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GUATTARI ET L'ANTHROPOLOGIE : ABORIGÈNES ET TERRITOIRES

EXISTENTIELS
Barbara Glowczewski

Association Multitudes | « Multitudes »

2008/3 n° 34 | pages 84 à 94
ISSN 0292-0107
ISBN 9782354800284
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guattari et
l’anthropologie :
aborigènes et
territoires existentiels
barbara glowczewski

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« Les Palestiniens, les Arméniens, les Bas- Au début des années 1980
ques, les Irlandais, les Corses, les Lithua- que Guattari a appelé Les Années d’hiver
niens, les Ouïgours, les Tziganes, les In- (1986), il était parfois difficile de com-
diens, les Aborigènes d’Australie... chacun prendre ce qui se passait dans son garage
à leur façon, et dans des contextes bien intellectuel plein de pièces détachées et de
différents, apparaissent comme autant de cambouis lorsque au cours de son sémi-
laissés-pour-compte de l’histoire. (...) En naire il testait les concepts, les graphes et
fait cette nébuleuse aux contours indéfi- les machines de ses Cartographies schizoa-
nissables est appelée à jouer un rôle gran- nalytiques. Mais régulièrement émergeait
dissant au sein des relations internationa- un flux, très tangible, comme une illumi-
les qu’elle « parasite » déjà notablement. nation qui dessinait un chemin où chacun
Et nous considérons pour notre part, que greffait à sa façon certaines de ses propres
le rôle du cinquième monde nationalitaire questions. On avait l’impression que le
ne sera plus, à l’avenir, uniquement passif cerveau, le cœur, le corps avec ou sans or-
et défensif, mais qu’il apportera un renou- ganes, à travers diverses cristallisations de
vellement décisif aux valeurs culturelles, subjectivité nous déconnectaient de notre
aux pratiques sociales et aux modèles de identité individuelle, tout en renforçant
société de notre époque ». Félix Guattari, l’assise existentielle dans un flux de désir
Les Années d’Hiver, 1986. collectif. C’était une subjectivation pas-
sionnée, partagée avec Guattari à travers
 Ce texte est tiré de la Conférence que Guat-
tari a prononcée à Bilbao le 26 mars 1985 devant le
une multitude de singularités : vocalisa-
Congrès International « Los derechos colectivos de tion des idées comme disait Deleuze.
las naciones minorizadas en Europa ». Il reprend
les idées que nous avions développées ensemble
avec Survival International France pour monter de leurs savoirs, thérapies et gestion des ressources.
dans le cadre de la Fondation Transculturelle In- Les Années d’hiver reprend aussi la préface de Félix à
ternationale un projet de Rencontres du Cinquième La Cité cataphile. Mission anthropologique dans les
Monde afin de promouvoir le statut juridique et les souterrains de Paris, B. Glowczewski et JF Matteudi
identités singulières des peuples autochtones, leurs avec V. Carrère et M. Viré (Les Méridiens, 1983, réé-
luttes pour les droits à la terre et la reconnaissance dition 2008 par l’Association ACP).
majeure multitudes34 l’effet-guattari page 85

J’aimerais souligner ici ma pour analyser de manière anthropologique


dette à l’égard de la pensée de Guattari en n’importe quel processus de resingularisa-
traquant quelques étapes des échanges que tion du rapport aux lieux dans un univers
nous avons eus autour de mes recherches contemporain d’interactions globalisées.
de terrain auprès des Aborigènes d’Austra-
lie, notamment à l’occasion de deux sémi- anthropologie, parenté
naires publiés dans le premier numéro de et politique
Chimères . Guattari est souvent cité avec Lorsque Robert Jaulin essayait de mobi-
Deleuze par les anthropologues de langue liser l’opinion contre l’ethnocide des In-

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anglaise (particulièrement en Océanie) diens d’Amazonie, George Balandier lui
et ignoré voire rejeté par une génération répondit dans une discussion filmée en
d’anthropologues français. Il semble que la 1967 que de telles sociétés sont condam-
plupart ont raté le potentiel anthropologi- nées à disparaître car leurs cultures n’ont
que de ses écrits, que ce soit par ignorance pas d’« images » qui, comme dans le cas
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ou incompréhension de l’évolution de ses du Japon, leur permettraient de s’adapter


