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DÉPARTEMENT DE PHILOSOPHIE
Faculté des arts ..
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Université de Sherbrooke

LECTURE COMMENTÉE DE LA SECTION "CONSCIENCE-DE-SOI"


DANS LA PH~NOMÉNOLOGIE DE L'ESPRIT DE HEGEL.

par
JACQUES LASNIER

Bachelier ès arts (philosophie)


de l'Université de Sherbrooke

MtMOIRE PRtSENTt
pour obtenir

LA MAÎTRISE ÈS ARTS (PHILOSOPHIE)

Sherbrooke
NOVEMBRE 1983 ~,
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INTRODUCTION 1
RÉFÉRENCES ET NOTES 5

PREMIÈRE PARTIE: IDENTITÉ ET DIFFÉRENCE


DANS LA CONSCIENCE DE SOI 7
CHAPITRE I: JE SUIS JE 8
CHAPITRE II: JE EST UN AUTRE 11
RÉFÉRENCES ET NOTES 34

DEUXIÈME PARTIE: MORT A L'IMMÉDIATETÉ ET


VÉRIFICATION DE LA CERTITUDE 36
PRÉSENTATION ET INTERPRÉTATION GÉNÉRALE 37
CHAPITRE I: DESCRIPTION DU CONCEPT DE
RECONNAISSANCE 44

CHAPITRE II: LE COMBAT COMME MISE À MORT


DE L'IMMÉDIATETÉ 52
RÉFÉRENCES ET NOTES 78

TROISI~ME PARTIE: AUTONOMIE DE LA CONSCIENCE


DE SOI 85

PRÉSENTATION 86

CHAPITRE I: DOMINATION ET MÉDIATION DE


L'ÊTRE-POUR-SOI 88
CHAPITRE II: CONSCIENCE SERVILE ET AUTONOMIE
DE L'ÊTRE-POUR-SOI 101
CHAPITRE III: VERS LE "PENSER" 114
RÉFÉRENCES ET NOTES 121

CONCLUSION 123
RÉFÉRENCES ET NOTES 126

Li BIBLIOGRAPHIE 127
Corrections

- P. 2, li9"ne 4 : remplacer le -par de


...
- P. 17' ligne lJ: ajouter e a disparu

- P. 59' ligne 5: ajouter e 8 ait partie lié


- P. ...
60, liP;ne 15: ajouter ne apre.s auto-manifestation

- P. 63, ligne 11: lire certitude

- P. 71, lig~e li a;ne 5: lire mépris


... P. 77' ligne 2: après moins ajouter et

ù
1 NT R0 DUCT 1 0 N

11
L 1esprit conquiert sa vérité seulement à candi-

tion de se retrouver soi-même dans l 1absolu déchirement"

(1). Hegel a consacré la Préface de la Phénoménologie de

l 1Esprit à expliciter le sens de cette affirmation. En

l'invoquant ici, je désire simplement signaler le lieu

d'où origine ce travail. Comment apprivoiser Hegel?

J'ai voulu étudier l'idée hégélienne d'une subjectivité

se constituant au travers son déchirement. ft.. cette fin,

l 1emprunt d'un chemin effectivement praticable s'avérait

nécessaire. La Phénoménologie de l 1Esprit, oeuvre

maîtresse de Hegel, déploie une problématique dont le

ressort principal est l 1avènement de la conscience de

soi. Je me suis attaché à étudier la section portant sur


0 la "Conscience-de-soi". Prendre au sérieux cette figure

m'a semblé ouvrir une approche en mesure de suivre la

conscience de soi dans son mouvement constitutif.

D
La conviction d'un nécessaire apprentissage du

texte lui-même, exigence préalable à toute interpréta-

tion, a entraîné 'adoption d'un point de vue arrêté.

Pour ne pas donner prise au leurre où comprendre n'est

J que croire comprendre, je me suis contraint à LIRE (2)

u 1
2

Hegel. Mon travail n 1a pas d 1autre ambition que de


présenter une lecture commentée (3) de la section
11
Conscience-de-soi 11
dans la Phénoménologie del 1Esprit.

Or ce texte a ceci ce mal-venu qu 1il est bien-

D connu (4). Mais, comme Hegel a pris l'habitude de le


dire, ce qui est bien connu est souvent mal connu. En ce
D sens, 1on peut s 1étonner de la rareté des commentaires
faisant peuve de renoncement devant la 11
chose même 11 • Les
plus célèbres interprètes de la 11
dialectique du maître et
de l 1esclave 11 (sic) (5), plus soucieux de 11
résumer 11 que

de laisser 11
parler 11 le texte, orientent résolument celui-
ci dans un sens anthropologique, pour ensuite décider
s 1 il convient de recevoir ou de condamner la Phénoménolo-
gie de l 1Esprit (6). J 1ai plutôt engagé ma recherche

D avec la préoccupation d 1apprendre à lire Hegel. Cette


entreprise ne m1a pas paru incongrue parce que, déjà,
0 Hy pp o 1 i te s 1est adonné à un t ra va i 1 de 1 e c tu r e ; t ra va i 1

0 jugé peut-être un peu sévèrement par Labarrière comme une


si mp1 e 11
g1 ose 11 ( 7) • Ayant a pp ré ci é 1 e t ra va i 1 d 1Hy pp o 1 i -

0 te et de Labarrière, j 1ai adopté une manière de faire à

leur exemple. Dans le commentaire que je propose, je


0 vais me référer à ces interprètes; mes interprétations
J 1ai
J
cependant seront normées par le texte de Hegel.
voulu à mon tour ouvrir ce texte de manière à voir à

u
l
3

l 'oeuvre l 'automouvement de l'esprit se constituant. Ce

travail est donc mené dans la mouvance des travaux d'Hyp-

polite et de Labarrière, avec comme accent propre cepen-

dant la conduite d'un commentaire à fleur de texte.

J la section
Soulignons

"Conscience
que la

de
problématique

soi" a été
à l 'oeuvre
amorcée avant
dans

la

Phénoménologie de l 'Esprit. Et, sans préjudice de la

mutation qui s'est opérée au cours des écrits d'Iéna,

mutation qu'on interprète généralement comme le passage

D d'une philosophie de la vie à une philosophie de 1 'esprit

(8), je n'ai pas retracé la genèse des catégories qui

') structurent la section "Conscience-de-soi". L'étude de

cette genèse déborderait le cadre d'un travail misant

d'emblée sur la conduite d'une première lecture de Hegel.

0 Ce travail a donc été mené dans la perspective de

"faire parler un texte", en évitant 1 1 intervention de

préjugés, lesquels reviennent à bloquer le mouvement de


la pensée.

0
u
Sans résumer les thèmes de l'exposé à venir,

marquons cependant la ligne directrice de la section

"Conscience-de-soi". Le problème de la conscience de soi


J

J
û
4

se pose toujours comme le problème du rapport du Je avec

l'altérité. Quelle est la nature de ce rapport? La

manière de répondre à cette question détermine l'option

prise sur le statut de la conscience de soi. Hegel va

commencer par subvertir le sens des mots "conscience",


11
soi 11
, "identité", "différence". La première partie

s'exercera à dérouler une pensée centrée sur la nécessité

d'introduire la différence dans la venue à l'être de la

conscience de soi. Dans une seconde partie , je tenterai

de retracer les arguments conduisant Hegel à penser la

mort comme condition préalable à toute transgression de


1 'immédiateté. Une dernière partie s'attachera à montrer

que l'égalité de la conscience ne peut être que l'égal i-

sation devenue de ses deux pôles: une réconciliation

entre le savoir et 1 'objet de ce savoir. N'en disons pas

plus. Comme la conscience de soi est d'abord mouvement,

soumettons-nous à 1 'exigence de la suivre, c'est-à-dire à

se mouvoir en elle. Et elle, elle vient à entrer "hors

de l'apparence colorée de l'en-deçà sensible et hors de

la nuit de 1 'au-delà supra-sensible, dans le jour spiri-

tuel de la présence" (9).

J
)

u
5

RÉFÉRENCES ET NOTES

1. Hegel, G.W.F., La Phénoménologie de 1 'Esprit, traduc-


tion française de J. Hypolite, Paris, Aubier, T.1,
1939, p. 29. C'est à cette traduction que nous nous
référons. Abréviations utilisées: Ph. E.
Il nous arrivera de modifier cette traduction selon
les indications fournies par P.J. Labarrière dans son
ouvrage intitulé: La Phénoménologie del 'Esprit de
Hegel, Introduction à une lecture, Paris, Aubier-
Montaigne, 1979.

2. Ainsi que Gadamer le présentait aux membres de la


"Internationale Hegel Vereinigung 11 en 1962.

3. Bien entendu, une lecture approfondie doit faire


1 'épreuve du texte allemand. Il faut donc considérer
le présent commentaire comme une première approche.

4. "Le bien-connu en général, du fait qu'il est bien-


connu, n'est pas connu. C'est la façon la plus ordi-
naire de se tromper soi-même et de tromper les autres
que de présupposer quelque chose, dans le connaître,
comme bien-connu, et de s'en contenter pareillement;
avec tout son va-et-vient de discours, un tel savoir,
sans savoir comment cela lui arrive, ne bouge pas de
place". Ph. E., p. 28, traduction Labarrière, op.
cit., p. 273.

5. Cette appellation par laquelle celui qui l'énonce


croit savoir de quoi i 1 retourne de ce texte n 1 est
que trop célèbre. Le titre de la sous-section n'y
renvoie d'ailleurs pas. Ce qui est en cause, c'est
bien plutôt, comme l'indique le titre: "L'autonomie
et l 'inautonomie de la Conscience de soi; domination
et servitude". C.f., Ph. E., p. 155.

6. A. Kojève, interprète incomparable de ce texte,


paraît cependant trop sûr de viser juste en ramenant
toute la problématique de la Phénoménologie de
l 'Esprit à une seule figure. De plus, pourquoi
comprendre l'esprit par culture et l'être-pour-soi
par l'humain? Cela ne me paraît en rien évident.

K. Marx, reprochant à Hegel son abstraction, voudrait


bien ramener l'esprit (tel qu'il le comprend) à

J
l'humain. Ironie de l'interprétation: Hegel ne
verrait que l'esprit en l'homme! Par exemple: "Le
0
6

caractère humain de la nature et de la nature engen-


drée par l 1histoire, des produits de l 1homme, appa-
raît en ceci qu'ils sont produits de l'esprit
abstrait et donc, dans cette mesure, des moments de
l'esprit, des êtres pensés. C'est pourquoi la Phéno-
mênologie est la critique cachée, encore obscure pour
elle-même et mystifiante: ( ••• ) Marx, K. Manu-
11

scrits de 1844, Paris, Ed. Sociales, 1972, p. 131.


Camus ne comprend manifestement pas Hegel. Son
interprétation de la relation Domination/Servitude
manque totalement l 1esprit et la lettre de Hegel.
Selon Camus, Hegel aurait célébré la lutte meurtriè-
re. Convaincu du propos anthropologique de Hegel,
Camus s'empresse d'en montrer les néfastes influences
sur notre temps. 0n peut dire assurément que Hegel
11

a rationalisé jusqu'à l'irrationnel. Mais, en même


temps, il donnait à la raison un frémissement dérai-
sonnable, il y introduisait une démesure dont les
rés u l ta t s sont devant nos yeux 11
Camus , A. , L 1 homme

révolté, Paris, Galimard, 1951, p. 165.


7. C.f., Labarrière, op. cit., p. 34.
8. Un livre récent exprime très clairement ce point de
vue. C.f. Gérard, Gilbert, Critique et Dialectirue,
L'itinéraire de Hegel à Iéna (1801-1805), Bruxel es,
Facultês universitaires Saint-Louis, 1982, pp. 3-10.
9. Ph. E., p. 154, traduction Labarrière, op. cit.,
p. 128.

0
0
0
u
0 P R E M1 ER E P ART I E

IDENTITÉ ET DIFFÉRENCE DANS LA CONSCIENCE DE SOI

J
7

r
CHAPITRE 1

Je suis Je

La conscience de soi entre en scène sous la forme


du savoir d'entendement de la conscience. Lorsque

J l'entendement, au terme de la section conscience, se


donne comme objet 1 e concept d'infini té, la conscience,
pour la première fois, coïncide avec son objet. La
conscience, alors, est devenue conscience de s0 i .

L'entendement? Ne se reconnaissant plus en des contenus


immédiatement sensibles, la conscience, plus avertie, a
visé d'une manière différente le phénomène. Au lieu de
conférer au phénomène une extériorité indifférente, la
conscience, plus théorique, s'avise que le phénomène
recèle une loi intérieure, ordre apparaissant seulement à

J travers une armature conceptuelle,


conscience concevante vit le phénomène en tant qu'il est
un langage. La

0 concept. Elle s'est avancée à la certitude que l'inté-


rieur des choses, elle le porte en elle. La vérité alors
D n'est plus la présence objective des phénomènes, la véri-

0 té est le système des concepts.


atteint la certitude de soi comme subjectivité.
Par là, la conscience a

8
J
9
/-
/

Cette reconnaissance de soi dans l'autre corres-

pond largement à l'idée traditionnelle de la conscience

de soi. Conscience de soi où est signifié un rapport de

soi à soi et non un rapport à l'autre, conscience, donc,

où la différence s 1efface en tant que référence car le

distinct y coïncide avec le non-distinct.

Puisque ce concept de l 1infinité est


devenu son objet, elle est donc une
conscience de la différence, comme
différence qui est aussi immédiatement
supprimée; la conscience est pour soi-
même, elle est l 1acte de distinguer ce
qui n'est pas distinct ou conscience de
soi (1).

L'opération del 'entendement livre donc ce rapport de soi

à soi, ce savoir de soi dans l 1autre. Pourtant, ce

savoir est seulement pour soi en tant que subjectivité

posante non en tant que vérité de la conscience d'un

J autre. En effet, l'entendement ne connaît pas ce que la


11

conscience sait quand elle se sait soi-même 11 (2), de


] sorte que ce savoir d'entendement, vivant plus de choses

qu'il n'en comprend, ne peut être considéré comme la

vérité de la conscience de soi. Cette vérité consistera

en la présentation de l'explicitation de la conscience de

u
soi elle-même.

u
u
10

Hegel termine la section "Conscience" et débute

la section 11
Conscience-de-soi 11
en donnant beaucoup

d'espace à une lecture d'entendement de la conscience de

soi. Pourquoi? Pour deux raisons, je crois. D'abord

pour présenter l 1apparition d'un nouveau savoir. Car


11
désormais a surgi ce qui ne venait pas à réalité dans

ces relations précédentes, savoir une certitude qui est

égale à sa vérité; car la certitude est à soi-même son

objet, et la conscience est à soi-même le vrai 11


(3).

Ensuite, pour pouvoir bientôt montrer 1 'insuffisance

d'une lecture formelle de la conscience de soi et démon-

trer avec plus d'éclat que l'entendement n'arrive pas à


penser la différence comme il convient. Pour ne pas en

rester à une caricature de la conscience de soi, il faut

ouvrir la déclaration Je suis Je, et y repenser le


0 moment, trop vite écarté en ces premiers paragraphes, du

lJ rapport à l 1autre.

0
0
u
CHAPITRE II

Je est un Autre

La première idée de 1 a con science de soi s 1 offre

à la conscience concevante et se donne dans l'équation

formelle Je suis Je. Il semble donc que la conscience de

soi réalise ici ce qu'on est en droit d'attendre d'un

savoir de soi: une neutralisation de la différence en

une identité posée, un savoir circulaire faisant 1 'écono-

mie du savoir d'un autre. La disparition du savoir d'un

autre est en effet comprise implicitement dans la décla-

ration d'autonomie Je suis Je de la conscience de soi.

Dès lors qu'il y a identité, la différence ne concerne

plus celle-ci, sauf comme référence toute extérieure et

devenue par 1à inessentielle. Alors, le "subsistant

0 ind~pendant" semble perdu pour la conscience (4).

D Mise à l'écart de l'altérité et assomption d'une

subjectivité circulaire, nous voilà dans les parages de


D 1 1 introspection cartésienne et bientôt prêts à proclamer

la toute puissance ainsi que l'extrême solitude de la

conscience de soi.

11
12

On entrevoit ici l'écart entre l'idéalisme sub-


jectif et 1 'idéalisme absolu. Et 1 1 on va bientôt saisir
1 'originalité de Hegel dans son approche de la conscience
de soi ainsi que sa distance par rapport à toute forme
d 1 idéalisme subjectif. Hegel n 1 emprunte pas 1 1 avenue où
la conscience de soi est cette 11
faculté 11
de saisir sa
propre intériorité, laquelle, enfermée en elle, se
mettrait ensuite à discourir sur un monde achevé et
compact. Cette avenue, très fréquentée, conduit à douter
de l'objectivité du monde et à s'interroger à l'infini
sur le passage de la subjectivité à un en soi objectif.
Hegel tient un peu ce langage: chacun peut bien s 1 appré-
hender comme intériorité, dire Je suis Je et comprendre
sous cette formule une égalité avec soi, à savoir une
égalité s 1 atteignant spontanément dans 1 •acte par lequel
le sujet se pose par lui-même pour lui-même. L'entende-
ment peut bien, à son tour, considérer 1 •acte de position
de soi comme inconditionnel et poser la différence comme

J existant au-delà. Ce qui en résulte: une conscience de


soi devenue seulement pour s0 i ' c'est-à-dire une
0 conscience qui, tout en se sachant, continue à poser
1 'hétérogénéité du monde. Une conscience donc qui
n'arrive pas à unifier sa certitude d'elle avec un monde,

J en principe, par trop extérieur à elle. Une conscience


de soi qui ne se sait pas en tant que vérité de la
conscience d'un autre.
13

Quelle est donc la lacune de la conscience de soi


devenue seulement pour soi? Son autonomie. Parce
qu'elle peut se mirer elle-même, la conscience s'y affir-
me affranchie de l'autre. Que vaut un affranchissement

D
immédiat? Il a la valeur vide d'une autonomie abstrai-
te. La valeur d'une autonomie qui ne comprend pas encore
ce qu'elle vit. L'intériorité seulement pour soi serait,
aux yeux de Hegel, une abstraction morte, alors qu'en son
existence effective, l'intériorité réalise en même temps
un en soi. Ce besoin de manifestation présent au coeur
même de l'intériorité pour soi devient alors ce qu'il
faut dire. Montrer l'épaisseur d'en soi ignorée par la
conscience seulement pour soi et, dès lors, la conscience
de soi ne surgit plus. Devenir conscient de soi veut
dire alors s'apparaître à soi à travers une action, dans
un mouvement. Et ce mouvement sera présenté par Hegel
comme étant essentiellement un mouvement de retour.
Mouvement de retour à soi, ce qui implique 'aveu d'un

D séjour nécessaire dans 1 'autre. Ce retour, la conscience


de soi seulement pour soi a cru pouvoir l'éviter. En
Li fait il n'en est rien. Le retour, elle, elle l'a
r oublié. Un détour s'impose donc.

La tâche de Hegel sera de sortir la conscience de


soi de son abstraction d'entendement, donnée initialement
n
14

dans la formule 11
Je suis Je", en vue de montrer que

l'égalité énoncée méconnaît son devenir, que l'égalité

est plutôt une égalisation, enfin que l'égalité proclamée

ne peut être elle-même que sur la base d'une opposition

déterminante. Il faut donc repenser le jeu du même et de

l'autre de la conscience de soi en donnant toute son

effectivité à 1 1 idée de mouvement, tout son contenu à

l'idée de retour et toute sa fécondité à l'idée d'égali-

sation. Bref, il faut quitter la conscience de soi pour

0
soi, savoir d'entendement, et passer à la conscience de

soi en soi, savoir conceptuel.

Li
0
0

f
15

II

Le rapport à soi exclut-il le rapport à l'autre?

Oui et non (à la condition qu'ils ne tombent pas l'un en

dehors de l'autre). L'entendement, préjugeant d'un oui

principiel, radicalise ce rapport d'exclusion en y

marquant qu'un être fini n'est tel qu'en excluant de soi

l'autre. Cette idée "bien connue" sera réexaminée par

Hegel. Qu'une structure de négation d'un autre ordre est

nécessaire pour comprendre la portée de la négation dans

le rapport d'exclusion, voilà en résumé son projet de

relecture de la conscience de soi. Si toute détermina-

tion est négation, pourquoi recevoir la négation comme ce

dont l'effet d'exclure juxtapose nécessairement? Pour

comprendre ce qu'il veut nous dire, il faut apprendre à

penser le rapport d'exclusion non comme relation juxtapo-

sante mais comme relation déterminante.

