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Un peu de vocabulaire
Un outil : C’est un objet artificiel qui permet de prolonger les capacités humaines (du silex taillé au marteau), et ainsi de les amplifier en accroissant notre pouvoir
d’action sur la nature. Marx en donne une définition précise dans le Capital : c’est une « chose ou un ensemble de choses que l’homme interpose entre lui et l’objet de
son travail en tant que conducteur de son action ».
Ne faut-il pas voir ici une différence de nature (= une différence que l’on ne peut pas surmonter, parce qu’elle tient à la nature des choses) entre l’intelligence humaine et
animale ?
Un peu de vocabulaire
Différence de degré/Différence de nature : on distingue, en philosophie, la différence de degré de la différence de nature. Si la différence est de nature entre deux choses
ou deux êtres, c’est qu’ils sont radicalement différents par nature. Par exemple, le caillou possède une différence de nature avec l’homme, ce que tout le monde peut
observer. La différence de degré est une différence simplement quantitative, et non plus qualitative, comme pour la différence de nature. Ainsi, il existe une différence de
degré entre la taille d’un adulte et celle d’un enfant, toutefois l’un comme l’autre appartiennent tous deux à la catégorie « homme ». Entre l’homme et l’animal, on
s’interroge sur leur différence : est-elle de nature ou de degré ?
Vous pourrez visionner la conférence/débat : « L’animal est-il un homme comme les autres ? » (France Culture) sur Youtube au lien suivant :
https://www.youtube.com/watch?v=h9l9J20n7rA
S’exercer/Mise en activité
Lisez le texte attentivement le texte qui suit et répondez au brouillon à la question posée à sa suite. Vous comparerez votre travail aux éléments de réponse proposés :
Question
Selon Aristote, pourquoi l’homme est-il « l’être le plus intelligent » ?
Éléments de réponse
D’une part, il est le seul capable de « bien utiliser » un grand nombre d’outils, là où l’animal est limité dans ses possibilités d’exécution (si l’on donnait un couteau au
vautour, il ne saurait pas qu’en faire !). L’homme possède un outil particulier, qui joue le rôle de tous les autres : il s’agit de la main, qui est un instrument (organon).
La main n’est pas limitée à une fonction, ou à plusieurs fonctions : elle en a même une infinité.
Question
En quoi l’« Homo faber » nous permet-il de comprendre la nature de l’intelligence humaine, selon Bergson ?
Éléments de réponse
Selon Bergson, l’homme entretient une illusion vis-à-vis de lui-même : il se pense comme essentiellement défini par l’intelligence abstraite (mathématique par
exemple). C’est en ceci que réside son « orgueil ». À cet orgueil, il faut opposer une étude historique de l’Homme, ou plutôt ressaisir ce qui fait la spécificité de
l’homme en tant qu’il est une des directions qu’a pris l’évolution de la vie. Ce qui en fait un être spécifique, c’est son intelligence. Mais quelle en est la nature ?
Bergson insiste sur la dimension pratique et fabricatrice de celle-ci.
L’homme est donc essentiellement un fabricant. Fabriquer, c’est rassembler des éléments dispersés pour les organiser en vue d’un but précis. La nature et la vie
créent, mais l’homme fabrique, de menuisier au bricoleur du dimanche. En réalité, l’homme peut être dit sapiens (sage), parce qu’il a d’abord été faber : la fabrication
précède l’abstraction, et la sagesse théorique. L’homme est donc, originellement, doté d’une intelligence à destination pratique.
Il fabrique des « objets artificiels » ; par opposition aux produits de la nature. Cela témoigne d’une insatisfaction de l’homme vis-à-vis de ce qui lui est donné, mais aussi
d’une tendance enracinée en lui : la fabrication, activité dans laquelle l’homme se sent le plus « chez lui ». L’homme est plus à l’aise lorsqu’il manipule de la matière
inerte en vue de fabriquer des objets.
