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À huis clos.

Publicité, secret et qualité de la délibération

Simone Chambers*

Il est de nombreuses raisons de garder des secrets. Certaines de ces raisons sont forcément
meilleures que d’autres. Pour ce qui regarde les politiques publiques d’une démocratie libérale,
toutes les raisons invoquées pour motiver le secret méritent d’être examinées et justifiées.
Quoiqu’elle ne nie en aucune manière la nécessité du secret, la démocratie libérale implique une
présomption en faveur de la publicité. L’un des raisons les plus intrigantes invoquées en faveur
du secret le défend au nom même de la publicité. C’est la raison formulée par les théoriciens qui
défendent le secret en tant qu’il améliore la qualité de la délibération. Quand des théoriciens
affirment que l’éclat de la publicité rend difficile l’argumentation raisonnable, ils suggèrent que
la délibération tenue en secret produira des résultats plus « publicisables »1. Ceci parait contredire
un présupposé fondamental de la théorie de la démocratie délibérative : le secret est propice à la
raison privée, ou non-publique, tandis que la raison publique prospère dans les espaces ouverts de
la sphère publique. Dans les lignes qui suivent, j’expose cette contradiction en détail et je propose
une typologie de la raison publique afin de distinguer l’effet positif de la publicité de son effet
négatif.
J’affirme que la distinction entre raison publique et raison privée a tellement dominé le débat
au sein de la théorie de la démocratie délibérative que les effets dommageables de la publicité
n’ont pas été assez théorisés. Afin de comprendre comment la lumière éblouissante de la publicité
peut corrompre la délibération, je développe un concept de raison plébiscitaire. La raison privée
ne résiste pas à l’épreuve / ne réussit pas le test de la responsabilité (accountability)
démocratique. La raison plébiscitaire ne résiste pas à l’épreuve / ne réussit pas le test de la
responsabilité socratique. Les raisons privées ne sont pas assez générales pour séduire tous ceux
qui sont concernés, tandis que les raisons plébiscitaires sont soit insuffisamment argumentées soit
trop superficielles ou manipulatrices pour constituer des justifications acceptables des politiques
publiques. La question à laquelle devraient s’intéresser les théories de la démocratie délibérative

*
Traduit de l’anglais par Charles Girard.
1
J’emprunte l’idée du « publicisable » à Onora O’Neill. Voir Onora O’Neill, « The public use of reason », Political
Theory, 14, 1986, p. 523–51.
est donc la suivante : comment pouvons-nous, dans la sphère publique, affaiblir ou contenir la
raison plébiscitaire? Une question corrélative se pose également : comment pouvons-nous, à huis
clos, contenir la raison privée ? En ce qui concerne la première question, j’affirme que nous
devons faire une distinction conceptuelle claire entre raison plébiscitaire et rhétorique
délibérative si nous nous soucions de la possibilité d’élever le niveau du débat sous les conditions
de la démocratie de masse. En ce qui concerne la raison privée, j’affirme que quand la
délibération se produit à huis clos, il est essentiel de reproduire en privé le pluralisme du public.

I. Les effets de la publicité

Toutes les théories de la démocratie délibérative incluent ce que l’on peut appeler un principe
de publicité. Ce principe prend bien des formes mais il suppose toujours que présenter
publiquement les raisons et raisonnements soutenant une politique, une proposition ou une
revendication a des effets salutaires2. L’effet salutaire identifié par ces théories s’étend bien au-
delà de ce qu’on peut appeler un simple effet d’exposition. La publicité expose l’injustice, la
corruption, et de manière générale les mauvais comportements qui pourraient autrement passer
inaperçus. La défense que Bentham propose de la publicité paraît liée à cette idée d’exposition,
quoiqu’il mentionne également l’effet salutaire de l’anticipation de l’exposition. La publicité est
selon Bentham fondée sur un « système de défiance » : les élites filent droit et remplissent leur
devoir par peur de voir leurs actions exposées au grand jour3. Mill est bien plus proche des
théories contemporaines de la démocratie délibérative, quand il note que l’effet salutaire de la
publicité est d’« imposer la délibération et de contraindre chacun à déterminer avant d'agir ce
qu'il dira si on lui demande de rendre compte de ses actions »4.
En dépit d’importants désaccords sur la nature exacte des effets de la publicité, la plupart des
théoriciens de la démocratie délibérative s’accordent sur son mérite : devoir défendre ses

2
Pour différentes formulations de cette idée, voir Joshua Cohen, « Délibération et légitimité démocratique », ce
volume, p. XX et XX; Seyla Benhabib, « Toward a deliberative model of democratic legitimacy», in S. Benhabib
(dir.), Democracy and Difference, Princeton, N.J., Princeton University Press, 1996, p. 72 ; Amy Gutmann et Dennis
Thompson, Democracy and Disagreement, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1996, pp. 100–101; Jon
Elster, « Le marché et le forum : trois variétés de théorie politique », ce volume, p. XX. Pour une bonne étude de
cette question générale, voir Robert E. Goodin, Motivating Political Morality, Oxford, Blackwell, 1992, p. 124–146.
3
Jeremy Bentham, Tactique des assemblées législatives, éd. E. Dumont, Paris, Bossange Frères, 1822, p. 13-45.
4
John Stuart Mill, Considérations sur le gouvernement représentatif, trad. M. Bozzo-Rey, J.-P. Cléro et C. Wrobel,
Paris, Herman, 2011 (à paraître), chap. 10.
préférences sur la politique à mener en public nous force à recourir à la raison publique. J’utilise
le terme de raison publique en un sens très général ici : la raison publique implique la justification
et la responsabilité (accountability) vis-à-vis d’un public qui se caractérise par le pluralisme. Les
raisons publiques sont des raisons que ce public pourrait en général accepter. L’incitation à
adopter la raison publique repose sur deux mécanismes, que j’appellerai respectivement
socratique et démocratique. Tout d’abord, la publicité, et en particulier la responsabilité critique,
encourage les participants à examiner leurs propres croyances et raisonnements. En d’autres
termes, ils doivent « rendre des comptes » pour leurs revendications et demandes, selon
l’expression de Mill. Sissela Bok décrit par exemple avec justesse cet élément socratique en
expliquant que le fait de devoir argumenter en public crée souvent « le besoin de formuler ses
positions prudemment, de les défendre contre des contre-arguments inattendus, de prendre les
points de vue opposés en considération, de révéler les étapes de raisonnement parcourus, et
d’expliciter clairement les principes auxquels on fait appel »5. En plus de cette dynamique
socratique, les théories de la démocratie délibérative identifient également une dynamique
démocratique qui fait intervenir les attentes concernant la légitimité. La politique publique doit
être menée dans l’intérêt général. Les défenseurs de politiques publiques particulières se sentiront
obligés de formuler leurs revendications en termes d’intérêt public. Le raisonnement est ici le
suivant : le fait qu’une politique donnée vous avantage ne constitue pas une raison publique en sa
faveur, et tenter de la défendre en public sur cette base ne vous mènera pas très loin dans la
sphère publique d’une démocratie libérale moderne. La dynamique démocratique rend difficile la
justification de politiques publiques par des raisons sont manifestement égoïstes, étroites ou
sectaires – et en particulier quand ces politiques touchent à des points de désaccord moral ou de

5
Sissela Bok, Secrets, New York, Pantheon, 1982, p. 114. Il existe bien sûr de nombreux débats sur la nature exacte
de l’elenchus socratique. Plusieurs commentateurs ont affirmé qu’il s’agissait d’une méthode manipulatrice,
employant la honte plus que la raison. L’usage que je fais ici de l’adjectif socratique ne vise pas à exprimer une
lecture particulière de Socrate mais renvoie plutôt à l’idée populaire de dialogue critique. Sur la défense de
l’elenchus socratique, voir Gregory Vlastos, Socrate. Ironie et philosophie morale, trad. C. Dalimier , Paris, Aubier,
1993.
droit fondamental6. En un sens, l’élément socratique insiste sur la rationalité de la raison
publique, et l’élément démocratique insiste sur la nature publique de la raison publique.
Des théoriciens comme John Rawls, Jürgen Habermas, Joshua Cohen, Seyla Benhabib, Amy
Gutmann et Dennis Thompson sont en désaccord sur la nature exacte de la raison publique, ou
même sur le fait de savoir si son contenu peut être stipulé à l’avance. Ils s’accordent par contre
tous pour penser que l’usage de la raison publique requiert un certain niveau d’abstraction de la
raison privée ou non-publique7. La raison privée est parfois égoïste ou intéressée, mais elle ne
l’est pas nécessairement. La raison privée correspond à des raisons et des justifications qui ne
peuvent pas être partagées par l’ensemble du public. C’est notamment le cas des raisons faisant
appel à une autorité (par exemple, aux Écritures), ou à un bien (par exemple mon bien-être ou le
bien-être de mon groupe, posé comme prioritaire) ou à une vérité (par exemple, Dieu est mort)
qui n’est pas partagé par tous et ne pourrait pas convaincre tous les citoyens. De telles raisons
représentent des formes inappropriées de justification des politiques publiques car elles ne
résistent pas à l’épreuve de la responsabilité démocratique. Il est important de noter qu’elles
résistent peut-être à ce que l’on peut appeler l’épreuve de la responsabilité socratique, c’est-à-dire
qu’elles peuvent être formulées avec prudence, bien raisonnées et pleinement examinées. Des
théoriciens comme Jon Elster et Joshua Cohen s’intéressent à la raison privée d’individus
rationnels cherchant à maximiser leur bien-être, tandis que John Rawls et Seyla Benhabib
envisagent (de manière il est vrai très différente) la raison privée propre à une conception morale,
religieuse ou culturelle particulière du monde. Une grande part de la théorie démocratique
libérale en général, et de la théorie de la démocratie délibérative en particulier, concerne la

