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L'aliénation hégelienne

Un chaînon de l'expérience de la conscience et de la Phénoménologie de l'Esprit

Conrad BOEY (Archives de Philosophie 35, 1972, 87-110)

RÉSUMÉ : L'aliénation (Entfremdung), à distinguer soigneusement d’extranéation (Entäusserung),


se rapporte à la figure de l'esprit devenu étranger à lui-même et concerne un rapport de la
singularité et de l'universalité dans une société déterminée.

SUMMARY : Alienation (Entfremdung), as distinguished from extraneation (Entäusserung) belongs


to the figure of Spirit estranged from itself and refers to a relation of singularity and universality in
a given society.

[87] Introduction

Il y a des mots qui exercent à une époque un pouvoir presque magique ; l’aliénation en est de nos
jours un exemple. Le terme a fait fortune dans la littérature marxiste à tel point qu’un exposé de
Marx compté parmi les plus classiques, a pu résumer la pensée du fondateur du communisme par
une quintuple aliénation.1
Notre propos est une approche de l’aliénation par la recherche des racines hégéliennes du terme.
Sans doute, on a prétendu que Hegel lui-même aurait emprunté le terme aliénation aux économistes
anglais chez qui il désignait « la perte de la liberté originelle, le transfert, l’aliénation d’une liberté
originelle qui passe à une société née d’un contrat » 2. En fait, c’était dire à la fois trop et trop peu.
En effet, chez Hegel, c’est à un binôme qu’on a affaire : Entfremdung et Entäusserung. Sans doute,
y a-t-il de bonnes raisons pour [88] affirmer que Hegel a trouvé l’équivalent anglais de
l'Entfremdung dans The Wealth of the Nations de A. Smith et dans Inquiry into Principles of
political Economy de J. Steuart.3 On dit pourtant trop peu car on trouve déjà chez Cicéron l’usage
du terme ʻ aliénation ’ dans cette acception juridique, et le mot dérivé français est attesté dans ce
sens dès le treizième siècle. Mais on dit surtout trop, car il s’agit d’éclaircir la signification du terme
au sein du binôme que nous avons mentionné, et qui est à prendre comme une création originale de
Hegel.
Influencé par E. de Negri, J. Hyppolite rendait en français Entfremdung par « extranéation » et
Entäusserung par « aliénation ». S’il eut le mérite de distinguer fermement les deux termes, il a vu
moins juste en ne faisant pas correspondre le terme aliénation à celui d'Entfremdung. Nous le ferons
pour notre part, à la suite de l’article très convaincant de J. Gauvin.4
Parce que l’infrastructure indispensable à une étude rigoureuse de Hegel consiste dans l’analyse
précise de son vocabulaire, la traduction ne peut que nous révéler une série de problèmes
importants. Il faut qu’on adopte une terminologie stable, fût-elle conventionnelle. On peut
1 J.Y. Calvez : La Pensée de Karl Marx, Le Seuil, Paris, 1956.
2 G. Lukacs : Der Junge Hegel. Uber den Beziehungen von Dialekiik und Oekonomie, Zürich-Wien, 1948, p. 682.
3 Dans Hoffmeister : Dokumente zur Hegels Entwicklung, p. 460 on trouve des indices du fait que Hegel a lu au
cours de son séjour À Iéna l’ouvrage de Smith dans une traduction allemande de Garve. Rosenkranz nous assure
même que Hegel a lu Steuart dès son arrivée à Francfort. Voir Chambley : « Les Origines de la Pensée
économique de Hegel » in Hegel-Studien, Band 3, Bonn, 1965.
4 « Entfremdung et Entäusserung dans la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel », in Archives de Philosophie,
Paris, 1962, p. 555 et sv.
néanmoins invoquer des arguments d’ordre étymologique afin de justifier les correspondances entre
Entäusserung et extériorisation d’une part, et entre Entfremdung et aliénation d’autre part.
L’étude des occurrences au sein de la Phénoménologie va contribuer grandement à la détermination
de la signification précise des deux termes. Pour montrer le bien-fondé de cette affirmation, il
faudra creuser la question de l’épellation et de l’auto-interprétation du discours hégélien. Précisons
pourtant dès maintenant comment se présente extérieurement ce problème des occurrences. Le mot
Entäusserung est réparti à peu près régulièrement à travers toutes les parties de la Phénoménologie,
tandis que les occurrences du terme Entfremdung se concentrent en une seule et même figure du
livre, celle de l’esprit devenu étranger à soi-même 5. Qu’on [89] examine le rôle de cette figure dans
l’ensemble du livre ou qu’on l’étudie dans sa structure propre, elle renvoie à la période de l’histoire
qui s’étend de l’effondrement de l’empire romain à la Révolution Française. Dans sa matérialité
factuelle ces données permettent de situer enfin le problème de façon correcte.
C’est ainsi qu’il faut écarter la solution proposée par R. Garaudy. Celui-ci a tenté, mais sans y
parvenir de façon convaincante6, de montrer que la différence des deux termes de ce binôme
hégélien relève d’une confusion ; Hegel l’aurait introduite sous l’influence de l’époque à laquelle il
appartenait. En tenant pour inexistante cette prétendue différence entre les deux termes, Garaudy
nous promet sans doute que nous dépasserons ainsi les confusions de Hegel7 ; en fait il nous invite à
projeter la pensée de Marx dans la Phénoménologie de l'Esprit. Il est d’ailleurs intéressant de
constater que le reproche que les interprètes de Hegel se font le plus fréquemment est celui d’avoir
projeté une pensée postérieure à celle du penseur allemand dans sa Phénoménologie de l'Esprit8.
Toute approche de l’aliénation où celle-ci est traitée comme un sujet qu’on pourrait isoler afin de le
thématiser ensuite grâce à des éclairages extrinsèques au texte hégélien ne peut que mener a une
interprétation nouvelle, peut-être intéressante, mais dont la fidélité à la pensée de Hegel sera aussi
douteuse que dans le cas des interprétations déjà existantes.
Avant de démontrer qu’il faut se tourner vers la Phénoménologie de l'Esprit pour y étudier
l’aliénation en recherchant le mot qui dit la chose étant donné la quasi absence de ce thème dans les
écrits antérieurs à ce premier ouvrage systématique de Hegel, J. Gauvin pouvait donc faire à bon
droit la remarque suivante : « Il faut beaucoup de courage pour oser ne traiter de l’aliénation que
dans la Phénoménologie de l'Esprit : c’est avouer ignorer ce que tout le monde sait bien, s’en tenir
au mot et rechercher la chose, alors que [90] l’aliénation chez Hegel est le thème sans mystère
d’une abondante littérature »9.
La recherche des occurrences de Entfremdung est incontestablement un premier pas indispensable
pour qui veut s’en tenir au mot afin d’y rechercher la chose. L’analyse du rapport entre les termes
Entfremdung et Entäusserung, c’est-à-dire l’étude du binôme comme tel, ouvre une voie de
recherche dont l’issue nous a paru fort fructueuse. En effet, en anticipant dès maintenant le résultat
de l’analyse, notons que l’emploi continu de Entäusserung et sa répartition régulière sur l’ensemble
de l’œuvre, le Savoir Absolu y compris, fait déjà entrevoir que le terme n’appartient pas au
vocabulaire propre à une section ou à une figure déterminée mais fait partie, au contraire, du
vocabulaire du Savoir Absolu, sous-jacent à toute la démarche de la Phénoménologie de l'Esprit.
Dès lors l’étude du binôme Entfremdung et Entäusserung n’est rien d’autre qu’une façon concrète
d’analyser le rapport entre une figure particulière, celle de l’aliénation, et la théorie du phénomène,

