Documente Academic
Documente Profesional
Documente Cultură
Anne Jarrigeon *
Université de Paris IV (CELSA), GRIPIC &
Laboratoire « Communication et politique » (CNRS)
*
anne.jarrigeon-celsa@paris4.sorbonne.fr
1
Tous les clichés illustrant ce travail ont été réalisés par l’auteure.
189
MEI « Espace, corps, communication », nº 21, 2004
Introduction
L’anonymat urbain est tellement évident dans l’imaginaire associé à la
grande ville qu’il n’est quasiment jamais interrogé. La nostalgie d’une
sociabilité de type villageoise pousse bien souvent les sociologues et les
ethnologues à analyser les logiques de quartier, la production de l’entre
soi ou la construction de l’authentique. Ils privilégient le local et les mo-
ments de convivialité à l’indifférence générale, considérée comme un
fléau de la vie urbaine, selon une tradition remontant au XIXe siècle. Il
n’est pourtant pas si simple de passer inaperçu selon les lieux de la ville,
quand on est trop noir, trop blonde, handicapé ou simplement trop
vieux. Le passage d’identités de reconnaissance à d’autres formes identi-
taires, prises dans le ronronnement d’une soi-disant indifférence généra-
lisée mérite qu’on s’y arrête un peu, et peut-être même qu’on aborde par
là les phénomènes urbains contemporains.
Colette Pétonnet avait ouvert la voie il y a une vingtaine d’années, en
proposant un programme de recherche sur « l’anonymat comme pellicule
protectrice » 1. Elle invitait les ethnologues à décrire cette forme particulière
de réserve à l’égard d’autrui, rendant possible la vie individuelle au milieu
de la multitude. Dans ces situations, le discours est moins absent qu’en
retrait, laissant une place prépondérante au corps et à ce qu’il est
convenu d’appeler la “communication non verbale”. On peut se
demander à quoi tient le respect (ou non) des distances proxémiques,
l’orientation des regards, le poids de certaines présences ou l’enchante-
ment lié à d’autres. Que se passe-t-il entre les gens lorsque la foule
semble se saisir des lieux ? Comment se construit la mise en visibilité
réciproque des individus en situation d’anonymat ? Par quels processus
de communication sont données à voir, et même à lire, des formes de
singularité dans la masse ? Quel rôle jouent les stéréotypes liés au corps
et à ses multiples médiations dans la structuration des interactions en
public ? Fait de silence, ou se déroulant dans le bruit, l’anonymat a les
apparences d’une sorte de “corps à corps urbain” relevant d’une véritable
poétique. S’y jouent la possibilité d’une dilution de l’individuel dans le
collectif, du surgissement du déterminé dans l’indéterminé, mais aussi la
traversée du singulier, du geste singulier par exemple, par le non
singulier, par le social et d’une certaine façon par l’histoire.
C’est bien une poétique qu’il s’agit d’amorcer, non pas au sens des
poètes 2 et des rhéteurs, ni tout à fait au sens de Pierre Sansot 3 qui
accorde une importance cruciale aux rêveries des citadins et à
1
Pétonnet, Colette, 1987. « L’anonymat comme pellicule protectrice ». La ville
inquiète. Le temps de réflexion. Paris : Gallimard, 256 pages
2
Encore que les poètes se soient souvent saisis des thématiques de l’anony-
mat et la foule depuis le XIXe siècle, contribuant très fortement à la fabrica-
tion de l’imaginaire urbain.
3
Sansot, Pierre, 1971. Poétique de la ville. Paris : Klincksieck, 423 p.
190
Vers une poétique de l’anonymat urbain A. Jarrigeon
De la grammaire du corps
Aborder le corps en contexte urbain, c’est chercher à le saisir non pas
par ses techniques, comme y invite Marcel Mauss 1, mais plutôt à partir
de la catégorie de l’espace. Il s’agit d’emblée de l’observer in situ, dans la
densité de ses interactions avec les autres corps, mais aussi avec les
cadres qui configurent ses expériences. Aborder le corps par le truche-
ment de l’anonymat urbain et des formes d’extériorité sur lequel il
repose, instaure une rupture par rapport aux innombrables théories sur le
“langage du corps”, ayant servi de modèle aux analyses de la communi-
cation non verbale. Ces travaux tournent presque tous autour d’un code
nécessaire mais éternellement insatisfaisant pour décrire et “décrypter” la
“rhétorique du corps”. Les recherches de la seconde moitié du XXe siècle
s’inscrivent de ce point de vue dans la longue tradition physio-
gnomonique remontant à l’Antiquité grecque et visant à instaurer une
sorte de grammaire du corps expressif. Des théories d’Hippocrate à
l’Institution Oratoire de Quintilien en passant par les écrits d’Aristote, de
1
Mauss, Marcel, 1966 : 362-386. « Les techniques du corps », Sociologie et
anthropologie. Paris : PUF, 483 pages.
191
MEI « Espace, corps, communication », nº 21, 2004
Au-delà de la figuration,
l’interaction ?
La mise en jeu du corps en situation
d’anonymat dépasse pourtant la stratégie
de présentation de soi en public, théo-
risée si brillamment par Erving Goffman.
Elle ne saurait être prise en compte seu-
Retour sur soi (boulevard lement à partir de la référence au rôle du
Haussmann, Paris, 2004) corps dans la communication interper-
sonnelle. Elle relève bien plus, ou du
moins tout autant, de processus de construc-
tion, de circulation et d’appropriation des gestes.
