Paix ma fille, la coupa la vieille dame d’une voix amusée. — Tu ressembles tellement à ta mère, lui dit la vieille
J’ai eu envie d’essayer le bolide de ton garçon et de manger en dame avec tendresse. Thérèse s’est occupée de moi pendant des

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années, alors que ses propres forces déclinaient, et elle m’en- — Kundè ? Mais comment ? s’étonna le père Bayemi.
gueulait à chaque fois que ma température montait. Oh, elle — La lettre, expliqua Alèkè, tout est dans la lettre.
n’en avait pas après moi, elle s’énervait contre la fièvre inso- — Voilà, je vous ai tout dit, fit Likak mettant un terme à la
lente qui n’obéissait pas à ses injonctions. Muulé m’a raconté discussion. Maintenant Alèkè, prenons ta voiture, je voudrais te
les colères homériques auxquelles elle était sujette lorsqu’il était montrer où se situe cette cabane.
enfant, l’âge ne l’avait pas calmée. Elle boxait le mal à poings — Maintenant ? s’alarma le père Bayemi. En pleine nuit ?
nus, combattait la douleur jusqu’à ce qu’elle demande grâce. Est-ce bien raisonnable ? Attendez demain matin au moins. Ou
Ta mère n’avait peur de rien, ni de personne. Tu lui ressembles. alors je viens avec vous. Laissez-moi me chausser et…
Sans laisser à Apolline le temps de répondre, elle s’adressa à — Laisse, lui dit son épouse, laisse-les aller…
Alèkè qui était revenu avec le nécessaire : Alèkè prit le bras de la vieille dame, l’entraînant à sa suite
— Écris, fils. Moi, Likak Ngo Mbondo Njee, je demande tel un fiancé enlevant sa promise. Installée dans la voiture, Likak
qu’à ma mort, mon corps soit enterré dans la cabane au cœur de caressa doucement la joue du jeune homme :
la palmeraie abandonnée appartenant à Amos Manguele sise à — Tu es tellement beau, tu tiens de ton oncle, tu me rap-
Lipan. Je souhaite qu’aucun signe mortuaire ne soit apposé sur pelles mon fils, à toi seul, tu ressembles à tous les hommes de
ma sépulture. Ni croix, ni aménagement particulier. Et Likak en ma vie. Quel miracle !
elle-même ajouta, « afin que cet endroit béni serve encore d’abri, Alèkè rit, à la fois ravi et troublé. Pour la première fois
à des enfants ou à des amants perdus… » de sa vie, il avait l’impression d’être un homme, à sa juste
— Mais enfin, pourquoi ? demanda Apolline. Ne souhaites- place.
tu pas être inhumée dans ton propre village, auprès des tiens ? Une vingtaine de kilomètres séparait Nguibassal de Lipan.
— Je sais pourquoi, répondit Alèkè sans laisser le temps à la Sur le vieux radiocassette de la voiture, Jean Bikoko Aladin dan-
vieille dame de s’exprimer. sait sa révolte sous une pluie de notes de guitare, de balafon et de
Puis il ajouta, prenant la main de sa mère, sachant quel sons de fourchette sur du verre. Le petit chemin de terre rouge
choc cela lui ferait, conscient que tout le courage du monde donnait l’impression étrange que la forêt s’ouvrait sous la lumière
ne l’aidait pas à dépasser le chagrin de la mort de son unique des phares pour mieux les engloutir. La vieille dame s’endormit
frère : en rêvant qu’elle avait à nouveau seize ans et se blottissait dans les
— Oncle Muulé est enterré à cet endroit. bras de son aimé simplement vêtue de dessous de soie blanche.
La vieille dame était heureuse, une joie d’enfant : Alèkè resta garé un long moment devant la cabane unique-
— J’ai retrouvé Muulé, et j’ai retrouvé Kundè, désormais le ment éclairée par les spots de la voiture. Au bruit du moteur, la
temps est mon allié. forêt s’était tue, attentive à l’intrusion. L’accalmie ne dura pas.