6
La force de ce mécanisme est évaluée de manière très variable au sein du débat contemporain. Des théoriciens
comme John Dryzek, Joshua Cohen et Jon Elster raisonnent en termes de psychologie individuelle et de dissonance
cognitive : « il y a certains arguments qu’il n’est pas possible d’énoncer de manière publique. Dans un débat
politique, il est pragmatiquement impossible de soutenir qu’il conviendrait de choisir telle ou telle solution parce
qu’elle est bonne pour celui qui parle. Par le fait même que nous nous engageons dans le contexte d’un débat public
– c’est à dire par le fait même que nous argumentons au lieu de négocier – nous excluons la possibilité de recourir à
certains types de raisons ». Jon Elster, « Le marché et le forum », ce volume, p. XX. Voir également Joshua Cohen,
« Délibération et légitimité démocratique »; John Dryzek, Deliberative Democracy and Beyond, Oxford, Oxford
University Press, 2000, p. 46–47. D’autres théoriciens comme Gutmann et Thompson ou Benhabib reconnaissent
que les individus emploient parfois des arguments manifestement intéressés en public, mais que, du point de vue de
notre culture politique, ceux-ci sont généralement difficile à soutenir, en particulier quand une question morale
fondamentale ou une question de justice est en jeu. Voir Benhabib, « Toward a deliberative model of democratic
legitimacy », et Gutmann et Thompson, Democracy and Disagreement, p. 126–7.
7
Sur le besoin de s’abstraire des vues non-généralisables, James Bohman, « Citizenship and norms of publicity: wide
public reason in cosmopolitan societies », Political Theory, 27, 1999, p. 176–178. J’emploie le terme kantien de
raison privée plutôt que le terme rawlsien de raison non publique car j’entends affirmer qu’il y a deux types distinct
de raisons non-publiques : la raison privée et la raison plébiscitaire.
dichotomie entre raison publique et raison privée 8. Cette distinction est-elle réellement tenable ?
Quels types de raisons pourraient compter comme des raisons publiques ? La raison publique
doit-elle être définie de manière substantielle ou procédurale ? Cette distinction elle-même n’est-
elle pas un outil d’exclusion contestable, décidant ce que la délibération peut et ne peut pas
inclure ? Ce sont là des questions essentielles, liées au pluralisme et à la légitimité, à la différence
et à la reconnaissance. Ces questions ont dominé le débat sur la démocratie délibérative et la
raison publique en général. Toutefois, sans nier leur importance, j’entends me tourner vers une
question qui a été laissée de côté par ce débat.
On juge, comme je l’ai dit, que la publicité a un effet positif sur la délibération car elle permet
un mécanisme démocratique qui contraint les participants à passer de la raison privée à la raison
publique. Quand nous considérons le mécanisme socratique, et non plus démocratique, la
situation est quelque peu différente. Car nous constatons alors que la publicité a souvent un effet
nocif. Par exemple, ceux qui défendent un principe de publicité, admettent en même temps que le
secret est plus propice que la publicité réelle à la raison publique et à la délibération raisonnable 9.
Il y a bien des cas où nous jugeons approprié de maintenir une délibération à huis-clos dont est
exclu le public, par exemple pour les jurys et les cours de justice, les commissions et les réunions
de partis politiques, les négociations de paix et les accords commerciaux, l’écriture des
constitutions et des déclarations de droits, et bien sûr les comités de recrutement et d’admission.
Il y a évidemment dans chacun de ces cas des raisons de privilégier le secret qui sont propres au
contexte institutionnelle – la confidentialité est un exemple qui vient à l’esprit – mais nous
pouvons également dire que dans chacun de ces exemples, la qualité de la délibération augmente
si le débat prend place à huis-clos. Nous parlons souvent de « la lumière » aveuglante de la
publicité, ou de « protéger » ceux qui délibèrent du public. Comme ces métaphores le suggèrent,
il y a dans l’ouverture de la délibération à une large audience et aux médias de masse, dans
l’ouverture au public, quelque chose qui a un effet délétère sur la délibération. Sans être nouveau
ni surprenant, ce constat pose un problème sérieux aux théories de la démocratie délibérative 10. Il
8
Cette dichotomie ne doit pas être confondue avec celle entre sphère publique et sphère privée. Comme nous le
verrons, elle ne la recouvre pas entièrement.
9
Il est important de noter que la raison publique et la raison privée ne sont pas définies par les contextes dans
lesquels elles sont employées. La raison publique peut-être employée en privé et la raison privée peut être invoquée
en public.
10
Dans le domaine des études sur les médias et la communication, il existe de nombreuses recherches sur la faible
qualité du débat existant dans la sphère publique ou sur la manière dont la sphère publique est dominée par des
médias qui dénaturent le débat public. Ceci est insuffisamment théorisé dans l’étude de la démocratie délibérative par
la théorie politique.
semble que l’idéal de la raison publique oriente la délibération dans deux directions opposées :
vers la sphère publique, afin de promouvoir la nature publique de la raison publique, mais
également hors de la sphère publique afin de préserver l’élément rationnel de la raison publique.
Jon Elster a également souligné cette tendance. Il soutient que le secret est en général
préférable à la publicité si l’on veut une délibération de grande qualité. Tout en reconnaissant que
la publicité produit un effet démocratique en contraignant les individus à argumenter en
invoquant l’intérêt public, il ajoute qu’elle a également parfois un effet très négatif sur la qualité
du discours. Afin d’illustrer ce second effet, Elster compare la Convention Constitutionnelle de
Philadelphie de 1878, dont les délibérations se tinrent en secret, et l’Assemblée Constituante de
1789 en France, dont les délibérations furent publiques. Elster conclut : « La qualité des débats de
la Convention Fédérale est souvent très élevée. Les débats y sont remarquables car ils contiennent
peu de jargon et se fondent sur l’argumentation rationnelle. A l’Assemblée Constituante, au
contraire, ils débordent de rhétorique, de démagogie et de surenchère 11 ». Elster lui-même n’est
guère satisfait de cette conclusion, car elle nous confronte à un dilemme insoluble. D’un côté, « le
huis-clos invite à la négociation alors que la publicité des débats favorise l’argumentation » et
l’argumentation est préférable à la négociation (du moins quand il s’agit de questions
constitutionnelles essentielles) car elle encourage les participants à penser en termes de bien
commun12. D’un autre côté, « le huis-clos est préférable à la publicité des débats parce qu’il laisse
moins de place à l’engagement préalable et à la surenchère »13.
Elster semble introduire un troisième type de raison, entre l’idée de raison publique et celle de
raison privée. La raison privée s’adresse à un auditoire restreint – l’auditoire le plus restreint étant
celui qui se limite au locuteur lui-même. La raison publique, qu’Elster, à la suite d’Habermas,
appelle « argumentation », s’adresse à un auditoire généralisé. Idéalement, la raison devrait être
universalisable, impartiale, et faire appel au bien commun. Quel est le problème quand nous
passons de la délibération secrète à la délibération publique ? Le problème que pointe Elster est
qu’une forme d’ersatz de raison publique entre en jeu. Appelons la « raison plébiscitaire ». Les
locuteurs invoquent toujours ce qu’ils pensent être des valeurs communes ou publiques, mais
cette fois, sous la « lumière éblouissante » de la publicité, ces raisonnements peuvent devenir
superficiels, mal construits, ou invoquer le pire de ce que nous avons en commun.

11
Jon Elster, « L’usage stratégique de l’argumentation », Négociations, 4(2), 2005, p. 74.
12
Ibid., p. 75.
13
Ibid., p. 74.
Elster n’est pas le seul à défendre le secret en affirmant qu’il améliore la délibération et qu’il
rend plus probable l’usage de la raison publique par les participants. Gutmann et Thompson
évoquent également la Convention constitutionnelle de Philadelphie en 1787 pour illustrer les
effets bénéfiques du secret. Ils prennent en cela le parti de Madison, un partisan du secret, contre
Jefferson, un critique du secret, en jugeant que l’exclusion du public contribue en général à la
bonne qualité du débat. Parce que les sessions étaient secrètes, « les membres pouvaient parler
sincèrement, changer de positions et accepter des compromis, sans se soucier constamment de ce
que le public et la presse pourraient dire ». Ils affirment que le secret délibératif est « un moyen
justifiable d’encourager une meilleure discussion et un examen plus complet de la législation. La
publicité accroît la pression politique sur les législateurs, contraints de provoquer un vote sur un
projet de loi populaire avant même qu’il ait fait l’objet d’une discussion approfondie en
commission […] Le secret sert également un autre objectif délibératif : les législateurs restent
libres de changer d’avis sur un projet de loi suite aux discussions en cours »14. Quoiqu’ils ne
soient pas aussi inquiets qu’Elster face à la menace que représentent les démagogues, Gutmann et
Thompson se préoccupent de ce que j’ai appelé la raison plébiscitaire. Les problèmes associés au
fait d’ouvrir les portes au public ne sont pas les problèmes de la raison privée mais plutôt ceux
d’une raison publique superficielle : vouloir plaire au plus grand nombre de gens possible, ou
vouloir paraître ferme et déterminé aux yeux du public. C’est bien à un auditoire général que l’on
s’adresse, mais le contenu du discours est douteux.
Elster conclut que pour ce qui est des questions de politique constitutionnelle au moins, le
huis-clos est préférable. Le risque de la raison plébiscitaire est plus sérieux que celui de la
négociation. Gutmann et Thompson suggèrent une solution plus démocratique, mais qui laisse de
nombreuses questions sans réponses. Ils reconnaissent qu’une défense du secret fondée sur sa
capacité à améliorer la délibération, et donc en réalité la raison publique, paraît aller contre
l’esprit de la démocratie délibérative. Afin de résoudre ce problème, ils proposent un critère
identifiant le secret compatible avec la délibération : « un secret ou un ensemble de secrets n’est
pas justifié simplement parce qu’il promeut la délibération sur les mérites de la politique
publique : les citoyens et leurs représentants responsables (accountable) doivent également
pouvoir délibérer sur la question de savoir s’il la promeut ou non »15. L’une des manières
d’appliquer ce test est de mettre en œuvre des procédures de ratification. Ainsi, dans le cas de la
14
A. Gutmann et D. Thompson, Democracy and Disagreement, p. 115-116.
15
Ibid., p. 117.
Convention constitutionnelle, les délibérations menées à huit clos par l’élite des Pères fondateurs
furent légitimées par la ratification par les États, qui intervint comme une « forme de reddition de
compte (accountability) rétrospective pour le processus comme pour ses résultats16. »
Le modèle délibératif offert par la Convention constitutionnelle est donc à deux étages. Cet
étagement sépare la fonction socratique de la délibération de sa fonction démocratique et de
légitimation. La légitimité requiert une publicité entière et effective vis-à-vis de tous les individus
concernés. On garantit ainsi que la raison publique, plutôt que privée, sert de fondement aux
politiques arrêtées. Sachant qu’ils devront en dernier lieu faire face au public réel, ceux qui
délibèrent en secret sont motivés pour trouver des raisons qui emporteront en fin de compte
l’adhésion de cet auditoire plus large. Mais parce que la publicité élargie ou effective peut saper
le caractère socratique du débat en introduisant les défauts de la raison plébiscitaire, le débat
portant sur le contenu des politiques doit souvent être mis à l’abri du public général. Les
dimensions socratique et démocratique paraissent aller à l’encontre l’une de l’autre.