Approfondissement : la thèse de Bergson discutée…
André Leroy-Gourhan (un des plus grands paléoanthropologues français du siècle dernier) montre que cette notion d’homo faber n’est pas très fidèle à la réalité
paléoanthropologique : « L’homo faber, terme commode mais sans fondement paléontologique, englobe en réalité toute la longue suite des anthropiens dont l’homo
sapiens est sorti » (L’homme et la matière, 1943). Il faut suivre, selon lui, toutes les étapes du progrès technique depuis les origines de l’humanité jusqu’à nos jours, et
non pas en rester à une catégorie aussi générale que celle de l’« homo faber ». Les premiers outils retrouvés sont appelés choppers, ou chopping-tools (de l’anglais « to
chop », qui signifie « trancher »), et l’on fait remonter leur apparition jusqu’à 2.6 millions d’années. Ce sont des pierres taillées présentant au moins un bord tranchant
ou des bords anguleux :
Doc. 5 : Galet taillé, Paléolithique inférieur
« Aussi, quand tout fut terminé (comme l’attestent Moïse et Timée), pensa-t-il en dernier lieu à créer l’homme. Or il n’y avait pas dans les archétypes de quoi façonner
une nouvelle lignée, ni dans les trésors de quoi offrir au nouveau fils un héritage, ni sur les bancs du monde entier la moindre place où le contemplateur de l’univers
pût s’asseoir. Tout était déjà rempli : tout avait été distribué aux ordres supérieurs, intermédiaires et inférieurs. Mais il n’eût pas été digne de la Puissance du Père de
faire défaut, comme épuisée dans la dernière phase de l’enfantement ; il n’eût pas été digne de la Sagesse de tergiverser, faute de résolution, dans une affaire nécessaire
; il n’eût pas été digne de l’Amour bienfaisant que l’être appelé à louer la libéralité divine dans les autres créatures fût contraint de la condamner en ce qui le
concernait lui-même. En fin de compte, le parfait ouvrier décida qu’à celui qui ne pouvait rien recevoir en propre serait commun tout ce qui avait été donné de
particulier à chaque être isolément. Il prit donc l’homme, cette œuvre indistinctement imagée, et l’ayant placé au milieu du monde, il lui adressa la parole en ces
termes : « Si nous ne t’avons donné, Adam, ni une place déterminée, ni un aspect qui te soit propre, ni aucun don particulier, c’est afin que la place, l’aspect, les dons
que toi-même aurais souhaités, tu les aies et les possèdes selon ton vœu, à ton idée. Pour les autres, leur nature définie est tenue en bride par des lois que nous avons
prescrites : toi, aucune restriction ne te bride, c’est ton propre jugement, auquel je t’ai confié, qui te permettra de définir ta nature. Si je t’ai mis dans le monde en
position intermédiaire, c’est pour que de là tu examines plus à ton aise tout ce qui se trouve dans le monde alentour. Si nous ne t’avons fait ni céleste ni terrestre, ni
mortel ni immortel, c’est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral * et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait
eu ta préférence. Tu pourras dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales ; tu pourras, par décision de ton esprit, te régénérer en formes supérieures, qui sont
divines. » […] Qui n’admirerait notre caméléon ? »
PIC DE LA MIRANDOLE, De la Dignité de l’Homme
Le fait que l’homme puisse passer de la bestialité à la divinité est la conséquence nécessaire de son absence de nature. Le caméléon peut donc mettre ce caractère
plastique de sa nature au service de buts qui sont bons pour lui et son espèce, mais il peut aussi « dégénérer ». La technique, en tant qu’intermédiaire, n’est en elle-même
ni bonne ni mauvaise, c’est son usage qui peut varier. Avec ce pouvoir d’agir sur le monde qui l’entoure et sur lui-même, l’homme ne risque-t-il pas de prendre lui-
même pour un démiurge (=créateur), à l’image de Dieu, quitte à jouer les apprentis sorciers ?
2 - Le projet d’une maîtrise de la nature et ses ambiguïtés
1. Connaissance de la nature et progrès technique
Aux XVIe et XVIIe siècles, une grande révolution scientifique (notamment le passage du géocentrisme à l’héliocentrisme) transforme la manière d’expliquer le monde
et les phénomènes naturels. On s’appuyait jusqu’alors sur des « qualités obscures » des choses pour en expliquer les effets. Molière tourne cela en dérision dans ses
pièces de théâtre, notamment dans Le médecin malgré lui, ou dans Le malade imaginaire.