concepts : comme celui des « agencements aux évolutions de la modernité. Les der-
collectifs d’énonciation » dans les débats nières cinquante années nous ont montré
sur le sujet, l’agencéité (agency) et les mo- au contraire que malgré les tueries, les
des de subjectivation, ou le nouage des dépossessions et destructions de leur en-
trois écologies (environnementale, sociale vironnement, les peuples autochtones de
et mentale) par rapport au systémisme de la forêt amazonienne – comme d’autres
l’écologie de l’esprit de Gregory Bateson : en Australie ou dans le Pacifique – avaient
« dans mon propre système de modélisa- justement investi les « images » : que ce
tion, j’essaie d’avancer la notion d’un objet soit dans leurs visions chamanistiques ou
écosophique qui irait plus loin que l’objet leur usage politique de l’art et des médias.
écosystémique. Je conçois l’objet écosophi- Guattari était convaincu par les arguments
que comme articulé selon quatre dimen- de Jaulin et le modèle alternatif offert par
sions : celles de flux, de machine, de valeur les Amérindiens, tel que décrit par un
et de territoire existentiel (...) il s’agit bien autre de ses amis anthropologues, Pierre
de faire la jonction entre les machines des Clastres, dont l’essai La Société contre
écosystèmes de flux matériels et des éco- l’État avait provoqué une sorte de scandale
systèmes de flux sémiotiques. J’essaie donc dans l’arène de l’anthropologie française
d’élargir la notion d’autopoïèse, sans la ré- en remettant, entre autres en question
server comme Varela au seul système vivant le postulat de Lévi-Strauss sur la guerre
et je considère qu’il y a des proto-autopoïè- comme effet d’échanges ratés. Le conflit
ses dans tous les autres systèmes : ethnolo- s’envenima au point que Clastres et Jaulin
giques, sociaux, etc. ». L’articulation de ter- quittèrent le Laboratoire d’anthropologie
ritoires existentiels avec différents systèmes sociale fondé par Lévi-Strauss. Au dépar-
de valorisation et d’auto-affirmation onto- tement d’ethnologie que Jaulin dirigeait à
logique est à mon avis une clef essentielle Paris-VII Jussieu dans les années 1970, on
 Glowczewski & Guattari, « Les Warlpiri, I & II,  Avec Max Pol Fouchet, Mort et Métamorphoses
séminaires 1983 et1985 », Chimères n°1, 1986. des Civilisations (de Julien Papée, INA, 1967).
 « Nouveau millénaire, Défis libertaires », entre-  Voir B. Glowczewski et A. Soucaille (dir.), « Majeu-
tien avec Félix Guattari, in « Qu’est ce que l écoso- re et Introduction. Réseaux autochtones: résonances
phie », Terminal n°56, 1992. anthropologiques », Multitudes n°30, automne 2007.
majeure multitudes34 l’effet-guattari page 86

nous disait de tourner le dos au structura- fusion des artistes, de leurs œuvres et leur
lisme : l’urgence était plutôt dans l’analyse popularité croissante chez les collection-
de la remise en question des ordres passés neurs aux quatre coins du monde allaient
opérée par le féminisme, les pays en voie bouleverser les catégories de l’histoire de
de décolonisation et les peuples autoch- l’art, en faisant sortir cet art aborigène du
tones. À côté de Certeau et Desanti, nous primitivisme pour l’intégrer sur le marché
avions la chance d’entendre des Amérin- mondial de l’art contemporain.
diens venir expliquer leur résistance. Le message que je ramenais
En Australie, je fus témoin de d’Australie après mes premiers séjours en

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l’impressionnante créativité des Abori- 1979 et 1980 concernait les connexions
gènes d’Australie centrale qui, au nom ancestrales à la terre vécue comme un ré-
de leurs systèmes de valeur ancestraux, seau mouvant : une véritable ontologie où
avaient réussi après des décennies de lut- l’homme, les animaux, les plantes, l’eau
tes à obtenir une loi (NT Land Rights Act et toute la vie sociale sont pensés comme
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1976) leur permettant de revendiquer en l’actualisation de virtualités constam-


justice la restitution partielle de leurs ter- ment en feedback avec l’espace-temps des
res traditionnelles dont ils avaient été dé- Jukurrpa, les Dreamings, les itinéraires de
possédés par la sédentarisation forcée en ces voyageurs ancestraux appelés Rêves
réserve dans les années 1950 où ils avaient Kangourou, Prune, ou Bâton à fouir. Ces
dû abandonner leur vie de chasseurs- êtres et leurs pistes de voyage sont en ef-
cueilleurs semi-nomades. Dans les années fet définis comme étant en devenir : dor-
1980, les Aborigènes du désert se réappro- mant dans des centaines de lieux, sources,
priaient leurs terres en voiture en établis- rochers, et interagissant avec les humains
sant des « outstations », campements ru- dans leurs propres rêves et rituels qui
dimentaires à éoliennes et énergie solaire. visent à renforcer les liens entre toutes
Hommes et femmes étaient impliqués dans les choses vivantes : rêver était pratiqué
des rituels sacrés, peignant leurs corps avec comme un moyen de ressourcer la vie. Ma
des motifs symbolisant les parcours géo- thèse de 1981 sur Le Rapport au temps et à
graphiques de leurs ancêtres totémiques l’espace des Aborigènes d’Australie visait à
appelés dans les langues d’Australie cen- montrer ce processus dynamique intrin-
trale Jukurrpa Dreamings, « Rêves ». Nuit sèque à la vision du monde traditionnelle
après nuit, pour initier les jeunes généra- qui avait été décrite à tort par la plupart
tions, ils célébraient ces pistes de Rêve en des anthropologues comme « hors du
dansant et en chantant leurs liens aux si- temps ». Je montrais aussi le rôle actif des
tes sacrés marqués des traces des Êtres des femmes de ces sociétés dont le pouvoir
Rêves Pluie, Lézard ou Igname. Dans cer- avait été dénié (et continue d’ailleurs sou-
taines communautés, hommes et femmes vent de l’être). J’utilisais le concept de flux
commencèrent à peindre leurs cartes toté-  B. Glowczewski 2007 « Le paradigme des Abori-
miques sur des toiles à exposer pour faire gènes d’Australie : fantasmes anthropologiques, on-
tologie aborigène et pensée réticulaire » (en français
reconnaître leurs droits fonciers fondés sur et anglais) in Lucienne Strivay et Géraldine Le Roux
ces liens spirituels avec des lieux. Le suc- (dir.), La Revanche des genres, Paris, Éditions Aïnu
(catalogue d’exposition, Les Brasseurs à Liège, La
cès serait fulgurant, la peinture devint un Cité internationale des Arts, Paris) qui discute entre
outil de revendication politique et une res- autres la matrice des quatre ontologies proposées
par Philipe Descola dans Par delà nature et culture,
source économique. En vingt ans, la pro- Gallimard, 2007.
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de désirs de Guattari pour rendre compte nie ont critiqué cette position extrême de
des réseaux mythiques, analyser les nom- Clastres, mais ils reconnaissent la structure
breux rituels, y compris la circulation non hiérarchique basée sur la parenté de
entre alliés de cordes de cheveux comme la reproduction sociale de ces groupes10.
possessions non aliénables des femmes ou Une certaine résistance des Warlpiri (et
encore un culte secret qui, rêvé en 1912 d’autres Aborigènes vivant dans le désert
suite au naufrage d’un bateau déportant ou le nord) à l’accumulation de biens et à
des Aborigènes, avait voyagé de groupe en la gestion de type occidental plaide en fa-
groupe de langues différentes comme une veur du fait qu’ils refusent de diverses ma-