Dimension démocratique

Raison Publique Raison privée

Raisonnement solide et Raisonnement solide et Raison


auditoire (adresse ?) négociation et/ou auditoire
général (adresse ?) étroit publique

Dimension socratique
(Gutmann & Thompson : (Elster : fermé)
délibération à deux étages)

Raisonnement superficiel et Raisonnement superficiel et


Raison
auditoire (adresse ?) Auditoire(adresse ?) étroit
général plébiscitaire

(Elster : ouvert)

16
Ibid., p. 115.
Figure 1.

La Figure 1 présente certaines de ces idées de manière schématique. Ce n’est là qu’un outil
heuristique qui ne rend pas compte des fluctuations du débat réel, qui oscille entre ces catégories.
Mais cela peut-être utile pour en fixer les termes17. La dimension démocratique, qui est liée à des
questions de justification et de responsabilité sous des conditions de pluralisme, est représentée
sur l’axe horizontal. Elle a été la principale préoccupation de la plupart des théories de la
démocratie délibérative. Elle inclut les débats sur la place de la négociation ou des conceptions
compréhensives religieuses, culturelles et morales, dans la délibération. L’axe vertical représente
la dimension socratique. Quoiqu’il y ait eu une discussion animée et intéressante sur le statut
épistémique de la délibération démocratique, cette discussion n’a pas, pour la plus grande part,
relié ces questions à la nature publique de la délibération18.
Le quadrant en haut à droite correspond au débat bien construit qui part de la raison privée.
Elster affirme que les lieux non publics encouragent, ou du moins n’entravent pas, ce type de
raisonnement. Il y a bien des sujets de politiques publiques pour lesquels des raisons privées,
qu’elles visent la maximisation de l’intérêt d’individus ou de groupes, ou qu’elles fassent appel à
des valeurs compréhensives non partagées ou à des jugements de vérités controversés, sont
appropriées. La négociation est souvent la méthode la plus équitable pour résoudre un conflit, et,
dans certains contextes, faire appel à des croyances profondes mais non partagées, par exemple à
des croyances religieuses, est également acceptable. Nous ne pouvons attendre, et nous n’en
avons pas besoin, que chaque contribution au débat public satisfasse les exigences élevées de la
raison publique. La question de savoir quand et où il est légitime d’attendre des citoyens et de
leurs représentants qu’ils avancent des arguments invoquant l’intérêt général ou qu’ils cherchent
à être impartiaux est très débattue. Gutmann et Thompson évoquent les disputes morales, Rawls
limite la raison publique aux questions constitutionnelles essentielles et aux questions de justice

17
Bruce Ackerman et James Fishkin proposent un diagramme similaire afin d’illustrer l’alternative entre deux
manières d’atteindre une opinion délibérative, au sein du public de masse ou dans un groupe choisi. Il ne relie
toutefois pas cette question au débat sur la raison publique. Voir B. Ackerman et J. Fishkin, «  La Journée de la
délibération », ce volume, p. XX.
18
David Estlund, « Beyond fairness and deliberation: the epistemic dimension of democratic authority », in J.
Bohman et D. Rehg (dir.), Essays on Reason and Politics. Deliberative Democracy, Cambridge, MIT Press, 1997,
pp. 173–204. Un thème central des premiers travaux d’Habermas était la relation inverse entre la qualité de la
délibération et le caractère inclusif de la sphère publique : L’espace public. Archéologie de la publicité comme
dimension constitutive de la société bourgeoise, trad. M.B. de Launay, Paris, Payot, 1962. Pour une discussion de ces
thèses, avec lesquels Habermas a depuis pris ses distances, voir Craig Calhoun (dir.), Habermas and the Public
Sphere, Cambridge, Mass., MIT Press, 1993.
fondamentale, Habermas affirme que dans tout discours moral sur la justice nous devrions viser
l’impartialité. Je ne peux trancher ce débat à ce point. Je vais simplement supposer, sans offrir
plus d’arguments, qu’il y a certaines questions auxquelles le public est confronté et pour
lesquelles nous souhaiterions que les participants tentent de passer du quadrant en haut à droite au
cadrant en haut à gauche. Il me paraît revêtir une importance particulière pour les questions
constitutionnelles, et c’est de ce domaine que je vais tirer les exemples suivants, mais je suis
prête à reconnaitre qu’un tel déplacement est également nécessaire pour d’autres questions. De
plus, même dans le cas d’un débat portant sur des questions constitutionnelles essentielles, il
peut-être nécessaire de passer par un moment de négociation, de même que de laisser s’exprimer
publiquement des voix sectaires ou du moins particularistes. Quand nous recherchons des
solutions généralement à des problèmes urgents de politiques publiques, il est parfois important,
même au niveau du droit fondamental, d’accepter et de reconnaître la différence. La question qui
m’intéresse ici n’est pas tant de savoir quand nous devons attendre des citoyens et de leurs
représentants qu’ils fassent appel à la raison publique, mais plutôt, de savoir si l’appel à la raison
publique (au sens entier d’une convergence des dimensions socratiques et démocratiques) est
seulement concevable dans un large forum public, sous les conditions de la démocratie de masse.
Le quadrant en bas à gauche représente le débat qui vise un large public mais dont le
raisonnement est souvent superficiel. Nous pouvons ici nous représenter la raison plébiscitaire
comme se déplaçant sur un continuum qui va de la flatterie modérée à la démagogie
manipulatrice. Quoique la raison privée n’ait pas fait irruption dans le débat, celui-ci ne possède
certainement plus les caractéristiques que nous identifions normalement comme constitutives de
la délibération raisonnable. Ceci n’est que trop familier aux observateurs de la sphère publique
moderne, car il est difficile de ne pas regretter la nature plébiscitaire de ce qui y passe pour de la
conversation publique. L’une des principales thèses que je veux défendre ici est que les théories
de la démocratie délibérations feraient bien de se consacrer moins à l’opposition entre raison
publique et raison privée, et plus à l’opposition entre raison publique et raison plébiscitaire. La
domination de la raison plébiscitaire au sein de la sphère publique me paraît constituer un
obstacle au moins aussi sérieux que le problème de la raison privée pour le développement de
pratiques délibératives réalistes et opératoires. Le contenu du quadrant en bas à droite est assez
clair. Il correspond potentiellement au pire de ce que la sphère publique peut offrir.
C’est avant tout ce qui se passe dans le quadrant en haut à gauche qui m’intéresse. C’est là que
les éléments socratique et démocratique convergent. Nous pouvons comprendre cette
convergence comme correspondant à une version du modèle à deux étages, c’est-à-dire à une
combinaison de débat socratique en petit groupe et de ratification démocratique par un large
groupe, ou nous pouvons envisager de réunir le moment socratique et le moment démocratique en
une unique conversation, qu’elle prenne place en public ou dans un cadre plus protégé. C’est la
possibilité de réunir ainsi ces deux dimensions en une même conversation que je veux explorer
ici. Quoiqu’il soit inévitable de recourir à une forme ou à une autre de solution à deux étages dans
les démocraties modernes, il est important d’éviter une division stricte du travail entre les
dimensions socratique et démocratique. En d’autres termes, le modèle de la Convention
constitutionnelle de 1787 n’est pas acceptable. Comme je le montrerai ci-dessous, les réunions à
huis clos y furent dominées par la raison privée, à un degré que nous trouverions aujourd’hui
inacceptable et le processus public de ratification ne fit pas participer de manière significative les
citoyens à la délibération19. Tout ce qui restait au public général était le pouvoir d’approuver ou
de désapprouver le résultat des délibérations d’autrui. Cela parait bien loin des idéaux de la
démocratie délibérative. Il est certes vrai que la démocratie requiert une division du travail entre
d’une part le public et d’autre part les concepteurs de politiques, négociateurs, rédacteurs de
constitutions, et ainsi de suite. Mais nous ne voulons pas que cette division du travail exclue
complètement les citoyens de toute délibération substantielle sur les enjeux. Pourquoi ? Il y a
pour cela deux raisons. La première renvoie au cœur de la théorie de la démocratie délibérative.
Un ordre politique légitime est un ordre qui pourrait être justifié face à tous ceux qui vivent sous
ses lois. Le moment de la légitimité ne se réduit pas à celui du simple consentement, mais
correspond plutôt à un processus de reddition de comptes (accountability) dans lequel les
citoyens voient des objections et des contre-objections formulées, entendent des raisons et les
évaluent. L’approbation ou la désapprobation des délibérations d’autrui réduit la démocratie au
vote. Nous sommes loin alors des idéaux participatifs présents dans la plupart des théories de la