Pour Hegel, c'est seulement par abstraction qu'on

peut poser la conscience de soi en tant que Je suis Je,

en tant qu' identité immédiate de soi à soi. Alors, ni

fondement, ni absolu, la conscience de soi est "la

réflexion à partir de l'être du monde sensible et perçu,

J et essentiellement le retour à partir de l 1être-autre 11

(5). Hegel introduit l'idée d'un retour en vue de saisir


J
n 16

]
la conscience de soi en sa manifestation, non plus en la

pureté de sa déclaration. Apparence trompeuse et repré-

sentation commode, cette idée d'une saisie de soi exclu-

sive de l'autre. Non plus égalité statique mais mouve-

ment ("comme conscience de soi, elle est mouvement"), tel

est le concept entamant une lecture phénoménologique de

la conscience de soi. Que faut-il entendre par mouve-

ment? Il s'agit d'un mouvement dans lequel est impliqué

un retour à partir de l'autre. Un mouvement vers l'autre

pour le même donc. Car, si la conscience de soi se

constitue à partir d'un rapport au sensible, ce rapport

constitutif n'est pas pensé comme une relation s'arrêtant

à l'autre, mais comme relation où il y a retour au même


(qui n'est plus le même). Et ce retour à partir du

sensible apparaît si essentiel qu'une conscience de soi

qui ne serait pas retour, ne serait pas conscience de

soi. 11
En tant que pour elle la différence n'a pas aussi

la figure de l'être, elle n'est pas conscience de soi"

r (6). Comme la conscience de soi est essentiellement

retour, le moment de la différence doit être pris au


J sérieux: non plus obstacle à éliminer d'emblée, mais

moment de détermination tombant à 1 'intérieur de la

conscience de soi.

Approfondissons un peu le dernier point. Hegel

pense ici autrement le rapport entre l'identité et 1a


17

différence. Au départ, la conscience de soi apparaît

comme l'égalité simple du Je suis Je. Mais cette identi-

té de soi à soi n'est que l 1abstraction de tout ce qui

est autre. L'identité simple s'avère alors l'exclusion

radicale de l 1altérité prise en bloc. Affirmer que

l'identité immédiate n'est elle-même que par l'exclusion

de tout ce qui est autre, c'est bien exhiber l'impossible

immédiateté de l'immédiat. L'immédiateté énoncée est

elle-même absolue médiation pour autant qu'elle n'est que

par la négation de l 1altérité. Et alors, quel est le

statut de l'identité et de la différence? Avant l 1intro-

duct ion de l 1 idée de mouvement, l 1 identité êta i t posée

comme absolue et la différence semblait avoir disparu.

C'était là affirmer l'autonomie de la conscience de soi

tout comme la non-essentialité d'un rapport au monde.

Quel était le résultat? "En tant qu'elle se différencie

J seulement

différence
soi-même

est
comme

relevée
soi-même

( 7)
de

immédiatement
soi, pour

comme
elle la

un

être-autre; la différence n'est pas, et elle (-même)

seulement la tautologie dépourvue-de-mouvement du: Je

suis Je" (8) • Retenons alors que: 1) l'identité

J immédiate

n'ayant
n'est

d'autre
qu'une

statut
identité

que celui
vide et

d'une
abstraite,

formule

J tautologique; 2) la différence n'est pas, et son

escamotage est responsable de l 1abstraction du Je suis


J 18

J Je. Comprenons que penser ainsi c'est s'interdire de

penser la différence. L'identité est affirmée au prix

d'une mise à l'écart radicale de la différence. Le

résultat est que 1 'identité et la différence sont posées

n dans un rapport d'immédiateté et, dès lors,

figées dans un face à face sans mouvement.


reçues comme

L'identité ne

peut se contenter de juxtaposer la différence sous peine

de se fixer dans un rapport d'exclusion insoluble. Et

aux yeux de Hegel, il n'y a aucune raison de rendre

gloire à l'identité si celle-ci se constitue parallèle-

ment à une différence laissée pour morte.

Le nouveau statut de l'identité et de la diffé-

rence s'annonce dans l'affirmation servant de conclusion

à l'analyse de la conscience de soi immédiate. "Pour

elle, donc, l'être-autre est comme un être ou comme

moment différencié 11 (9). Prendre en compte le moment de

la différence dans 1 'affirmation de 1 'idendité représente

le dépassement de 1 'analyse formelle de la conscience de

J
soi. Retour, mouvement, différence comme moment dis-

tinct: Hegel met en place ici les termes qui commande-

ront une lecture phénoménologique de la conscience de

soi. Enchaînons les deux affirmations principales: 1)

"la conscience de soi est essentiellement ce retour en

soi-même à partir de l'être-autre"; 2) "pour elle, donc,


1 19

û l'être-autre est comme un être ou comme moment différen-

cié11, et retenons que: 1) l'être-autre doit être comme

moment différencié, 2) la conscience de soi est mouvement

dans l'autre, 3) la conscience de soi est retour. D'où

le principe d'une conscience de soi phénoménologique:

non plus un écartèlement entre l'identité et la différen-

ce, mais une différenciation de l'identité et un mouve-

ment d'égalisation des termes différenciés en v ue de

l'égalité avec soi.

0
20

II 1

La conscience de soi est cette conscience où

l 1autre apparaît au même comme le même. Pourtant, on l 1a

vu, Hegel rejette 'idée que cette coïncidence puisse se

produire dans la seule instance du même. La nécessité

d 1 intégrer la différence et l 1affirmation d'un mouvement

de retour essentiel reçues comme éléments constitutifs de

la conscience de soi portent, dès lors, le Je suis Je

dans un Je est un Autre.

Si la conscience de soi se fait par l'intégration

du sensible, il faut alors substituer à 1 1 unité du Je

initial un concept susceptible d 1expliciter le même en sa

relation à l'autre. Tel sera le désir. J'ai indiqué

plus haut que l 1introduction du sensible comme moment

différencié marquait un tournant dans l'analyse de la

conscience de soi. Tournant au sens qu'une fois récusée

la possibilité d'une identité purement exclusive de la

différence, il reste à dire ce qu'est une identité se

déterminant dans la relation à sa différence. Et Hegel

nomme en cette section ( 11 La Conscience de soi, en soi 11


)

les concepts qui porteront le poids des analyses

subséquentes. En sa nomination nouvel le, la conscience

de soi est désir en général, elle rapporte l'un à l'autre


21

deux moments différenciés et se définit par une dualité


d'objets. Il s'agit alors de présenter le jeu de ces
concepts. Quelle est l'articulation entre ces trois
instances? Car, c'est de leur jeu que la conscience de
soi naîtra, puisqu'elle est mouvement. En effet,
marquons ici que: si la conscience de soi est fondamen-
talement désirante, si elle rapporte à elle deux moments
différenciés et si elle vise deux objets, c 1 est en tant
qu'à elle s 1 est maintenant assignée la tâche de réaliser
l'égalité avec soi. Ces trois concepts se présentent
donc comme substituts du Je suis Je simple pour autant
que de leur mouvement, un contenu sera conféré à l 'iden-
tité vide, identité maintenant abolie. Et si le mouve-
ment d'égalisation ouvre à la différence, n'oublions pas
que ce qui l'anime est l'égalité à soi, donc que le Je
suis Je demeure l'horizon, même s'il n'est plus le fonde-
ment de la conscience de soi. Rappelons que le Je suis
Je a maintenant son fondement dans le Je est un Autre.

Pour être, la conscience de soi doit se donner sa


manifestation. Examinons alors la conscience de soi en
ses articulations, à la lumière de ce principe. Celui-ci
apparaît clairement dès la prise en vue des deux objets

u de la conscience désirante. En effet, les deux objets du

J
22

désir seront étudiés pour ce qu'ils offrent de possibili-


tés de satisfaction envers la conscience de soi désiran-
te. Car, pour que le mouvement d'égalisation puisse en
venir à une égalité effective, il est nécessaire qu'au
cours du périple celui-ci reçoive une nourriture unifian-
te. Et Hegel retiendra des deux objets de la conscience
désirante les possibilités que recèlent ceux-ci de satis-
faire une conscience de soi cherchant à se donner son
unité. L'analyse des deux objets du désir repose donc
sur la recherche del 'égalité à soi.

Si la conscience de soi se manifeste d'abord


comme désir, c'est en vue de réaliser l'unité avec elle-
même, avons-nous dit. C'est que, pour être ce qu'elle
est, elle doit reconstituer l'unité entre ses deux
objets. Et si la conscience de soi se fait désirante,
c'est parce qu'initialement elle ne peut venir à l 'exis-
tence qu'à partir de ce qui n'est pas elle. Le désir a
donc pour fonction d'ouvrir la conscience de soi à tout
le champ du sensible. Pour être, donc, la conscience de
soi doit accepter une dualité d'objets et désirer les

0 conjoindre l 1un à l'autre. Le premier objet est l 1un,


11

l'immédiat, l'objet de la certitude sensible et du perce-

u voir, mais qui pour elle est marqué du caractère du néga-

_) tif ,11 et 11
le second, savoir elle-même, qui est l'essen-
ce vraie et n'est tout d'abord présent qu'en opposition
23

au premier" (10).

Du fait de son rapport originaire à l'autre, la


conscience de soi conserve en elle deux moments. Le

premier est la conscience de soi comme conscience des

choses car "pour elle l 1extension totale du monde sensi-

ble est maintenue" (11). Le second moment est l'unité de

la conscience de soi avec elle-même. Telle est la

nouvelle structure de la conscience de soi. Et e 11 e

viendra à sa vérité si elle maintient et rapporte l 1un à

l 1autre ses deux moments. Deux moments différenciés

donc, mais nullement indifférents.

La conscience désirante, animée par son désir

d'unité, cherchera sa satisfaction dans ses deux objets:

l'objet sensible subsistant et elle-même. Qu'elle se

recherche elle-même dans son désir, cela n'est pas

présent à elle cependant car, d 1abord, ce second objet

n'est présent qu'en opposition au premier. Et c'est en

cela justement que consiste ce mouvement qu'est 1a


J conscience de s 0 i : surmonter l 1opposition entre les deux

objets du désir de sorte que puisse arriver à l 1être

l'égalité avec soi-même. Faire voir comment arrive

l 1égal ité avec soi revient alors à examiner le "destin"

J des deux objets de la conscience désirante, puisque c'est


24

de la relève de leur opposition que naîtra 1 'égalité avec

soi. Cet examen est mené par Hegel dans les derniers

paragraphes de 1 1 Introduction à la Conscience de soi

(12).

Il s'agit d'expliciter les deux objets qui appa-

raissent à la conscience de soi maintenant que celle-ci

n'est plus simple immédiateté mais fondamentalement

conscience désirante. Le désir sera examiné d 1 abord en

rapport au sensible, ensuite en rapport à la conscience


de soi. L'examen consistera 1) à révéler ce que chacun

des deux objets recèle de conditions pour satisfaire le

désir (réaliser l'égalité avec soi), 2) à montrer

1 'inaptitude du premier objet à donner satisfaction, 3)

à indiquer ce que doit être le second objet pour qu'il y


ait véritable satisfaction.

Quel est ce premier objet de la conscience de

soi? 11
L 1 objet du désir immédiat est quelque chose de

vivant" (13). En effet, 1 e désir se rapporte d 1 abord à

un sensible qui est marqué du caractère du négatif. Le

sensible est la réalité vivante qui a sa subsistance en

elle-même. Et le désir s'y rapporte de façon négative en

se 1 'annexant. La conscience désirante en se donnant ce

premier objet brise l'autonomie de la réalité vivante

D
25

puisque dans sa manière de s 1y rapporter, elle la fait

disparaître. Cette néantisation n 1a rien de théorique:

elle est bien là en cette multitude de vivants grouillant

de vie tant que dure l •activité dévorante.

Les animaux mêmes ne sont pas exclus de


cette sagesse, mais se montrent plutôt
profondément initiés à elle: car ils
ne restent pas devant les choses
sensibles comme si elles étaient en
soi, mais ils désespèrent de cette
réalité et dans l 1absolue certitude de
leur néant, ils les saisissent sans
plus et les consomment (14).

Et c 1est seulement par 1 •anéantissement de cet autre qui

se présente comme vie autonome à la conscience de soi que

celle-ci est certaine de soi.

Il faut se rappeler que la conscience de soi est

ce 11
genre ou l 1universel simple 11 , mais elle ne l 1est pas

dans la simple affirmation immédiate d 1elle-même. Elle

doit se donner la différence et s 1égaler à elle-même. Ce

qui s 1 avère dans ce rapport de néantisation est que la

0 conscience de soi s 1appréhende concrètement comme 11


essen-

ce négative des moments autonomes 11 • Ce premier moment de

la conscience de soi est essentiel car c 1est en se mani-

festant en tant que désir en rapport au vivant que la

conscience de soi commence à s 1égaler à elle-même. En


26

effet, par là 11
1 'extension totale du monde sensible est

maintenue 11 tout en étant marqué du caractère du néga-

tif. L'oeuvre du désir est donc d'annuler 1 'autonomie de

la réalité vivante et de donner une forme objective à la

conscience de soi (15). Concluons cette étape: si la

conscience de soi s'éprouve d'abord comme désir en géné-

ral c'est que, pour être, elle doit relever l'objet

vivant. Au premier principe d'une conscience de soi

phénoménologique (la différence doit avoir la figure de

l'être), ajoutons maintenant celui-ci: la différence

doit être relevée. Et nous verrons bientôt que dans ce

premier objet de son désir, la conscience de soi vise

bien la relève del 1autre, mais qu'elle ne peut y parve-

nir.

Cl
D
J
0
~
27

IV

La conscience de soi se donne la certitude de soi

par l'anéantissement de l'objet vivant autonome. Et

pourtant, bien que certaine d'elle, la conscience de soi

n'est pas encore sûre d'elle-même. Ce hiatus commandera

un autre développement. Regardons-y de plus près.

Comparons d'abord l'autonomie réalisée en cette certitude

de soi à l'autonomie apparemment disparue de l'objet du

désir. La certitude de soi s'atteint seulement par la

disparition de l'autre, avons-nous dit. Alors? Alors la

réalité de cette certitude est celle de son acharnement

sur l'autre. Elle est si elle gagne sur l'autre. E11 e

est donc là-bas, dans cet autre qui détient le morceau de

vérité qu'elle désire. Alors se fait jour l'obligation

de poursuivre l'autre dont dépend l'autonomie atteinte.

Alors se laisse voir la nature parasitaire de la certitu-

de de soi atteinte dans la satisfaction du désir.

Comprenons que dans la satisfaction même du

désir, la conscience de soi fait une nouvelle épreuve

d'elle-même. Elle éprouve maintenant que la venue de sa

certitude correspond à sa référence obligée à l'autre.

J Détruire dit-elle, mais indestructible, l'objet réappa-

raît. Elle a fait sienne l'expérience que, pour être,

elle doit nier, et dans ce mouvement constitutif, elle


n
28

éprouve maintenant, par la répétition infinie de son

désir, la superbe autonomie de l'objet du désir. Ballo-

tée entre le désir et sa satisfaction, elle s'épuise.

Elle doit éprouver l'insatisfaction où elle est de

n'avoir de satisfaction que par l'autre. Comme si l 'ané-

antissement de l'autre n'était pas suffisant, comme s'il

fallait autre chose pour arrêter cette course entre le

désir et son objet. Autre chose, mais quoi? Car, pour

l'heure, la conscience n'est qu'en tant qu'elle tourne

dans le cercle du désir et de son objet. Tourner

toujours plus vite ou sortir du cercle et porter son

désir sur un autre objet, telle sera l'alternative. Mais

seule la rencontre de la mort la forcera à choisir.

La conscience désirante, cherchant à réaliser

l'unité avec elle-même, ne trouve donc pas la satisfac-

tion véritable dans son premier objet en tant que celui-

ci se révèle doué d'autonomie et persistant dans son

extériorité par rapport à elle. Le désir de s'égaler à

soi doit éprouver avec sérieux l'inégalité à soi au cours

de cette recherche de soi au niveau de l'objet vivant.

Si dans le désir se fait jour cette expérience

que l'autre est l'essentiel, comment alors la conscience


de soi va-t-elle s'y prendre pour atteindre à la satis-

faction, puisque tant qu'elle se meut dans ce registre,


n
29

elle est reconduite à un autre? Registre où el 1 e se


rapporte toujours à 1 'autre alors que son désir essentiel
est 1 'unité avec elle-même. Tournant décisif qui s'amor-
ce ici, et pourtant les commentateurs, en ce lieu, ne
donnent pas un éclairage suffisant (16). Suivons le
raisonnement de Hegel dans son mouvement. D'abord, il
est question d'un changement se produisant du côté de
l 1objet.

En vertu de l 1autonomie de l'objet, la


conscience de soi ne peut par consé-
quent atteindre à la satisfaction qu'en
tant que celui-ci lui-même accomplit en
lui la négation ( ••• ) (17).

Tout est là. La satisfaction est atteinte lorsque


1 'objet vient à se nier lui-même. Encore s'agit-il d'en
comprendre la signification. Selon ma lecture, le
tournant de ce texte repose sur la nouvelle négation ici
énoncée, sur un rapport de négation qui diffère strutu-
rellement du premier. Reprenons les fils. La conscience
de soi accède à un premier niveau d'égalité à soi en se
posant dans l'être, et cela, avons-nous vu, impliquait
nécessairement un rapport négatif à 1 'autre. Et c'est de
la structure de ce rapport négatif que vient la limite à

J
la satisfaction. Hegel a marqué en ce lieu que "la
conscience de soi ne peut pas relever l 1objet par son

0
D
30

rapport négatif à lui ( ••• ) (18). Un rapport de négation

tel qu'il n'arrive pas à relever l'autre. La conscience

de soi a beau nier l'objet, elle ne peut le relever. En

effet, l'anéantissement de l'objet, résultat du premier

désir de la conscience de soi, installe celle-ci dans un

face à face sans fin. le 11


relever 11 esquissé retombe,

montrant par là son indigence et dessinant la nécessité

d'une structure de négation d'un autre ordre.

Dans l'ordre du nouveau rapport de négation, on

le sait, l'objet du désir accomplit en lui la négation.

Savoir comment s'effectue le passage d'un rapport de

négation à l'autre, Hegel ne semble pas le montrer ici.

Ce passage, à mon avis, sera l'enjeu de la section

suivante. Toutefois, Hegel nomme pour l'heure les

caractéristiques du désir et de son objet quand ceux-ci

en viennent à établir un rapport de négation satisfai-

sant.

Que l'objet du désir, simultanément, s'avère

position et négation de lui-même paraît bien constituer

0 la marque essentielle de l'objet en sa nomination nouvel-

u
le. "Ëtant en soi-même la négation et étant en cela

autonome, il est conscience" (19). La simultanéité de la

position et de la négation de soi définit le nouvel objet


31

du désir et celui-ci est nommé alors 11


conscience 11 • Le
désir porte maintenant sur la conscience et celle-ci
n'est autre que le maintien en soi d'un néant.

Comme pour faire voir la nouveauté de ce rapport


de négation, Hegel, peu après, distingue 11
la vie seule-
ment vivante 11 de 11
la conscience de soi vivante 11 selon que

position et négation de l'objet du désir sont dans un


rapport de juxtaposition ou dans un rapport de simulta-
néité.

La figure différenciée seulement vi-


vante relève bien dans le procès de""""""i'""a
vie elle-même son autonomie, mais elle
cesse d'être avec sa différence, ce
qu'elle est. Mais l'objet de la con-
science de soi est aussi bien autonome
dans cette négativité de soi-même; et
par là, il est pour soi-même genre,
fluidité universelle dans le caractère
propre de son isolement, il est con-
science de soi vivante (20).

La caractéristique principale de ce nouvel objet du désir


réside bien en ce nouveau jeu de la négation. Négation
non pas additive comme dans la structure du premier

objet, mais concomittante à l'autonomie de l'objet du


désir. Qu'une 11
autonomie 11 soit telle qu'elle enveloppe

ü
sa négation, tel est le nouveau statut de l'objet du
désir.
32

Reste à savoir ce qui provoque ce renouveau.

L'explication viendra plus tard dans le texte de Hegel.

Relevons cependant ce qui paraît conduire ce changement.

Deux motifs peuvent être invoqués: 1) en vertu de 1 'au-

tonomie de 'objet; 2) en vertu de la satisfaction.

D'abord, on l'a vu, l'expérience de l'autonomie de

l'objet ne peut que laisser la conscience de soi pour

insatisfaite. En vertu de cette insatisfaction et en

vertu de la quête continuée de la satisfaction, une modi-

fication de la structure de négation se laisse penser.