5 Voir les tableaux et leur interprétation, rédigés par J. Gauvin dans l’article mentionné. En prolongeant
l’interprétation, l’occurrence 539,23 s’explique du fait que Hegel se met à l’intérieur de l’optique du chrétien pour
autant que ce dernier est resté au niveau de la représentation sans être passé au Savoir Absolu. Enfin les deux
passages de la Préface concernent ce même niveau de la représentation.
6 Voir la critique de J. Wahl dans l’annexe à Dieu est Mort, p. 432.
7 R. Garaudy : Dieu est Mort, P.U.F., Paris, 1962, p. 201.
8 O. Pöggeler a adressé ce reproche à l’ouvrage de A. Kojève. Voir : « Qu'est-ce que la Phénoménologie de
l’Esprit » in Archives de Philosophie, Paris, 1966, p. 204 et sv. R. Garaudy estime que l’interprétation de J. Wahl
tend à confondre Hegel avec Kierkegaard et que G. Lukacs a fait de Hegel un marxiste avant la lettre. Voir : Dieu
est Mort, P.U.F., Paris, p. 384.
9 J. Gauvin : Préface, p. 7 à notre étude : L'Aliénation dans la Phénoménologie de l'Esprit de G.W.F. Hegel,
D.D.B., Paris, 1970 (Col. Muséum Lessianum, section philosophique, numéro 56).
c’est-à-dire la théorie de la lisibilité du monde telle qu’elle se trouve élaborée à travers tout
l’ouvrage de Hegel. Car le savoir qui rend le monde lisible et qui sous-tend de ce fait tout le
cheminement de la phénoménologie hégélienne, concerne comme Savoir Absolu le mouvement
entier de Entäusserung. En d’autres termes, en situant Entfremdung, caractéristique de l’Ancien
Régime, par rapport à l'Entäusserung dont le mouvement explique l’histoire entière en termes qui
sont trans-historiques, nous toucherons à la relation entre l’histoire et le système que R. Kroner
proposait en 1962 à Heidelberg comme un des thèmes de la recherche hégélienne actuelle lors de la
fondation de l’Association Hegel10. Dans le présent article nous nous proposons de retracer les
grandes lignes de la justification de pareille approche et de résumer comment elle conduit au
résultat que nous venons d’anticiper.
Soulignons, enfin, l’intérêt de la perspective que nous venons d’évoquer. La philosophie hégélienne
appartient de nos jours à l’histoire. Grâce au recul dont nous disposons à l’égard de la
Phénoménologie de l'Esprit nous pouvons avancer à son propos des interrogations que l’auteur n’a
pas [91] soulevées d’une manière réfléchie et explicite. Plus précisément nous pouvons dégager
diverses structures impliquées dans l’élaboration du discours hégélien. Enfin, pour parler le langage
de Hegel lui-même, nous croyons que le discours philosophique qu’il a élaboré ‘ en-soi ’, peut
devenir à notre époque ‘ pour-soi ’ dans la mesure tout d’abord où nous réussissons une auto-
interprétation systématique du même discours.
Pour cela nous envisagerons d’abord le problème de la méthode à suivre en vue d’effectuer
l’opération élémentaire qui consiste à épeler le texte de Hegel afin de tendre à l’auto- interprétation
systématique de son discours. L’application de cette méthode au binôme de l’Entfremdung et de
l'Entäusserung nous permettra ensuite de cerner la portée exacte de l’aliénation.

I. L’originalité de la structure du texte

§ 1. L’épellation et l'auto-interprétation du discours

En réfléchissant sur l’opération élémentaire d’épeler, telle que la pratiquent les enfants qui
apprennent à lire, J. Gauvin a mis en lumière l’aspect conventionnel et dans ce sens toujours plus ou
moins arbitraire de la réalité linguistique11. Il est trop simpliste de ne voir dans l’épellation que
l’articulation successive des sons qui correspondent à la suite des caractères imprimés, afin de
pouvoir finalement synthétiser les éléments parcourus dans l’unité d’une syllabe, d’un mot ou d’une
phrase. En effet, il n’est pas possible d’épeler correctement sans avoir reconnu l’unité qu’on est en
train d’épeler ; mais reconnaître une unité revient à en saisir la signification. En outre, dès qu’on en
a saisi la signification, on se rend compte que celle-ci se laisse traduire par d’autres signes
équivalents, indice de l’aspect arbitraire de la réalité linguistique. Chaque instituteur recourt sans
cesse au dictionnaire explicatif qu’il a dans son esprit pour traduire en signes si possible mieux
connus l’unité linguistique que l’enfant vient de cerner en n’entrevoyant encore que vaguement sa
signification.
S’il reste vrai que « la langue n’est pas un mécanisme créé et agencé en vue des concepts à
exprimer »12, mais plutôt [92] une « pensée organisée dans la matière phonique » 13, le primat de la
pensée s’avère pourtant incontestable. En effet, c’est par rapport à la pensée que les mots du
langage sont choisis et enchaînés de façon relativement arbitraire ; car, Saussure l’avait déjà
reconnu, l’étude de la langue est à considérer comme une branche de la sémiologie précisément à
cause du caractère conventionnel des signes linguistiques.
Une longue fréquentation du texte de Hegel amène à reconnaître que la lettre de la Phénoménologie