19
Les citoyens n’eurent guère, voire pas, leur mot à dire dans le processus de rédaction de la constitution ; il ne leur
fut même pas demandé de choisir les délégués à envoyer à Philadelphie. Au stade de la ratification, la faible
participation électorale est un signe possible du manque d’implication des citoyens dans le débat. Voir B. Ackerman,
Bruce Ackerman, We the People. Transformations, Cambridge, Harvard University Press, 1998. Pour une critique
plus radical de la prétention à parler au nom du people, voir Charles Beard, An Economic Interpretation of the
Constitution of the United States, New York, Free Press, 1986 ; Jacques Derrida, « Declaration and independence »,
New Political Science, 15, 1986, p. 7–15; et James Tully, Strange Multiplicity, Montreal, McGill-Queen’s University
Press, 1994, p. 93–5.
démocratie délibérative. Mais la seconde raison m’intéresse plus encore. Le modèle à deux étages
de la sphère publique court le risque d’abandonner la sphère publique ouverte à la raison
plébiscitaire et de transformer complètement le processus de ratification en plébiscite. Les
résultats raisonnables produits par les sessions à huis clos, quels qu’ils soient, peuvent alors être
déformés et détournés quand ils sont offerts à l’appréciation de tous 20. C’est du moins le
raisonnement que je vais défendre dans la section suivante.
Nous désirons idéalement une sphère publique qui ne soit pas entièrement dominée par la
raison plébiscitaire et de sessions à huis clos qui ne soient pas entièrement dominées par la raison
privée. Si l’on veut être réaliste, il faut admettre qu’il y aura toujours un effet plébiscitaire dans le
discours public : la qualité critique de la délibération diminuera à mesure que la taille de
l’auditoire augmentera. Ceci devrait être compris comme l’une des « circonstances » de la
démocratie de masse moderne, non comme une critique de la démocratie 21. Une théorie de la
démocratie délibérative doit prendre en compte ce fait et chercher des voies permettant peut-être
d’atténuer l’effet plébiscitaire en public. De même, des sessions à huis clos, protégées du public,
seront toujours nécessaires. Il importe également ici d’essayer de maintenir un équilibre entre la
raison publique et la raison publique. Dans les deux sections suivantes, j’examine ces questions.
D’abord, je cherche la meilleure manière de conceptualiser la raison plébiscitaire si l’on veut la
contenir. Ensuite, je m’interroge sur les moyens de maintenir la publicité même en secret, c’est-à-
dire de contenir, à huis clos, la raison privée.

II. La raison plébiscitaire : Platon vs. Aristote

La raison plébiscitaire fait son apparition quand les dimensions socratiques et démocratiques
de la délibération sont séparées. La nature publique des débats conduit les orateurs à s’adresser à
un auditoire général, mais il n’y a pas ou peu de responsabilité (accountability) critique qui
garantisse que leurs discours seront raisonnés. La raison plébiscitaire peut être décomposée en
trois stratégies générales bien connues : la manipulation, la flatterie, et la préservation de
20
C’est notamment ce qui se produisit lors du débat constitutionnel canadien de 1995. Les progrès et les compromis
atteints à huis clos lors des conférences régionales et des négociations entre élites furent mis à bas quand le projet fut
débattu dans le cadre d’une campagne référendaire dominée par la raison plébiscitaire. Voir Simone Chambers,
« Constitutional referendums and democratic deliberation », in M. Mendelsohn et A. Parkin, Referendum
Democracy: Studies in Citizen Participation, New York, Palgrave, 2001, p. 231–55.
21
Je pense ici à l’invocation par Hume des circonstances de la justice.
l’image. La première recouvre ce que nous associons fréquemment à la démagogie : la
désinformation, la rhétorique incendiaire et la flagornerie quand elles servent un programme
prédéterminé. La seconde stratégie est exactement l’inverse de la première : plutôt que de
manipuler son auditoire, l’orateur lui dit simplement ce qu’il a envie d’entendre. C’est pour cette
raison que Gutmann et Thompson craignent que les représentants hésitent à défendre un projet de
loi impopulaire en public même s’ils sont convaincus de sa valeur.
Il est souvent difficile de distinguer la manipulation de la flatterie. Considérons par exemple la
manière dont les figures publiques dépendent des études sur l’opinion publique. D’un côté, cela
les fait ressembler à des coquilles vides que l’on remplit avec les données produites par des focus
groups. La meilleure raison de se faire l’avocat d’une politique donnée paraît alors souvent être le
fait empirique qu’elle est populaire. Cela ne constitue pas à proprement parler une raison
publique, mais ce n’est pas non plus une raison privée. D’un autre côté, la recherche sur l’opinion
publique est devenue un instrument d’une telle précision qu’elle permet fréquemment de
découvrir quelles sont les « cordes sensibles » qu’il faut faire vibrer pour convaincre un groupe
de soutenir un candidat22. Quand les candidats et les politiques deviennent des objets de
marketing, il devient impossible de dissocier la flatterie et la manipulation. Ceci nous amène à la
dernière stratégie plébiscitaire : la préservation de l’image. Ce qui importe alors est la manière
dont le discours public renforce ou affaiblit une image, plutôt que la manière dont il défend ou
attaque une proposition. Les orateurs, par exemple, ne veulent pas « avoir l’air » faibles en
changeant d’avis, et résistent en conséquence à de bons arguments. La délibération suppose que
les individus peuvent changer d’avis à la lumière d’arguments 23. Si la pleine publicité rend un tel
changement improbable, alors il est également improbable que l’on puisse se rapprocher d’une
délibération dans un forum public ouvert.
Les maux de la raison plébiscitaire sont bien connus. Au sein des milieux universitaires
comme chez les commentateurs à la mode, dans la presse populaire comme dans la presse élitiste,
on retrouve une même dénonciation constante de la faible qualité du débat dans la sphère
publique. Chacun en est conscient même si nul ne sait que faire pour résoudre le problème. Il faut

22
Voir B. Ackerman et J. Fishkin, « Deliberation day », ce volume, p. XX9–11, pour une analyse du rapport entre
science moderne des sondage et politique délibérative. Pour un examen intéressant de la relation entre flatterie et
manipulation, voir Lawrence R. Jacobs et Robert Y. Shapiro, Politicians Don’t Pander: Political Manipulation and
the Loss of Democratic Responsiveness, Chicago, University of Chicago Press, 2000.
23
Voir Gerry Mackie, « Does democratic deliberation change minds”, preparé pour The American Political Science
Association Annual Meeting, Boston 2002.
préciser clairement ce que nous critiquons quand nous nous lamentons sur la qualité du débat.
Une version de cette critique est en réalité une attaque contre la démocratie. Les théories de la
démocratie délibérative paraissent parfois flirter de manière paradoxale avec cette version. Un
court aperçu de la critique platonicienne de la démocratie est ici utile.
La conception de la raison plébiscitaire que j’ai esquissée jusqu’ici rappelle fortement la
critique platonicienne de la rhétorique dans la Gorgias. La rhétorique, aux yeux de Platon, et une
forme de flagornerie24. Ce n’est pas la vérité qui intéresse le rhéteur, mais le fait de gagner autrui
à sa cause. Sa fin est le pouvoir, et ses moyens sont la flatterie et la manipulation. La raison n’est
pas du côté du rhéteur, car il n’est ni capable ni désireux de rendre compte des raisons et des
arguments qui soutiennent les propositions qu’il défend, hormis de ces deux là : c’est ce que le
peuple veut, et cela lui donnera du pouvoir. La critique platonicienne de la rhétorique découle de
la division nette entre dialectique et rhétorique. La philosophie suppose le va-et-vient dialectique,
sa fin est la vérité, et son support est la raison. La politique démocratique suppose l’asymétrie du
discours politique, sa fin est le pouvoir et son support est le plaisir. La rhétorique est l’art de faire
des discours dans lesquels l’orateur n’a pas à rendre de compte. Socrate exhorte Polos : « réponds
en te confiant noblement à ce qu’exige notre discussion, comme si tu te livrais à un médecin, et
réponds par oui ou par non à ce que je te demande »25. Celui qui fait des discours tente
constamment d’éviter d’avoir à répondre à des questions, ou de devoir répliquer à des critiques,
tandis que le philosophe se nourrit des questions et des critique et avance grâce à elles. La
critique platonicienne de la rhétorique est une critique de la politique démocratique, car Platon
suppose que la démocratie, comme gouvernement du grand nombre, requiert des discours qui
cherchent à persuader le grand nombre. Mais il doute que le discours politique puisse jamais être
aligné sur la raison. Contre le discours, Platon défend un idéal de communication qui ne peut être
réalisé que par un petit groupe d’individus unis par leur intérêt pour la vérité. La communication
dialectique n’est pas publique, dans la mesure où elle ne pourrait jamais être conduite au sein
d’un public large et inclusif, mais seulement au sein d’un petit groupe d’amis de même
sensibilité, tous dévoués à la vérité. Quoiqu’ils puissent se réunir dans un lieu public comme
l’agora, leurs délibérations se déroulent clairement à huis-clos.