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forme symbolique de transformation éco- nières la logique de l’État imposée par la
nomique fabriquant une double loi, in- colonisation et la bureaucratie actuelle11.
cluant celle des Blancs. Deux ans après la Le refus d’un pouvoir centralisé semble
soutenance, j’eus la surprise d’un coup de être fondé non pas sur la guerre mais sur
fil de Félix Guattari que je n’avais encore une manière particulière d’étendre la pa-
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jamais rencontré : il m’invitait à son sé- renté (sous forme de filiation et d’alliances
minaire pour discuter de ma thèse que lui symboliques) à la gestion de la terre, de ses
avait passée son ami le vidéaste François ressources et des savoirs associés. Hom-
Pain et qu’il venait de lire d’une traite. mes et femmes utilisent les termes anglais
L’enthousiasme de Guattari « boss » et « worker » (mais aussi « mana-
pour les chemins totémiques et l’usage du ger », « lawyer ») pour traduire des rôles
rêve chez les Warlpiri était stimulé entre rituels et des devoirs selon lesquels chacun
autres par le fait que le système de parenté est « boss » (kirda en warlpiri) pour la terre
– qui s’étend à tous les totems et leurs lieux de son père et « worker » (kurdungurlu)
associés – semble favoriser des stratégies pour la terre de sa mère et celle de son ou
sociales pour éviter des structures de domi- ses conjoints.
nation centralisées : une situation faisant Cette description de la méta-
écho à la « société contre l’État » de Clas- parenté a tant fasciné Guattari qu’il m’a
tres. Pour ce dernier, chez les Amazoniens, invitée à en parler aux patients de la cli-
c’était le recours à la guerre qui semblait nique psychiatrique de La Borde où il
maintenir la dispersion et l’autonomie de travaillait. L’expérience fut extraordinaire
chaque groupe pour éviter un pouvoir cen- car les résidents semblaient comprendre
tralisé, et la prise de pouvoir de certains sur avec une intuition surprenante l’objectif
d’autres. Bien des spécialistes de l’Amazo- et le fonctionnement de ces jeux sociaux
 Je fus inspirée par Annette Weiner qui dans
et rituels. Les règles de la gestion rituelle
un séminaire de Maurice Godelier en 1980 décrivit de la terre et du savoir des récits, chants,
la circulation des nattes aux Trobriands comme un
bien inaliénable des femmes qui affirmaient ainsi de Gilles Deleuze et Félix Guattari », Astérion n°3,
leur pouvoir. Elle allait développer par la suite cette septembre 2005.
notion d’inaliénabilité dans son livre Inalienable 10 « Devoir de parole des chefs » p. 129, 131, 134 :
Possessions. The Paradox “Keeping while giving” Catherine Ales, Yanomami l’ire et le désir, Editions
(1992, Berkeley, University of California Press) en Karthala, 2006 ; Eduardo Viveiros de Castro, « Les
l’étendant à d’autres régions d’Océanie. pronoms cosmologiques et le perspectivisme amé-
 Le Rêve et la terre : rapport au temps et à l’es- rindien », p. 429-462, in É. Alliez (dir.), Gilles De-
pace des Warlpiri de Lajamanu, Paris-VII, 1981 ; leuze : une vie philosophique, Le Plessis-Robinson,
B. Glowczewski, « Les Warlpiri » discussion avec Fé- Institut Synthélabo, 1998.
lix Guattari (1983 et 1985), Chimères n°1 p. 4-37. 11 Voir B. Glowczewski, « Survivre au désastre », in
 Guillaume Sibertin-Blanc, « État et généalogie Multitudes n°30 et Guerriers pour la Paix, 2008, Indi-
de la guerre: l’hypothèse de la “machine de guerre” gène Éditions (avec la contribution de Lex Wotton).
majeure multitudes34 l’effet-guattari page 88

danses et peintures inversent les rôles totémisme,


pour chaque homme et femme en fonc- structuralisme, onirisme
tion du lieu de l’action entreprise : la terre et déterritorialisation
du père, celle de la mère ou du conjoint. Il Comme tout ce qui est nommé dans la
ne s’agit pas seulement de parents biolo- nature et la culture est associé dans le dé-
giques ou de vrais alliés par mariage, mais sert et le nord à des séries de toponymes
aussi de parents classificatoires. Chacun se déployant en récits et faisant office de
dans le groupe ainsi que tout étranger « totems », j’ai souligné qu’il n’y avait pas
qui travaille avec le groupe est automati- d’opposition entre nature et culture dans