10 Voir : M. Régnier : « L’Association hégélienne internationale » in Archives de Philosophie, Paris, 1962, p. 606
et sv.
11 J. Gauvin : « Plaisir et Nécessité », in Archives de Philosophie, 1965, p. 483.
12 P. de Saussure : Cours de Linguistique générale, Paris, 1968, p. 122.
13 F. de Saussure : Cours de Linguistique générale, Paris, 1968, p. 155.
de l’Esprit n’est intelligible qu’à partir de ce qui en constitue la signification, et que, en outre, cette
signification elle-même dépend de l’idée qui s’articule à travers le texte, pris comme une succession
de lettres, de mots, de phrases et d’unités rédactionnelles encore plus vastes. La signification de la
lettre qu’on aurait tendance à épeler comme exprimant à elle seule l’aliénation et la figure de
l’esprit devenu étranger à lui-même ne se révélera donc qu’au moment où on aura saisi la fonction
de cet ensemble de caractères, de mots, de phrases et de pages par rapport à l’expression de l’idée
que Hegel a voulu communiquer en écrivant la Phénoménologie de l’Esprit.
En vue d’éclairer le mieux possible le problème de ce déchiffrement qu’il faut effectuer, nous allons
l’énoncer en termes linguistiques dans le vocabulaire de R. Jakobson14.
Le déchiffrement, ici, n’a pas d’autre but que de procurer la garantie que la communication que
Hegel a voulu établir entre lui et son lecteur s’effectue sans malentendu. En effet, Hegel se présente
à nous comme le destinateur d’un message dont nous, lecteurs, sommes les destinataires. Les
facteurs constitutifs du processus de transmission, comme d’ailleurs de tout processus linguistique,
sont ceux du contexte auquel le message renvoie et du code linguistique par lequel il est verbalisé.
Dans la mesure où le message hégélien est d’ordre strictement philosophique on a le droit de se
concentrer exclusivement sur la fonction cognitive de son langage. Ce qui retiendra toute l’attention
c’est ce dont on parle, et, tout autant, le code par lequel ce dont on parle est exprimé. On y reconnaît
sans peine d’une part la fonction référentielle, d’autre part celle qui devient métalinguistique dès
qu’elle occupe un point de vue supérieur à celui du langage objet.
Comme encodeur de son message philosophique, Hegel a eu recours à un langage spécialisé. Ce
langage spécialisé [93] emprunte inévitablement ses matériaux au langage courant. Pourtant dans le
discours philosophique les matériaux acquièrent une valeur sémantique nouvelle. Ce fait doit
rappeler au décodeur les limites de l’éventuelle investigation étymologique. En effet, utile
seulement pour mener à une meilleure compréhension de la langue naturelle, la recherche
étymologique n’a plus de valeur décisive à partir du point crucial où nous avons à épeler les
éléments d’un code qui, en tant que code spécialisé, a été utilisé pour exprimer un langage
scientifique. C’est pour ce motif que nous n’avons attaché qu’une importance relative à
l’étymologie du terme Entfremdung, cherchant ailleurs ce qui peut en révéler la signification.
Il s’agit maintenant de creuser la nature du message scientifique en question. Il faudra préciser ce
dont il parle, sa fonction cognitive, afin de rejoindre la pensée hégélienne qui a commandé
l’élaboration du code technique ; ce dernier verbalise le discours philosophique, dont l’aliénation est
un chaînon. Sans doute, personne n’ignore qu’un discours philosophique contient par essence un
enchaînement de raisonnements. On sait, en outre, que la qualité d’un raisonnement est d’être
intelligible. De ce fait il faut viser à ce que le langage objet qui l’exprime assure au mieux la
clarté15.
La question portant sur la nature de ce dont Hegel parle est maintenant devenue inéluctable, car
dans l’ignorance du type de langage scientifique à communiquer on ne peut absolument rien dire du
métalangage qui sert à définir l’ensemble des unités signifiantes constitutives du corps du langage
objet. En définitive il faut apparemment déborder largement le problème de l'Entfremdung en tant
qu’élément de ce langage objet, afin de pouvoir le résoudre correctement en le confrontant à la
question décisive qui consiste à savoir ce que Hegel avait à dire dans le message total dont
l’aliénation fait partie. Par ce biais nous expliciterons en quoi consiste sa théorie de la lisibilité du
monde qui sous-tend tout le chemin de la Phénoménologie, et dont nous disions qu’elle concerne
comme Savoir Absolu le mouvement de l'Entäusserung. En d’autres termes, les exigences de
l’épellation du discours, traduites dans les termes du linguiste Jakobson, renvoient à la nécessité
d’étudier la tranche du langage objet relative à la figure de l’esprit devenu étranger à soi-même dans
son rapport au métalangage du Savoir Absolu dont l'Entäusserung fait partie.

14 R. Jakobson : Essai de Linguistique générale, tr. N. Ruwet, Paris, 1963.


15 Voir J. Gauvin et P. Haour : « Note sur les propriétés linguistiques du discours philosophique » in Archives de
Philosophie, Paris, 1965, p. 362 et sv.
[94] § 2. Un savoir scientifique

Hegel a toujours insisté sur le fait que ce dont il se proposait de parler était une science, même s’il
s’agit d’une science entièrement sui generis. Quelques six ans avant la publication de la
Phénoménologie de l'Esprit, dans sa courte préface à son écrit Differenz des Fichteschen und
Schellingschen Systems der Philosophie il avait distingué le principe de l’idéalisme authentique,
déjà présent dans la philosophie kantienne et a fortiori dans sa reprise par Fichte, de sa mise en
application dans la philosophie dite critique. Si ce que Fichte a appelé l’esprit de la philosophie
kantienne est ce qui rend la philosophie possible grâce à l’affirmation de l’identité du sujet et de
l’objet, il faut pourtant en distinguer la mise en œuvre ultérieure, où apparaît à quel point Kant lui-
même avait réduit la portée de cette identité en la bornant à ce qui permet la déduction de douze
catégories. L’effort kantien a démontré que le savoir scientifique n’était relatif ni à l’individu
singulier ni même à l’espèce humaine, car l’affirmation du transcendantal exprime une première
logicité de l’être dont il faut dire qu’elle est, dans la perspective de Kant, au-delà des notions du
sujet et de l’objet, et qu’en énonçant leur identité originaire elle forme la possibilité ou le fondement
de l’expérience. Selon l’image que Hegel emploie dans la préface à laquelle nous nous référons,
l'entendement aurait pris ainsi un bain de raison, indispensable pour que la philosophie devienne
possible. Mais en limitant l’énoncé de l’unité originaire du sujet et de l’objet à ce qui permet la
connaissance du seul phénomène, dans son opposition au noumène, Kant nous fait clairement voir
qu’il comprend cette identité de façon encore très restreinte.
Le principe de l’idéalisme rejoint le besoin du temps ; Hegel y reviendra dans la Préface à sa
Phénoménologie où il décrit son temps comme une époque de transformation. Dans un saut
qualitatif16 l’esprit est entré dans une nouvelle période ; dorénavant on comprend que la seule figure
véritable dans laquelle la vérité peut exister est celle du système scientifique de cette vérité 17. Cela,
Fichte l’avait compris. On en trouve l’indice jusque dans le titre Wissenschaftlehre, qu’il a choisi
pour résumer sa philosophie. Dans sa préface à La Différence entre le Système de Fichte et celui de
Schelling, Hegel note encore à ce propos que c’est bien la raison pour [95] laquelle le système de
Fichte « fait époque » mais hélas sans avoir « fait fortune ».
La nuance est importante. Un système fait époque dès lors que même ses adversaires ne peuvent
plus éviter de recourir au principe qui est à la base de ce système. Mais un système fait fortune s’il
polarise en quelque sorte un besoin plus universel de la philosophie. Hegel explique ce qu’il faut
entendre par là. Un système est accueilli spontanément si ce qu’il exprime de façon systématique
rejoint ce que l’intérieur des consciences enferme comme vérité. Mais comme ce besoin universel
est incapable de s’engendrer tout seul à la philosophie, il faut donc l’élaboration d’un système.
C’est cette tâche que Hegel s’est proposé de mener à bien.
Déjà dans une lettre de 1800 adressée à Schelling, à ce moment l’ami préféré, Hegel avait exposé
ses projets philosophiques. Il y précise que son idéal de jeunesse doit devenir une forme de
réflexion qui se transforme en un système. L’interrogation qu’il se pose est celle de trouver un
moyen qui permette d’agir vraiment sur la vie des hommes. C’est ce même projet qu’il annonce à
nouveau dans la Préface à la Phénoménologie : faire retour sur l’homme dans sa conscience naïve
avec la volonté de mener à bonne fin « la tâche de conduire l’individu de son état mental jusqu’au
savoir »18.
Il suffit en effet de lire l'Encyclopédie des Sciences philosophiques pour être frappé par l’allure
systématique, et donc franchement anti-kantienne de l’ouvrage. Kant n’a-t-il pas pas conclu à
l’impossibilité d’instaurer cette « Science Philosophique » qui a toujours été l’enjeu de la pensée
hégélienne et dont la Phénoménologie contient la première élaboration ?
Sans doute les trois critiques kantiennes tendent, elles aussi, à une élucidation de l’homme en
suivant les trois axes qu’on connaît : la dimension noétique, la dimension pratique et la dimension