24
Platon, Gorgias, trad. M. Canto-Sperber, Paris, GF Flammarion, 463a.
25
Ibid., 475d.
Il existe une affinité évidente entre cette description platonicienne de la force critique de la
dialectique et les idéaux de la démocratie délibérative. C’est pourquoi j’ai employé l’adjectif
« socratique » pour désigner la dimension de la délibération centrée sur le raisonnement. Mais
pouvons nous adhérer au souci socratique de la responsabilité critique sans adhérer en même
temps au rejet platonicien de la sphère publique ? L’un et l’autre sont-ils nécessairement liés ? La
théorie de la démocratie délibération paraît parfois supposer qu’il existe un lien de ce type.
Les théories de la démocratie délibérative tentent souvent d’identifier ou de construire des
refuges sûrs pour la délibération – des rencontres en face-à-face entre citoyens, ou entre citoyens
et élites, qui sont protégées contre certains effets négatifs ou déformants de la sphère publique
étendue. Les sondages délibératifs et les jurys de citoyens constituent des exemples d’expériences
délibératives de ce type26. Ces refuges visent à promouvoir le dialogue, non le monologue ; ce
sont des lieux pour échanger des idées, et non prononcer des discours ; la communication n’y est
pas médiatisée et y est symétrique. Le résultat est que les opinions sont mieux informées et plus
raisonnables, au sens où les participants ont plus de chance de prendre en compte les intérêts et
les préoccupations des autres. Ces expériences, rendez-vous participatifs et forums délibératifs
sont importants à bien des titres. Ils nous donnent un aperçu de ce que à quoi une opinion
délibérative peut ressemble, ils constituent des expérimentations en design institutionnel qui sont
peut-être susceptibles d’être appliqués dans d’autres contextes, et ils constituent pour les
participants eux-mêmes des formes importantes d’exercice de la citoyenneté. Mais ces
expériences sont limitées, et si nous commençons à penser que ce sont les seuls lieux où la
délibération peut prendre place, nous risquons de rejoindre la position platonicienne, et à
considérer qu’aucune politique raisonnable ne peut se développer dans la sphère publique
démocratique générale27.
Le fait est qu’une part essentielle de notre confrontation quotidienne aux enjeux publics n’a
pas lieu dans ces refuges. Au contraire, ces confrontations sont médiatisées et impliquent une
asymétrie entre orateur et auditeur. Du discours à la publicité politiques, notre sphère publique est
dominée par la communication médiatisée asymétrique. C’est un fait incontournable dans les

26
James S. Fishkin, The Voice of the People, New Haven, Conn., Yale University Press, 1997 ; John Gastil, By
Popular Demand. Revitalizing Representative Democracy through Deliberative Elections, Berkeley, University of
California Press, 2000.
27
Pour une discussion intéressante de la question de savoir si des rencontres en face-à-face peuvent constituer un
modèle réaliste de démocratie, voir Robert E. Goodin, « Democratic deliberation within », in J. Fishkin et P. Laslett
(dir.), Debating Deliberative Democracy, p. 54–79.
démocraties de masse. Si les théories de la démocratie délibérative supposent que tous les
échanges publics de ce type sont mauvais, elles se limitent de telle sorte qu’elles risquent de
devenir excessivement utopiques, et même de perdre toute pertinence par rapport au
fonctionnement réel des vastes démocraties modernes. Elles risquent d’adhérer au rejet
platonicien de la démocratie. Les théories de la démocratie délibérative ne doivent pas
s’intéresser seulement aux rencontres symétriques en face-à-face, mais doivent également
développer une analyse de la communication médiatisée et asymétrique depuis une perspective
délibérative. En d’autres termes, si nous voulons explorer la possibilité de réunir le moment
socratique et le moment délibératif au sein de vastes forums publics, nous devons considérer la
possibilité d’un orateur délibératif. Et afin de faire cela, nous devons passer de Platon à Aristote28.
Aristote était entièrement d’accord avec Platon pour considérer la flagornerie et la flatterie
comme un risque constant et endémique au sein de la démocratie 29. La rhétorique, toutefois,
n’était pas pour lui la cause de ces maux. La rhétorique peut être bien ou mal employée. Quand
elle est bien employée, la rhétorique est délibérative 30. Aristote entame son examen de la
rhétorique en distinguant sa position de celle de Platon : « la rhétorique est le pendant de la
dialectique » et non, comme Platon le pensait, son opposé, et même son ennemi 31. C’est pourtant
en partant de la même observation que Platon qu’Aristote en vient à rejeter cette opposition.
Comme Platon, il remarque que la vérité et la justice ne triomphent pas toujours dans la sphère
publique32. Mais tandis que ce constat conduit Platon à abandonner la sphère publique comme

28
Ma lecture d’Aristote doit beaucoup à Arash Abizadeh, « The passions of the wise: phronêsis, rhetoric, and
Aristotle’s passionate practical deliberation », Review of Metaphysics, 56, 2002, 267–96.
29
Les Politiques, trad. P. Pellegrin, Paris, GF Flammarion, 1990, 1292a.
30
Aristote identifie trois types de bonnes rhétoriques : la délibérative, la judiciaire et l’épidictique. La première
cherche à persuader ou dissuader un auditoire d’adopter un mode d’action. La politique est l’arène spécifique à ce
type de rhétorique. La rhétorique judiciaire tente de persuader ou de dissuader un auditoire (un jury) de la culpabilité
ou de l’innocence de quelqu’un par rapport à un acte passé. Les tribunaux sont le lieu où elle s’exerce. La rhétorique
épidictique est centrée sur le présent et consister à louer ou blâmer les individus et les actions. Les oraisons funèbres
sont son lieu propre. Aristote indique clairement que ces trois rhétoriques peuvent intervenir dans la politique au sens
large, même si seule la première est impliquée dans l’adoption d’une mesure politique. Il suffit de penser à la
rhétorique épidictique de l’oraison funèbre de Périclès pour comprendre comment ce type de discours peut être
compris comme politique. Aristote, Rhétorique, trad. P. Chiron, Paris, GF Flammarion, 1358b–1359a. Mon
usage du terme « rhétorique délibérative » recouvre ces trois genres et ne correspond donc pas à l’usage
aristotélicien. J’emploie l’adjectif « délibératif » pour signaler le caractère réciproque et sérieux de la rhétorique,
plutôt que son objet.
31
Rhétorique, 1354a. Voir Robert Wardy, « Mighty is the truth and it shall prevail, in A. Oksenberg Rorty (dir.),
Aristotle’s Rhetoric, Berkeley, University of California Press, 1996, p. 58.
32
Rhétorique, 1355a.
lieu de poursuite de la vérité et la justice, il conduit Aristote à défendre une forme de rhétorique
susceptible de servir la cause de la vérité et de la justice33.
La rhétorique est l’art de la persuasion. La persuasion, selon l’analyse d’Aristote, emprunte
trois voies : les émotions de l’auditeur (pathos), le caractère du locuteur (ethos), et la cohérence
de l’argument (logos). Ces trois voies doivent se rejoindre de sorte à mobiliser l’auditeur et à le
convaincre de soutenir la proposition. Les trois voies aristotéliciennes de la persuasion
contrastent avec les trois stratégies de la raison plébiscitaires que j’ai mentionnées plus haut. La
flatterie peut être contrastée avec le recours légitime au pathos, la préservation d’image au
caractère, et la manipulation au logos ou à l’argumentation. Si nous développons notre idée afin
de rejoindre la conception aristotélicienne, nous voyons que c’est la raison plébiscitaire, et non la
rhétorique en tant que telle, qui inquiète Platon. Ceci nous permet, du moins je l’espère, de
considérer la nature médiatisée et asymétrique de la sphère publique démocratique comme
compatible avec la délibération. Je vais défendre rapidement l’idée que le pathos et l’ethos sont
compatibles avec la délibération. Le logos n’a pas besoin d’une telle défense. Il faut toutefois
expliquer pourquoi nous devrions penser qu’il soumet celui qui prononce des discours aux
mêmes exigences que celui qui participe à un dialogue.
L’un des soupçons traditionnellement attachés à la rhétorique concerne la place qu’y tiennent
l’émotion et la passion. Elster, par exemple, juge que c’est l’entrée en scène illégitime et
déformante de la passion qui distingue nettement la rhétorique de l’Assemblée constituante des
délibérations de la Convention constitutionnelle : « la forme extérieure des débats était la
délibération, mais la force motivant les décisions était la passion plutôt que la raison » 34.
Quoiqu’il suffise de songer à ce que l’on sait des discours de Mirabeau pour saisir en quoi
consiste le problème signalé par Elster, la distinction entre raison et passion ne l’exprime pas
adéquatement. Il est bien connu que cette distinction est problématique, pour des raisons à la fois
philosophiques et normatives35. Elle expose tout concept de raison publique à des grandes