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années, alors que ses propres forces déclinaient, et elle m’en- — Kundè ? Mais comment ? s’étonna le père Bayemi.
gueulait à chaque fois que ma température montait. Oh, elle — La lettre, expliqua Alèkè, tout est dans la lettre.
n’en avait pas après moi, elle s’énervait contre la fièvre inso- — Voilà, je vous ai tout dit, fit Likak mettant un terme à la
lente qui n’obéissait pas à ses injonctions. Muulé m’a raconté discussion. Maintenant Alèkè, prenons ta voiture, je voudrais te
les colères homériques auxquelles elle était sujette lorsqu’il était montrer où se situe cette cabane.
enfant, l’âge ne l’avait pas calmée. Elle boxait le mal à poings — Maintenant ? s’alarma le père Bayemi. En pleine nuit ?
nus, combattait la douleur jusqu’à ce qu’elle demande grâce. Est-ce bien raisonnable ? Attendez demain matin au moins. Ou
Ta mère n’avait peur de rien, ni de personne. Tu lui ressembles. alors je viens avec vous. Laissez-moi me chausser et…
Sans laisser à Apolline le temps de répondre, elle s’adressa à — Laisse, lui dit son épouse, laisse-les aller…
Alèkè qui était revenu avec le nécessaire : Alèkè prit le bras de la vieille dame, l’entraînant à sa suite
— Écris, fils. Moi, Likak Ngo Mbondo Njee, je demande tel un fiancé enlevant sa promise. Installée dans la voiture, Likak
qu’à ma mort, mon corps soit enterré dans la cabane au cœur de caressa doucement la joue du jeune homme :
la palmeraie abandonnée appartenant à Amos Manguele sise à — Tu es tellement beau, tu tiens de ton oncle, tu me rap-
Lipan. Je souhaite qu’aucun signe mortuaire ne soit apposé sur pelles mon fils, à toi seul, tu ressembles à tous les hommes de
ma sépulture. Ni croix, ni aménagement particulier. Et Likak en ma vie. Quel miracle !
elle-même ajouta, « afin que cet endroit béni serve encore d’abri, Alèkè rit, à la fois ravi et troublé. Pour la première fois
à des enfants ou à des amants perdus… » de sa vie, il avait l’impression d’être un homme, à sa juste
— Mais enfin, pourquoi ? demanda Apolline. Ne souhaites- place.
tu pas être inhumée dans ton propre village, auprès des tiens ? Une vingtaine de kilomètres séparait Nguibassal de Lipan.
— Je sais pourquoi, répondit Alèkè sans laisser le temps à la Sur le vieux radiocassette de la voiture, Jean Bikoko Aladin dan-
vieille dame de s’exprimer. sait sa révolte sous une pluie de notes de guitare, de balafon et de
Puis il ajouta, prenant la main de sa mère, sachant quel sons de fourchette sur du verre. Le petit chemin de terre rouge
choc cela lui ferait, conscient que tout le courage du monde donnait l’impression étrange que la forêt s’ouvrait sous la lumière
ne l’aidait pas à dépasser le chagrin de la mort de son unique des phares pour mieux les engloutir. La vieille dame s’endormit
frère : en rêvant qu’elle avait à nouveau seize ans et se blottissait dans les
— Oncle Muulé est enterré à cet endroit. bras de son aimé simplement vêtue de dessous de soie blanche.
La vieille dame était heureuse, une joie d’enfant : Alèkè resta garé un long moment devant la cabane unique-
— J’ai retrouvé Muulé, et j’ai retrouvé Kundè, désormais le ment éclairée par les spots de la voiture. Au bruit du moteur, la
temps est mon allié. forêt s’était tue, attentive à l’intrusion. L’accalmie ne dura pas.

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Bientôt, les grillons reprirent leur concerto, avec à la basse le
croassement des crapauds et le ululement des rapaces en chasse.
La vieille dame avait la bouche et les yeux entrouverts, la tête
légèrement penchée vers lui. On aurait cru qu’elle s’apprêtait à
parler, mais Alèkè savait avec certitude qu’il ne l’entendrait plus
que dans son souvenir. Plus tard, il la porterait et l’installerait
avec douceur sur le petit lit de bambou. Plus tard, il irait prévenir
ses parents et les gens du village. Ensuite, il pousserait jusqu’à
Lagos pour leur annoncer qu’une lettre inespérée avait délivré
la vieille dame de ses tourments et qu’enfin elle s’autorisait le
repos. Plus tard…
Pour l’heure, il restait simplement assis auprès d’elle, en har-
monie avec la vie, la mort, la forêt. Au loin le feulement d’un
félin en maraude déchira la nuit et l’orchestre de la brousse se
tut de nouveau… Pour un temps.
LES RÉFÉRENCES DE HEMLEY BOUM