16 15,34 (le premier chiffre renvoie à la page, le second à la ligne de l’édition allemande de J. Hoffmeister - F.
Meiner).
17 12,10 à 11.
18 26,25 à 26.
esthétique. Si Kant avait espéré aboutir au niveau de cette dernière à la synthèse des deux
précédentes, nul n’ignore qu’il n’y avait réussi que dans la sphère du sentiment artistique.
C’est cette voie ouverte par Kant vers une philosophie d’allure anthropologique, centrée sur le
problème de l’homme dans son rapport à l’univers que va prendre Hegel. Il n’a d’autre ambition
que de l’explorer jusqu’au bout. Par là, il est convaincu qu’il aboutira à réaliser une métaphysique,
c’est-à-dire à élaborer un système classique, ce que Kant estimait impossible. En faisant intervenir
l’histoire pour relier [96] les différents axes anthropologiques déjà indiqués par Kant, Hegel estime
pouvoir justifier son dessein d’élaborer un nouveau système. Cette certitude hégélienne permet de
saisir toute la portée du texte qu’on trouve dans la préface à la Phénoménologie de l'Esprit
concernant la rencontre de la double nécessité 19. Il y a une nécessité que le savoir soit science qui
est inscrite dans la nature même du savoir. La nécessité extérieure ne fait pas nombre avec la
première ; elle consiste dans la démonstration que le temps de Hegel rend possible l’élévation de la
philosophie à sa forme scientifique.
Aux yeux de Hegel son époque possède une virtualité spéciale. L’année 1807, date à laquelle il
achève sa Phénoménologie, peut être lue comme le résultat d’un devenir historique de la société.
De ce fait le philosophe a maintenant la possibilité de faire intervenir la dimension historique dans
l’approche d’une philosophie anthropologique, celle-là même que Kant avait projetée sans pouvoir
la mener à terme, faute de cet axe unificateur qu’est l’histoire.

II. La Portée de l’aliénation

§ 1. L'Aliénation au sein de la structure de la Phénoménologie

Il a fallu établir tout d’abord qu’il y a moyen de lire avec précision chacune des articulations de la
Phénoménologie sur le fond de l’idée que nous livre l’ensemble de l’ouvrage 20. Maintenant, en
prêtant attention à l’extrême rigueur de l’emploi du terme « aliénation » chez Hegel, il devient
possible de dissiper bon nombre d’équivoques. Les termes Entfremdung, sich entfremden, et
entfremdet, en effet, apparaissent régulièrement et fréquemment, en moyenne une fois par page,
dans la figure intitulée « l’esprit devenu étranger à soi-même ». Dans le reste du livre on relève tout
au plus une dizaine d’occurrences de ces mêmes termes et l’examen approfondi de cette dizaine de
passages fait voir qu’il s’agit chaque fois soit d’une annonce soit d’une reprise de ce qui est l’enjeu
de la figure de l’esprit devenu étranger à soi-même.
Il faut en conclure que la portée de l’aliénation est limitée à une figure déterminée de la
Phénoménologie et que de ce [97] fait l’étude de l’aliénation coïncide tout d’abord avec celle qui
détermine le rôle de cette série particulière de dialectiques dans l’ensemble du discours hégélien.
Une fois cela compris, on ne peut plus identifier l’aliénation au « malheur de la conscience »21, pas
plus qu’on ne peut projeter dans la lutte du maître et de l’esclave une lutte des classes quelconque :
pareilles interprétations ne tiennent pas compte de l’incidence organique de ces figures à étudier sur
le tout du cheminement systématique qui fait l’originalité de la démarche philosophique de Hegel.
Hegel lui-même nous vient en aide pour préciser la structure organique des masses rédactionnelles à
travers lesquelles l’idée s’articule. On sait que la Phénoménologie de l'Esprit se divise en sections et
en figures. Les sections indiquent le point de vue à partir duquel on considère la réalité ; elles se
subdivisent en figures. Les figures, elles, expriment autant d’unités d’expérience. Dans son
introduction à la section « Religion »22 Hegel élabore formellement la théorie qui régit cette
articulation. Il y distingue d’une part la conscience proprement dite de l’esprit et d’autre part la
conscience de soi de l’esprit. Ce qui précède la religion est l’esprit dans son monde, la manifestation
19 12,15 à 27
20 L’enchaînement des masses rédactionnelles a été étudié par P.J. Labarrière : Structures et Mouvement
dialectique dans la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, surtout la deuxième partie « L’organisation des
expériences », Aubier, col. Analyse et Raison, Paris, 1968.
21 Voir J. Wahl : Le Malheur de la Conscience dans la Philosophie de Hegel, Paris, 1929.
22 476,32 à 477,14
de la totalité de l’esprit en tant qu’il se révèle sous forme de monde ou dans l’autre de lui-même, ce
qui s’oppose au mouvement par lequel l’esprit se révèle sous forme de soi, en se donnant à
connaître pour ce qu’il est dans l’autre de ce qu’il est. De part et d’autre il s’agit donc de la seule et
unique réalité consciente, celle de l’histoire considérée tantôt sous son angle mondain et tantôt sous
l’angle de son fondement religieux.
En outre, ce texte situe la portée de la section « Esprit » par rapport aux trois sections qui la
précèdent. Hegel avait déjà transposé ce problème en langage logique dès l’introduction à la section
« Esprit »23. Les trois premières sections n’ont pas de consistance en elles-mêmes ; elles sont du fait
que l’esprit s’analyse, qu’il distingue ses propres moments et qu’il s’attarde à ses moments
singuliers et encore abstraits. Dès lors toute la démarche qui isole ces divers points de vue
présuppose déjà l’esprit. Celui-ci seul procure l’existence concrète à ses moments unilatéraux. En
les parcourant, le philosophe ne peut que se rendre compte qu’ils sont seulement [98] des moments
de l'esprit, lequel est leur essence, et que le mouvement qui anime le parcours à effectuer culmine
de ce fait dans leur réintégration. Il faut avoir atteint la prise de conscience de « l'homme-conscient-
de-lui-même-dans-sa-vie-active-dans le monde »24 pour avoir accès à l'axe historique qui permettra
de réintégrer et d'unifier les divers aspects unilatéraux antérieurement élaborés, dans lesquels on
reconnaît sans peine les facteurs équivalents aux axes anthropologiques de la philosophie kantienne.
Ce n'est qu'en entrant dans la figure de l'esprit immédiat, premier type de société humaine et
historique, qu'on rejoint l'homme concret ; cette figure apparaît comme le moment qui réassume
tout ce qui précède, mais elle est également l'élément dynamique qui se déploie lui-même par
nécessité interne en section nouvelle, c'est-à-dire en succession de divers types de sociétés
historiques.
Dans le texte déjà invoqué de l'introduction à la section « Religion », Hegel ne se contente pas de
préciser qu'il s'agit dans cette nouvelle section du même tissu historique déjà considéré sous un
angle différent dans la section « Esprit ». Les deux points de vue, d'une part celui de l'Esprit dans
son monde et d'autre part celui de l'Esprit en lui-même, ne se succèdent que dans l'ordre logique et
sont coextensifs à une même réalité historique 25. Hegel nous avertit en outre que les sections
antérieures à celles de l'« Esprit » et de la « Religion » ne fournissent que des points de vue
particuliers sur cette réalité historique sans être elles-mêmes directement des analyses historiques. Il
note enfin que ce passage concernant l'articulation de la Phénoménologie de l'Esprit contient un
syllogisme : en effet, après avoir parlé de l'universalité de l'Esprit, Hegel a identifié les sections au
moment de la détermination. Mais en descendant de son universalité, à travers ces moments, l'Esprit
trouve enfin sa forme singulière dans ce que Hegel appelle les figures au sein des sections.
[99] Par opposition aux sections qui constituent des points de vue sur la réalité à parcourir, les
figures portent donc en elles-mêmes toute la puissance qui les rend susceptibles d’exister dans le
temps, car la totalité de l’esprit se présente en chacune d’elles sous un de ses modes singuliers. On
ne peut pourtant pas en conclure que toute figure est effectivement historique, mais uniquement
qu’elle est susceptible de l’être. Son expression historique effective sera retardée dans la mesure où
elle appartient à une section qui reste encore abstraite, et seules les figures de la section « Esprit »,
en tant que cette section réassume tous les points de vue et mène ainsi à la conscience proprement
dite de l’esprit, sont de véritables tranches d’histoire. L’aliénation est donc réduite à l’une de ces
tranches de l’histoire, celle qui concerne la lecture dialectique d’un genre de société historique dont
l’Ancien Régime, qui culmine dans la situation pré-révolutionnaire du dix-huitième siècle, était
pour Hegel l’exemple typique. Par conséquent, l’optique propre que Hegel a élaboré dans la