Exemple caractéristique : pour expliquer que l’opium fait dormir celui qui en consomme, on disait qu’il y a dans l’opium une « vertu dormitive », c’est-à-dire une
qualité de la chose qui fait qu’elle produit le sommeil. Donc, on dort en prenant de l’opium parce que l’opium fait dormir… et l’on n’a rien expliqué !
L’usage de ce genre de raisonnement est présent dans la médecine mais aussi dans la physique : on explique les phénomènes naturels par ce genre de « qualités
obscures », et la science est presque un genre de magie. Or, il faut une connaissance rigoureuse de ces phénomènes si l’on veut tenter de les connaître et de les maîtriser
pour les reproduire. L’enjeu de la science est aussi de donner naissance à un art (au sens d’un savoir-faire), ou à une pratique qui peut exploiter de manière
systématique les principes qu’elle a découvert. Avec Galilée et Descartes, le nouveau paradigme scientifique devient mathématique et physique. Le premier écrira que
l’univers « est écrit en langue mathématique, et ses caractères sont les triangles, les cercles et autres figures géométriques », dans L’essayeur, en 1623.
Un peu de vocabulaire
Paradigme : Ici, un peu plus haut, le paradigme désigne un système théorique d’explication des phénomènes naturels.
Pour en savoir plus, visualisez la courte vidéo suivante, qui est très claire et instructive : « Vous avez dit paradigme ? » sur Youtube, au lien suivant :
https://www.youtube.com/watch?v=UMMaUelvgN0
Progressivement, une vision mathématique, mais aussi « techniciste » du monde s’impose, donnant lieu à des réalisations qui s’appuient sur ces principes. On peut
penser aux fontaines qui ornent le château de Versailles, et qui ont nécessité beaucoup d’innovations techniques fondées sur une meilleure connaissance des éléments
naturels (notamment la question de la pression, les techniques de pompage, etc., ce qui a donné lieu au fameux problème des fontainiers de Florence).
Doc. 7 : Les trois fontaines, Château de Versailles
1) La physique de Descartes s’appuie sur l’idée que pour connaître la nature, il faut se débarrasser des informations qui proviennent des cinq sens, afin de parvenir à des
idées « claires et distinctes ». Selon lui, la « philosophie spéculative », qui provient notamment d’Aristote, n’était pas une science rigoureuse. Il cherche en effet à faire en
sorte que les connaissances théoriques sur la nature des choses (le mouvement, la nature des corps, etc.), « soient fort utiles à la vie ». C’est donc l’enjeu pratique de la
connaissance scientifique qui est en jeu ici, et en particulier la « conservation de la santé ». L’on retrouve cette idée dans la préface des Principes de la philosophie (1644) :
le but de la philosophie est de nous apprendre à nous conduire dans la vie, ce qui suppose qu’elle nous donne des notions utiles pour « la médecine, la mécanique et la
morale ». Soit, dans l’ordre : conserver son corps en en prenant soin, maîtriser des processus naturels pour habiter le monde, et enfin, faire le bien.
2) Pour réaliser cet enjeu pratique il faut donc que nous nous rendions « comme maîtres et possesseurs de la nature ». Plus nous connaissons la nature, plus nous sommes à
même de la maîtriser pour améliorer notre existence, et notamment notre santé. Cependant, le « comme » introduit une concession : nous ne sommes pas les véritables
maîtres et possesseurs de la nature. Seul Dieu, qui a créé les lois de la nature, peut être dans cette position. Le propos de Descartes est ambigu : il peut être compris comme
une tâche à accomplir, mais aussi comme une preuve de la vanité et des limites de nos connaissances. N’y a-t-il pas, dans la nature, quelque chose qui résiste toujours à nos
tentatives de la maîtriser ? Ne demeure-t-elle pas imprévisible ? Et, enfin, est-il souhaitable de chercher à la maîtriser à tout prix ?