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quement classés comme « frère ou sœur le totémisme (opposition à la base de l’in-
de peau » (skin brothers and sisters) de terprétation nominaliste de Lévi-Strauss)
certains membres du groupe : ainsi toutes à partir du moment où les concepts de
les relations sociales sont exprimées avec langues différentes (plus de 200), comme
des termes de parenté comme une seule
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Jukurrpa, traduisent à la fois l’identité to-


grande famille. Ce système a inspiré de témique individuelle ou collective (animal,
nombreux anthropologues et mathéma- plante, feu ou bâton à fouir) et des pistes
ticiens, mais la littérature à ce sujet – y géographiques qui, nourries par des récits
compris les parties consacrées aux Aus- mythiques et des rites, peuvent être renou-
traliens dans Les Structures élémentaires velées en rêve sous forme de nouveaux épi-
de la parenté de Lévi-Strauss – est un peu sodes racontés, chantés, dansés et peints.
sans chair et sans âme, un vrai problème Les gardiens de la loi Warlpiri disent qu’ils
de l’anthropologie qui à l’époque avait du n’inventent rien mais découvrent et révè-
mal à transposer dans les mêmes livres lent ce qui est virtuellement déjà là dans
les spéculations théoriques et la perfor- la mémoire, matrice du Rêve ancrée dans
mativité de la vie. Dans mon expérience, des lieux associés à des êtres totémiques :
le système de parenté en « peau » est un cet usage dynamique de la notion d’espace-
jeu de rôle génial (qui correspond dans temps du Rêve qui identifie chaque humain
sa forme la plus simple à ce qu’on appelle avec des lieux habités de devenirs totémi-
en mathématiques un groupe diédrique ques multiples offre une alternative au To-
combinant des cycles réversibles et irré- tem et Tabou de Freud et au nominalisme
versibles de relations entre huit pôles), du Totémisme aujourd’hui de Lévi-Strauss.
or la plupart des anthropologues français La survie créative et la diver-
refusaient à l’époque l’analogie avec le sité linguistique des Aborigènes, présents
jeu pour expliquer les activités rituelles en Australie depuis au moins 60 000 ans,
ou politiques12. Les patients de La Borde remet en question toute forme d’évolu-
dirent immédiatement que le « jeu de fa- tionnisme, qu’il soit darwinien, marxiste
mille » était essentiel pour la survie men- ou deleuzo-guattarien selon le modèle sau-
tale, sociale et celle de l’environnement, vage/barbare/capitaliste de L’Anti-Œdipe.
autrement dit un moteur des trois écolo- La déterritorialisation est certes une no-
gies de Guattari. tion très commode pour parler du désastre
mental, social et écologique provoqué par
12 Les théories de Garfinkel ou Giddens n’étaient la violence coloniale du déplacement des
guère populaires en France sauf pour les initiés, com- Aborigènes en réserve et de la déposses-
me Yves Lecerf qui était venu présenter la théorie des
jeux et l’ethnométhodologie au séminaire de Félix. sion physique et ontologique qu’a consti-
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tué la sédentarisation forcée de ces anciens déterritorialisation de l’anthropologie sans


chasseurs semi-nomades. Contrairement à tenir compte de la possible déterritorialisa-
l’usage qu’en font certains, la déterritoria- tion des peuples concernés.
lisation ici n’est pas une métaphore mais Il reste que pour de nombreux
l’expression du devenir de l’inconscient lecteurs de L’Anti-Œdipe la catégorie du no-
contemporain comme déterritorialisation made comme sans terre est problématique.
machinique du flux vivant. Celle-ci comme Les Aborigènes dans le désert et ailleurs en
dit Anne Querrien « s’enroule autour de la Australie ont un attachement extrêmement
déterritorialisation coloniale » et permet fort à divers lieux tout en nomadisant. La

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de survivre au désastre social, économique particularité australienne est que la terre
et environnemental que la colonisation a est perçue non pas comme une juxtaposi-
engendré. Car déterritorialiser au sens de tion de parcelles bornées mais comme un
L’Anti-Œdipe c’est la capacité humaine de réseau ouvert de lieux reliés par des récits
fabriquer du territoire imaginaire, réel, et des chants sous forme de pistes virtuel-
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symbolique pour reprendre les trois faces les formant un réseau à la fois illimité et
du désir chez Lacan, qui ne coïncide pas « boundless » : il est ouvert dans toutes les
avec le territoire quotidien, le territoire de directions cardinales mais aussi selon le
la reproduction animale, mais renvoie à la principe d’un infini intérieur. On peut tou-
capacité à rêver le territoire, à le modifier et jours entre deux lieux ajouter un autre lieu
pas simplement à le subir, de passer outre à à récit qui a son assise géographique, et un
la pulsion de mort, à la pulsion de reterri- niveau historique souterrain comme une
torialisation maximale. Ce qui a frappé Fé- série de strates superposées ou couches
lix dans mon travail avec les Warlpiri est de d’événements dans lesquels on « fouille »
découvrir que cette capacité de déterrito- (par les rituels et en rêve). Ces ajouts sont
rialisation n’est pas réservée aux Occiden- produits par l’interprétation des rêves qui
taux : même si le forçage de l’entrée dans semblent suivre certains patterns culturels
la modernité avec le Welfare State, l’inté- pour légitimer telle ou telle vision comme
gration, détruit encore davantage certains authentique. On a besoin de l’agrément
Aborigènes, d’autres résistent, notamment des autres pour qu’une vision en rêve soit
avec ce coup de force de leur production certifiée « réelle », « elle doit être liée à des
artistique qui métabolise les territoires de formes picturales et narratives transmises
leurs Rêves totémiques. La création qui, depuis des centaines de générations », ex-
par la machine désirante, réagence sans pliqua le Warlpiri Maurice Luther Jupurul-
le triangle imaginaire/réél/symbolique la invité à Paris avec onze autres hommes
de Lacan, est selon Guattari une position de loi de Lajamanu pour recréer une pein-
révolutionnaire à condition de sortir de ture rituelle de sable à l’ARC et danser au
la position psychiatrique où l’objet « a »  théâtre des Bouffes du Nord13. La démons-
serait comme une pathologie à résorber. tration de l’authenticité est ici un exercice
L’absence apparente de prise en compte de pistage comme pour un chasseur qui
de la force d’agencement et d’agencéité du doit reconnaître une empreinte sur le sol :
désir dans le structuralisme de Lacan ou un rêve doit révéler un signe du principe
Lévi-Strauss explique peut-être l’aspect ancestral qui est dit dormir activement en
figé d’une certaine analyse des mythes et 13 B. Glowczewski, Les Rêveurs du désert, Plon,
de la parenté qui a justifié la poursuite de la 1989 (Actes Sud 1996).
majeure multitudes34 l’effet-guattari page 90