33
Dans son édition anglais du texte, George Kennedy commente ces passages par une note où il observe que “les
décisions ne seront pas prises correctement si les faits et les raisons n’ont pas été présentés de manière convaincante.
Pour cette raison, l’orateur doit connaître la rhétorique”. Aristotle, On Rhetoric, trad. G. Kennedy, New York,
Oxford University Press, 1991, 1355a, note 28.
34
Jon Elster, « Deliberation and constitution making », in J. Elster (dir.), Deliberative Democracy, Cambridge:
Cambridge University Press, 1998, p. 109.
35
Sur la compatibilité de la raison et de l’émotion, voir par exemple George Marcus, The Sentimental Citizen:
Emotion in Democratic Politics, University Park, Pa., Pennsylvania State University Press, 2002 ; Patchen Markell,
« Making affect safe for democracy? On ‘‘constitutional patriotism’’ », Political Theory, 28, 2000, p. 38–63; Martha
Nussbaum, Upheavals of Thought: The Intelligence of Emotions, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.
difficultés, en supposant ainsi une conception étroite et discriminante, du point de vue
philosophique, culturel, et peut-être même en termes de genre, de ce qui approprié dans la sphère
publique36.
En dehors même des débats philosophiques, le sens commun devrait nous révéler que
l’émotion peut et doit jouer un rôle respectable dans la sphère publique. La participation au débat
public suppose que les enjeux publics importent aux citoyens et que ceux-ci soient animés de
sentiments forts vis-à-vis de différentes causes. Un débat public énergique sur les enjeux
importants requiert également la mobilisation d’un grand nombre de citoyens. Pensons, par
exemple, aux appels chargés d’émotion lancés par Nelson Mandela, dans le mouvement de
libération sud-africain37. Mandela et d’autres lancèrent fréquemment des appels au cœur et
employèrent un langage émotionnel et évocateur, afin de mobiliser leurs auditeurs mais aussi de
contrer les passions destructives de la haine et du ressentiment. L’appel émotionnel, et un certain
type de caractère (ethos) qui le supporte représentent une dimension inévitable de notre paysage
politique. De tels appels ne devraient pas être automatiquement suspects. Mais est-il parfois
légitime de s’en méfier ? Quand sont-ils incompatibles avec la raison publique et les idéaux de la
délibération ? Comment pouvons-nous distinguer entre un Mirabeau et un Mandela ? Comme cet
exemple le montre, ils ne peuvent être distingués par les fins poursuivies, puisque tous deux
recherchaient l’établissement de droits et de libertés universelles.
Danielle Allen, qui souhaite également réunir les traditions rhétorique et délibérative, offre
une réponse intéressante à cette question38. Le pathos franchit la limite séparant l’acceptable de
l’inacceptable (ou de ce que j’appellerai le plébiscitaire), quand il fait appel à un ensemble
d’émotions qui sont destructrices pour la démocratie elle-même. Allen trouve particulièrement
inquiétants les appels aux émotions liées au ressentiment, à la haine, à l’envie et au reproche. S’il
est justifié d’en appeler à la colère ou à l’indignation des citoyens face à l’injustice, ces émotions
devraient produire l’énergie de trouver des solutions aux problèmes, plutôt que celle de désigner
des boucs émissaires et de blâmer des groupes. Mais le lien entre un appel à l’émotion et la
36
Iris Marion Young, « Communication et altérité : au-delà de la démocratie délibérative », ce volume, p. XX;
Melissa Williams, « The uneasy alliance of group representation and deliberative democracy », in W. Kymlicka et
W. Norman (dir.), Citizenship in Diverse Societies, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 124–54; Susan
Mendus, Feminism and Emotion, New York, St. Martin’s Press, 2000. De nombreux théoriciens de la démocratie
délibérative n’acceptent plus une division stricte entre raison et passion.
37
Voir Siri Gloppen, South Africa: The Battle over the Constitution, Aldershot, Ashgate,1997 ; Hassan Ebrahim, The
Soul of a Nation. Constitution-Making in South Africa, Cape Town, Oxford University Press, 1998.
38
Danielle Allen, Talking to Strangers. Anxieties of Citizenship since Brown v. Board of Education, Chicago,
University of Chicago Press, 2004.
délibération est plus profond et il ne suffit pas d’identifier les émotions fécondes pour la
démocratie. L’idée même d’un appel à l’émotion a des affinités avec la délibération.
Un rhéteur de talent doit connaitre son auditoire et s’adresser à lui dans des termes qui le
disposeront à porter un certain jugement, à entreprendre une certaine action, ou à modifier un
certain comportement. L’idée d’ « appel » permet d’aligner l’asymétrie de la rhétorique sur la
réciprocité de la délibération39. L’appel au pathos signifie que le discours, quoiqu’il soit
asymétrique dans sa forme, doit prendre en compte les autres, c’est-à-dire l’auditoire, dans son
contenu. Iris Marion Young décrit cet aspect de la rhétorique en disant qu’elle « [prend] en
compte l’auditoire de façon réflexive au sein même du discours »40. La flatterie occupe peut-être
l’une des extrémités du spectre, mais l’autre extrémité est occupée par l’écoute, la
compréhension, l’appréciation, et le fait d’être attentif, réceptif, prévenant et bienveillant. Si la
délibération et la recherche de raisons publiques requiert que nous nous efforcions de voir les
choses du point de vue d’autrui, alors les talents associés à la rhétorique paraissent des éléments
tout à fait nécessaire à la réussite de la délibération. Un bon rhéteur doit donc connaître vraiment
son auditoire, ses désirs, ses inquiétudes, ses peurs et ses intérêts, et employer cette connaissance
pour parler au cœur. Nous voyons ici que si la structure formelle de la symétrie est absente, la
réciprocité peut être présente.
Mais qu’est-ce qui garantit que les orateurs prendront véritablement les autres en compte avec
bienveillance dans leurs appels émotionnels ? Qu’est-ce qui garantit, par ailleurs, que de tels
appels ne seront pas utilisés pour manipuler les auditeurs de manière illégitime ? Une réponse
consiste à se tourner vers l’ethos. Nous devrions seulement écouter ceux qui ont un caractère
vertueux41. Ou, pour employer un vocabulaire plus aristotélicien, ce sont ceux qui ont un
caractère vertueux qui retiendront notre attention en premier lieu. Quoique ceci soit parfois vrai,
ce n’est bien évidemment pas toujours le cas. Ceux qui manquent de vertu passent aussi sur les
ondes. Aristote souligne néanmoins un aspect important de la sphère publique. Ici aussi,
l’exemple de l’Afrique du Sud est éclairant. L’étape finale du débat constitutionnel sud-africain
fut dominé par trois types de communication : d’âpres négociations à huis-clos, des appels
rhétoriques lancés par des figures nationales, en particulier Nelson Mandela, et un dialogue

39
Pour une lecture utile d’Aristote sur ce point, voir Susan Bickford, The Dissonance of Democracy, Ithaca, Cornell
University Press, 1996, p. 41–53.
40
Iris Marion Young, « Communication et altérité », ce volume, p. 130XX.
41
Arash Abizadeh, « The passions of the wise », en particulier p. 295.
public étendu incluant aussi bien des réunions municipales en face-à-face que des échanges
télévisés nationaux entre experts issus de l’élite. J’ai affirmé ailleurs que l’expérience sud-
africaine incarnait l’idéal délibératif de légitimité et que cela était particulièrement visible du fait
de l’inclusion de très nombreux citoyens dans le processus, non de ratification, mais de
consultation et de discussion42. Ce que j’affirme à présent, c’est que les appels rhétoriques
asymétriques lancés par des dirigeants ne doivent pas être compris comme contraires à la
délibération, ou comme essentiellement non-délibératifs. Au contraire, j’insiste sur le fait que
Mandela employa une rhétorique délibérative plutôt qu’une rhétorique plébiscitaire, et que ce fut
là un élément essentiel du succès des débats symétriques en face-à-face
Il est sans doute difficile de déterminer si l’Afrique du sud aurait pu sortir de l’apartheid sans
Nelson Mandela, ou du moins en sortir avec aussi peu de sang versé. Mais il parait improbable
que l’on puisse expliquer ce succès uniquement par les procédures suivies, aussi bien conçues
qu’elles aient pu être. L’ethos et le pathos ouvrirent la voie à une entreprise nationale qui
ressembla finalement beaucoup à une conversation nationale. Si les dirigeants avaient employé la
raison plébiscitaire, aucun effort de design institutionnel n’aurait pu élever le niveau du débat,
même dans les petits forums en face-à-face 43. La teneur des discours dans la sphère publique
générale influe sur la tournure que les rencontres en face-à-face peuvent prendre. La sphère
publique générale ne sera jamais dialogique, mais elle peut sans doute être délibérative. Ceci
suppose que l’on acquière une idée claire de ce que signifie être un rhéteur délibératif, plutôt
qu’un rhéteur plébiscitaire, ainsi que de promouvoir la première attitude et de critique la seconde.
Je n’ai pas de solution à offrir au problème de la raison plébiscitaire. En un sens, il n’y a pas
de solution, puisque la raison plébiscitaire est un trait permanent et inévitable de la sphère
publique démocratique. Je ne peux donner aucune garantie procédurale ou institutionnelle que
seuls les Mandela de ce monde, et non les Mirabeau, sauront se faire entendre du public. Je suis
toutefois convaincue que la solution ne consiste pas nécessairement à réduire les possibilités
qu’ont un Mandela ou un Mirabeau d’acquérir une influence publique. Cette stratégie revient à
placer certains débats essentiels à l’abri du regard du public et à inclure les citoyens dans des
délibérations situées dans des refuges délibératifs sûrs et protégés. Cette stratégie risque
d’abandonner entièrement la sphère publique générale, où la communication est médiatisée et

42
Simone Chambers, « Democracy, popular sovereignty, and constitutional legitimacy », Constellations, 11, 2004.
43
Les débuts du processus furent d’ailleurs dominés par la raison plébiscitaire, accompagnée de violences
collectives.
asymétrique, à la raison plébiscitaire. Les théories de la démocratie délibérative devraient au
contraire développer des normes critiques pour la rhétorique, qui puissent être employées pour
demander des comptes aux orateurs. Plutôt que de restreindre la critique à des questions de
conditions procédurales, notamment aux conditions de symétrie et d’égalité, la théorie de la
démocratie délibérative devrait étendre sa perspective critique pour inclure des critères de
rhétorique délibérative. Les discours et les orateurs pourraient alors être évalués sur le modèle du
pathos, de l’ethos et du logos.

III. Réaliser la publicité en secret

Tournons-nous à présent vers l’axe est-ouest de la Figure 1, et vers les dangers qui guettent la
délibération quand elle se produit à huis clos. Mon analyse sera plus courte ici, car c’est là un
terrain plus familier à la théorie politique. Quoiqu’il ne soit pas garanti que des sessions à huis
clos permettent nécessairement un dialogue socratique de grande qualité, de nombreuses
pressions encourageant l’adoption de la raison plébiscitaire seront absentes. L’inquiétude ne porte
plus ici sur la raison plébiscitaire mais sur la raison privée. Dans la littérature sur la démocratie
délibérative, la raison privée prend deux formes. Dans la première, les participants abandonnent
l’argumentation au profit de la négociation. Plutôt que de chercher à persuader en invoquant des
arguments portant sur l’intérêt public en général, les participants font avancer leur revendication
favorite par des renvois d’ascenseur, des menaces, et des promesses de récompense. Les
participants sont devenus des joueurs. Le présupposé est alors que, lorsqu’une question nationale
urgente est à l’ordre du jour, le fait que le processus politique prenne place en public rend les
participants moins susceptibles, ou moins désireux, de se comporter en agents cherchant à
maximiser un intérêt particulier, voire à faire obstruction quand leur groupe n’obtient aucune
concession44. A huis-clos, il est au contraire plus probable que les élites usent de ces stratégies.
La deuxième manière dont la raison privée peut entre en jeu est l’invocation par les participants
de raisons sectaires ou enracinées dans des conceptions compréhensives du monde qui ne sont
pas largement partagée par le public général. J’appelle ceci le problème de l’étroitesse, afin de le