b. Dangers de la technique et réflexion éthique
→ La responsabilité
La connaissance théorique de la nature, accompagnée de sa maîtrise technique, peut donc être au service d’un progrès social, médical, et même politique. Pour autant, la
technique ne produit pas par elle-même les fins qui seraient à même d’en encadrer le développement. En effet, dans le progrès technique, c’est bien souvent l’impératif du
possible qui prend le pas sur l’impératif de ce qui devrait être ou ne pas être. Faut-il poursuivre n’importe quelle innovation technique pour la seule raison que l’on peut la
réaliser ? La mise au point de la bombe atomique, ainsi que son usage, sont-ils rendus nécessaires par le seul fait que l’on soit capable de telles réalisations ? La question ne
serait que théorique si elle n’impliquait pas aussi le risque d’une destruction de l’humanité et du monde. À ce titre, Hans Jonas considérait qu’il faut repenser les impératifs
qui ont fondé jusqu’à maintenant la morale humaine. Mais aujourd’hui, la puissance de la technique s’est accrue à un point tel que dorénavant, nous avons la possibilité de
détruire toute vie future (bombe nucléaire, dérèglement climatique, etc.). Il faut donc prendre en compte, dans le champ de la morale, cette possibilité de destruction.
Un peu de vocabulaire
Impératif : L’idée d’impératif, héritée de Kant, désigne une action qu’il faut réaliser de manière inconditionnelle pour que le bien s’accomplisse.
S’exercer/Mise en activité
Lisez le texte attentivement le texte qui suit et répondez au brouillon à la question posée à sa suite. Vous comparerez votre travail aux éléments de réponse proposés :
« Agis de façon de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre »
« Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d›une telle vie ».
Hans Jonas, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, 1979
Question
Sauriez-vous trouver des principes qui pourraient rentrer dans le cadre des impératifs qu’évoque Hans Jonas ?
Éléments de réponse
La règle de l’action morale, à l’heure où l’agir humain contient la possibilité d’anéantir toute vie future, doit consister dans la préservation de cette vie. Ce thème se
retrouve souvent, aujourd’hui, dans les productions cinématographiques ou littéraires qui envisagent des mondes « post-apocalyptiques », de Ravage (roman de Barjavel) à
la série Walking dead, en passant par Contagion (Soderbergh). Ces œuvres tentent d’anticiper ce qui se passerait si les découvertes techniques ou technologiques devenaient
hors de contrôle. La science-fiction prend alors le relais de la réflexion morale en posant la question de savoir ce qui se passerait dans un monde marqué par le risque
permanent d’une destruction de la vie humaine.
Toute la difficulté vient de ce qu’on appelle « vie authentiquement humaine » : il ne s’agit pas de la simple survie. Mais il ne s’agit pas non plus d’une éthique
anthropocentrée (dont l’homme serait le principe et le but). L’homme est en relation avec la nature, et il en fait partie : il ne peut se contenter de l’utiliser comme un objet
inerte. En ce sens, la réflexion éthique dépasse la seule question des rapports entre humains : il faut prendre en considération la totalité des relations qui se nouent entre des
êtres vivants. Ceux-ci ne se réduisent pas à des machines, qui posséderaient une certaine quantité d’énergie à dépenser, et qu’on alimenterait de l’extérieur. Ils se
caractérisent par un « métabolisme », c’est-à-dire un fonctionnement qui diffère des machines au sens où ils ne se réduisent pas à de la matière assemblée de manière
artificielle. L’être vivant se définit ainsi par une certaine préoccupation de soi-même, et une certaine liberté malgré les lois de la matière.
— L’insémination artificielle : c’est la méthode la plus ancienne en termes de procréation médicalement assistée (PMA). Elle permet pour une femme d’avoir des
enfants s’il y a des problèmes de fertilité dans le couple. Mais elle repose sur l’anonymat du donneur. Si on supprime cet anonymat, alors le donneur reçoit une
responsabilité qu’il ne souhaitait pas : reconnaître et connaître l’enfant. Faut-il que le donneur soit connu ? Peut-on à la fois donner des gamètes, et refuser de prendre
part à la parenté, à l’éducation de l’enfant, etc… ?