Et il ne faut pas invoquer la référence à une cause exté-

rieure pour expliquer qu'il y a changement. Sur ce

point, notre lecture a fait ressortir que, du rôle de la

négation au sein de l'expérience, dépend le 11


destin 11
de

celle-ci. En effet, c'est la relation de négation comme

telle qui a conduit à poser une transformation de l'objet

du désir.

0 Reste à se demander pourquoi il y a cette exigen-

0
ce d'une satisfaction. Pour l'instant, il y plus d'in-

térêt à conserver son questionnement à cette question.

Pousser plus avant l'analyse impliquerait maintenant la

mise en place d'éléments nouveaux. Ces éléments seront

fournis par Hegel dans la prochaine section. Arrêtons-

nous alors ici et résumons 1 'étape atteinte.

0
33

L'objet de la conscience désirante est maintenant

cet objet qui tout en se posant se nie lui-même. Et cet

objet est nommé ici: conscience. L'on voit facilement

ici que l'objet nouveau de la conscience de soi est la

conscience elle-même. Mais 11


quand une conscience de soi

est l'objet, l'objet est aussi bien Je qu'objet 11 (21).

En effet, rendu là, l'objet de la conscience de soi ne

revêt plus d'extériorité, car c'est un autre qui se pose

lui-même comme Je. Il faut alors conclure: 11


La

conscience de soi atteint sa satisfaction seulement dans

une autre conscience de soi" (22). Car, le mouvement de

négation, alors, au lieu de tourner à vide dans la course

éperdue de l'objet du désir, ne chute plus en lui, mais

s'y rapporte de manière à s'y retrouver. La prochaine

section tâchera d'expliciter le passage d'une structure

de négation à 1 'autre.
34

R~FrRENCES ET NOTES

1. Ph. E., p. 139.


2. Ibid., p. 141.
3. Ph. E., p. 145, traduction Labarrière, op. cit., p.
116.
4. Ibid., p. 146.
5. Ibid., Id.
6. Ibid., Id., traduction Labarrière, op. cit., p. 117.
7. Comment traduire l 1 11 Aufhebung 11 ? La traduction
française ne peut éviter une certaine ambiguité due
au triple sens du mot allemand. "Aufheben signifie,
en même temps qu'élever à un niveau supérieur, auf-
bewahren, erhalten, sauvegarder, préserver, et auf-
horen, cesser, mettre un terme 11 • Il s'agit d'adopter
un terme en mesure d'exprimer à la fois le sens d'une
négation, d'une conservai on et d'une élévation
(dépassement). Le terme "supprimer", longtemps rete-
nu, ne rend manifestement pas l'idée de conserva-
tion. Pierre-Jean Labarrière adopte le mot 11 sursu-
mer11, lequel offre très peu de résonnance (française
et spéculative), me semble-t-il. Comme le souligne
Dominique Janicaud: 11 cette transposition littérale a
le défaut d'être un décalque plus qu'une véritable
traduction( ••• ) 11 • Dans ce travail, j'ai adopté la
traduction proposée par Jacques Derrida, soit la
11 relève 11 • Cette traduction a l'avantage qu'elle
donne à penser 1 'idée de conservation dans le mouve-
ment même de la négation. La 11 relève 11 invite
d'emblée à penser 1 'idée d'un ressaisissement à même
un dessaisissement. Quoiqu'il en soit, la limite de
la traduction adoptée provient essentiellement de la
faible portée spéculative de la langue française. Il
importe surtout de saisir l'enjeu de 1 'Aufhebung.
Cet enjeu consiste dans la réconciliation des oppo-
sés, c'est-à-dire dans 1 'unité des opposés à travers
un mouvement de négation. C.f., D. Janicaud, Hegel
et le Destin de la Grèce, Paris, Vrin, 1975, pp. 125-
128.
8. Ph. E., p. 146., traduction Labarrière, op. cit.,
p • 11 7 •

9. Ibid., p. 147.
35

10. Ibid., Id • , traduction Labarrière, op. ci t. , p. 118.


11. Ibid., Id • , traduction Labarrière, op. c i t • , p. 1 1 7 •
12. Ibid., pp. 152-154.
l 3. Ibid., p • 148.
14. Ibid., pp. 90-91.
15. "Ainsi la conscience de soi est certaine de soi-même,
seulement par la suppression de cet Autre qui se
présente à elle comme vie indépendante; elle est
désir. Certaine de la nullité de cet Autre, elle
pose pour soi cette vérité comme vérité propre,
anéantit 1 'objet indépendant et se donne par là la
certitude de soi-même, comme vraie certitude, certi-
tude qui est alors venue à l 'etre pour elle sous une
forme objective". Ph. E., p. 152.
16. Suffit-il de répéter Hegel comme le fait Hyppolite en
disant que la conscience de soi ne peut se satisfaire
que "si l'objet lui-même se présente à elle comme une
conscience de soi"? C.f., Genèse et structure de la
Phénoménologie de l 'Esprit de Hegel, Paris, Aubier-
Montaigne, 1939-1941, p. 157.
Et suffit-il de marquer l'importance qu'il y a à
conserver à l'autre sa "véritable" autonomie comme le
fait Labarrière? "L'Autre doit être sursumé sans que
soit mise en cause son autonomie véritable; pour
remplir cette dernière condition- celle de son auto-
nomie ou de son indépendnace - il faut qu'il soit tel
qu'il puisse se sursumer lui-même". C.f., op. cit.,
pp. 123-124. - --
17. Ph. E., p. 1532, traduction Labarrière, op. cit., p.
124.
18. Ibid., p. 152.
19. Ibid., p • 153, traduction Labarrière, op. ci t. , p.
124.
20. Ibid., p. 154., traduction Labarrière, op. ci t. ,
p. 128.

J
21. Ibid., Id •
22. Ibid., p. 153.
P ART 1 E

MORT À L'IMMÉDIATET( ET V(RIFICATION DE LA CERTITUDE

36
Présentation et interprétation générale

1- Présentation

Nous avons maintenant à comprendre la réalisation


de la conscience de soi. A vrai dire, comme la conscien-
ce de soi n'est plus point mais mouvement, l'égalité à
soi s 1 annonce dès le moment du rapport à l 1 autre. Et
pourtant, cet élan vers soi retombe, faute de ne pouvoir
revenir de la position d'autonomie de l'objet vivant. Si
la conscience de soi est bel et bien un savoir où l'auto-
nomie à soi se donne, en quelle instance se possède-t-
elle cette autonomie? Il est naïf de la situer dans sa
déclaration d'identité et paradoxal de la poser dans le
désir en sa relation d'objet, cela est maintenant
acquis. Bien qu'en recherche de soi au niveau du désir
d'objet, la conscience de soi, si elle se complait en
cette relation, se maintient dans un rapport dépourvu
d'issue. Elle n'a, en effet, d'autre issue alors que la
destruction de l'autre. Bien loin d'une autonomie, c'est
cet autre qui conditionne intégralement la conscience de
soi. D'où s'ensuit l'impossibilité de la venue à soi
d'un savoir de soi.

J
Cette impossibilité peut être levée dès lors

37
38

qu'on entrevoit une transformation du côté de l'objet du

désir. Transformation telle que l'objet envelopperait sa

négation en son autonomie. Transformation à comprendre

comme véritable pivot entre les deux moments structurant

la conscience de soi (rapport à l'autre, rapport de soi à

soi) pour autant qu'en son effet une égalisation

s'instaure. Si la condition nécessaire à la réalisation

de la conscience de soi est une mutation de l'objet du

désir (auto-négation), le travail consistera alors à

montrer l'articulation des deux objets du désir. En

effet, moment de grande transition que celui où l'objet

du désir vit sa propre négation puisque, par là, la

certitude de soi atteindra sa vérité. Mutation de

l'objet du désir, ou encore passage de la certitude de

soi à la vérité. Au coeur de la conscience de soi, il y

a cette transition essentielle. Il y va donc de la

substitution d'une négation où 'objet du désir est

anéanti à une négation où l'objet se nie lui-même. Cette

négation, nommons-la 11
seconde structure de négation" dans

la venue à l'être de la conscience de soi. Le rôle

qu'est appelée à jouer cette seconde négation s'avérera

fondamental à l'advenir d'un soi. Donnons tout de suite

un aperçu de ce rôle.

J
Si, en son premier moment, la conscience de soi
39

s'est plutôt révélée intégralement conditionnée par


l'autre, fixée à dépendre de l'opposé qu'elle pose, l'au-
tonomie ne peut s'effectuer dans la continuité de la
dépendance initiale. Leur relation doit se marquer d'une
rupture. C'est là le rôle de la seconde négation:
permettre un changement radical de registre tout en
conservant le premier moment de la conscience de soi.
Pourtant, l'on ne peut comprendre ce nouveau registre
comme le site de l'autonomie de la conscience de soi. Il
n'y a jamais seulement autonomie de la conscience de soi,
mais bien autonomie et inautonomie de la conscience de
soi (1).

Si notre quête actuelle est bien le passage de la


dépendance primitive à l'autonomie de la conscience de
soi, nous ne pouvons penser ce passage selon un rapport
de continuité. La transition s'effectuera par le biais
d'une rupture. Et il reviendra à la seconde négation
d'assurer une effectivité à cette transition/rupture.
Laquelle n'a d'autre nom que le combat pour la vie et la
mort (2).

Il s'agit donc d'expliciter le sens de cette


transition qu'est le combat pour la vie et la mort en ce
que celui-ci opère une transformation de 1 'objet du
40

désir. Transformation telle que les moments de la

conscience de soi (le pour un autre et le pour soi) pour-

ront alors entrer en rapport. Mais, avant de pouvoir

séjourner dans ce rapport (la domination), il faudra

comprendre en quoi la mort transforme le désir.

2- Interprétation générale

La certitude de soi désigne le devenir-autre de

la conscience de soi en tant que celle-ci se structure

comme désir de l'objet vivant. C'est en fonction du

désir, en effet, que la certitude de soi fut atteinte.

Désir dont la satisfaction exclut tout autre hors de

soi. Partant de là, nous pouvons soupçonner que la

conscience de soi, qui est certitude de soi en tant

qu'elle est sur le mode de 1 'être-exclusif, atteindra sa

vérité lorsqu'elle se manifestera sur le mode de 1 'être-

nié. Et c'est là que prend place la question du combat

pour la vie et la mort dans l'argumentation de la venue à

1 'être de la conscience de soi. Mais quel peut bien être

le dessein d'un tel combat? Selon la présente lecture,

le propos du combat pour la vie et la mort consiste à

présenter la mort comme condition de la venue à soi de la

subjectivité. Si la problématique de la section

conscience de soi est bien celle de 1 'avènement de


41

l 'Esprit, la figure du combat à mort y joue de condition

nécessaire à sa manifestation en ce qu'elle marque la

nécessité d'une négation de la vie finie. Si la venue à

soi de la subjectivité est indissociable du moment de la

mort, c'est que le débat entre Nature et Liberté engage

la mise en oeuvre d'un pouvoir de négation inédit. La

0 victoire sur la finitude ne peut s'obtenir à moins de

frais: elle exige la mise en oeuvre de toute la force de

la vie et ne se produit qu'au-delà de la vie, en une

autre scène, celle où la vie meurt à elle-même.

La mort est médiation. Elle n'est pas l'autre de

la vie, mais ce qui fait que la vie s'affirme dans sa

vérité. Si le processus dialectique de l'Esprit n'est

pas la simple répétition de 1 'autoposition d'une identi-

té, c'est qu'originairement il engage une mixité fonda-

mentale entre vie et mort, entre Nature et Liberté. Le

moment de la mort est le moment de 1 'auto-négation de la

subjectivité immédiate (certitude de soi), le moment où

la subjectivité se dépouille de sa finitude naturelle.

Avant d'entreprendre 1a tâche consistant à


produire la démonstration du programme esquissé, repérons

J tout de suite le principe réglant le combat à mort.


42

Si le niveau d'appréhension de soi diffère entre

la vie naturelle et la vie spirituelle c'est, et cela

n'est en rien paradoxal que la vie n'en finit pas de

vivre alors que la vie spirituelle n'en finit pas de

mourir. Que promet un règne où la vie est constamment

anéantie, comparé à un règne où la vie se dessaisit et se

ressaisit? La nouveauté n'émergera jamais d'un monde ne

parvenant pas à mourir à ce qu'il est. L'appréhension

subsistera comme enfermée, se bloquera sur elle-même.

Il y a donc deux ordres à distinguer nettement.

L'ordre des phénomènes naturels où la vie est anéantie et

l'ordre spirituel où la vie, même niée, se conserve et

s'élève. Entre les deux ordres, une rupture, une transi-

tion: c'est là que s'y produit le face à face avec la

mort. Qu'est celui-ci et pourquoi sa nécessité?

D'abord, une activité, une opération, un mouvement

d'auto-position. Il n'est pas question ici de 11


s 1éva-

nouir comme une vapeur sans forme 11 , de 11


se dissoudre dans

1 1air 11 (3). Il est question de s'isoler, de se séparer,

de se ressérer sur soi et de supporter l'être. Qui se


r pose ainsi face à la mort? Un immédiat. Moi lorsque je

dis 11
Moi, celui-ci, je suis le seul essentiel. Moi, ce

Fini, je suis l 1Infini 11


(4). 11
Le fait que chacun se pose

dans la singularité de son existence comme totalité


43

exclusive doit devenir effectif. ( ••• ) Sans cela "aucune


conscience, aucun désir, aucun rapport à l'autre ne pour-
rait se poser" (5).

0 Le
paraître.
principe du combat à mort peut
L'extériorisation, dès lors qu'elle tend à se
maintenant

poser dans sa liberté, promeut une action en laquelle


l'atteinte de la fin implique un moyen contraire à cette
fin. Un moyen dont l'actualisation va à la perte du
motif qui l'avait engendré. Et la liberté, si elle se
veut, doit s'extérioriser au travers cette contradiction,
doit conquérir sa mort. Et l'écoulement de la vie dans
la mort travaillera à une majoration de la vie. Une vie
qui est mort à la particularité.

0
CHAPITRE 1

Description du concept de Reconnaissance

Le texte ouvrant la section A ("Autonomie et

Inautonomie: Dominationn et Servitude 11 ) (6) est un texte

pour nous. Hegel y analyse le concept d'esprit, cette


11
unité spirituelle dans son doublement 11 , en vue de

présenter le 11
mouvement du reconnaître 11 (7). Déjà, une

équation, sinon une proximité est posée entre 1 'esprit et

la reconnaissance. Et cela ne doit pas nous surprendre

puisqu'avec la conscience en tant que conscience de soi

pour une conscience de soi est présent le concept

d'esprit. Ce point-tournant qu'est la conscience de soi,

c'est la conscience au registre de la spécularité des

opposés: "quand une conscience de soi est l'objet,

l 1objet est aussi bien moi qu'objet. Ainsi pour nous est

déjà présent le concept d'esprit" (8). Avant de 11


consi-

dérer ce pur concept de la reconnaissance, du doublement

de la conscience de soi dans son unité 11 (9), un bref

rappel nous permettra de mieux saisir le sens du réglage

conceptuel qui se dessine en ce moment.

L'introduction de la différence comme moment

essentiel et fondateur de la conscience de soi a eu 1e

44
45

mérite de ne pas escamoter l 1opposition. Cependant,

s'arrêter à celle-ci aurait pour effet de bloquer tout

accès à la vérité de la conscience de soi. Pourquoi?

Parce que la successivité Moi-Non-Moi inscrit la

conscience de soi dans un rapport à l 1autre foncièrement

contradictoire: destruction de l 1autre, puis position

renouvelée de 1 •autre comme autre. La conscience de soi

se heurte alors à l'altérité sans pouvoir s'y réfléchir.

Aussi est-elle uniquement certitude, c'est-à-dire

conscience singulière immédiate n'ayant pas encore de

réalité-pour-soi. L'altérité fut conviée à prendre place

au sein de la conscience de soi, mais elle risquerait de

l 1étrangler si elle se bloquait sur elle-même. Que la

reconnaissance de soi ne puisse s'opérer de soi avec soi-

même mais en rapport à la différence, sous peine de

n'être qu'une abstraction, ceci est maintenant acquis.

Cependant, la différence doit se présenter sous un

certain jour: l •autre absolument autre doit être vaincu.

Ce rapport est proprement celui de la conscience de soi.

Voilà donc le nouveau programme de la conscience de soi:

opérer un rapport entre le même et l 1autre tel que

l'autre soit maintenu comme autre sans pour autant s'éri-

ger en étranger. Bref, un jeu tel que l'altérité comme


r

pure opposition soit transgressée, un jeu où un entrela-

cement qui ne soit pas de l'empiétement se fasse jour.


46

Terminons ici cette parenthèse. Nous pouvons retenir


qu'un examen de la conscience de soi implique la prise en
compte "d'un entrelacement d'aspects multiples et
incluant des éléments de signification variée" (10).

n Montrer la structure propre à cet entrelacement constitue


le premier souci de Hegel en cette section.

Après un bref préambule affirmant la nécessité


d'un entrelacement à structure de doublement, le texte
présente la structure de la conscience de soi. Trois
éléments composent cette structure. Considérons ces élé-
ments comme des repères permettant d'articuler la struc-
ture de la conscience de soi. Nous verrons lors de
l'examen des figures du combat et de la domination dans
quelle mesure ces repères façonnent et traversent la
conscience de soi. Disons pour le moment qu'il est
impossible de comprendre ce qu'est la reconnaissance sans
une saisie des structures la régissant.

1) 1 'Aufhebung propre au mouvement du reconnaître


2) la règle de la réciprocité
3) la conscience de soi comme syllogisme

1) L'Aufhebung spécifique. Hegel distingue trois


47

moments dans la conscience de soi. Ces moments se compé-

nètrent par le biais d'un rapport de relevance.

En premier lieu, chaque (11) conscience de soi semble

sortir de soi par la 11


vue 11 d'un objet pareil à soi hors

de soi, mais se retrouve en même temps dans son vis-à-

vi s. Autrement dit, la conscience de soi se rend compte

que son pour-soi dépend de l 1autre. Elle veut se voir

dans l 1autre. En s'apercevant comme autre, elle s'est

vue dans l 1autre. Mais ici un regard ne suffit pas, il y

va plutôt d'un faire (Tun).

En second lieu, elle doit se mettre à relever (Aufheben)

l 1autre dans son intégrité (essence autonome) pour pou-

voir se poser el 1 e-même. La relève de 1 1autre 1 1assure

d'une objectivité dans la mesure où cet 11


autre 11 n'est

autre qu'elle. La relève de l'autre s'avère être une

relève d'elle-même.

En troisième lieu, ce "double mouvement" en tant qu'il

lève l 1immédiateté de soi et de l 1autre, signifie le

retour à soi et, par là, l'abandon de l'autre ou, plus

exactement, la restitution de l'autre à lui-même "et


0 ainsi rend de nouveau l'autre libre" (12). Je ne puis

m'engager plus à fond dans 1 'explicitation de ce 11


mouve-

ment structurel" (13) de la conscience de soi. Pourtant,

comme mon introduction y invitait, observons que dans

cette traversée de la conscience de soi, l'altérité ne


48

disparaît pas et qu'il ne lui est plus possible de s'éri-


ger dans son étrangeté. En effet, à 1 1 issue du mouvement
de relevance, l'autre n'est plus simplement l'autre d'un
autre, mais l'autre du même. Et, à partir de là, la
conscience de soi peut "entrer dans le jour spirituel de
1a présence". Ce "mouvement structurel" trouvera son
déploiement dans les figures du combat à mort et de la
domination. La réalisation du concept d'esprit appar-
tient donc au procès phénoménologique. Un processus où
la contradiction de l'affirmation d'un rapport à l 'alté-
rité dans un repliement sur soi sera relevée.

La règle de la réciprocité, ainsi pourrait-on nommer


le second repère avancé par Hegel dans cette présentation
du concept de la reconnaissance. En effet, "ce qui doit
arriver ne peut venir à réalité que par les deux" (14).

La structure de la reconnaissance est telle qu'il y a


reconnaissance si seulement la "manière d'agir" (Tun: un
"faire") de l'un est saisie en même temps comme la
"manière d'agir" de l'autre. Le mouvement du reconnaître
est donc "purement-et-simplement le mouvement double de
deux consciences de soi. Chacune voit l'autre faire la

même-chose que ce qu'elle fait; chacune fait elle-même ce


qu'elle exige en l'autre, et fait pour cette raison ce

qu'elle fait seulement aussi dans la mesure où l'autre


49

fait la même chose; le faire unilatéral serait inutile,

parce que ce qui doit arriver ne peut venir à réalité que

par les deux 11 (15).