différents lieux sacrés d’un territoire. Ces rigènes en écrivant dans Chaosmose (1992,
lieux naturels pour nous – rochers, sour- p. 30) : « Dans les sociétés archaïques, c’est
ces, ruisseaux à sec, arbres – sont des lieux à partir de rythmes, de chants, de danses,
culturels au sens où des événements leur de masques, de marques sur le corps, sur le
sont attachés : épisodes mythiques, inter- sol, sur des totems, à l’occasion de rituels
prétations oniriques, et expériences quo- et par des références mythiques, que sont
tidiennes et historiques réenactés. Tous ces circonscrits d‘autres sortes de Territoires
événements sont constamment « re-strati- existentiels collectifs ».
fiés » par des rituels et l’expérience quoti- La colonisation a sous-estimé

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dienne des gens qui voyagent sur ces lieux, le rapport aux lieux des Aborigènes ; sous
en y campant physiquement ou en les vi- prétexte qu’ils ne pratiquaient pas d’agri-
sitant mentalement dans les performances culture et ne construisaient pas de maisons
dansées ou en rêve. (à l’exception des groupes installés le long
Guattari, dans son combat de la rivière Murray dans le sud-est), l’Aus-
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intellectuel contre le réductionnisme de tralie était censée être terra nullius « terre
certaines applications de la psychanalyse inhabitée ». C’est seulement en 1992 que
et du structuralisme (chez Lévi-Strauss ou cette notion coloniale occidentale fut re-
Lacan), fut très touché par cette pratique mise en question par la revendication ter-
australienne des rêves et surtout par leur ritoriale d’Eddie Mabo, un insulaire des
intégration dans des concepts autochtones îles Torres qui a changé la loi australienne.
plus complexes rendant compte de liens Jusque-là il était convenu que les Aborigè-
entre des productions de l’inconscient nes ne sauraient être « propriétaires » de la
(chants, récits, danses) et la reterritoriali- terre puisqu’ils disent qu’ils « lui appartien-
sation de leurs référents dans des réseaux nent », un raisonnement qui a même légi-
d’échanges étendus : « Les sociétés archaï- timé à l’époque coloniale que certains les
ques, en particulier les Aborigènes d’Aus- relèguent dans la « non-humanité » avec
tralie, sont coutumières de ce que chaque un statut d’animaux. Or les Aborigènes
performance onirique renvoie non seule- (qui regroupent plus de 200 langues diffé-
ment à une suite diachronique individuelle rentes et quinze familles), en revendiquant
de rêves mais, de surcroît, à des rêves de une continuité totémique entre les hom-
référence collectifs, jouant un rôle fonda- mes, les animaux, les plantes, la pluie et la
mental dans l’établissement des rapports terre, insistent aussi sur le fait qu’ils ont
de filiations, des itinéraires rituels et de la toujours agi sur la terre : chanter, danser,
fixation de prestations de toute nature. » peindre sont littéralement leurs moyens
(Cartographies schizoanalytiques, 1989, de « looking after the country » (entrete-
p. 240). Les Aborigènes offraient à Félix un nir la terre), au même titre que de brûler la
exemple de ses « logiques d’intensités ar- brousse pour la “nettoyer” des mauvaises
chaïques » (ibid., 1989, p.24), qui mettaient herbes ou encore pratiquer un semi-noma-
en évidence le rôle du rêve comme agence- disme pour gérer l’irrégularité du ressour-
ment cartographique : « les cartographies cement des trous d’eau selon les saisons.
mythiques aborigènes qui s’efforcent de Sans les activités rituelles et les pratiques
localiser les potentiels de transformation saisonnières, disent les anciens Aborigènes,
de leurs Univers réels et/ou incorporels » toutes les espèces de la faune et de la flore
(ibid., p. 92). Il se référait encore aux Abo- ne pourraient plus se reproduire, et l’équi-
majeure multitudes34 l’effet-guattari page 91

libre climatique serait aussi perturbé : la choses, il est essentiel de comprendre que
sécheresse et les cyclones peuvent ainsi re- ce ne sont pas des analogies poétiques, ni
lever de la responsabilité humaine et me- des métaphores », « En d’autres termes il
nacer la reproduction des humains car tout n’y a pas de relation entre le signifié et le
est lié sur terre, dans la mer et au ciel. Du signifiant, entre un héros et son nom. Le
point de vue aborigène, toute action hu- héros n’est rien d’autre que le pouvoir de
maine est responsable de l’équilibre entre son nom », « Dire le nom d’un lieu, dan-
les forces de la nature et la santé des gens ser un lieu ou peindre un lieu, n’est pas
et de tous les êtres vivants. Ce n’est pas un nécessairement une identification avec ce