— Le diagnostic préimplantatoire (DPI) : il se fait dans le cadre de la fécondation in vitro, sur les embryons, avant la grossesse. Une sélection des embryons peut se
faire avant implantation pour éliminer les porteurs d’une maladie génétique. En France, cette technique n’est possible que pour les couples à haut risque. En effet, si tout
le monde pouvait s’adonner à une telle sélection, ne risquerait-on pas de tomber dans une forme d’eugénisme ? L’eugénisme désigne un principe de sélection dans le
but de conserver les individus les plus forts ou les plus adaptés. S’il est souvent assimilé aux pratiques du régime nazi, il convient de se demander si les pratiques
médicales évoquées ci-dessus ne peuvent pas entraîner un nouveau type de sélection, voire un eugénisme qui se présenterait comme légitime.
Doc. 9
Écoutez à présent la vidéo de Jacques Testart : pourquoi craint-il des « dérives eugéniques » ?
https://www.youtube.com/watch?v=VpnglUdL188
Jacques Testart craint des « dérives eugéniques », car il pense que les techniques de sélection des gamètes devraient être utilisées avant tout dans un but thérapeutique. Or,
en les étendant à toutes les personnes qui les demandent, on se retrouve en mesure de laisser ces personnes choisir des enfants « sur mesure ». Il y aurait là un risque
d’uniformité menaçant une certaine diversité du genre humain. Cela reviendrait à soumettre chaque individu à une norme de perfection qui reste discutable, mais aussi à
leur retirer une forme de liberté, en refusant tout hasard dans le processus (on peut avoir un aperçu de ceci dans le film Bienvenu à Gattaca, d’Andrew Niccol). Un autre
argument consiste à dire que la réflexion est collective, dans la mesure où la sécurité sociale peut prendre en charge certains de ces actes : peut-on l’accepter, s’il s’agit
d’éviter que son enfant ait un strabisme ? Cela ne relève-t-il pas du caprice plus que de la thérapie ? Enfin, ces questions se posent davantage aujourd’hui, les couples
homosexuels ont également recours aux techniques de PMA : il s’agit là d’un enjeu non seulement éthique, mais aussi social.
Ce que je dois retenir/Transition
Les progrès techniques sont donc ambigus au sens où ils améliorent les conditions d’existence des êtres humains, tout en présentant des risques pour la poursuite de cette
même existence. Faut-il en conséquence avoir peur de la technique ? Il faut plutôt chercher à en encadrer le développement, pour ne pas laisser triompher le principe selon
lequel il faut faire ce que l’on peut faire. C’est le rôle des États, et du droit, de permettre un tel encadrement : en France, le Comité Consultatif National d’Ethique joue par
exemple un rôle consultatif, en donnant des avis qui sont pris en compte dans l’élaboration des lois.
3 - Vivre avec la technique, malgré la technique ?
a. Aimer, ou détester la technique ?
L’existence humaine ne peut se résoudre à une attitude « technophobe » (= la peur de la technique), car celle-ci fait partie de son milieu ambiant. En effet, l’action humaine
doit se comprendre en relation avec la technique, et non contre la technique. Il est difficile de tenir les objets issus de la technique (l’interrupteur, la calculatrice, le
portable…) comme des choses qui n’auraient rien à voir avec l’homme, au sens où il est lui-même le producteur de ces objets.
On pourrait distinguer deux thèses extrêmes sur cette question :
La thèse technophobe. Elle consisterait à dire que la technique aliène en profondeur l’agir humain, et même la condition humaine générale. L’on peut en effet déplorer
les effets néfastes des « progrès » techniques, comme la pollution, l’épuisement des ressources, la dégradation des conditions de travail ou la précarisation qu’ils
entraînent. La thèse technophobe est souvent associée à un « retour à la nature », ce qui implique une vision de l’existence plus authentique. On peut trouver une telle
idée chez Baudelaire, lorsqu’il critique la photographie dans le « Salon de 1859 », en écrivant notamment que « l’industrie, faisant irruption dans l’art, en devient la plus
mortelle ennemie ». Baudelaire oppose à ce développement technique l’habileté traditionnelle de l’artiste, et sa capacité naturelle à utiliser son imagination.