Autrement dit, il ne peut être question de se

savoir dans l 1autre comme soi-même si l 1on marque deux

refus: refus de relever l 1autre en son immédiateté, refus

de se relever soi-même en son immédiateté (16). Et ce,

réciproquement. L 1émancipation de la certitude de soi

exige donc cette double négativité dans son double mouve-

ment. Comment penser ce passage de 1 'unilatéralité à la

bilatéralité? A dire vrai, c'est l'ensemble du procès

spirituel qui opérera ce passage. Mais pour ce qui nous

occupe, anticipons quelque peu et disons que l 'unilatéra-

1 ité de la certitude de soi-même sera relevée par la

mort.

Nous arrivons au troisième repère dans cette

structure de la conscience de soi: la conscience de soi

comme syllogisme. Un syllogisme où la conscience de soi

sert de moyen terme aux extrêmes que sont les certitudes

immédiates. 11
Le moyen-terme est la conscience de soi qui

se décompose en passant dans les extrêmes; et chaque

extrême est cet échange de sa déterminité, et le passage

absolu dans l'opposé {17). Etre pour soi nécessite


11
50

cette médiation. Le séjour dans l'autre est inévitable

pour qui veut se posséder. 11


Ils se reconnaissent comme

se reconnaissant réciproquement" (18).

La présentation de la conscience de soi comme

syllogisme indique, à un premier niveau, que la conscien-

ce de soi est pensée comme autre chose qu'une rencontre

de deux consciences de soi déjà en possession d'un pour

soi. La conscience de soi n'est pas en effet un prédicat

qui appartiendrait à une conscience. La conscience de

soi est médiation des extrêmes. A partir du moment où


"chaque extrême est à l'autre le moyen terme par lequel

chacun se médiatise" (19), il y a institution d'une

structure dialogique où chaque terme est à la fois média-

teur et médié. La conscience de soi peut donc se

comprendre comme le maintien dans l 'êre de cette structu-

re dialogique: là où il y a manifestation objectivée et

reconnue de la conscience de soi. Si bien que dans le

cas où cette structure vient à éclater, l'on ne parle

alors que d'une simple "liberté de choses" (20).

Il faut maintenant donner à voir cette structure

dans son mouvement. L'éclaircissement de la structure de


51

la conscience de soi permet de s'y engager ayant à la


main trois repères et une idée à 1 'esprit: la conscience
de soi est processus de médiation.
J
n CHAPITRE II

rL j
Le combat comme mise à mort de l'immédiateté

Considérons comment le pur concept de la recon-

naissance se manifeste pour la conscience de soi elle-

même. En plus de la structure, il y a à considérer le

mouvement puisque c'est de cette façon que 1 'Esprit se

rend présent à soi. Il s'agit en somme de répéter à un

autre niveau ce que livrait le concept. Il y a transi-

tion entre un niveau de discours pour nous et un niveau

pour la conscience. Et cela parce que le processus de

médiation où la conscience présente pour 1 'autre le

"milieu" de médiation de sa propre autonomie n'est pas

encore su et accompli. En effet, ce qui vient "d'abord 11

pour la conscience, c'est l'aspect de "l'inégalité" (21).

Cette inégalité consiste en 1 'expérience de la domination

et de 1a servi tu de. 11
Le procès présentera d'abord 1e

côté de l'inégalité des deux, ou l'acte par lequel le

moyen-terme sort dans les extrêmes qui, comme .extrêmes

sont opposés à soi, et l'un seulement quelque chose de

reconnu, l'autre seulement quelque chose qui reconnaît"

(22). Pourtant, remarquons-le, le texte n'enchaîne pas à

cette déclaration l'examen de l'expérience de l'inégal i-

té. La présentation de l'aspect de l'inégalité est

J retardée par la figure du combat à mort. Figure dont la

52
53

conclusion rejoint la considération sur l'aspect de

l'inégalité qui l'annonçait: l'une est l'être-pour-soi,

l'autre est l'être-pour-un-autre; 11


1 'une est le maître,

l'autre l 1esclave 11 (23).

Que signifie alors la figure du combat à mort?


Que vient-elle faire dans l'économie du texte si, déjà,

par l'aspect de l'inégalité, se laisse voir ce qui vient

"d'abord" pour la conscience? Le texte le montrera

bientôt: l'inégalité de la conscience de soi a son

procès seulement en tant qu'elle s'enracine dans une

négativité essentielle. Négativité mise en oeuvre dans

la figure du combat à mort. C'est parce que la mort

n'est pas un phénomène naturel que la domination est

quelque chose de dérivé (24). Si la conscience de soi

est milieu de médiation, ce milieu s'origine, et est par

conséquent inséparable, du milieu du combat. C'est donc

à partir du "milieu de la lutte" que la conscience

viendra à se donner son propre lieu {le soi reconnu et

objectivé). Les deux premières figures qui assureront la

réalisation du concept d'esprit (combat à mort et domina-

tion) (25) doivent donc recevoir un éclairage différent

si nous voulons comprendre la portée de la mort dans la

conscience de soi. Nous nous arrêterons donc à ce

premier lieu qu'est le milieu de la lutte et, puisque la

mort y est de mise, le rôle qu'elle joue et les ravages


D
54

qu'elle cause, devraient y apparaître.

Le point de départ (La lutte des consciences de

soi opposées) revêt l'aspect d'un rapport d'opposition

immédiat. Cette opposition se donne en effet comme le

surgissement immédiat de deux singuliers. D'abord, la

singularité, ramassée sur elle-même, jette l'autre dans

l'extériorité. "Ce qui est autre pour elle est objet

comme objet inessentiel, marqué du caractèere du négatif"

(26). C'est là, avons-nous vu, le premier objet de la

conscience désirante (27). Tout ce qui n'est pas elle

"est marqué du caractère du négatif". Enfermée en elle-

même, elle se veut inaltérable. Le résultat? Contradic -

toire: elle s'appréhende comme singularité en s'affir-

mant comme totalité absolue. Le dénouement? Violent:

"mais l'autre est aussi une conscience de soi" (28). En

effet, la conscience de soi immédiate (singularité exclu-

sive) ne peut manquer de se heurter à la prétention iden-

tique de l'autre. La conscience de soi immédiate est

conscience de soi pour elle-même mais elle n'est pas


0 conscience de soi pour un autre. Et c'est là son drame.

Le pour-soi qu'elle prétend saisir en tout autre lui

échappe dès que surgit son autre (elle se ment donc mais

ne peut saisir son mensonge, pas encore). Mais quelle

J attitude adopter face à ce 11


nouvel 11
autre? Pour l'heure,
l
55

sa déterminité de singularité exclusive la prive de toute


invention. Prise dans sa contradiction, repousser
l 1autre et prétendre l 1englober, elle ne peut chercher
qu'à étendre son identité, et ce, jusqu'au paroxysme.
Car, à son entrée, elle ne dispose, dans son rapport à
l 1autre, que de la négation de cet autre. Ce qu'elle y
engagera sera donc à la mesure de la mise de l'autre. La
logique de 1 'immédiateté est implacable: les opposés ne
peuvent que s'y exacerber.

Avant d'aller plus loin, appuyons sur les prémis-


ses ici avancées. Une bonne compréhension de la structu-
re du combat nous permettra d'en saisir 1 'enjeu. Ce qui
vient en premier dans la présentation du combat c'est la
différence, les singuliers exclusifs, et une différence
qui se donne dans une face de mensonge. La prétention à
1 'absolu de la partialité marque en effet les tout
premiers pas de 1 a figure du combat. Il y a donc comme
un premier moment où les immédiats soutiennent leur immé-
diateté. Cependant, une métamorphose s'annonce. Les
immédiats détiennent en eux, mais négativement, ce qui
les fera naître à leur "être-pour-soi 11
• C'est que 1a

déterminité des immédiats est double. Positivement, ce


"sont des consciences enfoncées dans l'être de la vie 11
n
56

(29). Négativement, 11
des consciences qui n'ont pas enco-

re accompli l'une pour l'autre le mouvement de l 'abstrac-

tion absolue, mouvement qui consiste à extirper de soi

tout être immédiat, et à être (30) seulement le pur être

négatif de la conscience égale-à-soi-même 11 (31). Il y va

donc d'une immédiateté première du singulier et d'un

mouvement de négation de cette immédiateté. Il y va de

l'être de la conscience de soi: l'être en qui disparaît

l'égalité de soi avec soi-même.

Immédiate, la conscience de soi l'est tant

qu'elle n'a pas 11


extirpé de soi tout être immédiat 11

(32). Le texte introduit donc au combat par une défini-

tion de l'être de la conscience de soi. Cet être y appa-

raît comme le résultat d'une action qu'exercera sur elle

l'immédiateté. Action visant une auto-disparition: à

0 11
extirper de soi tout êre immédiat 11 (33). Par ce rapport,

l'accent est déjà mis sur une certaine disparition. Il

ne s'agit pas ici en effet de la disparition d'une

substance, il ne peut s'agir que de la disparition d'une


0 immédiate égalité de soi avec soi-même. L'immédiateté

s'avance vers son être-pour-soi par le dépôt de son immé-

diateté.

0
Une fois cette idée exprimée, la question d'évi-
0 dence surgit. Comment accepter cette idée que les
0
57

n immédiats en viennent nécessairement à viser leur

auto-disparition? Réponse: en suivant les immédiats

eux-mêmes puisqu'il ne s'agit pas d'immédiats en état de

calme coïncidence, mais d'immédiats traversés par

0
l'inquiétude d'une inadéquation. Ils n'ont d'autre

certitude que la leur: 11


chacune est bien certaine de

soi-même, mais non de l'autre: et ainsi sa propre

certitude de soi n'a encore aucune vérité 11 (34). C'est

parce qu'elle cherche à obtenir sa vérité que la

certitude immédiate viendra à déposer son immédiateté.

Mais pourquoi tente-t-elle d'être 11


vérité 11 ? C'est

qu'elle 1 'est déjà pour elle mais pas encore pour

l 1autre. C'est qu'elle ressent cette inadéquation.

Examinons ce dernier point.

Une détermination est inséparable d'une autre

détermination qui la conditionne. Elle est foncièrement

relation. C'est là, avons-nous vu, tout à la fois la

négation constituve et la contradiction des immédiats.

Il y a va d'un mensonge. Mais, avant que la certitude


0 immédiate s'aperçoive qu'elle se ment à elle-même, elle

est portée par cette contradiction. Et c'est son grand

mérite. Elle obtient une valeur si elle s 1absolutise.

û Son entêtement nous assure de sa phénoménalisation. Elle

) ne s'arrêtera pas à l'autre, elle lui portera le coup de


58

sa mort. Si l 1autre lui barre l 1accès à sa vérité, elle


préférera s'affronter avec le rien en tant que tel plutôt
que d 1abandonner 1 e tout qu 1el 1 e est. Et l 1on peut en
conclure ceci: ce qui assure le dépôt de l 1immédiateté,
c'est 1 •autarcie mobilisant les immédiats.

L'être de la conscience de soi advient donc


(entre dans sa vérité) à la condition qu'il y ait un
entrelacement des éléments suivants:
1) la contradiction des immédiats poussée à
l'extrême
2) le dépôt de l'égalité de soi avec soi-même
3) la réciprocité dans l 1effort vers sa véri-
té (35).

Par là, 1 'immédiateté se trouve à la fois mise en jeu et


mise à mort. Cet entrelacement dans le rapport des immé-
diats conduit donc à structurer ce que sera le combat.
Nous obtenons ce résultat: "La relation des deux
consciences de soi est donc déterminée de telle sorte
qu'elles se vérifient soi-même et l'une l'autre par le
combat pour la vie et la mort" (36).

D Le texte de la section II faisant suite au


premier paragraphe, en un symbolisme évident, présente un
59

développement des grandes lignes que nous venons d'es-

quisser. C'est là que sont mises de 1 'avant les fameuses

expressions de "combat pour la vie et la mort", et de

"risque de vie". Que l'être de la conscience de soi ait

0 partie lié avec l'être de la mort (le rien), va s'affir-

mer davantage maintenant.

Que veut dire se présenter comme conscience de

soi? Cela signifie "se présenter soi-même comme pur être

négatif de la conscience égale-à-soi-même" (37). Et

pourquoi cette présentation est-elle nécessaire? Parce

que c'est le seul moyen que possède la certitude subjec-

tive de satisfaire la prétention consistant à s'assurer

de soi dans son autre. Et cela parce que la présentation

de soi comme certitude de soi est quelque chose de très

différent de la présentation de soi comme être-pour-soi

dans 1 'autre. Cette dernière présentation échappe encore

à la conscience de soi, ne peut cependant constituer sa

visée explicite et ne se réalisera qu'à travers 1 'acte de

porter à l'extrême sa différence. Nous avons vu en effet

que c'est de 1 'intérieur même de la conscience immédiate

que la négation de 1 'immédiateté se produit. C'est bien

l'immédiateté s'attachant jusqu'à l'extrême à son immé-

diateté qui met en oeuvre le processus de négation de

1 'immédiat. Autrement dit, ce qui mobilise la certitude,


60

c'est la négation de sa différence d'avec l'autre. C'est


pour continuer â désirer qu'elle risquera sa vie.

Demandons-nous maintenant ce que signifie pour la


conscience la relation qu'elle vient â établir entre son
immédiateté et sa négation. 11
Se présenter soi-même comme
pur être négatif de la conscience de soi consiste â se
montrer comme pure négation de sa manière d'être objecti-
ve ( ••• ) (38). "Extirper de soi tout être immédiat"
s'obtient en se 11
montrant comme pure négation de sa
maniêre d'être objective 11 • La déterminité de la certitu-
de de soi est son statut d'être vivant. Par la négation
de la face objective, que devons-nous comprendre? De
quelle négation s'agit-il? Il ne peut s'agir que de la
négation de l 1apparaître de la certitude de soi. Il
s'agit de l'auto-manifestation la figure vivante comme
négation d'elle-même. Et cette négation apparaît lorsque
le vivant parvient â maîtriser sa déterminité de vivant
dans une proposition (présentation) de sa mort.

Mais pourquoi cette négation doit-elle porter sur


la face objective? En quoi nier sa face subjective n •y
suffirait pas? Pour répondre â cette question, il faut
rappeler ce qui porte la certitude subjective en ce
moment de grande tension de la conscience de soi. Nous
n
61

savons que la certitude tend inexorablement à se préser-


ver et à persévérer dans son égalité-à-soi. Elle consen-
tira donc à sortir d'elle-même seulement si cela s'avère
nécessaire à 1 'extension de son identité. Et, avons-nous
vu, cela advient nécessairement lorsque l'autre se
présente comme son autre: "mais l'autre est aussi une
conscience de soi 11
(39). Dès lors, se replier sur son
identité équivaut à disparaître sans laisser de traces.
Renoncer à étendre son identité revient ici à renoncer à
toute identité possible. Prendre en compte cet autre qui
est mon autre paraît alors le seul moyen de rejoindre ma
certitude. La négation de la face subjective s'avère
être une démission sans lendemain alors que la certitude
ne recherche que sa position. Elle aura à s'apercevoir
que celle-ci est inséparable d'une confirmation.

Il faut donc voir dans la négation de la face


objective la condition à l'affirmation soutenue de la
certitude. Une certitude qui ne se pose qu'en niant sa
face objective. Elle est alors transie par la contradic-
tion mortelle de ne pouvoir affirmer ce qu'elle est qu'en

0 le risquant absolument. Parce que son autre se manifes-


te, elle est poussée à vérifier sa certitude. Et là, à
son insu, elle s'objective, avouant ainsi que le seul
chemin vers soi maintenant possible passe par l'autre.
n
62

Et elle n'y peut rien. Hantée par ce qui la nie, scindée

à l'intérieur d'elle-même, elle se trouve contrainte,

pour retrouver l'égalité-à-soi, de nier plus sérieusement

cet autre. Ce qui veut dire contrainte de briser

l'étrange autonomie qui la coupe d'elle-même. Et dans ce

projet, elle doit s'engager absolument, c'est-à-dire

avoir pour but la mort de l'autre dans un risque de sa

vie. Elle n'obtiendra l'objectivation de sa certitude

qu'en niant absolument sa face objective.

Au moment où la certitude engage son objectiva-

tion, c'est-à-dire au moment où elle juge nécessaire de

s'assurer d'elle-même dans l'autre, une mort se glisse en

elle. Par la prise en compte de cet autre, elle meurt

bien à son égalité immédiate puisqu'elle supporte la

tension de 1 'inégalité. Mais va-t-elle se retrouver dans

l 1autre à si bon compte? La structure de réciprocité des

enjeux présents ne le permet pas. La nature doublée de

la conscience de soi pointe ici. Pour obtenir une

0
authentification de sa certitude, la conscience de soi

doit aller jusqu'à la mort. 11


La relation des deux con-

0 sciences

qu'elles
de

se
soi

vérifient
est donc

soi-même
déterminée

et l'une
de telle

l'autre par
sorte

le

D combat pour la vie et la mort. Elles doivent nécessaire-

ment engager cette lutte, car elles doivent élever leur


(l

63

certitude d'être pour soi à la vérité, en l'autre et en

elles-mêmes 11 (40}. La conscience de soi doit s'engager

absolument dans la vérification de sa certitude, sinon

elle demeurera en suspens dans une conviction intérieure

sans contenu (vérité). 11


Bewahren 11 : s'authentifier, se

mettre dans le vrai, se véri-fier. Peut-on se prouver à

soi-même quelque chose? Peut-on se mettre dans le vrai

en se murant dans une intériorité vide? Une véri-fica-

tion de ma conviction impose une transcendance de mon

intériorité. Je ne serai plus coupé de ma vérité si

l'autre me renvoie 'objectivation de ma certide. Là

seulement, il y aura quelque chose qui sera reconnu.

Mais il faut se montrer prêt. Il faut aller jusqu'à la

mort. C'est donc en m'engageant de façon absolue à


véri-fier ma certitude (puisqu'il n'y a plus moyen

d'étendre autrement son identité) que je me désaissis de

0 mes déterminations,

peut voir que porter 1 a différence


que je meurs à ma différence.

à l'extrême opère un
L'on

renversement.

Lorsque la certitude maîtrise sa différence au

D point de vouloir

"prouve que l'essence de


la jouer

la
en affrontant

conscience de
la

soi
mort,

n'est
elle

pas

0 l'être, n'est pas le mode immédiat dans lequel la con-

science de soi surgit d'abord ( ••• ) (41), "elle prouve


1
64

qu'en elle rien n'est présent qui ne serait pour elle un


moment disparaissant" {42). Dans le face à face avec la
mort, la contradiction qui portait les singuliers se
résorbe. Par le refus de m'identifier à la vie, j'échan-
ge ma déterminité de vivant avec son opposé, la mort. Le
néant pénètre en moi mais, par là, je m'affranchis de ce
qui me déterminait. Ce n'est qu'en me sacrifiant comme
certitude que je perds ma limitation {43).

Il y a donc un refus essentiel au coeur de la


conscience de soi: le refus de s'identifier à la vie. Il
importe en effet que la certitude subjective montre que
son statut d'être vivant n'est pas la valeur suprême, et
elle ne le peut qu'en affrontant la mort dans un engage-
ment. Prouver qu'on est "seulement un pur être-pour-soi"
(44), c'est montrer qu'on est au-dessus d'un statut pure-
ment vivant. Dès lors, nous pouvons affirmer ceci:
c'est par 1 •expérience du néant absolu que s'affirme dans
1 'être la conscience de soi. Là, en effet, la conscience
fait de la mise en jeu de la vie naturelle, la condition
Q de son être-pour-soi, elle fait de la "transcendance par

0 rapport à son être la condition de l 1affirmation de son


être-pour-soi" {45). Accomplir son ~tre-pour-soi, "c'est

u montrer qu'on n'est pas attaché à la vie" {46).

u
65

L'être-pour-soi est donc indissociable de cette

négativité qui se donne dans le combat à mort. La mort y

est structurée comme risque absolu et nous avons appuyé

sur le fait que ce risque est noué au mouvement de la

certitude, contrainte de se mettre à mort pour se

véri-fier. La mort à l 1immédiateté se révèle donc être

un élément génétique de la conscience de soi. La

conscience de soi a l 1être de sa conquête sur la mort.

Plus rien de fixe ne tient en face d'elle, puisqu'elle

parvient à s 1intuitionner elle-même dans son autre.

Examinons cela de plus près.