23 314,?? à 315,3
24 A. Kojève : Introduction à la Lecture de Hegel, Paris, 1947, p. 217.
25 On en trouve une confirmation dans le texte que Hegel consacre à l'unification des deux réconciliations ; il en
énonce la nécessité en 553,18 à 24 et la réalisation en 555,35 à 42.
En bref, l'esprit dans sa conscience atteint sa forme spirituelle première, mais encore vide de tout contenu, dans la
figure du Mal et de son Pardon, à la fin de la section « Esprit », tandis que l'esprit dans sa conscience de soi atteint
son contenu total, mais cette fois-ci dans une insuffisance formelle, dans la figure du Christ ressuscité en
communauté. Le Savoir Absolu est atteint comme l'unité, la réconciliation et l'adéquation du contenu total d'une
part et de la forme parfaite d'autre part.
Phénoménologie de l'Esprit relativise singulièrement la portée de l'Entfremdung. Celle-ci a trait à
une forme de la liberté dans l’histoire, à une seule de ses réalisations ; qui plus est, nous le verrons,
elle est une réalisation de la liberté sous mode de sa négation.
Avant de passer à l’analyse de la façon concrète dont la liberté est niée par l’aliénation, disons
brièvement en quoi l'Entäusserung est de nature bien différente. En tant que terme qui relève du
Savoir Absolu, l’extériorisation explique l’histoire et nous aide à comprendre ce qu’est la liberté au
sens authentiquement hégélien. En effet, du fait que l’extériorisation exprime le passage au Savoir
Absolu et rend ainsi le monde historique lisible, elle lui donne sa dimension ultime qui consiste à
être référé à ce Savoir qui saisit la phénoménalité comme phénoménalité, et qui du même coup
arrache à cette phénoménalité. A ce niveau, l’extériorisation est la liberté qui pose la choséité, elle
est donc un agir qui n’est pas conditionné par un objet préexistant.
Les perspectives hégéliennes concernant cet agir radical ou cette liberté qui pose la nécessité et qui
rend le monde intelligible parce que apte à être lu dans une lecture du sens, ces perspectives
réapparaissent clairement au terme de la Phénoménologie. En effet, voulant montrer le progrès
réalisé dans le Savoir Absolu par rapport à la religion révélée, Hegel insiste sur le fait qu’alors la
représentation maintenait une certaine distance entre le contenu vrai de la religion et le soi. Par là
même la réconciliation dernière n’était pas encore [100] réalisée par la conscience de soi d’un
chacun ; mais elle le devient dès que le contenu vrai trouve sa forme adéquate dans l’ultime figure
de la section Esprit. Dans cette optique, la réconciliation est vécue par l’homme lui-même dans sa
relation intrinsèque au Dieu qui se fait homme, et cette réconciliation est un savoir qui est un agir26.
A l’autre extrême de la Phénoménologie, dès la première position que la conscience a faite de soi
comme choséité, il apparaissait déjà implicitement que toute conception d’un agir opérant sur
quelque chose de préexistant doit être niée. Qu’on songe à la conscience malheureuse. Son
extériorisation était déjà le renoncement à la pure intériorité de l’être-pour-soi par suite de
l’abandon réel de la particularité. En effet, cet abandon permettait à la conscience de soi de se poser
dans l’objectivité comme singularité supprimée identique à l’universalité de la raison. Sans doute,
ce mouvement exigeait d’être complété ; il fallait que la conscience de soi recherche sa propre
infinité dans la réalité objective et qu’elle prouve à travers le jugement infini bien compris que le
monde effectif est elle-même27.
De même, à mi-chemin de la Phénoménologie, on rencontre encore une nouvelle attestation de cette
radicalité de l’agir qui constitue avec la discursivité parfaite du savoir scientifique un seul et même
acte. Elle apparaît dans la reprise de la catégorie, qui est l’égalité première du Je et de la Chose, au
moment où il faut que cette catégorie devienne la chose même 28. D’une part la chose même est cet
espace infini dans lequel toute la dialectique de l’histoire va se jouer. D’autre part, Hegel dit d’elle
qu’elle est un agir qui n’est pas conditionné par le monde dans la mesure même où elle dessine la
lisibilité du monde en son devenir. Hegel mentionne d’ailleurs explicitement cette détermination de
la « chose même » qui l’identifie à un agir qui dans la section « Esprit » se révèle comme le devenir
du monde en marche vers les conditions de transparence nécessaires pour que s’instaure une
lisibilité intégrale29.
Bref, Hegel a résolu d’une façon originale le problème fondamental de la position de la choséité en
l’expliquant par [101] le mouvement de l'Entäusserung. Celle-ci reçoit la coloration propre à
l'Entfremdung exclusivement à partir de l’arrachement à l’immédiateté de l’esprit vrai jusqu’au
surgissement de la figure de l’esprit moral, acquis à travers l’expérience de la liberté et de la terreur.

26 556,2 à 9
27 Voir 252,22 et 253,2 à 6. Dans le texte du Savoir Absolu qui reprend le jugement infini (550,42 à 551,9), le
philosophe arrache la conscience elle-même à l’abstraction qui la caractérisait inévitablement au moment du
premier surgissement du jugement infini.
28 300,40 à 301,14
29 294,41 à 295,8
§ 2. La Structure interne de l'aliénation