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holisme, mais une responsabilité singulière lieu mais une manière d’être, simultané-
de chaque geste accompli individuellement ment dans les lieux de ce Dreaming ». Une
ou collectivement, dans la vie quotidienne, autre remarque qui retint l’attention de
lors d’événements spécifiques et aussi en Félix vient de mon amie warlpiri, Barbara
rêve. Il s’agit au sens propre d’agencements Gibson14 : « Tout comme la Voix des Nuits
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collectifs d’énonciation tels que définis par (Munga munga) peut nous rendre mala-
Guattari : « collectif ne doit pas être enten- des car elle nous montre trop de choses en
du ici seulement dans le sens d’un groupe- rêve, de même nous sommes frappés par
ment social : il implique aussi l’entrée de des “pierres” lorsque nous sommes trop
diverses collections d’objets techniques, de faibles dans nos têtes ». Ces phrases ont
flux matériels et énergétiques, d’entités in- toutes à voir avec la matérialité de la pen-
corporelles, d’idéalités mathématiques, es- sée : l’énonciation Warlpiri de procédures
thétiques, etc. » (Cf. Années d’Hiver, index). apparemment abstraites se pensant sous la
forme de traces tangibles, semble échapper
ontologies et topologies aux oppositions structurales et linguisti-
Lorsque je suis retournée dans le désert ques. Nos conversations se poursuivirent
en 1984, j’envoyais à Guattari des doubles en public à son séminaire du 18 février
sur papier carbone des traductions des 1985, publié dans le premier numéro de
transcriptions de récits que j’enregistrais Chimères avec notre discussion de 1983.
en Warlpiri et que je tapais sur une petite Étant sous l’emprise d’une
machine à écrire. À mon retour, j’habi- plongée d’un an dans une expérience de
tais chez Guattari, ce qui donna la chance terrain qui m’avait fait voyager avec les
extraordinaire de discuter au jour le jour Warlpiri dans leurs sites sacrés, j’étais en
les premiers brouillons de mon livre Les mal de traduction de la complexité de
Rêveurs du désert (Plon, 1989). Parfois il leurs concepts. Je parlais de trous noirs
recopiait dans un carnet des phrases qui et d’énergie pour tenter de dépeindre ces
lui plaisaient comme : « Qu’est-ce qu’un nœuds de reconnaissance des connexions
mot ? En Warlpiri c’est yirdi, qui sert aussi secrètes localisées dans des sites sacrés qui
à désigner un nom propre et une ligne ne peuvent être changés alors que tout
de chant. L’étymologie se réfère à yirdiyi autour peut changer. Félix me dit de rem-
qui condense les connexions indissocia- placer la notion d’énergie par celle de sin-
bles entre les mots, les itinéraires, la chair gularité et d’a-signifiant : « Dans mes pré-
et le rêve », « Le statut des mots est d’être 14 B. Glowczewski, B. Nakamarra Gibson, 2002,
un lieu ou un itinéraire. Comme les noms « Rêver pour chanter : Apprentissage et création
onirique dans le désert australien », CLO 51, p. 153-
de lieux et des héros correspondent à des 168. ; voir aussi Rêves en colère, Plon 2004.
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occupations actuelles, je traduirais ce que aborigènes) en les déployant différemment


tu dis de la façon suivante : non seulement sur un hypercube selon plusieurs niveaux
il ne s’agit pas d’une clé structurale d’in- de complexité relationnelle, il se fâcha :
terprétation de différentes composantes pourquoi utiliser la topologie ? Était-ce un
mythiques mais il s’agit d’un certain usage retour au structuralisme de Lévi-Strauss et
du matériau sémantique mis en jeu qui Lacan ? Certes Lévi-Strauss avait été ravi de
doit être activement rendu non signifiant. ce travail qui articulait sur le continent aus-
Ce n’est pas seulement le fait que, de façon tralien ce qu’il avait proposé pour les my-
contingente, il y a un fait de non-sens, ou thes amérindiens avec la Bouteille de Klein