44
La logique de la négociation peut également opérer en sens inverse. Le fait que les militants de base d’un groupe
refusent refuse toute concession peut conduire ses dirigeants, s’ils choisissent de mener une stratégie de compromis,
à préférer le huis-clos.
distinguer de celui de la négociation. Comme dans le cas de la négociation, le présupposé
concernant l’étroitesse est qu’à mesure que l’auditoire s’élargit et que le forum devient plus
public, les orateurs devront user d’arguments plus généraux, tandis qu’à mesure que l’auditoire
devient plus étroit et qu’il y a moins de publicité, la pression conduisant à s’adresser à un large
public diminue45. Nous pouvons bien sûr penser à des contre-exemples : des renvois
d’ascenseurs, des menaces d’obstruction, ou des arguments manifestement sectaires apparaissent
dans de vastes forums publics46. Mais il est également vrai que les élites qui persistent à employer
ces stratégies à propos d’enjeux importants ou qui ne font aucun effort pour chercher des raisons
publiques se voient fréquemment marginalisés dans les forums démocratique.
La raison privée peut présenter un niveau élevé de force critique socratique. Ses discours
peuvent être très bien formulés, réfléchis de part en part, et bien fondés. Ainsi, Gutmann et
Thompson peuvent faire l’éloge de la qualité des délibérations à la Convention constitutionnelle
de Philadelphie, et Elster noter quelle était « remarquablement dépourvue de discours
hypocrites ». Mais aujourd’hui nous pouvons être frappés par le fait un tel forum délibératif
n’accueillait étrangement pas d’autres points de vue que le républicanisme éclairé de citoyens
mâles, propriétaires et chrétiens, tous d’origine Européenne, et qu’il était essentiellement dominé
par la négociation. Et bien que leurs délibération ait produit un document qui s’est révélé
remarquablement résistant et capable d’intégrer de nouvelles revendications, il y a de bonnes
raisons de penser que c’est le caractère secret du processus qui a permis qu’à Philadelphie la
question de l’esclavage fasse l’objet d’une négociation et non d’une discussion argumentée. La
question, dès lors, est de savoir comment réduire le risque que les délibérations à huis clos soient
trop étroites et/ou soient dominées par la négociation. Je vais considérer le problème de
l’étroitesse en premier, et me tourner à cette fin vers Kant.
Kant présente la publicité comme constituant une épreuve de légitimité : « toutes les actions
relatives au droit d’autrui dont la maxime n’est pas susceptible de publicité sont injustes » 47.

45
Il est tout à fait possible que des individus invoquent la raison publique dans des sessions privées. J’affirme
simplement qu’à huis clos, l’une des principales incitations externes à l’usage de la raison publique fait défaut.
Certains individus peuvent ne pas avoir besoin d’incitation externe et emploient la raison publique du fait, par
exemple, de leur engagement civique personnel.
46
Robert Goodin propose un exemple très utile de renvoi d’ascenseur manifeste au Sénat américain dans Motivating
Political Morality, p. 133.
47
Emmanuel Kant, Projet de paix perpétuelle, trad. H. Wismann, in Œuvres philosophiques, t. III, Paris, Gallimard,
1986, p. 377. Voir également Kant, « Sur le lieu commun : Il se peut que ce soit juste en théorie, mais, en pratique,
cela ne vaut point », trad. L. Ferry, in Œuvres philosophiques, t. III, op. cit., p. 288.
.
L’idée est que le souverain est le gardien de l’intérêt général et qu’il ne devrait donc avoir aucune
raison de craindre un examen public de ses actions. Un souverain qui craint un tel examen est en
réalité un souverain qui craint que ses actions ne soient pas dans l’intérêt général et redoute que
cela apparaisse avec évidence à la lumière de la publicité. Une politique « que je ne saurais
avouer publiquement sans armer tous les autres contre mon projet […] ne peut devoir qu’à une
injustice dont elle les menace cette opposition infaillible et universelle dont la raison prévoit la
nécessité absolue »48. Le plus surprenant, dans cette épreuve de la publicité, est qu’on peut s’y
soumettre en privé, et même seul. Selon Kant, le principe de publicité nous permet de reconnaître
le caractère injuste des lois « par une sorte d’expérience de la raison pure »49. Ainsi quoique les
souverains doivent seulement imposer des lois que les citoyens pourraient s’imposer à eux-
mêmes, ils ne doivent pas chercher le consentement effectif des citoyens : « s’il est seulement
possible qu’un peuple lui donne son assentiment, c’est alors un devoir de considérer la loi comme
juste, même si l’on suppose que le peuple est maintenant dans une telle situation ou dans un tel
état d’esprit que, si on l’interrogeait à ce sujet, il refuserait vraisemblablement de donner son
adhésion »50. Tandis que des théoriciens comme Gutmann et Thompson affirment que des vases
consultation et ratification publiques sont le meilleur moyen d’assurer la légitimité de la politique
publique, Kant est extrêmement réticent à faire du consentement réel un signe de la conformité
des lois à l’intérêt public. Mais quand nous passons de la dimension démocratique à la dimension
socratique, les positions de Kant et des tenants modernes de la démocratie délibérative
s’inversent. Kant semble suggérer qu’il est très difficile de produire des raisonnements bien
construits dans un cadre privé et qu’un vaste débat critique est plutôt requis.
Dans un passage célèbre de La critique de la raison pure, Kant écrit : « La raison dans toutes
ses entreprises doit se soumettre à la critique […] C’est même sur cette liberté que repose
l’existence de la raison ; celle-ci n’a pas d’autorité dictatoriale mais sa décision n’est toujours que
l’accord de libres citoyens, dont chacun doit pouvoir exprimer sans obstacles ses réserves et
même son veto »51. Kant ne comprend pas une telle critique comme étant simplement, ou même
principalement, une autocritique. La critique requiert la liberté car elle peut seulement réussir si

48
Ibid., p. 378.
49
Ibid., p. 377 (modifié).
50
Kant, « Sur le lieu commun : Il se peut que ce soit juste en théorie, mais, en pratique, cela ne vaut point », op. cit.,
p. 281.
51
Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, trad. F. Alquié, in Œuvres philosophiques, Paris, Gallimard, t.
I.,1980, p. 1317 (A739/B767).
elle est entreprise en public. Il l’affirme de manière plus claire encore dans « Qu’est-ce que les
Lumières ? ».
Les Lumières demandent que l’on se serve « de son entendement sans être dirigé par un
autre »52. Il faut s’émanciper des « gardiens » de la compréhension, de ces autorités qui ont
décidé de penser à notre place. La lutte pour se libérer de l’habitude consistant à suivre peut
rarement réussir dans l’isolement, car l’on s’impose souvent à soi-même l’absence de lumières.
Kant veut dire par là que nous adoptons volontairement et librement les modes de pensée qui
nous sont donnés. Souvent, nous ne nous apercevons même pas que d’autres pensent pour nous.
Nous ne réalisons pas à quel point nos opinions sont superficielles ou peu fondées. Nous ne
disposons ni de raisonnements, ni de justifications, ni de raisons pour nos croyances et nos
actions. Seul le débat public et critique peut nous faire sortir de cet « état de minorité où
[l’homme] se maintient par sa propre faute »53. Nous avons besoin que l’on nous force à rendre
compte de nos croyances, à les défendre par des raisons, à les justifier par des arguments. Kant
formule ici ce que j’ai appelé le mécanisme socratique de la délibération publique.
Dans ce passage et dans d’autres, Kant souligne que le critique est le catalyseur du
raisonnement solide et indépendant. Une critique constructive de ce type ne se développera que
par le libre échange de la raison publique. Quelles conditions sont les plus propices à l’émergence
de la raison publique ? Le débat public ouvert rend plus probable le recours à la raison publique
par les individus. Ainsi, quoique l’épreuve de la publicité puisse être passée de manière
contrefactuelle, la manière la plus sûre de s’assurer de la solidité de notre expérience de pensée
est de la soumettre à la critique publique ouverte. La fonction démocratique de la publicité – ces
mesures politiques sont-elles dans l’intérêt public ? – peut être réalisée en secret, par une
expérience de pensée, mais la fonction socratique de la publicité – ces mesures politiques sont-
elles fondées sur les meilleures raisons possibles ? – ne le peut que rarement.
Bien qu’un souverain n’ait pas besoin de chercher le consentement du public, il devrait
demander conseil à ce public54. Un souverain qui se fait conseiller par ceux qui sont du même
avis ou qui partagent des intérêts similaires aux sien sera incapable de s’élever au dessus de
l’usage privée de la raison. Le raisonnement solide requiert la critique. Et la critique requiert de

52
Emmanuel Kant, « Réponse à la question : Qu’est-ce que les lumières ? », trad. H. Wismann, in Oeuvres
philosophiques, t. II, Paris, Gallimard, 1985, p. 209.
53
Ibid.
54
Kant, « Sur le lieu commun : Il se peut que ce soit juste en théorie, mais, en pratique, cela ne vaut point  », op. cit.,
p. 287-288.
vraies différences d’opinion : « [le conflit] cultive la raison en lui faisant envisager son objet sous
deux points de vue, et il rectifie son jugement en le restreignant »55. La raison publique, qui
chercher des raisons qui pourraient convaincre le plus large auditoire possible, requiert la critique
venant du plus large ensemble d’objections possible 56. Kant pensait qu’une vaste critique se
développerait dans une sphère publique libre et ouverte. Mais la sphère publique à laquelle il
pensait ne ressemble en rien à la sphère publique moderne. Elle se limitait au « public des
lecteurs », devait être dominée par les savants, et ne connaissait ni les pressions de la politique
électorale moderne, ni l’influence de médias de masse entièrement commerciaux. Nous
constatons ici encore que le développement de la démocratie de masse sape les conditions de la
rationalité. Mais Kant, quoique démocrate, n’est pas Platon. L’épreuve de la publicité qu’il
propose recouvre un principe de justification (les citoyens devraient pouvoir choisir de s’imposer
à eux-mêmes cette loi) qui est entièrement absent chez Platon. Ce principe, relié à sa conception
de la critique, offre un modèle précieux pour la délibération. Nous pouvons réaliser la publicité
en secret de la même manière que le souverain a intérêt à mettre en œuvre l’épreuve de la
publicité : en accueillant une diversité d’opinions. Il faut pour cela, autant que faire se peut,
reproduire la fonction critique du pluralisme au sein du corps délibérant. Sur les questions
fondamentales qui affectent le public général, plus le débat est secret et fermé, plus il importe que
tous les points de vue soient représentés. Cela empêchera que le débat soit dominé par un point
de vue particulier. Mais cela ne préviendra pas la négociation. Mais en quoi la négociation pose-t-
elle problème ? Nous pensons peut-être que quand les élites commencent à marchander à propos
de questions de justice fondamentale ou de droits de l’homme, des aspects essentiels de la
légitimité risquent d’être sacrifiés. Les droits de l’homme font partie des choses qui devraient être
défendus en raisonnant. Cela est vrai, mais les droits de l’homme doivent également faire l’objet
d’un accord entre acteurs politiques, être mis par écrit dans des documents qui doivent être