Je remercie du fond du cœur les auteurs qui ont travaillé et Mes autres références...
continuent de nous éclairer sur les aspects ignorés de la guerre
d’indépendance au Cameroun. Il existe peu d’œuvres de fiction Le mouvement national du Cameroun
sur le sujet, néanmoins, un grand nombre d’ouvrages de Richard Joseph. Éditions Karthala
documentés, étayés, d’une grande richesse traitent des époques
coloniale et précoloniale, notamment sur les plans historique, La naissance du maquis dans le sud du Cameroun (1920-1960)
anthropologique, politique et humain. Je m’en suis librement d’Achille Mbembe. Éditions Karthala
inspirée et j’en fournis ici une liste non exhaustive.
Écrits sous le maquis de Ruben Um Nyobè
notes et introduction d’Achille Mbembe. L’Harmattan

Les citations de Voltaire et de Kant Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique 1948-1971
sont issues des livres suivants : de Thomas Deltombes, Manuel Domergue, Jacob Tatsitsa. La Découverte

Essai sur les maladies de la tête Remember Ruben


Observation sur le sentiment du beau et du sublime de Mongo Beti. Éditions du Rocher
de Emmanuel Kant. Éditions GF Flammarion, p. 166. 1990
Des rituels à la scène chez les Bassa du Cameroun
Essai sur les mœurs et l’esprit des nations de Marie-Josée Hourantier, Wèrèwèrè Liking, Jacques Scherer.
de Voltaire. Édition numérique, Tome 1, p. 23 Éditions A-G Nizet
réalisée par l’Université du Quebec
à Chicoutimi à partir de l’édition de 1756 Initiations et sociétés secrètes au Cameroun : les mystères de la nuit
de Laburthe-Tolra. Éditions Karthala

Femmes du Cameroun : mères pacifiques, femmes rebelles


collectif sous la direction de Jean-Claude Barbier. Éditions Karthala
LES RÉFÉRENCES DE HEMLEY BOUM

Je remercie du fond du cœur les auteurs qui ont travaillé et Mes autres références...
continuent de nous éclairer sur les aspects ignorés de la guerre
d’indépendance au Cameroun. Il existe peu d’œuvres de fiction Le mouvement national du Cameroun
sur le sujet, néanmoins, un grand nombre d’ouvrages de Richard Joseph. Éditions Karthala
documentés, étayés, d’une grande richesse traitent des époques
coloniale et précoloniale, notamment sur les plans historique, La naissance du maquis dans le sud du Cameroun (1920-1960)
anthropologique, politique et humain. Je m’en suis librement d’Achille Mbembe. Éditions Karthala
inspirée et j’en fournis ici une liste non exhaustive.
Écrits sous le maquis de Ruben Um Nyobè
notes et introduction d’Achille Mbembe. L’Harmattan

Les citations de Voltaire et de Kant Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique 1948-1971
sont issues des livres suivants : de Thomas Deltombes, Manuel Domergue, Jacob Tatsitsa. La Découverte

Essai sur les maladies de la tête Remember Ruben


Observation sur le sentiment du beau et du sublime de Mongo Beti. Éditions du Rocher
de Emmanuel Kant. Éditions GF Flammarion, p. 166. 1990
Des rituels à la scène chez les Bassa du Cameroun
Essai sur les mœurs et l’esprit des nations de Marie-Josée Hourantier, Wèrèwèrè Liking, Jacques Scherer.
de Voltaire. Édition numérique, Tome 1, p. 23 Éditions A-G Nizet
réalisée par l’Université du Quebec
à Chicoutimi à partir de l’édition de 1756 Initiations et sociétés secrètes au Cameroun : les mystères de la nuit
de Laburthe-Tolra. Éditions Karthala

Femmes du Cameroun : mères pacifiques, femmes rebelles


collectif sous la direction de Jean-Claude Barbier. Éditions Karthala
LEXIQUE BASSA
A é laam : elle est belle. Mè nok a : j’ai compris.
Hiini : petite mère. Mpodol : porte-parole.
Ko'ô : escargot, désignant l’ordre féminin Muulema mwann : mon cœur en langue douala.
des patriarches de la société bassa.
Ndock wem : ma rebelle
Koo i ngoï : peau de cochon.
Ndomba : mets au poisson ou à la viande
Kundè : liberté. cuit à l’étouffé dans un feuille de bananier.

Likak : promesse. Ngoï : porc ou cochon.