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de rupture de signification, mais que cela dans La Potière jalouse (Plon, 1985). Mais
doit être activement rendu non signifiant mon inspiration venait surtout de la scien-
pour fonctionner comme moyen de ce que ce-fiction qui spéculait sur la 4e dimension.
j’appelle territorialisation existentielle. Et Mes vrais juges étaient les Warlpiri : quand
c’est précisément ces éléments pas signi- je leur ai montré l’hypercube comme outil
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fiants qui vont constituer ce que j’appelle pour rendre compte de la logique parentale
la transversalité des agencements, c’est eux de leurs Dreamings, les anciens gardiens de
qui vont traverser des modes d’expres- la culture trouvèrent que c’était un « bon
sion hétérogènes du point de vue de leurs jeu » ! Les fameuses toiles à l’acrylique que
moyens d’expressions ou du point de vue les Aborigènes du désert avaient commencé
de leur contenu par exemple mythique. à peindre dans les années 1970 à Papunya
Parce que, ce qui fonctionnera d’un regis- (1985 à Lajamanu)17, montrent des ten-
tre à l’autre, ce n’est pas axiomatique, une dances structurales dans les compositions
structure d’articulation entre des pôles des réseaux des Dreamings, ainsi que les ef-
significatifs mais c’est ce que j’appellerai fets cinétiques des continuités entre dessus/
une logique ontologique, une façon de dessous propres à leurs concepts cosmolo-
construire de l’existence en différents re- giques et procédures rituelles consistant par
gistres, ce que j’appelle avec Éric l’ordolo- exemple, selon les Warlpiri, à transformer
gie par opposition à une cardologie. »15 kanunju (dessous/virtuel/êtres totémiques
Lorsqu’en 1988, Guattari lut ma et esprits-enfants des Dreamings) en kan-
thèse d’État intitulée Le Rêve et la Loi. Ap- karlu (dessus/manifeste/humains et tout
proche topologique de l’organisation sociale ce qui leur donne leur noms totémiques)
et des cosmologies aborigènes 16, où j’avais et vice versa : c’est cette topologie indigène
tenté de comparer différents systèmes de qui m’avait encouragée à proposer l’hypo-
parenté (des Warlpiri et d’autres groupes thèse selon laquelle il y a une « topologi-
15 Glowczewski & Guattari, Chimères n°1, 1986. que » commune (illustrée par les proprié-
Sur l’opposition ordinal/cardinal, Eduardo Vivei- tés de l’hypercube) à la parenté, aux tabous
ros de Castro a remarqué récemment : « Alors que
les prix décrivent des relations cardinales de valeur rituels et aux mythes.
entre des objets dans les transactions, les termes de J’ai continué mon investiga-
parenté décrivent le rang ordinal entre les partenai-
res d’échange », in « Le don et le donné : trois nano- tion des réseaux aborigènes par le mul-
essais sur la parenté et la magie », ethnographiques. timédia en fabriquant en 1995 une carte
org, n°6, novembre 2004 [en ligne].
http://www.ethnographiques.org/2004/Viveiros-de- interactive pour articuler à partir de mes
Castro.html
16 Publié en 1991 sous le titre Du Rêve à la Loi. 17 B. Glowczewski et J. De Largy Healy, avec les
Mythes, rites et organisation sociale chez les Abori- artistes de Galiwin’ku et Lajamanu, Pistes de rêves.
gènes d’Australie, PUF. Voyage en terres aborigènes, Éditions du Chêne 2005.
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enregistrements audiovisuels, les relations nes, chasse, rites, négociations, etc., ce que
entre des peintures, des récits, des chants et le multimédia n’offre pas. Le fait de com-
des rites warlpiri répartis entre un échan- prendre comment une situation donne du
tillon d’une centaine de lieux répartis en sens à un lien – entre deux lieux ou deux
quatorze constellations totémiques. L’ob- choses associées dans un même lieu – est
jectif du CD-ROM Pistes de Rêves. Art et exactement ce que Guattari disait lorsqu’il
savoir des Yapa du désert australien (Unesco opposait l’« a-signifiant » ou l’émergence
2000) réalisé en collaboration avec 50 ar- d’un sens contextualisé par l’action.
tistes de Lajamanu était de montrer qu’en Discutant récemment la ques-

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suivant un système de cartographie du tion que posent Deleuze et Guattari dans
savoir indigène, qui projette des informa- Rhizome (1976), « N’y a-t-il pas en Orient,
tions dans des lieux géographiques et des notamment en Océanie, comme un modè-
liens narratifs entre ces lieux, on pouvait le rhizomatique qui s’oppose à tous égards
construire une carte mentale nous aidant au modèle occidental de l’arbre ? », l’an-
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aussi à comprendre le processus culturel thropologue australien Alan Rumsey19 se