Doc. 10 : Boris Karloff dans le rôle
du monstre de Frankenstein
« Pour redonner à la culture le caractère véritablement général qu’elle a perdu, il faut pouvoir réintroduire en elle la conscience de la nature des machines, de leurs
relations mutuelles et leurs relations avec l’homme, et des valeurs impliquées dans ces relations. Cette prise de conscience nécessite l’existence, à côté du psychologue
et du sociologue, du technologue ou mécanologue. De plus, les schèmes fondamentaux de causalité et de régulation qui constituent une axiomatique de la technologie
doivent être enseignés de façon universelle, comme sont enseignés les fondements de la culture littéraire. L’initiation aux techniques doit être placée sur le même plan
que l’éducation scientifique […]. »
Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, 1958
Question
Pourquoi notre « culture » est-elle incomplète, selon Simondon ?
Éléments de réponse
Gilbert Simondon était un philosophe spécialiste de la question de la technique. Il dénonce ici le fait que notre « culture générale » est incomplète, car nous nous en
tenons trop souvent à des connaissances théoriques littéraires ou scientifiques. En un sens, ce n’est pas par technophobie que nous avons mis de côté la question des
machines dans notre éducation : c’est par ignorance.
Il faudrait donc des « mécanologues », des spécialistes de la technique, qui nous enseignent comment fonctionnent les machines (les « schèmes de causalité et de
régulation » désignent justement les mécanismes des machines) et comment nous pouvons vivre avec. Il ne suffit pas de s’en tenir aux enseignements des psychologues
ou des sociologues, qui nous donnent une vision de l’esprit humain restreinte, en ne prenant pas aussi en compte que l’homme est un aussi un fabricant d’objets
techniques, et que ceux-ci s’interposent sans cesse entre le monde et nous-même.
On peut voir cela dans le système éducatif actuel, qui laisse une très petite part aux enseignements techniques, en les limitant à la « technologie » au collège, et qui laisse
cela ensuite aux lycées professionnels. Cette situation est d’autant plus d’actualité qu’avec les nouvelles technologies, nous manipulons sans cesse des objets dont nous
ne comprenons pas le fonctionnement. L’arrivée de l’informatique a changé le monde de la technique : elle l’a rendu plus quotidien, mais pas plus familier. La maîtrise
des outils technologiques (codage informatique par exemple) nous permettrait aussi de nous libérer d’un usage aliénant de ceux-ci : aujourd’hui, nos données
personnelles sont surexploitées, et nous utilisons très souvent les nouvelles technologies de manière passive.
b. Un nouvel humanisme ?
Traditionnellement, l’humanisme qui était celui d’Erasme, de Thomas More ou de Rabelais, prônait un mode de vie en accord avec les capacités humaines, et ceci dans
le but de lui assurer bonheur et sagesse. Le « transhumanisme », terme forgé en 1957 par Julian Huxley, désignait au départ un courant qui affirmait la capacité de
l’homme à « s’auto-transcender », c’est-à-dire à s’améliorer. Aujourd’hui, le transhumanisme, qui se nomme aussi « posthumanisme », consiste à affirmer la nécessité
de s’améliorer par le biais de nouvelles technologies, d’implants, de prothèses, etc. À ce titre, diverses sciences collaborent à un tel projet, comme la génétique ou les
neurosciences. Le transhumanisme peut être défini ainsi :
S’exercer/Mise en activité
Faites une petite recherche sur internet pour voir quelles sont les revendications des transhumanistes. Vous pouvez aller jeter un œil sur le site de l’Association
Française Transhumaniste :
https://transhumanistes.com/immortalite/
L’utilisation de la technologie et des sciences pour « augmenter » l’humain. Les transhumanistes partent du principe que l’homme, en l’état actuel, est faible. Il faudrait
alors reconnaître que l’homme « normal » est en réalité malade de son humanité, puisque celle-ci le condamne à subir toutes les misères de l’existence : maladies,
limites des connaissances, etc. Cette amélioration des capacités intellectuelles, physiques, et émotionnelles, porte le nom d’enhancement.
« L’amortalité », ou, pour reprendre le titre d’un livre sur ce thème, « La mort de la mort » (Laurent Alexandre). Il ne s’agit pas tant d’accéder à l’immortalité que de
repousser autant qu’il est possible le moment fatidique de notre disparition. En ce sens, l’existence humaine ne se voit plus exclusivement définie par la mortalité.
Développer les capacités humaines dans le but d’accroître l’autonomie de la personne humaine, et améliorer ainsi sa capacité à prendre des décisions librement, sans
subir le poids des mécanismes naturels.