Ces mouvements impliquent une multi-
tude de médiations – images ou disposi-
tifs – qui construisent l’univers perceptif
de la ville autant qu’ils façonnent l’imagi-
naire du corps contemporain. La matéria-
Homme en noir avec mannequins, lité urbaine ne doit pas être négligée ou
(Forum des Halles, Paris, 2004) réduite à l’inertie d’un simple décor inter-
changeable. Des formes architecturales
aux images de publicités couvrant les murs, du mobilier urbain aux
représentations figuratives de la renaissance, des illustrations de Top Santé
1
Ray Birdwhistel s’est d’ailleurs lui-même exprimé sur l’échec de son entre-
prise dans un texte présenté par Yves Winkin (Winkin, Yves, 1981. La
nouvelle communication. Paris : Seuil, 372 pages)
192
Vers une poétique de l’anonymat urbain A. Jarrigeon
1
Foucault, Michel, 1975. Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 318 pages
2
« Une sorte de révélation me vint à l’hôpital. J’étais malade à New York. Je me deman-
dais où j’avais déjà vu des demoiselles marchant comme mes infirmières. J’avais le temps
d’y réfléchir. Je trouvais enfin que c’était au cinéma. Revenu en France, je remarquais, sur-
tout à Paris, la fréquence de cette démarche (…) en fait la mode américaine, grâce au ciné-
ma, commençait à arriver chez nous. C’était une idée que je pouvais généraliser » (Mauss,
op. cit., p. 368)
193
MEI « Espace, corps, communication », nº 21, 2004
1
Le Forum des Halles, en plein cœur de Paris, constitue une « porte intérieure de
la ville » (Pierre Sansot, 1976) présentant la banlieue aux Parisiens. Presque
toutes les lignes de métro et de RER s’y rejoignent dans un espace essentiel-
lement souterrain. Sorte de point de passage obligé, il offre une scène publi-
que d’exposition à la fois commerciale et identitaire particulièrement riche
pour exhiber les formes de circulation sociale des modèles (vestimentaires
mais aussi gestuels) des vitrines à la rue et réciproquement. Le Parc de la
Villette, au contraire, est un espace choisi et non un lieu incontournable. En
périphérie, son architecture et les nombreuses manifestations auxquelles il
prête son cadre vert, proposent un ensemble de discours sur le corps : scien-
tifiques, artistiques ou ergonomiques, selon les instances énonciatrices.
Espace de loisir, c’est également un espace de rencontre, répondant à une
logique de courtoisie. Les regards et les corps y jouissent d’une très grande
liberté de mouvement.
194
Vers une poétique de l’anonymat urbain A. Jarrigeon
Du visible au lisible
Que peut-on voir en ville ? Que donne-t-on à voir de soi ? Que peut-on
voir ensemble ? La question du regard, surplombe à certains égards tou-
tes les autres, parce que « l’urbain agence le retrait de l’individu dans son corps et
dans ce corps qui l’expose », selon l’expression de Patrick Baudry 4. Ce
régime d’exposition soumet, de fait, le corps à un mode d’appréhension
qui s’apparente à certain rapport écriture-lecture. Les apparences sont
fondamentales en situation d’anonymat. Les parures du corps, par
exemple, relèvent effectivement d’un régime de lisibilité plus ou moins
clairement établi, et donnant lieu à toutes sortes d’interprétations, de
qualifications, mais aussi d’erreurs. Ainsi se joue constamment une guerre
du faux dans la trivialité des pratiques interprétatives. Les stéréotypes cor-
porels, façonnés par la mode et le marketing, sont convoqués constam-
ment, mais souvent détournés au profit d’ajustements identitaires plus
1
Simmel, Georg, 1981 : 223-238. « Essai sur la sociologie des sens », Sociologie
et épistémologie. Paris, PUF, 238 pages.
2
Baudry, Patrick, 2003 : 49-63. « L’espace public du corps urbain », L’urbain et
ses imaginaires. Textes réunis par Patrick Baudry et Thierry Paquot. Pessac,
Maison des Sciences de l’homme d’Aquitaine, 121 pages
3
Sennett, Richard, 2000. La conscience de l’œil. Paris : Ed de la passion, 269
pages
4
ibid, p. 49
195
MEI « Espace, corps, communication », nº 21, 2004
1
Goffman, Erving, 1977. « La ritualisation féminine ». Actes de la recherche en
sciences sociales n° 14, Présentation et représentations du corps. Paris : Minuit, 135
pages
2
Didi-Huberman, Georges, 1990. Devant l’image. Paris : Minuit, 332 pages
3
ibid, p. 26
196
Vers une poétique de l’anonymat urbain A. Jarrigeon
1
Dubois, Philippe, 1990. L’acte photographique. Paris : Nathan, 305 pages
197
MEI « Espace, corps, communication », nº 21, 2004
198
Vers une poétique de l’anonymat urbain A. Jarrigeon
Bibliographie
Agamben, Giorgio, 1990. La communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque.
Seuil, 102 pages
Goffman, Erving, 1973. La mise en scène de la vie quotidienne, t. 1 et 2. Paris : Minuit
Merleau-Ponty, Maurice, 2001. Phénoménologie de la perception. Paris : Gallimard,
530 pages
Mondzain, Marie-Josée (dir.), 2003, Voir ensemble. Autour de Jean Toussaint Desanti.
Paris : Gallimard, 246 pages
Nancy, Jean-Luc, 1996. Être singulier pluriel. Paris : Galilée, 210 pages
1
Joseph, Isaac, 1998, La ville sans qualité. La Tour-d’Aigues : Éd. de l’Aube,
209 pages
2
On peut toutefois analyser les pratiques d’appropriation spatiale voire de
territorialisation dans chacun de ces lieux. Une observation attentive permet
même de réaliser des cartographies très précises, quasiment au mètre près.
199