L’aliénation concerne donc une époque bien déterminée : elle surgit avec l’effondrement de
l’empire romain, et elle est réellement dépassée dans le passage à la vérité contenue dans la
Révolution Française, c’est-à-dire dans le moralisme kantien.
Nous sortons d’un monde où, grâce à l’assomption sociale de l’union naturelle de l’homme et de la
femme, l’individu appartenait à une double sphère : celle de la singularité immédiatement réalisée
dans la famille et celle de l’universalité immédiatement réalisée dans la communauté politique. Ce
monde de l’Esprit vrai est un monde humain et un monde de liberté. S’il n’est pas définitif, ce n’est
point parce que ce monde serait aliéné. En effet, l’aliénation ne concerne que la nouvelle position de
la liberté qui est précisément corrélative du nécessaire arrachement de l’esprit à son immédiateté.
L’agir éthique qui s’inspire d’une confiance compacte dans les faits et qui les identifie aux valeurs,
entraîne comme résultat la rupture de l’équilibre entre la double sphère de la singularité et de
l’universalité. Il fait apparaître la triple faille de cette société dont nous avons fait ailleurs une
analyse structurale30. Cette rupture d’équilibre se confond avec l’apparition du Soi sous l’aspect où
il était antérieurement encore non reconnu, c’est-à-dire sous l’aspect où l’individu est en-et-pour-soi
conscient de la valeur universelle de sa singularité. Cette prise de conscience est le principe de
l’ordre juridique qui caractérise l’empire romain.
Initialement le droit s’avère exclusivement nominal. Il est une pure proclamation et les faits
manifestent que l’arbitraire règne en maître au niveau de la réalité concrète. En effet, la cité, comme
lieu capable d’intégration possible, est morte, et ce qui a survécu, c’est le citoyen muni d’un titre
sans signification effective. Parce que l’individu n’est que de jure couvert par le droit tout en étant
de facto livré à l’arbitraire, il se rend compte forcément que dans ce type de société [102] la
proclamation du droit va de pair avec une non-intégration flagrante. L'homme n'est plus donné
immédiatement à lui-même comme ayant de la valeur. Il faut remédier à cette contradiction de l'Etat
du droit nominal. L'esprit devenu étranger à soi-même n'est rien d'autre que l'intériorisation de cette
contradiction, et par le fait même son dépassement31.
L'homme n'a plus qu'un idéal de l'ordre ; celui-ci ne lui est pas donné immédiatement ; il doit le
réaliser. Autant dire que l'homme devient conscient qu'il doit devenir ; parce qu'il n'a plus aucune
signification de fait, il doit devenir cette signification dans un monde à construire - le monde de la
culture. Ainsi, quand Hegel décrira la faillite de la culture il ne se laissera pas influencer par la
nostalgie de J.J. Rousseau32. Il n'y a pas de nature ni d'innocence à opposer au mouvement
indispensable de la culture. Celle-ci constitue une étape essentiellement du mouvement de la
position de la liberté ; elle fait partie de l'Entäusserung de l'Esprit dont Hegel a défini la réalité
profonde dès le début de la section du même nom33.
Cette définition de l'esprit le présente comme une unité première par rapport à toutes les distorsions
qui réapparaîtront en son sein car il est le dépassement acquis de l'opposition antérieure entre le
monde qui se trouvait du côté de l'objectivité et la conscience de soi caractérisée par son intériorité
subjective. Désormais il n'y a plus que l'esprit présent à lui-même. La suppression de cette
opposition indiquait que le niveau du devenir social comme tel était atteint. Il ne sera plus question
de sortir de cette perspective.
Sans doute la première réalisation de ce Soi de l'Esprit, celle de l'immédiateté dans laquelle le soi de
la conscience du monde est présent pour soi comme ensemble de mœurs, s'est effondrée.
L'ensemble du devenir social est retourné dans le Soi juridique, unité contradictoire d'une validité