Manyan : mon frère. Ngo Mbondo Njee : fille de lion.
Mbog’ : les patriarches. Nkia wem : ma belle-fille.
Mbombo : grand-mère. Nweka : merveilleuse mère en langue Ibo.
Mbongo : épice typique du Cameroun et Sogol : grand-père.
nom du plat et traditionnel bassa.
LEXIQUE BASSA
A é laam : elle est belle. Mè nok a : j’ai compris.
Hiini : petite mère. Mpodol : porte-parole.
Ko'ô : escargot, désignant l’ordre féminin Muulema mwann : mon cœur en langue douala.
des patriarches de la société bassa.
Ndock wem : ma rebelle
Koo i ngoï : peau de cochon.
Ndomba : mets au poisson ou à la viande
Kundè : liberté. cuit à l’étouffé dans un feuille de bananier.

Likak : promesse. Ngoï : porc ou cochon.


Manyan : mon frère. Ngo Mbondo Njee : fille de lion.
Mbog’ : les patriarches. Nkia wem : ma belle-fille.
Mbombo : grand-mère. Nweka : merveilleuse mère en langue Ibo.
Mbongo : épice typique du Cameroun et Sogol : grand-père.
nom du plat et traditionnel bassa.
PETITE GÉOBIOGRAPHIE DE HEMLEY BOUM
Née en 1973 à Douala au Cameroun, Hemley Boum aspire très La forêt monumentale abritant les arbres parmi les plus grands
tôt à la découverte du vaste monde. Le choix des sciences sociales du monde lui a certainement fait grandir l’âme aussi.
option anthropologie n’est dès lors pas anodin et servira plus tard Cette expérience en pays natal plantée dans son cœur ne
son écriture. L’obtention de sa maîtrise à l’Université Catholique demandait qu’à se ramifier sur le grand continent. Elle accom-
d’Afrique Centrale lui permet de passer le concours d’entrée de pagne alors son époux en République Centrafricaine, à Bangui,
l’Université Catholique de Lille. puis en Gambie, à Banjul. Son exploration de l’Afrique s’étend au
Hemley bascule des pluies tropicales à la grisaille humide et Sénégal, à la Côte d’Ivoire, au Mali et au Nigéria.
froide d’une ville du Nord de la France, dont elle retient pourtant De retour à Paris, le pas est franchi. Toutes ces expériences
trois années d’études où elle s’est amusée. Se dessine alors un l’ont enrichie d’un terreau géographique et humain qu’elle a inti-
certain regard sur le monde, les gens et la vie, qui caractérise son mement besoin de planter quelque part, en un lieu partageable,
écriture, pleine d’humour. Dans Si d’aimer… elle rend hommage à les pages d’un livre issues des grands arbres !
ces gens du Nord qu’elle a aimés. En octobre 2010, son premier roman voit le jour : Le clan des
Son DESS de commerce international et un troisième cycle femmes. Un style est né, qui ne juge pas mais déroule le fil de la vie
en marketing lui offrent un premier poste à Paris qui lui permet sous le regard bienveillant, lucide, perspicace et joyeux de son auteur.
rapidement de découvrir le Cameroun autrement, en tant que res- Une force de vie dont hérite pleinement le second roman
ponsable du service grands comptes de la filiale camerounaise de Hemley Boum, Si d’aimer… paru à La Cheminante fin 2012 -
d’une société pétrolière française. lauréat du Prix Ivoire 2013 pour la littérature africaine d’expression
Elle revient dans son propre pays en exploratrice, à la ren- francophone, ainsi que son troisième roman : Les Maquisards,
contre de sociétés forestières, d’industries agro-alimentaires ou primé en 2016 : Grand prix d’Afrique noire de L’Adelf, Prix du livre
cotonnières, et de grands planteurs. Il faut s’imaginer les immenses engagé de la CENE Littéraire et Mention spéciale du Prix Éthiophile.
forêts traversées, d’où surgissent des petits villages traditionnels, Forte de sa faculté inégalable de faire entrer la vie de tout un
puis de nombreuses villes dortoirs installées en périphérie des chacun dans des problématiques sociétales réputées chaotiques,
sociétés industrielles datant de l’époque coloniale. pour y insuffler espoir et volonté, elle se lance avec ce roman dans
À n’en pas douter, le regard de Hemley s’aiguise aux vents l’aventure d’un pan caché de l’Histoire de son pays natal, celui du
mauvais de la pauvreté rencontrée, des disparités sociales et combat du peuple bassa pour l’indépendance du Cameroun. Ici