Posons à nouveau la question suivante: pourquoi

risquer sa vie et avoir pour but la mort de l'autre?

Parce que, pour un individu, 11


l 1autre ne vaut pas plus

pour lui que lui-même; son essence se présente à lui

comme un Autre 11 (47). En effet, 1 •autre, de prime abord,

ne reconnaît aucunement ma certitude. Il est indépen-

dant: 11 1 il est en-dehors de moi' tant qu'il n'a pas

reconnu ma certitude. Pour parvenir à cette reconnais-

sance, je dois 11
supprimer mon être-à-l 1extérieur-de-

moi 11. Je me saurai reconnu lorsque je serai certain

d'être reconnu par l'autre. Or, 11


l 1Autre est une

conscience embarassée de multiple façon et qui vit dans

1 'élément de l 1être 11 (48). L'autre est une conscience


66

qui adhère à des propensions vitales de telle sorte que

je ne vois dans lui quel ' aspect d'un animal. Et il faut

que je vois dans l'autre la présentation de mon être-

pour-soi: "il doit intuitionner son être-autre, comme

pur être-pour-soi ou comme absolue négation" (49). La

question est donc de savoir si 11


1 'aspect animal" peut

révéler un être-pour-soi. Une telle révélation exige que

l'autre soit prêt à se nier et il ne peut l'être que s'il

veut aussi se faire reconnaître. Si l'on veut que

l'autre nous reconnaisse comme être-pour-soi, il ne

suffit donc pas de risquer bêtement sa vie. Il faut, en

risquant sa vie, tendre à la mort de 1 'autre, puisqu'ac-

complir son être-pour-soi c'est "entreprendre de s'intui-

tionner soi-même comme une autre essence indépendante"

(50). tlever sa certitude d'être-pour-soi à la vérité,

c'est devenir être-pour-soi dans l'autre. Mais dans ce

cas, que signifie alors "tendre à la mort de 1 'autre"?

Et, surtout, à quelle condition cette "mort" est-elle en

mesure de me présenter mon pour-soi dans l'autre? Pour

répondre à cette question, il


0
faut distinguer avec Hegel

deux types de négation.

0 Si la première partie du texte du combat à mort

0 affirme de façon stricte la nécessité de la mise en jeu

de 1a vie, 1a seconde fournit nuances et correctifs en

0
0
67

n regard d'un déroulement 11


fécond 11
du combat. Le combat à

mort est la condition de la liberté. C'est lui qui assu-

re la mise de côté des déterminations naturelles contrai-

gnantes. C'est la mort qui donne la vie. Mais quelle

vie? Car, il faut l'apercevoir, l'exaltation de la

liberté produit ce paradoxe de ne conduire qu'à une

liberté de choses: à des cadavres. Le combat à mort:

condition nécessaire mais non suffisante, pourrait-on

formuler simplement. Si seule la mort active {affrontée

dans un engagement) paraît en mesure de manifester la

conscience, elle n'y suffit pas. Il faut ajouter une

autre condition. C'est cette condition que Hegel livre

en marquant une importante distinction dans le rapport

d'opposition.

Hegel distingue en effet deux types de négation.

L'une, la négation abstraite, consiste dans la destruc-

tion pure et simple de l'autre. Négation où la chose est

simplement anéantie. L'autre négation, la négation de

conscience, consiste dans une conservation dans le mouve-


0 ment de disparition. Si la première se comprend assez

0 bien, due à son ancrage empirique, la seconde paraît plus

délicate à saisir. Car il s'agit là d'une négation qui


11
sursume (aufhebt) de telle sorte qu'elle conserve (auf-

bewahrt) et maintient (erhalt) le sursumé, et, partant,


68

survit à son devenir-sursumée 11 (51). Dans la première


négation, il y va d'une simple suppression de l'autre,

alors que dans la seconde il y va d'une suppression/


conservation (sursomption ou relève). La seconde se
démarque en ce qu'elle engage une conservation dans le
mouvement même de la négation. Ce mouvement se caracté-
rise en ce qu'en lui un 11
contenu 11 se maintient et se
redresse lors même qu'il se trouve frappé d'une négation
mortelle. Nommons-la négation relevante par opposition à

la négation où tout contenu disparaît, négation néanti-


sante celle-là. Il nous faut maintenant comprendre le

rôle et la signification de ces deux négations dans le


procès de la conscience de soi. Appuyons-nous sur les
derniers paragraphes du combat à mort pour guider notre
interrogation. Là, en effet, s'y nouent des rapports
entre les deux négations et les thèmes suivants:

1) les deux négations et le rapport de la natu-


re à l'esprit
2) les deux négations et leur fonction dans la
0 médiation du Moi.

N'oublions pas que le centre de gravité du combat


r
à mort est l'avènement de l'être-pour-soi. Il ne faut
pas perdre de vue en effet que les présentes analyses
0
69

visent essentiellement à repérer l'être-pour-soi là où la


mise en oeuvre de la négativité se débat avec la vie
naturelle. C'est une négativité d'un autre ordre qui se
cherche. Il s'agit donc pour Hegel de repérer le princi-
pe assurant le 11
maintien 11 dans l'être d'un être n'ayant
rien de commun avec une substance. Poser une substance,
c'est préjuger de déterminations fixes. Or, ici, il
s'agit de tout autre chose. L'être-pour-soi doit appa-
raître précisément comme la mise à mort des détermina-
tions fixes, juxtaposées. Comme une concentration de la
négativité et non son éparpillement.

1) Les deux négations et le rapport de la nature à

l'esprit

Le texte lie étroitement les deux négations à la


distinction nature/esprit. La différence dans la négati-
vité donne (est) la différence entre la nature et
1 'esprit. Il est en effet possible de marquer une double

0
équation. Il y a une vie et une mort naturelles réglées
par la négation néantissante; il y a une vie et une mort
spirituelles réglées par la négation relevante. Comme
cette dernière négation n'est possible qu'à la faveur de
la réunion de deux conditions, il s'agit de donner à voir
1 'articulation de ces deux conditions. La mort règle la
70

vie spirituelle lorsque vie et mort sont relevées.

Nous savons que 1 'exposition à la mort fonctionne


comme condition d'un dépassement de l'immédiat vers sa
médiation. Par cette exposition, en effet, le singulier
cesse d'être enfermé dans la clôture de son immédiateté.
Il est en dépassement de sa particularité vers l 'univer-
sal ité. Il atteste que son auto-position n'est possible
que grâce à la position d'un autre qui le reconnaît. Il
n'y a pas, dès lors, d'auto-position qui ne soit une
auto-objectivation (52). Cette présentation de soi-même
dans l'autre, il faut l'entendre comme une exaltation de
la liberté. Là est ma vérité, c'est cela que je dois
obtenir. Mais suffit-il d'y tendre pour l'obtenir?
Ëvidemment non. L'auto-objectivation ne peut advenir
dans cette structure - elle est duelle -. L'exaltation
partagée ne peut conduire qu'à 1 'obstination aveugle, ne
peut conduire qu'à la mort de l'autre. "Par le moyen de
la mort est bien venue à l'être la certitude que les deux
individus risquaient leur vie et méprisaient la vie en
eux et en l'autre; mais cette certitude n'est pas pour
ceux mêmes qui soutenaient cette lutte" (53). La mort ne
fait plus peur, sauver sa vie n'a aucune importance. Par
cette maîtrise de sa vie, la mort n'est plus contraignan-
te: le vivant a fait de la mort son phénomène. La néga-
tivité a bien dissous les déterminations naturelles. Une
J
71

levée des fixations limitantes est bien affirmée, mais ne

trouve comme appui pour s'élever que la fluidité du sang.

Il ne suffit donc pas de mépriser la vie en soi

et en l'autre, il faut encore que ce mérpis soit pour

ceux-là qui se dressaient dans ce risque. C'est-à-dire

qu'ils puissent se dresser encore après le combat. Si la

position naturelle de la conscience ne peut rien pour la

reconnaissance, la négation naturelle encore moins. Car,

par celle-ci, la capacité de nier est ravalée au plan de

la nature. Les particularités individuelles disparais-

sent mais la négativité également. La négation sans

1 'autonomie coupe court à la reconnaissance. Le combat à

mort, en sa logique de négation exclusive et unilatérale,

n'aboutit donc à aucune reconnaissance, même partielle.

La mort ne suffit donc pas à régler le passage à la vie

spirituelle. La mort est requise mais affirmée en son

absoluité, elle reconduit à la nature, à 11


1 'indépendance

sans 1 'absolue négativité" (54).

Une leçon, cependant accessible par cet engage-

ment plénier de soi, permettrait de dégager un sens à

cette aporie. L'enseignement 1) que la vie est aussi

bien essentielle que la conscience de soi, 2) que la

vie biologique même niée soit conservée et dépassée. Et


72

cela, c'est proprement la conscience de soi. Mais il

faut y arriver, il faut l'apprendre. Il faut apprendre

que la mort à 1 'immédiateté n'a de véritable sens que si

cette mort est une 11


Aufhebung 11 • Et, en ce 1 ieu, l'idée

que 11
ce qui doit arriver ne peut venir à réalité que par

les deux 11 (55) pèse de tout son poids. En effet, il faut

bien voir la configuration dynamique du combat si l'on

veut comprendre comment arrive à 1 '@tre la conscience de

soi. Il n'est pas question ici de dire que la conscience

de soi se réalise dans l'un ou l'autre de ses pôles

(protagonistes). L'on peut seulement affirmer que le

face à face avec la mort contient en lui-même la probabi-

lité que vie et mort n'aient pas le même sens. Et cela

parce qu'affronter le néant est constitutif du sens de la

vie. Celui qui entre dans le cercle de la surenchère de

sa vie n'a d'autre possibilité que de soutenir jusqu'à

l'extrême la tension du néant ou de fléchir sans rémis-

sion. C'est la conduite face à la mort qui décide du

sens de la vie. Ne plus soutenir le néant, c'est une

chute de tension, c'est un relâchement de la menace

absolue, c'est une détente de la mort et une contraction

de la vie. La vie est alors sauvée. Et hausser cette

tension jusqu'à l'extrême, tout en conservant la vie

0 parce que l'autre n'a pu y renoncer, c'est une victoire

) de la négativité, c'est la mort qui relève la vie (c'est


73

la mort qui meurt à elle-même). L'on voit bien que dans

ce mouvement, ceci n'arrive à l'un que dans la mesure où

cela arrive à l'autre. Bref, dans et par ce double

mouvement, la vie biologique n'est pas néantisée, elle

est niée, conservée et dépassée. Négativité telle

qu'avec elle naît "l'aspect de l'inégalité" mais, égale-

ment, la seconde condition pour qu'un 11


soi 11
arrive à

l'être: la conservation de la vie au travers de la mort.

La conscience de soi se produit donc dans l 'oppo-

sition de ces deux moments de la conscience. Ces

moments, en leur manifestation, sont donc "comme deux

figures opposées de la conscience" (56). Une figure

faisant de la vie son principe, l'autre y allant de

l'abstraction de la vie. L'une, en effet, est prête à

renoncer à tout pour ne pas renoncer à véri-fier sa

certitude; l'autre renonce à cette vérification pour ne

pas renoncer à sa certitude. L'une transgresse donc sa

certitude, l'autre y adhère. Celui-ci la retrouvera

donc, c'est-à-dire la retrouvera inchangée, non

véri-fiée, alors que l'autre, puisque déjà mort à sa

certitude, vivra une nouvelle vie, une vie véri-fiée, une

vie dans l'autre. L'inégalité consiste donc en ce que

0 pour l'un la vie est conservée alors que pour l'autre, la

mort est relevée. Mais c'est cela même qui permet à la


74

conscience de soi de fleurir {57).

0
2) La fonction des deux négations

Il convient, si l'on veut arriver à un repérage

plus précis de la conscience de soi, d'articuler les deux

négations avec le 'phénomène' qui apparaît en ce moment:

le Moi . "Dans la conscience de soi immédiate, le Moi

simple est l'objet absolu mais qui pour nous ou en soi

est l'absolue médiation ( ••• ) 11 (58). C'est là affirmer

l 'ambiguité et la contradiction du Moi immédiat qui en

appelle à sa 'simplicité', à l'immanence à lui-même.

Cette contradiction, lorsqu'elle s'active, conduit, nous

l'avons vu, au combat à mort. Complétons-en l'éclairage

par la prise en vue de la négativité qui s'y déroule.

Car la manière de penser la négation entraîne à se déci-

der entre une lecture immédiate ou une lecture médiate du

Moi •

Se manifester c'est nécessairement se déterminer

et se particulariser. La limitation est inévitable.

u Dans ce

déterminé qui
contexte, qu'en est-il de

pose sa propre position s'avère-t-il


l'auto-position?

par là
Le

0 1 ibre de toute dépendance, de toute opposition? La

question doit être envisagée mais si la réponse est


D
75

affirmative, alors, autant fermer boutique puisque

l'absoluité du Moi achève et accomplit l'absolu. Il ne

reste qu'à rentrer chez soi, convaincu d'un éparpillement

de l'absolu. Et si tel n'est pas le cas? Il faut alors

considérer le Moi en son activité et délaisser tout

préjugé d'un Moi donné au départ. L'on voit alors qu'en

son opération même, le Moi réfute son appel à l 'immanen-

ce. Regardons-y de plus près. L'affirmation immédiate

d'autonomie n'est pas quelconque: elle est exclusive.

C'est-à-dire que le Moi se tient exclusivement dans une

affirmation de lui par opposition de lui à l'autre. La

négation exclusive c'est la négation sous 1 'aspect d'une

opposition excluante de deux positivités (59). Mais, en

quoi y a-t-il là une véritable positivité? Comment ne

pas voir que la positivité n'est qu'une appellation

rétrospective? Bien loin d'une positivité, dans cette

0 première

autre.
négation, chacun n'est

Le "non-opposé" ne se tient que par 1 1 incessante


que le négatif d'un

reprise de l'opposition. Dès lors, où est l'autonomie?

A 1 'auto-position correspond donc cette première négation


0 pour laquelle nier c'est poser l'autre comme un moins

0 (60). Ce rapport à 1 'autre ne peut conduire à une véri-

table auto-position. Au lieu de s'affranchir de 1 'oppo-

0 sition, il se fixe irrémédiablement en elle. Si je

fJ
n
76

demeure fixé dans cette opposition à mon autre, comment

puis-je arriver à être pour moi-même? Pour l'atteindre,

i 1 n 1y a qu 1 un seul moyen, c 1est de mettre en oeuvre une

négation contre ma limitation, c'est de nier la première

négation.

L'auto-position qui en appelle à son immanence se

maintient au coeur d'une opposition ineffaçable. Elle

porte donc en elle une essentielle négativité. Et il y a

bien là, médiation. Cette médiation, cependant, demeure-

ra pure abstraction tant que le Moi ne posera pas lui-

même son être-médié. Et cela advient losqu'il fait de sa

limite (sa mort) son phénomène. Par là, il se pousse de

lui-même vers son autre, s'affranchit alors de sa déter-

minité, passe dans l'autre et possède ainsi la médiation

en lui-même. La négation de ma déterminité (auto-néga-

tion) réussit donc là où la négation exclusive échouait.

C'est là une véritable autoposition puisqu'il y a libéra-

tion de l'opposition, puisqu'il n'y a plus fixation à


l'opposé. Si la première négation fixait l 'unilatéralité
0 dans 1 'opposition, la seconde réalise ce qu'est la véri-

0 table

autre.
position de

L'identité
soi:

dans
l'identité à soi

la différence est
dans

le
son être-

véritable

0 sens de l 1identité. Et l'être-pour-soi n'est que cela:

la vie dans et par la mort à 1 'immédiateté. Dès lors, la

0
J
77

négativité ne sert plus à disperser des étants, à juxta-

poser: à nier un extérieur comme un moins à se fixer

comme déterminé. Sa fonction consiste maintenant à

réunifier les opposés, qui passent bien par là à autre

chose, mais où, cependant, une identité véritable

s'accomplit. La seconde négation n'anéantit pas seule-

ment, ne fait pas tomber le nié dans le néant, mais

introduit le négatif dans la vie, intègre la négativité à

ce qui est. L'être-pour-soi peut donc se déployer à la

condition de s'enraciner dans la négation.

C'est donc la négation de la négation (négation

relevante) qui assure la concomittance des deux condi-

tions présidant à la venue à l'être de l'être-pour-soi.

Là où la mise en oeuvre de la négativité absolue (exalta-

tion de la liberté) s'épanouit à même une conservation du

soubassement naturel de la conscience (ici, le corps), un

advenir à soi se dessine. 11


Ces deux moments sont essen-

tiels; mais puisque d'abord ils sont inégaux et opposés

( ••• ), al ors ces deux moments sont comme des figures


0 opposées de la conscience: l'une est la conscience indé-

pendante pour laquelle l'être-pour-soi est essence,

l'autre est la conscience dépendante qui a pour essence

Li la vie ou l'être pour un autre; l'une est le maître,

l'autre l 'esclave 11 (61).


(J
n
78

n RtFtRENCES ET NOTES

1. Il faut tenir compte de l'intitulé de la présente


section: "Autonomie et inautonomie de la conscience
de soi; domination et servitude 11 • De plus, la
conscience de soi se présente comme moyen-terme entre
deux extrêmes: l'autonomie ne peut être le prédicat
d'un sujet déjà là, elle sera essentiellement une
production arrivant à travers la dialectique domina-
tion-servitude.

2. "Der kampf auf Leben und Tod. 11

3. Ph. E., T.II, p. 189.

4. C.f., Lebrun, Gérard, La patience du concept, p. 198,


Paris Gallimard, 1972.

5. Derrida, Jacques, Glas, p. 157, Galilée, Paris, 1974.

6. Ph. E., p. 155, traduction Labarrière, op. cit., p.


151.
7. Ibid., Id, traduction Labarrière, op. cit., p. 184.

8. Ibid., p. 154.

9. Ibid., p. 157.

10. Ibid., p. 155.

11. Il s'agit bien de la 11 conscience de soi". Pourtant


j'avoue ici une difficulté de lecture. En ce moment
et encore davantage dans la figure du combat à mort,
le doublement de la conscience de soi se donne à voir
comme un face à face de deux individus distincts.
J'adopte pour ma part le point de vue de P.J. Labar-
ri ère 1 equel, tout en admettant 1 a lettre du texte, y
voit davantage "une parabole qui fait tenir à deux
0 personnages distincts les deux attitudes que toute
conscience de soi authentique - en tant qu'infinie -
exerce à l'endroit du monde qui est le sien". C.f.,
P.J. Labarrière, Introduction à une lecture de la
Ph. E., p. 159, et êgalement la note 22 de la page
185, note 29, page 186. L'expression "chaque

J
conscience de soi 11 ne correspond donc pas à la posi-
tion d'une conscience déjà conscience de soi. A la
suite de Hegel j'utilise cette expression à fin de
présentation.
n
79

12. Ph. E., p. 156. Cette présentation réfère au


commentaire de Heinrichs. 11
Erstens, jedes Selbst-
bewusstsein scheint durch die Kenntnisnahme eines
ihm gleichen Gegenstandes ausser sich zu kommen,
findet sich aber zugleich in seinem Gegenüber
wieder. -----Z-weitens, das Aufheben des anderen in
seiner Selbstàndigkeit erweist sich (logisch) als
ein Aufheben seiner selbst, insofern es sich im
Anderen selbst gefunden hatte. Drittens bedeutet
dieses Aufheben doch wieder die Rückkehr zu sich und
damit wiederem die Freigabe des Anderen. C.f.,
Heinrichs, Johannes, Die Logik der 11 PhSnomenologie
des Geistes 11 Bonn, Bouvier Verlag Herbert Grundmann,
1974, pp. 181-182.
13. L'expression est de P.J. Labarrière. c. f • ' op.
c i t • ' p. 154.
14. Ph. E • ' p. 157, traduction Labarrière, op. ci t. '
p. 154.
15. ph. E • ' pp. 156-157, traduction Labarrière, op.
c i t • ' p • 154.
16. On le pressent, l 'Aufhebung a beaucoup à voir avec
une certaine mort. Comme s'il y avait une mise à
mort de 1 'immédiateté dès qu'un lieu d'universalisa-
tion advient. Notre commentaire des figures de la
conscience de soi développera ce thème.
17. Ph. E., p. 157, traduction Labarrière, op. cit., p.
186.
18. Ph. E., p. 157.
19. Ibid., Id.
20. Ibid., p. 160.
21. Ph. E., p. 157.
D 22. Ibid., pp. 157-158, traduction Labarrière, op. cit.,
p. 187.