30 « La Morale en Mutation », in La Revue du Clergé Africain, Mayidi, sept. 1969, p. 507 à 530.
31 C'est ici que R. Garaudy essaie de niveler le niveau dialectique de l'Etat du droit, d'une part, et de l'esprit
devenu étranger à soi-même, d'autre part, s'interdisant du même coup de saisir la distinction entre l'extériorisation
et l'aliénation. J. Wahl l'a souligné en faisant remarquer : « Vous dites, d'une part que Hegel a de plus en plus le
sentiment que les contradictions de la société dans laquelle il vit sont insurmontables, et d'autre part qu'il n'a pas
d'illusions sur le caractère illusoire des progrès accomplis jusqu'ici, et nous pouvons nous demander si l'idée de
contradiction insurmontable est bien une idée conforme à l'Esprit de Hegel » : Dieu est Mort, Paris, 1962, p. 432.
32 374,20 à 31
33 314,? à 30
qui ne concerne que l'homme dans son en-soi et d'un vaste tohu-bohu qui ne fait aucunement droit à
la personne. Dès lors le [103] Soi qui intériorise cette contradiction ne peut que procéder à une
opération négative sur lui-même. C'est dans cette opération négative que se pose le Soi de la
culture, seconde figure qui apparaît en s'arrachant à l'immédiateté naturelle caractéristique de ce
qu'a été la première figure de l'Esprit. L'homme y sort de ce qu'il est immédiatement, il va au-devant
de soi car il est devenu pour lui-même un futur.
La structure de l'Esprit devenu étranger à lui-même se laisse maintenant préciser sans peine.
Dorénavant l'homme tend vers lui-même au travers d'un devenir. Cet énoncé n'exprime pas
seulement toute la partie négative de la lecture, mais rappelle également l'idéal visé. Il s'agit surtout
de saisir le rôle assumé par ce qu'on vient d'appeler un idéal. L'homme qui s'arrache à ce qui était la
forme de sociabilité immédiate, encore régie par les déterminations naturelles, introduit une
opposition entre l'exigence qui est la sienne d'une validité nouvelle de l'individu dans la substance
sociale et les faits. Pourtant il surmonte en même temps cette opposition dans la mesure où il voit
bien qu'il faut tendre vers l'idéal. En effet, celui-ci a le double aspect d'être encore à distance et
d'être déjà présent comme norme d'action.
Par l'idéal, nous entendons ce qui sans doute sera considéré, dans la société que l'on construit,
comme le fondement de toutes les réalisations, mais comme un fondement qui est transcendant à
ces réalisations. Pour Hegel, tout le paradoxe de l'Ancien Régime est là. Il s'agit d'une société qui se
pense sans cesse comme stable en se référant aux valeurs transcendantes qui fondent chacune de ses
réalisations, mais qui par ailleurs est en évolution constante car tout le cheminement du désordre
vers l'ordre reste continuellement à effectuer.
L'opposition qu'on vient d'introduire, tout en la surmontant, entre l'idéal et les faits se reflète dans le
dédoublement d'une conscience pure, consciente de la réconciliation idéale, et d'une conscience
effective, consciente des faits. Cette dernière ne peut qu'évoluer sans cesse dans la mesure où elle se
pose et se rencontre dans une objectivité nouvelle, ayant toujours les valeurs devant les yeux sans
pouvoir les réaliser jamais. En effet, les valeurs, celles qui permettent de vivre pour le bien commun
et celles qui garantissent la réussite de la vie singulière, ne sont plus réalisables dans la double
sphère offerte par la nature, celle du groupe humain basé sur les coutumes communes (la cité) et
celle de la famille. Dès lors, au lieu de ces réalités concrètes, l'homme n'a devant les yeux que des
idées abstraites : l'idée d'un Etat qui prétend assurer à l'homme sa reconnaissance comme être
universel et [104] social, l'idée de la richesse qui lui promet cette même reconnaissance comme être
singulier ou privé. La dimension politique et la dimension économique seront les deux piliers de
cette société. Mais en fait, à l'opposé de la cité et de la famille, l'économique et le politique ne
constituent immédiatement rien d'organique. Au contraire, leurs deux sphères sont distinctes, à tel
point qu'il est indigne pour le noble de s'occuper de commerce ou de travailler. Ces tâches
incombent aux vilains, tandis que les nobles se dévouent pour le bien commun jusqu'à risquer leur
vie à la guerre. Ce jugement de valeur se traduit même dans le langage usuel. N'est-il pas vilain
d'être ordonné à s'approprier de façon toujours particulière de la richesse ? N'est-il pas noble
d'accepter le sacrifice de sa vie pour promouvoir le bien de tous ?
L'ordre ne sera pleinement promu qu'avec l'apparition d'un monarque absolu. Mais pour que puisse
s'instaurer un roi reconnu comme monarque de plein droit, de par Dieu, il faut que les nobles, qui
ont survécu au danger, aient sacrifié d'une façon nouvelle leur dignité réelle en devenant des
courtisans. Le roi se dit le principe de l'ordre, il s'identifie à l'Etat ; il oublie ainsi la genèse réelle de
son pouvoir qu'il doit au langage flatteur de la cour qui l'acclame.
Ces quelques traits fort généraux à propos de l'évolution de cette société suffisent à faire
comprendre le renversement de toutes les valeurs sur lesquelles se fondait l'Ancien Régime. En fait
le monarque n'a pas d'autre force que la richesse de sa trésorerie qui lui permet d'acheter les nobles
et de se maintenir au milieu d'intrigues continuelles. La noblesse s'acquiert dorénavant non pas en
vertu d'un sacrifice quelconque mais par droit de naissance. L'aristocratie exploite vilainement ses
privilèges. Parmi les vilains, privés de tout, s'installe un climat pré-révolutionnaire.
Toutes les déterminations qui constituent l'extériorité du Soi culturel passent donc radicalement
dans les déterminations opposées. Personne n'a sans doute mieux décrit le non-sens auquel aboutit
l'Ancien Régime que Diderot : Le Neveu de Rameau est bien le porte-parole de l'esprit
révolutionnaire qui s'exprime dans le langage du déchirement. Dans ce roman est démontré à
l'évidence l'inanité de toutes les valeurs.
Ces notations rapides consacrées aux dialectiques essentielles de cette partie de l’œuvre n'ont
d'autre but que de rendre compréhensible ce qu'est concrètement la structure de l'Esprit devenu
étranger à soi-même. Pourtant cette extériorité du Soi n'est pas initialement reconnue comme le
passage [105] de l'Esprit dans son être-autre. En d'autres termes le mouvement de la dialectique qui
sous-tend la figure de l'Esprit devenu étranger à soi-même devra dissiper graduellement la forme de
l'aliénation qui est la seule que l'homme éprouve aussi longtemps que l'extériorité sur laquelle
l'aliénation vient se greffer n'est pas reconnue par lui pour ce qu'elle est : la position de lui-même
dans l'autre de lui-même qui est son autre. En somme, parce que l'opposition entre une conscience
pure d'une part et une conscience effective d'autre part exprime l'aliénation englobante de toute la
figure, le mouvement dialectique, capable de la dissiper, n'aura atteint son terme qu'au moment où
le ciel de l'idéal sera ramené sur la terre des réalités effectives.
Dans le langage du déchirement, le Soi de la culture a non seulement pleinement réussi à se poser et
à se rencontrer en dehors de soi, mais en outre, il se reçoit lui-même comme absolument vain, car
toutes ses déterminations passent dans leur contraire ; au dix-huitième siècle l'esprit devenu étranger
à soi-même prend la forme de cette absolue vanité. En se sachant enfin pouvoir de dire la
contradiction de tout, il s'affirme comme pure égalité à soi au sein même de son absolu
déchirement. Pourtant ce retour de l'esprit dans le Soi simple ne signifie pas qu'il s'accomplisse dans
son terme achevé. Car le monde de la culture, sans doute, est retourné en lui-même comme le Soi
égal à soi-même dans l'absolu déchirement, mais ce retour est identiquement le rebondissement de
la dialectique, un rebondissement qui a fait problème aux commentateurs34. Hegel avait pourtant
dans son langage technique démontré avec une clarté remarquable qu'il ne pouvait en être qu'ainsi35.
En fait, les dialectiques consacrées à la foi et à la pure intellection doivent faire suite au langage du
déchirement comme une relecture, à un niveau d'intelligence plus profond, de la même période
historique déjà analysée dans les dialectiques concernant la culture. Il s'agit d'une relecture qui
s'impose et qui ne devient possible qu'au moment où la culture est allée jusqu'au bout d'elle-même.
C'est seulement au terme du dix-huitième siècle que devient possible la [106] mise au jour des
aspects constitutifs de la culture et du même coup l'exigence de les considérer enfin en eux-mêmes.
La foi a été présente dès le début comme élément constitutif du royaume de la culture. Car tout au
long des dialectiques qui sont consacrées à la culture l'ordre effectif est déjà conçu comme fondée
sur une réconciliation idéale. Cette dernière est par définition en-dehors de l'effectivité, quoi qu'elle
soit référée à celle-ci. L'idéal reste l'idéal, et, dans la mesure où l'idéal reste différent du monde réel,
l'individu a la possibilité de rechercher une certaine cohérence universelle au niveau de l'effectivité
même. Ainsi la culture n'est rien d'autre que l'enchaînement d'une série d'options pour cet idéal dans
le monde de la part de l'homme qui pense dans un monde et qui vit dans un autre, c'est-à-dire de la
part d'un homme aliéné. Dès lors aucune de ces options ne réussit à englober tous les éléments ni à
construire la réconciliation du singulier et de l'universel au niveau de l'effectivité. Au contraire,
toutes les options de la culture se révèlent des visées particulières, et ce qu'elles promeuvent
unilatéralement se renverse dans son contraire. L'ensemble de toutes ces options débouche sur un
déchirement radical.
Les problèmes soulevés par Hegel sont bien ceux qui seront repris par Marx ; aliénation religieuse,
aliénation politique, aliénation sociale et économique. Pourtant au moment même où le concept de
la culture est acquis et avant d'aborder l'opposition entre la foi et la pure intellection, Hegel
s'empresse de définir la foi qui est en jeu 36 en insistant sur le fait que tout fondement de la religion
fait encore défaut à pareille foi. Remarquons, pour ne pas être induits en erreur par la signification