de mise en lien des connaissances et de réfère au dessin « Le corps de l’Australie »,
leur expression par des pratiques rituelles publié dans le livre Yorro Yorro (Magabala
et leurs transpositions artistiques. Mon in- Books, 1993) de David Mowaljarlai. Cet
vestissement dans l’expérimentation d’une initié visionnaire de père Ngarrinyin et
machine numérique rejoignait à sa façon mère Worora est venu à Paris en 1996 pour
ce que Guattari avait compris des cartogra- appeler la communauté scientifique à pro-
phies warlpiri et de leurs intensités. « This téger les peintures rupestres de son peuple,
CD-ROM brings people to the mind » dit menacées de destruction par l’extraction
l’artiste warlpiri Jimmy Robertson Jam- de diamants20. Son dessin montre une car-
pjinpa lorsqu’il fut invité à le présenter au te de l‘Australie et ses eaux environnantes
colloque « Identités autochtones : Expres- entièrement couvertes par un réseau de
sions orales, écrites et nouvelles technolo- lignes entrecroisées connectant des lieux
gies » que nous avons organisé à l’Unesco à disposés aux intersections de manière ré-
Paris en 2001 avec des collègues australiens gulière comme un filet maillé. Rumsey,
pour réfléchir à l’éthique de la restitution qui a travaillé pendant des années avec les
en multimédia avec les acteurs autochto- Ngarinyin, reconnaît la nature « rhizoma-
nes, les musées et les chercheurs18. Le de- tique » des cartographies des Dreamings
sign rhizomatique du CD-ROM Pistes de aborigènes, mais il y oppose des exemples
Rêve invite à la liberté de connexion parmi océaniens plus ambigus où le modèle du
des milliers d’hyperliens entre des mots rhizome cohabite avec des modèles ar-
et des toponymes pour produire du sens borescents, notamment en Papouasie
culturellement pertinent pour les Warlpiri, Nouvelle Guinée et sur l’île de Tanna au
au fur et à mesure que l’on explore plus de Vanuatu (étudiés par le géographe Joël
liens : c’est la base du processus d’appren-
tissage des Warlpiri, à condition bien sûr 19 « Tracks, Traces, and Links to Land in Abori-
ginal Australia, New Guinea, and Beyond », in A.
d’être accompagné de pratiques quotidien- Rumsey et J.E. Weiner (dir.), 2001, Emplaced Places
(Space, Narrative, and Knowledge in Aboriginal Aus-
18 Glowczewski 2004, Rêves en colère. Voir aussi le tralia and Papua New Guinea).
CD-ROM « Cultural Diversity and Indigenous Peo- 20 Voir conversations avec Mowajarlai in B. Glowc-
ple », Unesco 2004 (issu du colloque de 2001). zewski, Rêves en colère, Plon 2004.
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Bonnemaison). Comme l’a souligné Tho- corps et la parenté étendue à tous les de-
mas Reuter21, de très nombreux chercheurs venirs humains ou non humains. Le Rêve
ont montré que les métaphores botaniques des Ignames dont les rhizomes trament le
en Océanie sont les plus courantes pour ex- désert et d’autres régions d’Australie est
primer les relations sociales dans le monde utilisé explicitement par les Aborigènes
austronésien : elles « suggèrent générale- de ces régions non pas comme une sim-
ment un processus de segmentarisation ple métaphore mais comme un modèle à
de l’expansion spatiale dû aux poussées penser : les lianes où poussent les ignames
organiques de l’intérieur, mais peuvent et courent de manière souterraine, ressortent

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sont appliquées aussi dans des sociétés lo- à la surface (notamment quand elles sont
cales affichant une population aux origines stimulées par une petite vipère) et ram-
multiples ». Les métaphores corporelles pent à la surface du sol, s’enroulant autour
sont aussi présentes pour imager l’espace des arbres en de multiples branchements,
social mais la plus importante de toutes parfois rompus. Les lianes en surface mè-
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les métaphores du monde austronésien nent aux tubercules cachés, elles offrent
pour « conceptualiser les unités socio-ter- aux Aborigènes une machine rhizomati-
ritoriales est le chemin (path) ou le voyage que à penser des alliances et la circulation
(journey) ; une trajectoire du mouvement de biens d’échange tangibles et intangi-
humain à travers l’espace et le temps »22. bles dont la propriété est inaliénable. J’ai
Rumsey comme d’autres conteste l’absence comparé ailleurs ce paradoxe du « donner
de systèmes arborescents en Océanie, mais sans perdre » (le « keeping while giving »
admet que le rhizome est « bon à penser », de Annette Weiner, Cf. note 7) avec le co-
à condition qu’il soit expérimenté par les pyleft prôné par les créateurs de logiciels
gens d’Océanie comme « emplaced » (lo- pour lesquels la propriété des auteurs se-
calisé, ancré) et non « nomade ». rait mieux reconnue par la circulation que
Guattari, au contact de mes par des formes de copyright qui transfor-
données aborigènes notamment, a re- ment les savoirs en commodités monopo-
formulé dans les années 1980 sa com- lisées23. Cette rencontre de pensée entre des
préhension du rhizome dans le contexte traditions locales de mise en circulation de
ethnographique de la production de ter- biens non aliénables à travers l’Australie et
ritoires existentiels ancrés dans des lieux, entre groupes du Pacifique, et la commu-
l’espace-temps du mythe et du rêve, le nauté des internautes qui prônent la com-
mon licence, est un parmi de nombreux
21 Chap. 13 (“The ways of the land tree”), in Tho- autres exemples d’un attracteur transver-
mas Reuter, Sharing the Earth, Dividing the Land. Ter-
ritorial Categories and Institutions in the Austronesian sal, ici transhistorique, qui semble donner
World, http://epress.anu.edu.au/austronesians/sha- raison au nouage des trois écologies, men-
ring/mobile_devices/index.html.
tale, sociale et environnementale de l’objet
22 « In Palau the metaphor of the turmeric rhi-
zome is used to explicate relations between kin and écosophique de Guattari.
between villages. Traditionally people of Palau, the
westernmost and largest of the Caroline Islands, 23 Voir B. Glowczewski, 2002, « Culture Cult. The
made sense of kin relations through matrilineal de- ritual circulation of inalienable objects and appro-
scent. To explain these relations they used what has priation of cultural knowledge (North-West Austral-
been termed “turmeric metaphor” » (Parmentier, ia) », in M. Jeudy Ballini et B. Juillerat (dir.), People
1987, p. 177, cité par Paul Rainbird, « Deleuze, Tur- and things – Social Mediation in Oceania, Durham,
meric and Palau : rhizome thining and rhizome used Carolina Academic Press ; et Glowczewski, 2004,
in the Caroline Islands », Journal de la société des Rêves en colère. Avec les Aborigènes australiens, Paris,
Océanistes n°112, 2001, « Micronésie plurielle »). Plon, Terre Humaine, (version Plon Pocket, 2005).

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