55
Kant, Critique de la raison pure, op. cit., p. 1321 (A744/B772).
56
Si cela est vrai, pourquoi Kant semble-t-il parfois limiter le débat critique aux « hommes savants » et au « public
des lecteurs ». Il semble dire que les savants n’ont pas toujours besoin d’une publicité effective ou entière car ils sont
déjà, en tant que lettrés, partisans de la raison publique. Les savants sont désireux de résoudre questions et problèmes
selon la raison. Ils s’intéressent à la recherche de la vérité. C’est ce que signifie être un savant. En conséquence, les
savants chercheront spontanément et avec diligence des arguments qui ne satisfont pas un groupe spécifique doté
d’un ensemble spécifique d’intérêts, mais plutôt des raisons susceptibles de persuader autrui quels que soient sa
position dans la vie ou le groupe auquel il appartient. Par ailleurs, ils comprennent que des tels arguments se
développent et s’affinent par l’échange libre du débat critique. Ainsi, selon Kant, les savants recréeraient
spontanément un débat incorporant le plus large ensemble de vues et d’objections possible. Autrement dit, ils
recréeraient dans leur pensée les conditions de la pleine publicité. La plupart des gens, cependant, ont besoin de la
publicité effective, pour raisonner de leur mieux.
signés. Les droits de l’homme sont justifiés par des raisonnements, mais sont fermement établis
par l’action politique, et l’action politique implique souvent la négociation. Pour en revenir à
notre exemple sud africain, un accord n’aurait jamais pu être atteint, si les différentes parties ne
s’étaient pas retrouvées à huis clos et n’avaient pas élaboré péniblement des accords lors d’âpres
négociations.
Ce qui importe dans la négociation est la raison que l’on a de négocier plutôt que
d’argumenter, et il ya souvent d’excellentes raisons de s’appuyer sur un modèle de résolution des
désaccords par la négociation. Remarquons toutefois que cette manière de voir les choses
maintient la priorité conceptuelle de la délibération, c’est-à-dire de l’argumentation, sur la
négociation. Il nous faut argumenter sur les raisons qui nous poussent à négocier. Au niveau
empirique, cela signifie que la question des négociations à huis clos doit elle-même faire l’objet
d’un débat ouvert57. De nombreuses clauses de la Constitution sud-africaine furent produites par
d’âpres marchandages, comme c’est le cas dans la plupart des négociations constitutionnelles.
Mais ces compromis furent soumis à un examen public plus général, et surtout, le rôle et la
fréquent de ces négociations à huis clos firent l’objet d’un débat national. Le rôle croissant du
public dans le débat constitutionnel résulta en partie des nombreuses critiques dénonçant la trop
grande fermeture des premières négociations et la part qu’y jouaient les marchandages 58. Malgré
un ordre lexical qui place l’argumentation avant la négociation, le processus politique devrait être
plus fluide, permettant un va-et-vient entre la négociation à huis clos et le débat public ouvert.
L’exposition fréquente du processus à la lumière de la publicité permet de contrôler la
négociation.

IV. Conclusion

La sphère publique démocratique est une entité gigantesque et informe. Ce n’est pas tant une
sphère publique qu’un ensemble de sphères publiques constituées par d’innombrables
conversations s’entrecroisant dans une multiplicité de lieux, des émissions de radio aux comités
parlementaires, des éditoriaux des journaux aux réunions de Greenpeace. Il est évidemment

57
C’est le raisonnement qui est derrière l’épreuve de la publicité proposé par Gutmann et Thompson ; voir
Democracy and Disagreement, p. 115.
58
Siri Gloppen, South Africa: The Battle over the Constitution.
toujours risqué de proposer de vastes généralisations sur cette construction fictionnelle. Le choix
d’ouvrir ou de fermer les portes dépend à chaque fois du contexte particulier, et de nombreux
facteurs que je n’ai pas pu examiner dans cet article doivent être pris en compte. De plus, il y a
bien des degrés de fermeture ou d’ouverture. Mon intention était d’explorer la manière dont nous
conceptualisons l’alternative entre sessions publiques et sessions à huis clos dans la théorie de la
démocratie délibérative et de dessiner à grands traits certaines contradictions possibles d’une
théorie de la démocratie qui insiste sur la symétrie dialogique.
Face au problème de la raison plébiscitaire dans la sphère publique générale, la théorie de la
démocratie délibérative propose deux stratégies d’évitement, l’une adaptée aux publics forts des
institutions représentatives et de l’élite des décideurs, et l’autre adaptée aux publics faibles de
l’opinion publique59. En ce qui concerne les publics forts, la conclusion est que parfois, et peut-
être même souvent, des questions essentielles de politique publique doivent être réglées à huis
clos. Pour reprendre la formulation de Gutmann et Thompson, c’est là une manière
« d’encourager une meilleure discussion et un examen plus complet de la législation »60.
L’influence pernicieuse d’une opinion publique mal informée, du journalisme à sensation, des
capacités limitées de concentration du public auront un effet négatif sur la qualité du débat.
Quand la délibération a lieu en secret, les élites n’ont pas à trop s’inquiéter de savoir si leurs
raisonnements affecteront leur chance d’être réélus.
Tandis que les élites évitent les tentations de la raison plébiscitaire en délibérant en secret, le
public des citoyens évite la raison plébiscitaire en délibérant dans des refuges protégés. Les
réunions municipales, les initiatives de consultation politique, les sondages d’opinion délibératifs,
les commissions spéciales peuvent être des refuges de ce type. Le débat sur le système de santé
publique en Oregon est souvent cité en exemple. Ces initiatives sont fort encourageantes. Il existe
vraiment des citoyens qui sont motivés pour participer à la politique délibérative et prêts à
consacrer leur énergie civique à écouter ce que les autres ont à dire. Quoique plusieurs de ces
refuges soient publics (au sens où les délibérations n’y sont pas secrètes), leur design
institutionnel est fondé sur une méfiance platonicienne à l’égard de la communication médiatisée

59
J’emprunte ce vocabulaire à Nancy Fraser, qui l’emploie pour distinguer les publics qui prennent des décisions
faisant autorité, c’est-à-dire qui gouvernent ou font la loi, des publics qui ne gouvernent pas mais dont l’opinion
influence le gouvernement. Nancy Fraser, « Repenser la sphère publique : une contribution à la critique de la
démocratie réellement existante », in Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, trad. E.
Ferrarese, Paris, La découverte, 2005, p. 107-144.
60
Gutmann et Thompson, Democracy and Disagreement, p. 116.
asymétrique. De même que les délibérations à huis clos des élites, ces refuges constituent des
tentatives pour échapper à la sphère publique moderne et se retirer dans un espace dialogique.
Dans les deux cas, qu’ils s’agissent des élites se retirant à huis clos ou des citoyens élaborant
des espaces dialogiques, le problème de la raison plébiscitaire est esquivé plutôt qu’affronté. La
plupart des citoyens n’auront pas la possibilité de participer à ces délibérations, même si l’on peut
imaginer une journée nationale de la délibération 61. Et même pour ceux qui participeront, il n’est
pas certain que le processus socratique se maintienne. On peut évidemment espérer que lorsque
les participants quitteront les refuges délibératifs et seront à nouveau confrontés à une sphère
publique entièrement plébiscitaire, ils conserveront leurs opinions délibérées et bien raisonnées.
Mais c’est là une supposition douteuse. Et si la sphère publique générale est entièrement
plébiscitaire, cela ne peut qu’avoir un effet sur les petits débats, comme le montre le cas de
l’Afrique du Sud. C’est pourquoi la théorie de la démocratie délibérative ne peut se contenter de
stratégies d’évidemment et doit affronter directement la raison plébiscitaire. J’ai suggéré qu’il
fallait pour cela élaborer un modèle clair de rhétorique délibérative à partir duquel il soit possible
de critiquer la structure de la sphère publique, par exemple l’absence d’égalité d’accès ou la
domination d’intérêt commerciaux. Ces éléments sont des aspects essentiels d’un débat public
ouvert et équitable. Mais si la sphère publique démocratique ne pourra jamais réaliser l’égalité
dialogique, ce n’est pas, en dernière analyse, pour des raisons distributives, mais pour des raisons
communicationnelles. Pour le dire autrement, la structure communicationnelle du débat public
dans une démocratie de masse n’est pas, et ne peut pas être, entièrement dialogique.
Affronter directement la raison plébiscitaire suppose d’adopter une stratégie d’inspiration
aristotélicienne, en cherchant à promouvoir la rhétorique délibérative au sein d’une
communication médiatisée et asymétrique. Cela suppose de dépasser les critiques procédurales
des règles dialogiques de la conversation, et de s’orienter vers l’idéal substantiel d’un orateur qui
soit digne d’être écouté62.

61
Quoique j’approuve le« réalisme utopique » de la « Journée de la délibération » proposée par Ackerman et Fishkin,
qui proposent que les Américains consacrent une journée tous les quatre ans à la délibération en petits groupes, pour
un coût annualisé de quinze millions de dollars, je ne pense pas que cela arrivera dans le futur proche.
62
Je tiens à remercier Danielle Allen, Joe Heath, Jeffrey Kopstein, Patchen Markell, Jocelyn McClure, Carla Norrlöf,
Henry Richardson, Leah Soroko, Christina Tarnopolsky, Joerg Wittenbrinck, et les relecteurs anonymes du Journal
of Political Philosophy pour les commentaires précieux sur des versions précédentes de ce texte.

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