23. Ibid., p. 161.

u 24. 'A ce sujet, G. Fessard fait voir que le travail ne


peut être coupé de la lutte à mort, sous peine de ne
mériter alors que 11 le nom d'activité instinctive ou
de jeu 11 • C.f., G. Fessard, 11 Esquisse du Mystère de
la Société et de 1 1 Histoire 11 , in De l'Actualité
historique, DDB, Paris, 1960, p. 144.
n 80

25. Y a-t-il une correspondance entre ces figures et le


déroulement historique? Voilà une délicate
question. A la suite de P.J. Labarrière, je suis
porté à interpréter ces deux figures comme des élé-
ments structurellement nécessaires à la venue à
l'être de la conscience de soi. D'ailleurs,
l 1aspect psychologique et historique ne joue aucun
rôle dans ces deux figures. Ce qui importe, c'est
l •auto-objectivation de la conscience ainsi que
l'affirmation du présupposé à cette auto-objectiva-
tion : la position de soi - même comme arrachement à
sa particularité. Après seulement (section B), le
texte établira certaines correspondances avec
l 'Histoire (le scepticisme surtout). C.f., P.J.
Labarrière, op. cit., pp. 90 et 130.

26. Ph. E., p. 158.

27. "Désormais,la conscience, comme conscience de soi, a


un double objet, l 1un, l'immédiat, l'objet de la
certitude sensible et de la perception, mais qui
pour elle est marqué du caractère du négatif ( ••• )".
Ph. E., p. 147.
28. Ph. E., p. 158.

29. Ibid., Id.

30. Je souligne.

31. Ph. E., p. 158.

32. Ibid., Id.

33. Ibid., Id.

34. Ibid., Id.

35. "( ••• ) selon le concept du reconnaître, cet acte


doit être ici réciproque; il faut en effet que, "de
D même que l'autre (ob-jet) accomplit pour lui cette
abstraction pure de l'être-pour-soi, ainsi lui pour
l'autre, chacun en soi-même par son faire propre et
Li à nouveau par le faire de l'autre".
Labarrière, op. cit., pp. 159-160.
C.f. P.J.

J
36. Ph. E., p. 159, traduction Labarrière, op. cit.,
p. 160.
37. Ibid., p. 159.

u
81

38. Ibid., Id •

39. Ibid., p • 158.

40. Ibid., p • 159, traduction Labarrière, op. cit.,


p • 160.

41. Ibid., Id •

42. Ibid., Id.

43. "Savoir sa limite signifie savoir se sac ri fier",


Ph. E., T • • I I , p • 3 1 1 •

44. Ph. E., p. 159.

45. P.J. Labarrière, op. cit., p. 161.

46. Ph. E., p. 159.

47. Ph. E., p. 159. Ici je commente en serrant de près


le texte.

48. Ibid., p. 160.

49. Ibid., Id.

50. "Ce but consiste à devenir conscience de soi comme


essence singulière dans l'autre conscience de soi,
ou consiste à réduire cet autre à soi-même". Ph.
f.=_, p. 297.
51. P.J. Labarrière, op. cit., p. 160.

52. Quoique dans un autre contexte, cette formulation


d'Éric Weil rend bien la pensée de 1 'intenable

0 abstraction d'un Moi immanent: "il faut que je


m'affirme parmi eux, contre eux, pour que je puisse
m'affirmer devant moi-même, que je sache que ce que
j'affirme, c'est moi, et non pas eux en moi; il n'y
0 a pas d'autre façon d'être moi que d'être moi en
eux". t. Weil, Logique de la philosophie, p. 296,
Vrin, Paris, 1974.
0 53. Ph. E., p. 160.

u 54.

55
Ibid., Id.

P.J. Labarrière, op. cit., p. 154.

u 56. Ph. E., p. 161.

u
57. Une ambiguïté persiste. On sent bien dans cette
présentation une résonnance "anthropologique". La
J
82

plupart des commentateurs y ouvrent une lecture


largement existentielle. Pierre-Jean Labarrière
évite assez bien ce danger. Mais, il faut le dire,
il s'agit là d'un texte à plusieurs niveaux: logi-
que et phénoménologique (anthropologique?). Je ne
crois pas qu'on puisse rendre l'esprit du texte à
l'aide des notions de volonté (risque volontaire,
choix de la vie, choix de la mort). La lettre,
cependant, donne prise à une telle lecture. Pierre-
Jean Labarrière, tout en évitant 1 'aspect anthropo-
logique, ne peut s'empêcher d'utiliser un vocabulai-
re subjectiviste en ce lieu: 11
le combat à mort
tourne court dès lors que 1 'un des adversaires,
prenant conscience de la contradiction mauvaise
( ••• ) choisit de vivre ( ••• ) 11
• P.J. Labarrière,
op. cit., pp. 160-161.
Plus globalement, quel point de vue devons-nous
adopter en interprétant la figure du combat à mort?
Comme la dimension humaine du désir s'y donne, les
commentateurs ont soit considéré 1 'analyse du désir
pour fondamentale dans la philosophie hégélienne,
soit carrément utilisé le désir de reconnaissance
dans la formulation de théories psychologiques.
Alexandre Kojève, dans le premier cas, a mis de
1 'avant une interprétation très existentielle de ce
texte, mais, au moins, sa lecture demeure dans le
mouvement de la pensée hégélienne. Quand il pense,
il sait qu'il pense dans Hegel. Ce n'est pas le cas
de Jacques Lacan ou de René Girard. Celui-ci, en
effet, en présentant sa théorie du désir mimétique,
ne s'avise jamais de souligner que tout cela avait
été pensé par Hegel. En guise d'exemple: 11 Le sujet
qui ne peut pas décider par lui-même de l'objet
0 qu'il doit désirer, s'appuie sur le désir d'un
autre. Et il transforme automatiquement le désir
modèle en un désir qui contrecarre le sien. Parce
qu'il ne comprend pas le caractère automatique de la
rivalité, 1 'imitateur fait bientôt du fait même
d'être contrecarré, repoussé et rejeté, l'excitant
majeur de son désir. Sous une forme ou sous une
0 autre, il va incorporer toujours plus de violence à
son désir. Reconnaître cette tendance, c'est recon-
naître que le désir, à la limite, tend vers la mort,
0 celle de l'autre, du modèle-obstacle, et celle du
sujet lui-même 11 • Tous ces thèmes proviennent mani-
festement du texte hégélien. Par impatience, on

u n'en retient que 1 'idée, non leur relation, et 1 1 on


croit alors
1 'humain.
détenir une véritable théorie
L'utilisation non-philosophique de la
de
philosophie a bonne presse cependant, il est vrai.

0
83

C.f. René Girard, Des choses cachées depuis 1a


fondation du monde. Grasset 1978, pp. 569-570.

Quant à Jacques Lacan, celui-ci affirme bien la


référence à Hegel. Il coupe cependant 1 e moment du
désir du mouvement de la reconnaissance. Le thème
11
le désir de l'homme est le désir de l 1autre 11 se
retrouve à peu près constamment dans les textes de
Lacan. Comme il n'est pas question d'en produire
ici une critique, disons seulement qu'il y a bien là
utilisations de concepts philosophiques.
Remarquons également que l'utilisation psychologique
du désir de la reconnaissance revient à répéter, non
pas Hegel directement, mais ce que Kojève en a dit.

Comme l'interprétation 11 anthropologique 11 a largement


prévalu dans le commentaire du texte que nous étu-
dions, j'en résume ici les grandes lignes.

Si nous ne sommes pas des membres d'un troupeau,


c'est que le désir de reconnaissance l'a emporté sur
le désir de conservation. Le désir est désir de
reconnaissance lorsqu'il ne porte pas sur l'autre
mais sur le désir de l'autre. Lorsque l'objet du
désir est qu'un autre désir désire l'objet que je
suis. Que se polarise sur soi le désir d'un autre.
Pour y arriver, cela exige que 1) 1 'objet du désir
soit un objet qui offre une résistance au désir, 2)
que le désire insiste pour la reconnaissance de son
désir. Et qu'il insiste jusqu'à en mourir, qu'il
s'aveugle sur sa vie biologique et qu'il se fascine
sur l'autre. Que ce soit une fascination narcissi-
que: que ce soit sa propre image qu'il désire
retrouver dans l'autre, que l'autre apparaisse sous
la forme de l'autre spéculaire. C'est lorsque le
désir de reconnaissance devient le but du désir que
la mort devient moyen-limite, enjeu ultime. Et si
la mort est là, c'est qu'elle seule peut vérifier
s'il y a véritable transgression du premier désir.
La mort est requise comme condition de l'affirmation
du désir de reconnaissance. C'est que le désir ne
peut demeurer désir de ceci ou de cela (désir de la
vie). Le désir de reconnaissance, c'est le désir
désirant sa reconnaissance, c'est le désir se dési-
rant lui-même. L'on voit alors que se faire objet
de désir, c'est se situer nécessairement dans une
intersubjectivité. Ce dynamisme, pern1c1eux ou
salutaire, serait inéluctable et constitutif de la
socialité.
84

58. Ph. E., p. 160.


59. Cette négation s'ajuste à la pensée courante du
négatif. De plus, cette pensée du négatif, à mon
sens, accompagne une pensée de l'être comme
assemblage de positivités. En effet, si le point de
départ d'une pensée consiste en une position de
"positifs" se mettant d'emblée en rapport avec
d'autre "positifs", la négation apparaît alors sous
l'unique forme d'une négation exclusive. Comme
l'opposition excluante de deux positivités.
Qu'arrive-t-il lorsqu'une pensée renonce à un tel
point de départ?
60. En effet, "la position d'un + A avec exclusion du
- A ( ••• ) n'est pas une vraie négation, mais seule-
ment la position du - A comme d'un extérieur, et en
même temps du + A comme d'une déterminité ( ••• ) ".
C.f. Hegel, Des manières de traiter scientifiquement
du droit naturel, Paris, Vrin, 1972, p. 53,.
61. Ph. E., p. 161.

0
1

T R 0 l S l Ë ME P ART I E

AUTONOMIE DE LA CONSCIENCE DE SOI

0 85
n Présentation

La mort en tant que phénomène naturel n'est main-

tenant plus un obstacle. La négativité mise en oeuvre

par le combat à mort a relevé la mort de son caractère


d'extériorité contraignante. C'est dire qu'il faudra

maintenant compter avec elle, puisqu'elle émane de la

conscience même. Aucune découverte de soi, désormais,

n'adviendra à 1 'extérieur d'un rapport à la mort. Et si

la mort n'est plus la mort tout court, elle ne sera pas

non plus la mort pour rire.

Comme c'est la mort qui a opéré le passage à

l'inégalité, il convient de la repérer dans son nouveau

séjour, celui de la domination. Maintenant que la mort

est à 'intérieur de la conscience de soi, de quelle

manière la conscience va-t-elle poursuivre son chemin?

Si, en effet, la conscience n'a pu ignorer la mort dans

sa recherche d'elle-même, cette étape maintenant en elle,

à quelle vérité nouvelle, dès lors, tend la conscience?

Une fois la mort relevée, 1 'autonomie de la conscience de

soi se réalise-t-elle dans la conscience automone? Où se

réalise l'être-pour-soi? Pour arriver à démêler l'éche-

J veau de l'autonomie de la conscience de soi, il faudra

86

J
87

interroger la valeur des certitudes atteintes dans les


deux pôles de la conscience de soi, soit le pôle de
l 1autonomie et celui de l 1inautonomie. Tel est le

contexte du présent chapitre. Qu'est l 1autonomie véri-


table de la conscience de soi? C'est à être aiguillonné
par une telle question que nous abordons le célèbre texte
sur la domination et la servitude. Précisons quelque peu
le cadre de l 1investigation par ces deux questions: 1)

la domination est-elle en mesure d'objectiver la certitu-


de? 2) à quoi s'affronte la conscience de soi lorsqu'el-
le s'enquiert de sa vérité?

u
CHAPITRE 1

Domination et médiation de l'être-pour-soi

Le combat à mort a conduit à 1 1 inégalité où 1 1un

est 11
seulement quelque chose de reconnu, l 1autre seule-

ment quelque chose qui reconnaît 11


(1). Il y a donc

production de reconnaissance au terme du combat. Il nous

faut maintenant suivre cette reconnaissance et voir en

quoi elle marque un progrès, comprendre pourquoi l 1auto-

nomie de l 1être-pour-soi ne s 1y effectue pas.

De la quête de 1 1être-pour-soi, en ce lieu de la

domination, la conscience servile semble tout-à-fait en

dehors du coup. Elle a abandonné à l 1autre son être-

pour-soi et s 1est repliée sur 1 1acquis antérieur: le

sentiment d 1être en vie. Et cela, nous dit Hegel, ne

peut être le statut de la conscience de soi véritable.

La conscience servile, en effet, en tant qu 1elle n 1a

manifesté aucune action en mesure d 1 interrompre l 1écoule-

ment de la vie, demeure 11


synthétisée avec l 1être autonome

ou la choséité ( ••• ) 11
(2). La conscience servile dési-

gne la conscience dans la figure de la choséité, sous la

forme d 1une conscience 11


étante 11 • C 1est la conscience de

soi qui n 1est pas pur pour-soi mais pour un autre. Cette
j
88
89

dépendance essentielle de la conscience servile à l'égard


d'une autre conscience a son fondement dans l'attachement
de la conscience servile à la vie. La vie naturelle est
la chaîne de l'esclave.

Le maître est celui qui est conscience de soi.


Il se réfère à lui-même, mais cette référence à soi n'est
plus posée immédiatement. Il se réfère à soi en tant
qu'il est dans l'autre. Il entre en effet en rapport
avec lui-même par l'intermédiaire d'une conscience, par
la médiation d'un autre. Autrement dit, la certitude du
maître n'est pas purement subjective, elle est objectivée
dans la conscience servile qui la reconnaît. La certitu-
de du maître se trouve vérifiée. L'on peut dire qu'une
conscience est médiatisée lorsqu'elle effectue un procès
par lequel elle se met en rapport avec elle-même sur la
base de son objectivité. Dès lors, l'on doit examiner la
vérité-pour-la-conscience qui est postulée dans cette
objectivité. De quelle valeur est pour le maître l 'ob-
jectivité à laquelle il parvient? A quelle sorte d'auto-
objectivation parvient ce dernier? Dans quelle mesure la
face subjective passe-t-elle vraiment à l'objectivité en
cette figure de l'être-pour-soi qu'est la domination?

Le maître, avons-nous affirmé, est être-pour-soi


90

à travers une médiation. Cette dernière, en fait, est

double. Qu'est-ce à dire? Donnant la priorité à la vie

sur l 1être-pour-soi, la conscience servile s'est elle-

même réduite à n'être que chose et, partant, constituée

en tant que moyen pour l'autre. La conscience servile

sert de médiation à l 1effectuation de l'être-pour-soi du


maître, cela semble clair. Une exigence demeure pour-

tant, celle de saisir la manière dont le maître obtient

son être-pour-soi. L'on doit expliciter en quoi le

maître est pour-soi à travers une double médiation. Si

l 1intériorisation de la mort a transformé le rapport

d'opposition des immédiats, de telle sorte qu'un mouve-

ment de médiation traverse ceux-ci, en quoi consiste le

nouvel agencement?

Le maître se rapporte à la conscience servile

comme celui qui a dominé la choséité. Ce sera leur

l i en • De la choséité, en effet, la conscience servile a

fait sa chaîne. Partant, le maître, ayant dominé la

choséité, domine l 1esclave. C'est au travers de la

soumission à la choséité de l'esclave que le maître domi-

ne celui-ci. Par conséquent, la choséité n'est plus pour

le maître "le monde de l'être en son immédiateté donnée"

0 (3). Elle est devenue l'objet de l'activité de l'escla-

ve. Et comme l'esclave n'agit pas pour lui-même mais


91

pour le maître, ce dernier jouit d'une vérification de

son être-pour-soi. Vérification qui échappe totalement à

la conscience servile. Le combat à mort a donc conduit à

une double domination du maître. Domination sur l 'escla-

ve grâce à une contrainte de la choséité; domination sur

la choséité grâce au travail de l 1esclave. Par là,


11
advient pour le maître son être-reconnu par une autre

conscience 11 (4). Le maître est reconnu du fait q u 1 il

acquiert, dans les deux moments de médiation, une objec-

tivation de son être-pour-soi. Deux objets, le monde et

l 1esclave, assurent et authentifient son être-pour-soi.

Il se rapporte à lui-même sur la base de cette double

objectivité de lui-même. Une production d'être-pour-soi

advient en la réflexivité qui revient au maître. Ce

dernier, pourrait-on dire, se connaît comme être-regardé

par le monde et par l 1esclave. Pourtant, cette recon-

naissance, nous dira bientôt Hegel, s'avérera incapable

d'exhiber l 1être-pour-soi véritable. J'aimerais appuyer

sur ce point. Comment comprendre, en ce lieu de la

conscience de soi, que l 1être-reconnu du maître soit cela

même qui conduise à l 1inautonomie de ce dernier et à

l •autonomie de la conscience servile? Cela ne s 1éclair-

cira que si l 1on explicite les caractéristiques des deux

figures de la conscience de soi au séjour de la domina-

tion •
92

Pour faire le point, consignons ceci. Le passage

du désir à la domination marque pour la conscience un

progrès, cela est clair. Deux questions s'avèrent alors

nécessaires: 1) en quoi la domination fait-elle progres-

ser la problématique de la conscience de soi? 2) pour-

quoi la domination ne peut constituer un lieu d'autonomie

pour l'être-pour-soi?

D'entrée de jeu, Hegel a souligné que le maître

est pour-soi à travers une double médiation. Par consé-

quent, il n'est plus permis d'affirmer, comme dans la

sphère du désir, que la conscience ne connaît qu'elle

lorsqu'elle se heurte à l'altérité. Elle connaît mainte-

nant l 1autre comme le même. Le maître, précisément, est

maître en ce qu'il n'est plus un être immédiat. Il est

médiation. S'il y a être-pour-soi, d'ailleurs, c'est

parce que l'être-pour-soi séjourne dans cette médiation.

C'est parce qu'il y a assomption de l'être-reconnu.

Hegel donne la modalité de cette reconnaissance en théma-

tisant deux éléments, le travail et la jouissance. C'est

à travers eux que le maître s'y retrouve, entendons qu'il


accède à un soi qui lui était interdit auparavant.

Examinons cela.

J
C'est l'esclave qui sort le maître d'un rapport
93

immédiat à la choséité. Son action médiatisante se nomme

travail. L'immédiateté médiatisée n'a d'autre origine

que 1 'incapacité de 1 'esclave à nier totalement la chose,

à ne pouvoir "venir à bout" de l'autonomie de la chose.

L'activité de l'esclave, en effet, est nommée "travail"

dans la mesure où il ne fait que transformer la chose.

Transformation telle que l'objet auquel le maître se

rapporte devient un objet qui résulte de l'action de

l'esclave. Mais voilà: la choséité médiatisée par

l'esclave devient la jouissance du maître. En tant que

celui-ci se rapporte uniquement à la dépendance de la

chose lorsqu'il la consomme, l'autonomie de la chose y

est niée absolument. C'est seulement dans la jouissance

que la conscience vient à bout de l'autonomie de la

chose. Le désir, au contraire, en ce qu'il ne cesse de

recréer une dépendance vis-à-vis le désiré, maintient

1 'autonomie de la chose. En définitive, on 1 'a vu, c'est

toujours à un autre que se rapporte le désir. Et le fait

qu'il n'en finisse jamais avec la chose le montre bien.

Par contre, la jouissance du travail d'un autre nie tota-

lement l'autonomie de la chose. Par là, la jouissance

signale un progrès au sein de la problématique de 1 'être-

pour-soi. Avec la jouissance, en effet, le maître "se

0 relie seulement à la dépendance de la chose" (5) et,


94

ainsi, la conscience cesse d'être reconduite à l 'autono-

mie des choses . Lorsqu'une autre conscience s'interpose

entre le monde et moi de manière à m'offrir un morceau de

ce monde, ma conscience se voit parce qu'elle se voit

dans le monde. Par rapport au désir, on le voit, la

domination permet un dépassement de la relation au monde,

laquelle se durcissait dans la sphère du désir. Et c'est

dans la jouissance que se concentre ce progrès: là s'y

conjuguent l'immédiateté médiatisée et la fin de l'auto-

nomie de la chose. Travail de l'esclave, jouissance du

maître, tels sont les deux éléments oeuvrant à l'être-

pour-soi reconnu.