Réfléchissez à quelques critiques que l’on pourrait adresser au projet transhumaniste.
Les transhumanistes négligent la distinction entre thérapie et amélioration de soi. La question de l’éthique se pose si les techniques que l’on utilise ne servent plus
seulement à soigner, mais aussi à augmenter nos capacités. C’était la difficulté posée par le développement des techniques de PMA portant sur la sélection des
embryons.
Il y a aussi un problème de justice sociale : l’augmentation de l’homme n’est-elle pas réservée à une élite financière, au vu du prix que ces changements impliquent ? Y
aura-t-il, à terme, une inégalité accrue entre ceux qui auront les moyens de prolonger leur vie, et ceux qui ne pourront accéder à de tels services ?
c. Les robots, nos prochains ?
Doc. 11
Enfin il n’y a aucune de nos actions extérieures, qui puisse assurer ceux qui les examinent, que notre corps n’est pas seulement une machine qui se remue de soi-
même, mais qu’il y a aussi en lui une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune
passion. Je dis les paroles ou autres signes, parce que les muets se servent de signes en même façon que nous de la voix ; et que ces signes soient à propos, pour
exclure le parler des perroquets, sans exclure celui des fous, qui ne laisse pas d’être à propos des sujets qui se présentent, bien qu’il ne suive pas la raison […].
Descartes, Lettre au Marquis de Newcastle, 23 novembre 1646
Question
Selon Descartes, qu’est-ce qui distingue l’homme de la machine ?
Éléments de réponse
L’homme n’est pas qu’un corps animé par des mécanismes naturels qu’on pourrait expliquer physiquement, et se distingue en cela des automates. Il possède une âme
qui définit ce qu’il est véritablement : un être pensant, et qui en conséquence pense ce qu’il dit.
C’est la parole, ou les signes qui permettent de communiquer des pensées, qui interdisent de réduire l’homme à la machine ou au robot. Alors que les perroquets ne font
qu’imiter la parole humaine, et que le robot est programmé pour répondre d’une certaine manière dans certaines circonstances données, l’homme peut communiquer
librement ses pensées et ainsi dialoguer de manière « spontanée » avec autrui.
La différence réside donc dans le fait de parler « à propos » : même les fous peuvent nouer une conversation, bien que celle-ci paraisse décousue. Ils peuvent en effet
formuler des pensées et les exprimer. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’automatismes, ou d’habitudes en l’homme, mais seulement, que son existence ne s’y réduit
pas.
Synthèse conclusive
La technique accroit la puissance d’agir sur le monde et sur soi-même. Elle est donc libératrice, puisqu’elle nous émancipe des lois de la nature. Cependant, elle ne nous
donne pas un pouvoir tel que nous y échapperions totalement : l’homme n’est pas une exception dans la nature, même s’il se distingue des autres êtres par sa capacité à
inventer des objets artificiels de plus en plus efficaces pour atteindre les buts qu’il s’est fixés. Les échecs de la technique, et le fait que la maîtrise du monde ne sera
jamais totale, dévoilent deux choses : d’une part, la nature nous échappe dans l’infinité de ses aspects. D’autre part, l’agir humain ne se réduit pas à la technique : elle
n’en est qu’un des modes. En effet, l’homme pense aussi de manière artistique, ou éthique : dans ces cas, il ne s’agit plus de chercher à agir de manière efficace ou
rationnelle sur le monde.
Pour aller plus loin
— Vous pouvez visionner l’émission « Philosophie » d’Arte, stimulante et consacrée à la technique, au lien suivant : https://www.youtube.com/watch?
v=eGNntWOfe_0
— Également, le film Minority Report de Steven Spielberg, propose une réflexion intéressante sur le progrès scientifique et technique, envisagé dans un futur
effrayant…
— Un philosophe français contemporain, Bernard Stiegler, spécialiste de la technique, mérite d’être écouté et vu ici : https://www.youtube.com/watch?
v=999kzydPHGg
11. Vous lirez avec profit l’article de Sciences et Avenir suivant : « Du rôle de la cuisson dans l’évolution » https://www.sciencesetavenir.fr/archeo-paleo/du-role-de-la-
cuisson-dans-l-evolution_21425