culturelles d’un pays riche en ressources naturelles, et donc inter- point de leçon, mais le pari fou - et gagné - de donner corps, chair,
nationalement convoité, et d’une tradition ancestrale qui perdure âme et désir à l’Histoire, à travers l’incroyable saga familiale et
dans quelques îlots, ces petits villages sortis de nulle part… amicale de ce peuple singulier et courageux.
Sylvie Darreau, La Cheminante
PETITE GÉOBIOGRAPHIE DE HEMLEY BOUM
Née en 1973 à Douala au Cameroun, Hemley Boum aspire très La forêt monumentale abritant les arbres parmi les plus grands
tôt à la découverte du vaste monde. Le choix des sciences sociales du monde lui a certainement fait grandir l’âme aussi.
option anthropologie n’est dès lors pas anodin et servira plus tard Cette expérience en pays natal plantée dans son cœur ne
son écriture. L’obtention de sa maîtrise à l’Université Catholique demandait qu’à se ramifier sur le grand continent. Elle accom-
d’Afrique Centrale lui permet de passer le concours d’entrée de pagne alors son époux en République Centrafricaine, à Bangui,
l’Université Catholique de Lille. puis en Gambie, à Banjul. Son exploration de l’Afrique s’étend au
Hemley bascule des pluies tropicales à la grisaille humide et Sénégal, à la Côte d’Ivoire, au Mali et au Nigéria.
froide d’une ville du Nord de la France, dont elle retient pourtant De retour à Paris, le pas est franchi. Toutes ces expériences
trois années d’études où elle s’est amusée. Se dessine alors un l’ont enrichie d’un terreau géographique et humain qu’elle a inti-
certain regard sur le monde, les gens et la vie, qui caractérise son mement besoin de planter quelque part, en un lieu partageable,
écriture, pleine d’humour. Dans Si d’aimer… elle rend hommage à les pages d’un livre issues des grands arbres !
ces gens du Nord qu’elle a aimés. En octobre 2010, son premier roman voit le jour : Le clan des
Son DESS de commerce international et un troisième cycle femmes. Un style est né, qui ne juge pas mais déroule le fil de la vie
en marketing lui offrent un premier poste à Paris qui lui permet sous le regard bienveillant, lucide, perspicace et joyeux de son auteur.
rapidement de découvrir le Cameroun autrement, en tant que res- Une force de vie dont hérite pleinement le second roman
ponsable du service grands comptes de la filiale camerounaise de Hemley Boum, Si d’aimer… paru à La Cheminante fin 2012 -
d’une société pétrolière française. lauréat du Prix Ivoire 2013 pour la littérature africaine d’expression
Elle revient dans son propre pays en exploratrice, à la ren- francophone, ainsi que son troisième roman : Les Maquisards,
contre de sociétés forestières, d’industries agro-alimentaires ou primé en 2016 : Grand prix d’Afrique noire de L’Adelf, Prix du livre
cotonnières, et de grands planteurs. Il faut s’imaginer les immenses engagé de la CENE Littéraire et Mention spéciale du Prix Éthiophile.
forêts traversées, d’où surgissent des petits villages traditionnels, Forte de sa faculté inégalable de faire entrer la vie de tout un
puis de nombreuses villes dortoirs installées en périphérie des chacun dans des problématiques sociétales réputées chaotiques,
sociétés industrielles datant de l’époque coloniale. pour y insuffler espoir et volonté, elle se lance avec ce roman dans
À n’en pas douter, le regard de Hemley s’aiguise aux vents l’aventure d’un pan caché de l’Histoire de son pays natal, celui du
mauvais de la pauvreté rencontrée, des disparités sociales et combat du peuple bassa pour l’indépendance du Cameroun. Ici
culturelles d’un pays riche en ressources naturelles, et donc inter- point de leçon, mais le pari fou - et gagné - de donner corps, chair,
nationalement convoité, et d’une tradition ancestrale qui perdure âme et désir à l’Histoire, à travers l’incroyable saga familiale et
dans quelques îlots, ces petits villages sortis de nulle part… amicale de ce peuple singulier et courageux.
Sylvie Darreau, La Cheminante
L S
La Cheminante
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www.lacheminante.fr

Achevé d’imprimer
par Standartu Spaustuve - UE
Seconde édition - le 31 mai 2016
Dépôt légal : février 2015

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