Si la relation entre les consciences se marque de

la lutte pour la reconnaissancce, maintenant a pris nais-

sance l'être-reconnu du maître. Pourtant, de cet être-

reconnu, le maître ne pourra jamais être tout-à-fait

sûr. Pourquoi? Serait-ce à cause de sa dépendance à

l'égard de la conscience servile? L'on pourrait le

croire car, d'évidence, il n'y a de domination que s'il y

a quelqu'un à dominer (6). Hegel, cependant, ne tiendra

pas ce langage. La domination montrera bientôt "que son

essence est l'inverse de ce qu'elle veut être" (7). Cela

ü signifie que le maître, de par la situation même de la

_) domination, verra sa recherche d'autonomie bloquée et

J
J
95

que, par là, il basculera dans la dépendance. Le maître

ne pourra jamais transgresser l'étape de la certitude de

l'être-pour-soi. D'où vient cette limitation? Il s'agit

d'ouvrir l 'oeil car l'astuce de Hegel sera de montrer

qu'elle provient non pas d'une dépendance à l'égard de

l'esclave, mais de la dépendance du maître à l'égard de

lui-même. La limite de l'être-pour-soi du maître est

inhérente à la recherche de vérité de l'être-pour-soi.

Quelle est cette non-autonomie du maître qui, pourtant,

est être-pour-soi?

En tant qu'il domine, le maître a comme objet la

conscience servile. Qu'est cette dernière pour le

maître? Quel usage peut-il en faire en regard de sa

vérité? Car l'objectivité obtenue par le maître s'exhibe

bien en cette conscience servile. Dans quelle mesure

cette objectivité objective-t-elle le pour-soi du

maître? C'est là ce qu'il faut examiner car si le maître

a en lui le concept d'une conscience de soi objectivée,

dispose-t-il effectivement de cette conscience objecti-

vée?

La conscience servile se rapporte à la choséité

J et au maître. Les choses, elle doit les travailler,

u
96

c'est-à-dire les préparer de façon à satisfaire la jouis-


sance du maître. Dans ce travail de préparation elle ne
peut donner libre cours à sa négativité. Elle laisse, en
effet, subsister la chose et, en cette activité, elle est
obligée de prendre au sérieux les caprices (la contingen-
ce) d'un être-là déterminé, à savoir le maître. C'est ce
double manque de négativité qui la confine dans la dépen-
dance. Et si la "puissance négative" (8) échappe à

l'opération de la conscience servile, alors une puissance


d'un autre ordre doit l'animer puisqu'elle agit. Quelle
instance pousse cette conscience à agir sinon le pour-soi
du maître dont la satisfaction incombe à l'esclave?
Lorsque ce dernier agit, en effet, son opération vient de
l'ordre du maître. Si l'esclave travaille c'est pour
satisfaire le maître, de sorte que ce qu'il fait, c'est
ce que le maître fait sur lui. L'opération de la
conscience servile, c'est l'opération du maître en cette
conscience. L'esclave n'a pas d'être, entendons qu'il
vit ce que le maître dépose en lui. C'est le maître qui
vit dans l'esclave. En celui-ci, un maître règne. C'est
là le phénomène qui assigne son statut à la conscience
servile. Un phénomène d'aliénation conduisant à un
statut de dépendance et d'inessentialité.

A se dessaisir de la sorte, à faire sur soi-même


97

ce que l'autre fait sur soi, l'on réalise l 'auto-néga-

tion, 1 'on effectue un moment du concept de reconnaissan-

ce (9). Mais, plus profondément que cette référence au

concept de reconnaissance, ce moment est 1 'argument auto-

risant Hegel à affirmer l'échec de la domination en

regard de l'autonomie de la conscience. Nous en venons à

la nécessité de comprendre le moment de 1 'être-reconnu du

maître comme la contradiction de la domination. Et

comprenons que cette contradiction ne repose pas sur la

dépendance finale du maître à l'égard de l'esclave mais

qu'elle surgit de l'intérieur même de la conscience de

soi du maître. C'est parce qu'il recherche la vérité de

la conscience de soi que le maître s'installe dans la

contradiction. Regardons-y de plus près.

Que trouve devant lui un vrai maître, un maître

accompli? Il ne trouve que la dépendance de la conscien-

ce servile. Il trouve un objet dont le statut est celui

d'une simple chose. Dès lors, 1 'objet de sa certitude ne

correspond nul 1 ement à son concept: i1 ne peut être

certain de la vérité de son être-pour-soi. Le maître, en

effet, a la conception de lui-même comme d'un être auto-

nome, c'est-à-dire d'un être dont 1 'être est reconnu. Or

en réalité il est reconnu par une chose. A ses propres


yeux, donc, s'il pousse à bout sa maîtrise, celle-ci va
98

s'effondrer. Cela parce que son être-pour-soi ne peut se

remplir, ne peut se satisfaire de la domination d'une

chose. L'unique 11
vérité 11 à laquelle parvient le maître,

la seule chose dont il soit vraiment certain, est la

dépendance de l'esclave. Dès lors, la certitude se

bloque sur elle-même, la contradiction s'ouvre mais ne se

referme pas. C'est que l'objet en mesure de vérifier la

certitude du maître ne procède à aucune objectivation, ne

consent pas à sortir de lui. Et il faut que la conscien-

ce de soi soit objectivée. L'acte de reconnaissance

esquissé par le maître s'arrête puisque l'objectivation

de la certitude est une simple chose, non une conscien-

ce. Ainsi, la vérité du maître est l 'inessentialité de

la conscience servile. Ëtre reconnu par quelqu'un qu'on

ne reconnaît pas conduit à une contradiction où le statut

de l'objet nie celui du concept. Et cela parce que

l'objet n'est pas en mesure d'objectiver la certitude de

l'être-pour-soi. Comme le type de reconnaissance mis en

oeuvre dans la sphère de la domination ne peut assurer

l'être-pour-soi de la vérité de son autonomie, celle-ci

devra être cherchée ailleurs. Le maître devra quitter la

scène et laisser au soin de la conscience servile le

véritable travail de la conscience de soi.

J
Concluons cette étape. La prise en vue de

r
J
99

l 1auto - objectivation à laquelle parvient le maître auto-


rise à affirmer que la domination n'est pas en mesure
d'effectuer l 1autonomie de l 1être-pour-soi. L 1auto-
objectivation, en fait, n'en est pas une. Le maître
demeure fixé à une certitude dépourvue de véritable
objectivité. 11
En conséquence, la vérité de la conscience
autonome est la conscience servile 11 (10). Hegel, par là,
assigne à 1 •autonomie de la conscience de soi un nouveau
cadre de référence, un nouveau lieu d 1effectuation.

L'ordination première entre l 1autonomie et


l 1inautonomie de la conscience de soi n'est pas en mesure
de mettre en oeuvre l •autonomie véritable de la conscien-
ce. Les promesses du combat à mort ne pourront pas être
tenues. L'autonomie qui s'érigeait, à cause d'un blocage
au niveau de la certitude, va avorter. Si les médiations
mises de l •avant par la domination apparaissent insuffi-
santes pour la vérité de la conscience autonome, il
s'avère dès lors nécessaire de procéder à des médiations
d'un autre ordre. La conscience, au registre de la
conscience de soi, réclame une réflexivité. Or la situa-
tion de domination ne conduit qu'à une autonomie subjec-
tive, laquelle ne manifeste que sa jouissancce. Et

J seule 1 •autonomie pourvue de son objectivité parviendra à


l'autonomie véritable, à la réflexivité recherchée.
J
1
]
100

J Puisque le visage de l'objectivité que donne la domina-


tion fait sombrer la conscience de soi dans l 'inautono-
mie, il faut prendre plus au sérieux la conscience servi-
le. Cela veut dire la prendre du point de vue de l'auto-
nomie véritable qu'elle met en oeuvre.

J
n
CHAPITRE II

Conscience servile et autonomie de l'être-pour-soi

La vérité de la conscience de soi se produira

dans l'à-venir de la conscience servile. Qu'aura cette

dernière à réaliser pour accomplir l'être-pour-soi? Si,

en effet, la domination a conduit à l'être-reconnu du

maître, cette reconnaissance, pourtant s'est avérée ino-

pérante, laissant à elle-même la certitude de l'être-pour

soi. Or la certitude pointe vers sa vérité. Comment

assurer une unification véritable? Quels seront les

chemins de la conscience autonome? Comment comprendre la

transformation d'une conscience dépendante et inessen-

tielle en conscience autonome? Il faut s'attendre à être

surpris par une signification neuve de l'idée d'autono-

mie. Si la domination ne réalise pas l'autonomie de la

conscience, c'est que celle-ci ne se donne pas en la

reconnaissance de la seule subjectivité. L'autonomie

recherchée sera autonomie véritable si elle réussit à


11
dominer la puissancce universelle et l'essence objective

dans sa totalité 11 (11). Avant d'atteindre un tel séjour,

il faudra satisfaire à bien des exigences. La conscience

parviendra à briser l'aspect étranger du monde si elle

conjugue trois réalités: l'angoisse, le service et le

101
102

travail. L'autonomie véritable, la conscience servile va

la conquérir si elle rapporte 'un à l'autre ces trois

éléments. Voyons cela.

Si le sens del 'étape actuelle paraît assez aisé

à formuler, une laborieuse effectuation attend 1a

conscience servile. Comment, en effet, devenir le

contraire de ce que 'on est immédiatement? Dans 1a

domination, la conscience servile est entièrement être-

pour-un-autre, totalement dépendante. Pour el 1 e,

d'abord, "c'est le maître qui est l'essence" (12). Elle

a ainsi pour objet l'autonomie de 'être-pour-soi (ce

qui, précisément, ne devenait pas objectif pour le

maître). Si la conscience servile n'a aucune autonomie

en elle, elle intériorise cependant l'être-pour-soi du

maître. Pour elle, le véritable être-pour-soi est, mais

en tant qu'étranger. Pour la conscience servile, la

conscience qui est autonome et est pour-soi, est la véri-

té. Affirme-t-on par là une concordance entre le pour-

soi et l'en-soi de la conscience servile? La conscience

servile ne pourra attribuer durablement au maître 1 'auto-

nomie du pur être-pour-soi. Cela parce qu'elle a déjà

éprouvé l'autonomie de la pure négativité vis-à-vis l 'al-

térité. Le pur être-pour-soi est en cette conscience

même, dans la mesure où "elle a éprouvé l'angoisse au

sujet de l'intégralité de son essence ( ••• ) car, par là,


103

11
elle a été dissoute intimement, a tremblé dans les

profondeurs de soi-même, et tout ce qui était fixe a

vacillé en elle 11
(13). Au coeur de la conscience servi-

le s'agite l 1essence de la conscience de soi. 11


Ce mouve-

ment pur universel, 'absolu devenir-liquide de tout

subsister, est l 1essence simple de la conscience de soi,

la négativité absolue, 1 'être-pour-soi pur, qui est ainsi

en cette conscience 11 (14). Comment se fait-il qu'une

telle conscience soit dans les chaînes? Une violente

secousse l 1a sortie d'elle-même. La mort, roulant en

elle, a projeté son être dans un sans-fond inexploré.

Mais voilà: l 1angoisse qui l 1a soumise au néant ne fut

pas supportée. Rapidement la vie a retrouvé son empri-

se. L'irréparable s'est produit, la vie naturelle

devient maintenant la chaîne de la conscience servile.

La descente dans la négativité absolue ne lui fut pas

tolérable. Aussi, la conscience servile adhère-t-elle à

1 'être-là que pourtant elle ronge. A ce point, la pensée


oscille. Explicitons la transition opérée dans le

présent passage.

L'angoisse éprouvée affecte la conscience en ce

que s'y donne une soumission au néant. Cette expérience

J devrait détacher la conscience de toute immédiateté.


104

Pourtant, elle s'y enchaîne et y adhère absolument (puis-


que le service brisera cette adhésion). Qu'y a-t-il là-
dessous? Il y a que séjourner auprès du négatif
s'apprend. Il y a que la conscience servile s'est abîmée
dans le néant sans pouvoir réussir à transformer en être
cette expérience. Elle n'a pas su regarder le négatif en
face. Elle a fui l'angoisse. N'oublions pas que
l 1angoisse, en ce lieu de la conscience, est pure disso-
lution universelle. Et si la conscience servile, par ce
phénomène, touche bien à la négativité du pur être-pour-
soi, elle n'est en rien conscience de l'autonomie de
cette négativité. Bien au contraire, cette autonomie est
pour elle extérieure, à savoir dans le maître. En celui-
ci en effet, le moment du pur être-pour-soi lui est son
objet. Cette distinction faite, quel est le statut de la
conscience servile? La conscience servile tient dans
l'écart entre le pur être-pour-soi qu'elle est en elle-
même et l 1objet qui est pour elle, à savoir l 1être-pour-
soi autonome. Elle est être-pour-soi seulement pour-soi,
pas encore être-pour-soi pour elle-même. Cela signifie
qu'elle cherche encore sa vérité dans un autre qu'elle
pose en tant qu 1étranger. Aussi, pour l'heure, est-elle
incapable de se réfléchir dans son autre. Son inquiétude
cependant travaillera à réduire cet écart.
105

La peur absolue ne peut donc suffire à assurer la

conscience d'être elle-même 1 'être-pour-soi autonome. Le

phéhomène de 'angoisse conduit à la certitude du pur

être-pour-soi. Là, la conscience s'y découvre négativi-

té. Mais lui est-il permis de poser son sentiment?

L'auto-position lui est interdite puisqu'elle a pour

objet l'être-pour-soi comme autre (le maître). Il lui

faut donc apprendre à séjourner dans 1 1écart de tel 1 e

sorte que la vérité ne lui apparaisse plus sous la forme

d'une extériorité.

Avoir en soi le sentiment de la puissance absolue

tout en posant l 1être-pour-soi dans le maître, cela

s'appelle servir. Le service désigne l'activité de la

conscience qui s'est trempée dans la peur absolue puis

s'est mise sous la protection d'un autre, dans la crainte

du maître absolu. Parce que la mort a traversé la

conscience servile, le maître ne cesse de faire peur.

Non seulement le maître considère 1 'esclave comme escla-

ve, mais celui-ci se considère comme tel, c'est-à-dire

comme un être dépendant et inessentiel. C'est en tant

qu'il rampe qu'il magnifie le maître. En tant qu'il

prépare la chose qu'il fait jouir le maître. Mais en ses

offices, la conscience servile charge l'angoisse d'un

sens nouveau. L'angoisse éprouvée n'y demeure pas une


106

expérience purement intérieure. La phénomène du service


autorisera un développement de la problématique de
l'être-pour-soi. L'écart que nous avons signalé s'y
verra réduit. Examinons d'abord le service en tant qu'il
constitue une étape inscrivant un progrès, puis, effor-
çons-nous de préciser le statut du service dans le procès
de la conscience autonome.

En quoi y a-t-il progrès? En servant, la


conscience servile particularise la négativité de sorte
que celle-ci n'est plus "seulement la dissolution univer-
selle en général" (15), mais une négativité appliquée,
négativité relevant la conscience de son "adhésion à
l'être-là naturel" (16). Servir, pour elle, consiste à
pratiquer la négativité qu'elle porte. Et cette action,
nous dit Hegel, réussit là où la seule angoisse intérieu-
re échouait. Il s'y produit un décollage effectif à
1 'égard de 1 'attachement à la vie naturelle. On voit que
le pur être-pour-soi, la capacité d'un absolu détache-

0
ment, est en tant qu'il effectue sa dissolution. La
négativité manifeste son effectivité lorsqu'elle se fait
service. Là seulement l'adhérence à l'immédiateté est
relevée effectivement. Le décollage par rapport à

û l'immédiat, intériorisé dans 1a peur de 1a mort, en


s'exerçant dans chaque instant du service, au lieu de

0
J
107

demeurer suspendu en une intériorité chancelante,

parvient à une objectivité. En servant, la conscience,

en ce qu'elle y dissout son attachement, se dégage de

l'être-là.

Avec le service, une sorte de réverbération de la

négativité secoue la chaîne de la conscience servile. Le

service s'avère un gain en regard de l 1autonomie de la

conscience en ce qu'il permet une particularisation de la

négativité. Pourtant, en s'appliquant à servir, 1 'escla-

ve ne cesse de trembler devant le maître. Le service,

pour l'esclave, c'est 1a négativité rendue supportable.

Le pur être-pour-soi que porte la conscience servile

n'est pas encore son propre être. La négativité, en ce

qu'elle est pratiquée dans la crainte d'un autre, est

pour la conscience mais nullement en tant qu 1activité

autonome de cette conscience. En servant, la conscience

doit s'incliner devant ce qui lui fait face et, dès lors,

elle s 1apparaît en tant que conscience inautonome.

Absorbée qu'elle est par le service, la conscience a

encore son être-pour-soi dans l 1autre. Si la vérité de

la conscience autonome est la conscience servile, celle-

ci devra s'engager dans une autre voie que le service

car, ce dernier la fixe dans un rapport aliénant au

maître où, dans l'application de sa négativité, elle ne


108

peut retrouver son propre être.

Comment surmonter 1a terreur qu'inspire 1e

maître? Le service ne permet pas de conjurer l'angoisse

en ce qu'il ne produit aucun moyen susceptible de permet-

tre à l'esclave d'apprivoiser la négativité qu'il porte

en lui. Sa négativité n'est pas créatrice puisqu'elle

s'épuise et se disperse dans la jouissance du maître.

Aussi, le service, bien qu'il brise l'adhérence à la

nature, n'élimine pas l'aspect étranger du monde. Il

faudra que la négativité s'investisse en des choses ne

pouvant pas devenir les proies du maître. La conscience

servile a découvert la négativité absolue, il lui reste à

l'investir de façon telle qu'elle puisse s'y reconnaî-

tre. Le service, né dans la peur, engendre la peur.

Pour sortir de ce cercle infernal, il faudra à la

conscience mettre en oeuvre une activité qui parvienne à

dompter l'objet de sa peur. Cette activité sera le

travail. Là, la négativité n'y sera non seulement

supportée, mais y révélera 1 'autonomie de la conscience.


D
Si le service finit par disparaître dans la

jouissance du maître, le travail par contre forme.

Voyons cela. Dans la disparition de l'objet, le maître

disparaît lui-même. En s'abandonnant à la jouissance


109

immédiate, le maître arrive à la satisfaction dans un

"sentiment sans mélange de soi-même". Cette satisfaction

des désirs est caractérisée par Hegel comme un "état

disparaissant" {17). Pour le maître jouisseur, en effet,

rien n'apparaît puisque les choses absorbées s'évanouis-

sent; le maître lui-même n'est qu'une informe suite de

désirs et de satisfactions. Double évanescense. Dans

son rapport aux choses, le maître ne connaît que son

désir. L'esclave, lui, voit son désir freiné: il doit

se retenir et retarder le moment de la satisfaction. Par

là, il connaît un rapport aux choses fort différent de

celui du maître • Au lieu d'une dissolution, il réalise

une auto-objectivation dans l'objet du travail. Dans le

travail est impliqué un "rapport négatif à l'objet qui

devient forme de cet objet" (18). Celui qui travaille se

retrouve parce que la chose formée est une exhibition de

lui-même. La négativité propre au travail se révèle être

une opération telle qu'une forme revient à l'esclave,

forme qui est son propre être. Ce point me paraît fonda-

mental dans la signification de l'autonomie recherchée.


0 L'être-pour-soi ne parvient à une véritable reconnaissan-

ce que dans une forme qui est la sienne propre et nulle-

ment au travers l'être-regardé (ce que possède le

maître).

D
110

Dans le travail, 11
l 1être-pour-soi s'extériorise

lui-même et passe dans l'élément de la permanence; la

conscience travaillante en vient ainsi à l'intuition de

1 'être autonome, comme intuition de soi-même" (19).

Travailler, c'est s'approprier. Il y va d'un retour en

soi de ce qui est autre. L'objet formé, maintenu dans

l 1être, "ne devient pas pour la conscience travaillante

un autre qu'elle: car précisément cette forme est son

pur être-pour-soi qui s'élève ainsi pour elle à la véri-

té" (20). Mais pourquoi l'objectivation se manifeste-t-

elle comme auto-objectivation? Comment 1 'opération

formatrice donne-t-elle à la conscience "la conscience de

soi comme essence" (21)? Le travail permet une objecti-

vation, cela est clair. Mais il faut comprendre encore

pourquoi la forme extériorisée ne devient pas un autre

pour la conscience.