34 Ainsi Hippolyte écrit dans sa traduction de la Phénoménologie de l'Esprit : « Il est difficile d'interpréter
historiquement cette transition », t. II, p. 83. J. Hollak va jusqu'à prétendre que Hegel aurait commis une faute de
logique. Voir : « De Structuur van Hegels Wijsbegeerte », in Tijdschrift voor Filosofie, Louvain, 1962, p. 461.
35 374,33 à 375,3
36 377,3? et 36
actuelle des termes « foi » et « religion », que ce fondement nous sera révélé dans la section
« Religion » comme ce dont procèdent aussi bien le subjectif que l'objectif. Ceci deviendra clair au
fur et à mesure que l'acte philosophique de Hegel montrera que l'Absolu pose l'histoire humaine
comme son autre. En l'absence de ce fondement, Hegel définit la foi uniquement par l'appel à une
conscience pure, liée à la conscience effective puisqu'elle se définit comme fuite par rapport à elle.
La critique ne porte donc nullement sur le christianisme dans ce qu'il est en lui-même, mais bien sur
le rôle qu'il a joué dans le mesure où il a servi de fondement sacro-saint à la société hiérarchique de
l'Ancien Régime. La critique hégélienne porte sur ce que Marx appellera à son tour l'Etat chrétien.
[107] On vient de voir que dans cette société hiérarchique où le transcendant est posé comme
fondement de l'ordre réel on passe par une série d'options qui s'identifient à la promotion de visées
particulières. Dès lors ces dernières ne peuvent que se renverser dans leur contraire. En fait, on se
trouve devant une société où certains représentent de droit une valeur qui les met en haut de
l'échelle, tandis que d'autres sont relégués par ce même droit aux degrés inférieurs. La contradiction
de la société hiérarchique tient dans le fait que les valeurs sont par définition universelles, tandis
qu'en fait elles sont accaparées par certains auxquels elles servent de justification pour se mettre au-
dessus des autres. En un mot. dès l'effondrement de l'équilibre immédiat de l'homme dans sa
société, l'individu, au lieu d'avoir immédiatement valeur, doit tendre vers l'homme. L'Ancien
Régime pose le problème de savoir ce qu'est l'homme qu'il faut devenir. Au cours de cette période
on fait l'expérience que le mot ʻ homme ʼ perd tout son sens dès que la présence des valeurs à
réaliser joue un rôle discriminatoire et non-universalisant parmi les hommes. Dans la mesure où
cette prise de conscience va animer la Révolution Française, celle-ci aura une base métaphysique.
La saisie du terme de la culture qui révélera son nécessaire dépassement, se fait en deux étapes,
parce que la fuite elle-même du royaume des réalités effectives impliquait immédiatement en soi
une double direction37. La première direction est celle où l'unité idéale, conçue par la conscience
pure, est le terme vers lequel la conscience effective est en marche : un idéal en référence au monde
effectif. Mais au moment où la conscience effective a atteint le terme de cette marche, elle se saisit
comme jugement qui prononce la vanité de la culture à partir d'un monde auquel elle appartient
uniquement pour en faire la critique. En outre, cette conscience saisit ce concept de la culture dans
son opposition à l'idéal de la foi, supposé comme réconciliation idéale sous-jacente au mouvement
de la culture. Ainsi réémerge le problème de la fuite du royaume des réalités effectives dans une
deuxième direction. En d'autres termes avec l'esprit de la critique radicale (celui du Neveu de
Rameau) qui ne proclame que la vanité de tout objet de la conscience effective, apparaît
explicitement que les dialectiques du royaume de la culture, étaient fondées sur l'affirmation de
l'existence d'un monde de valeurs en lui-même.
[108] L'esprit critique continue sur sa lancée et pénètre également le monde de la foi ou la
réconciliation existante de droit en dehors de l'effectivité mais référée à elle. Ainsi la pure
intellection passe à côté de ce qui est l'essence de la foi. Pourtant sa critique porte dans la mesure où
l'Aufklärung démontre que l'opposition entre le droit et les faits resurgit au sein même de la foi.
Celle-ci fait intervenir des faits, elle s'appuie sur la positivité de la religion, là où il s'agit de fonder
le droit comme droit en lui-même. La foi est donc conditionnée par le monde effectif dont elle est la
fuite, elle reste abstraite, tout comme l'est d'ailleurs l'Aufklärung qui maintient en dehors d'elle-
même la dimension de l'absolu projeté dans la foi. Le retour de ces deux aspects d'un même esprit,
resté étranger à soi-même, dans leur unité se fait dans la figure de l'utilité.
Kant lui-même a vu dans l'Aufklärung la sortie de l'homme hors de son état de minorité. Devenir
homme, c'est inaugurer le règne universel de la raison et combattre la superstition invoquée comme
fondement sacro-saint d'une société hiérarchique dont nous avons déjà démontré le caractère
insensé. On comprend que cette critique mène au concept de l'utilité.
L'utilité saisit que le fait n'est fait qu'en étant intrinsèquement relatif. Mais il n'est plus relatif à une
valeur en dehors de lui ; il est entièrement relatif aux faits. Etre relatif aux faits est la valeur même
de l'utile. Cette formule exprime que toute extériorité et que toute opposition de fait à l'égard de la
valeur est résorbée dans la saisie de tout comme utile. Il s'agit bien là de la vision du monde que

37 374,?? à 375, ?
l'Aufklärung essaie de substituer à celle du christianisme. Parce que l'Absolu est éloigné comme un
Etre suprême inconnaissable et absolument transcendant, le monde de la terre est relatif à l'homme
et celui-ci est relatif à son semblable. Dire : tout est utile à tout c'est identiquement dire que tout est
relatif à tout ici sur terre. Il suffit de s'en rendre compte pour apercevoir la possibilité nouvelle de la
position de la liberté. Dorénavant l'homme peut faire de sa vie terrestre ce qu'il veut en se faisant
comme il veut se poser, c'est-à-dire en se posant comme radicalement libre.
Pourtant, la saisie de toute la réalité dans sa structure de relativité n'est que le second moment du
Savoir Absolu. L'Aufklärung arrivée à sa vérité croit donc à tort qu'elle a constitué une société
totalement lucide sur elle-même. La tragédie de la Révolution Française est déjà annoncée. En
posant l'utilité comme le droit et en assumant cette relativité sous forme de liberté, la Révolution
Française ne pourra que [109] donner naissance à la Terreur. En fondant le droit sur l'utile, elle n'a
pas fondé le droit de façon absolue. Au moment où la proclamation de la liberté absolue se traduit
par la mise en action aussi intense qu'arbitraire de la guillotine, l'homme est aliéné sans plus.
Pourtant, au-delà de cet échec apparent se dessine une vérité acquise. La réponse au problème
métaphysique de l'homme est entrevue. Maintenant l'homme sait qu'il doit, pour devenir homme,
être libre. Il sait que l'homme a toujours vécu d'une liberté concrète mais qu'en prenant conscience
de la liberté, radicale il n'a pu inscrire dans les faits que la mort. La liberté, parce qu'elle est déjà
présente dans l'homme, ne peut donc se présenter à lui que comme la loi de son être qu'il a toujours
à réaliser. La liberté ne prendra jamais corps dans une société concrète ; elle restera inévitablement
un horizon et un avenir. Ainsi Hegel ne voit à cet instant d'autre dépassement possible de l'aliénation
que dans l'adhésion à ce qu'il y a de vrai dans la critique de la raison pratique de Kant. La liberté ne
peut pas être rabaissée à l'ordre exclusivement phénoménal. Sans doute, ce résultat est provisoire. Il
s'agira ensuite pour Hegel de déterminer les normes de la société ; c'est ce qui fait comprendre
l'importance énorme de la philosophie du droit. La vérité du kantisme n'est que l'aboutissement de
la figure de l'Esprit devenu étranger à soi-même.

Conclusion

Là où l'Entäusserung exprime la liberté qui pose la choséité en tant qu'un agir qui n'est pas
conditionné par un objet préexistant, l'Entfremdung concerne un rapport déterminé de la singularité
et de l'universalité, celui qui caractérise une société douée d'une structure propre. Aussi
l'Entfremdung n'a même pas toute l'ampleur de l'histoire. Elle est exactement corrélative du
nécessaire arrachement de l'esprit à son immédiateté ; c'est en elle que Hegel voit le second type
fondamental d'une réalisation sociale de l'homme. En s'arrachant à l'immédiateté naturelle
caractéristique de l'esprit vrai et dont la cité grecque est l'exemple typique, l'esprit se divise en
conscience pure d'un idéal encore absent du monde effectif et en conscience effective de ce même
monde où les dimensions de l'existence à promouvoir ne correspondent nullement à cet idéal. Cette
opposition prend au niveau de l'effectivité de la culture la forme suivante : on se sert de valeurs,
celles du Bien et du Mal, tenues pour absolument opposées, pour voir [110] comment le monde
effectif est à constituer. Quoique les valeurs soient théoriquement le fondement des faits, ceux-ci
semblent contredire cette affirmation même dans l'effort pour conformer les faits à ces valeurs. C'est
cette situation avec ses conséquences et ses rebondissements qui est l'aliénation. L'étude que Hegel
y a consacrée s'inscrit dans la ligne de sa réflexion philosophique sur la mort des différentes formes
de civilisation qui se sont succédées : celle de la cité, celle de l'Ancien Régime et celle de la
Révolution Française.

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