Qu'est-ce qui permet à Hegel de présenter le

travail non pas comme simple production des choses, mais

surtout comme manifestation de l'autonomie de la

conscience? A quel argument a recours Hegel pour nous

convaincre de la vertu du travail? C'est qu'en travail-

lant, 1 'esclave fait plus que travailler, il surmonte son

angoisse. La conscience servile forme la chose. Pour-

tant, ce n'est pas 1à 1 eur première rencontre. A 1a


111
)
choséité, en effet, la conscience s'y est déjà affron-

tée. Quelle fut son attitude? "Cet élément négatif et

objectif est précisément l 1essence étrangère devant

laquelle la conscience a tremblé 11 (22). La conscience a

tremblé, cela veut dire que la négativité qui s'est

infiltrée en elle l'a alors induite à se replier, à


renoncer. Si le monde des choses fut sa chaîne, c'est

parce qu'elle a eu peur. Or, elle substitue à l'étrange-

té des choses, maintenant qu'elle travaille, des choses

formées par elle. Le travail va permettre d'apprivoiser

la négativité devant laquelle, d'abord, la conscience

avait tremblé. En réussissant à se poser dans l'élément

de la permanence {choses formées), la conscience servile

fait plus que former la chose: elle cesse de trembler.

Dès lors, elle devient autre chose. Elle gagne une iden-

tité en accédant à une forme, à elle-même comme forme.

Concluons. On voit que le travail est intimement

relié à l'angoisse et au service. Si ces deux aspects

n'assurent pas l 1effectuation de l 1autonomie de la

conscience lorsque pris séparément, ils s'avèrent par

contre nécessaires à un déploiement de la négativité.

Déploiement que réalise seul le travail. Mais c'est en

J tant que l'opération formatrice est seconde qu'une

réflexion advient à la conscience servile. Son opération


112

n 1a de portée véritable que parce que ce monde s 1est

d'abord révélé à elle comme anéantissement d'elle-même.


C'est parce que la conscience servile injecte du néant

dans les choses formées par elle que les choses perdent

0
leur 11
sens étranger 11 et que la conscience devient 11
sens

propre 11 • L'objectivation mise en oeuvre par le travail

est auto-objectivation dans la mesure où la négativité

n'est plus 1 'autre de la conscience servile mais la néga-

tivité propre de la conscience. C'est dans la mesure où

la négativité se mondanise que 1 'aspect étranger du monde

diminue. Lorsque le travail s'appuie sur l'angoisse, le

négatif se convertit en être.

Pour que l 1on puisse conférer au travail une

portée universelle, il faut que la conscience servile

articule l'angoisse à une négativité appliquée. Dans

cette perspective, une formation qui éviterait ce fonde-

ment ne serait qu 1activité ponctuelle, habileté particu-

li ère. Et aucune production d'autonomie n'émanerait de

cette activité.

L'autonomie véritable, la vérité de la conscience

de soi, se produit donc entièrement à l 1intérieur d'un


rapport intersubjectif, mais ne correspond en rien à la
reconnaissance d'un individu par un autre (maître ou
113

esclave). Si Hegel situe la véritable autonomie dans la


conscience servile, c'est que l'autonomie pour être doit
être universelle. En ce que le travail touche à tout, il
vient à briser un monde opposé, un monde qui, autrement,
serait figé devant la conscience. En ce que la négativi-
té se découvre elle-même dans une forme travaillée, elle
ouvre l'être-pour-soi à l'autonomie. Dès lors, l'être-
pour-soi "n'est plus seulement "en elle" {la conscience
servile), mais il devient comme son propre être pour
elle, et ce qui vient à la conscience c'est qu'elle est
elle-même en et pour soi" {23).
l
CHAPITRE III

Vers le "penser"

Où en sommes-nous? Où en est la conscience soi?

Puisque l'autonomie de la conscience se donne avec

u l'actualisation de

sance a-t-elle atteint son lieu?


la conscience servile,

Par la
la reconnais-

présentation de

l'opération de la conscience servile comme opération de

la conscience où il y a retour à soi, une unité est bien

atteinte. La conscience de soi semble avoir rejoint son

objet, car celui-ci n'est plus un Moi intérieur mais un

autre qui se pose lui-même comme Moi. L'aspect de l 'iné-

galité, la domination, a conduit au travail et ce dernier

a produit le nouvel objet de l'être-pour-soi, à savoir

l'être-pour-soi sous forme objective.

Si ce résultat est acquis, c'est parce que la

mort a fait son oeuvre. Pour la conscience, la mort

jouée dans le combat reprend sa mise dans le travail,

provoquant dès lors un retour à soi. Si, en effet, la

négativité mise en oeuvre dans la guerre du désir a sorti

la conscience de son immédiateté, l'objectivité de soi

produit par le dur travail servile permet une rentrée en

soi. Dans le travail la mort revêt un nouveau visage.

J
u
114

u
J
115

N'empêche, elle sera toujours présente dans le visage de

la conscience. Car la conscience ne peut être que la

mort dévisagée.

Mort affrontée, inégalité têtue, dur travail, là

se donnent les éléments génétiques de la conscience de

soi. Au long de ce parcours, de l'immanence mourant à

elle-même au retour à soi, la conscience, en débat avec

l'altérité qui se charge d'en rajouter, découvre qu'elle

n'a affaire qu'à soi. Ce pouvoir sien, se prendre elle-

même pour son propre objet, elle l'a conquis, c'est-à-

dire elle l'a enlevé aux figures de l'altérité qui

l'enfermaient dans des 1 imitations. Si la position de

soi par soi a une effectivité, c'est que la conscience a

relevé les limites que lui imposait l'altérité. Si une

égalité de soi avec soi s'est manifestée, c'est que la

conscience de soi a fait 1 'expérience de ce qu'est

1 'esprit: la relève de la mort dans ses différents visa-

ges. (Si l'altérité suscite l'angoisse, c'est parce que

j'y vois l'annonce de ma mort).

Pourtant une question s'impose: le parcours est-

il achevé? La réponse: non. Réponse négative parce que

1 'affirmation d'objectivité qui apparaît maintenant à la

conscience comme son contenu légitime ne parviendra pas à


0
[l 116

ll surmonter 1 'épreuve de la vérification. Une affirmation

qui prétend à l 1universalité objective mais refusant de

se reconnaître sous la forme d'un être objectif, situé

dans le monde. C'est ainsi, d'abord, que la conscience

autonome se posera. Une assurance de soi y est bien

acquise. La liberté en tant qu 1objet et contenu vérita-

ble de la conscience trouve bien son affirmation. Mais

si tel est le statut, elle devrait pouvoir le prouver. A


nouveau, le procès de la conscience de soi sera remis à

l 1objectivité.

L'objectivation (24), tel est le concept permet-

tant de comprendre la transition entre la relation Domi-

nation/Servitude et la figure de la liberté de la

conscience de soi. L'être-devenu de la conscience auto-

nome implique nécessairement le procès d'objectivation

mis en oeuvre au travers la relation Domination/Servi-

tude. Et le travail de la conscience servile est apparu

comme le coup d'envoi de l 1autonomie. Cette autonomie,

0
lorsqu'elle vient à s'exprimer, le fait de telle sorte

qu'elle oublie son être-devenu, prétend à l'intériorité


de sa liberté et refuse de comparer cette dernière au

cours du monde. Voyons cela.

J
Un savoir de 1 'autonomie de la conscience de soi
[J
117

J
est bien advenu. Cette autonomie s'exprime d'abord sous

0 la forme de la conscience pensante. Et, de fait, l'étape


de la pensée est atteinte dès lors qu'un échange de
déterminations vient à s'effectuer entre l'intériorité et
l'extériorité. 11
Ne pas être ob-jet à soi comme Je
abstrait, mais comme Je qui en même temps a la significa-
tion de l'être-en-soi, ou être en relation à l'essence
objective de telle façon qu'elle ait la signification de
l'être-pour-soi de la conscience pour laquelle elle est,
(c'est cela qui) s'appelle penser 11 (25). La conscience a
appris que son objet est son être-pour-soi, que l 1être-
en-soi n'est pas une autre substance qu'elle. La voilà
donc autonome, la voilà s'affirmant libre. La conscience
de soi, en effet, vit son objet sous la forme de l'infi-
nie capacité de sa liberté. L 1autonomie est l 1objet de
cette conscience. Le problème de cette dernière consis-

0 tera à vivre dans un monde qui ne manquera pas d'interro-


ger cette belle égalité sienne. Parce que la conscience
pensante peut tout penser, la pensée sera érigée en prin-
cipe de toute liberté.

Face à une telle prétention, il faut faire preuve


de fermeté (26). Si l'on prend la conscience pensante

u pour ce qu'elle est, à savoir la prétention d'une

u
conscience refusant la médiation, son statut dès lors est
118

celui d'une liberté abstraite, parce qu 1encore immédia-

0 te. Refusant de vérifier sa certitude avec le monde

concret, elle prétend s'ériger en autorité quant à ce

qu'il en est de la liberté. De cet écartèlement, elle

fera son séjour. "Essence universelle en général", elle

refuse de plonger "dans le développement et mouvement de

son être varié" (27).

Il n'est pas dans notre propos d'expliciter les

avatars de cette nouvelle figure. Il importait d'y

rattacher le devenir de la conscience servile. Si

l'autonomie s'annonce avec cette dernière, il est inté-

ressant de remarquer que la conscience n'en a pas fini

avec les abstractions. La conscience servile donne bien

une neuve impulsion à la conscience de soi. Une impul-

sion conduisant à la conscience pensante. Or celle-ci,

trouvant 1 'égalité en elle, refuse toute possibilité

d'écart par rapport à ce qu'elle veut bien considérer

0 comme son égalité. Et l 1on ne peut impunément refuser de

se risquer dans le monde. La liberté implique au


0 contraire, et son être-devenu n'est que cela, que la

conscience se reconnaisse dans le monde. Le prix à payer

pour la conscience qui se contente d'un accord avec elle-

même consistera à vivre en retrait. Le refus délibéré de

se confronter à un monde qui pourrait vérifier la


119

certitude acquise a été vécu dans trois figures:

stoïque, sceptique, subjectivisme pieux.

Par le traitement réservé à l'exaltation de la

liberté sous la forme d'un retrait dans la pensée, l'on

perçoit la grande exigence réaliste de Hegel. L'accord

de la pensée avec elle-même ne peut jamais avoir raison

d'une objectivité qui nierait cet accord. Hegel va

recenser trois illusions qu'il faut crever, trois formes

majeures d'affirmation faisant de la pensée individuelle

le site de la liberté. Et, en effet, poser le principe

de la liberté dans un étant (homme ou dieu) apparaît

comme une illusion fort dangereuse, comme si la liberté

pouvait se concentrer dans un étant. Stoïques et scepti-

ques se retrancheront en se fixant dans une intériorité

formelle alors que le subjectivisme pieux, s'installant

dans un déchirement intérieur fort coûteux, projettera

dans un étant étranger l'essentiel de la conscience, à

savoir l'égalité à soi.

Joignant nos analyses des figures antérieures à

cette brève incursion en la présente figure, nous sommes

en mesure de saisir tout le poids de concrétude que revêt

la liberté dans ce texte. La liberté est le risque que

l'on doit prendre pour s'effectuer dans le monde sans


120

cesser de s'affirmer dans un rapport intérieur à soi-


même. Et si la conscience, dans son combat avec le
monde, refuse de s'arracher à elle-même et ne se risque
pas dans le monde, dès lors, le malheur s'empare d'elle.
Ce malheur se révélera à son tour transitoire. Nous
avons cru bon de situer son émergence pour mettre en vue
1 'exigence d'effectuation de la liberté. Retenons cette
exigence comme l'un des accents majeurs de la figure de
la Conscience de soi.

La relation Domination/Servitude montre tout ce


qui est nécessaire pour qu'il y ait reconnaissance mais
n'accomplit pas la reconnaissance. Le malheur qui enva-
hit la conscience lorsqu'elle émerge de la dépendance en
s'exprimant sous forme de conscience pensante, manifeste
la fragilité d'une reconnaissance encore immédiate. Déjà
libre mais pas encore reconnue, tel est le statut de la
conscience de soi en ce 1 ieu. La conscience de soi
reconnue ne peut être qu'universelle.

J
121

RtftRENCES ET NOTES

1. Ph. E., p. 158, traduction Labarrière, op. cit.,


p. 187.
2. Ibid., p. 161, traduction modifiée.
3. Labarrière, P.J., Introduction à une lecture de la
Phénoménologie de 1 'Esprit, Paris, 1979, Ed. Au-
Montaigne, p. 188.
4. Ph. E., p. 162, traduction Labarrière, op. cit., p.
T6T:"-
5• I b i d • , p • 16 2 •

6. Comme le fait remarquer Gadamer, Marx et Nietzsche


nous ont habitués à comprendre ainsi la dépendance du
maître, à savoir sa dépendance à l'égard de l 'escla-
ve. C.f. Gadamer, H.G., Hegel 's Dialectic, Yale Uni-
versity Press, 1976, p. 67.
7. Ph. E., p. 163.
8. Ibid., p. 163.
9. Hegel souligne bien 1 'aspect incomplet de cette
reconnaissance lorsqu'il précise qu'il manque encore
un faire du maître en regard de lui-même et un faire
de l'esclave en regard du maître. C.f., Ph. E., p.
163.
10. ph. E• ' p • 163, traduction modifiée: indépendance par
"autonomie".
11. Ibid., p. 166.
12. Ibid., p. 164.
13. Ibid., p • 164.
14. ph. E • ' p • 164, traduction Labarrière, op. ci t. ' p.
D 163.
15. Ibid., p. 164.
16. Ibid., Id •
17. 11
Le désir s'est réservé à lui-même 1 a pure négation

J
122

de l'objet, et ainsi le sentiment sans mélange de


soi-même. Mais c'est justement pourquoi cette
satisfaction est elle-même uniquement un état
disparaissant, car il lui manque le côté objectif ou
la subsistance". Ph. E., p. 165 .

18. Ibid., Id •
19. Ibid., p. 165.
20. Ibid., p. 166.
21. Ibid., Id •
22. Ibid., p • 165.
23. Ibid., p. 165, traduction Laba rri ère, op. ci t. ' p.
164.
24. Le phénomène de l'objectivation apparaît déterminant
en ce qu 1 i1 permet une conservation de la négat i v i -
té. Dans le travail, le rapport négatif à l'objet
devient la forme de l'objet. La négativité devient
la forme de la chose formée. L'objet formé séjourne
dans le monde, se tient devant la conscience au lieu
d'apparaître pour aussitôt disparaître. Cet objet
importe car si l'acte de former disparaît lui-même
assez rapidement, la chose formée demeure dans le
monde plus longtemps, assurant par là la permanence
de 1 'acte lui-même. Et cela parce que 1 'objet est le
sujet mis en forme dans l'élément de la permanence.
Cette conservation de la négativité, le maître est
incapable de la réaliser. Même s'il vient à se
cultiver, son opération sera dépourvue de rôle forma-
teur. Un maître ne tolère pas l'opposition. S'il
vient à la rencontrer, son opération consistera à
détruire cet autre afin de retrouver au plus vite sa
maîtrise. Il va du même au même. Comme il n'y a pas
d'autre, il n'apprendra rien de la vie. C'est-à-dire
son identité demeurera immédiate, il s'y fixera.

25. Ph. E., p. 168, traduction Labarrière, op. cit., pp.


167-168.
26. "Mais dans la détermination de cette figure de la
conscience de soi, il est essentiel de retenir ferme-

u ment ce point: cette figure est conscience pensante


en général, ou son objet est unité immédiate de
1 'être-en-soi et del 'être-pour-soi ( ••• )".

u
Ph. E., p. 168.
27. Ibid., Id., traduction Labarrière, op. cit., p. 216.
C0 NC L US 1 0 N

"Ce n'est pas cette vie qui recule d'horreur


devant la mort et se préserve pure de la destruction,
mais la vie qui porte la mort, et se maintient dans la
mort même, qui est la vie de l'esprit" (1). Si une telle
affirmation marque l'accent de l'esprit comme l'échange
réussi des opposés absolus, il convient alors de la
consigner en vue d'une caractérisation de la conscience
de soi au fil de son procès. Un cheminement ayant épousé
le mouvement d'une figure de l'esprit, la conscience de
soi, ne permet assurément pas d'envol interprétatif. Il

invite cependant à confier l'empreinte reçue du séjour


dans la pensée. Non pas tant pour circonscrire cette
dernière, mais, plus simplement, en vue de mettre en

lumière 1 'inévitable emprise qui s'est affirmée au long


de ce travail.

"L'on n'est jamais autant soi-même que lorsqu'on


est soi-même dans l'autre". Une telle affirmation laisse
apparaître la formulation doublée d'une position de soi

0 par soi. Le texte de la conscience

comprendre la position de la conscience comme le proces-


de soi conduit à

sus d'un doublement de la conscience. Il s'agit de


prendre au sérieux l'idée banale que je dois lutter pour

123
124

être reconnu, et 1 'on voit apparaître la structure

J médiée, ou spéculative (2), de la position spirituelle de


soi-même. Dans l'idée de la lutte pour la reconnaissan-
ce, c'est 1 'idée du doublement de la conscience qui
intervient. Affirmer que la conscience de soi ne peut
être que si elle est reconnue, c'est s'obliger à mettre
en jeu un déploiement spéculatif des opposés, lequel
fonctionnerait comme préalable à toute position d'autono-
mie. Le spéculatif nomme ici ce qui est au coeur même de
la manifestation, à savoir: comme en un miroir, ce qui
apparaît résulte d'une médiation avec soi. Il y a 1à
circularité dialectique, mais rien ne sert d'en appeler à
la magie, il suffit de consentir à reconnaître l'unité

D sienne comme unité "atteinte". La référence à 1 'idée de


lutte pour la reconnaissance comme base de la conscience
de soi doit être entendue comme la nécessaire exigence de
doublement présente dans toute affirmation de soi "en
liberté". Qu'une jubilation enlève 1 'immédiat lorsqu'il
s'apparaît essentiellement comme immédiat résultant de la
médiation avec soi, constitue la griffe de la liberté en
0 sa nomination hégélienne. Que la conscience, en ce lieu,

0 ait surmonté l'obstacle dualisant majeur qu'est l 'immé-


diateté de la mort, doit éveiller en nous la résonnance

J que nous sommes à nous-mêmes que dans notre propre mort.

u
125

Si notre commentaire conduit à faire ressortir la


structure spéculative de l'esprit, celui-ci n'en est pas
pour autant explicité. Une élucidation véritable néces-
siterait, en dernière instance, la prise en compte du
parcours intégral de la Phénoménologie de l 'Esprit. Les
indications élémentaires fournies par le présent travail
engageront justement la conduite d'un travail s'attachant
à saisir 1 'enjeu de la Phénoménologie. Un travail
prenant encore plus au sérieux la présence de la mort
dans le développement de 1 'esprit.
J
126

RÉFÉRENCES ET NOTES

1. Ph. E., p. 29.


2. Hegel énonce à maintes reprises la formulation
11 spéculaire 11 de 'esprit. Nommément, à la fin du
texte introduisant aux figures qui nous ont occupé.
Il exprime alors le concept d'esprit comme suit: 11 un
Moi qui est un Nous, et un Nous qui est un Moi 11 • Il
Talit donc considerer l 'étym6Togle du mot . 11 Spêculai-
re11 (speculum, miroir), réfère à ce qui se passe dans
un miroir. Essentiellement, il s'y produit un dédou-
blement où, en même temps, il y a altérité de soi et
restitution du même à travers l'altérité. Le spécu-
latif désigne donc la restitution de soi-même à soi-
même dans 1 e mouvement du devenir autre que soi.
C.f. Ph. E., p. 154.

lJ

0
8 1 8 L 1 0 GRA P H 1 E

J 1- Oeuvres de Hegel.

La Phénoménologie de 1 'Esprit, traduction française de


J. Hyppolite, 2 volumes. Paris, 1939-1941.
Des manières de traiter scientifiquement du droit
naturel. Paris, Vrin 1972.

II- rtudes sur Hegel citées ou consultées.

Camus, Albert. L'homme révolté. Coll. 11


Idées 11 , 36.
Paris. Gallimard, 1951.
Châtelet, François. Hegel. Coll. 11 Écrivains de
toujours". Paris, Seuil, 1968.
Derrida, Jacques. Glas. Paris, Galilée, 1974.
Fessard, Gaston. 11 Esquisse du Mystère de la Société et
de 1 'Histoire" in De 1 'Actualité historique.
DDB, Paris, 1960, T.I, pp. 141-175.
Gadamer, H.G. Hegel 's Dialectic. Yale University Press,
1976.

Gérard, Gilbert, Criti ue et Dialectique, L'itinéraire de


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